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- Paul Eluard (1895-1952)
- Défense de savoir (1928
Défense de savoir (1928
[I]
Ma présence n’est pas ici.
Je suis habillé de moi-même.
Il n’y a pas de planète qui tienne
La clarté existe sans moi.
Née de ma main sur mes yeux
Et me détournant de ma voie
L’ombre m’empêche de marcher
Sur ma couronne d’univers,
Dans le grand miroir habitable,
Miroir brisé, mouvant, inverse
Où l’habitude et la surprise
Créent l’ennui à tour de rôle.
[II]
L’aventure est pendue au cou de son rival
L’amour dont le regard se retrouve ou s’égare
Sur les places des yeux désertes ou peuplées.
Toutes les aventures de la face humaine,
Cris sans échos, signes de mort, temps hors mémoire,
Tant de beaux visages, si beaux
Que les larmes les cachent,
Tant d’yeux aussi sûrs de leur nuit
Que des amants mourant ensemble,
Tant de baisers sous roche et tant d’eau sans nuages,
Apparitions surgies d’absences éternelles,
Tout était digne d’être aimé,
Les trésors sont des murs et leur ombre est aveugle
Et l’amour est au monde pour l’oubli du monde.
[III]
Accrochés aux désirs de vitesse
Et cernant de plomb les plus lents
Les murs ne se font plus face.
Des êtres multiples, des éventails d’êtres,
Des êtres-chevelures
Dorment dans un reflet sanglant.
Dans sa rage fauve
La terre montre ses paumes.
Les yeux se sont fermés
Parce que le front brûle.
Courage nocturne. Diminuer l’ombre
De moitié. Miroir de l’ombre,
Moitié du monde. La tête tombe
Entre le sommeil et le rêve.
[IV]
Il fait toujours nuit quand je dors,
Nuit supposée, imaginaire
Qui ternit au réveil toutes les transparences.
La nuit use la vie. Mes yeux que je délivre
N’ont jamais rien trouvé à leur puissance.
[V]
Les hommes errants, plus forts que les nains habituels,
Ne se rencontrent pas. L’on raconte
Qu’ils se dévoreraient. La force de la force…
Carcasses de connaissances, carcasses d’ânes,
Toujours rôdant dans les cerveaux et dans les chairs,
Vous êtes bien téméraires dans vos suppositions.
Savante dégradation des blancs,
Au ventre à table tout le matériel nécessaire.
L’espoir sur tous les yeux met ses verres taillés,
Le cœur, on s’aperçoit que, malgré tout, l’on vit,
Tandis qu’aux plages nues un seul homme, inusable,
Confond toute couleur avec la ligne droite,
Mêle toute pensée à l’immobilité
Insensible de sa présence éternelle
Et fait le tour du monde et fait le tour du temps
La tête prisonnière dans son corps lié.
[VI]
La nuit, les yeux les plus confiants nient
Jusqu’à l’épuisement :
La nuit sans une paille,
Le regard fixe, dans une solitude d’encre.
[VII]
Quel beau spectacle, mais quel beau spectacle
À proscrire. Sa visibilité parfaite
Me rendrait aveugle.
Des chrysalides de mes yeux
Naîtra mon sosie ténébreux.
Parlant à contre-jour, soupçonnant, devinant,
Il comble le réel.
Et je soumets le monde dans un miroir noir.
Et j’imagine ma puissance,
– Il fallait n’avoir rien commencé, rien fini –
J’efface mon image, je souffle ses halos :
Toutes les illusions de la mémoire,
Tous les rapports ardents du silence et des rêves,
Tous les chemins vivants, tous les hasards sensibles.
Je suis au cœur du temps et je cerne l’espace.
[VIII]
Hésité et perdu. Succomber en soi-même.
Table d’imagination. Calcule encore.
Tu peux encore tendre tes derniers pièges,
De la douleur, de la terreur.
La chute est à tes pieds, mordre c’est devant toi,
Les griffes se répandent comme du sang
Autour de toi.
Voici que le déluge sort sa tête de l’eau,
Sort sa tête du feu.
Et le soleil noue ses rayons, cherche ton front
Pour te frapper sans cesse,
Pour te voler aux nuits.
Beaux sortilèges impuissants !
Tu ne sais plus souffrir,
Tu recules, insensible, invariable, concret,
Dans l’oubli de la force et de toutes ses formes
Et ton ombre est une serrure.
[I]
Une vaste retraite, horizons disparus,
Un monde suffisant, repaire de la liberté.
Les ressemblances ne sont pas en rapport,
Elles se heurtent.
Toutes les blessures de la lumière,
Tous les battements des paupières
Et mon cœur qui se bat.
Nouveauté perpétuelle des refus,
Les colères ont prêté serment.
