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BIBLIOBUS Littérature française

La Commune - Louise Michel (1830 – 1905)

AVANT-PROPOS

 Quand la foule aujourd’hui muette,
Comme l’Océan grondera,
Qu’à mourir elle sera prête,
La Commune se lèvera.

Nous reviendrons foule sans nombre,
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre,
Nous viendrons nous serrant les mains.

La mort portera la bannière ;
Le drapeau noir crêpe de sang ;
Et pourpre fleurira la terre,
Libre sous le ciel flamboyant.

(L. M. Chanson des prisons, mai 71.)

La Commune à l’heure actuelle est au point pour l’histoire.

Les faits, à cette distance de vingt-cinq années, se dessinent, se groupent sous leur véritable aspect.

Dans les lointains de l’horizon, les événements s’amoncellent de la même manière aujourd’hui avec cette différence, qu’alors, surtout la France s’éveillait, et qu’aujourd’hui c’est le monde.

Quelques années avant sa fin, l’Empire râlant s’accrochait à tout, à la touffe d’herbe comme au rocher ; le rocher lui-même croulait ; l’Empire, les griffes saignantes, s’accrochait toujours, n’ayant plus au-dessous de lui que l’abîme, il durait encore.

La défaite, fut la montagne qui tombant avec lui l’écrasa.

Entre Sedan et le temps où nous sommes, les choses sont spectrales et nous-mêmes sommes des spectres ayant vécu à travers tant de morts.

Cette époque est le prologue du drame où changera l’axe des sociétés humaines. Nos langues imparfaites ne peuvent rendre l’impression magnifique et terrible du passé qui disparaît mêlé à l’avenir qui se lève. J’ai cherché surtout dans ce livre à faire revivre le drame de 71.

Un monde naissant sur les décombres d’un monde à son heure dernière.

Oui, le temps présent est bien semblable à la fin de l’Empire, avec un grandissement farouche des répressions, une plus féroce acuité de sanglantes horreurs, exhumées du cruel passé.

Comme si quoi que ce soit pouvait empêcher l’éternelle attirance du progrès ! On ne peut pas tuer l’idée à coups de canon ni lui mettre les poucettes.

La fin se hâte d’autant plus que l’idéal réel apparaît, puissant et beau, davantage que toutes les fictions qui l’ont précédé.

Plus aussi, le présent sera lourd, écrasant les foules, plus la hâte d’en sortir sera grande.

Écrire ce livre, c’est revivre les jours terribles où la liberté nous frôlant de son aile s’envola de l’abattoir ; c’est rouvrir la fosse sanglante où, sous le dôme tragique de l’incendie s’endormit la Commune belle pour ses noces avec la mort, les noces rouges du martyre.

Dans cette grandeur terrible, pour son courage à l’heure suprême lui seront pardonnés les scrupules, les hésitations de son honnêteté profonde.

Dans les luttes à venir on ne retrouvera plus ces généreux scrupules, car à chaque défaite populaire, la foule est saignée comme les bêtes d’abattoir ; ce qu’on trouvera, ce sera l’implacable devoir.

Les morts, du côté de Versailles furent une infime poignée dont chacun eut des milliers de victimes, immolées à ses mânes ; du côté de la Commune les victimes furent sans nom et sans nombre ; on ne pouvait évaluer les monceaux de cadavres ; les listes officielles en avouèrent trente mille, mais cent mille, et plus serait moins loin de la vérité.

Quoiqu’on fit disparaître les morts par charretées, il y en avait sans cesse de nouveaux amoncellements ; pareils à des tas de blé prêts pour les semailles, ils étaient enfouis à la hâte. Seuls, les vols de mouches des charniers emplissant l’abattoir, épouvantèrent les égorgeurs.

Un instant, on avait espéré dans la paix de la délivrance, la Marianne de nos pères, la belle, que disaient-ils, la terre attendait et qu’elle attend toujours ; nous l’espérons plus belle encore ayant tant tardé.

Rudes sont les étapes, elles ne seront point éternelles ; ce qui est éternel c’est le progrès, mettant sur l’horizon un idéal nouveau, quand a été atteint celui qui la veille semblait utopie.

Aussi notre temps horrible eût semblé paradisiaque à ceux qui disputaient aux grands fauves la proie et le repaire.

Comme le temps des cavernes a passé, le nôtre sombrera ; d’hier ou d’aujourd’hui, ils sont aussi morts l’un que l’autre.

Nous aimions en nos veillées des armes parler des luttes pour la liberté, aussi, à l’heure présente dans l’attente d’un germinal nouveau, nous dirons les jours de la Commune et les vingt-cinq ans qui semblent plus d’un siècle, de l’hécatombe de 71 à l’aube qui se lève.

Des temps héroïques commencent ; les foules s’assemblent, comme au printemps les essaims d’abeilles ; les bardes se lèvent chantant l’épopée nouvelle, c’est bien la veillée des armes où parlera le spectre de mai.

Londres, 20 mai 1898.


 

1° partie : L’AGONIE DE L’EMPIRE

 

 


I- le réveil

L’empire s’achevait, il tuait à son aise.
Dans sa chambre, où le seuil avait l’odeur du sang,
Il régnait ; mais dans l’air soufflait la Marseillaise,

Rouge était le soleil levant.

(L. M. Chansons des geôles.)

Dans la nuit d’épouvante qui depuis décembre couvrait le troisième empire, la France semblait morte ; mais aux époques où les nations dorment comme en des sépulcres, la vie en silence grandit et ramifie ; les événements s’appellent, se répondent pareils à des échos ; de la même manière qu’une corde en vibrant en fait vibrer une autre.

Des réveils grandioses succèdent à ces morts apparentes alors et éclatent les transformations résultées des lentes évolutions.

Alors des effluves enveloppent les êtres, les groupent, les portent, si réellement que l’action semble précéder la volonté ; les événements se précipitent, c’est l’heure où se trempent les cœurs comme dans la fournaise l’acier des épées.

Là-bas, par les cyclones, quand le ciel et la terre sont une seule nuit, où râlent comme des poitrines humaines les flots lançant, furieuses, aux rochers leurs griffes blanches d’écume, sous les hurlements du vent, on se sent vivre au fond des temps dans les éléments déchaînés.

Par les tourmentes révolutionnaires au contraire l’attirance est en avant.

L’épigraphe de ce chapitre rend l’Impression qu’éprouvaient à la fin de l’empire ceux qui se jetaient dans la lutte pour la liberté.

L’empire s’achevait, il tuait à son aise.
Dans sa chambre, où le seuil avait l’odeur du sang,
Il régnait ; mais dans l’air soufflait la Marseillaise,

Rouge était le soleil levant.

La liberté passait sur le monde, l’internationale était sa voix criant par dessus les frontières les revendications des déshérités.

Les complots policiers montraient leur trame ourdie chez Bonaparte : la république romaine égorgée, les expéditions de la Chine et du Mexique découvrant leurs hideux dessous ; le souvenir des morts du coup d’état, tout cela, constituait un triste cortège à celui que Victor Hugo appelait Napoléon le Petit : il avait du sang jusqu’au ventre de son cheval.

De partout, en raz marée, la misère montait, et ce n’étaient pas les prêts de la société du prince impérial, qui y pouvaient grand’chose ; Paris, pourtant, payait pour cette société de lourds impôts, et doit peut-être encore deux millions.

La terreur entourant l’Élysée en fête, la légende du premier empire, les fameux sept millions de voix arrachés par la peur et la corruption formaient autour de Napoléon III un rempart réputé inaccessible.

L’homme aux yeux louches espérait durer toujours, le rempart pourtant se trouait de brèches, par celle de Sedan enfin passa la révolution.

Nul parmi nous ne pensait alors que rien pût égaler les crimes de l’empire.

Ce temps et le nôtre se ressemblent suivant l’expression de Rochefort comme deux gouttes de sang. Dans cet enfer, comme aujourd’hui, les poètes chantaient l’épopée qu’on allait vivre et mourir ; les uns en strophes ardentes, les autres avec un rire amer.

Combien de nos chansons d’alors seraient d’actualité.

Le pain est cher, l’argent est rare,
Haussmann fait hausser les loyers,
Le gouvernement est avare,
Seuls, les mouchards sont bien payés !
Fatigués de ce long carême
Qui pèse sur les pauvres gens,
Il se pourrait bien, tout de même,
Que nous prenions le mors aux dents !
Dansons la Bonaparte,
Ce n’est pas nous qui régalons,
Dansons la Bonaparte !
Nous mettrons sur la carte
Les violons.

J.-B. Clément.

Les mots ne faisaient pas peur pour jeter à la face du pouvoir ses ignominies.

La chanson de la Badinguette fit hurler de fureur les bandes impériales.

Amis du pouvoir.
Voulez-vous savoir
Comment Badinguette,
D’un coup de baguette,
Devint, par hasard,
Madame César ?
La belle au fin fond de l’Espagne
Habitait.
Ah ! la buveuse de Champagne
Qu’elle était !
Amis du pouvoir, etc.

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Que mon peuple crie ou blasphème,
Je m’en fous !
Qui fut mouchard en Angleterre,
Puis bourreau,
Peut bien, sans déroger, se faire
Maquer…
Amis du pouvoir, etc.

Henri Rochefort.

Parmi les souvenirs joyeux de nos prisons, est la chanson de la Badinguette chantée un soir à pleines voix par cette masse de prisonnières que nous étions aux chantiers de Versailles ; entre les deux lampes fumeuses qui éclairaient nos corps étendus à terre contre les murs.

Les soldats qui nous gardaient et pour qui l’Empire durait encore, eurent à la fois épouvante et fureur. Nous aurions, hurlaient-ils, une punition exemplaire pour insulte à S. M. l’Empereur !

Un autre refrain, celui-là ramassé par la foule, en secouant les loques impériales, avait également le pouvoir de mettre en rage nos vainqueurs.

À deux sous tout l’paquet :
L’ pèr’, la mèr’ Badingue
Et l’ petit Badinguet !

La conviction de la durée de l’Empire était si forte encore dans l’armée de Versailles, que comme certainement bien d’autres, j’en pus lire sur l’ordre de mise en jugement qui me fut signifié à la correction de Versailles :

« Vu le rapport et l’avis de M. le rapporteur et les conclusions de M. le Commissaire Impérial, tendant au renvoi devant le 6e conseil de guerre, etc. »

Le gouvernement ne pensait pas que ce fût la peine de changer la formule.

Longtemps, la résignation des foules à souffrir nous indigna pendant les dernières années tourmentées de Napoléon III. Nous les enthousiastes de la délivrance, nous la vîmes si longtemps d’avance que notre impatience était plus grande. Des fragments me sont restés de cette époque.

à ceux qui veulent rester esclaves

Puisque le peuple veut que l’aigle impériale
Plane sur son abjection,
Puisqu’il dort, écrasé sous la froide rafale
De l’éternelle oppression ;

Puisqu’ils veulent toujours, eux tous que l’on égorge,
Tendre la poitrine au couteau,
Forçons, ô mes amis, l’horrible coupe-gorge,
Nous délivrerons le troupeau !

Un seul est légion quand il donne sa vie,
Quand à tous il a dit adieu :
Seul à seul nous irons, l’audace terrifie,
Nous avons le fer et le feu !

Assez de lâchetés, les lâches sont des traîtres ;
Foule vile, bois, mange et dors ;
Puisque tu veux attendre, attends, léchant tes maîtres.
N’as-tu donc pas assez de morts ?

Le sang de tes enfants fait la terre vermeille,
Dors dans le charnier aux murs sourds.
Dors, voici s’amasser, abeille par abeille,
L’héroïque essaim des faubourgs !

Montmartre, Belleville, ô légions vaillantes,
Venez, c’est l’heure d’en finir.
Debout ! la honte est lourde et pesantes les chaînes,
Debout ! il est beau de mourir !

l. m.

Oh ! combien il y avait longtemps qu’on eût voulu arracher son cœur saignant de sa poitrine pour le jeter à la face du monstre impérial !

Combien il y avait longtemps qu’on disait, froidement résolus, ces vers des Châtiments :

Harmodius, c’est l’heure.
Tu peux frapper cet homme avec tranquillité.

Ainsi on l’eût fait, comme on ôterait des rails une pierre encombrante.

La tyrannie alors n’avait qu’une tête, le songe de l’avenir nous enveloppait, l’Homme de Décembre nous semblait le seul obstacle à la liberté.

II- la littérature a la fin de l’empire ; manifestations de la paix

Venez, corbeaux. Venez sans nombre.
Vous serez tous rassasiés.

(L. M. Chansons de 78.)

Les colères entassées fermentant dans le silence depuis vingt ans, grondaient de toutes parts ; la pensée se déchaînait, les livres qui d’ordinaire n’entraient en France que secrètement, commençaient à s’éditer à Paris. L’Empire effrayé mettait un masque, il se faisait appeler libéral ; mais personne n’y croyait, et chaque fois qu’il évoquait 89 on pensait à 52.

L’Échéance de 69 de Rogeart résumait dès 66, le sentiment général.

La déchéance de 69, disait-il, est une date fatidique ; il n’y a qu’une, voix pour la chute de l’empire en 69. On attend la liberté comme les millénaires attendaient le retour du Messie. On le sait comme un astronome sait la loi d’une éclipse ; il ne s’agit que de tirer sa montre et de regarder passer le phénomène en comptant les minutes qui « séparent encore la France de la lumière. »

« Les causes profondes, disait encore Rogeart, dans ce livre, sont dans l’opposition constante et irrémédiable entre les tendances des gouvernements, et celles de la société ; la violation permanente de tous les intérêts des gouvernés, la contradiction entre le dire et le faire des gouvernants.

» L’ostentation des principes de 89, et l’application de ceux de 52.

» La nécessité pour les gouvernants, de la guerre et surtout de la guerre de conquête, principe vital d’une monarchie militaire et l’impopularité de la guerre de conquête, d’annexion, de pillage et d’invasion, dans un siècle travailleur, industriel, instruit, et un peu plus raisonnable que ses aînés.

» La nécessité de la police politique et de la magistrature politique, dans un pays où le gouvernement est en lutte avec la nation, nécessité qui déshonore la magistrature et la police, console les malfaiteurs et décourage les honnêtes gens. »

(Rogeart, Echéance de 69, chez V. Parent, 10, Montagne de Sion, 1866.)

Rogeart ajoute dans le même ouvrage : « Il y a une immense expansion du sentiment populaire, en même temps qu’une recrudescence de la répression impériale ; or, si la compression augmente d’un côté pendant que l’expansion augmente de l’autre, il est clair, que la machine va sauter.

» Je vois comme vous cette agonie, et je ne veux pas attendre.

» L’opinion monte, c’est vrai, rapide, irrésistible, j’en conviens, mais pourquoi dire au flot : tu n’iras pas plus vite ?

» L’empire se meurt, l’empire est mort, c’est avec cela qu’on le fait durer ; il s’agit de l’achever, et non de l’écouter râler ; il ne faut pas lui tâter le pouls, mais lui sonner la dernière charge. »

(Rogeart. Même livre.)

Antonin Dubost, depuis garde des sceaux, ministre de la justice de la 3e République, rapporteur de la loi scélérate, écrivait alors dans les Suspects, ouvrage relatant les crimes de l’empire :

« En écrivant leurs noms, il nous semblait voir leurs têtes tomber une à une sous la hache du bourreau. En nous livrant à cet acte de réparation, nous avons voulu venger la mémoire des morts.

» L’heure était venue, où sans motif, sans explication, sans jugement ils allaient être jetés dans les geôles du pouvoir et transportés à Cayenne ou en Afrique. » (Antonin Dubost, 1868.)

Les financiers auxquels Napoléon III avait livré le Mexique, espéraient d’une autre guerre de conquête de nouvelles proies à dévorer. La guerre donna le coup de grâce à l’empire. Il y eut des entraînements d’hommes, comme on fait pour les meutes, à l’époque des chasses ; mais les fanfares des cuivres, les promesses de curée n’éveillaient pas les masses ; l’Empire alors, entonna la Marseillaise. Elles se mirent debout, inconscientes, elles chantaient croyant qu’avec la Marseillaise elles auraient la liberté.

Des mouchards et des imbéciles hurlaient : À Berlin, à Berlin !

À Berlin ! répétaient les naïfs, s’imaginant qu’ils iraient là en chantant le Rhin Allemand ; mais cette fois, il ne tint pas dans notre verre et ce fut notre sang où se marquèrent les pieds des chevaux.

Les financiers rentraient en scène ; l’un d’eux, Jecker était le plus connu. Rochefort parle ainsi de lui, dans les Aventures de ma vie.

« On sait, ou on ne sait peut-être plus, que ce financier, véreux comme du reste tous les financiers, avait prêté à un taux trois ou quatre cents fois usuraire, tout au plus quinze cent mille francs au gouvernement du général Miramon, qui lui avait en échange reconnu soixante-quinze millions.

» Lorsque le président de la République mexicaine, Juarez arriva au pouvoir, il refusa naturellement le paiement des billets à ordre dont les signatures avaient été aussi effrontément extorquées.

» Jecker, muni de ses soixante-quinze millions en papier, alla trouver Morny, auquel il promit trente pour cent de commission s’il arrivait à persuader l’Empereur d’exiger de Juarez l’exécution du traité passé avec Miramon.

» En 1870, chargé de dépouiller les papiers trouvés aux Tuileries, laissées vides par la fuite de l’Impératrice et de ses serviteurs, dont la plupart avaient juré de mourir pour elle, j’ai eu la preuve matérielle de cette complicité de Morny, qui moyennant la promesse à lui faite par Jecker de lui remettre vingt-deux millions sur les soixante-quinze, nous engagea dans une guerre liberticide, qui devait nous coûter plus d’un milliard et préparer Sedan.

» Ce Jecker, qui était suisse, avait du jour au lendemain obtenu des lettres de naturalisation française, et c’est en son nom que la réclamation avait été présentée à l’intrépide Juarez. L’affaire a été du reste à peu près exactement recommencée sous couleur d’expédition Tunisienne. »

(H. Rochefort, Aventures de ma vie, 1er vol.)

Un duel à l’américaine entre le journaliste Odysse Barot et le financier Jecker fit, quelque temps après la guerre du Mexique, d’autant plus de bruit que Barot qui était considéré d’avance comme mort ayant reçu une balle en pleine poitrine, se trouva tout à coup mieux et enfin se rétablit tout à fait pour proclamer que les ennemis de l’Empire avaient la vie dure. On vit depuis des entreprises financières plus monstrueuses encore que celles de ce temps. En face des entraînements pour la guerre, il y avait des manifestations pour la paix, composées d’étudiants, d’internationaux, de révolutionnaires.

Les vers suivants écrits une nuit après l’assommade en donnent l’idée.

manifestation de la paix

C’est le soir, on s’en va marchant en longues files.
Le long des boulevards, disant : la paix ! la paix !
Dans l’ombre on est guetté par les meutes serviles.
O liberté ! ton jour ne viendra-t-il jamais ?

Et les pavés, frappés par les lourds coups de canne,
Résonnent sourdement, le bandit veut durer ;
Pour rafraîchir de sang son laurier qui se fane,
Il lui faut des combats, dût la France sombrer.

Maudit ! de ton palais, sens-tu passer ces hommes ?
C’est ta fin ! Les vois-tu, dans un songe effrayant,
S’en aller dans Paris, pareils à des fantômes ?
Entends-tu ? dans Paris dont tu boiras le sang.

Et la marche, scandée avec son rythme étrange,
À travers l’assommade, ainsi qu’un grand troupeau,
Passe ; et César brandit, centuple, sa phalange
Et pour frapper la France il fourbit son couteau.

Puisqu’il faut des combats, puisque l’on veut la guerre,
Peuples, le front courbé, plus tristes que la mort,
C’est contre les tyrans qu’ensemble il faut la faire :
Bonaparte et Guillaume auront le même sort.

(L. M. 1870.)

