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Le devoir (1916)
à Fernand Fontaine,
cl. 1916, tué le 20 juin 1915.
Il y a tant de choses,
Il faudrait faire attention !
Vous êtes bien blâmables !
Les sauvages disaient cela.
Tu ne leur pardonnais pas
Quand nous étions ensemble.
La ville se dénoue un soir…
Tu vas jouer du violon.
À la Bastille on se sépare :
« Penseras-tu à tes devoirs ? »
L’Indépendance est aux garçons.
Nous la cherchions
Quand nous étions ensemble.
Toute la terre, l’homme souffre
Et ton sang déchire le sol !…
Ils t’ont laissé au bord d’un gouffre !
Maintenant, ils sont bien seuls.
*
Ils se perdent dans le silence,
Ivres prodigieusement.
L’équilibre de leur balance
Serait tonnerre en se rompant.
S’il y avait un intérêt
Dans la rumeur du ciel en flammes
L’aviateur illuminerait
Et nous laisserait.
*
La troupe qui rit toute vive dans l’ombre
Pour un soir peut boire sans envie…
À la bougie que les quarts sont jolis
Et les chansons qui finissent aussi.
Tout le jour des cris sans nombre
Pour une fête très douce à souhaiter
Ont bondi de tous les côtés,
Car ce fut fête de préférés…
En accrochant aux murs les couleurs qui le flattent
Demain chacun saura que la joie adorable
Est partie pour toujours. Et tous les gestes nus
Seront accompagnés de mots de bienvenue
Pareils à la pitié qui suit un misérable.
*
La mer qui a tous les bateaux
N’est pas plus grande que l’endroit
Où dansaient, au son d’un roseau,
Les hommes d’un pays moins froid
Que celui-ci, pays de boue et d’eau.
La place nous semblait si grande,
Nous avions tant besoin d’être serrés
Que sans certains – qu’on les défende ! –
Les danseurs étaient écrasés
Et nous prenions chaud autour d’eux,
Tout auprès d’eux !
*
Couchons-nous, mon vieux, il est tard.
C’est notre tâche d’être diurnes,
C’est notre tâche !
et l’infortune
Des autres d’ouvrir l’œil la nuit
Nous touche – mais ils ont dormi !
Personne ne doit plus passer
Sur la route et les églantiers
Mettent seuls dans le fossé
Leurs paumes claires ou bien rosées
Qu’aucune épine n’égratigne.
Couchons-nous, mon vieux, il est tard.
Assez jouer, assez boire.
Quittons l’arme et la ceinture
Et déplions les couvertures
Où dorment des bêtes noires.
*
Les soldats s’en vont par les avoines hautes
En chantant un refrain en l’air…
Le soleil entier sur leurs capotes
Les soldats s’en vont par les avoines hautes
Légers de la bonne manière.
Voyez au loin le trèfle vert
Cousu de gros fil rosé
Et les carrières
Qui sont comme des nuages au fond d’une vallée.
Légers de la bonne manière,
Ignorants du sac qui ne bouge
Et du fusil qui peint en rouge,
Ils vont, très vite, sans s’attendre…
Oh ! vivre un moins terrible exil du ciel très tendre !
*
Soldats casqués, fleuris, chantant et détruisant.
Toujours, très lents,
Camions, canons, mi-roues renouvelées dans les blés,
Calme attente.
Le soir, le soleil qui se couche
Comme un fardeau glisse d’une épaule.
*
Travaille-tout,
Creuse des trous
Pour des squelettes de rien du tout.
*
Point de tombes en les forêts.
L’ombre attendait ces échappées
Que nous faisons vers la clarté
Tous ensemble, en brisant les branches.
Les troncs qu’au repos l’on tatoue
Ne connaîtront pas nos couteaux.
« Si tu veux, ralentis un peu,
Et c’est tout. »
Quelqu’un sait-il où nous allons ?
Allons-nous délivrer la joie
Qui est en nous, que nous cachons
Comme un arbre cache ses racines ?
Ou bien suivrons-nous toujours cette voie ?
*
Je mènerai mon enfant
Partout où je n’ai pas été.
Avec lui sur du marbre blanc,
Dans des palais d’Orient
Je rirai aux gens de couleur.
Et aussi sous le soleil clair
Qui éclaire toute la terre
Pour ceux qui n’ont jamais pu faire
Tout ce que j’ai fait,
Pour ceux qui n’ont pas vu
Tout ce que j’ai vu.
FIN
Date de dernière mise à jour : 25/08/2023