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BIBLIOBUS Littérature

John Strobbins s’assure sur la vie - José Moselli (1882 – 1941)

 

I

Les temps sont durs. À aucune époque la vie ne fut plus âpre. Si l’art de soutirer l’argent de la poche ou du coffre-fort de son semblable n’a jamais été si perfectionné, il faut avouer que la science apportée à mettre à l’abri ce même argent est également ingénieuse et subtile. Chaque jour, il devient plus difficile de s’approprier le bien du voisin.

Toutes les combinaisons – ou presque – ont été essayées. Elles sont connues et, par là, de nulle valeur. Il faut en trouver d’autres.

« Refaire » son prochain devient un art qui, hélas ! est à chaque instant entravé par des policiers ignares…

Oui, les temps sont durs !

Ces pessimistes constatations, John Strobbins dut certainement se les faire lorsqu’il combina l’affaire la plus hasardeuse de sa carrière, celle qui suffirait à légitimer sa célébrité.

De fait, John Strobbins joua là une formidable partie et son audace fut d’autant plus étonnante que rien ne l’obligeait à tenter une aussi téméraire entreprise.

Semblable à certains joueurs heureux, la difficulté, l’épouvantable enjeu de cette partie l’attirèrent.

On ne peut expliquer qu’ainsi l’acte de John Strobbins.

Ce fut un peu avant dix heures du matin – un lundi, pour préciser, – que le détective-cambrioleur engagea son affaire.

Vêtu élégamment d’un costume de drap gris s’ouvrant sur un gilet brodé, les pieds chaussés de fins souliers de peau blanche, un panama de mille dollars nimbant sa face énergique, John Strobbins quitta l’Hôtel Monterey où il avait passé la nuit et, de son pas souple et rapide, se dirigea vers le colossal « building » de la San-Francisco life Insurance Cy, la plus riche compagnie d’assurances sur la vie de tout l’Ouest américain.

Sans hésiter, John Strobbins franchit le monumental porche de marbre et pénétra dans le salon d’attente, acajou et or, où de nombreux huissiers se tenaient à la disposition du public. John Strobbins en avisa un, et, de la main, lui fit signe de le rejoindre. L’homme obéit.

John Strobbins tira de sa poche un mince portefeuille de maroquin chiffré d’or. Il en sortit une carte de visite ainsi libellée : 

John

Il la tendit à l’huissier en disant :

— Remettez ma carte au directeur immédiatement. Je n’ai que peu de temps à moi. C’est pour une très grosse affaire à régler sur-le-champ ! Allez !

L’huissier s’inclina, et, tout en se dirigeant vers le bureau du directeur de la San-Francisco Life, il jeta les yeux sur la carte qui il tenait :

 John… en voilà un nom ! Mister John ! Enfin, on en voit de drôles dans la vie… quel peut être ce client au nom si court ?

Telles furent les réflexions de l’huissier. Aussi, ce fut avec une physionomie légèrement narquoise qu’il pénétra dans le vaste hall qui servait de cabinet de travail à M. Santley Howard, président de la San-Francisco Life Cy.

M. Howard saisit la carte que lui tendait l’huissier, et, à son tour, marqua quelque étonnement à la vue de ce nom laconique : John. Il demanda :

— Quel est cet homme ? Est-ce un gentleman ?

— Je le crois, monsieur le Directeur ! Il possède un panama au moins aussi beau que celui du président Shaft !… Il dit qu’il vient pour traiter immédiatement une très grosse affaire et…

— Well !… Faites-le entrer !

L’huissier s’inclina et sortit. Il regagna le salon d’attente et vint dire à John Strobbins qui attendait en fumant une odorante cigarette :

— Veuillez me suivre, gentleman !

John Strobbins eut un léger sourire.

Vraiment, il était très calme.

Il saisit la main de l’huissier et y glissa une bank-note de dix dollars en murmurant :

— Voici pour vous remercier de votre zèle, mon ami !… Comment vous nommez-vous ?

— Thomas Burton !

— Bien ! Alors, je vous suis, Thomas Burton !

Au côté de l’huissier, John Strobbins arriva devant la porte du cabinet directorial. Son guide l’ouvrit, s’effaça pour laisser passer le visiteur, referma et s’en retourna.

John Strobbins, très poli, s’inclina légèrement devant le directeur de la San-Francisco Life, et, avec une aisance, un naturel parfaits, s’assit dans le fauteuil que M. Howard lui désignait de la main. Il parla :

— L’affaire qui m’amène ici est assez importante ; vous jugerez donc bon, monsieur, qu’avant tout, je vous donne quelques éclaircissements…

M. Howard hocha la tête affirmativement. Il tenait toujours dans sa main la bizarre carte de visite, comme pour en demander l’explication. John Strobbins s’en aperçut.

— John est bien mon nom, reprit-il : j’en ai, en vérité, un autre assez connu ; je dirai même plusieurs autres. Mais, parlons du but de ma visite. Bien que vous ne me remettiez pas, je vous connais assez, monsieur Howard, pour savoir que vous êtes bomme d’honneur, et, comme tout bon Américain, désireux de faire des affaires.

« Ce sont ces deux raisons qui m’ont décidé à m’adresser à vous pour ce qui motive ma présence ici !

— Je vous écoute !

— Mon nom vous est connu : John Strobbins !

M. Santley Howard tressaillit légèrement. Il tourna les yeux vers le bouton d’ivoire d’une sonnerie électrique posée sur son bureau.

— Oh ! monsieur Howard, ne craignez rien ! fit vivement le détective-cambrioleur… Je viens ici en client, vous entendez, en client ! Pour une fois, je me mets sous la sauvegarde des lois !

« Hélas ! je vieillis ; je vais avoir trente ans dans trois mois ! Et le moment est venu pour moi de penser à l’avenir !

John Strobbins fit une pause. Ses yeux rencontrèrent ceux de M. Howard qui le regardait avec un étonnement évident. Il poursuivit :

— J’ai étudié les lois générales de l’Union et celles particulières de l’État de Californie. Je sais, par conséquent, qu’un contrat d’assurance est insaisissable et inviolable. Je ne me trompe pas, n’est-il pas vrai ?

— Parfaitement ! répondit le directeur de la San-Francisco Life, qui, maintenant, avait repris son calme.

— Vous me faites plaisir de me l’affirmer ! Vous le savez, j’ai commis de nombreuses peccadilles ; je veux dire que j’ai fait du commerce à ma façon. Certains commerçants s’enrichissent en cédant contre du bon argent des marchandises de nulle valeur ; des artistes acquièrent la fortune en changeant des couleurs de place : ils les mélangent, les retirent de leurs tubes et les étendent sur des toiles… Qu’ai-je fait d’autre, après tout ? J’ai pris l’argent de mes contemporains et ne les ai même pas embarrassés d’objets sans valeur – supériorité sur les commerçants. Mon art s’est exercé dans la serrurerie. J’ai trouvé des moyens inédits d’ouvrir les plus solides coffres-forts !… Je puis donc dire que je mérite la modeste fortune que mon ingéniosité me valut ! N’est-ce pas ?

— Vous savez, moi… murmura M. Howard qui ne voulait pas se compromettre.

— Vous êtes bien aimable, cher monsieur ! Donc, ayant acquis une fortune, je désirerais qu’à défaut de moi – un malheur est si vite arrivé et les policiers sont bien maladroits – mes descendants, ou pour mieux dire, mes amis, en profitassent. Je voudrais m’assurer sur la vie de façon à ce qu’en cas de mort, ma fortune ne disparaisse pas !

M. Howard respira. Certes, la proposition était au moins étrange et inattendue ! Assurer John Strobbins sur la vie ! l’affaire apparaissait scabreuse ! Mais quelle publicité pour la San-Francisco Insurance Cy !

Quel pouvait être le mobile de John Strobbins ? M. Howard se le demanda… Après tout, lui ou un autre… pourvu qu’il payât régulièrement les primes, on ne pouvait lui en demander davantage ! Il parla :

— Votre désir est très naturel, cher monsieur ! Et… pour quelle somme désirez-vous vous assurer ?

John Strobbins fronça les sourcils :

— Pour une somme assez forte. Car, bien que mon argent soit déposé presque en totalité à l’étranger, j’ai de nombreuses propriétés dans le territoire de l’Union et je désirerais que mes héritiers en touchassent au moins l’équivalent. Je voudrais m’assurer pour… oui !… pour trois millions de dollars.

