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BIBLIOBUS Littérature française

Les Antiquités de Rome (1558)

 

 


1

Divins esprits, dont la poudreuse cendre

Gît sous le faix de tant de murs couverts,

Non votre los, qui vif par vos beaux vers

Ne se verra sous la terre descendre,

 

Si des humains la voix se peut étendre

Depuis ici jusqu’au fond des enfers,

Soient à mon cri les abîmes ouverts

Tant que d’abas vous me puissiez entendre.

 

Trois fois cernant sous le voile des cieux

De vos tombeaux le tour dévotieux,

À haute voix trois fois je vous appelle :

 

J’invoque ici votre antique fureur,

En cependant que d’une sainte horreur

Je vais chantant vostre gloire plus belle.

2

Le Babylonien ses hauts murs vantera,

Et ses vergers en l’air, de son Éphésienne

La Grèce décrira la fabrique ancienne,

Et le peuple du Nil ses pointes chantera :

 

La même Grèce encor vanteuse publiera

De son grand Jupiter l’image Olympienne,

Le Mausole sera la gloire Carienne,

Et son vieux Labyrinth’ la Crète n’oubliera.

 

L’antique Rhodien élèvera la gloire

De son fameux Colosse, au temple de Mémoire :

Et si quelque œuvre encor digne se peult vanter

 

De marcher en ce rang, quelque plus grand faconde

Le dira: quant à moi, pour tous je veux chanter

Les sept coteaux romains, sept miracles du monde.

3

Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome

Et rien de Rome en Rome n’aperçois,

Ces vieux palais, ces vieux arcs que tu vois,

Et ces vieux murs, c’est ce que Rome on nomme.

 

Vois quel orgueil, quelle ruine : et comme

Celle qui mit le monde sous ses lois,

Pour dompter tout, se dompta quelquefois,

Et devint proie au temps, qui tout consomme.

 

Rome de Rome est le seul monument,

Et Rome Rome a vaincu seulement.

Le Tibre seul, qui vers la mer s’enfuit,

 

Reste de Rome. Ô mondaine inconstance !

Ce qui est ferme, est par le temps détruit,

Et ce qui fuit, au temps fait résistance.

4

Celle qui de son chef les étoiles passait,

Et d’un pied sur Thétis, l’autre dessous l’Aurore,

D’une main sur le Scythe, et l’autre sur le More,

De la terre et du ciel la rondeur compassait :

 

Jupiter ayant peur, si plus elle croissait,

Que l’orgueil des Géants se relevât encore,

L’accabla sous ces monts, ces sept monts qui sont ore

Tombeaux de la grandeur qui le ciel menaçait.

 

Il lui mit sur le chef la croupe Saturnale,

Puis dessus l’estomac assit la Quirinale,

Sur le ventre il planta l’antique Palatin,

 

Mit sur la dextre main la hauteur Célienne,

Sur la senestre assist l’échine Exquilienne,

Viminal sur un pied, sur l’autre l’Aventin.

5

Qui voudra voir tout ce qu’ont pu nature,

L’art et le ciel, Rome, te vienne voir :

J’entends s’il peut ta grandeur concevoir

Par ce qui n’est que ta morte peinture.

 

Rome n’est plus : et si l’architecture

Quelque ombre encor de Rome fait revoir,

C’est comme un corps par magique savoir

Tiré de nuit hors de sa sepulture.

 

Le corps de Rome en cendre est devalé,

Et son esprit rejoindre s’est allé

Au grand esprit de cette masse ronde.

 

Mais ses écrits, qui son los le plus beau

Malgré le temps arrachent du tombeau,

Font son idole errer parmi le monde.

6

Telle que dans son char la Bérécynthienne

Couronnée de tours, et joyeuse d’avoir

Enfanté tant de dieux, telle se faisait voir

En ses jours plus heureux cette ville ancienne :

 

Cette ville, qui fut plus que la Phrygienne

Foisonnante en enfants, et de qui le pouvoir

Fut le pouvoir du monde, et ne se peut revoir

Pareille à sa grandeur, grandeur sinon la sienne.

