BIBLIOBUS Littérature française

Les cloches - Olivier Georges Destrée (1867-1919)

 

Crépuscule

 Les cieux sont gris et bleus, d'une douceur infinie. Au travers le feuillage léger, argenté des peupliers, les vents s'attendrissent et musent et bruissent à peine. Un calme et continu murmure. Le bruit des vapeurs bleues montant du sol, on croit l'entendre ; les herbes affaissées, les fleurs endormies, et l'assoupissement de la terre recouverte déjà des manteaux pâles du soir.

Apaisés, doux et graves, pénètrent par ma fenêtre large ouverte les bruits du jour qui meurt. Des voix, parfois, des voix éteintes, des roulements sourds, éloignés de voitures, un clair rire d'enfant, comme une cascade de perles jaillie dans l'ombre, et l'aboi persistant et triste d'un chien esseulé.

Des marchands ambulants crient, là-bas, dans les rues, et leur cri lent et continu et monotone me transporte dans une féerique et magique cité, où des veilleurs de nuit aux lourdes hallebardes, annonciateurs de l'heure des prières, parcourent les rues au crépuscule, chantant et sonnant dans leur corne de fer.

Plânent, plânent alors les cloches, les cloches comme des âmes, comme des âmes heureuses s'essorant à la nuit et déployant leurs ailes vers les royaumes de félicité, vers les royaumes des vapeurs et des forêts grises où reposent les ombres silencieuses, où le plus léger bruit ferait aux âmes de cruelles, sanglantes blessures, vers les pâles empires où sommeille et dort la gloire de mystérieux rêves.

Plânent, plânent les cloches dans l'air encore adouci. De longs et soyeux battements d'ailes emplissent ma chambre et m'assoupissent à leur frôlement, et je songe des cloches qui clament, clament, proclament l'heure des prières à Notre-Dame, l'heure des prières du soir pour les cœurs simples et forts.

 

Sacre

Du sommet des hautes tours pavoisées de la vieille cathédrale, tonnent, tonnent, bourdonnent les grandes cloches. C'est la jeunesse d'une claire matinée de printemps. Sous l'azur absolu du ciel, pour les joies et la fête prochaine, sonnent et s'épandent en les larges rais du soleil, les cloches lourdes, graves et lourdes.

Aux abords de la place et dans les rues voisines le peuple est massé dans la fiévreuse attente, et simple, son cœur sourit et s'extasie et chante au chant d'or des cloches. Et plus elles résonnent, plus haute est son allégresse. Au chant régulier, solennel des cloches, il se rappelle les joies anciennes, les jours oh fut son âme ensoleillée et refleurissent soudain des espérances délaissées, et flottent dans les rais de lumière vivifiante des souhaits, bercés, exaucés, au chant grave et lent et simple des cloches.

Devant la foule énorme, bruyante, agitée, des haies de soldats s'alignent, des casques à longue crinière et des cuirasses rebondies luisent comme des miroirs au soleil, et par instants scintille et brille le clair éclat bleuté d'un sabre nu ; aux fenêtres, aux balcons de pierre, au travers des rues suspendus, s'enflent et claquent au vent de glorieux drapeaux, des bannières tissées d'or, et des oriflammes de velours jaunes, violets et cramoisis. Au gré du vent, tour à tour renforcées, affaiblies, sonnent, sonnent les cloches.

Voici, pourtant, qu'elles se sont tues, les lourdes cloches, et comme si un grand souffle les eût emportées en même temps que les voix de la foule, un vaste silence se fait sur cette place. Au loin, de claires, joyeuses sonneries de trompettes qui se rapprochent, se rapprochent, s'éloignent et diminuent, et brusquement éclatent au détour de la rue. De brefs commandements militaires répétés en écho par la place. Dans la foule anxieuse le silence augmente ; on entend le bruit répété des sabots des chevaux de la garde, et tout à coup, après un appel aigu, prolongé, suprême de clairon, débouche sur la place, traîné par huit chevaux blancs bondissants, un carrosse splendide, éblouissant de dorures, et dont les glaces biseautées scintillent des radieuses couleurs de l'arc-en-ciel. Soudain alors déchaînées, par dessus les vivats et les triomphales acclamations de la foule, égrenées au vent joyeux, dégringolent et sonnent, à toute volée carillonnent toutes les cloches, claires et graves, sonores et frêles, légères et lourdes, en une furie continue de gammes descendantes, tôt affaiblies, tôt redoublées, et sur toute la ville, de toutes les églises, les cloches et les carillons font pleuvoir leur chant de fête et de joie, pour le sacre du jeune prince, un grand concert de bronze au ciel d'azur.

