- PLAN DU SITE
- Paul Eluard (1895-1952)
- Le temps déborde (1947
Le temps déborde (1947
- JE VIS TOUJOURS
- LA PUISSANCE DE L’ESPOIR
- UN VIVANT PARLE POUR LES MORTS
- L’EXTASE
- EN VERTU DE L’AMOUR
- LES LIMITES DU MALHEUR
- MA MORTE VIVANTE
- NÉGATION DE LA POÉSIE
- DORÉE
- NOTRE VIE [1]
- VIVANTE ET MORTE SÉPARÉE
- NOTRE VIE [2]
À J. et A. derniers reflets de mes amours,
qui ont tout fait pour dissiper la nuit qui m’envahit.
Et je me suis assis sans pudeur sur la vague
De ce fleuve lointain gaufré de soleil vert
Les arbres célébraient la nuit et les étoiles
J’ai vu clair dans la nuit toute nue
Dans la nuit toute nue quelle femme
M’a montré son visage s’est montrée toute nue
Sa beauté adulte était plus sérieuse
Que les lois sans pitié de la nécessité
Contre elle les toilettes de nature
Puériles exerçaient leurs armes éternelles
De fer et de marbre et de sel
Contre elle le diamant du ciel
S’émoussait et se ternissait
Pourtant c’était une beauté
De sable et de mousse et de crépuscule
Mais c’était une beauté
De chair de langue et de prunelles
Une beauté bourgeon et déchet des saisons
Beauté qui s’éteignait sous de vagues rencontres
J’ai séparé des amoureux plus laids ensemble
Que séparés
Pour les sauver j’ai fait chanter la solitude
J’ai brisé leurs lèvres au carré
J’ai fait sécher j’ai eu le temps de faire sécher
Les fleurs sans remords d’un mensonge
Le fumier tout frais qui pleurait
Et les aubes mal réveillées
Mais j’ai fait rire les comédiens les plus amers
Épris de nudité et trop bien habillés
Ceux qui parlent à côté leurs yeux brûlent sans chaleur
Ceux qui parlent sciemment pour vieillir commodément
Les constructeurs de leur prison huilée bien cheminée
Porteurs de chaînes mains à menottes têtes à cornettes
Les globules bleus d’un monde décoloré
Sur le toit leurs rêves étaient à la cave
Ils ne cultivaient que l’éternité
Mon cœur et mon œil
Sous l’espace intact tout était gelé
D’où êtes-vous sortie image sans azur
Spectatrice en vue
Sinon de moi qui dors si mal sur un grabat
D’où êtes-vous sortie touchant la terre de si près
Que je suis votre pas sur le pavé des rues
Où je m’ennuie si souvent où je me perdrai
Malgré tous les repères que j’ai posés lucide
Quand j’étais jeune et prévoyant
Quand l’ombre m’habitait
Quand je ne m’abreuvais que de vin transparent
Vous tout entière réglée par cette chair
Qui est la mienne au flanc du vide
Tremblante seulement
À l’idée d’échapper au monde indispensable
Vous précaire en dépit de mon espoir de vivre
Il n’y a pas de dérision
Il n’y a rien qui soit faussé
Sinon ce qui n’est pas l’image sans midi
Qui s’impose la nuit sur la moelle
De ce fleuve où je me suis assis
Je vis encore et je partage
Le blé le pain de la beauté
Sans autre lumière que naître et qu’exister
Vous très basse et très haute dans la nudité
Du nord et du sud en un seul instant
La treille humaine est entre nous
Notre naissance de la femme est évidente
Et voici l’herbe qui poussa dans notre enfance
Es-tu malade ou fatigué
Es-tu dément ou simplement
Plus malheureux que d’habitude
Je n’ai pas envie de répondre
Car je crains trop en répondant
D’avoir le sort de ces joueurs
Qui jouent pour rien sur le velours
De leurs désirs de leurs douleurs
J’ai déniché les œufs utiles
À ma faim pour ne pas mourir
Mais au delà j’oublie mes rêves
Au delà je m’en veux à mort.
Octobre 1946.
Autant parler pour avouer mon sort :
Je n’ai rien mien, on m’a dépossédé
Et les chemins où je finirai mort
Je les parcours en esclave courbé ;
Seule ma peine est ma propriété :
Larmes, sueurs et le plus dur effort
Je ne suis plus qu’un objet de pitié
Sinon de honte aux yeux d’un monde fort.
J’ai de manger et de boire l’envie
Autant qu’un autre à en perdre la tête ;
J’ai de dormir l’ardente nostalgie :
Dans la chaleur, sans fin, comme une bête.