Trois millions de dollars ! M. Howard s’attendait à tout, sauf à l’énoncé d’une somme aussi énorme. Il répéta :

— Trois millions de dollars !

— Oui, trois millions de dollars ! La Francisco Life n’a-t-elle pas les reins assez solides pour me garantir cette somme, moyennant le paiement d’une prime convenable ? Sinon, je m’adresserai ailleurs !

M. Howard se redressa :

 M. Mac Boony, le roi du saumon, est assuré chez nous pour dix millions !

— Je le connais : tenez, voici une bague qui me vient de lui ! répondit Strobbins, très calme... Bref, combien devrai-je payer de prime annuelle ?

M. Howard saisit un cahier à reliure de cuir rouge posé sur son bureau. Il le feuilleta en murmurant :

— Je ne sais vraiment pas en quel métier vous ranger au point de vue des… risques professionnels ! Voyons… agent de chemin de fer ?… Non !… Officier en mission aux Philippines ?… Heu ?… Non !… Votre métier est encore plus dangereux !… Ah ! policier ! oui ! policier – somme toute, vous courez les mêmes risques ! Policier, oui !… La prime est de dix pour cent pour risques supplémentaires…

— C’est un peu cher ! coupa doucement John Strobbins… somme toute, ma vie est plus en sûreté que celle des policiers ! Ne tuant jamais personne, je ne risque pour ainsi dire pas d’être tué ! Si je suis pris, je ne serai jamais condamné qu’à la prison, et l’on vit longtemps en prison ! Non ! douze pour cent suffisent ! D’autant plus que je suis jeune, que ma santé est bonne, ma constitution excellente – voici un certificat du professeur Allan Gordon qui l’atteste – et que j’espère vivre longtemps ! Douze pour cent sur trois-millions de dollars, cela fait 300.000 dollars par an ! Si vous acceptez, je vous remettrai immédiatement un chèque de cette somme sur la Californian Bank !

« Naturellement, il est bien entendu que l’assurance devra être payée à la personne désignée par moi, quel que soit mon genre de mort, n’est-ce pas ? J’entends que cette condition soit nettement spécifiée sur ma police !

— Parfaitement… cela ne souffre aucune difficulté, pourvu, toutefois, que votre mort soit légalement constatée par un officier de l’état civil ! affirma M. Howard.

— Nous sommes d’accord !… Alors ?… cela va à douze pour cent ?

M. Howard resta silencieux. Il prit le certificat médical que John Strobbins lui tendait et l’examina. Il était en règle.

Somme toute, l’affaire paraissait intéressante : John Strobbins était sain, jeune, habile. Il vivrait certainement plus de dix ans encore et alors, quels bénéfices, sans compter la publicité excellente que l’annonce de ce contrat allait constituer pour la compagnie !

— Eh bien, cher monsieur Strobbins, je vous demande vingt-quatre heures pour consulter le conseil d’administration sur l’affaire que vous me proposez ! Je crois que nous nous entendrons !

« Mais il est bien spécifié que les primes seront payables annuellement et d’avance, le moindre retard entraînant la déchéance et les primes restant acquises à la compagnie !

— Vous espérez donc me voir coffrer, cher monsieur Howard ? fit Strobbins, railleur. N’importe : j’accepte !

Le détective-cambrioleur se leva. Aimable, il s’inclina devant le directeur de la San-Francisco Life Insurance Cy, et se dirigea vers la porte en disant :

— À demain !

II            

Le lendemain de la visite de John Strobbins au digne M. Howard, tous les journaux de San-Francisco publièrent en gros caractères la note suivante :

« Quel est le critérium de l’honorabilité d’une entreprise et de sa fidélité à tenir ses engagements ? Sans hésiter, nous pouvons dire : c’est l’estime des voleurs.

« L’estime des voleurs ? La San-Francisco Life Insurance Company a mieux que cela.

« Par un choix flatteur entre tous, le célèbre détective-cambrioleur John Strobbins s’est adressé à elle pour faire mentir le proverbe qui dit que « Bien mal acquis ne profite jamais ».

« John Strobbins – et on ne peut que l’en féliciter – a voulu que ses compagnons, s’il venait à mourir, récupérassent en partie la perte que leur causerait sa disparition. Il s’est assuré sur la vie pour la coquette somme de trois millions de dollars à la San-Francisco Life Insurance Cy.

« Le plus faible commentaire affaiblirait la portée d’un pareil acte : la confiance de John Strobbins, homme méfiant par nécessité, témoigne de la réputation d’intégrité qu’a su se faire la San-Francisco Life Insurance Cy depuis sa fondation, qui remonte à 1869.

« Nous tenons à la disposition des incrédules la copie authentifiée par la municipalité de la police souscrite par John Strobbins.

« Pour-tous renseignements, s’adresser à M. Stanley Howard, directeur. »

… Ce jour-là, comme tous les autres, M. Stanley Howard arriva à neuf heures à son bureau. C’était un homme de principes. Il s’assit dans son fauteuil, et, suivant sa coutume, attira à lui les journaux épars devant lui pour les lire.

Ayant signé la veille le contrat d’assurance de John Strobbins, il avait, dans la soirée, envoyé aux journaux la note citée plus haut, avec ordre de la faire passer en première page et ne doutait pas qu’une annonce aussi sensationnelle ne décuplât le chiffre d’affaires de la San-Francisco Life Cy.

Aussi, ce fut avec un sourire satisfait qu’il ouvrit la première feuille qui lui tomba sous la main. C’était le Pacific Times.

… Il est certain que M. Stanley Howard s’attendait à voir le nom de John Strobbins imprimé en lettres grasses sur la première page de ce journal ; mais il est encore plus certain que le Directeur de la San-Francisco Life n’espérait pas que ce soit en si gros caractères. Car le nom de John Strobbins flamboyait sur la manchette du Pacific Times en lettres hautes de trois centimètres !

À la vérité, les mots dont était entouré le nom de John Strobbins détruisaient entièrement toute l’influence que cette publicité inattendue aurait pu avoir sur les clients éventuels de la San-Francisco Life Cy !

« L’attorney général Harry Boulder assassiné par John Strobbins. Le magistrat a été retrouvé ce matin, poignardé dans son appartement de la Florida Avenue. Notre enquête. »

Pendant quelques instants, Stanley Howard se demanda s’il ne rêvait pas… John Strobbins, assassin ! Lui qui ne tuait, ne blessait même jamais personne ! Et cela, le lendemain du jour où il s’était assuré sur la vie ! Non, ce n’était pas possible. Assassin, John Strobbins ? mais dans ce cas, il était passible de la chaise électrique, et alors ?… Alors la San-Francisco Life Insurance Company devrait payer 3.000.000 de dollars, puisqu’au su de toute l’Amérique, maintenant, le célèbre détective-cambrioleur était assuré pour cette somme.

Ah ! il avait eu une bonne inspiration, Stanley Howard, de traiter avec John Strobbins. Il aurait pourtant dû s’en douter !

Malgré ces réflexions pessimistes, le directeur de la San-Francisco Life conservait encore quelque espoir. Somme toute, on l’avait vu bien d’autres fois, la police pouvait se tromper. Il convenait de s’enquérir avant de désespérer.

Stanley Howard essuya de son mouchoir la sueur humectant ses tempes, aspira une large goulée d’air, et, s’étant bien carré dans son fauteuil d’acajou, lut attentivement le récit du crime de la Florida Avenue :

« Cette nuit, quelques minutes avant deux heures du matin, le détective Anthony Preston, qui, son service fini, regagnait son logis, était arrivé devant le numéro 261 de la Florida Avenue, lorsqu’il vit la porte de cette maison, qu’il connaissait pour être la demeure de l’attorney général Harry Boulder, s’ouvrir brusquement.

« Deux hommes, qui en soutenaient un troisième, sortirent, et, sans même refermer la porte, coururent vers la 33e rue, qui débouche 40 mètres plus loin, dans la Florida Avenue, et disparurent bientôt après avoir tourné l’angle.

« L’homme qu’ils entraînaient devait être blessé, car il paraissait se tenir avec peine sur ses jambes.

« Pris d’un pressentiment, et, de plus, intrigué par ce qu’il venait de voir, Anthony Preston s’élança à la poursuite des trois hommes.

« Arrivé au coin de la trente-troisième rue, il aperçut une puissante automobile, dans laquelle les deux inconnus poussaient leur camarade.