 

Rome seule pouvait à Rome ressembler,

Rome seule pouvait Rome faire trembler :

Aussi n’avait permis l’ordonnance fatale

 

Qu’autre pouvoir humain, tant fût audacieux,

Se vantât d’égaler celle qui fit égale

Sa puissance à la terre et son courage aux cieux.

7

Sacrés coteaux, et vous saintes ruines,

Qui le seul nom de Rome retenez,

Vieux monuments, qui encor soutenez

L’honneur poudreux de tant d’âmes divines :

 

Arcs triomphaux, pointes du ciel voisines,

Qui de vous voir le ciel même étonnez,

Las, peu à peu cendre vous devenez,

Fable du peuple et publiques rapines!

 

Et bien qu’au temps pour un temps fassent guerre

Les bâtiments, si est-ce que le temps

Œuvres et noms finablement atterre.

 

Tristes désirs, vivez doncques contents :

Car si le temps finit chose si dure,

Il finira la peine que j’endure.

8

Par armes et vaisseaux Rome dompta le monde,

Et pouvait-on juger qu’une seule cité

Avait de sa grandeur le terme limité

Par la même rondeur de la terre et de l’onde.

 

Et tant fut la vertu de ce peuple féconde

En vertueux neveux, que sa postérité,

Surmontant ses aïeux en brave autorité,

Mesura le haut ciel à la terre profonde :

 

Afin qu’ayant rangé tout pouvoir sous sa main,

Rien ne pût être borne à l’empire romain :

Et que, si bien le temps détruit les républiques,

 

Le temps ne mît si bas la romaine hauteur,

Que le chef déterré aux fondements antiques,

Qui prirent nom de lui, fut découvert menteur.

9

Astres cruels, et vous dieux inhumains,

Ciel envieux, et marâtre nature,

Soit que par ordre ou soit qu’à l’aventure

Voise le cours des affaires humains,

 

Pourquoi jadis ont travaillé vos mains

À façonner ce monde qui tant dure ?

Ou que ne fut de matière aussi dure

Le brave front de ces palais romains ?

 

Je ne dis plus la sentence commune,

Que toute chose au-dessous de la lune

Est corrompable et sujette à mourir :

 

Mais bien je dis (et n’en veuille déplaire

À qui s’efforce enseigner le contraire)

Que ce grand Tout doit quelquefois périr.

10

Plus qu’aux bords Aetëans le brave fils d’Eson,

Qui par enchantement conquit la riche laine,

Des dents d’un vieux serpent ensemençant la plaine

N’engendra de soldats au champ de la toison,

 

Cette ville, qui fut en sa jeune saison

Un hydre de guerriers, se vit bravement pleine

De braves nourrissons, dont la gloire hautaine

A rempli du Soleil l’une et l’autre maison :

 

Mais qui finalement, ne se trouvant au monde

Hercule qui domptât semence tant féconde,

D’une horrible fureur l’un contre l’autre armés,

 

Se moissonnèrent tous par un soudain orage,

Renouvelant entre eux la fraternelle rage

Qui aveugla jadis les fiers soldats semés.

11

Mars, vergogneux d’avoir donné tant d’heur

À ses neveux que l’impuissance humaine

Enorgueillie en l’audace romaine

Semblait fouler la céleste grandeur,

 

Refroidissant cette première ardeur,

Dont le Romain avait l’âme si pleine,

Souffla son feu, et d’une ardente haleine

Vint échauffer la gothique froideur.

 

Ce peuple adonc, nouveau fils de la Terre,

Dardant partout les foudres de la guerre,

Ces braves murs accabla sous sa main,

 

Puis se perdit dans le sein de sa mère,

Afin que nul, fût-ce des dieux le père,

Se pût vanter de l’empire romain.

