BIBLIOBUS Littérature française

Mourir de ne pas mourir (1924)

  • L’égalité des sexes
  • Au cœur de mon amour
  • Pour se prendre au piège
  • L’amoureuse
  • Le sourd et l’aveugle
  • L’habitude
  • Dans la danse
  • Le jeu de construction
  • Entre autres
  • Giorgo de Chirico
  • Bouche usée
  • Dans le cylindre des tribulations
  • Denise disait aux merveilles
  • La bénédiction
  • La malédiction
  • Silence d’évangile
  • Sans rancune
  • Celle qui n’a pas la parole
  • Nudité de la vérité
  • Perspective
  • Ta foi
  • Mascha riait aux anges
  • Les petits justes

MOURIR DE NE PAS MOURIR
(1924)

Je meurs…

 

Pour tout simplifier
je dédie
mon dernier livre
à André Breton

P. E.

L’égalité des sexes

Tes yeux sont revenus d’un pays arbitraire

Où nul n’a jamais su ce que c’est qu’un regard

Ni connu la beauté des yeux, beauté des pierres,

Celle des gouttes d’eau, des perles en placards,

 

Des pierres nues et sans squelette, ô ma statue,

Le soleil aveuglant te tient lieu de miroir

Et s’il semble obéir aux puissances du soir

C’est que ta tête est close, ô statue abattue

 

Par mon amour et par mes ruses de sauvage.

Mon désir immobile est ton dernier soutien

Et je t’emporte sans bataille, ô mon image,

Rompue à ma faiblesse et prise dans mes liens.

Au cœur de mon amour

Un bel oiseau me montre la lumière

Elle est dans ses yeux, bien en vue.

Il chante sur une boule de gui

Au milieu du soleil.

 

*

 

Les yeux des animaux chanteurs

Et leurs chants de colère ou d’ennui

M’ont interdit de sortir de ce lit.

J’y passerai ma vie.

 

L’aube dans des pays sans grâce

Prend l’apparence de l’oubli.

Et qu’une femme émue s’endorme, à l’aube

La tête la première, sa chute l’illumine.

 

Constellations,

Vous connaissez la forme de sa tête.

Ici, tout s’obscurcit :

Le paysage se complète, sang aux joues,

Les masses diminuent et coulent dans mon cœur

Avec le sommeil.

Et qui donc veut me prendre le cœur ?

 

*

 

Je n’ai jamais rêvé d’une si belle nuit.

Les femmes du jardin cherchent à m’embrasser –

Soutiens du ciel, les arbres immobiles

Embrassent bien l’ombre qui les soutient.

 

Une femme au cœur pâle

Met la nuit dans ses habits.

L’amour a découvert la nuit

Sur ses seins impalpables.

 

Comment prendre plaisir à tout ?

Plutôt tout effacer.

L’homme de tous les mouvements,

De tous les sacrifices et de toutes les conquêtes

Dort. Il dort, il dort, il dort.

Il raye de ses soupirs la nuit minuscule, invisible.

 

Il n’a ni froid, ni chaud.

Son prisonnier s’est évadé – pour dormir.

Il n’est pas mort, il dort.

Quand il s’est endormi

Tout l’étonnait,

Il jouait avec ardeur,

Il regardait,

Il entendait.

Sa dernière parole :

« Si c’était à recommencer, je te rencontrerais sans te chercher. »

 

Il dort, il dort, il dort.

L’aube a eu beau lever la tête,

Il dort.

Pour se prendre au piège

C’est un restaurant comme les autres. Faut-il croire que je ne ressemble à personne ? Une grande femme, à côté de moi, bat des œufs avec ses doigts. Un voyageur pose ses vêtements sur une table et me tient tête. Il a tort, je ne connais aucun mystère, je ne sais même pas la signification du mot : mystère, je n’ai jamais rien cherché, rien trouvé, il a tort d’insister.