« Anthony Preston, d’ailleurs, n’eut pas le temps d’arriver jusqu’à l’auto. Il en était encore à plus de vingt mètres lorsque les deux hommes et leur camarade y étaient montés, elle démarra avec une vitesse foudroyante dans la direction du port.

« Anthony Preston remarqua que ses lanternes en cuivre et de dimensions énormes n’étaient pas allumées, et que son moteur, sans doute très puissant, était silencieux à un tel point que le détective était arrivé à vingt mètres de la voiture sans en entendre le ronflement caractéristique.

« Le détective, comprenant l’impossibilité où il se trouvait de rejoindre l’automobile, siffla pour avertir les policemen environnants. Malheureusement, et sans doute parce que c’était l’heure de la relève, personne ne répondit à son appel.

« Se voyant seul, Anthony Preston résolut d’examiner la maison d’où étaient sortis les trois inconnus. Il rebroussa chemin et atteignit rapidement le 261 de la Florida Avenue. La porte en était toujours ouverte.

« Sans hésiter, le détective franchit le seuil. Dans le vestibule, une lampe électrique, fixée au plafond, éclairait la pièce où rien ne paraissait avoir été dérangé.

« Anthony Preston alla fermer la porte de la rue. Il saisit son revolver, par mesure de précaution, et entra dans la première pièce dont la porte s’offrit à lui. Elle était obscure et silencieuse. Grâce à la clarté de la lune filtrant à travers les lames des volets clos, le détective reconnut qu’il était dans un salon. Il éleva la voix pour appeler :

« — Holà ! quelqu’un ! »

« Il attendit quelques instants sans recevoir de réponse. De plus en plus intrigué, il répéta son appel, toujours sans succès.

« Il regagna le vestibule, et, au hasard, monta au premier étage. Il vit plusieurs portes, toutes fermées. Il frotta une allumette-bougie à la lueur de laquelle il aperçut le commutateur d’une lampe électrique qu’il tourna. Au plafond, une lampe s’alluma.

« Sur une des portes, peinte en blanc, le détective reconnut distinctement l’empreinte d’une main humaine imprimée en rouge.

« Nul doute. Un crime avait été commis.

« Anthony Preston, son revolver au poing, ouvrit délibérément la porte et entra. La lampe électrique du palier éclairait assez la pièce pour qu’aucun détail n’échappât au détective.

« Il était dans une chambre à coucher, garnie de somptueux meubles de palissandre – dans la propre chambre à coucher de l’honorable Harry Boulder, attorney général de l’État de Californie.

« Sur l’épais tapis, deux chaises gisaient renversées. Un des rideaux de velours de Gênes garnissant la large fenêtre avait été arraché de son support. Déchiré en deux, il était tombé, entraînant l’embrasse de cuivre doré. Sur le tapis, des taches de boue et de pas indiquaient une lutte féroce.

« Anthony Preston, ayant découvert le commutateur de la lampe électrique posée sur la table de nuit, le tourna. Une vive lueur illumina la pièce.

« Le détective en profita pour continuer son inspection. Soudain, il retint une exclamation d’horreur : dans un angle de la pièce, un grand paravent fait de feuilles de palissandre incrusté était posé.

« Anthony Preston, ayant replié ce paravent, découvrit derrière un homme, un vieillard – l’attorney Harry Boulder, pour tout dire, assis sur une chaise et penché, immobile, sur un petit secrétaire.

« Harry Boulder était immobile, parce qu’il était mort. Une robe de chambre de laine brune l’abritait, et, un peu plus bas que sa nuque, le manche d’ivoire d’un poignard, enfoncé jusqu’à la garde, luisait sous la clarté du lampadaire électrique. Le magistrat avait dû être frappé sans qu’il s’en aperçut, car ses traits étaient restés calmes.

« Il semblait dormir.

« De la plaie, peu de sang avait coulé ; la robe de chambre l’avait bu car pas une goutte ne tachait le tapis. Devant le magistrat, quelques papiers, ceux qu’il examinait sans doute lorsqu’il avait été frappé, avaient été laissés par les assassins !

« Sans doute, ceux-ci, leur forfait accompli, s’étaient disputés, d’où les traces de lutte relevées dans la chambre à coucher ! Anthony Preston, redevenu calme, continua ses investigations. Il ne découvrit plus rien. Les meubles étaient intacts. Aucun d’eux n’avait été touché. Le détective fouilla rapidement la maison : elle était vide.

« Personne.

« Les assassins savaient sans doute que le vieillard était seul.

« Anthony Preston allait s’en aller, lorsqu’il aperçut dans la chambre à coucher une moitié de bouton de manchettes en or portant ces initiales entrelacées J. S. Il la ramassa.

« Sans s’attarder plus longtemps, le détective sortit de la maison du crime, ferma soigneusement la porte derrière lui et courut à l’hôtel de la police, où, quelques minutes plus tard, M. James Mollescott, chef de la Sûreté de San-Francisco le rejoignait.

« Anthony Preston lui fit aussitôt le récit de sa découverte et lui remit le bouton de manchette trouvé dans la maison de la Florida Avenue.

« — J. S. ! s’écria M. James Mollescott ; c’est John Strobbins ! Il n’y a que lui pour perpétrer un crime aussi audacieux ! D’ailleurs, je possède l’empreinte de ses doigts ! Nous serons vite fixés !

« Sans tarder, M. James Mollescott, accompagné d’Anthony Preston et de quatre autres détectives, se rendit au domicile de l’infortuné attorney général…

« Vu l’heure avancée et la nécessité de procéder au tirage de notre journal, nous n’avons pu continuer notre enquête. Cependant, nous croyons savoir que les empreintes vues par le détective Preston sont bien celles de John Strobbins. »

Ainsi se terminait l’article du Pacific Times.

D’un geste rageur, M. Stanley Howard froissa le journal et se leva. Les employés de la San-Francisco Life Insurance le virent, hagard et congestionné, sortir comme fou.

Il courait chercher des détails.

III

Depuis plusieurs années qu’il poursuivait vainement John Strobbins, James Mollescott n’avait encore éprouvé de joie comparable à celle que venait de lui occasionner le récit du détective Anthony Preston.

L’honorable chef de la Sûreté de San-Francisco pensait bien, cette fois-ci, prouver la culpabilité de John Strobbins, l’appréhender et assister à son électrocution.

Déjà une fois, Mollescott avait crû prouver la culpabilité de John Strobbins dans un assassinat mais, devant la découverte du vrai coupable, l’innocence du détective-cambrioleur avait dû être reconnue.

Depuis… Depuis, John Strobbins s’était joué de Mollescott, qui, par une sorte d’habitude, pensait aussitôt à lui chaque fois que se commettait un crime de quelque envergure.

C’est pourquoi, à la vue du bouton de manchette, marqué J. S., Mollescott s’était aussitôt écrié :

— J. S. ! c’est John Strobbins !

… Arrivé à la maison de l’attorney général, James Mollescott commença son enquête.

Aux côtés d’Anthony Preston, il gagna la chambre du crime, tandis que les quatre autres détectives qui l’accompagnaient fouillaient les moindres recoins de l’élégant cottage.

Ses recherches, du moins celles effectuées dans la maison, ne donnèrent d’abord aucun résultat. Elles démontraient simplement 1° que l’attentat avait été prémédité ; 2° que les assassins connaissaient la maison.

Ils savaient certainement que, depuis trois jours, M. Harry Boulder avait donné congé à son domestique : l’attorney général avait, en effet, annoncé à tous ses amis qu’il partait en villégiature à Pasadena – c’est pourquoi, nul ne s’était inquiété de sa disparition. On le croyait parti ! Et, sans la rencontre fortuite du détective Anthony Preston, le crime n’eut été découvert que bien plus tard !

Une chose également était évidente : les assassins s’étaient colletés après le crime.

Cette dernière hypothèse était la plus hasardeuse, mais James Mollescott l’admettait, en attendant mieux.

Ses investigations terminées, le chef de la Sûreté de San-Francisco fit prévenir par téléphone le service anthropométrique pour que celui-ci eût à prendre livraison de la porte où un des assassins avait laissé sa sanglante empreinte. James Mollescott, n’ayant plus rien à faire dans la maison de l’honorable Harry Boulder, se retira avec ses hommes et regagna l’hôtel de la Police, tandis que ses détectives, habilement « camouflés » commençaient leurs recherches.

À onze heures, James Mollescott reçut les conclusions du médecin légiste qui avait été chargé d’examiner le cadavre de l’infortuné attorney.