Rochefort ayant écrit dans la Marseillaise que la route jusqu’à Berlin ne serait pas une simple promenade militaire, les presses de ce journal furent brisées, par ces agents vêtus en travailleurs, que l’on appelait les blouses blanches et qui avec eux entraînaient des inconscients.

Pourtant, le cri : La paix ! la paix ! couvrit parfois celui des bandes impériales : À Berlin, à Berlin !

Paris de plus en plus se détachait de Bonaparte ; l’aigle avait du plomb dans l’aile.

La révolution appelait tous ceux qui étaient jeunes, ardents, intelligents. — Oh ! comme alors la République était belle !

La Lanterne de Rochefort errant à travers le coupe-gorge, en éclairait les profondeurs. Sur tout cela passait dans l’air la voix d’airain des Châtiments :

Sonne aujourd’hui le glas, bourdon de Notre-Dame,
Sonne aujourd’hui le glas et demain le tocsin.

Malon a tracé des derniers temps de l’Empire un tableau d’une grande réalité.

« Alors, dit-il, la camisole de force dans laquelle étouffait l’humanité craquait de toutes parts ; un frisson inconnu agite les deux mondes. Le peuple indien se révolte contre les capitalistes anglais. L’Amérique du Nord combat et triomphe pour l’affranchissement des noirs. L’Irlande et la Hongrie s’agitent.

» La Pologne est levée. L’opinion libérale en Russie, impose un commencement d’affranchissement des paysans slaves. Tandis que la jeune Russie enthousiasmée par les accents de Tchernichenski, de Herzen, de Bakounine, se fait propagandiste de la révolution sociale, l’Allemagne, qu’ont agitée Carl Marx, Lassale, Bœker, Bebel, Liebknecht, entre dans le mouvement socialiste. Les ouvriers anglais, conservant le souvenir d’Ernest Jones et d’Oven sont en plein mouvement d’association. En Belgique, en Suisse, en Italie, en Espagne, les ouvriers s’aperçoivent que leurs politiciens les trompent et cherchent les moyens d’améliorer leur sort.

» Les ouvriers français reviennent de la torpeur où les avaient plongés juin et décembre. — De toutes parts le mouvement s’accentue et les prolétaires s’unissent pour aider à la revendication de leurs aspirations vagues encore, mais ardentes. »

(J.-B. Malon, 3e Défaite du prolétariat, page 2)

Tous les hommes intelligents combattaient la guerre ; Michelet écrivit à un journaliste de ses amis la lettre suivante pour être publiée :

Cher Ami,

« Personne ne veut de la guerre, on va la faire et faire croire à l’Europe que nous la voulons.

» Ceci est un coup de surprise et d’escamotage.

» Des millions de paysans ont voté hier à l’aveugle. Pourquoi ? croyant éviter une secousse qui les effrayait, est-ce qu’ils ont cru voter la guerre, la mort de leurs enfants ?

» Il est horrible qu’on abuse de ce vote irréfléchi.

» Mais le comble de la honte, la mort de la morale serait que la France se laissât faire à ce point contre tous ses sentiments, contre tous ses intérêts. Faisons notre plébiscite et celui-ci sérieux ; consultons à l’aise des classes les plus riches aux classes les plus pauvres ; des urbains aux paysans ; consultons la nation, prenons ceux qui tout à l’heure, ont fait cette majorité oublieuse de ses promesses ; à chacun d’eux, on a dit : Oui ! mais surtout point de guerre !

» Ils ne s’en souviennent pas, la France s’en souvient ; elle signera avec nous une adresse de fraternité pour l’Europe, de respect pour l’indépendance espagnole.

» Plantons le drapeau de la paix. Guerre à ceux-là seuls qui pourraient vouloir la guerre en ce monde. »

(Michelet, 10 juillet 1870)

Le grand historien ne pouvait l’ignorer, ceux qui possèdent la force n’ont pas coutume de se rendre au raisonnement. La force employée au service du droit contre Napoléon III et Bismark, pouvait seule arrêter leur complot contre tant de vies humaines jetées en pâture aux corbeaux.

Le 15 juillet, la guerre était déclarée ! Le maréchal Lebeuf annonçait le lendemain que rien ne manquait à l’armée, pas même un bouton de guêtre !

III- l’internationale. — fondation et procès. — protestations des internationaux contre la guerre

Les Polonais souffrent, mais il y a par le monde une grande nation plus opprimée, c’est le prolétariat.

(Meeting du 28 septembre 1864.)

Le 28 septembre 1864, à Saint-Martin-Hall, à Londres, eut lieu un meeting convoqué à l’occasion de la Pologne ; des délégués de toutes les parties du monde firent de la détresse des travailleurs un tableau tel que la résolution fut prise de considérer les douleurs générales de l’humanité comme rentrant dans la cause commune des déshérités.

Ainsi naquit l’Internationale à son heure ; et, grâce à ses procès pendant les dernières années de l’Empire, elle se développa avec rapidité.

Quand, tout près de 71, on montait l’escalier poussiéreux de cette maison de la Corderie du Temple, où les sections de l’Internationale se réunissaient, il semblait gravir les degrés d’un temple. C’était un temple, en effet, celui de la paix du monde dans la liberté.

L’Internationale avait publié ses manifestes dans tous les journaux d’Europe et d’Amérique. Mais l’Empire inquiet, comme s’il se fût jugé lui-même, s’avisa de la considérer comme société secrète.

Elle l’était si peu, que les sections s’étaient publiquement organisées, ce qui fut quand même qualifié de groupement clandestin.

Les internationaux, déclarés des malfaiteurs, ennemis de l’État, comparurent pour la première fois le 26 mars 1868, devant le tribunal correctionnel de Paris, 6e chambre, sous la présidence de Delesveaux. Les accusés étaient au nombre de quinze :

Chémalé, Tolain, Héligon, Murat, Camélinat. Perrachon, Fournaise, Dantier, Gautier, Bellamy, Gérardin, Bastier, Guyard, Delahaye, Delorme.

Les pièces saisies paraissaient extrêmement dangereuses pour la sûreté de l’État. Malheureusement, il n’en était rien. Tolain présenta ainsi les conclusions générales des accusés.

« Ce que vous venez d’entendre de la part du Ministère public est la preuve la plus grande du danger que courent les travailleurs, quand ils cherchent à étudier les questions qui embrassent leurs plus chers intérêts, à s’éclairer mutuellement ; enfin, à reconnaître les voies dans lesquelles ils marchent en aveugles.

» Quoi qu’ils fassent, de quelques précautions qu’ils s’entourent, quelles que soient leur prudence et leur bonne foi, ils sont toujours menacés, poursuivis, et tombent sous l’application de la loi. »

Ils y tombèrent cette fois-là, comme toujours, mais la condamnation fut relativement douce, comparée à celles qui suivirent.

Chacun des accusés eut cent francs d’amende et l’Internationale fut déclarée dissoute, ce qui était le meilleur moyen de la multiplier.

On en rappelait, à cette époque, des jugements, les tribunaux étant la seule tribune en France ; à ces appels étaient exposés les principes de l’Internationale ; ses adhérents déclaraient ne plus vouloir employer leur énergie à faire le triage des maîtres ni combattre pour le choix des tyrans ; chaque individu y était libre dans le libre groupement.

Ce fut une chose émouvante que ces quelques hommes se dressant devant l’Empire en ses tribunaux, Tolain, qui présentait d’ordinaire les conclusions, termina ainsi cette fois :

« Le mot d’arbitraire, dit-il, vous blesse. Eh bien, pourtant, que nous est-il arrivé ? Un jour, un fonctionnaire s’est levé avec l’esprit morose, un incident a rappelé à sa mémoire l’Association internationale, et même ce jour-là il voyait tout en noir, d’innocents que nous étions la veille, nous sommes devenus coupables sans le savoir : alors, au milieu de la nuit, on a envahi le domicile de ceux qu’on supposait être les chefs, comme si nous conduisions nos adhérents, tandis qu’au contraire, tous nos efforts tendent à nous inspirer de leur esprit, et à exécuter leurs décisions, on a tout fouillé et saisi ce qui pouvait être suspecté ; on n’a rien trouvé qui pût servir de base à une accusation quelconque.

» On ne trouve sur le compte de l’Internationale que ce qui était connu de tout le monde, ce qui a été jeté aux quatre vents de la publicité.

» Avouez donc qu’en ce moment on nous fait un procès de tendance, non pour les délits que nous avons commis, mais pour ceux qu’on croit que nous pourrions commettre. »

Ne croirait-on pas assister aux procès modernes de libertaires, dits également procès de malfaiteurs ?

Le jugement fut confirmé, quoique à la connaissance de tous les documents considérés comme secrets eussent tous été publiés.

La propagande faite par le tribunal rendit l’Internationale plus populaire encore, et le 23 mai suivant, de nouveaux prévenus comparurent sous les mêmes accusations, atteignant presque les perfidies de la loi scélérate.

C’étaient Varlin, Malon, Humber, Grandjean, Bourdon, Charbonneau, Combault, Sandrin, Moilin.

Ils déclarèrent appartenir à l’Internationale dont ils étaient actifs propagateurs, et Combault affirma que, dans ses convictions, les travailleurs avaient le droit de s’occuper de leurs propres affaires. Delesveaux s’écria : « C’est la lutte contre la justice ! — C’est, au contraire, la lutte pour la justice », répondit Combault, approuvé par ses coaccusés. Les citations prises par les juges dans les papiers saisis se retournaient contre eux ; telle fut la lettre du docteur Pallay de l’Université d’Oxford, disant que la misère ne doit pas disparaître par l’extinction des malheureux, mais par la participation de tous à la vie. « L’antiquité, disait-il, est morte d’avoir conservé dans ses flancs la plaie de l’esclavage. L’ère moderne fera son temps, si elle persiste à croire que tous doivent travailler et s’imposer des privations, pour procurer le luxe à quelques-uns. »

L’Internationale ayant été, comme d’ordinaire, déclarée dissoute et les accusés condamnés chacun à trois mois de prison et cent francs d’amende, on pressentait un autre procès. Les registres de l’Internationale avaient été gardés par le juge d’instruction. Combault, Murat et Tolain rétablirent de mémoire leur comptabilité, dans une lettre publiée par le Réveil (circonstance aggravante servant à prouver que l’Internationale s’entourait de mystères, et disposait de la publicité). Voici maintenant les grands procès.

Le nombre des internationaux augmentant en raison directe de chaque dissolution de la société, il y eut au dernier trente-sept accusés, quoique par je ne sais quel penchant aux séries exactes, on l’appelât le procès des trente.

Ils étaient divisés en deux catégories, ceux qui étaient considérés comme les chefs et ceux qu’on regardait comme affiliés, sans qu’on se rendit bien compte pourquoi, puisque les accusations signalaient les mêmes faits.

La première catégorie se composait de Varlin, Malon, Murat, Johannard, Pindy, Combault, Héligon. Avrial, Sabourdy, Colmia dit Franquin, Passedouet, Rocher, Assi, Langevin, Pagnerre, Robin, Leblanc Carle, Allard,

La seconde : Theisz, Collot, Germain-Casse, Ducauquie, Flahaut, Landeck, Chalain, Ansel, Berthin, Boyer, Cirode, Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Frankel, Girot, Malzieux.

L’avocat général était Aulois. Les défenseurs Lachaux, Bigot, Lenté, Rousselle, Laurier qui devait présenter les considérations générales.

On entendit de terribles détails sur les résultats des perquisitions ; le danger qu’il y avait à laisser impunis les criminels qui menaçaient l’État, la famille ; la propriété, la patrie et Napoléon III par dessus le marché.

Il y avait eu discours violents, rapports sur les grèves insérés à la Marseillaise, Moniteur de l’insurrection.

Varlin avait dit, le 29 avril 70, salle de la Marseillaise : « Déjà l’Internationale a vaincu les préjugés de peuple à peuple. Nous savons à quoi nous en tenir sur la Providence qui a toujours penché du côté des millions. Le bon Dieu a fait son temps, en voilà assez : nous faisons appel à tous ceux qui souffrent et qui luttent ; nous sommes la force et le droit ; nous devons nous suffire à nous-mêmes.

« C’est contre l’ordre juridique, économique et religieux que doivent tendre nos efforts. »

Les accusés approuvèrent. Combault s’écria : « Nous voulons la révolution sociale et toutes ses conséquences ! »

Les trois mille personnes entassées dans la salle se levèrent et applaudirent, et le tribunal affolé fit une effrayante mixture des mots de picrate de potasse, nitro-glycérine, bombes, etc., entre les mains d’une poignée d’individus, etc.

« L’Internationale dit Avrial, est non une poignée d’individus, mais la grande masse ouvrière revendiquant ses droits ; c’est l’âpreté de l’exploitation qui nous pousse à la révolte. »

Il y avait dans certaines lettres saisies des appréciations qui furent confondues avec les accusations sans que l’on comprit bien ce que cela signifiait.

Dans une lettre de Hins se trouvait le passage suivant, qui était prophétique :

« Je ne comprends pas cette course au clocher des pouvoirs de la part des sections de l’Internationale. Pourquoi voulez-vous entrer dans ces gouvernements ? Compagnons, ne suivons pas cette marche. »

Des adhésions eurent lieu à la face du tribunal. « Je ne suis pas de l’Internationale, déclare Assi, mais j’espère bien en faire partie un jour. » Ce fut son admission.

Une accusation de complot contre la vie de Napoléon III fut abandonnée par prudence ; l’idée était dans l’air, on craignait d’évoquer l’événement.

Le trouble du procureur général était si grand qu’il traita de signes mystérieux les mots de métier employés dans une lettre saisie par le cabinet noir ; le mot compagnons usité en Belgique fut incriminé. Germain Casse et Combault exprimèrent la pensée générale des accusés.

« Nous ne chercherons pas par un mensonge, dit Germain Casse, à échapper à quelques mois de prison ; la loi n’est plus qu’une arme mise au service de la vengeance et de la passion ; elle n’a pas droit au respect. Nous la voulons soumise à la justice et à l’égalité ». il termine ainsi : « Permettez-moi, monsieur l’avocat général, de vous retourner le mot de mon ami Mallet, ne touchez pas à la hache, l’arme est lourde, votre main est débile et notre tronc est noueux ».

Combault réfutant l’assertion du tribunal, qu’il y avait dans l’Internationale des chefs et des dirigés dit : « Chacun de nous est libre et agit librement ; il n’y a aucune pression de pensée, entre les Internationaux… J’ai d’autant plus de peine à comprendre la persistance du ministère public à nous accuser de ce que nous n’avons pas fait, qu’il pourrait largement nous accuser avec ce que nous reconnaissons avoir fait. La propagande de l’Internationale, en dépit des articles 291 et 292 que nous violons ouvertement, la dissolution de la société ayant été décrétée. Malgré cette dissolution le bureau de Paris continue à se réunir.

» Pour ma part, je ne me suis jamais trouvé aussi fréquemment avec les membres de ce bureau que dans les trois mois écoulés entre le 15 juillet et le 15 octobre 1868.

» Chacun de nous agissait de son côté ; nous n’avons pas de chaînes ; chacun développe individuellement ses forces. »

Ce procès fut passionnant entre tous. Chalin présentant la défense collective, affirma que condamner l’Internationale, c’était se heurter au prolétariat du monde entier.

Des centaines de mille adhérents nouveaux ont répondu à l’appel, en quelques semaines, au moment où tous les délégués étaient prisonniers ou proscrits.

« Il y a, en ce moment, dit-il, une sorte de sainte alliance des gouvernements et des réactionnaires contre l’Internationale.

» Que les monarchistes et les conservateurs le sachent bien, elle est l’expression d’une revendication sociale trop juste, et trop conforme aux aspirations contemporaines pour tomber avant d’avoir atteint son but.

» Les prolétaires sont las de la résignation, ils sont las de voir leurs tentatives d’émancipation toujours réprimées, toujours suivies de répressions ; ils sont las d’être les victimes du parasitisme, de se voir condamner au travail sans espoir, à une subalternisation sans limites, de voir toute leur vie dévorée par la fatigue et les privations, las de ramasser quelques miettes d’un banquet dont ils font tous les frais.

» Ce que veut le peuple, c’est d’abord de se gouverner lui-même sans intermédiaire et surtout sans sauveur, c’est la liberté complète.

» Quel que soit votre verdict, nous continuerons comme par le passé à conformer ouvertement nos actes à nos convictions. »

Après les insultes de l’avocat impérial, Combault ajoute : « C’est un duel à mort entre nous et la loi : la loi succombera, parce qu’elle est mauvaise. Si en 68, alors que nous étions en petit nombre, vous n’avez pas réussi à nous tuer, croyez-vous pouvoir le faire, maintenant que nous sommes des milliers ? Vous pouvez frapper les hommes, vous n’éteindrez pas l’idée, parce que l’idée survit à toute espèce de persécutions. »

Les condamnations suivirent :

À un an de prison et 100 francs d’amende Varlin, Malon, Pindy, Combault, Héligon, Murat, Johannard. À deux mois de prison et 25 francs d’amende, Avrial, Sabourdy, Colmia dit Franquin, Passedouet, Rocher, Langevin, Pagnerie, Robin, Leblanc, Carle, Allard, Theisz, Collot, Germain Casse, Chalain, Mangold, Ansel, Bertin, Royer, Cirode, Delacour, Durand, Duval, Fournaise, Giot, Malezieux.

Assi, Ducanquie, Flahaut et Landeck furent acquittés.

Tous solidairement privés de leurs droits civils et condamnés aux dépens.

Ceux des internationaux qui avaient à subir une année d’emprisonnement ne l’achevèrent pas, les événements les délivrèrent.

Ces hommes si fermes devant la justice impériale devaient avec les révolutionnaires, blanquistes et orateurs des clubs, composer la Commune, où la légalité, le fardeau du pouvoir, anéantirent leur énergie, jusqu’au moment où, redevenus libres par la lutte suprême, ils reprirent leur puissance de volonté.

La France était déjà sous l’Empire le pays le moins libre de l’Europe.

Tolain, délégué en 68 au congrès de Bruxelles, dit avec raison qu’il fallait beaucoup de prudence dans une contrée où n’existait « ni liberté de réunion, ni liberté d’association ; mais, ajoute-t-il, si l’Internationale n’existe plus officiellement à Paris, tous nous restons membres de la grande association, dussions-nous y être affiliés isolément à Londres, à Bruxelles ou à Genève ; nous espérons que du congrès de Bruxelles, sortira une alliance solennelle des travailleurs de tous les pays, contre la guerre qui n’a jamais été faite qu’à l’avantage des tyrans contre la liberté des peuples. »

Partout, en effet, des protestations étaient faites contre la guerre. Les internationaux français envoyèrent aux travailleurs allemands, celle qui suit :

« Frères d’Allemagne,

« Au nom de la paix, n’écoutez pas les voix stipendiées ou serviles qui chercheraient à vous tromper sur le véritable esprit de la France.

» Restez sourds à des provocations insensées, car la guerre entre nous serait une guerre fratricide.

» Restez calmes comme peut le faire sans compromettre sa dignité un grand peuple courageux.

» Nos divisions n’amèneraient des deux côtés du Rhin que le triomphe complet du despotisme.

» Frères d’Espagne, nous aussi, il y a vingt ans, nous crûmes voir poindre l’aube de la liberté ; que l’histoire de nos fautes vous serve au moins d’exemple. Maîtres aujourd’hui de vos destinées, ne vous courbez pas comme nous sous une nouvelle tutelle.

» L’indépendance que vous avez conquise déjà scellée de notre sang, est le souverain bien, sa perte, croyez-nous, est pour les peuples majeurs la cause des regrets les plus poignants.

» Travailleurs de tous les pays, quoi qu’il arrive de nos efforts communs, nous, membres de l’Internationale des travailleurs, qui ne connaissons plus de frontières, nous vous adressons, comme un gage de solidarité indissoluble les vœux et les saluts des travailleurs de France.

