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BIBLIOBUS Littérature française

Le temps déborde (1947

  • JE VIS TOUJOURS
  • LA PUISSANCE DE L’ESPOIR
  • UN VIVANT PARLE POUR LES MORTS
  • L’EXTASE
  • EN VERTU DE L’AMOUR
  • LES LIMITES DU MALHEUR
  • MA MORTE VIVANTE
  • NÉGATION DE LA POÉSIE
  • DORÉE
  • NOTRE VIE [1]
  • VIVANTE ET MORTE SÉPARÉE
  • NOTRE VIE [2]

LE TEMPS DÉBORDE  

À J. et A. derniers reflets de mes amours,
qui ont tout fait pour dissiper la nuit qui m’envahit.
 

JE VIS TOUJOURS

 

Et je me suis assis sans pudeur sur la vague

De ce fleuve lointain gaufré de soleil vert

Les arbres célébraient la nuit et les étoiles

 

J’ai vu clair dans la nuit toute nue

Dans la nuit toute nue quelle femme

M’a montré son visage s’est montrée toute nue

Sa beauté adulte était plus sérieuse

Que les lois sans pitié de la nécessité

 

Contre elle les toilettes de nature

Puériles exerçaient leurs armes éternelles

De fer et de marbre et de sel

Contre elle le diamant du ciel

S’émoussait et se ternissait

 

Pourtant c’était une beauté

De sable et de mousse et de crépuscule

Mais c’était une beauté

De chair de langue et de prunelles

Une beauté bourgeon et déchet des saisons

 

Beauté qui s’éteignait sous de vagues rencontres

J’ai séparé des amoureux plus laids ensemble

Que séparés

Pour les sauver j’ai fait chanter la solitude

J’ai brisé leurs lèvres au carré

 

J’ai fait sécher j’ai eu le temps de faire sécher

Les fleurs sans remords d’un mensonge

Le fumier tout frais qui pleurait

Et les aubes mal réveillées

 

Mais j’ai fait rire les comédiens les plus amers

Épris de nudité et trop bien habillés

Ceux qui parlent à côté leurs yeux brûlent sans chaleur

Ceux qui parlent sciemment pour vieillir commodément

Les constructeurs de leur prison huilée bien cheminée

Porteurs de chaînes mains à menottes têtes à cornettes

 

Les globules bleus d’un monde décoloré

Sur le toit leurs rêves étaient à la cave

Ils ne cultivaient que l’éternité

Mon cœur et mon œil

Sous l’espace intact tout était gelé

 

D’où êtes-vous sortie image sans azur

Spectatrice en vue

Sinon de moi qui dors si mal sur un grabat

D’où êtes-vous sortie touchant la terre de si près

Que je suis votre pas sur le pavé des rues

 

Où je m’ennuie si souvent où je me perdrai

Malgré tous les repères que j’ai posés lucide

Quand j’étais jeune et prévoyant

Quand l’ombre m’habitait

Quand je ne m’abreuvais que de vin transparent

 

Vous tout entière réglée par cette chair

Qui est la mienne au flanc du vide

Tremblante seulement

À l’idée d’échapper au monde indispensable

Vous précaire en dépit de mon espoir de vivre

 

Il n’y a pas de dérision

Il n’y a rien qui soit faussé

Sinon ce qui n’est pas l’image sans midi

Qui s’impose la nuit sur la moelle

De ce fleuve où je me suis assis

 

Je vis encore et je partage

Le blé le pain de la beauté

Sans autre lumière que naître et qu’exister

Vous très basse et très haute dans la nudité

Du nord et du sud en un seul instant

 

La treille humaine est entre nous

Notre naissance de la femme est évidente

Et voici l’herbe qui poussa dans notre enfance

 

Es-tu malade ou fatigué

Es-tu dément ou simplement

Plus malheureux que d’habitude

Je n’ai pas envie de répondre

 

Car je crains trop en répondant

D’avoir le sort de ces joueurs

Qui jouent pour rien sur le velours

De leurs désirs de leurs douleurs

 

J’ai déniché les œufs utiles

À ma faim pour ne pas mourir

Mais au delà j’oublie mes rêves

Au delà je m’en veux à mort.

Octobre 1946.

LA PUISSANCE DE L’ESPOIR

 

Autant parler pour avouer mon sort :

Je n’ai rien mien, on m’a dépossédé

Et les chemins où je finirai mort

Je les parcours en esclave courbé ;

Seule ma peine est ma propriété :

Larmes, sueurs et le plus dur effort

Je ne suis plus qu’un objet de pitié

Sinon de honte aux yeux d’un monde fort.

 

J’ai de manger et de boire l’envie

Autant qu’un autre à en perdre la tête ;

J’ai de dormir l’ardente nostalgie :

Dans la chaleur, sans fin, comme une bête.