Ces conclusions étaient effarantes : elles affirmaient que le meurtre avait été commis depuis plus de quarante-huit heures

Mais alors ?… étaient-ce bien les assassins qu’Anthony Preston avait vus ?… James Mollescott, n’y comprenait plus rien : il tenta de s’expliquer ce mystère en se disant que les criminels, ayant sans doute oublié quelque chose : les boutons de John Strobbins, peut-être – étaient venus le chercher.

Midi sonna que le chef de la Sûreté réfléchissait toujours. James Mollescott se disposait à aller déjeuner lorsqu’un planton pénétra dans son cabinet et lui remit une enveloppe cachetée.

Elle émanait du service anthropométrique.

James Mollescott la reconnut aussitôt : Ses yeux luirent.

Il saisit un coupe-papier et, fébrilement, ouvrit l’enveloppe. Il lut :

 

Monsieur James Mollescott,

« L’empreinte laissée sur la porte de l’honorable Harry Boulder est sans le moindre doute possible, celle de John Strobbins. Sa netteté, son étendue, m’ont permis de la comparer avec celles que nous possédons déjà de ce délinquant et avec lesquelles elle est absolument identique.

Le chef du service anthropométrique,

SCHMITZ.

 

— By god ! J’en étais sûr ! Le bandit ! cette fois-ci, il ne pourra pas nier ! Je l’aurai ! À nous deux, John Strobbins ! s’écria le chef de la Sûreté de San-Francisco en se levant, joyeux. Il regarda le planton immobile devant lui et dit :

— C’est bien ! Vous pouvez disposer !

L’homme se dirigea vers la porte et l’ouvrit. Il fut presque renversé par un homme qui, la face rouge et suante, se précipita dans le cabinet du chef de la Sûreté.

— Quoi ? que voulez-vous ? s’écria Mollescott ; croyant avoir affaire à quelque fou. Il saisit le revolver posé sur son bureau et le braqua dans la direction de l’inconnu. Celui-ci s’arrêta net :

— Ho ! ne tirez pas ! Je suis un citoyen honorable !… Stanley Howard, directeur de la San-Francisco Life Insurance Cy !

« Depuis ce matin, je vous cours après ! Partout, on me dit que vous venez de partir ! J’ai été à Florida Street : vos détectives ne m’ont pas laissé entrer ! L’un d’eux m’a menacé de m’arrêter si j’insistai… Enfin, je suis venu ici… J’ai profité de ce que les hommes allaient dîner pour passer… J’ai vu votre porte s’ouvrir, et, alors, je suis entré…

— Et que me voulez-vous ? fit froidement Mollescott qui avait écouté parler Stanley Howard sans l’interrompre.

— Heu !… Vous savez que ma compagnie a assuré avant-hier John Strobbins sur la vie pour la somme de trois millions de dollars, et je voudrais savoir…

— Je sais, je l’ai vu sur les journaux de ce matin ! Quelle réclame !

« Eh bien, je vais vous dire ce que vous désirez savoir, répondit James Mollescott avec une joie féroce.

« John Strobbins, coupable d’assassinat – c’est d’ores et déjà prouvé – sur la personne de l’honorable Harry Boulder, va être capturé incessamment. Il sera jugé à mort et exécuté !

« Et votre compagnie devra payer trois millions de dollars ! Cela vous apprendra à traiter avec des assassins !

« Maintenant, gentleman, je vous prie de vous retirer ! Good Bye !

Stanley Howard, abattu comme s’il venait de recevoir un coup de massue, ne trouva rien à répondre. Titubant, il gagna la porte à reculons et disparut.

James Mollescott posa son revolver sur son bureau. Il était content de lui. Il passa son pardessus, coiffa son chapeau et sortit. Il déjeuna rapidement dans un restaurant du voisinage et rejoignit au poste de police de Blower-Street, Anthony Preston, à qui il avait donné rendez-vous.

Le détective paraissait profondément abattu.

— Rien de nouveau, patron ! dit-il d’un ton triste… Avec les camarades, j’ai interrogé tout le voisinage. Personne n’a rien vu, rien entendu.

« Seul, un locataire de la maison faisant face à celle de l’honorable Harry Boulder, croit se rappeler avoir vu vers une heure du matin deux gentlemen très bien vêtus entrer chez l’attorney général… Il pensa que c’était M. Boulder lui-même et un de ses amis, et n’y fit pas attention. Cependant, il se souvient parfaitement qu’un des deux hommes était vêtu d’un court pardessus couleur mastic et de souliers vernis. C’est tout !

— Vous dites, deux hommes ? Pourtant, vous en avez vu sortir trois ?

— C’est ce que j’ai fait observer au témoin, mais il a maintenu ses dires !

— Et l’automobile ? Personne ne l’a vue ?

— Personne… C’était une voiture très silencieuse !… Les assassins ont dû la garer du côté du port !… Et les empreintes, chef, étaient-elles bien de John Strobbins ?

— Oui ! le Chef du service anthropométrique les a reconnues ! Il faut absolument que nous nous emparions de ce bandit ! Jusqu’ici l’opinion publique, amusée par ses tours, le soutenait ! Cette fois-ci, sa popularité est finie !

Les deux hommes conversèrent encore quelques instants puis James Mollescott songeur, sortit et se dirigea vers l’hôtel de la police.

Un cigare en bouche, il marchait lentement en se demandant par quel moyen il s’emparerait de John Strobbins.

Le détective-cambrioleur avait dû, certes, prendre ses mesures avant d’accomplir son crime, et, à l’heure présente, il était loin et bien caché.

Peu à peu, Mollescott perdit sa bonne humeur ; ses démêlés avec John Strobbins n’avaient, jusqu’ici, prêté qu’à rire. Mais s’il ne parvenait pas à arrêter le cambrioleur devenu assassin, il sentait bien qu’il n’aurait plus qu’à résigner ses fonctions !… perdre douze mille dollars par an – sans compter le reste. – Cette perspective était triste.

Ainsi, tout en marchant, James Mollescott envisageait l’avenir. Une chose le tracassait : quelle relation y avait-il entre l’assurance sur la vie souscrite par John Strobbins et l’assassinat de l’attorney général ?… Mollescott l’expliqua en pensant que le détective-cambrioleur, résolu à se venger, avait fait le sacrifice de sa vie, et avait voulu que sa mort profitât à ses amis… Ses amis ? Lesquels ?

— Je vais demander cela à M. Howard ! Le nom du bénéficiaire de la police me fournira peut-être une piste intéressante !

Cette réflexion fit hâter le pas à James Mollescott :

— Oui… c’est cela… John Strobbins aura voulu se venger de l’attorney général qui l’a, sans doute, fait condamner…

Soudain, le chef de la Sûreté de San-Francisco s’arrêta net, comme médusé.

Un frisson le secoua : il se trouvait à ce moment à l’intersection de la Wyoming-avenue de la 21e rue, et, à moins de vingt mètres devant lui, un homme marchait lentement en lisant un journal qu’il tenait devant sa figure. Sa lecture semblait l’intéresser énormément, car il ne faisait pas attention aux poussées et aux bourrades que ne lui ménageaient pas les passants pressés.

Cet homme était vêtu d’un court pardessus couleur mastic et portait aux pieds d’élégants souliers vernis !

— C’est John Strobbins ! murmura Mollescott en sentant son sang refluer, de joie, vers son cœur. Il jeta un rapide regard autour de lui : aucun policeman en vue ! Quelle malchance !

L’homme au pardessus mastic, cependant, continuait à lire son journal… James Mollescott s’arrêta. Il dissimula dans la poche de son manteau sa main armée d’un révolver, et, d’un pas tranquille, il marcha dans la direction de l’individu.

Il en fut bientôt à un mètre et, sortant son revolver, il le braqua sur lui en criant :

— Les mains hautes, rascal, ou je tire !

L’homme tressaillit. Ses doigts s’ouvrirent et laissèrent échapper son journal que le vent emporta. James Mollescott aperçut je visage : un visage complètement rasé, aux lèvres un peu pendantes. Les yeux étaient grands ouverts et exprimaient une stupeur profonde. La bouche, tremblante, avait une expression ignoble… C’était cela, le véritable visage de John Strobbins ? James Mollescott ne se le demanda pas. Il répéta :

— Hand’s up ! (mains en l’air)

L’homme obéit, tandis que la foule accourait, rendant maintenant toute fuite impossible.