 » Les Internationaux français. »

Les internationaux allemands répondirent :

« Frères de France,

» Nous aussi, nous voulons la paix, le travail et la liberté, c’est pourquoi nous nous associons de tout notre cœur à votre protestation, inspirée d’un ardent enthousiasme contre tous les obstacles mis à notre développement pacifique, principalement par les sauvages guerres. Animés de sentiments fraternels, nous unissons nos mains aux vôtres et nous vous affirmons comme des hommes d’honneur qui ne savent pas mentir, qu’il ne se trouve pas dans nos cœurs la moindre haine nationale, que nous subissons la force, et n’entrons que contraints et forcés dans les bandes guerrières qui vont répandre la misère et la ruine dans les champs paisibles de nos pays.

» Nous aussi, nous sommes hommes de combat, mais nous voulons combattre en travaillant pacifiquement et de toutes nos forces pour le bien des nôtres et de l’humanité ; nous voulons combattre pour la liberté, l’égalité et la fraternité, combattre contre le despotisme des tyrans qui oppriment la sainte liberté, contre le mensonge et la perfidie, de quelque part qu’ils viennent.

» Solennellement, nous vous promettons, que ni le bruit des tambours, ni le tonnerre des canons ; ni victoire, ni défaite, ne nous détourneront de notre travail pour l’union des prolétaires de tous les pays.

» Nous aussi, nous ne connaissons plus de frontières parce que nous savons que des deux côtés du Rhin, que dans la vieille Europe, comme dans la jeune Amérique, vivent nos frères, avec lesquels nous sommes prêts à aller à la mort, pour le but de nos efforts : la république sociale. Vivent la paix, le travail, la liberté !

» Au nom des membres de l’association internationale des travailleurs à Berlin.

 » Gustave Kwasniewski. »

Au manifeste des travailleurs français était joint cet autre :

« aux travailleurs de tous les pays

 » Travailleurs,

» Nous protestons contre la destruction systématique de la race humaine, contre la dilapidation de l’or du peuple qui ne doit servir qu’à féconder le sol et l’industrie, contre le sang répandu pour la satisfaction odieuse de vanité, d’amour-propre, d’ambitions monarchiques froissées et inassouvies.

» Oui, de toute notre énergie nous protestons contre la guerre comme hommes, comme citoyens, comme travailleurs.

» La guerre, c’est le réveil des instincts sauvages et des haines nationales.

» La guerre, c’est le moyen détourné des gouvernants pour étouffer les libertés publiques.

 » Les Internationaux français. »

Ces justes revendications furent étouffées par les clameurs guerrières des bandes impériales des deux pays, poussant devant elles vers l’abattoir commun, le troupeau français et le troupeau allemand.

Puisse le sang des prolétaires des deux pays cimenter l’alliance des peuples contre leurs oppresseurs !

IV- enterrement de victor noir. — l’affaire racontée par rochefort

Nous étions trois cent mille étouffant nos sanglots,
Prêts à mourir debout devant les chassepots.
(Chanson de Victor Noir, 1870.)

L’an 70 s’ouvre tragique sur l’assassinat de Victor Noir par Pierre Bonaparte à sa maison d’Auteuil où il s’était rendu avec Ulrich de Fonvielle comme témoin de Paschal Grousset.

Ce crime froidement accompli mit le comble à l’horreur qu’inspiraient les Bonaparte.

Comme le taureau du cirque remue sa peau percée de dards, la foule frissonnait.

Les funérailles de Victor Noir semblaient indiquées pour amener la solution. Le meurtre était un de ces événements fatidiques qui abattent la tyrannie la plus fortement assise.

Presque tous ceux qui se rendirent aux funérailles, pensaient rentrer chez eux ou en république ou n’y pas rentrer du tout.

On s’était armé de tout ce qui pouvait servir pour une lutte à mort, depuis le revolver jusqu’au compas.

Il semblait qu’on allât enfin se jeter à la gorge du monstre impérial.

J’avais pour ma part un poignard volé chez mon oncle, il y avait quelque temps déjà, en rêvant d’Harmodius et j’étais en homme pour ne pas gêner ni être gênée.

Les blanquistes, bon nombre de révolutionnaires, tous ceux de Montmartre étaient armés ; la mort passait dans l’air, on voyait la délivrance prochaine.

Du côté de l’Empire, toutes les forces avaient été appelées ; semblable déplacement n’avait point été vu depuis décembre.

Le cortège s’allongeait immense, répandant autour de lui une sorte de terreur ; à certains endroits d’étranges impressions passaient ; on avait froid et les yeux brûlaient comme s’ils eussent été de flamme ; il semblait être une force à laquelle rien ne résisterait ; déjà on voyait la république triomphante.

Mais pendant le trajet, le vieux Delescluze qui pourtant sut mourir héroïquement quelques mois après, se souvint de décembre, et craignant le sacrifice inutile de tant de milliers d’hommes, il dissuada Rochefort de promener le corps dans Paris, se rattachant à l’opinion de ceux qui voulaient le conduire au cimetière. Qui peut dire si le sacrifice eût été inutile ? Tous croyaient que l’Empire attaquait et se tenaient prêts.

La moitié des délégués des chambres syndicales était d’opinion de porter le corps dans Paris jusqu’à la Marseillaise, l’autre moitié de suivre la route du cimetière.

Louis Noir qu’on croyait pencher pour la vengeance immédiate, trancha la question en déclarant qu’il ne voulait pas pour son frère de funérailles sanglantes.

Ceux qui voulaient porter le corps dans Paris se refusèrent d’abord à obéir.

Les volontés étaient si partagées qu’il y eut un moment où la foule moutonna, les vagues humaines montaient l’une sur l’autre formant entre elles de larges vides.

La tête basse, on rentra, toujours sous l’Empire ; quelques-uns songeaient à se tuer, puis ils réfléchirent que la multiplicité des crimes impériaux multiplierait aussi les occasions de délivrance.

Celle-là était bien belle, mais l’opinion la plus générale fut que l’égorgement eût résulté de cette tentative désespérée, toutes les forces impériales étant prêtes.

Varlin, brave autant que Delescluze, écrivit de sa prison que si la lutte eût été engagée ce jour-là, les plus ardents soldats de la révolution eussent péri et félicita Rochefort et Delescluze de s’être rangés à cet avis.

Pierre Bonaparte fut mis en jugement à Tours en juin 70, jugement de comédie, où fut rendu l’arrêt dérisoire de 25 000 francs d’indemnité à la famille de Victor Noir, ce qui ajoute encore à l’horreur du crime.

Plus que qui que ce soit, Rochefort fut mêlé à l’affaire Victor Noir ; c’est pourquoi son récit sera plus intéressant.

La brouille de Pierre Bonaparte avec la famille de Napoléon III n’était pas un secret. Badingue avait insulté son parent besoigneux, qui le suppliait d’acheter sa propriété de Corse et lui avait reproché l’illégitimité de ses enfants.

Pierre Bonaparte s’était vengé en insultant à l’alliance de son cousin avec mademoiselle de Montijo.

« Le monde politique, dit Rochefort, était parfaitement au courant de cette haine de famille et il (Pierre Bonaparte) en était presque devenu intéressant. Aussi fus-je très surpris de recevoir à mon journal La Marseillaise une lettre ainsi conçue :

« Monsieur,

» Après avoir outragé l’un après l’autre chacun des miens et n’avoir épargné ni les femmes ni les enfants, vous m’insultez par la plume d’un de vos manœuvres, c’est tout naturel et mon tour devait arriver.

» Seulement, j’ai peut-être un avantage sur la plupart de ceux qui portent mon nom, c’est d’être un simple particulier tout en étant un Bonaparte.

» Je viens donc vous demander si votre encrier est garanti par votre poitrine et je vous avoue que je n’ai qu’une médiocre confiance dans l’issue de ma démarche.

» J’apprends, en effet, par les journaux, que vos lecteurs vous ont donné le mandat impératif de refuser toute réparation d’honneur et de conserver votre précieuse existence.

» Néanmoins, j’ose tenter l’aventure, dans l’espoir qu’un faible reste de sentiments français vous fera départir en ma faveur des mesures de précautions dans lesquelles vous vous êtes réfugié.

« Si donc, par hasard, vous consentez à tirer les verrous protecteurs qui rendent votre honorable personne deux fois inviolable, vous ne me trouverez ni dans un palais ni dans un château.

» J’habite tout bonnement 59, rue d’Auteuil, et je vous promets que si vous vous présentez, on ne vous dira pas que je suis sorti.

» En attendant votre réponse, monsieur, j’ai encore l’honneur de vous saluer.

 » Pierre-Napoléon Bonaparte. »

« Cette lettre, en même temps que très injurieuse, était tout à fait incorrecte au point de vue de ce qu’on est convenu d’appeler une provocation. L’article qui l’avait motivée n’était pas de moi, mais d’un de mes collaborateurs, Ernest Lavigne ; il répondait en termes presque modérés à un passage d’un document signé Pierre Bonaparte et où on lisait cette phrase ignoble au sujet des républicains :

» Que de vaillants soldats, d’adroits chasseurs, de hardis marins, de laborieux agriculteurs la Corse ne compte-t-elle pas qui abominent les sacrilèges et qui leur eussent déjà mis les tripes aux champs si on ne les eût retenus !

» En second lieu, quand on désire une satisfaction par les armes, on écrit à son insulteur :

« Je me considère comme offensé par tel ou tel alinéa de votre article et je vous envoie deux de mes amis que je vous prie de vouloir bien mettre en rapport avec les vôtres.

» Pierre Bonaparte, qui avait été à Rome condamné pour un meurtre commis en Italie, s’était battu assez souvent pour savoir que les affaires d’honneur se règlent par l’entremise de témoins et non entre les adversaires eux-mêmes.

» Cette étrange façon de m’attirer chez lui, où je n’avais rien à faire, en ayant soin de m’indiquer que je ne le trouverais ni dans un palais, ni dans un château, ressemblait à un guet-apens dans lequel, à force d’outrages, il avait évidemment espéré me faire tomber.

» En effet, ses impertinences n’avaient aucune raison d’être, attendu que je n’avais jamais refusé de me battre et que c’était précisément parce que je m’étais trop battu, que dans une réunion électorale à laquelle je n’assistais même pas, les électeurs avaient voté un ordre du jour m’enjoignant de ne pas recommencer.

» Comme il était particulier que le Bonaparte qui me demandait raison au nom de sa famille, fût celui qui avait lui-même reproché injurieusement à Napoléon III sa mésalliance, c’est-à-dire son mariage avec mademoiselle de Montijo.

» D’où venait donc ce revirement subit ? Il est facile de le deviner. Le prince Pierre ne s’était que momentanément drapé dans sa dignité de proscrit ; il avait eu assez de brouet noir et, avec un grand bon sens, avait pensé que le procédé le plus sûr pour se raccommoder avec son cousin était de le débarrasser de moi.

» Mais j’étais jeune et leste, je tirais sinon bien, au moins assez dangereusement l’épée. Il était lui-même tort épaissi, souffrant de la goutte, et si je l’avais « mouché », comme on dit, c’eût été, comme on dit encore, un sale coup pour la fanfare bonapartiste.

» Le fait est, — et c’est là pour sa mémoire le point grave de l’aventure — qu’après m’avoir adressé directement la plus violente des provocations, il n’avait pas même constitué ses témoins. Donc, ce qu’il attendait à son domicile, où il m’appelait, ce n’étaient pas les miens, c’était moi-même.

» C’est seulement plus tard, en relisant sa lettre après l’assassinat de Noir, que je compris tout ce qu’elle dissimulait de perfidie ; mais, au premier moment, je n’y vis qu’une bordée d’injures et je demandais à Millière et Arthur Arnould, mes deux collaborateurs, d’aller s’aboucher avec lui pour une rencontre immédiate.

» J’aurais compris que M. Ernest Lavigne, auteur et signataire de la lettre que je ne connaissais même pas, prétendit se substituer à moi, ce que je lui aurais d’ailleurs refusé ; mais je me suis souvent demandé à quelle obsession a obéi notre collaborateur Paschal Grousset, en adressant à son tour ses témoins au Prince Pierre Bonaparte qui ne l’avait pas nommé et n’avait aucune raison de s’occuper de lui.

» C’était, paraît-il, comme correspondant du journal corse la Revanche mis en cause par le cousin de l’Empereur que Paschal Grousset avait pris sur lui de risquer cette démarche qui ne pouvait aboutir, attendu que c’était bien évidemment à ma personnalité et à nulle autre qu’en voulait le prince qui s’improvisait le vengeur de toute sa famille.

» Victor Noir qui fut assassiné n’était donc pas, comme on l’a généralement cru et souvent répété, mon témoin, mais celui de notre collaborateur Grousset qui l’avait envoyé à Auteuil avec Ulrich de Fonvielle sans même m’en prévenir.

» Ce fut seulement dans la journée que j’appris cette démarche qui retardait et contrecarrait la mienne. Cependant, comme j’étais sûr que Pierre Bonaparte ne tiendrait aucun compte de cette nouvelle demande de réparation, j’attendais au corps législatif le retour de mes témoins Millière et Arnould qui devaient tout décider avec ceux du prince pour le duel du lendemain.

» Je montrai à plusieurs membres de la gauche la lettre de provocation qu’il m’avait adressée et Emmanuel Arago y soupçonna tout de suite un traquenard.

» Prenez bien vos précautions sur le terrain, me dit-il, et surtout n’allez pas vous-même chez lui ; il a déjà eu de fâcheuses affaires.

» L’affaire eût été fâcheuse en effet, car les témoins de Paschal Grousset le trouvèrent dans son salon attendant en robe de chambre, un revolver tout armé dans la poche, non pas eux mais moi, en m’invitant dans les termes qu’on a lus à me présenter chez lui ; il avait certainement compté que ses insultes exaspéreraient la violence qu’il me supposait et dont je venais de donner la preuve en souffletant l’imprimeur Rochette.

» Il était donc là toujours sans témoins quand il aurait dû régulièrement en choisir avant même de m’avoir écrit sa lettre provocatrice, et que, en tout cas, il eût été tenu de les désigner aussitôt après. Quelle eût été, en effet, sa posture si je lui avais envoyé mes amis pour lui dire, comme c’était d’ailleurs mon intention et mon habitude, n’ayant jamais fait traîner ces choses-là :

» Partons tout de suite.

» Il eût donc été contraint de répondre : Attendez, il faut d’abord que je cherche deux personnes décidées à m’assister.

» Ce qui, après ses bravades, eût été pour lui à la fois honteux et ridicule.

» Ma conviction, dès que l’événement se fut produit, se forma sans hésitation aucune ; il n’avait jamais voulu se battre avec moi et avait tout carrément décidé de me tuer pour rentrer dans les bonnes grâces de l’Empereur et surtout de l’Impératrice.

» Après le 4 septembre, un ancien serviteur du château des Tuileries me confia même, que non pas Napoléon III mais sa femme était au courant des projets de son cousin par alliance.

» Ce familier me nomma un autre membre de la famille qui avait servi d’intermédiaire entre l’Espagne et le prince corse. Toutefois, cette information, à la rigueur vraisemblable, n’ayant été corroborée par aucun autre témoignage ni preuve écrite, je n’y ai attaché qu’une importance minime.

» Vers cinq heures du soir je me disposais à quitter le Palais Bourbon pour aller me dégourdir un peu la main dans une salle d’armes, quand je reçus de Paschal Gousset ce télégramme :

» Victor Noir a reçu du prince Pierre Bonaparte un coup de revolver, il est mort.

» J’ignorais que ses témoins eussent devancé les miens à la maison d’Auteuil de sorte qu’au premier abord cette dépêche me parut inexplicable. C’est seulement aux bureaux de la Marseillaise où j’arrivai précipitamment que je connus en détail toutes les phases l’affaire.

» Victor Noir était un grand et fort jeune homme d’à peu près vingt-et-un ans, à l’esprit très gai, très primesautier et très expansif, qui nous donnait assez souvent des filets et des nouvelles à la main pour notre journal.

» Toujours prêt d’ailleurs à se mêler à nous dans les circonstances périlleuses. Enfin un véritable ami de la maison.

» Sa fin tragique à laquelle il semblait si peu destiné nous bouleversa au point de nous étrangler tous d’une rage folle. Millière et Arnould qui étaient arrivés à la maison du crime dix minutes après Noir et Fonvielle, furent empêchés par la foule qui se pressait déjà devant le 59 de la rue d’Auteuil.

» — N’entrez pas ici, leur cria-t-on, on y assassine !

» Ils virent le pauvre Victor Noir étendu sur le trottoir, la poitrine trouée, et ramassèrent son chapeau qui s’était échappé de sa main.

» Très déçu par l’arrivée d’étrangers qu’il n’attendait, pas au lieu de celui qu’il espérait, Pierre Bonaparte, après un court dialogue avec eux, avait tiré de sa robe de chambre, un revolver à dix coups, pensant probablement que si le premier ratait, il se rattraperait sur les neuf autres ; puis il avait fait feu à bout portant sur Victor Noir, avec cette arme multiple qui au point de vue de l’armurerie française était ce qu’on pouvait appeler le dernier cri, le cri de mort.

» Après avoir également tiré sur Ulrich de Fonvielle deux balles qui heureusement se perdirent dans le vêtement, il inventa pour expliquer son agression sur Victor Noir, la fable qu’il avait indubitablement préparée pour moi. Il prétendit que sa victime lui avait donné un soufflet, comme si je m’étais rendu chez lui à la suite de son invite, il aurait soutenu que je l’avais frappé.

» J’avais été condamné à quatre mois de prison pour agression sur l’imprimeur Rochette, il eût donc été facile de persuader aux jurés spécialement triés, lesquels ne demandaient qu’à se laisser convaincre de l’innocence de leur accusé, que je m’étais laissé aller à mon emportement ordinaire à l’égard du prince qui s’était trouvé dans le cas de légitime défense.

» Cette imposture n’eût pas expliqué pourquoi le prince au revolver à dix coups le portait dans la poche de sa robe de chambre pour se promener dans son salon, et pourquoi surtout, en vue d’une rencontre inévitable et qu’il avait lui-même cherchée, il s’était abstenu de constituer des témoins ; mais j’étais l’ennemi, et les conseillers généraux dont on composa la haute cour chargée de juger le meurtrier n’auraient pas manqué de mettre l’acquittement de celui-ci aux pieds l’Empereur.

» L’Impératrice eut même, à la nouvelle de l’assassinat, un mot qui peignait son état d’âme et celui de tout son entourage :

» — Ah le bon parent ! s’écria-t-elle en parlant de l’assassin sans plus se préoccuper de l’assassiné.

» Les journaux officieux, avec la candeur de la platitude, ne firent même aucune difficulté de rapporter en lui du faisant honneur cette exclamation accusatrice.

» La commotion produite dans Paris par ce coup de Jarnac fut incommensurable. J’ignore s’il raccommoda Pierre Bonaparte avec les Tuileries, mais il brouilla à jamais les Tuileries avec la France.

» J’avais été avisé du crime à cinq heures du soir. À six heures je rédigeais cet article qui était plutôt un placard, étant donné le caractère dans lequel nous l’imprimâmes :

» J’ai eu la faiblesse de croire qu’un Bonaparte pouvait être autre chose qu’un assassin !

» J’ai osé m’imaginer qu’un duel loyal était possible dans cette famille où le meurtre et le guet-apens sont de tradition et d’usage.

» Notre collaborateur Paschal Grousset a partagé mon erreur et aujourd’hui nous pleurons notre pauvre et cher ami Victor Noir, assassiné par le bandit Pierre-Napoléon Bonaparte.

» Voilà dix-huit ans que la France est entre les mains ensanglantées de ces coupe-jarrets qui, non contents de mitrailler les républicains dans les rues, les attirent dans des pièges immondes pour les égorger à domicile.