Je dors trop peu, ne fais jamais la fête,
Jamais ne baise une femme jolie ;
Pourtant mon cœur, vide, point ne s’arrête,
Malgré douleur mon cœur point ne dévie.
J’aurais pu rire, ivre de mon caprice.
L’aurore en moi pouvait creuser son nid
Et rayonner, subtile et protectrice,
Sur mes semblables qui auraient fleuri.
N’ayez pitié, si vous avez choisi
D’être bornés et d’être sans justice :
Un jour viendra où je serai parmi
Les constructeurs d’un vivant édifice,
La foule immense où l’homme est un ami.
3 novembre 1946.
UN VIVANT PARLE POUR LES MORTS
Doux avenir, cet œil crevé c’est moi,
Ce ventre ouvert et ces nerfs en lambeaux
C’est moi, sujet des vers et des corbeaux,
Fils du néant comme on est fils de roi.
J’aurai bientôt perdu mon apparence :
Je suis en terre au lieu d’être sur terre,
Mon cœur gâché vole avec la poussière.
Je n’ai de sens que par complète absence.
23 novembre 1946.
Je suis devant ce paysage féminin
Comme un enfant devant le feu
Souriant vaguement et les larmes aux yeux
Devant ce paysage où tout remue en moi
Où des miroirs s’embuent où des miroirs s’éclairent
Reflétant deux corps nus saison contre saison
J’ai tant de raisons de me perdre
Sur cette terre sans chemins et sous ce ciel sans horizon
Belles raisons que j’ignorais hier
Et que je n’oublierai jamais
Belles clés des regards clés filles d’elles-mêmes
Devant ce paysage où la nature est mienne
Devant le feu le premier feu
Bonne raison maîtresse
Étoile identifiée
Et sur la terre et sous le ciel hors de mon cœur et dans mon cœur
Second bourgeon première feuille verte
Que la mer couvre de ses ailes
Et le soleil au bout de tout venant de nous
Je suis devant ce paysage féminin
Comme une branche dans le feu.
24 novembre 1946.
J’ai dénoué la chambre où je dors, où je rêve,
Dénoué la campagne et la ville où je passe,
Où je rêve éveillé, où le soleil se lève,
Où, dans mes yeux absents, la lumière s’amasse.
Monde au petit bonheur, sans surface et sans fond,
Aux charmes oubliés sitôt que reconnus,
La naissance et la mort mêlent leur contagion
Dans les plis de la terre et du ciel confondus.
Je n’ai rien séparé mais j’ai doublé mon cœur.
D’aimer, j’ai tout créé : réel, imaginaire.
J’ai donné sa raison, sa forme, sa chaleur
Et son rôle immortel à celle qui m’éclaire.
27 novembre 1946.
*
Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six
*
Nous ne vieillirons pas ensemble.
*
Voici le jour
*
En trop : le temps déborde.
*
Mon amour si léger prend le poids d’un supplice.
Mes yeux soudain horriblement
Ne voient pas plus loin que moi
Je fais des gestes dans le vide
Je suis comme un aveugle-né
De son unique nuit témoin
La vie soudain horriblement
N’est plus à la mesure du temps
Mon désert contredit l’espace
Désert pourri désert livide
De ma morte que j’envie
J’ai dans mon corps vivant les ruines de l’amour
Ma morte dans sa robe au col taché de sang.
Dans mon chagrin rien n’est en mouvement
J’attends personne ne viendra
Ni de jour ni de nuit
Ni jamais plus de ce qui fut moi-même
Mes yeux se sont séparés de tes yeux
Ils perdent leur confiance ils perdent leur lumière
Ma bouche s’est séparée de ta bouche
Ma bouche s’est séparée du plaisir
Et du sens de l’amour et du sens de la vie
Mes mains se sont séparées de tes mains
Mes mains laissent tout échapper
Mes pieds se sont séparés de tes pieds
Ils n’avanceront plus il n’y a plus de routes
Ils ne connaîtront plus mon poids ni le repos
Il m’est donné de voir ma vie finir
Avec la tienne
Ma vie en ton pouvoir
Que j’ai crue infinie
Et l’avenir mon seul espoir c’est mon tombeau
Pareil au tien cerné d’un monde indifférent
J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres.
Manuscrit du poème « La Puissance de l’espoir »,
avec des projets de pseudonymes.