Le chef de la Sûreté de San-Francisco tira de sa poche une paire de menottes qui ne le quittait jamais et ordonna :

— Allons, canaille, tends tes mains, ou je tire !

L’homme obéit encore.

James Mollescott, d’un geste professionnel, lui passa les menottes et dit :

— Maintenant, suis-moi, canaille !

— Oh, là, là, on vous suit, quoi ! fit le prisonnier d’une voix rauque, et il emboîta le pas au policier.

IV

Dix minutes plus tard, James Mollescott, triomphant, entrait avec son prisonnier à l’hôtel de la police. À la vérité, il ne reconnaissait pas John Strobbins dans l’homme au visage bestial, à la voix crapuleuse qu’il avait arrêté. Mais John Strobbins avait tant de fois changé d’apparence qu’il convenait d’attendre avant de se prononcer.

D’autre part, l’homme pouvait être un des assassins de l’attorney général sans être pour cela John Strobbins, puisqu’ils étaient trois !

Traînant à ses côtés son prisonnier qui, il faut bien le dire, n’opposait aucune résistance, James Mollescott traversa les couloirs au milieu de l’admiration des détectives.

Il parvint ainsi à son bureau, et sonna :

— Priez M. Schmitz de venir ! ordonna-t-il au planton accouru. Et appelez-moi deux hommes pour maintenir le prisonnier.

— Oui, chef !

L’homme sortit, et, presque aussitôt, deux détectives arrivèrent. James Mollescott leur confia John Strobbins – ou, du moins, celui qu’il appelait de ce nom.

Débarrassé de sa prise, James Mollescott posa sur son bureau son revolver qu’il n’avait pas lâché, tira son mouchoir et s’épongea le front. Il avait chaud, autant par l’effet de sa course que par l’émotion que lui causait ce qu’il considérait comme un exploit admirable. Il toussa et dit :

— Eh bien, John Strobbins, vous voilà pris ! Je suppose que vous accepterez votre sort avec bonne grâce, et que vous tenterez, par d’opportuns aveux, de vous concilier la bienveillance de vos juges, bien que, vraiment, vous en soyez indigne !

— Je ne suis pas John Strobbins !

— C’est ce que nous allons voir !… En tous cas, vous êtes un des assassins de l’honorable Harry Boulder ! Et, je vous le répète, seuls, de francs et immédiats aveux peuvent vous sauver de la chaise électrique !

Le prisonnier ne répondit pas.

James Mollescott, agacé, tambourina nerveusement sur sa table.

Dans le vaste bureau, le silence régna, qui permit soudain d’entendre deux coups légers frappés contre la porte.

— Entrez ! fit le chef de la Sûreté.

Par la porte entr’ouverte, un vieillard, vêtu de noir, le visage rasé orné de lunettes à montures d’or, entra et s’inclina devant James Mollescott. Celui-ci, d’un geste, lui désigna le prisonnier et dit :

— Mes hommages, monsieur Schmitz… Je vous serais reconnaissant de bien vouloir prendre les empreintes de cet homme… D’après sa démarche et sa stature, j’ai tout lieu de croire, bien qu’il s’en défende, qu’il est John Strobbins !

— Ah ! ah !

Le chef du service anthropométrique jeta sur le prisonnier un coup d’œil scrutateur et murmura :

— Nous allons voir cela !…

Il tira de sa poche une mince boîte de cuivre, remplie d’une pâte noire ayant l’aspect et la consistance du cirage, et dit aux détectives qui surveillaient l’inculpé :

— Défaites-moi la main gauche de cet homme !

Le prisonnier tressaillit. James Mollescott s’en aperçut. Il saisit son revolver et s’écria :

— Obéissez et pas de résistance, l’homme, ou je vous casse la tête sans hésitation !

— Oh ! je ne crains rien ! je suis innocent ! répondit le prisonnier, et il se laissa faire, comme s’il eût été un automate.

M. Schmitz lui saisit la main gauche et lui fit successivement appuyer ses cinq doigts sur la pâte noire contenue dans la boîte de cuivre.

Puis, il l’obligea à imprimer sur une feuille de papier blanc posée sur le bureau du chef de la Sûreté l’empreinte de ses doigts ainsi noircis.

Ce fut ensuite au tour de la main droite. Le prisonnier ne dit pas un mot. Il semblait absent. Quand ce fut fini, M. Schmitz, laissant les feuilles sur le bureau de Mollescott, se retira et revint quelques instants plus tard, suivi d’un homme en blouse blanche portant sur son dos la porte sur laquelle l’assassin de l’attorney avait laissé sa sanglante empreinte. Le chef du service anthropométrique tenait lui-même en main deux fiches en carton sur lesquelles avaient été collées les empreintes des doigts de John Strobbins, prises lors de son dernier emprisonnement.

M. Schmitz sortit de sa poche une large loupe et, au milieu d’un silence angoissé, examina les trois empreintes : celles collées sur les fiches, celles de la porte et celles du prisonnier.

Ce dernier conservait son air d’indifférence abrutie. James Mollescott, certainement plus anxieux que lui, fixait le directeur du service anthropométrique d’un regard ardent.

Enfin, après vingt minutes d’examen, M. Schmitz leva la tête. Il posa sa loupe sur la table et dit :

— Bien que du premier coup d’œil ma conviction eût été faite, j’ai tenu à examiner plusieurs fois les différentes empreintes qui me sont soumises !

« Il n’y a aucun doute : je le dis bien haut, elles proviennent toutes des mêmes mains… Vous pouvez, d’ailleurs, monsieur Mollescott, vous en assurer facilement !

— Oh ! Je vous crois !

James Mollescott ne demandait qu’à croire. Il croyait même d’avance ! Ainsi, aucun doute ! c’était bien John Strobbins l’assassin !

Il se tourna vers le prisonnier, et, d’une voix que la joie faisait trembler, il s’écria :

— Qu’avez-vous à répondre, John Strobbins ?

— J’ai à répondre que je ne suis pas John Strobbins !

— Ah !… Et qui êtes-vous ? Je serais heureux de le savoir.

— Alors, vous n’avez qu’à le chercher ! répondit le prisonnier d’un ton hargneux.

James Mollescott commençait à être au bout de sa patience, qui était courte. Il reprit :

— Donc, M. Schmitz ne s’y connaît pas ! Et moi-même, je suis un imbécile, et…

Mollescott s’interrompit. Il venait d’avoir une idée.

Comme un ressort qui se déclenche, il se leva et bondit sur le prisonnier.

Il lui saisit les bras et lui retira ses manchettes. L’une d’elles était dégarnie de son bouton, et une jumelle d’or, marquée J. S. retenait la seconde ! James Mollescott eut un rire nerveux.

Il brandit au bout de son bras le fragile bijou et glapit :

— Et cela, bandit ! Y as-tu pensé !… Tu as laissé l’autre dans la chambre où tu as assassiné l’honorable Harry Boulder, et où un détective l’a trouvée ! Hein, tu ne pensais pas à celle-là ?

John Strobbins haussa les épaules :

— Vous me faites suer, mon brave homme ! dit-il… Vous êtes trop bête ! Moi, John Strobbins ! Ah ! ah !

— Conduisez-moi ce bandit dans une cellule, hurla Mollescott, renonçant à rien tirer du prisonnier… Et surveillez-le, par les cent mille diables !… John Strobbins, j’irai te voir exécuter !

Ces cris, ces menaces semblaient ne pas troubler le prisonnier.

Il cracha sur le tapis, et, docilement, se laissa emmener par les deux détectives, tandis que M. James Mollescott murmurait au chef du service anthropométrique :

— Quand même, je ne le reconnais plus ! Il était si poli lorsqu’il se contentait de voler ! Maintenant qu’il assassine, il a pris les allures véritables du bandit qu’il est !…

Le soir même, les journaux de San-Francisco publièrent le récit détaillé de l’arrestation de John Strobbins, assassin de l’honorable Harry Boulder. Et ils célébrèrent les louanges de l’héroïque James Mollescott, qui, à lui seul, avait découvert John Strobbins et l’avait immédiatement arrêté.

Ainsi, le chef de la Sûreté de San-Francisco se réhabilitait aux yeux de ses concitoyens.

À vrai dire, la culpabilité de John Strobbins rencontrait beaucoup d’incrédules : nombre de citoyens de San-Francisco se refusaient à croire qu’il eût commis un crime aussi odieux que l’assassinat d’un vieillard ! Parmi ces derniers, M. Stanley Howard (il avait ses raisons pour cela) se distinguait par son zèle. Il ne cessait de répéter à qui voulait l’entendre qu’une monstrueuse erreur judiciaire se préparait.