12

Tels que l’on vit jadis les enfants de la Terre

Plantés dessus les monts pour écheller les cieux,

Combattre main à main la puissance des dieux,

Et Jupiter contre eux, qui ses foudres desserre :

 

Puis tout soudainement renversés du tonnerre

Tomber deçà delà ces squadrons furieux,

La Terre gémissante, et le Ciel glorieux

D’avoir à son honneur achevé cette guerre :

 

Tel encore on a vu par-dessus les humains

Le front audacieux des sept coteaux romains

Lever contre le ciel son orgueilleuse face :

 

Et tels ores on voit ces champs déshonorés

Regretter leur ruine, et les dieux assurés

Ne craindre plus là-haut si effroyable audace.

13

Ni la fureur de la flamme enragée,

Ni le tranchant du fer victorieux,

Ni le dégât du soldat furieux,

Qui tant de fois, Rome, t’a saccagée,

 

Ni coup sur coup ta fortune changée,

Ni le ronger des siècles envieux,

Ni le dépit des hommes et des dieux,

Ni contre toi ta puissance rangée,

 

Ni l’ébranler des vents impétueux,

Ni le débord de ce dieu tortueux

Qui tant de fois t’a couvert de son onde,

 

Ont tellement ton orgueil abaissé,

Que la grandeur du rien qu’ils t’ont laissé

Ne fasse encore émerveiller le monde.

14

Comme on passe en été le torrent sans danger,

Qui soulait en hiver être roi de la plaine,

Et ravir par les champs d’une fuite hautaine

L’espoir du laboureur et l’espoir du berger :

 

Comme on voit les couards animaux outrager

Le courageux lion gisant dessus l’arène,

Ensanglanter leurs dents, et d’une audace vaine

Provoquer l’ennemi qui ne se peut venger :

 

Et comme devant Troie on vit des Grecs encor

Braver les moins vaillants autour du corps d’Hector :

Ainsi ceux qui jadis soulaient, à tête basse,

 

Du triomphe romain la gloire accompagner,

Sur ces poudreux tombeaux exercent leur audace,

Et osent les vaincus les vainqueurs dédaigner.

15

Pâles esprits, et vous ombres poudreuses,

Qui jouissant de la clarté du jour

Fîtes sortir cet orgueilleux séjour,

Dont nous voyons les reliques cendreuses :

 

Dites, esprits (ainsi les ténébreuses

Rives de Styx non passable au retour,

Vous enlaçant d’un trois fois triple tour,

N’enferment point vos images ombreuses),

 

Dites-moi donc (car quelqu’une de vous

Possible encor se cache ici dessous)

Ne sentez-vous augmenter votre peine,

 

Quand quelquefois de ces coteaux romains

Vous contemplez l’ouvrage de vos mains

N’être plus rien qu’une poudreuse plaine ?

16

Comme l’on voit de loin sur la mer courroucée

Une montagne d’eau d’un grand branle ondoyant,

Puis traînant mille flots, d’un gros choc aboyant

Se crever contre un roc, où le vent l’a poussée :

 

Comme on voit la fureur par l’Aquilon chassée

D’un sifflement aigu l’orage tournoyant,

Puis d’une aile plus large en l’air s’esbanoyant

Arrêter tout à coup sa carrière lassée :

 

Et comme on voit la flamme ondoyant en cent lieux

Se rassemblant en un, s’aiguiser vers les cieux,

Puis tomber languissante : ainsi parmi le monde

 

Erra la monarchie : et croissant tout ainsi

Qu’un flot, qu’un vent, qu’un feu, sa course vagabonde

Par un arrêt fatal s’est venue perdre ici.

17

Tant que l’oiseau de Jupiter vola,

Portant le feu dont le ciel nous menace,

Le ciel n’eut peur de l’effroyable audace

Qui des Géants le courage affola :

 

Mais aussitôt que le Soleil brûla

L’aile qui trop se fit la terre basse,

La terre mit hors de sa lourde masse

L’antique horreur qui le droit viola.

 

Alors on vit la corneille germaine

Se déguisant feindre l’aigle romaine,

Et vers le ciel s’élever derechef

 

Ces braves monts autrefois mis en poudre,

Ne voyant plus voler dessus leur chef

Ce grand oiseau ministre de la foudre.