» Peuple français, est-ce que décidément tu ne trouves pas qu’en voilà assez ?

 » Henri Rochefort. »

« Cette sonnerie du tocsin fut incontinent déférée aux tribunaux comme constituant un appel aux armes, bien qu’elle pût être aussi bien un appel au suffrage universel.

» En même temps qu’on me punissait ainsi de mon mauvais vouloir à me laisser revolvériser, on arrêtait le meurtrier pour donner une ombre de satisfaction à l’opinion publique soulevée ; Pierre Bonaparte fut installé à la Conciergerie, dans les appartements du directeur à la table duquel il mangeait.

» Tout de suite, le coup de revolver tiré, le Prince avait envoyé chercher un médecin qui, naturellement, s’était empressé de constater sur la joue du meurtrier la trace d’un soufflet, les médecins constatant tout ce qu’on veut et délivrant tous les jours à de petites actrices des certificats de maladies qui les ont empêchées de jouer le soir, mais non d’aller souper dans le plus cher des restaurants.

» En second lieu, on ne doutera pas que si Victor Noir, choisi comme témoin par Paschal Grousset, avec la mission que comporte ce titre, s’était oublié au point de souffleter l’adversaire de son client, j’eusse été personnellement renseigné sur cet acte de violence et les motifs qui l’avaient amené.

» Ulrich de Fonvielle, sur qui Pierre Bonaparte avait tiré deux balles qui se perdirent, aurait pu avoir un intérêt à nier devant la justice le prétendu soufflet ; mais à moi, son collaborateur et son rédacteur en chef, il avait rien à cacher. Or il m’a toujours affirmé, j’en donne ici ma parole d’honneur, que non seulement notre ami n’a jamais donné le moindre soufflet, mais que tenant son chapeau de sa main gantée, il a toujours gardé l’attitude la plus calme et n’a, à aucun moment, esquissé le moindre geste pouvant laisser supposer une intention agressive. Au surplus, personne ne se trompa à cette imposture, ni les conseillers généraux qui acquittèrent par ordre, ni le procureur général Grandperret qui mentit à bouche que veux-tu, ni l’infâme Émile Ollivier qui, dans cette affaire comme depuis dans la question de la guerre franco-allemande, se montra le plus bas complice des vengeances napoléoniennes.

» Le misérable ministre n’eut pas un mot de blâme à l’adresse de l’assassin, pas un mot de regret pour la jeune et loyale victime. Il poussa jusqu’aux plus extrêmes limites de l’abjection le servilisme envers son nouveau maître.

» Si, au lieu d’écouler sa vanité de dindon, il avait, à la suite de ce crime, jeté résolument son portefeuille aux pieds de l’empereur, l’imbécile se serait créé une situation superbe, même chez les modérés qu’il rêvait de s’attacher, et se fut en même temps épargné les responsabilités des désastres ultérieurs. Sa démission le soir même de la mort de Victor Noir lui eût évité, à quelques mois de là, une révocation honteuse et l’horreur de toute une nation.

» Mais le triste sire avait fait trop longtemps antichambre pour se décider à sortir du salon où on lui avait enfin permis d’entrer et de s’asseoir.

» À la foudroyante nouvelle de l’attentat, de nombreuses réunions publiques de protestation s’organisèrent dans la soirée. Amouroux, qui fut depuis membre de la Commune, condamné aux travaux forcés par les conseils de guerre versaillais, et mourut membre du conseil municipal de Paris, étendit un large voile noir sur la tribune. Des cris de fureur éclatèrent dans les rues. Des groupes se formaient pour aller enlever le corps, déposé à Neuilly dans une maison particulière, et le ramener dans Paris même au bureau de mon journal, La Marseillaise, d’où le convoi funèbre serait parti. C’était un véritable délire de vengeance.

» En réalité, l’arrestation du meurtrier n’avait eu d’autre but que de l’arracher à la foule qui l’aurait certainement lynché. On parlait d’aller attaquer la Conciergerie et d’y égorger le pseudo-prisonnier.

» L’insuccès du complot avait, m’a-t-on raconté après le 4 septembre, affolé le monde des Tuileries, lequel tenait à ma mort et pas du tout à celle du jeune Victor Noir, qui allait la faire payer si cher au gouvernement.

» Le lendemain, quand j’entrai tout pâle et tout défait dans la salle des séances du Corps législatif, j’y fus accueilli par un silence plus inquiétant pour l’Empire que pour moi.

» Je savais déjà que j’étais déféré par Ollivier à ses domestiques correctionnels, et je l’entendis dans les couloirs répondre à un député qui lui faisait remarquer tout le danger de cette poursuite :

» — Il faut en finir, il est impossible de gouverner avec M. Rochefort. »

» Je demandai immédiatement la parole et je reproduis d’après l’Officiel l’incident qui s’ensuivit.

» M. Henri Rochefort. — Je désire adresser une question à M. le ministre de la Justice.

» M. le président Schneider. — Lui en avez-vous donné avis ?

» M. Rochefort. — Non, monsieur le président.

» M. le président Schneider. — Vous avez la parole ; monsieur le ministre appréciera s’il veut répondre immédiatement.

» M. Émile Ollivier, ministre de la Justice. — Oui, immédiatement.

» M. Henri Rochefort. — Un assassinat a été commis hier sur un jeune homme couvert par un mandat sacré, celui de témoin, c’est-à-dire de parlementaire, L’assassin est un membre de la famille impériale.

» Je demande à M. le ministre de la Justice s’il a l’intention d’opposer au jugement, à la condamnation probable, des fins de non-recevoir comme celles qu’on oppose aux citoyens qui ont été frustrés ou même bâtonnés par de hauts dignitaires de l’Empire. La situation est grave, l’agitation est énorme. (Interruptions). L’assassiné est un enfant du peuple… (Bruit).

» M. le président Schneider. — Hier, il a bien été convenu que les questions introduites devaient être posées sommairement, sans développements. Votre question a été posée, elle est claire et nette ; c’est au ministre maintenant à dire s’il veut y répondre dès aujourd’hui. (C’est cela !)

» M. Henri Rochefort. — Je dis que l’assassiné est un enfant du peuple. Le peuple demande à juger lui-même l’assassin… Il demande que le jury ordinaire… (Interruption et bruit).

» M. le président Schneider. — Nous sommes tous ici les enfants du peuple ; tout le monde est égal devant la loi. Il ne vous appartient pas d’établir des distinctions. (Très bien !)

» M. Henri Rochefort. — Alors, pourquoi donner des juges dévoués à la famille ?

» M. le président Schneider. — Vous mettez en suspicion des juges que vous ne connaissez pas. Je vous invite, quant à présent, à vous renfermer dans votre question. Je ne puis pas permettre autre chose.

» M. Henri Rochefort. — Eh bien ! je me demande, devant un fait comme celui d’hier, devant les faits qui se passent depuis longtemps, si nous sommes en présence des Bonaparte ou des Borgia. (Exclamations ; cris : À l’ordre ! à l’ordre !) J’invite tous les citoyens à s’armer et à se faire justice eux-mêmes.

» Le pleutre Ollivier se hâta de faire signe au président Schneider de clôturer le débat, qui commençait à mettre le feu aux tribunes, et, après avoir demandé la parole, il appela le crime de la veille « l’événement douloureux. » — Dites : « l’assassinat ! » lui cria Raspail. Et le ministre de la justice expliquait que la loi, spécialement faite pour les membres de la famille Bonaparte, et datant de 1852, ne permettait pas de traduire le prince Pierre devant le jury, qui l’eût condamné sans rémission ; que tout ce qu’on pouvait faire était de le déférer à une haute cour dont naturellement on choisirait un à un les jurés, avec promesse pour eux de toutes sortes de faveurs et de décorations en échange d’un verdict d’absolution.

» Et l’Ollivier, après avoir vanté son respect pour l’égalité, terminait par ces menaces à notre adresse :

» — Nous sommes la modération, nous sommes la liberté et, si vous nous y contraignez, nous serons la force.

» Cette levée de baïonnettes avait été reçue par les plus vifs applaudissements de la part de cette majorité qui quelques mois plus tard allait s’effondrer dans la boue, le silence et le remords, au point que les membres se prosternaient alors devant moi en me répétant : Comme vous étiez dans le vrai !

» Raspail indigné demanda la parole pour répondre aux bravos de la tourbe ministérielle.

» — Il s’est commis, dit-il, un assassinat tel que les crimes de Troppman (qu’on jugeait alors) n’ont pas produit une pareille impression, et cependant, la justice à laquelle vous le déférez n’est pas la justice : ce qu’il il nous faut, c’est un jury qui ne soit pas choisi parmi les ennemis de la cause populaire.

» Et comme on lui rappelait l’indépendance de la magistrature il s’écriait :

» — Je les connais vos hautes cours, j’y ai passé. Dans l’une on a trouvé jusqu’à un homme condamné aux galères.

» Raspail fut interrompu par le président annonçant qu’il recevait à l’instant du procureur général Grandperret une demande en autorisation de poursuites contre moi pour offenses envers l’Empereur, excitation à la révolte et provocation à la guerre civile.

» Cinq minutes auparavant, Émile Ollivier déclarait qu’il dédaignait mes attaques. Ce n’était pas précisément là du dédain.

» J’ai tenu à conserver pour le public la physionomie de cette partie de la séance, où Raspail et moi fûmes seuls en scène.

» On a pu remarquer que pas un membre de la gauche n’y intervint, pas plus Gambetta que Jules Favre ou Ernest Picard ; cet abandon donnait aux insolences du cynique Ollivier une autorité considérable sur le troupeau des majoritards. Le ministre avait ainsi le droit, dont il usait et abusait, de faire observer que tous mes collègues de l’opposition sauf un seul et unique, refusaient de se solidariser avec moi.

» Les obsèques avaient été fixées au lendemain et la journée s’annonça comme devant être affreusement mouvementée. Dès le matin la maison de la rue du Marché à Neuilly où la bière repose sur deux chaises a été envahie par une foule qui grossit au point de rendre toute circulation à peu près impraticable. Comment parviendra-t-on à faire avancer le corbillard jusqu’à la porte ? C’est là un problème qui paraît insoluble.

» J’arrive exténué, n’ayant ni mangé depuis trois jours ni dormi depuis trois nuits, tant les émotions de toute nature m’avaient étreint et ballotté. On me fait passer à bout de bras jusqu’à l’entrée de la maison où je monte et où je trouve Delescluze et Louis Noir le romancier bien connu, frère de la victime.

» Bientôt Flourens arrive et une première bataille s’engage entre les partisans de l’enterrement dans Paris même au Père Lachaise où on amènerait le corps, et l’ensevelissement à Neuilly.

» Cent mille hommes tant d’infanterie que de cavalerie avaient été mobilisés de toutes les garnisons environnantes pour noyer dans le sang toute tentative d’insurrection. D’ailleurs la foule était sans armes ; surprise par le coup de foudre parti de la maison d’Auteuil, elle n’avait eu le temps ni de s’organiser ni de s’entendre.

» Mue par un même sentiment de colère, elle était venue spontanément manifester contre deux assassins, celui des Tuileries et l’autre.

» Nous avions Delescluze et moi harangué nos amis et l’immense majorité des assistants était décidée à nous écouter et à nous suivre, quand, au milieu de la route qui conduit au cimetière d’Auteuil, Flourens, et plusieurs des hommes qui l’entouraient et dont malheureusement avec sa crédulité généreuse il ne contrôlait pas toujours suffisamment les accointances, se jetèrent à la tête des chevaux qu’ils essayèrent de faire retourner du côté de Paris. Puis le cocher des pompes funèbres se refusant à ce changement de route ils se mirent en devoir de couper les traits afin de s’atteler eux-mêmes à la sinistre voiture.

» Je conduisais le deuil ou plutôt le deuil me conduisait, et serré de près par une mer humaine qui m’écrasait en m’escortant, j’avais été à plusieurs reprises projeté sur les roues qui au moindre recul auraient fini par me passer sur le corps.

» On me hissa donc sur le corbillard même où je m’assis les jambes pendantes à côté du cercueil. Du haut de ce lugubre observatoire je voyais des remous se produire, des gens tomber, se relever, d’autres passer presque sous les pieds des chevaux ou sous la voiture, en danger continuel de se faire broyer.

» J’avais beau leur crier désespérément de se garer, mes appels dans le brouhaha de la marche ne leur arrivaient même pas. Pour comble d’énervement, le grand air auquel j’étais exposé avait creusé mon estomac à peu près vide depuis trois jours et y développait subitement une fringale qui m’enleva mes dernières forces. Tout à coup, sans motif apparent, la tête me tourna et je tombai inanimé en bas du corbillard.

» Quand je rouvris les yeux j’étais dans un fiacre avec Jules Vallès et deux rédacteurs de la Marseillaise. Mon premier mot fut : — Qu’on aille vite me chercher quelque chose à manger, je meurs de faim.

» Vallès lui-même descendit et courut à un boulanger où il prit un pain de deux livres dont je me mis à dévorer la moitié et une bouteille de vin dont je bus une gorgée. Nous étions alors dans Paris au bout de l’avenue des Champs-Élysées près de la barrière de l’Étoile.

» Je me rappelai vaguement avoir été mené chez un épicier qui m’avait frotté les tempes avec du vinaigre et avait fait appeler le fiacre dans lequel je m’étais réveillé.

» Telle est l’histoire de cet évanouissement que la réaction bonapartiste me reprocha beaucoup et qui en réalité fut dû à l’étrange délabrement où m’avaient mis soixante-quinze heures de surmenage passées sans nourriture et sans sommeil. Les forces humaines ont des limites ; ces limites chez moi avaient été dépassées et il m’avait été impossible de me tenir plus longtemps debout ou même assis.

» Cette explication, la seule vraie et aussi la seule plausible, puisque je ne pouvais courir aucun risque au milieu de deux cent mille accompagnateurs parmi lesquels on n’en aurait pas trouvé un qui ne me fût dévoué, n’empêcha pas les officieux de m’accuser de faiblesse. Il n’y avait pour moi, je le répète, absolument rien à craindre ; après quelques instants de lutte, en effet, le bon sens avait pris le dessus et l’inhumation, selon le désir de Delescluze et le mien, avait eu lieu au cimetière de Neuilly.

» Ce fut au contraire dans Paris que le péril se corsa. Après la cérémonie nombre d’entre nous étaient rentrés à pied par l’Arc-de-Triomphe. À la hauteur du rond point des Champs-Élysées se tenaient sabre au clair plusieurs escadrons de cavalerie chargés de disperser la foule, quoique, en réalité, ils n’eussent devant eux que des hommes qui revenant d’un enterrement étaient bien obligés de rentrer par la seule route qui les menât chez eux.

» Mais l’imbécile Ollivier voulait prouver qu’il était la force, comme il l’avait annoncé, et je vois tout à coup s’avancer au devant de mon fiacre un commissaire de police à l’abdomen tricolore, qui nous annonce qu’il va faire charger après trois sommations.

» Premier roulement.

» Réconforté par mon repas aussi frugal qu’improvisé, je saute de ma voiture et je m’avance vers le commissaire de police à qui je crie ces mots que je retrouve dans un numéro de la Marseillaise relatant cette journée :

» — Monsieur, les citoyens qui m’entourent prennent pour revenir de l’enterrement le chemin qu’ils avaient pris pour y aller, prétendez-vous leur barrer le passage ?

» Second roulement.

» — Tout ce que vous direz et rien sera inutile répond l’abdomen, retirez-vous, on va faire usage de la force, vous allez être sabrés.

» — Je suis député, répliquai-je en montrant ma médaille, veuillez me laisser passer.

» — Non, dit-il, vous serez sabré tout le premier.

» À ce moment je me retourne, l’avenue était presque vide, la plupart des manifestants s’étant retirés sur les bas côtés.

» — Écartez-vous, dis-je aux autres, il est inutile de vous faire massacrer inutilement. D’ailleurs quoi qu’il fasse maintenant, l’empire a reçu le coup de grâce.

» Tout le monde m’obéit et ce fut sur les arbres des Champs-Elysées que la cavalerie qui n’en démordant pas, exécuta sa charge. Un des cavaliers roula même au bas de son cheval et resta étendu sans mouvement, ce qui fit beaucoup rire le public qui se tenait hors de la portée des sabres ; car le cadavre d’un ennemi sent toujours bon.

» Mais si le procès du locataire de la Conciergerie marchait à pas lents, le mien allait un train d’enfer ; la discussion des poursuites demandées contre moi eut lieu le lendemain même du dépôt de la proposition. Ollivier qui la soutenait déclara qu’il ne voulait pas de journées.

» — Et la journée du 2 décembre, vous en voulez bien de celle-là, lui criai-je de ma place. »

(Henri Rochefort. Les Aventures de ma vie.)

V- le procès de blois

Partout va rampant le policier louche,
Tout est embuscade, on erre farouche
Dans les guets-apens.

(L. M. le Coupe-Gorge.)

Comme les gouvernants qui ont besoin de détourner d’eux l’opinion publique l’Empire faisait autour de lui un bruit continuel ; complots, qu’il échafaudait lui-même ; bombes, données par des mouchards ; scandales ; crimes, découverts en temps opportun, que depuis longtemps on connaissait et tenait en réserve, ils abondent à certaines fins de règne.

Ce n’était pas difficile d’envelopper les plus braves révolutionnaires dans quelques-unes de ces machinations. Le policier qui eût offert des projectiles eût trouvé cent mains, plutôt qu’une, tendues pour les recevoir, mais les choses proposées ainsi, par les mouchards, ne sont jamais à propos, — la ficelle passe sous le pantin, le temps arrivant où n’aurait pas été de trop un véritable complot à ciel ouvert, grand comme la France, comme le monde. Le traître Guérin et autres n’eurent pas de peine à fournir à leurs maîtres les apparences d’une conspiration.

Dans la tourmente qui s’amassait grondant sur l’Empire, on tailla le procès de Blois.

Guérin ayant donné les bombes savait où les retrouver ; il les indiqua aux perquisitions.

Mais, le scénario avait été pauvrement charpenté vu la grandeur des éléments, on aurait pu, sur cette donnée géante, bâtir une pièce capable d’enthousiasmer l’homme de décembre lui-même. Les mouchards d’ordinaire manquent de souffle ; le scénario fut absurde.

Le théâtre choisi pour mettre en scène l’accusation qui devait terrifier le monde, en faisant voir les agissements révolutionnaires, était la salle des états de Blois.

L’Empire voulait un grand éclat ; il l’eut en raison inverse de ses désirs.

Nous trouvions nous que la grandeur du décor allait bien à ceux qui représentaient à la barre de l’Empire la lutte pour la justice ; en effet ils s’y sentirent à l’aise, et y jetèrent la vérité au visage des juges.

Les accusés étaient : Bertrand, Drain, Th. Ferré, Ruisseau, Grosnier, Meusnier, Ramey, Godinot, Chassaigne, Jarrige, Grenier, Greffier, Vité, Cellier, Fontaine, Prost, Benel, Guérin, Claeys, Lyon, Sapia, Mégy, Villeneuve, Dupont, Lerenard, Tony Moilin, Perriquet, Blaizot, Letouze, Cayol, Beaury, Berger, Launay, Dercure, Laygues, Mabille, Razoua, Notril, Ochs, Rondet, Biré, Evilleneuve, Gareau, Carme, Pehian, Joly, Ballot, Cournet, Pasquelin, Verdier, Pellerin, Bailly.

Les avocats Protot, Floquet, à qui l’on attribuait l’apostrophe au tzar (Vive la Pologne, monsieur !) étaient au nombre des défenseurs.

Quelques prévenus qui ne s’étaient jamais vus, auparavant, nouèrent là de solides amitiés.

Comme pour les procès de l’Internationale dits associations de malfaiteurs, les accusés furent divisés en deux catégories quoique tous avouassent hautement leur haine et leur mépris pour l’Empire et leur amour la République.