Office des morts

 Ah ! pourquoi toujours ces chants de prêtre sur moi ?

Pourquoi ronfle-t-il si fort, là haut, l'orgue dans le jubé ? Les chantres chantent à pleins poumons, leur voix plane, s'élève et monte vers les rosaces sculptées de la voûte, et si terrible est ce chant que les femmes agenouillées dans l'église sanglotent et bruyamment gémissent, la tête cachée dans leurs mains.

Des milliers de cierges brûlent sur les autels, dans les hauts chandeliers d'argent les flammes vacillent et tremblent par instant; on croirait qu'elles vont mourir, mais elles se dressent et s'allongent de nouveau, la cire crépite et fond avec un petit bruit sec désespéré serrant le cœur, pendant que les prêtres montent à l'autel, et s'inclinent le dos recouvert d'étoffes raides, tissées de soies et brodées d'or.

Une sonnette retentit qui fait se courber tous les fronts un silence horrible ; il fait froid ; et de nouveau recommencent les chants de douleur plus forts et plus désespérés avec la résonance toujours de ces syllabes latines inflexibles, riches et pompeuses. L'encens fume sur les charbons rouges. Des nuages de fumée montent qui m'étouffent... m'étouffent...

Ah ! certainement, je mourrai s'ils ne cessent !

Mais qui donc Seigneur ! repose sous cette draperie noire et lourde frangée d'argent, qui donc est là dans ce cercueil de chêne aux clous d'acier, qui gît dans ce suaire glacé, qui donc si ce n'est moi.

Et pourquoi me font-ils souffrir encore si c'est fini ?

Grâces leur soient rendues. Ils ont fini eux aussi. Voici dans le joyeux réveil de cette matinée de printemps, la cloche petite et froide qui tinte à coups réguliers pour indiquer la fin de l'office des morts. J'entends soudain derrière moi le bruit mou de pas qui se rapprochent, les grincements plaintifs des chaises écartées, les portes qu'on ouvre à deux battants, l'air qui entre; on me soulève et je sens que je réapparais à la Lumière...

Je vais donc reposer dans la terre bénie, sainte, hospitalière ; elle sera sur moi et sous moi, et toute la misérable pourriture de mon corps s'évanouira en elle. Sous les bienheureux rayons du soleil, je renaîtrai en la forme définitive, esprit et âme, à jamais dépouillé de toute enveloppe sensible. Au soleil radieux du printemps, je renaîtrai dans l'azur tranquille éternel et pur, et je vivrai à nouveau, mêlé à la plainte des eaux, aux murmures des cascades, au clair chant des fontaines, dans les baisers rapides des vagues fraîches au diadème éclatant d'écume flottante ; je serai tour à tour dans les souffles du vent, les caresses des brises adoucies des clairs baisers des vagues et des langueurs molles des fleurs, dans les contours fuyants des nuages, le galop éperdu des nuées et les pluies fécondantes tombées du ciel d'orage. En moi sera le calme des nuits, des cieux profonds et bleus et la douceur mystérieuse des grands fleuves blancs coulant la nuit sous l'azur du firmament, les clartés soudaines changeantes des étoiles, les souffrances inconnues et l'alanguissement des lunes consolatrices et protectrices des rêves. Dispersée et fondue en ces fugitives lueurs de soufre et d'or de l'aurore, mon âme s'épanouira dans les clartés soudaines du soleil ; avec la sève elle montera dans les arbres et chantera dans les fleurs nouvelles, odorantes et belles. Plus blanche que la neige au sommet des glaciers éternels, plus rapide et brillante que l'éclair jailli des nues, plus belle et pure que l'azur et les lacs sacrés où seuls se baignent et passent les nuages, mon âme s'élancera radieuse au travers de l'air impalpable, à des hauteurs inaccessibles, au royaume de la Contemplation sereine, parfaite, dans la béatitude éternelle, sans passion et sans désir, sans pensée, au dessus de toute pensée. (Poèmes sans rimes - 1894)

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021