J’ai pris de toi tout le souci tout le tourment
Que l’on peut prendre à travers tout à travers rien
Aurais-je pu ne pas t’aimer
Ô toi rien que la gentillesse
Comme une pêche après une autre pêche
Aussi fondantes que l’été
Tout le souci tout le tourment
De vivre encore et d’être absent
D’écrire ce poème
Au lieu du poème vivant
Que je n’écrirai pas
Puisque tu n’es pas là
Les plus ténus dessins du feu
Préparent l’incendie ultime
Les moindres miettes de pain
Suffisent aux mourants
J’ai connu la vertu vivante
J’ai connu le bien incarné
Je refuse ta mort mais j’accepte la mienne
Ton ombre qui s’étend sur moi
Je voudrais en faire un jardin
L’arc débandé nous sommes de la même nuit
Et je veux continuer ton immobilité
Et le discours inexistant
Qui commence avec toi qui finira en moi
Avec moi volontaire obstiné révolté
Amoureux comme toi des charmes de la terre.
Les draps humides de novembre
M’ensevelissent pour toujours
Le temps me file entre les doigts
La terre tourne en mes orbites
Où en est ce léger sourire
Qui commença un jour de mai
Sinon sur la bouche des morts
Malgré la peine des vivants
Où est la lettre sans réponse
Et la poussière des paroles
Cette confiance dans la vie
Qui tout à coup devient silence
Je nie les larmes leur lumière
Mes yeux ne sont plus de ce monde
Je suis passée tout est passé
Je suis une ombre dans le noir
Je suis le germe du désordre.
Notre vie tu l’as faite elle est ensevelie
Aurore d’une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la terre a refermé son poing
Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires
Et la mort entre en moi comme dans un moulin
Notre vie disais-tu si contente de vivre
Et de donner la vie à ce que nous aimions
Mais la mort a rompu l’équilibre du temps
La mort qui vient la mort qui va la mort vécue
La mort visible boit et mange à mes dépens
Morte visible Nusch invisible et plus dure
Que la soif et la faim à mon corps épuisé
Masque de neige sur la terre et sous la terre
Source des larmes dans la nuit masque d’aveugle
Mon passé se dissout je fais place au silence
Vivante et morte séparée j’ai trébuché
Sur une tombe sur un corps
Qui soulève à peine la terre
Sur un corps dont j’étais construit
Sur la bouche qui me parlait
Et sur les yeux pourris de toutes les vertus
Mes mains mes pieds étaient les siens
Et mes désirs et mon poème étaient les siens
J’ai trébuché sur sa gaîté sur sa bonté
Qui maintenant ont les rigueurs de son squelette
Mon amour est de plus en plus concret il est en terre
Et non ailleurs j’imagine son odeur
Mon amour mon petit ma couronne d’odeurs
Tu n’avais rien de rien à faire avec la mort
Ton crâne n’avait pas connu la nuit des temps
Mon éphémère écoute je suis là je t’accompagne
Je te parle notre langue elle est minime et va d’un coup
Du grand soleil au grand soleil et nous mourons d’être vivants
Écoute ici c’est notre chien ici notre maison
Ici c’est notre lit ici ceux qui nous aiment
Tous les produits de notre cœur de notre sang
Et de nos sens et de nos rêves
Je n’oublie rien de ces oiseaux de grande espèce
Qui nous guident qui nous enlèvent
Et qui font des trous dans l’azur
Comme volcans en pleine terre
Ma fille mon garçon petite mère et petit père
Mon poème ce soir aurait pu te distraire
Avec les mots précis que tu es fière de comprendre
Avec les arrêts brusques des péripéties
Et les zibelines vives de la coquetterie
Et l’abasourdissante écume de la mer
Et la réminiscence et l’oubli délétère
Mon corps vivant charmant ma raison ma déraison
Ma séduction ma solitude mon plaisir et ma souffrance
Ma modestie et mon orgueil ma perversion et mon mérite
Toute petite et délabrée parfaite et pure
Pareille à un verre d’eau qui sera toujours bu
Je ne dors pas je suis tombé j’ai trébuché sur ton absence
Je suis sans feu sans force près de toi
Je suis le dessous de la bête je m’accroche
À notre chute à notre ruine
Je suis au-dessous de tes restes
J’aspire à ton néant je voudrais voir mon front
Comme un caillou loin dans la terre
Comme un bateau fondu dans l’eau
Mon petit qui pourtant m’engendras en orage
Me convertis en homme et m’aimas comme un sage
Ma voix n’a pas d’écho j’ai honte de parler
Je souffre pour toujours de ton silence ô mon amour.
Nous n’irons pas au but un par un mais par deux
Nous connaissant par deux nous nous connaîtrons tous
Nous nous aimerons tous et nos enfants riront
De la légende noire où pleure un solitaire.
FIN
Date de dernière mise à jour : 25/08/2023