L’orage qui, par instants, sort de la brume me tourne les yeux et les épaules. L’espace a alors des portes et des fenêtres. Le voyageur me déclare que je ne suis plus le même. Plus le même ! Je ramasse les débris de toutes mes merveilles. C’est la grande femme qui m’a dit que ce sont des débris de merveilles, ces débris. Je les jette aux ruisseaux vivaces et pleins d’oiseaux. La mer, la calme mer est entre eux comme le ciel dans la lumière. Les couleurs aussi, si l’on me parle des couleurs, je ne regarde plus. Parlez-moi des formes, j’ai grand besoin d’inquiétude.

Grande femme, parle-moi des formes, ou bien je m’endors et je mène la grande vie, les mains prises dans la tête et la tête dans la bouche, dans la bouche bien close, langage intérieur.

L’amoureuse

Elle est debout sur mes paupières

Et ses cheveux sont dans les miens,

Elle a la forme de mes mains,

Elle a la couleur de mes yeux,

Elle s’engloutit dans mon ombre

Comme une pierre sur le ciel.

 

Elle a toujours les yeux ouverts

Et ne me laisse pas dormir.

Ses rêves en pleine lumière

Font s’évaporer les soleils,

Me font rire, pleurer et rire,

Parler sans avoir rien à dire.

Le sourd et l’aveugle

Gagnerons-nous la mer avec des cloches

Dans nos poches, avec le bruit de la mer

Dans la mer, ou bien serons-nous les porteurs

D’une eau plus pure et silencieuse ?

 

L’eau se frottant les mains aiguise des couteaux

Les guerriers ont trouvé leurs armes dans les flots

Et le bruit de leurs coups est semblable à celui

Des rochers défonçant dans la nuit les bateaux.

 

C’est la tempête et le tonnerre. Pourquoi pas le silence

Du déluge, car nous avons en nous tout l’espace rêvé

Pour le plus grand silence et nous respirerons

Comme le vent des mers terribles, comme le vent

 

Qui rampe lentement sur tous les horizons.

L’habitude

Toutes mes petites amies sont bossues :

Elles aiment leur mère.

Tous mes animaux sont obligatoires,

Ils ont des pieds de meuble

Et des mains de fenêtre.

Le vent se déforme,

Il lui faut un habit sur mesure,

Démesuré.

Voilà pourquoi

Je dis la vérité sans la dire.

Dans la danse

Petite table enfantine,

il y a des femmes dont les yeux sont comme des morceaux de sucre,

il y a des femmes graves comme les mouvements de l’amour qu’on ne surprend pas,

il y a des femmes au visage pâle

d’autres comme le ciel à la veille du vent.

Petite table dorée des jours de fête,

il y a des femmes de bois vert et sombre :

celles qui pleurent,

de bois sombre et vert :

celles qui rient.

 

Petite table trop basse ou trop haute,

il y a des femmes grasses

avec des ombres légères,

il y a des robes creuses,

des robes sèches,

des robes que l’on porte chez soi et que l’amour ne fait jamais sortir.

Petite table,

je n’aime pas les tables sur lesquelles je danse,

je ne m’en doutais pas.

Le jeu de construction

à Raymond Roussel.

L’homme s’enfuit, le cheval tombe,

La porte ne peut pas s’ouvrir,

L’oiseau se tait, creusez sa tombe,

Le silence le fait mourir.

 

Un papillon sur une branche

Attend patiemment l’hiver,

Son cœur est lourd, la branche penche,

La branche se plie comme un ver.

 

Pourquoi pleurer la fleur séchée

Et pourquoi pleurer les lilas ?

Pourquoi pleurer la rose d’ambre ?

 

Pourquoi pleurer la pensée tendre ?

Pourquoi chercher la fleur cachée

Si l’on n’a pas de récompense ?

 

— Mais pour ça, ça et ça.

Entre autres

À l’ombre des arbres

Comme au temps des miracles,

 

Au milieu des hommes

Comme la plus belle femme,

 

Sans regrets, sans honte,

J’ai quitté le monde.

 

— Qu’avez-vous vu ?

 

— Une femme jeune, grande et belle

En robe noire très décolletée.

Giorgo de Chirico

Un mur dénonce un autre mur

Et l’ombre me défend de mon ombre peureuse.

Ô tour de mon amour autour de mon amour,

Tous les murs filaient blanc autour de mon silence.