Cependant, il fallait bien croire à la culpabilité, puisque, à défaut des aveux du criminel, qui opposait un mutisme farouche au juge d’instruction, les empreintes de ses doigts offraient un témoignage écrasant et irréfutable.

L’instruction fut rapidement faite, John Strobbins se renfermant dans un mutisme dont il ne sortait que pour injurier le juge qui l’interrogeait, et aucun de ses complices n’ayant pu être pris, malgré les efforts de James Mollescott.

Après trois semaines de détention, le juge annonça au célèbre détective-cambrioleur qu’il allait passer devant la cour d’assises dans cinq jours.

John Strobbins se borna à hausser les épaules.

Mais, reconduit dans sa cellule, il réclama enfin l’assistance d’un avocat – ce qu’il avait refusé jusque-là.

Maître Darling et son secrétaire vinrent donc le visiter le lendemain.

Introduits dans sa cellule, ils restèrent une demi-heure avec lui et se retirèrent sans vouloir faire la moindre déclaration aux journalistes qui les attendaient à la porte de la prison.

Ils revinrent le lendemain et le surlendemain voir le prisonnier sans qu’on pût rien savoir.

Enfin, le jour du procès arriva. Une foule énorme, massée depuis la veille devant le palais de justice de San-Francisco, se rua, sitôt les portes ouvertes, dans la salle d’audience qui fut bientôt emplie. Si bien que plus de cinq cents personnes n’y purent trouver place.

Il faut bien le dire, le public fut déçu. John Strobbins apparut sale et loqueteux, la barbe hirsute et les cheveux en désordre. À l’interrogatoire traditionnel du juge Morley sur son état civil, il se borna à répondre :

— Je vous dis que je ne suis pas John Strobbins !

Des huées de l’assistance accueillirent cette sotte affirmation.

James Mollescott vint témoigner que l’accusé était certainement Strobbins. Le détective Anthony Preston affirma sous serment qu’il reconnaissait Strobbins pour l’avoir vu sortir de la maison du crime. Le chef du service anthropométrique fit passer sous les yeux des jurés les empreintes des doigts de John Strobbins et une photographie de celles découvertes sur la porte. Elles étaient bien identiques.

— On ne m’a jamais pris d’empreintes ! hurla l’accusé… Vous n’avez qu’à vous en assurer ! Voyez mes doigts ! Je suis victime d’une machination infernale !

V

M. Schmitz haussa les épaules. Il demanda au juge la permission de reprendre les empreintes des doigts de l’inculpé séance tenante ! Cela lui fut accordé. Il eut rapidement terminé et fit passer aux jurés la feuille de papier sur laquelle, devant tout le monde, John Strobbins venait d’appliquer ses doigts… Cette fois-ci, plus le moindre doute !

Le juge remercia le directeur du service anthropométrique et fit comparaître le directeur de la San-Francisco Life Cy.

M. Stanley Howard fut sublime. En reconnaissant l’accusé, il obligeait ainsi sa compagnie à payer l’assurance souscrite par lui… Cependant, il n’hésita pas :

— L’accusé est bien celui qui est venu conclure avec moi une police d’assurance au nom de John Strobbins… Bien qu’il ait notablement changé sa physionomie, je le reconnais sans crainte de me tromper !

— Monsieur Hobart ou Howard, je ne vous ai jamais vu ! Vous êtes un idiot ou un malhonnête homme !

Le directeur de la San-Francisco Life haussa les épaules et alla s’asseoir, furieux.

Ainsi l’accusé était confondu !

Le juge le somma alors d’expliquer l’emploi de son temps :

— Il va maintenant falloir nous dire, John Strobbins, ce que vous faisiez pendant la nuit au 17 juin au cours de laquelle fut assassiné l’honorable attorney général Harry Boulder, et du 19 où vous vit le détective Anthony Preston !

— Anthony Preston ne m’a jamais vu ! Mon témoignage vaut le sien ! Et c’est à vous de prouver que je suis coupable ! Je ne suis pas John Strobbins… je ne connais pas l’attorney Harry Boulder, et je ne comprends rien à toute cette affaire ! Condamnez-moi si vous voulez !

Malgré tous ses efforts, le juge ne put rien tirer d’autre de l’accusé. Il donna donc la parole au prosecuting attorney (avocat général).

Celui-ci, à grands traits, retraça les principaux exploits de John Strobbins et termina en affirmant que l’assassinat était la fin logique d’une pareille existence. Il demanda énergiquement la mort pour punir l’odieux forfait commis par l’accusé.

Après quoi, Maître Darling se leva. Avec un grand talent, il essaya d’excuser son client et fit appel à la pitié du jury. Ses paroles restèrent sans écho. Le public était désillusionné sur le beau John Strobbins, devenu une dégoûtante épave humaine.

— Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense ? demanda le juge à l’accusé.

— Non !… Je n’ai pas à me défendre : je suis un innocent jugé par des imbéciles ! gouailla John Strobbins.

Une rumeur d’indignation accueillit ces cyniques paroles.

— Silence ! glapit un huissier.

John Strobbins regarda autour de lui, comme s’il cherchait quelqu’un, et reprit :

— D’abord, j’en ai assez de toute cette comédie ! et…

— Gardes ! faites taire l’accusé !… ou emmenez-le !

D’une solide bourrade, les deux gardiens encadrant le détective-cambrioleur l’empêchèrent d’en dire plus long.

John Strobbins haussa les épaules et se tut.

Le jury se retira dans la chambre des délibérations d’où il revint quelques instants après avec un verdict impitoyable.

Le juge se dressa, et, d’une voix forte, annonça que John Strobbins, reconnu coupable de vols, escroquerie et assassinat, était condamné à mort !

Quelques applaudissements claquèrent.

John Strobbins ne broncha pas ; il ne dit pas un mot.

Docilement, il suivit ses gardiens qui le ramenèrent à la prison.

Six jours après sa condamnation, John Strobbins fut conduit sur la chaise électrique. Ceux qui assistèrent à l’exécution furent unanimes à déclarer que le condamné avait certainement perdu l’usage de sa raison.

En sa qualité de chef de la Sûreté, ce fut James Mollescott qui vint, à six heures du matin, lui annoncer que ses derniers moments étaient venus.

— John Strobbins, dit-il, d’une voix que l’émotion faisait trembler, car, malgré tout, il se sentait une sympathie obscure pour l’homme contre lequel il avait tant lutté, il faut vous préparer à mourir ! Avez-vous quelque chose à déclarer ?

Le condamné, qu’une camisole de force entravait, se dressa hagard :

— Quoi ? John Strobbins ? mourir ? Je ne suis pas John Strobbins, moi !

James Mollescott haussa les épaules :

— C’est entendu, mon garçon ! Et c’est tout ce que vous avez à dire ?

— Je ne veux pas mourir ! C’est une plaisanterie ! Je suis innocent ! Laissez-moi !

James Mollescott n’insista point. Il fit signe aux deux gardiens. Ceux-ci ligotèrent les jambes au condamné qui se débattait en poussant des hurlements incohérents et le portèrent dans le sous-sol où ils l’assirent sur la chaise fatale.

Le médecin lui fixa sur le crâne un casque de cuivre, et, ayant mis ses chevilles à nu, les entoura de cercles de même métal que le casque.

Puis il alla tourner un commutateur fixé au mur de granit. Un courant de vingt mille volts traversa instantanément le corps du condamné, qui, pendant un instant, se tordit en d’atroces convulsions. Puis il se raidit et ne bougea plus.

Le médecin constata la mort. L’acte de décès était préparé. Il fut immédiatement signé par les témoins : le directeur de la prison, l’attorney, James Mollescott et le médecin.

Le corps du nommé John Strobbins, détaché de la chaise électrique, fut emporté et enterré dans un coin du plus proche cimetière.

Un peu triste malgré tout. James Mollescott, qui avait également assisté à l’inhumation, se retira.

Sept heures du matin sonnaient aux horloges de la ville. Le chef de la Sûreté, se sentant fatigué, se hâta vers l’hôtel de la police. Il y arriva bientôt, et, ayant gagné son bureau, s’étendit sur un divan et ne tarda pas à s’endormir, après avoir ordonné qu’on le réveillât à neuf heures.