Je dors trop peu, ne fais jamais la fête,

Jamais ne baise une femme jolie ;

Pourtant mon cœur, vide, point ne s’arrête,

Malgré douleur mon cœur point ne dévie.

 

J’aurais pu rire, ivre de mon caprice.

L’aurore en moi pouvait creuser son nid

Et rayonner, subtile et protectrice,

Sur mes semblables qui auraient fleuri.

N’ayez pitié, si vous avez choisi

D’être bornés et d’être sans justice :

Un jour viendra où je serai parmi

Les constructeurs d’un vivant édifice,

 

La foule immense où l’homme est un ami.

3 novembre 1946.

UN VIVANT PARLE POUR LES MORTS

 

Doux avenir, cet œil crevé c’est moi,

Ce ventre ouvert et ces nerfs en lambeaux

C’est moi, sujet des vers et des corbeaux,

Fils du néant comme on est fils de roi.

 

J’aurai bientôt perdu mon apparence :

Je suis en terre au lieu d’être sur terre,

Mon cœur gâché vole avec la poussière.

Je n’ai de sens que par complète absence.

23 novembre 1946.

L’EXTASE

 

Je suis devant ce paysage féminin

Comme un enfant devant le feu

Souriant vaguement et les larmes aux yeux

Devant ce paysage où tout remue en moi

Où des miroirs s’embuent où des miroirs s’éclairent

Reflétant deux corps nus saison contre saison

 

J’ai tant de raisons de me perdre

Sur cette terre sans chemins et sous ce ciel sans horizon

Belles raisons que j’ignorais hier

Et que je n’oublierai jamais

Belles clés des regards clés filles d’elles-mêmes

Devant ce paysage où la nature est mienne

 

Devant le feu le premier feu

Bonne raison maîtresse

Étoile identifiée

Et sur la terre et sous le ciel hors de mon cœur et dans mon cœur

Second bourgeon première feuille verte

Que la mer couvre de ses ailes

Et le soleil au bout de tout venant de nous

 

Je suis devant ce paysage féminin

Comme une branche dans le feu.

24 novembre 1946.

EN VERTU DE L’AMOUR

 

J’ai dénoué la chambre où je dors, où je rêve,

Dénoué la campagne et la ville où je passe,

Où je rêve éveillé, où le soleil se lève,

Où, dans mes yeux absents, la lumière s’amasse.

 

Monde au petit bonheur, sans surface et sans fond,

Aux charmes oubliés sitôt que reconnus,

La naissance et la mort mêlent leur contagion

Dans les plis de la terre et du ciel confondus.

 

Je n’ai rien séparé mais j’ai doublé mon cœur.

D’aimer, j’ai tout créé : réel, imaginaire.

J’ai donné sa raison, sa forme, sa chaleur

Et son rôle immortel à celle qui m’éclaire.

27 novembre 1946.

 

*

 

Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six

 

 

*

 

Nous ne vieillirons pas ensemble.

 

 

*

 

Voici le jour

 

 

*

 

En trop : le temps déborde.

 

 

*

 

Mon amour si léger prend le poids d’un supplice.

LES LIMITES DU MALHEUR

 

Mes yeux soudain horriblement

Ne voient pas plus loin que moi

Je fais des gestes dans le vide

Je suis comme un aveugle-né

De son unique nuit témoin

 

La vie soudain horriblement

N’est plus à la mesure du temps

Mon désert contredit l’espace

Désert pourri désert livide

De ma morte que j’envie

 

J’ai dans mon corps vivant les ruines de l’amour

Ma morte dans sa robe au col taché de sang.

MA MORTE VIVANTE

 

Dans mon chagrin rien n’est en mouvement

J’attends personne ne viendra

Ni de jour ni de nuit

Ni jamais plus de ce qui fut moi-même

 

Mes yeux se sont séparés de tes yeux

Ils perdent leur confiance ils perdent leur lumière

Ma bouche s’est séparée de ta bouche

Ma bouche s’est séparée du plaisir

Et du sens de l’amour et du sens de la vie

Mes mains se sont séparées de tes mains

Mes mains laissent tout échapper

Mes pieds se sont séparés de tes pieds

Ils n’avanceront plus il n’y a plus de routes

Ils ne connaîtront plus mon poids ni le repos

 

Il m’est donné de voir ma vie finir

Avec la tienne

Ma vie en ton pouvoir

Que j’ai crue infinie

 

Et l’avenir mon seul espoir c’est mon tombeau

Pareil au tien cerné d’un monde indifférent

 

J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres.

 

Manuscrit du poème « La Puissance de l’espoir »,
avec des projets de pseudonymes.