Les juges furieux perdaient la tête ; peut-être voyaient-ils, eux aussi, venir la révolution dont les accusés parlaient audacieusement.

Il y eut des condamnations à la prison, d’autres aux travaux forcés sans motifs pour l’une ou pour l’autre.

Les accusations tenaient si peu debout, que dans le même dossier une chose en faisait crouler une autre.

Il y eut donc forcément quelques acquittés parmi lesquels Ferré, qui avait insulté le tribunal, mais contre lequel les faits avaient été si maladroitement entassés qu’ils tombaient d’eux-mêmes devant l’auditoire stupéfait, ce qu’on lui attribuait n’ayant pas existé et les témoignages contradictoires ne découvrant que la main stupide de la police.

Ceux d’entre les condamnés qui devaient être déportés n’eurent pas le temps de partir.

L’Empire avait en vain compté sur le procès de Blois placé le 15 juillet en face de la déclaration de guerre, pour faire passer cette guerre, résultat d’une entente entre despotes, comme nécessaire et glorieuse, en même temps qu’il motiverait les persécutions contre les révolutionnaires.

Les hommes du procès de Blois étaient capables de combattre et de conspirer contre Napoléon III ; mais ils ne l’avaient pas fait de la façon indiquée par les policiers ; c’étaient des audacieux, on n’avait pas su leur faire des rôles allant à leur caractère. Entre la terreur de la révolution et la marche triomphale à Berlin, Napoléon III congratulé par Zangiacommi, qui le félicitait d’avoir échappé au complot dirigé contre sa vie, se demandait si les machinations policières ne finiraient pas par aider à éclore un complot véritable.

Pendant ce temps les vieux burgraves Bismark et Guillaume rêvaient de l’empire d’Occident, de Charlemagne et de ses pairs.

Le traître Guérin comparut avec les autres, mais sa louche attitude, les maladresses de la haute cour, d’anciens doutes à son égard, réveillés par l’interrogatoire, fixèrent l’opinion sur la mission odieuse qu’il avait accomplie.

Comme nous n’aurons plus l’occasion de parler de cet individu, plaçons ici la phase dernière de son existence.

Ne pouvant plus servir la préfecture puisqu’il était brûlé, il la trouva ingrate.

Guérin ne sachant comment gagner sa vie, ni que devenir, vint à Londres, au moment où des proscrits de la Commune y avaient cherché asile.

Il se faisait passer pour réfugié politique, chez ceux qui ne le connaissaient pas, ayant eu soin de changer de nom et cherchait du travail.

Dans ces conditions, Guérin se présenta chez l’un des proscrits, Varlet qui ne l’avait jamais vu, lui demandant de l’aider à trouver un emploi.

Emu de la détresse de cet homme que personne ne connaissait, Varlet l’adresse à un ami, également proscrit.

À peine Guérin fut-il entré dans la maison qu’il s’enfuit épouvanté : il venait de reconnaître la voix de Mallet, lequel avait contre lui des preuves indéniables.

Guérin est maintenant un vieillard sordide, aux allures inquiètes.

Tournant fréquemment la tête comme pour voir quelque chose derrière lui, ce qu’il voit, ainsi, c’est sa trahison.

VI- la guerre. — dépêches officielles

Napoléon III ayant eu le 2 décembre son 18 Brumaire, voulait son Austerlitz ; c’est pourquoi dès le commencement toutes les défaites s’appelaient des victoires.

Alors ceux qui, sous l’assommade avaient crié : la Paix, la paix ! ceux qui avaient écrit : on n’ira pas à Berlin en promenade militaire, se levèrent, ne voulant pas de l’invasion.

Le sentiment populaire était avec eux, devinant sous les impostures officielles la vérité qui depuis, éclata au grand jour de la publication des dépêches officielles.

Dans l’enquête officielle sur la guerre de 71 apparaît la vérité telle qu’on la jugeait à travers tout.

Voici quels étaient les renseignements envoyés des provinces de l’Est au ministère de la guerre, lequel assurait que pas un bouton de guêtres ne manquait à l’armée et faisait bon marché des réclamations.

« Metz, 10 juillet 1870.

» Le général de Failly me prévient que les 17e bataillons de son corps d’armée sont arrivés et je transcris ci-après sa dépêche qui a un caractère d’urgence.

» Aucunes ressources, point d’argent dans les caisses, ou dans les corps, je réclame de l’argent sonnant. Nous avons besoin de tout sous tous les rapports. Envoyez des voitures pour les états-majors ; personne n’en a, envoyez aussi les cantines d’ambulance. »

Le 20 juillet suivant, l’intendant général Blondeau, directeur administratif de la guerre, écrivait à Paris.

« Metz, le 20 juillet 1870, 9 heures 50 du matin.

» Il n’y a à Metz ni sucre ni café, ni riz ni eau-de-vie, ni sel ; peu de lard et de biscuit. Envoyez d’urgence au moins un million de rations sur Thionville. »

Le général Ducrot, le même jour écrivait au ministère de la guerre.

« Strasbourg, 20 juillet 1870, 7 heures 30 du soir.

» Demain, il y aura à peine cinquante hommes pour garder la place de Neuf-Brissac et le fort Mortier. — La Petite Pierre et Lichlemberg sont également dégarnis ; c’est la conséquence des ordres que nous exécutons. Il paraît positif que les Prussiens sont déjà maîtres de tous les défilés de la Forêt Noire. »

Dans les premiers jours d’août moins de deux cent vingt mille hommes gardaient les frontières.

La garde mobile dont jusqu’alors on n’avait fait usage qu’aux jours d’émeute pour mitrailler et qui, en temps de paix, ne figurait que sur les registres du ministère de la guerre fut équipée.

Paris apprenait on ne sait comment qu’un certain général n’avait pu trouver ses troupes. Mais personne ne pouvait croire cette plaisanterie ; il fallut, bien longtemps plus tard, reconnaître, que la chose était vraie, en lisant dans l’enquête sur la guerre de 70.

« Général Michel à Guerre, Paris.

» Suis arrivé à Belfort, « pas trouvé ma brigade », pas trouvé général de division, que dois-je faire ? Sais pas où sont mes régiments. »

Toujours d’après les dépêches officielles, les envois, demandés d’urgence par le général Blondeau, le 20 juillet n’étaient pas arrivés à Thionville le 24, état de choses attesté par le général commandant le 4e corps au major général à Paris.

« Thionville, ce 24 juillet 1870, 9 heures 12 du matin.

» le 4e corps n’a encore ni cantines ni ambulances, ni voitures d’équipages pour les corps et les états-majors ; tout est complètement dégarni. »

L’incroyable oubli continue.

« Intendant 3e corps à Guerre.

» Metz, le 24 juillet 1870, 7 heures du soir.

» Le troisième corps quitte demain, je n’ai ni infirmiers, ni ouvriers d’administration, ni caissons d’ambulances, ni foins de campagne, ni trains, ni instruments de pesage et à la 4e division de cavalerie, je n’ai pas même un fonctionnaire. »

La série se continue, en juillet et août, sans interruption ; y eut-il fatalité, affolement, ignorance ? Les dépêches avouent l’incurie.

» Sous-intendant à guerre, 6e division, bureau des subsistances, Paris.

» Mézières, 25 juillet 1870, 9 heures 20 du matin.

» Il n’existe aujourd’hui dans la place de Mézières ni biscuits, ni salaisons. »

« Colonel directeur Parc, 3e corps,
à directeur artillerie, ministère de la guerre. Paris.

» Les munitions de canons à balles n’arrivent pas. »

» Major général à guerre, Paris.

» Metz, le 27 juillet 1870, 1 h. 1/4 du soir.

» Les détachements qui rejoignent l’armée continuent à arriver sans cartouches et sans campement. »

» Major général à guerre, Paris.

» Metz, le 29 juillet 1870, 5 h. 36 matin.

» Je manque de biscuits pour marcher en avant. »

« Le Maréchal Bazaine, au général Ladmirault,
à Thionville.

» Boulay, 30 juillet 1870.

» Vous devez avoir reçu la feuille de renseignements n°5, par laquelle on vous avise de grands mouvements de troupes sur la Sarre, et de l’arrivée du roi de Prusse, à Coblentz. J’ai vu hier l’empereur à Saint-Cloud ; rien n’est encore arrêté sur les opérations que doit entreprendre l’armée française. Il semble cependant que l’on penche vers un mouvement offensif en avant du 3e corps. »

C’était à ce moment même que Rouher disait à, son souverain : Grâce à vos soins, sire, la France est prête !

Presque aussitôt on s’aperçut qu’il n’y avait rien de prêt, pas la dixième partie du nécessaire.

Pendant que ces dépêches, alors secrètes, étaient échangées, la poignée d’hommes disséminés sur l’étendue des frontières, disparaissait sous le nombre des soldats de Guillaume.

Quarante mille Prussiens, suivant les bords de la Lauter, y rencontrèrent des bandes éparses qu’ils broyèrent en passant ; c’était la division du général Douay.

À Frœschwiller, Mac-Mahon, appuyé d’un côté sur Reichshoffen, de l’autre sur Elsanhaussen, attendait paisiblement de Failly, qui ne venait pas, sans s’apercevoir que peu à peu, par insignifiantes poignées, des soldats prussiens montaient, s’entassant dans la plaine : c’était l’armée de Frédéric de Prusse. Quand il y eut environ cent vingt mille hommes traînant quatre cents canons, ils attaquèrent, défonçant les deux ailes des Français à la fois.

Mac-Mahon fut ainsi surpris, avec quarante mille hommes ; alors, comme jadis, les cuirassiers se sacrifièrent, c’est ce qu’on appelle la charge de Reichshoffen.

Le même jour à Forhach défaite du 2e corps.

La débâcle allait vite.

Les dépêches se succédaient lamentables.

« Général subdivision à général division Metz.

« Verdun, 7 août 1870, 5 h. 45 minutes du soir.

» Il manque à Verdun comme approvisionnements : vins, eau-de-vie, sucre et café ; lard, légumes secs, viande fraîche, prière de pourvoir d’urgence pour les quatre mille mobiles sans armes. »

Rien ne pouvait être envoyé comme le prouve ce qui suit.

« Intendant 6e corps à guerre. Paris

» Camp de Châlons, le 8 août 1870,
10 h. 52 minutes matin.

» Je reçois de l’intendant en chef de l’armée du Rhin la demande de 500 000 rations de vivres de campagne.

» Je n’ai pas une ration de biscuit ni de vivres de campagne, à l’exception de sucre et du café.

La déclaration sur la situation par le général Frossard, ne laisse aucun doute.

« L’effectif total atteignait, dit-il, à peine 200 000 hommes, au commencement, après l’arrivée des contingents divers, il put s’élever à 250 000, mais ne dépassa jamais ce chiffre. — Le grand état-major général accuse 243 171 hommes au 1er août 1870.

» L’organisation matérielle était incomplète, les commandants de corps d’armée n’avaient encore connaissance d’aucun plan de campagne. Nous savions seulement que nous allions nous trouver en présence de forces allemandes d’environ 250 000 hommes pouvant en très peu de temps être portées au double. »

On lit dans les Forteresses françaises pendant la guerre de 1870, par le lieutenant-colonel Prévost, un témoignage non moins terrible :

« Lorsqu’on eut déclaré la guerre à la Prusse, aucune des villes voisines de la frontière allemande ne possédait l’armement convenable, surtout, en fait d’affûts ; les pièces rayées, les canons nouveaux y étaient rares ; il en était de même pour les munitions et les vivres, les approvisionnements de toutes sortes. »

On trouve dans les ouvrages du général de Palikao cette lettre d’un officier général.

« Dès mon arrivée à Strasbourg (il y a environ douze jours), j’ai été frappé de l’insuffisance de l’administration et de l’artillerie. Vous aurez peine à croire qu’à Strasbourg dans ce grand arsenal de l’Est, il a été impossible de trouver des aiguilles, des rondelles et des têtes mobiles pour nos fusils.

» La première chose que nous disaient les commandants de batteries de mitrailleuses, c’est qu’il faudrait ménager les munitions parce qu’il n’y en avait pas.

» En effet, à la bataille du 7, les batteries de mitrailleuses et autres ont quitté pendant longtemps le champ de bataille pour aller chercher de nouvelles provisions au parc de réserve, lequel était lui-même assez pauvre.

» Le 6, l’ordre ayant été donné de faire sauter un pont, il ne s’est pas trouvé de poudre de mine, dans tout le corps d’armée ni au génie, ni à l’artillerie.

Les Prussiens entrèrent en France à la fois par Nancy, Toul et Lunéville.

Frédéric marchait sur Paris à la poursuite de Mac-Mahon, qui simple et têtu, invoquait Notre-Dame d’Auray ; ou peut-être, de concert avec Eugénie, qui appelait sa guerre cette désastreuse suite de défaites, implorait quelque madone andalouse.

Le jeune Bonaparte, que nous appelions le petit Badingue, et que les vieilles culottes de peau nommaient par avance Napoléon IV, ramassait niaisement des balles dans les champs, après la bataille, à l’âge où tant d’héroïques enfants, combattirent comme des hommes, aux jours de mai.

Le grotesque se mêlait à l’horrible.

VII- l’affaire de la villette. — sedan

Nous disions : En avant, Vive la République !
Tout Paris répondra. Tout Paris soulevé,
Tout Paris sublime, héroïque,
Dans son sang généreux de l’empire lavé.
La grande ville fut muette.
Chaque volet fut clos et la rue est déserte.
Et nous avec fureur on criait : Au Prussien !

l. m.

La République seule pouvait délivrer la France de l’invasion, la laver des vingt ans d’empire qu’elle avait subis, ouvrir toutes grandes les portes de l’avenir fermées par des monceaux de cadavres.

Dans Montmartre, Belleville, au quartier Latin, les esprits révolutionnaires et par dessus tous les autres les Blanquistes, criaient aux armes.

On savait l’écrasement dont le gouvernement n’avouait qu’une seule chose : la charge des cuirassiers.

On savait que quatre mille cadavres, et le reste prisonnier, c’était tout ce qui restait du corps d’armée de Frossard.

On savait les Prussiens établis en France. — Mais plus terrible était la situation, plus grands étaient les courages. La République fermerait les plaies, grandirait les âmes.

La République ! ce n’était point assez de vivre pour elle, on y voulait mourir.

C’est dans ces aspirations que le 14 août 70 eut lieu l’affaire de la Villette.

Les Blanquistes surtout croyaient pouvoir proclamer la République avant que l’empire vermoulu s’écroulât de lui-même.

Pour cela, il fallait des armes, et, comme on n’en avait pas assez, on voulut commencer par prendre la caserne des pompiers, boulevard de la Villette, au 141, je crois, dont on aurait pris les armes.

Un pompier, a-t-on dit, avait été tué ; il n’était que blessé et l’a fait connaître lui-même depuis. Le poste était nombreux, bien armé. La police, prévenue on ne sait comment, tomba sur les révolutionnaires. Ceux de Montmartre, arrivés tard, virent sur le boulevard désert, dont les volets s’étaient fermés avec bruit, la voiture dans laquelle avaient été jetés Eudes et Brideau, prisonniers, entourée de mouchards et d’imbéciles qui criaient : aux Prussiens !

Tout était fini pour cette fois encore, mais l’occasion reviendrait.

Le 16 août, une sorte d’avantage remporté par Bazaine à Borny, et grandi à dessein par le gouvernement afin de le brandir devant la crédulité populaire, semblait retarder encore la marche de l’armée française.

Les combats de Gravelotte, Rézonville, Vionville, Mars-la-Tour, furent les derniers avant la jonction des deux armées prussiennes qui entourèrent d’un demi-cercle l’armée française.

Bientôt le cercle allait se fermer. Le gouvernement continuait à annoncer des victoires.

Ces bruits de victoires rendirent plus facile la condamnation à mort d’Eudes et de Brideau.

Certains radicaux, eux-mêmes, appelèrent bandits les héros de la Villette. Gambetta avait tout d’abord proposé contre eux l’exécution immédiate et sans jugement !

Le complot de la Villette fut pendant quelque temps, à l’ordre du jour de la terreur bourgeoise.

Les révolutionnaires, cependant, n’étaient pas les seuls à juger la situation et les hommes à leur juste valeur.

Il y avait dans l’armée même quelques officiers républicains. L’un d’eux, Nathaniel Rossel, écrivait à son père (en ce même 14 août où l’on tenta de proclamer la République, à Paris) la lettre suivante, conservée dans ses papiers posthumes :

« J’ai eu, depuis le début de la guerre, des aventures étranges et assez nombreuses ; mais un trait particulier qui t’étonnera, c’est que je n’ai jamais été envoyé au feu ; j’y suis allé quelquefois, mais pour mon seul agrément, et j’ai couru peu de dangers.

» À Metz, je n’ai pas tardé à reconnaître l’incapacité de nos chefs, généraux et états-majors ; incapacité sans remède confessée par toute l’armée, et comme j’ai l’habitude de pousser les déductions jusqu’au bout, je rêvais, avant même le 14, aux moyens d’expulser toute cette clique.

» J’en avais imaginé pour cela qui ne seraient pas impraticables. Je me rappelle que le soir, avec mon camarade X, esprit généreux et résolu qui était tout à fait gagné à mes idées, nous nous promenions devant ces hôtels bruyants de la rue des Clercs, remplis à toute heure de chevaux, de voitures, d’intendants couverts de galons et de tout le tumulte d’un état-major insolent et viveur. Nous examinions les entrées, comment étaient placées les portes et comment, avec cinquante hommes résolus, on pouvait enlever ces gaillards-là, et nous cherchions ces cinquante hommes et nous n’en avons pas trouvé dix.

» Le 14 août, vers le soir, nous vîmes du haut des remparts de Serpenoise l’horizon depuis Saint-Julien jusqu’à Queuleu illuminé des feux de la bataille. Le 16, l’armée avait passé la Moselle et trouvait l’ennemi devant elle. Aussitôt que je fus débarrassé de mon service, les convois de blessés qui arrivaient annonçaient une grande bataille. Je courus à cheval par Moulins et Chatel jusqu’au plateau de Gravelotte où j’assistai à une partie de l’action à côté d’une batterie de mitrailleuses magnifiquement commandée.

» (J’ai revu une fois depuis, le jour de la capitulation, le capitaine de cette batterie.) Le 18, j’allai encore le soir voir la bataille et je rencontrai le général Grenier ; il en revenait ayant perdu sa division qui se débandait tranquillement, ayant combattu sept heures sans être relevé. Le lendemain, le blocus fut complété.

» Je n’en continuai pas moins à chercher des ennemis à ces ineptes généraux.

» Le 31 août et le 1er septembre, ils essayèrent de livrer une bataille et ne savaient même pas engager leurs troupes.

» Le malheureux Lebœuf chercha, dit-on, à se faire tuer et réussit seulement à faire tuer sottement beaucoup de braves gens.

» J’allai le soir du 31 voir la bataille au fort de Saint-Julien et le lendemain 1er septembre, à la queue du champ de bataille, j’y rencontrai en particulier Saillard, devenu chef d’escadron, qui attendait avec deux batteries le moment de s’engager.

» J’ai rarement éprouvé un plus grand serrement de cœur, qu’en voyant les dernières chances qui nous restaient aussi honteusement abandonnées, car chaque fois qu’on se battait je reprenais confiance. »

(Papiers posthumes de Rossel recueillis par Jules Amigues.)

N’était-ce pas une chose étrange que ces hommes inconnus les uns aux autres songeant à la fois à la même heure néfaste, où les despotes achevaient leur œuvre — les uns à proclamer la République libératrice, les autres, à débarrasser l’armée des états-majors insolents et viveurs de l’Empire.

Tandis que les victoires par dépêches continuaient, sonnaient leurs trompes sur toutes les défaites, on eût exécuté Eudes et Brideau sans les retards apportés à cette exécution par une lettre de Michelet couverte de milliers de signatures protestant contre cette criminelle mesure.