Cependant, l’exécution de John Strobbins, annoncée par des éditions spéciales des principaux journaux de San-Francisco, avait été rapidement connue dans la ville.

En se rendant au building de la San-Francisco Life Insurance, M. Stanley Howard apprit cette désagréable nouvelle. Il s’y attendait, mais, pourtant, il en fut péniblement affecté.

Ainsi, par sa faute, la San-Francisco Life allait devoir payer trois millions de dollars !

L’esprit chagrin, M. Howard franchit le somptueux hall et entra dans son bureau.

Pour la première fois depuis dix ans, il était en retard : Neuf heures dix ! Il s’était arrêté pour lire les détails, insignifiants, d’ailleurs, de l’exécution de John Strobbins…

À la porte de son bureau, l’huissier le salua et dit :

— Deux gentlemen attendent Monsieur le Directeur !

— C’est bien ! Vous ferez entrer dans deux minutes ! répondit Stanley Howard, heureux d’échapper aux tristes pensées qui l’obsédaient.

Il retira son léger pardessus, et, avec un soupir, alla s’asseoir devant son bureau.

Presque aussitôt, deux élégants gentlemen entrèrent et le gratifièrent d’un magistral coup de chapeau. L’huissier se retira :

— Gentlemen… commença Stanley Howard en se levant, veuillez vous asseoir, je vous prie !

Les « gentlemen » s’inclinèrent. L’un d’eux, souriant, commença :

— Cher Monsieur, je suis M. José Reno, le bénéficiaire de l’assurance sur la vie souscrite ici par mon infortuné ami John Strobbins – que Dieu ait son âme !

Stanley Howard tressaillit. Il pâlit.

— C’est bien ! dit-il… je vais vous faire un chèque !… Avez-vous des pièces d’identité ?

— Voici : acte de naissance, photographie et signature légalisée. J’espère que vous avez, suivant les instructions de ma lettre datée du jour de la condamnation de mon noble ami John Strobbins, avisé la Californian Bank du paiement important qu’elle allait avoir à me faire, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, gentleman !… Vous avez la police d’assurance sur vous ?

— La voici !

— Tout est en règle, merci !

Stanley Howard poussa un soupir. Il alla vers un coffre-fort scellé derrière lui dans le mur, l’ouvrit et en tira un carnet de chèques.

Ainsi se terminait l’affaire conclue avec John Strobbins ! Il fallait payer, car, autrement, c’eût été faire un tort énorme à la San-Francisco Life Insurance Cy. Le conseil d’administration avait donc décidé de faire honneur à la police souscrite par le détective-cambrioleur – mauvaise affaire, mais qui, somme toute, allait constituer la plus formidable publicité qui puisse être pour la San Francisco Life.

Stanley Howard, s’étant rassis devant son bureau, libella son chèque. Sa main trembla un peu en écrivant : Payez à M. José Reno la somme de trois millions de dollars dont vous débiterez notre compte

Il eut rapidement terminé et tendit le chèque à M. Reno qui, après l’avoir examiné, le mit dans sa poche et dit :

— Voulez-vous être assez aimable, cher Monsieur Howard, de nous accompagner à la Californian Bank ? Cela évitera bien des formalités !

Le directeur de la San-Francisco Life n’en était plus à cela près ! Il répondit :

— Comme vous voudrez, messieurs !… je suis à vous !

— Trop aimable, vraiment !

Stanley Howard, la démarche lasse, remit le carnet de chèques dans le coffre-fort qu’il referma, puis enfila son pardessus et sortit aux côtés des deux hommes.

Dix minutes plus tard, Howard et ses compagnons arrivaient à la Californian Bank où José Reno présenta le formidable chèque que venait de lui remettre le directeur de la San-Francisco Life Cy.

— Faut-il vous ouvrir un compte, gentleman ? demanda le caissier, obséquieux.

— Non ! Versez-moi la somme en billets de mille dollars !

Le caissier ne fit aucune objection. Il compta trois mille billets de mille dollars à José Reno contre le chèque dûment acquitté.

Reno compta les précieuses bank-notes, en fit un paquet et le tendit à son compagnon qui le serra sous son bras.

— Maintenant, dit-il, cher monsieur Howard, laissez-nous vous remercier de votre bonne grâce et de la correction avec laquelle vous avez réglé notre petite affaire… Peut-être m’assurerai-je un jour sur la vie, et, dans ce cas, n’en doutez pas, je ne manquerai pas de penser à vous !

Sur ces mots, Reno et son compagnon serrèrent la main du directeur de la San-Francisco Life, et, d’un pas tranquille, rejoignirent une puissante automobile qui venait d’arriver devant la Californian Bank. Ils y montèrent. La puissante voiture démarra aussitôt à toute vitesse…

À l’intérieur, Reno, alors, se mit à rire :

— Ce brave Howard n’est vraiment pas aussi physionomiste qu’il l’a affirmé devant la cour d’assises ! Il ne t’a même pas reconnu, John !

John Strobbins – c’était lui, – sourit avec satisfaction :

— Eh ! cela ne veut rien dire ! Quand je le veux, on ne me reconnaît pas facilement, moi !…

— Ouf !… je t’avoue que je suis heureux que tout soit fini !… Cela devient vraiment dur de gagner sa pauvre vie !

John Strobbins soupira. Il tira d’un étui d’or une fine cigarette égyptienne et l’alluma d’un geste gracieux.

VI

M. Stanley Howard, cependant, avait regagné son bureau à la San-Francisco Life Insurance Cy.

Maintenant que l’argent était versé, il convenait de n’y plus penser, mieux, de penser à le récupérer en annonçant à toute l’Amérique le beau geste de la compagnie d’assurance, qui, bien qu’ayant traité avec un criminel, avait loyalement tenu ses engagements – et quels engagements : trois millions de dollars !

M. Stanley Howard, donc, s’étant installé dans son cabinet de travail, défendit qu’on le dérangeât sous quelque prétexte que ce fût et se mit en devoir de rédiger l’annonce devant porter aux nues la munificence de la San-Francisco Life Insurance Cy.

Après une heure de réflexion, il crut avoir enfin trouvé une formule définitive.

Il crayonna quelques mots sur un papier et sonna :

— Envoyez-moi une dactylographe, dit-il au planton accouru.

La dactylographe accourut. Elle s’installa dans un coin devant une machine à écrire et attendit, les doigts recroquevillés au-dessus des touches :

— Vous y êtes, miss ?… fit Stanley Howard… Oui ?… Je commence… La San-Francisco Life Insurance Cy, la plus puissante, la plus riche… la plus ancienne… la plus…

Des pas précipités s’entendirent dans l’antichambre. Le bruit d’une discussion retentit :

— Quoi ? hurla le directeur de la San-Francisco Life en se retournant, furieux ; j’ai défendu…

La porte s’ouvrit.

James Mollescott, les yeux hors de la tête, le chapeau de travers, fit irruption dans le bureau. Un huissier, qui le poursuivait, l’attrapa par le pan de son manteau.

Le chef de la Sûreté se retourna, et, d’un coup de poing asséné de toutes ses forces sur la mâchoire de l’huissier, l’assomma à demi.

L’homme s’écroula en gémissant.

— Mister Howard ! hurla James Mollescott, sans faire attention à la dactylographe qui le regardait, épouvantée, vous n’avez pas payé l’assurance de John Strobbins, hein !

— John Strobbins ! bégaya Stanley Howard complètement ahuri.

— Oui ! John Strobbins ! Il est vivant ! Il s’est moqué de nous tous… Mais j’arrive à temps, hein ?

— Co… comment ?… Bien sûr, que j’ai payé ! Il y a plus d’une heure !

James Mollescott regarda le directeur de la San-Francisco Life Insurance Cy avec un mépris non dissimulé :

— Pauvre idiot ! dit-il.

— Ah çà, dites donc ; mister Mollescott, faites attention à vos paroles, n’est-ce pas ?

— Oh ! excusez-moi ! Je ne sais plus ce que je dis ! Le misérable ! J’aurais dû me méfier… je voulais vous téléphoner de la prison… Mais le téléphone ne marchait pas… alors, je suis venu…

— La prison ? expliquez-vous, par l’enfer… John Strobbins a-t-il été, oui ou non, exécuté ce matin ?

— Non ! c’est un autre qui a été électrocuté ! fit James Mollescott en s’essuyant le front.

Il se laissa tomber sur un fauteuil et dit :

— Faites sortir ces gens ! Je vous dirai cela !