18

Ces grands monceaux pierreux, ces vieux murs que tu vois

Furent premièrement le clos d’un lieu champêtre :

Et ces braves palais, dont le temps s’est fait maître,

Cassines de pasteurs ont été quelquefois.

 

Lors prirent les bergers les ornements des rois,

Et le dur laboureur de fer arma sa dextre :

Puis l’annuel pouvoir le plus grand se vit être,

Et fut encor plus grand le pouvoir de six mois :

 

Qui, fait perpétuel, crut en telle puissance,

Que l’aigle impérial de lui prit sa naissance :

Mais le Ciel, s’opposant à tel accroissement,

 

Mit ce pouvoir ès mains du successeur de Pierre,

Qui sous nom de pasteur, fatal à cette terre,

Montre que tout retourne à son commencement.

19

Tout le parfait dont le ciel nous honore,

Tout l’imparfait qui naît dessous les cieux,

Tout ce qui paît nos esprits et nos yeux,

Et tout cela qui nos plaisirs dévore :

 

Tout le malheur qui notre âge dédore,

Tout le bonheur des siècles les plus vieux,

Rome du temps de ses premiers aïeux

Le tenait clos, ainsi qu’une Pandore.

 

Mais le destin, débrouillant ce chaos,

Où tout le bien et le mal fut enclos,

A fait depuis que les vertus divines

 

Volant au ciel ont laissé les péchés,

Qui jusqu’ici se sont tenus cachés

Sous les monceaux de ces vieilles ruines.

20

Non autrement qu’on voit la pluvieuse nue

Des vapeurs de la terre en l’air se soulever,

Puis se courbant en arc, afin de s’abreuver,

Se plonger dans le sein de Téthys la chenue,

 

Et montant derechef d’où elle était venue,

Sous un grand ventre obscur tout le monde couver,

Tant que finablement on la voit se crever,

Or en pluie, or en neige, or en grêle menue :

 

Cette ville qui fut l’ouvrage d’un pasteur,

S’élevant peu à peu, crut en telle hauteur

Que reine elle se vit de la terre et de l’onde :

 

Tant que ne pouvant plus si grand faix soutenir,

Son pouvoir dissipé s’écarta par le monde,

Montrant que tout en rien doit un jour devenir.

21

Celle que Pyrrhe et le Mars de Libye

N’ont su dompter, cette brave cité

Qui d’un courage au mal exercité

Soutint le choc de la commune envie,

 

Tant que sa nef par tant d’ondes ravie

Eut contre soi tout le monde incité,

On n’a point vu le roc d’adversité

Rompre sa course heureusement suivie :

 

Mais défaillant l’objet de sa vertu,

Son pouvoir s’est de lui-même abattu,

Comme celui que le cruel orage

 

A longuement gardé de faire abord,

Si trop grand vent le chasse sur le port,

Dessus le port se voit faire naufrage.

22

Quand ce brave séjour, honneur du nom Latin,

Qui borna sa grandeur d’Afrique et de la Bise,

De ce peuple qui tient les bords de la Tamise,

Et de celui qui voit éclore le matin,

 

Anima contre soi d’un courage mutin

Ses propres nourrissons, sa dépouille conquise,

Qu’il avait par tant d’ans sur tout le monde acquise,

Devint soudainement du monde le butin :

 

Ainsi quand du grand Tout la fuite retournée,

Ou trente-six mille ans ont sa course bornée,

Rompra des éléments le naturel accord,

 

Les semences qui sont mères de toutes choses

Retourneront encore à leur premier discord,

Au ventre du Chaos éternellement closes.

23

Ô que celui était cautement sage,

Qui conseillait, pour ne laisser moisir

Ses citoyens en paresseux loisir,

De pardonner aux remparts de Carthage !

 

Il prévoyait que le romain courage,

Impatient du languissant plaisir,

Par le repos se laisserait saisir

A la fureur de la civile rage.

 

Aussi voit-on qu’en un peuple otieux,

Comme l’humeur en un corps vicieux,

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021