Un tel vent d’effroi passait sur Paris pendant cette dernière phase de l’agonie impériale que plusieurs de ceux qui avaient d’abord, avec enthousiasme donné leur signature, venaient la redemander (il y allait, disaient-ils, de leur tête !)

Comme il y allait surtout de la tête de nos amis Eudes et Brideau, j’avoue pour ma part n’avoir voulu rendre aucune de ces signatures sur les listes qui m’étaient confiées.

Nous fûmes chargées, Adèle Esquiros, André Léo et moi, de porter le volumineux dossier chez le gouverneur de Paris. — C’était le général Trochu.

Ce n’était pas chose facile d’y parvenir, mais on avait eu raison de compter sur l’audace féminine.

Plus on nous disait qu’il était impossible de pénétrer chez le gouverneur, plus nous avancions.

Nous parvînmes à entrer d’assaut dans une sorte d’antichambre entourée de banquettes appuyées contre les murs.

Au milieu, une petite table couverte de papiers — là attendaient d’ordinaire ceux qui voulaient voir le gouverneur ; — nous étions seules.

On espérait nous chasser poliment, mais après nous être assises sur une des banquettes, nous déclarâmes que nous venions de la part du peuple de Paris pour remettre en mains propres au général Trochu des papiers dont il fallait qu’il eût connaissance.

Ces mots de la part du peuple firent un peu réfléchir, on n’osait pas nous jeter dehors et la douceur fut employée pour nous faire déposer notre dossier sur la table, cela fut impossible à obtenir de nous.

L’un de ceux qui étaient là se détacha alors et revint avec un individu qu’on nous dit être le secrétaire de Trochu.

Celui-ci entra en pourparlers avec nous, dit que Trochu étant absent, il avait l’ordre de recevoir à sa place ce qui était adressé au général ; — il voulut bien consigner sur un registre le dépôt du dossier que nous lui remîmes, après des preuves que nous n’étions pas trompées.

Ce secrétaire ne semblait pas hostile à ce que nous demandions et il trouva naturelles les précautions prises par nous.

Le temps pressait, et malgré l’assurance du secrétaire que le gouverneur de Paris avait un grand respect pour la volonté populaire nous vivions en continuelles craintes d’apprendre l’exécution faite tout à coup, dans quelque accès de délire impérialiste.

Une armée allemande descendant la Meuse, les Français se replièrent sur Sedan.

On lit à ce propos dans le rapport officiel du général Ducrot, — celui qui ne devait rentrer que mort ou victorieux, mais ne fut ni l’un ni l’autre : « Cette place de Sedan avait son importance stratégique puisque, se ralliant à tous par Mézières et l’embranchement d’Huson, elle était l’unique moyen de ravitaillement d’une armée opérant par le nord sur Metz, était à peine à l’abri d’un coup de main ; ni vivres ni munitions, ni approvisionnements d’aucune sorte ; — quelques pièces avaient trente coups à tirer, d’autres six, mais la plupart manquaient d’écouvillons. »

Le 1er septembre, les Français furent enveloppés et broyés comme en un creuset par l’artillerie allemande qui occupait les hauteurs.

Deux généraux tombèrent : Treillard tué, Margueritte mortellement blessé.

Baufremont alors, sur l’ordre de Ducrot, entraîna toutes les divisions contre l’armée prussienne.

Il y avait le 1er hussards et le 6e chasseurs, brigade Tillard,

Les 1er, 2e et 4e chasseurs d’Afrique, brigade Margueritte.

Ce fut horrible et beau ; c’est ce qu’on appelle la charge de Sedan.

L’impression en fut si grande que le vieux Guillaume s’écria : Ô les braves gens !

La boucherie fut telle, que la ville et les champs environnants étaient couverts de cadavres.

À ce lac de sang les empereurs de France et d’Allemagne eussent pu largement étancher leur soif.

Le 2 septembre, dans la brume du soir, l’armée victorieuse debout sur les hauteurs chanta un cantique d’actions de grâces au dieu des armées, qu’invoquaient également Bonaparte et Trochu.

Les mélodieuses voix allemandes, toutes pleines de rêve, planèrent inconscientes sur le sang versé.

Napoléon III ne voulut pas des chances du désespoir, il se rendit et avec lui plus de quatre-vingt mille hommes, les armes, les drapeaux, cent mille chevaux, 650 pièces de canon.

L’Empire était fini et si profondément enseveli, que rien jamais n’en peut revenir.

L’homme de décembre aboutissant à l’homme de Sedan entraînait avec lui toute la dynastie.

C’en est fait désormais, on ne pourra jamais remuer que la cendre de la légende impériale.

Il semble, sur le vallon de Sedan, voir pareille à un vol de fantômes passer la fête impériale menée avec les dieux d’Offenbach par l’orchestre railleur de la Belle Hélène ; tandis que spectral monte l’océan des morts.

On a depuis attribué à Gallifet ce que fit Baufremont, pour diminuer l’inoubliable horreur de l’égorgement de Paris ; nous savons que Gallifet était à Sedan puisqu’il y ramassa le chapeau à plumes blanches de Margueritte, cela ne fait absolument rien, au sang dont il est couvert, et qui ne s’effacera jamais.

Les prisonniers de Sedan furent conduits en Allemagne.

Six mois après, la commission d’assainissement des champs de bataille fit déblayer les fossés dans lesquels à la hâte, les morts avaient été entassés. On versa sur eux de la poix et à l’aide de bois de mélèze on alluma un bûcher.

Sur les débris, pour que tout fût consumé, on jeta de la chaux vive.

Elle fut, ces années-là, la chaux vive, une terrible mangeuse d’hommes.

fin de la première partie

 

2° partie : RÉPUBLIQUE DU 4 SEPTEMBRE


I- le 4 septembre

Amis, sous l’Empire maudit
Que la République était belle !
(L. M. Chanson des Geôles.

À travers l’effroi qu’inspirait l’Empire, l’idée qu’il était à sa fin se répandait dans Paris, et nous, enthousiastes, nous rêvions la révolution sociale dans la plus haute acception d’idées qu’il fût possible.

Les anciens braillards à « Berlin », tout en soutenant encore que l’armée française était partout victorieuse, hissaient échapper de lâches tendances vers la reddition, qu’on leur faisait rentrer dans la gorge, en disant, que Paris mourrait plutôt que de se rendre, et on jetterait à la Seine ceux qui en répandraient l’idée ; ils allaient ramper ailleurs.

Le 2 septembre au soir, des bruits de victoires venant de source suspecte, c’est-à-dire du gouvernement, nous firent penser que tout était perdu.

Une foule houleuse emplit les rues tout le jour, la nuit, elle augmenta encore.

Le 3 il y eut séance de nuit au corps législatif, sur la demande de Palikao, qui avouait des dépêches graves.

La place de la Concorde était pleine de groupes ; d’autres suivaient les boulevards, parlant gravement entre eux : il y avait de l’anxiété dans l’air.

Dès le matin, un jeune homme qui l’un des premiers avait lu l’affiche du gouvernement la racontait avec des gestes de stupeur : il fut immédiatement entouré de gens qui criaient aux Prussiens, et conduit au poste de Bonne-Nouvelle où un agent se jetant sur lui le blessa mortellement.

Un autre, affirmant qu’il venait de lire le désastre sur l’affiche, allait être assommé sur place, quand un des assaillants, qui, celui-là, était de bonne foi, levant par hasard les yeux, aperçut la proclamation suivante que tout Paris lisait en ce moment avec stupeur.

« Le conseil des ministres au peuple français.

» Un grand malheur a frappé la patrie. Après trois jours d’une lutte héroïque soutenue par l’armée du maréchal Mac-Mahon, contre trois cent mille ennemis, quarante mille hommes ont été faits prisonniers !

» Le général Wimpfen qui avait pris le commandement de l’armée en remplacement du maréchal Mac-Mahon, gravement blessé, a signé une capitulation : ce cruel revers n’ébranle pas notre courage.

» Paris est aujourd’hui en état de défense, les forces militaires du pays s’organisent ; avant peu de jours, une armée nouvelle sera sous les murs de Paris.

» Une autre armée se forme sur les rives de la Loire.

» Votre patriotisme, votre union, votre énergie, sauveront la France.

» L’Empereur a été fait prisonnier pendant la lutte.

» Le gouvernement, d’accord avec les pouvoirs publics prend toutes les mesures que comporte la gravité des événements.

 » Le Conseil des Ministres,

» Comte de Palikao, Henri Chevreau, Amiral Rigault de Genouilly, Jules Brame, Latour-d’Auvergne, Grandperret, Clément Duvernois, Magne, Busson, Billot, Jérôme David. »

Quelque habile que fût cette proclamation, l’idée ne vint à personne que l’Empire pouvait survivre à la reddition d’une armée avec ses canons, ses armes, son équipement, de quoi lutter et vaincre.

Paris ne s’attarda pas à s’inquiéter de Napoléon III, la république existait avant d’être proclamée.

Et plus haut que la défaite dont la honte était à l’Empire, l’évocation de la République mettait une lueur sur tous les visages, l’avenir s’ouvrait dans une gloire.

Une mer humaine emplissait la place de la Concorde.

Au fond étaient en ordre de bataille les derniers défenseurs de l’Empire, gardes municipaux et sergents de ville se croyant obligés d’obéir à la discipline du coup d’État, mais on savait bien qu’ils ne pourraient le réveiller d’entre les morts.

Vers midi, arrivèrent, par la rue Royale, des gardes nationaux armés.

Devant eux, les municipaux sabre au clair se formèrent en bataillon serré : — ils se replièrent avec les sergents de ville quand les gardes nationaux s’avancèrent baïonnette au canon.

Alors il y eut un grand cri dans la foule, une clameur monta jusqu’au ciel comme semée dans le vent :

Vive la République !

Les sergents de ville et les municipaux entouraient le corps législatif, mais la foule envahissante, allait jusqu’aux grilles criant : Vive la République !

La République ! c’était comme une vision de rêve ! Elle allait donc venir ?

Les sabres des sergents de ville volent en l’air, les grilles sont brisées, la foule et les gardes nationaux entrent au corps législatif.

Le bruit des discussions se répand jusqu’au dehors, coupé de temps à autre par le cri : Vive la République ! Ceux qui sont entrés jettent par les fenêtres, des papiers sur lesquels sont les noms proposé des membres du gouvernement provisoire.

La foule chante la Marseillaise. Mais l’Empire l’a profanée, nous, les révoltés, nous ne la disons plus.

La chanson du Bonhomme passe coupant l’air avec ses refrains vibrants :

Bonhomme, bonhomme
Aiguise bien ta faux !


nous sentons que nous-mêmes sommes la révolte et nous la voulons.

On continue de passer des noms ; à certains, tels que Ferry, il y a des murmures, d’autres disent : Qu’importe ! puisqu’on a la République on changera ceux qui ne valent rien. — Ce sont les gouvernants qui font les listes. Sur la dernière, il y a : Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Eugène Pelletan, Ernest Picard, Jules Simon, Trochu, gouverneur de Paris.

La foule crie : Rochefort ! On le met sur la liste ; c’est la foule qui commande maintenant.

Une nouvelle clameur s’élève à l’hôtel de ville ! C’était déjà beau devant le corps législatif, c’est bien plus beau dehors ! La foule roule vers l’hôtel de ville ; elle est dans ses jours de splendeur.

Le gouvernement provisoire est déjà là ; un seul a l’écharpe rouge, Rochefort, qui sort de prison.

Encore des cris : Vive la République !

On respire la délivrance ! pense-t-on.

Rochefort, Eudes, Brideau, quatre malheureux qui grâce aux faux rapports des agents avaient été condamnés pour l’affaire de la Villette (dont ils ne savaient rien), les condamnés du procès de Blois, et quelques autres que poursuivait l’Empire, étaient rendus à la liberté.

Le 5 septembre, Blanqui, Flotte, Rigaud, Th. Ferré, Breullé, Granger, Verlet (Henri Place), Ranvier, et tous les autres attendaient à leur sortie Eudes et Brideau, dont Eugène Pelletan était allé signer la levée d’écrou à la prison du Cherche-Midi.

On croyait qu’avec la République on aurait la victoire et la liberté.

Qui eût parlé de se rendre eût été broyé.

Paris dressait sous le soleil de septembre quinze forts, pareils à des navires de guerre, montés par de hardis marins ; quelle armée d’invasion oserait les prendre à l’abordage.

Du reste, au lieu d’un long siège à subir, il y aurait des sorties en masse ; ce n’était plus Badingue, c’était la République.

La république universelle
Se lève dans les cieux ardents,
Couvrant les peuples de son aile
Comme une mère ses enfants.


A l’orient blanchit l’aurore !
L’aurore du siècle géant,
Debout ! pourquoi dormir encore !
Debout, Peuple, sois fort et grand !

Le gouvernement jurait qu’on ne se rendrait jamais.

Toutes les bonnes volontés s’offraient dévouées jusqu’à la mort ; on eût voulu avoir mille existences pour les offrir.

Les révolutionnaires étaient partout, se multipliaient ; on se sentait une puissance de vie énorme, il semblait qu’on fût la révolution même.

On allait Marseillaise vivante, remplaçant celle que l’Empire avait profanée.

Cela ne durera pas, disait le vieux Miot, qui se souvenait de 48.

Un jour, sur la porte de l’hôtel de ville, Jules Favre nous serra trois dans ses grands bras, Rigaud, Ferré et moi, en nous appelant ses chers enfants.

Pour ma part je le connaissais depuis longtemps ; il avait été, comme Eugène Pelletan, président de la société pour l’instruction élémentaire, et rue Hautefeuille où avaient lieu les cours, on criait vive la République bien avant la fin de l’Empire.

Je songeais à cela pendant les jours de mai à Satory, devant la mare sanglante où les vainqueurs lavaient leurs mains, seule eau qui fut donnée à boire aux prisonniers, couchés dans la pluie, dans la boue sanglante de la cour.

II

la réforme nationale

Amis, l’on a la République.
Le sombre passé va finir.
Debout tous, c’est l’heure héroïque.
Fort est celui qui sait mourir.
(L. M. Respublica.)

Était-ce donc le pouvoir qui changeait ainsi les hommes de septembre ?

Eux que nous avons vus fiers devant l’Empire étaient pris d’épouvante de la révolution.

Devant le gouffre à franchir ils refusaient de prendre leur élan, ils promettaient, juraient, contemplaient la situation, et y voulaient rester éternellement renfermés.

Avec d’autres sentiments nous aussi, nous nous rendions compte.

Guillaume approchait, tant mieux ! Paris en sortie torrentielle écraserait l’invasion ! Les armées de province se rejoindraient, n’avait-on pas la République ?

Et la paix reconquise, elle ne serait pas la République guerroyeuse, agressive aux autres peuples, l’Internationale remplirait le monde sous la brûlante poussée du germinal social.

Et dans la conviction profonde du devoir on demandait des armes que le gouvernement refusait. Peut-être craignait-il d’armer les révolutionnaires ; peut-être en manquait-il réellement ; on avait des promesses, c’était tout. Les Prussiens continuaient d’avancer, ils étaient au point où le chemin de fer cessait de fonctionner pour Paris ; plus près, toujours plus près.

Mais en même temps que les journaux publiaient la marche des Prussiens, une note officielle donnant le chiffre des approvisionnements rassurait la foule.

Dans les parcs, le Luxembourg, le Bois de Boulogne 200 000 moutons, 40 000 bœufs, 12 000 porcs entassés mouraient de faim et de tristesse, les pauvres bêtes ! mais donnaient une espérance visible aux yeux de ceux qui s’inquiétaient.

La provision de farine réunie à celles des boulangers était de plus de 500 000 quintaux, il y en avait environ cent mille de riz, dix mille de café, trente à quarante mille de viandes salées, sans compter l’énorme quantité de denrées que faisaient venir les spéculateurs comptant au centuple le prix, qui en cas désespéré eussent certainement passé avec les autres provisions pour la vie générale.

Les gares, les halles, tous les monuments étaient remplis.

Au nouvel Opéra dont le gros œuvre était achevé, l’architecte Garnier fit forer la couche de béton sur laquelle reposaient les fondations, un courant qui descend de Montmartre s’en échappa : on aurait de l’eau.

Mieux eût valu que tout manquât, le provisoire à ses premiers jours, n’eût pas entravé l’élan héroïque de Paris ; on aurait pu vaincre encore l’invasion.

Quelques maires marchaient d’accord avec la population de Paris ; Malon aux Batignolles, Clemenceau à Montmartre furent ouvertement révolutionnaires.

La mairie de Montmartre avec Jaclard, Dereure, Lafont pour adjoints de Clemenceau, fit par instants trembler la réaction.

Elle se rassura bientôt ; les plus fiers courages devenaient inutiles dans les vieux engrenages de l’Empire où sous des noms nouveaux on continuait à moudre les déshérités.

Les Prussiens gagnaient du terrain ; le 18 septembre ils étaient sous les forts, le 19 ils s’établissaient au plateau de Châtillon. Mais plutôt que de se rendre, Paris s’allumerait comme jadis Moscou.

Des bruits de trahison du gouvernement commençaient à circuler, il n’était qu’incapable. Le pouvoir faisait son œuvre éternelle, il la fera tant que la force soutiendra le privilège.

Le moment était venu où si les gouvernants eussent tourné contre les révolutionnaires les gueules des canons, ils n’en eussent été nullement étonnés.

Mais plus la situation empirait, plus grandissait l’ardeur de la lutte.

L’élan était si général, que tous sentaient le besoin d’en finir.

Le Siècle lui-même, publia le 5 septembre un article intitulé Appel aux audacieux, et commençant ainsi :

« À nous les audacieux. Dans les circonstances difficiles, il faut l’intelligence prompte et les hardiesses inconnues.

» À nous les jeunes. Les téméraires, les audacieux indisciplinés deviennent nos hommes. L’idée et l’action doivent être libres. Ne vous gênez plus, ne réglementez plus, débarrassez-vous une bonne fois des vieux colliers et des vieilles cordes : c’est le conseil que donnait l’autre jour notre ami Joigneaux et ce conseil-là c’est le salut. »

(Le Siècle du 7 septembre 1870.)

Ils vinrent en foule les audacieux, on n’avait pas besoin de les appeler, c’était la République ! Bientôt le lent fonctionnement des administrations, les mêmes que sous l’Empire, eut tout paralysé.

Rien n’était changé puisque tous les rouages n’avaient que pris des noms nouveaux, ils avaient un masque, c’était tout.

Les munitions falsifiées, les fournitures par écrit, le manque de tout ce qui était de première nécessité pour le combat, le gain scandaleux des fournisseurs, l’armement insuffisant ne faisaient aucun doute : c’était la même chose.

De l’aveu du Ministre de la guerre, le seul bataillon complètement armé était celui des employés des ministères.

« Ne me parlez pas de cette stupidité », disait le général Guyard en parlant de ceux se chargeant par la culasse.

Il est vrai que les plus mauvais eussent été bons employés dans l’élan du désespoir par des hommes décidés à reconquérir leur liberté.

Félix Pyat, trop soupçonneux (mais payé pour l’être) et les échappés de juin et de décembre, revoyaient les jours qu’ils avaient vécus déjà ; les révolutionnaires, espérant se passer pour vaincre du gouvernement, s’adressaient surtout au peuple de Paris dans les comités de vigilance et les clubs.

Strasbourg investie le 13 août, ne s’était pas encore rendue le 18 septembre. Comme on était ce jour-là dans Paris plus angoissé, sentant l’agonie de Strasbourg qui, blessée, bombardée de toutes parts, ne voulait pas mourir, l’idée nous vint à quelques-uns, plutôt quelques-unes, car nous étions en majorité des femmes, d’obtenir des armes et de partir à travers tout pour aider Strasbourg à se défendre ou mourir avec elle.