Stanley Howard, aussi pâle que James Mollescott était rouge, se tourna vers la dactylographe – car l’huissier s’était éclipsé, craignant de recevoir un deuxième coup de poing – et balbutia :

— Veuillez vous retirer, miss !

La jeune fille, furieuse de ne pas pouvoir entendre la suite d’une conversation qu’elle devinait intéressante, lança un mauvais regard à James Mollescott, et s’en alla en faisant claquer la porte derrière elle.

— Eh bien ? demanda Stanley Howard.

Le chef de la Sûreté de San-Francisco cracha sur l’épais tapis et grommela :

— Eh bien ? eh bien, John Strobbins n’est pas mort et vous avez été escroqué de trois millions de dollars ! Lisez cette lettre qu’un quidam est venu en automobile apporter pour moi à l’hôtel de la police, il y a trois quarts d’heure… Vous serez renseigné…

Et James Mollescott tendit à son interlocuteur une élégante enveloppe mauve qui portait comme suscription :

À M. James Mollescott, chef de la Sûreté de San-Francisco.

Stanley Howard en tira une feuille de papier à lettre de même couleur, entièrement couverte d’une écriture haute et aristocratique…

— Et j’ai été aussi à la prison… J’ai vérifié ! John Strobbins dit vrai ! Quel homme ! Ah ! il eût fait un rude policier ! soupira James Mollescott.

Stanley Howard, la fièvre aux tempes, lut :

 

Cher monsieur Mollescott,

Étant données nos anciennes et cordiales relations, il m’eût été réellement fort pénible de vous laisser dans le marasme calamiteux où vous vous trouvez, j’en suis sûr, à l’heure présente…

Ma mort a dû porter un coup cruel à votre cœur sensible. Et, pourquoi vous le cacher, cette pensée a été une des plus tristes préoccupations que m’a valu l’affaire que je viens, Dieu merci, de mener à bien…

Je ne suis pas mort. Je n’ai pas été électrocuté. Je ne suis pas l’assassin de l’honorable Harry Boulder ! J’espère que la joie de me savoir vivant tempérera en vous l’amertume de me savoir innocent et libre.

Ma liberté, n’est-ce pas, je n’ai pas besoin de vous la démontrer.

Reste mon innocence. Si vous voulez me faire l’honneur de lire jusqu’au bout ces modestes lignes, j’ose croire que vous serez fixé.

Donc, la nuit où s’accomplit le crime pour lequel j’ai été poursuivi, je me promenai avec un ami dans la Florida Avenue. Vers trois heures du matin, je me trouvais en face du numéro 261 lorsque, au travers d’une fenêtre éclairée du premier étage, je vis distinctement une ombre, dessinant avec exactitude une main humaine brandissant un poignard, s’abaisser…

— Cela, dis-je à mes amis, c’est quelqu’un qu’on assassine… 261… C’est le cottage de l’attorney Harry Boulder. Ç’est un de ses clients qui se venge ! allons voir !

Grâce à mon rossignol, qui ne me quitte jamais, j’ouvris la porte, et, suivi, de mes deux amis, pénétrai dans la maison. La porte de la chambre à coucher, au premier, était ouverte lorsque nous arrivâmes. Un homme, vêtu de haillons sordides, se tenait droit, immobile, comme hébété, devant l’attorney Harry Boulder qu’il venait de poignarder ! Nous nous précipitâmes sur lui. L’animal était fort. Il se défendit avec rage et vigueur. Mais, enfin, nous en eûmes raison et le ligotâmes. Il nous prit pour des policiers et ricana :

— Ah ! ah ! vous m’avez ! n’empêche que je l’ai refroidi, l’attorney ! Il m’a fait condamner injustement, et je lui avais promis de lui faire son affaire ! C’est fait ! Jack Wilburton n’a qu’une parole !

Nous ne lui répondîmes pas, indécis de ce que nous devions faire de lui. Car ce n’est pas notre métier d’arrêter les gens. Soudain, un de mes amis me dit :

— Oh ! regarde, John ! il te ressemble étonnamment !

Je vérifiai cette affirmation. C’était vrai. Cet assassin possédait un regard semblable au mien ; son visage reproduisait mes traits tels qu’ils seront, sans doute, dans dix ans !

Un éclair – dirai-je de génie ? non, je suis modeste ! – me traversa l’esprit. Je m’écriai :

— Descendons cet imbécile à la cave… Il est bientôt quatre heures ! Nous viendrons le chercher demain ! J’ai une idée !

Mes amis m’obéirent. Nous transportâmes l’assassin dans la cave du cottage, et, après l’avoir bâillonné, nous l’y laissâmes, décidés à venir le chercher la nuit suivante.

Mon idée, la voici. M’assurer sur la vie pour une forte somme, me faire passer pour l’assassin de l’attorney, me faire condamner à mort et faire exécuter le véritable assassin à ma place, pour toucher la prime.

C’était hasardeux, mais bien calculé puisque j’ai réussi !

À neuf heures du matin, j’avais terminé mon enquête, et appris que l’attorney avait renvoyé son domestique, et que chacun le croyait à la campagne. Tranquille de ce côté, je me rendis à la San-Francisco Life Insurance Cy où je m’entendis avec M. Stanley Howard (vous lui ferez mes amitiés ; si vous le voyez).

La nuit suivante, je n’eus pas le temps de m’occuper de mon assassin. J’attendis encore vingt-quatre heures et vins le chercher en automobile avec mes deux amis.

Le détective Anthony Preston nous aperçut au moment où nous quittions la maison – et je m’en réjouis… Ah ! j’oubliais de vous dire que c’est volontairement que je laissai contre la porte l’empreinte de ma main – enduite de couleur rouge et non de sang (vos experts ne sont pas fins), et je perdis mon bouton de manchette marqué J. S.

Je conduisis mon prisonnier dans une maison que je fis louer en face de la prison, et là, mon premier soin fut de lui faire écrire l’aveu de son crime – dont je joins la photographie à la présente de crainte qu’il ne se perde. Jack Wilburton y consentit avec facilité. Il prétend que l’attorney Harry Boulder l’a fait condamner injustement… cela ne me regarde pas !

Ceci fait, j’allais me faire arrêter par vous !

Vous y mites, mon cher Mollescott, une bonne grâce dont je vous saurai éternellement gré.

Avouez que j’étais bien « camouflé », hein ? J’avais vraiment l’aspect d’un ignoble assassin… (Cela m’ennuyait assez ! mais il faut vivre, hélas !).

Pendant l’instruction et le procès, je jouai mon rôle avec assez d’à-propos, vous en conviendrez ; je niais contre l’évidence être John Strobbins… Vous comprendrez pourquoi ? oui !

Le lendemain de ma condamnation à mort, mes amis, qui avaient établi sous la rue un passage souterrain, allant de ma cellule à la maison qu’ils avaient louée, vinrent pendant la nuit me délivrer et mettre à ma place – et ce n’était que juste – Jack Wilburton préalablement endormi.

La justice n’a rien à me dire… Que demandait-elle : Que l’assassin de l’honorable Harry Boulder fût puni. C’est fait. J’ai ainsi évité une désagréable erreur judiciaire et j’ai gagné trois millions de dollars – toutes choses excellentes.

En déterrant le cadavre de Jack Wilburton vous aurez une première preuve de la véracité de mes affirmations ; la seconde vous sera fournie à la prison : une des dalles de la cellule que j’occupai avant que Jack Wilburton ne me remplaçât recouvre l’orifice du souterrain qui me permit de m’en aller sans bruit…

J’ai fini !… Il ne me reste, cher monsieur Mollescott, qu’à vous prier d’excuser ce gribouillis informe et à nous souhaiter, à tous deux, une prompte rencontre.

Pour vous prouver que c’est bien moi qui vous écris, voici les empreintes de mes doigts.

John Strobbins,

Détective-cambrioleur.

 

P.-S. Inclus l’adresse de l’armurier chez qui Jack Wilburton a acheté son poignard.

 

Stanley Howard, ayant terminé sa lecture, tendit la lettre à James Mollescott d’un geste las…

— Et le plus triste, conclut le chef de la Sûreté de San-Francisco, c’est que le gaillard a dit vrai ! Ce n’est pas lui l’assassin ! C’est Jack Wilburton… J’aurais dû m’en douter… Ah ! c’est une sale affaire.

— … qui nous coûte exactement deux millions six cent quarante mille dollars, monsieur Mollescott ! conclut Stanley Howard, tristement. - FIN

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