NÉGATION DE LA POÉSIE

 

J’ai pris de toi tout le souci tout le tourment

Que l’on peut prendre à travers tout à travers rien

Aurais-je pu ne pas t’aimer

Ô toi rien que la gentillesse

Comme une pêche après une autre pêche

Aussi fondantes que l’été

 

Tout le souci tout le tourment

De vivre encore et d’être absent

D’écrire ce poème

 

Au lieu du poème vivant

Que je n’écrirai pas

Puisque tu n’es pas là

 

Les plus ténus dessins du feu

Préparent l’incendie ultime

Les moindres miettes de pain

Suffisent aux mourants

 

J’ai connu la vertu vivante

J’ai connu le bien incarné

Je refuse ta mort mais j’accepte la mienne

Ton ombre qui s’étend sur moi

Je voudrais en faire un jardin

 

L’arc débandé nous sommes de la même nuit

Et je veux continuer ton immobilité

Et le discours inexistant

Qui commence avec toi qui finira en moi

Avec moi volontaire obstiné révolté

Amoureux comme toi des charmes de la terre.

DORÉE

 

Les draps humides de novembre

M’ensevelissent pour toujours

Le temps me file entre les doigts

La terre tourne en mes orbites

 

Où en est ce léger sourire

Qui commença un jour de mai

Sinon sur la bouche des morts

Malgré la peine des vivants

 

Où est la lettre sans réponse

Et la poussière des paroles

Cette confiance dans la vie

Qui tout à coup devient silence

 

Je nie les larmes leur lumière

Mes yeux ne sont plus de ce monde

Je suis passée tout est passé

Je suis une ombre dans le noir

 

Je suis le germe du désordre.

NOTRE VIE [1]

 

Notre vie tu l’as faite elle est ensevelie

Aurore d’une ville un beau matin de mai

Sur laquelle la terre a refermé son poing

Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires

Et la mort entre en moi comme dans un moulin

 

Notre vie disais-tu si contente de vivre

Et de donner la vie à ce que nous aimions

Mais la mort a rompu l’équilibre du temps

La mort qui vient la mort qui va la mort vécue

La mort visible boit et mange à mes dépens

 

Morte visible Nusch invisible et plus dure

Que la soif et la faim à mon corps épuisé

Masque de neige sur la terre et sous la terre

Source des larmes dans la nuit masque d’aveugle

Mon passé se dissout je fais place au silence

VIVANTE ET MORTE SÉPARÉE

 

Vivante et morte séparée j’ai trébuché

Sur une tombe sur un corps

Qui soulève à peine la terre

Sur un corps dont j’étais construit

Sur la bouche qui me parlait

Et sur les yeux pourris de toutes les vertus

Mes mains mes pieds étaient les siens

Et mes désirs et mon poème étaient les siens

J’ai trébuché sur sa gaîté sur sa bonté

Qui maintenant ont les rigueurs de son squelette

Mon amour est de plus en plus concret il est en terre

Et non ailleurs j’imagine son odeur

Mon amour mon petit ma couronne d’odeurs

Tu n’avais rien de rien à faire avec la mort

Ton crâne n’avait pas connu la nuit des temps

Mon éphémère écoute je suis là je t’accompagne

Je te parle notre langue elle est minime et va d’un coup

Du grand soleil au grand soleil et nous mourons d’être vivants

Écoute ici c’est notre chien ici notre maison

Ici c’est notre lit ici ceux qui nous aiment

Tous les produits de notre cœur de notre sang

Et de nos sens et de nos rêves

Je n’oublie rien de ces oiseaux de grande espèce

Qui nous guident qui nous enlèvent

Et qui font des trous dans l’azur

Comme volcans en pleine terre

Ma fille mon garçon petite mère et petit père

Mon poème ce soir aurait pu te distraire

Avec les mots précis que tu es fière de comprendre

Avec les arrêts brusques des péripéties

Et les zibelines vives de la coquetterie

Et l’abasourdissante écume de la mer

Et la réminiscence et l’oubli délétère

Mon corps vivant charmant ma raison ma déraison

Ma séduction ma solitude mon plaisir et ma souffrance

Ma modestie et mon orgueil ma perversion et mon mérite

Toute petite et délabrée parfaite et pure

Pareille à un verre d’eau qui sera toujours bu

Je ne dors pas je suis tombé j’ai trébuché sur ton absence

Je suis sans feu sans force près de toi

Je suis le dessous de la bête je m’accroche

À notre chute à notre ruine

Je suis au-dessous de tes restes

J’aspire à ton néant je voudrais voir mon front

Comme un caillou loin dans la terre

Comme un bateau fondu dans l’eau

Mon petit qui pourtant m’engendras en orage

Me convertis en homme et m’aimas comme un sage

Ma voix n’a pas d’écho j’ai honte de parler

Je souffre pour toujours de ton silence ô mon amour.

NOTRE VIE [2]

 

Nous n’irons pas au but un par un mais par deux

Nous connaissant par deux nous nous connaîtrons tous

Nous nous aimerons tous et nos enfants riront

De la légende noire où pleure un solitaire.

FIN

Date de dernière mise à jour : 25/08/2023