Je lirai bientôt dans tes veines,
Ton sang te transperce et t’éclaire,
Un nouvel astre de l’amour se lève de partout.
[II]
Au premier éclat, tes mains ont compris
– Elles étaient un rideau de phosphore –
Elles ont compris la mimique étoilée
De l’amour et sa splendeur nocturne,
Gorge d’ombre où les yeux du silence
S’ouvrent et se donnent en mille feux.
Vivante à n’en plus finir
Ou morte, incarnation de la mémoire,
De ton existence sans moi.
Je me suis brisé sur les rochers de mon corps
Avec un enfant que j’étranglais
Et ses lèvres devenaient froides
En rêve.
D’autres ont les yeux cernés,
Gelés, impurs et pourrissants
Dans un miroir indifférent
Qui prend les morts pour habituels.
Les espoirs, les désespoirs sont effacés,
Les règnes abolis, les tourments, les tourmentes
Se coiffent de mépris,
Les astres sont dans l’eau, la beauté n’a plus d’ombres,
Tous les yeux se font face et des regards égaux
Partagent la merveille d’être en dehors du temps.
[III]
Ce que je te dis ne me change pas,
Je ne vais pas du plus grand au plus petit.
Regarde-moi :
La perspective ne joue pas pour moi.
Je tiens ma place
Et tu ne peux pas t’en éloigner.
Il n’y a plus rien autour de moi
Et, si je me détourne, rien est à deux faces :
Rien et moi.
[IV]
Ma mémoire bat les cartes,
Les images pensent pour moi.
Je ne peux pas te perdre,
C’est la fleur du secret,
Un incendie à découvrir.
Des yeux se ferment sur tes épaules,
La lumière les réunit.
L’aile de la vue par tous les vents
Étend son ombre par la nuit.
Et nul n’y pense, nul n’en rêve
Et les esclaves vivent très vieux
Et les autres inventent la mort.
La mort tombe mal, inconcevable.
Ils font du suicide un besoin,
Des êtres immobiles s’ensevelissent
Dans l’espace qui les détruit.
Ils envahissent la solitude
Et leur corps n’a plus de forme.
Dans les ramures hautes,
Tous les oiseaux et leur forêt.
Ils refusent au son ses mille différences,
Les grands airs du soleil ne leur en imposent pas.
Le silence supprime les grâces de saison.
Ce verre sur le marbre noir,
Un seul hiver, incassable,
À enfermer
Avec l’aube aux yeux de serpent
Qui se dresse, solitaire,
Sur le sperme des premiers jours,
Les feux noyés du verre.
À calculer
La sécheresse des îles de dimension
Que mon sang baigne.
Elles sont conçues à la mesure de la rosée,
À la mesure du regard limpide
Dont je les nargue.
Il y a des sources sur la mer
Dans les bateaux qui me ramènent
Et des spectacles en couleurs
Dans les désastres à face humaine.
J’ai fait l’amour en dépit de tout,
L’on vit de ce qu’on n’apprend pas,
Comme une abeille dans un obus,
Comme un cerveau tombant de haut,
De plus haut.
La pâleur n’indique rien, c’est un gouffre.
Que ne puis-je écrire !
Les lettres sont mon ignorance,
Entre les lettres, j’y suis.
Au néant des explorateurs,
Des rébus et des alphabets,
Avec le clin d’œil imbécile
Des survivants que rien n’étonne.
Ils sont trop, je ne peux leur donner
Qu’une nourriture empoisonnée.
La nuit simple me sert à te chercher, à me guider
Parmi tous les échos d’amour qui me répondent :
« Personne »
Sans bégayer.
[V]
Recéleuse du réel,
La crise et son rire de poubelle,
Le crucifiement hystérique
Et ses sentiers brûlés,
Le coup de cornes du feu,
Les menottes de la durée,
Le toucher masqué de pourriture,
Tous les bâillons du hurlement
Et des supplications d’aveugle.
Les pieuvres ont d’autres cordes à leur arc,
D’autres arcs-en-ciel dans les yeux.
Tu ne pleureras pas,
Tu ne videras pas cette besace de poussière
Et de félicités.
Tu vas d’un concret à un autre
Par le plus court chemin : celui des monstres.
[VI]
Tu réponds, tu achèves.
Le lourd secret d’argile
De l’homme, tu le piétines.
Tu supprimes les rues, les buts,
Tu te dresses sur l’enterré,
Ton ombre cache sa raison d’être,
Son néant ne peut s’installer.
Tu réponds, tu achèves.
J’abrège
Car tu n’as jamais dit que ton dernier mot.
[VII]
J’en ai pris un peu trop à mon aise,
J’ai soumis des fantômes aux règles d’exception
Sans savoir que je devais les reconnaître tous
En toi qui disparais pour toujours reparaître.
FIN
Date de dernière mise à jour : 25/08/2023