Notre petit groupe prit la direction de l’Hôtel-de-Ville en criant : « À Strasbourg, à Strasbourg ! des volontaires pour Strasbourg ! »

À chaque pas venaient de nouveaux manifestants, les femmes et les jeunes gens, la plupart étudiants dominaient.

Il y eut bientôt une masse considérable.

Sur les genoux de la statue de Strasbourg était ouvert un livre, nous y allâmes signer notre engagement volontaire.

De là, en silence on se dirigea vers l’Hôtel-de-Ville ; nous étions toute une petite armée.

Bon nombre d’institutrices étaient venues ; il y en avait de la rue du Faubourg-du-Temple que j’ai revues depuis, j’y rencontrai pour la première fois madame Vincent qui peut-être garda de cette manifestation l’idée de groupements féminins.

On nous délégua, André Léo et moi, pour réclamer des armes.

À notre grand étonnement on nous reçut sans difficulté et nous regardions la demande comme accueillie, quand ayant été conduites dans une vaste salle où il n’y avait que des banquettes, on ferma la porte sur nous.

Il y avait déjà deux prisonniers, un étudiant appartenant à la manifestation et qui se nommait, je crois, Senart, et une vieille femme qui ayant traversé la place en tenant la burette d’huile qu’elle venait d’acheter, avait été arrêtée elle ne savait pourquoi et ceux qui l’avaient prise n’en savaient pas davantage. Elle tremblait si fort que l’huile tombait tout autour d’elle et arrosait sa robe.

Au bout de trois ou quatre heures, un colonel vint nous interroger, mais nous ne voulûmes rien répondre avant que la pauvre vieille eût été mise en liberté ; sa frayeur et la burette d’huile vacillant dans ses mains, témoignaient assez qu’elle n’avait pas manifesté.

On finit par se comprendre, elle sortit tremblant sur ses jambes, essayant de ne pas laisser tomber sa burette dont l’huile continuait à se répandre.

Alors on procéda à notre interrogatoire, et comme nous saisissions l’occasion pour exposer notre demande d’armes pour notre bataillon de volontaires, l’officier qui ne paraissait pas comprendre s’écria stupidement : « Qu’est-ce que cela vous fait que Strasbourg périsse puisque vous n’y êtes pas ! »

C’était un gros homme, de figure régulière et bête, carré des épaules, bien campé, un exemplaire doré sur tranches du grade de colonel.

Il n’y avait rien à répondre qu’à le regarder en face.

Comme je disais tout haut le numéro de son képi, il comprit peut-être ce qu’il venait de dire et s’en alla.

Quelques heures plus tard, un membre du gouvernement arrivant à l’Hôtel-de-Ville nous fit mettre en liberté l’étudiant, André Leo et moi.

Moitié par la force, moitié avec des mensonges, la manifestation avait été dispersée.

Ce jour-là même Strasbourg succombait.

On parlait beaucoup de l’armée de la Loire, — Guillaume, disait-on, se trouverait pris entre cette armée et une formidable sortie des Parisiens.

La confiance au gouvernement diminuait de jour en jour ; on le jugeait incapable, comme tout gouvernement, du reste, mais on comptait sur l’élan de Paris.

En attendant, chacun trouvait du temps pour s’exercer au tir dans les baraques ; j’y étais pour ma part devenue assez forte, ce que nous avons pu constater plus tard aux compagnies de marche de la Commune.

Paris voulant se défendre veillait lui-même.

Le conseil fédéral de l’Internationale siégeait à la Corderie du Temple ; là se réunissaient les délégués des clubs ; ainsi fut formé le comité central des vingt arrondissements, qui à son tour créa dans chaque arrondissement des comités de vigilance formés d’ardents révolutionnaires.

Un des premiers actes du comité central fut d’exposer au gouvernement la volonté de Paris ; elle était exprimée en peu de mots sur une affiche rouge qui fut déchirée dans le centre de Paris, par les gens de l’ordre, acclamée dans les faubourgs, et bêtement attribuée par le gouvernement à des agents prussiens ; c’était chez eux une obsession. Voici cette affiche :

LA LEVÉE EN MASSE !

L’ACCÉLÉRATION DE L’ARMEMENT !

LE RATIONNEMENT !

Les signataires étaient Avrial, Beslay, Briosne, Chalain, Combault, Camélinat, Chardon, Demay, Duval, Dereure, Frankel, Th. Ferré, Flourens, Johannard, Jaclard, Lefrançais, Langevin, Longuet, Malon, Oudet, Pottier, Pindy, Ranvier, Régère, Rigaud, Serrailler, Tridon, Theisz, Trinquet, Vaillant, Varlin, Vallès.

En réponse à l’affiche qui bien réellement était la volonté de Paris, des bruits de victoire se répandirent comme sous l’Empire, annonçant la prochaine arrivée de l’armée de la Loire.

Ce n’était pas l’armée de la Loire qui arrivait, mais la nouvelle de la défaite du Bourget et de la reddition de Metz par le maréchal Bazaine, livrant à l’ennemi une place de guerre que nul avant n’avait pu prendre, les forts, les munitions, cent mille hommes, laissant sans défense le Nord et l’Est.

Le 4 septembre, lorsque André Léo et moi nous parcourions Paris, une dame nous ayant invitées à monter dans sa voiture, nous raconta que l’armée était à bout de vivres, de munitions, de tout, répondant d’avance à l’accusation qui devait être formulée après la prise de Metz, assurant que Bazaine ne trahirait jamais. C’était sa sœur.

Peut-être fut-il plus lâche que traître, le résultat est identique.

Le journal le Combat, de Félix Pyat, le 27 octobre, annonçait la reddition de Metz. La nouvelle, disait-il, venait de source certaine ; en effet, elle venait de Rochefort, qui imposé par la foule au gouvernement, le 4 septembre, ne pouvait sans trahir garder le silence et l’avait dit à Flourens, commandant des bataillons de Belleville. Celui-ci le transmit à Félix Pyat, qui le publia dans le Combat.

Aussitôt, la nouvelle fut démentie et les presses du Combat brisées par les gens de l’ordre, mais chaque instant apportait des preuves nouvelles. Pelletan non plus n’avait pas gardé le silence sur la reddition de Metz.

Les autres membres de la défense nationale hypnotisés par leur mauvais génie, le nain Foutriquet qui rentrait dans Paris après avoir préparé la reddition chez tous les souverains de l’Europe, continuaient à nier, affolés entre la défaite et la marée populaire.

Une note parut dans le Journal Officiel, annonçant presque qu’il était question de livrer Félix Pyat à une cour martiale.

Voici cette note datée du 28 octobre 1870 :

« Le gouvernement a tenu à honneur de respecter la liberté de la presse. Malgré les inconvénients qu’elle peut quelquefois présenter dans une ville assiégée, il aurait pu, au nom du salut public, la supprimer ou la restreindre ; il a mieux aimé en référer à l’opinion publique qui est sa vraie force. C’est à elle qu’il dénonce les lignes odieuses qui suivent et qui sont écrites dans le journal le Combat, dirigé par M. Félix Pyat.

» La reddition de Bazaine, fait vrai, sûr et certain que le gouvernement de la défense nationale retient par devers lui comme un secret d’état et que nous dénonçons à l’indignation de la France comme une haute trahison.

» Le maréchal Bazaine a envoyé un colonel au roi de Prusse pour traiter de la reddition de Metz et de la paix au nom de Sa Majesté l’empereur Napoléon III. (Le Combat.)

» L’auteur de cette infâme calomnie n’a pas osé faire connaître son nom, il a signé : le Combat. C’est à coup sûr le combat de la Prusse contre la France, car à défaut d’une balle qui aille au cœur du pays, il dirige contre ceux qui le défendent une double accusation aussi infâme qu’elle est fausse, il affirme que le gouvernement trompe le public en lui cachant d’importantes nouvelles et que le glorieux soldat de Metz déshonore son pays par une trahison.

» Nous donnons à ces deux inventions le démenti le plus net.

» Dénoncées à un conseil de guerre, elles exposeraient leur fabricateur au châtiment le plus sévère. Nous croyons celui de l’opinion le plus efficace ; elle flétrira comme ils le méritent ces prétendus patriotes dont le métier est de semer les défiances en face de l’ennemi et de ruiner par leurs mensonges l’autorité de ceux qui le combattent.

» Depuis le 17 août aucune dépêche directe du maréchal Bazaine n’a pu franchir les lignes. Mais nous savons que, loin de songer à la félonie qu’on ne rougit pas de lui imputer, le maréchal n’a cessé de harceler l’ennemi par de brillantes sorties.

» Le général Bourbaki a pu s’échapper, et ses relations avec la délégation de Tours, son acceptation d’un commandement important démontrent suffisamment les nouvelles fabriquées que nous livrons à l’indignation de tous les honnêtes gens. »

(Journal officiel du gouvernement, 28 octobre 1870.)

Le lendemain 29, la déclaration du gouvernement insérée dans le Combat était suivie de cette note :

« C’est le citoyen Flourens qui m’a dénoncé pour le salut du peuple le plan Bazaine et qui m’a dit le tenir directement du citoyen Rochefort, membre du gouvernement provisoire de la défense nationale.

 » Félix Pyat. »

(Le Combat, 29 octobre 1870.)

Il ne s’agissait plus seulement du plan Trochu, déposé suivant la chanson et suivant l’histoire aussi, chez Me Duclou, son notaire, mais encore du plan Bazaine lequel consistait à lâcher tout.

Une dépêche officielle affichée à Paris le 29 octobre annonçait avec des précautions infinies la prise du Bourget ; — devant le rapport signé Schmidt, les policiers pouvaient entendre les réflexions des Parisiens peu favorables au gouvernement.

Les imbéciles prétendaient que la dépêche était fausse et les gens de l’ordre s’empressaient pour gagner du temps d’appuyer cette opinion insensée. Le 30 au soir, une nouvelle dépêche avouait presque tel qu’il avait été le massacre du Bourget.

Le lendemain matin, on lisait l’affiche suivante :

« M. Thiers est arrivé aujourd’hui à Paris ; il s’est transporté sur-le-champ au ministère des affaires étrangères, il a rendu compte au gouvernement de sa mission. — Grâce à la forte impression produite en Europe par la résistance de Paris, quatre grandes puissances neutres, l’Angleterre, la Suisse, l’Autriche l’Italie se sont ralliées à une idée commune. Elles proposent aux belligérants un armistice qui aurait pour objet la convocation d’une assemblée nationale.

» Il est bien entendu qu’un tel armistice devrait avoir pour conditions le ravitaillement proportionné à sa durée pour le pays tout entier.

 » Le ministre des affaires étrangères chargé par intérim du ministère de l’intérieur.

 » Jules Favre. »

Suivait la nouvelle de la capitulation de Metz et de l’abandon du Bourget.

« Nous ne pouvions, dit Jules Favre, dans son Histoire de la Défense nationale, retarder la divulgation des deux premières nouvelles. L’arrivée de M. Thiers ayant été annoncée, il fallait dire au public ce qu’il allait faire à Versailles.

» L’évacuation du Bourget avait été sue à Paris dès le matin du 30 ; le soir, tout le monde à Paris la connaissait. L’hésitation n’était permise que pour Metz ; nous n’avions pas un rapport officiel, mais malheureusement nous ne pouvions douter. Il nous parut que nous n’avions pas le droit de garder le silence. Nous aurions donné raison aux calomnies du journal le Combat. Conformément à notre décision, l’Officiel du 31 publiait ce qui suit :

« Le gouvernement vient d’apprendre la douloureuse nouvelle de la reddition de Metz. Le maréchal Bazaine et son armée ont dû se rendre après d’héroïques efforts que le manque de vivres et de munitions ne leur permettait plus de continuer ; ils sont prisonniers de guerre.

» Cette cruelle issue d’une lutte de près de trois mois, causera dans toute la France une profonde et pénible émotion, mais elle n’abattra pas notre courage. Pleine de reconnaissance pour les braves soldats, pour la généreuse population qui a combattu pied à pied pour la patrie, la ville de Paris voudra être digne d’eux, elle sera soutenue par leur exemple et par l’espoir de les venger. »

Enfin le rapport militaire annonçait dans les tenues suivants le désastre et l’abandon du Bourget.

« 30 octobre, une heure et demie du soir.

» Le Bourget, village en avant de nos lignes, qui avait été occupé par nos troupes a été canonné pendant toute la journée d’hier sans succès pour l’ennemi.

» Ce matin de bonne heure des masses d’infanterie évaluées à plus de dix-huit mille hommes se sont présentées de front avec une nombreuse artillerie, tandis que d’autres colonnes ont tourné le village venant de Dugny et Blanc-Mesnil.

» Certain nombre d’hommes qui étaient dans la partie nord du Bourget ont été coupés du corps principal et sont restés entre les mains de l’ennemi ; on n’en connaît pas exactement le nombre ; il sera précis demain.

» Le village de Drancey occupé depuis 24 heures seulement, ne se trouvait plus occupé à sa gauche et le temps a manqué pour le mettre en état respectable de défense.

» L’évacuation en a été ordonnée pour ne pas compromettre les troupes qui s’y trouvaient. Le village du Bourget ne faisait pas partie de notre système général de défense, son occupation était d’une importance bien secondaire et les bruits qui attribuent de la gravité aux incidents qui viennent d’être exposés sont sans gravité. »

L’Officiel du 31 octobre, cité par Jules Favre dans le 1er volume de l’Histoire de la Défense nationale.

C’est avec ces flots d’eau bénite de cour que fut avouée la catastrophe. Des farouches tribuns qui combattaient l’Empire, plus rien ne restait : ils étaient entrés comme des écureuils dans la loge où avant eux d’autres couraient, tournant inutilement la même roue que d’autres avaient tournée avant eux, que d’autres tourneront après.

Cette roue-là c’est le pouvoir écrasant éternellement les déshérités.

III

le 31 octobre

La confiance est morte au fond des cœurs farouche,
Homme, tu mens, soleil, cieux, vous mentez !
Soufflez, vents de la nuit, emportez, emportez
L’honneur et la vertu, cette sombre chimère.

(Victor Hugo.)

Les nouvelles des défaites, l’incroyable mystère dont le gouvernement avait voulu les couvrir, la résolution de ne jamais se rendre et la certitude qu’on se rendait en secret firent l’effet d’un courant glacé précipité dans un volcan en ignition. On respirait du feu, de la fumée ardente.

Paris, qui ne voulait ni se rendre ni être rendu et qui en avait assez des mensonges officiels, se leva.

Alors comme on criait au 4 septembre : Vive la République ! on cria au 31 octobre : Vive la Commune !

Ceux qui le 4 septembre s’étaient dirigés sur la chambre allèrent vers l’Hôtel-de-Ville ; parfois sur le chemin, on rencontrait quelque troupeau moutonnier, racontant que l’armée prussienne avait manqué être coupée en deux ou trois tronçons, je ne sais plus par qui ; ou bien déplorant que les officiers français n’eussent pas connu un petit chemin qui les eût menés droit au cœur de l’ennemi ; d’autres encore ajoutaient : Nous tenons toutes les routes. — Les trois tronçons, c’étaient trois armées allemandes et c’étaient elles qui tenaient toutes les routes.

Quelques gobeurs entraînés par des mouchards continuaient à hurler devant les affiches du gouvernement que c’étaient de fausses dépêches fabriquées par Félix Pyat, Rochefort et Flourens pour apporter le trouble et l’émeute devant l’ennemi, ce qui était depuis le commencement de la guerre, et fut pendant tout le temps, qu’elle dura, la phrase consacrée pour entraver la résistance et arrêter tous les généreux élans.

Les courants suivaient la marche vers l’Hôtel-de-Ville. Venant de tous les côtés, on bousculait les gobeurs et les mouchards, la mer humaine grossissait.

La garde nationale se massait devant la grille ; des placards étaient promenés à travers la foule.

PAS D’ARMISTICE

LA COMMUNE

RÉSISTANCE À MORT

VIVE LA RÉPUBLIQUE !

La foule applaudissait et parfois, sentant l’ennemi, poussait en clameurs formidables le cri : À bas Thiers ! on eût dit qu’elle hurlait à la mort. Beaucoup de ceux qui avaient été trompés criaient plus fort que les autres : Trahison ! trahison !

De premiers délégués furent éconduits avec les ordinaires serments que Paris ne serait jamais rendu.

Trochu essaya de parler, affirmant qu’il ne restait plus qu’à battre et chasser les Prussiens avec le patriotisme et l’union.

On ne le laissa pas continuer et toujours comme au 4 septembre un seul cri montait jusqu’au ciel : La Commune ! Vive la Commune !

Une poussée énorme précipite les manifestants sur l’hôtel-de-ville, où les mobiles bretons étaient entassés dans les escaliers. Lefrançais entre comme un coin au milieu d’eux et le vieux Beslay faisant monter sur ses épaules, Lacour de la chambre syndicale des relieurs, le fait passer par une petite fenêtre près de la grande porte, des volontaires de Tibaldi s’y précipitent, la porte est ouverte et engloutit la foule tant qu’elle y peut tenir.

Autour de la table, dans la grande salle étaient Trochu, Jules Favre, Jules Simon, à qui sévèrement des hommes du peuple demandaient compte de la lâcheté du gouvernement.

Trochu, par phrases interrompues de cris indignés, expliqua qu’il avait été avantageux pour la France d’abandonner les places prises la veille par l’armée allemande, étant donné les circonstances !

L’entêté breton continuait quand même, lorsque tout à coup il pâlit ; on venait de lui passer un papier sur lequel étaient écrites les volontés populaires.

Déchéance du gouvernement.

La Commune.

Résistance à mort.

Pas d’amnistie.

C’est la fin de la France ! dit Trochu profondément convaincu.

Il comprenait enfin ce que depuis plusieurs heures on ne cessait de lui répéter, la déchéance du gouvernement de la défense nationale.

À ce moment, Trochu détacha une décoration qu’il portait et la passa à un officier des mobiles bretons.

— Ceci est un signal ! s’écria Cipriani, le compagnon de Flourens.

Se sentant deviné, Trochu regarda autour de lui où les réactionnaires en grand nombre commençaient à se glisser, il parut se rassurer.

Les membres du gouvernement se retirèrent pour délibérer et, sur leur demande, Rochefort consentit à annoncer la nomination de la Commune, car personne ne les croyait plus, il se mit à l’une des fenêtres de l’Hôtel-de-Ville, fit part à la foule de la promesse du gouvernement, déposa sa démission sur la table et fut emmené par des révolutionnaires à Belleville où, disaient-ils, on le demandait.

Autour de Trochu se rangeaient les Bretons, comme naïfs et têtus, le gardant, ainsi qu’ils auraient fait d’une Notre-Dame dans les landes d’Armorique ; ils attendaient ses ordres, mais Trochu n’en donna pas.

Pendant ce temps, quelques membres du gouvernement, escomptant la bonne foi de Flourens et des gardes nationaux, sortirent sous divers prétextes et mirent pour trahir le temps à profit.

Picard faisait battre le rappel et le 106e bataillon de la garde nationale composé entièrement de réactionnaires, vint sous la conduite d’Ibos, dont le courage était digne d’une meilleure cause, se ranger à la grille de l’Hôtel-de-Ville.

Le 106e criant : Vive la Commune ! on le laissa entrer.

Bientôt 40 000 hommes entourèrent l’Hôtel-de-Ville et « pour éviter un conflit », dit Jules Ferry, les conventions étant faites les compagnies de Flourens devaient se retirer.

Moins naïf que les autres, le capitaine Greffier, avait arrêté Ibos, mais Trochu, Jules Favre et Jules Ferry donnant de nouveau leur parole de la nomination de la Commune promirent en outre que la liberté serait garantie à tous, quelle que fût l’issue des événements.

Les membres du gouvernement restés à l’Hôtel-de-Ville se groupèrent dans l’embrasure d’une fenêtre d’où l’on voyait rangés les hommes du 106e bataillon.