 

Toi, que défendais-tu ? Ciel insensible et pur

Tremblant tu m’abritais. La lumière en relief

Sur le ciel qui n’est plus le miroir du soleil,

Les étoiles de jour parmi les feuilles vertes,

 

Le souvenir de ceux qui parlaient sans savoir,

Maîtres de ma faiblesse et je suis à leur place

Avec des yeux d’amour et des mains trop fidèles

Pour dépeupler un monde dont je suis absent.

Bouche usée

Le rire tenait sa bouteille

À la bouche riait la mort

Dans tous les lits où l’on dort

Le ciel sous tous les corps sommeille

 

Un clair ruban vert à l’oreille

Trois boules une bague en or

Elle porte sans effort

Une ombre aux lumières pareille

 

Petite étoile des vapeurs

Au soir des mers sans voyageurs

Des mers que le ciel cruel fouille

 

Délices portées à la main

Plus douce poussière à la fin

Les branches perdues sous la rouille.

Dans le cylindre des tribulations

Que le monde m’entraîne et j’aurai des souvenirs.

Trente filles au corps opaque, trente filles divinisées par l’imagination, s’approchent de l’homme qui repose dans la petite vallée de la folie.

L’homme en question joue avec ferveur. Il joue contre lui-même et gagne. Les trente filles en ont vite assez. Les caresses du jeu ne sont pas celles de l’amour et le spectacle n’en est pas aussi charmant, séduisant et agréable.

Je parle de trente filles au corps opaque et d’un joueur heureux. Il y a aussi, dans une ville de laine et de plumes, un oiseau sur le dos d’un mouton. Le mouton, dans les fables, mène l’oiseau en paradis.

Il y a aussi les siècles personnifiés, la grandeur des siècles présents, le vertige des années défendues et des fruits perdus.

Que les souvenirs m’entraînent et j’aurai des yeux ronds comme le monde.

Denise disait aux merveilles

Le soir traînait des hirondelles. Les hiboux

Partageaient le soleil et pesaient sur la terre

Comme les pas jamais lassés d’un solitaire

Plus pâle que nature et dormant tout debout.

 

Le soir traînait des armes blanches sur nos têtes.

Le courage brûlait les femmes parmi nous,

Elles pleuraient, elles criaient comme des bêtes,

Les hommes inquiets s’étaient mis à genoux.

 

Le soir, un rien, une hirondelle qui dépasse,

Un peu de vent, les feuilles qui ne tombent plus,

Un beau détail, un sortilège sans vertus

Pour un regard qui n’a jamais compris l’espace.

La bénédiction

À l’aventure, en barque, au nord.

Dans la trompette des oiseaux

Les poissons dans leur élément.

 

L’homme qui creuse sa couronne

Allume un brasier dans la cloche,

Un beau brasier-nid-de-fourmis.

 

Et le guerrier bardé de fer

Que l’on fait rôtir à la broche

Apprend l’amour et la musique.

La malédiction

Un aigle, sur un rocher, contemple l’horizon béat. Un aigle défend le mouvement des sphères. Couleurs douces de la charité, tristesse, lueurs sur les arbres décharnés, lyre en étoile d’araignée, les hommes qui sous tous les cieux se ressemblent sont aussi bêtes sur la terre qu’au ciel. Et celui qui traîne un couteau dans les herbes hautes, dans les herbes de mes yeux, de mes cheveux et de mes rêves, celui qui porte dans ses bras tous les signes de l’ombre, est tombé, tacheté d’azur, sur les fleurs à quatre couleurs.

Silence d’évangile

Nous dormons avec des anges rouges qui nous montrent le désert sans minuscules et sans les doux réveils désolés. Nous dormons. Une aile nous brise, évasion, nous avons des roues plus vieilles que les plumes envolées, perdues, pour explorer les cimetières de la lenteur, la seule luxure.

