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BIBLIOBUS Littérature française

Premiers poèmes (1913-1918)

  • Le fou parle
  • Sourdine
  • Un seul être
  • Mon dernier poème
  • Pour vivre ici

C’est ma mère, monsieur, avec ma fiancée.

Elles passent là-bas, l’une à l’autre pressée.

La jeune m’a giflé, la vieille m’a fessé.

 

Je vous jure pourtant que je les aimais bien ;

Mais, constamment, j’avais le besoin bénin

D’exiger trop d’amour : ses larmes et son sein.

 

Je vous jure, monsieur, qu’elles m’ont bien aimé.

Ça n’est certes pas leur faute à toutes les deux

Si sans cesse je voulais être plus heureux.

 

C’est ma mère, monsieur, avec ma fiancée.

 

Pour moi, elles ne sont qu’un même être et leurs charmes

Sont égaux ayant fait verser les mêmes larmes :

Ma mère a pleuré sur moi, qui sanglotais

 

Pour l’autre, refusant d’être à moi tout à fait ;

Je ne sais pas lequel de nous trois fut blessé…

C’est ma mère, monsieur, avec ma fiancée.

Sourdine

Comme il fait moins froid ce soir !

Et comme les étoiles brillent !

Il fera beau demain matin

Dessus l’avenue de Versailles.

Il fera beau…

(Et l’air se perd comme une bille.)

 

Quand il fait beau, c’est agréable

De s’en aller de si matin,

Quand on sait que midi viendra

Avec la fin d’un long travail…

(Et l’air se perd comme une bille.)

 

Le long de l’avenue, c’est vrai

J’ai l’illusion de la campagne.

Il y a de si belles villas.

C’est vrai, j’aime tout cela !

(Et l’air est mort, l’air est perdu.)

1914.

 

*

 

La petite chérie arrive à Paris.

Paris fait du bruit. Paris fait du bruit

 

La petite chérie traverse la rue.

Le bruit tombe en pluie. Le bruit tombe en pluie

 

La petite chérie est sur le trottoir

Où de gros messieurs cossus et tout noirs

 

Empêchent son cœur de faire trop de bruit.

1915.

Un seul être

I

A fait fondre la neige pure,

A fait naître des fleurs dans l’herbe

Et le soleil est délivré.

 

Ô ! fille des saisons variées,

Tes pieds m’attachent à la terre

Et je l’aime toute l’année.

 

Notre amour rit de ce printemps

Comme de toute ta beauté,

Comme de toute ta bonté.

 

II

Flûte et violon,

Le rythme d’une chanson claire

Enlève nos deux cœurs pareils

Et les mouettes de la mer.

 

Oublie nos gestes séparés,

Le rire des sons s’éparpille,

Notre rêve est réalisé.

 

Nous posséderons l’horizon,

La bonne terre qui nous porte

Et l’espace frais et profond,

Flûte et violon.

III

Que te dire encore, amie ?

Le matin, dans le jardin,

Le rossignol avale la fraîcheur.

Le jour s’installe en nous

Et nous va jusqu’au cœur.

 

Le jour s’installe en nous.

Et tout le matin, cherchant le soleil

L’oiseau s’engourdit sur les branches fines.

Et fuyant le travail, nous allons au soleil

Avec des yeux contents et des membres légers.

 

Tu connais le retour, amie,

C’est entre nous que l’oiseau chante,

Le ciel s’orne de son vol,

Le ciel devenu sombre

Et la verdure sombre.

 

IV

La mer tout entière rayonne,

La mer tout entière abandonne

La terre et son obscur fardeau.

 

Rêve d’un monde disparu

Dont tu conserves la vertu

Ou rêve plutôt

 

Que tu m’as gardé sur les flots

Que la lumière… Et sous le soleil

Le vent qui s’en va de la terre immense.

Mon dernier poème

J’ai peint des terres désolées

et les hommes sont fatigués

de la joie toujours éloignée.

J’ai peint des terres désolées

où les hommes ont leurs palais.

 

J’ai peint des cieux toujours pareils,

la mer qui a tous les bateaux,

la neige, le vent et la pluie.

J’ai peint des cieux toujours pareils

Où les hommes ont leurs palais.

 

J’ai usé les jours et les jours

de mon travail, de mon repos.

Je n’ai rien troublé. Bienheureux,

ne demandez rien et j’irai

frapper à la porte du feu.

1917.

Pour vivre ici

Ton rire est comme un tourbillon de feuilles mortes

Froissant l’air chaud, l’enveloppant, quand vient la pluie.

Amer, tu annules toute tragédie,

Et ton souci d’être un homme, ton rire l’emporte.

 

Je voudrais t’enfermer avec ta vieille peine

Abandonnée, qui te tient si bien quitte,

Entre les murs nombreux, entre les ciels nombreux

De ma tristesse et de notre raison.

 

Là, tu retrouverais tant d’autres hommes,

Tant d’autres vies et tant d’espoirs

Que tu serais forcé de voir

Et de te souvenir que tu as su mentir…

 

Ton rire est comme un tourbillon de feuilles mortes.

 

*

 

Le vent passe en les branches mortes

Comme ma pensée en les livres,

Et je suis là, sans voix, sans rien,

Et ma chambre s’emplit de ma fenêtre ouverte.

 

En promenades, en repos, en regards

Pour de l’ombre ou de la lumière

Ma vie s’en va, avec celle des autres.

 

Le soir vient, sans voix, sans rien.

Je reste là, me cherchant un désir, un plaisir ;

Et, vain, je n’ai qu’à m’étonner d’avoir eu à subir

Ma douleur, comme un peu de soleil dans l’eau froide

FIN

Date de dernière mise à jour : 24/08/2023