 

*

 

La bouteille que nous entourons des linges de nos blessures ne résiste à aucune envie. Prenons les cœurs, les cerveaux, les muscles de la rage, prenons les fleurs invisibles des blêmes jeunes filles et des enfants noués, prenons la main de la mémoire, fermons les yeux du souvenir, une théorie d’arbres délivrés par les voleurs nous frappe et nous divise, tous les morceaux sont bons. Qui les rassemblera : la terreur, la souffrance ou le dégoût ?

 

*

 

Dormons, mes frères. Le chapitre inexplicable est devenu incompréhensible. Des géants passent en exhalant des plaintes terribles, des plaintes de géant, des plaintes comme l’aube veut en pousser, l’aube qui ne peut plus se plaindre, depuis le temps, mes frères, depuis le temps.

Sans rancune

Larmes des yeux, les malheurs des malheureux,

Malheurs sans intérêt et larmes sans couleurs.

Il ne demande rien, il n’est pas insensible,

Il est triste en prison et triste s’il est libre.

 

Il fait un triste temps, il fait une nuit noire

À ne pas mettre un aveugle dehors. Les forts

Sont assis, les faibles tiennent le pouvoir

Et le roi est debout près de la reine assise.

 

Sourires et soupirs, des injures pourrissent

Dans la bouche des muets et dans les yeux des lâches,

Ne prenez rien : ceci brûle, cela flambe !

Vos mains sont faites pour vos poches et vos fronts,

 

*

 

Une ombre…

Toute l’infortune du monde

Et mon amour dessus

Comme une bête nue.

Celle qui n’a pas la parole

Les feuilles de couleur dans les arbres nocturnes

Et la liane verte et bleue qui joint le ciel aux arbres,

Le vent à la grande figure

 

Les épargne. Avalanche, à travers sa tête transparente

La lumière, nuée d’insectes, vibre et meurt.

 

Miracle dévêtu, émiettement, rupture

Pour un seul être.

 

La plus belle inconnue

Agonise éternellement.

 

Étoiles de son cœur aux yeux de tout le monde.

Nudité de la vérité

Je le sais bien.

Le désespoir n’a pas d’ailes,

L’amour non plus,

Pas de visage,

Ne parlent pas,

Je ne bouge pas,

Je ne les regarde pas,

Je ne leur parle pas

Niais je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir.

Perspective

Un millier de sauvages

S’apprêtent à combattre.

Ils ont des armes,

Ils ont leur cœur, grand cœur,

Et s’alignent avec lenteur

Devant un millier d’arbres verts

Qui, sans en avoir l’air,

Tiennent encore à leur feuillage.

Ta foi

Suis-je autre chose que ta force ?

Ta force dans tes bras,

Ta tête dans tes bras,

Ta force dans le ciel décomposé,

Ta tête lamentable,

Ta tête que je porte.

Tu ne joueras plus avec moi,

Héroïne perdue,

Ma force bouge dans tes bras.

Mascha riait aux anges

L’heure qui tremble au front du temps tout embrouillé

 

Un bel oiseau léger plus vif qu’une poussière

Traîne sur un miroir un cadavre sans tête

Des boules de soleil adoucissent ses ailes

Et le vent de son vol affole la lumière

 

Le meilleur a été découvert loin d’ici.

Les petits justes

 

Sur la maison du rire

Un oiseau rit dans ses ailes.

Le monde est si léger

Qu’il n’est plus à sa place

Et si gai

Qu’il ne lui manque rien.

 

*

 

Pourquoi suis-je si belle ?

Parce que mon maître me lave.

 

*

 

Avec tes yeux je change comme avec les lunes

Et je suis tour à tour et de plomb et de plume,

Une eau mystérieuse et noire qui t’enserre

Ou bien dans tes cheveux ta légère victoire.

 

*

 

Une couleur madame, une couleur monsieur

Une aux seins, une aux cheveux,

La bouche des passions

Et si vous voyez rouge

La plus belle est à vos genoux6.

 

*

 

À faire rire la certaine

Était-elle en pierre ?

Elle s’effondra.

 

*

 

Les hommes qui changent et se ressemblent

Ont, au cours de leurs jours, toujours fermé les yeux

Pour dissiper la brume de dérision

Etc…

FIN

Date de dernière mise à jour : 25/08/2023