Millière à ce moment ayant l’idée d’une trahison probable, voulait faire appel aux gardes nationaux des faubourgs, mais Flourens refusa, disant que c’était une défiance inutile, la parole étant donnée. — Millière se rangeant à son avis, renvoya son bataillon qui était venu se ranger sur la grève.

La foule s’était calmée devant l’affiche qu’on placardait annonçant la nomination de la Commune par voie d’élection ; ceux qui confiants rentrèrent chez eux apprirent le lendemain avec stupeur la nouvelle trahison du gouvernement.

Ferry, qui était allé rejoindre Picard, revint à la tête de colonnes nombreuses qui se rangèrent en bataille.

En même temps, par le souterrain qui allait de la caserne Napoléon à l’Hôtel-de-Ville arrivaient de nouveaux renforts de mobiles bretons. — Trochu l’avait dit, ils allaient :

Monsieur de Charette a dit à ceux de chez nous :
Venez tous ;
Il faut combattre les loups.

Le gaz ayant été éteint pour le guet-apens, les Bretons, baïonnette en avant, se glissaient par le souterrain, tandis que les bataillons de l’ordre conduits par Jules Ferry entraient par la grille.

Blanqui ne se doutant pas qu’on pouvait manquer ainsi à sa parole, fit remettre à Constant Martin l’ordre d’installer à la mairie du 1er arrondissement le docteur Pilot en remplacement du maire Tenaille-Saligny. À la porte de la mairie un soldat croise la baïonnette, Constant Martin relève le fusil et entre avec ses amis. À la salle du conseil, Méline épouvanté va chercher le maire non moins épouvanté ; il remet les sceaux et le coffre-fort aux envoyés de Blanqui. Mais le soir la mairie était reprise. — Flourens était sorti avec le vieux Tamisier entre deux haies de soldats ; Blanqui et Millière sortirent également, le gouvernement n’osant pas d’abord montrer son mépris de la parole donnée ; — le soir même du 31 octobre avait lieu à la Bourse une réunion des officiers de la garde nationale à propos des événements des trois derniers jours.

Comme on criait du dehors : Tous les officiers à leurs postes, un homme tenant une affiche blanche s’élança au bureau, la générale battait dans Paris ; l’affiche, c’était le décret de convocation pour le lendemain afin de nommer la Commune !

— Vive la Commune ! crièrent les gardes nationaux présents. — Mieux eût valu, dit une voix, la Commune révolutionnaire nommée par la foule.

— Qu’importe ! s’écria Rochebrune, pourvu qu’elle laisse Paris se défendre de l’envahissement.

Il émit alors cette idée, la même que Lullier proposait quelques semaines auparavant, que Paris investi n’aurait jamais sur un seul point de l’enceinte, que quelques milliers d’hommes, dont une sortie de deux cent mille pouvait et devait avoir raison.

Des acclamations s’élèvent ; on veut nommer Rochebrune général de la garde nationale, mais il s’écrie : — La Commune d’abord !

Alors un nouveau venu s’élance à la tribune, il raconte que le 106e bataillon a délivré le gouvernement, que l’affiche a menti, que la défense nationale a menti, que plus que jamais le plan de Trochu réglait la marche et l’ordre des défaites et que Paris devait plus que jamais veiller lui-même à n’être pas livré. On crie : Vive la Commune !

Un gros homme qui attend on ne sait pourquoi sur la place se mêle aux gardes nationaux et cherche à exprimer son opinion : — Il faut toujours des chefs, dit-il, il faut toujours un gouvernement pour vous mener.

Ce doit être un orateur de la réaction, on a bien autre chose à faire que de l’écouter.

Oui. L’affiche avait menti, le gouvernement avait menti.

Paris ne nommait pas sa Commune.

Tous ceux qui la veille avaient été acclamés étaient décrétés d’accusation : Blanqui, Millière, Flourens, Jaclard, Vermorel, Félix Pyat, Lefrançais, Eudes, Levrault, Tridon, Ranvier, Razoua, Tibaldi, Goupil, Pillot, Vesinier, Régère, Cyrille, Maurice Joly, Eugène Chatelain.

Quelques-uns déjà étaient prisonniers. Félix Pyat, Vésinier, Vermorel, Tibaldi, Lefrançais, Goupil, Tridon, Ranvier, Jaclard, Baüer étaient déjà arrêtés ; les prisons s’emplissaient contenant parmi les révolutionnaires bon nombre de pauvres gens arrêtés comme toujours par méprise, et qui n’avaient rien fait, — ces tristes figurants ne manquent jamais dans toutes les révoltes. Quelques-uns y apprennent pourquoi il y a des révoltés.

L’affaire du 31 octobre fut ainsi libellée par les juges au service de la défense nationale.

Un attentat, dont le but était d’exciter à la guerre civile en armant les citoyens les uns contre les autres ; comprenant séquestration arbitraire et menaces sous conditions.

L’Empire va-t-il donc revenir ? disaient les naïfs. Il n’était jamais disparu, ses lois n’ont pas cessé encore d’exister, elles se sont aggravées même, mais le recul des flots rend plus terribles les tempêtes.

Les juges chargés du dossier du 31 octobre étaient Quesenet, ancien juge de l’Empire, Henri Didier, procureur de la République.

Leblond procureur général, (ce même Leblond qui avait défendu l’un des accusés de la haute cour de Blois, il se récusa presque, il est vrai, disant qu’il n’était que le mandataire de Jules Favre et d’Emmanuel Arago.)

Edmond Adam, préfet de police, donna sa démission, ne voulant pas opérer les arrestations qui lui étaient ordonnées.

À l’Hôtel-de-Ville, les mobiles bretons, leurs yeux bleus fixés dans le vague, se demandaient si M. Trochu ne débarrasserait pas bientôt la France des criminels qui y causaient tant de désastres afin qu’il leur fût permis de revoir la mer, les rochers de granit durs comme leurs crânes, les landes où s’ébattent les poulpiquets et de danser aux pardons les jours où armor est en fête.

IV

du 31 octobre au 22 janvier

Les voilà revêtus du linceul de l’empire,
S’y ensevelissant et la France avec eux,
Et le nain foutriquet, le gnome fatidique
Cousant le voile horrible avec ses doigts hideux.

(L. M. Les Spectres.)

Oui, c’était bien l’Empire ! les prisons pleines, la peur et les délations à l’ordre du jour, les défaites changées en victoires sur les affiches.

Les sorties refusées ; le nom du vieux Blanqui secoué comme un épouvantail devant la bêtise humaine.

Les généraux, si lents devant l’invasion, se hâtant de menacer la foule.

Juin et décembre à l’horizon, plus épouvantables que par le passé.

Jules Favre, qu’on ne peut accuser de forcer le tableau dans des vues révolutionnaires, raconte ainsi la situation vis-à-vis de l’armée.

« Le général Ducrot qui occupait (le 31 octobre) la porte Maillot, apprenant l’échec du gouvernement n’attendit pas les ordres, il fit prendre les armes à sa troupe, atteler ses canons et se mit en marche vers Paris ; il ne rétrograda que quand ce fut fini. »

Ducrot pour cette fois n’était pas en retard, aussi il s’agissait de la foule.

Jules Favre, dans le même livre, dit à propos de la théorie soutenue par Trochu à propos des places abandonnées par l’armée.

— Quant à la perte du Bourget, le général déclara qu’elle n’avait aucune signification militaire et que la population de Paris s’en était émue fort mal à propos. L’occupation du village avait eu lieu sans ordre et contrairement au système général arrêté par le gouvernement de Paris et le comité de la défense : il aurait toujours fallu se retirer.

(Jules Favre, Le Gouvernement de la Défense nationale, 1er volume.)

C’était bien le même Jules Favre qui sous l’Empire avait dit audacieusement : Ce procès peut être regardé comme un fragment d’un miroir brisé où le pays peut se voir tout entier — (il s’agissait des corruptions du régime impérial) ; mais nul homme ne résiste au pouvoir, il faut qu’il tombe.

La République de septembre en était aux plébiscites. — Or, tout plébiscite, grâce à l’apeurement, à l’ignorance, donne toujours la majorité contre le droit, c’est-à-dire au gouvernement qui l’invoque.

Les soldats, les marins, les réfugiés des environs de Paris votèrent militairement et peut-être on ajouta les trois cent mille Parisiens qui s’abstinrent, de sorte que la défense nationale compta 321 373 oui.

Les bruits de victoires ne cessaient pas. Le général Cambriel avait accompli tant d’exploits qu’on ne croyait pas à un seul.

La légende courait que les malfaiteurs du 31 octobre avaient emporté de l’Hôtel-de-Ville l’argenterie et les sceaux de l’Etat.

Après le plébiscite du 3 novembre, le gouvernement annonça qu’il allait remplir ses promesses et procéder à des élections municipales.

Pendant ce temps, les prévenus du 31 octobre étaient toujours en prison, mais lorsqu’ils comparurent trois mois après devant un conseil de guerre, il fallut acquitter tous ceux qui étaient présents ; l’accusation leur ayant reproché « d’avoir été les adversaires de l’Empire » puisqu’on se prétendait en République l’accusation tombait d’elle-même. Constant Martin avait été oublié cette fois-là, on devait se rattraper vingt-six ans après.

Une partie de ceux qui avaient été inculpés furent élus comme protestation dans les diverses mairies de Paris, les maires et adjoints républicains furent réélus.

Il y eut aux diverses mairies, comme maires ou adjoints : Ranvier, Flourens, Lefrançais, Dereure, Jaclard, Millière, Malon, Poirier, Héligon, Tolain, Murat, Clemenceau, Lafont. (Ranvier, Flourens, Lefrançais, Millière, Jaclard, étaient toujours prisonniers.)

Montmartre, mairie, comités de vigilance, clubs, habitants étaient, avec Belleville, l’épouvantail des gens de l’ordre.

On avait l’habitude dans les quartiers populaires de ne pas trop s’inquiéter des gouvernants ; la meneuse c’était la liberté ; elle ne capitulerait pas.

Aux comités de vigilance se réunissaient les hommes absolument dévoués à la révolution, promis d’avance à la mort ; là se retrempaient les courages.

On s’y sentait libres, regardant à la fois le passé sans trop copier 93, et l’avenir sans craindre l’inconnu.

On y venait par attirance ayant les caractères s’harmonisant ensemble, les enthousiastes et les sceptiques, fanatiques tous, de la révolution, la voulant belle, idéalement grande !

Une fois réunis au 41 de la Chaussée Clignancourt, où l’on se chauffait plus souvent du feu de l’idée que de bûches ou de charbon, ne jetant que dans les grandes occasions un dictionnaire ou une chaise dans la cheminée quand on recevait quelque délégué, on avait peine à en sortir.

Vers cinq ou six heures du soir, tous arrivaient, on résumait le travail fait dans la journée, celui à faire, le lendemain ; on causait et arrachant jusqu’à la dernière minute, chacun partait à huit heures à son club respectif.

Parfois on allait plusieurs ensemble tomber dans quelque club réactionnaire, faire de la propagande républicaine.

Au comité de vigilance de Montmartre et à la Patrie en danger, j’ai passé mes plus belles heures du siège ; on y vivait un peu en avant, avec une joie de se sentir dans son élément au milieu de la lutte intense pour la liberté.

Plusieurs clubs étaient présidés par des membres du comité de vigilance, celui de la Reine-Blanche l’était par Burlot, un autre par Avronsart, celui de la salle Perot par Ferré et celui de la justice de paix par moi ; on nommait ces deux derniers, clubs de la Révolution « district des Grandes Carrières », appellation particulièrement désagréable aux gens qui s’imaginaient y voir passer 93.

Le mot présider ne s’entendait pas alors, par une fonction honorifique, mais par l’acceptation devant le gouvernement, de la responsabilité, ce qui se traduisait par la prison, et par le devoir de rester à son poste en maintenant la liberté de la réunion malgré les bataillons réactionnaires qui venaient jusqu’au bureau menacer et injurier les orateurs.

Je déposais d’ordinaire près de moi sur le bureau un petit vieux pistolet sans chien, qui habilement placé et saisi au bon moment arrêta souvent les gens de l’ordre, qui arrivaient, frappant à terre leurs fusils ornés de la baïonnette.

Les clubs du quartier Latin, ceux des arrondissements populaires étaient d’accord.

Un jeune homme disait, le 13 janvier, rue d’Arras :

« La situation est désespérée, mais la Commune fera appel au courage, à la science, à l’énergie, à la jeunesse ; elle repoussera les Prussiens avec une indomptable énergie, mais qu’ils acceptent la République sociale, nous leur tendrons la main et nous marquerons l’ère du bonheur des peuples. »

Malgré l’insistance de Paris à réclamer des sorties, Ce fut le 19 janvier seulement que le gouvernement consentit à laisser la garde nationale tenter de reprendre Montretout et Buzenval.

D’abord ces places furent emportées, mais les hommes entrant jusqu’aux chevilles dans la boue détrempée ne purent monter les pièces sur les collines, il fallut se replier.

Là restèrent par centaines, jetant bravement leur vie, des gardes nationaux, hommes du peuple, artistes, jeunes gens ; la terre but le sang de cette première hécatombe parisienne, elle en devait être saturée.

Laissons raconter à Cipriani, qui faisait partie du 19e régiment commandé par Rochebrune, la bataille de Montretout :

« Nous quittâmes Paris, dit-il, dans la matinée du 18, le soir, nous campions aux environs de Montretout.

» Le 19, à cinq heures du matin, après avoir mangé un morceau de pain et bu un verre de vin, nous nous mîmes en marche pour le champ de bataille ; à 7 heures nous entrions en ligne.

» On se battait déjà depuis deux heures.

» Rochebrune s’avance rapidement au plus fort du combat, un bataillon commandé par de Boulen resta à la ferme de la Fouilleuse, deux compagnies prirent place au pavillon de Chayne ; le reste du régiment se porta hardiment en première ligne. On se battit encore pendant deux heures. Alors Rochebrune se tournant vers moi, me dit :

» — Allez chercher le bataillon resté à la Fouilleuse.

» Arrivé à cet endroit, je communiquai l’ordre au major de Boulen.

» — Il me faut, répondit-il, un ordre du major commandant pour marcher.

» — Comment, lui dis-je, votre colonel le demande parce que le combat l’exige et vous refusez.

» — Je ne puis, dit-il.

» Je dus porter cette lâche réponse à Rochebrune qui en l’entendant se mordit les mains de rage en s’écriant : Trahison partout, et montant debout sur le mur qui fermait de ce côté, il commanda de le suivre. Mais en même temps il tombait frappé mortellement.

» J’ai pris part à quelques batailles, mais dans aucune je n’ai vu de soldats se trouver en si grande perdition que les braves gardes nationaux dans cette journée du 19 janvier.

» Ils étaient mitraillés en face par les Prussiens, derrière par le Mont-Valérien qui envoyait ses obus sur nous, croyant viser l’armée ennemie. Là s’était renfermé le fameux gouverneur de Paris qui ne se rend pas ; sur la droite nous étions mitraillés encore par une batterie française placée à Rueil qui trouvait le moyen de nous prendre pour les Prussiens.

» Malgré cela, pas un ne bougeait de sa place et ceux qui avaient épuisé leurs cartouches prenaient celles des morts.

» À quatre heures de l’après-midi, comme on combattait depuis neuf heures, arriva un ordre de Ducrot de battre en retraite.

» Nous refusâmes, continuant la fusillade jusqu’à dix heures du soir. Nous aurions pu continuer toujours, car les premiers qui avaient déjà plié bagage n’avaient nulle envie de nous surprendre. Donc ce 19 janvier, sans la trahison ou l’imbécillité, la trouée était faite, Paris dégagé, la France délivrée.

» Trochu, Ducrot, Vinoy et tutti quanti ne l’ont pas voulu — la République victorieuse eût refoulé loin dans passé les espérances de l’Empire et prouvé à jamais l’incapacité des généraux de Napoléon III ; il fallait pour une Restauration impériale que la République sombrât et c’est ce qui fut tenté.

» Pendant tout le temps que dura la bataille de Montretout, je vis Ducrot caché derrière un mur, un prêtre à son côté, et devant eux étendu à leurs pieds un nègre qui avait eu la tête emportée par un obus du Mont-Valérien.

» Cette bataille coûta la vie à quelques milliers d’hommes.

» Vers onze heures du soir, les débris du 19e régiment se mettaient en marche sur Paris pour l’enterrement de Rochebrune.

» La nouvelle de la défaite de Montretout avait agité les Parisiens à un tel point que le vaillant Trochu n’osa plus s’y montrer ; Vinoy prit sa place.

» Le lendemain 20 janvier, nous fûmes convoqués Boulevard Richard le Noir, pour assister aux funérailles de notre pauvre ami Rochebrune.

» Partout on entendait dire qu’il fallait se débarrasser de ceux qui avaient trahi jusqu’à ce jour.

» On parlait de s’emparer du corps de Rochebrune et de marcher à l’Hôtel-de-Ville. Le temps avait manqué pour avertir les membres de la légion garibaldienne, de la ligue républicaine et de l’Internationale, disséminés dans tous les bataillons de la garde nationale ; une poignée d’hommes résolus se trouvaient au rendez-vous, mais poignée d’autant plus insuffisante que ceux en qui la foule avait confiance se trouvaient en prison.

» L’enterrement de Rochebrune se passa donc sans aucun incident, si ce n’est que je vis de Boulen, lequel m’apercevant voulut me donner une poignée de main en m’appelant un brave, je refusai en lui répondant :

» — Cela se peut, mais vous ne pouvez pas le savoir, car vous vous êtes caché ; vous êtes un traître.

» Pour en finir avec ce misérable, je dirai que quelques jours après, je le rencontrai de nouveau ; à ma grande stupéfaction je le vis décoré de la légion d’honneur et colonel : c’était le prix de sa trahison.

» Un autre aussi fut décoré, c’est le capitaine D… qui n’avait pas paru tout le temps de la bataille.

» Voilà les deux seuls fuyards que j’aie vus à Montretout, ils furent faits chevaliers de la légion d’honneur.

 » Amilcare Cipriani. »

À Montretout fut tué, entre autres, Gustave Lambert qui peu de temps avant la guerre organisait une expédition pour le pôle nord par le détroit de Béering.

On s’occupa beaucoup ces années-là des pôles ; il avait été question aussi en 70 de la tenter en ballon.

Cette même année 70-71, les explorateurs étaient au nombre de trois, chacun par un chemin différent ; il y avait un Américain, un Anglais, un Français.

Ce dernier seul, qui était Lambert, ne partit pas. Ces passionnantes expéditions trouvaient parmi nous des enthousiastes.

Aujourd’hui semblables voyages se préparent, les explorateurs sont trois également : un Américain, Peary, un Anglais, Jakson.

Un Norvégien, Jansen.

Un autre Norvégien, Nansen, de retour en ce moment raconte son voyage sur l’indestructible navire Le Fram.

Et comme il y a vingt-cinq ans, grand nombre d’entre nous songent au temps ardemment désiré où dans la grande paix de l’humanité la terre sera connue, la science familière à tous, où des flottes traverseront l’air et glisseront sous les flots, parmi les coraux, les forêts sous-marines qui recouvrent tant d’épaves, où les éléments seront domptés, l’âpre nature adoucie pour l’être conscient et libre qui nous succédera.

Souvent, au fond de ma pensée passe l’appel des noms au club de la révolution — c’est l’appel des spectres, mais voir le progrès éternel c’est en quelques heures vivre éternellement.

V

le 22 janvier

Les trôneurs aiguisent leur glaive
Et charpentent leurs échafauds,
Bonhomme,
Bonhomme,
Aiguise bien ta faux.
(Dereu, Chanson du bonhomme.)

Le soir du 21 janvier, les délégués de tous les clubs se réunirent à la Reine-Blanche, à Montmartre, afin de prendre une résolution suprême avant que la défaite fût consommée.

Les compagnies de la garde nationale, de retour de l’enterrement de Rochebrune se rendirent à la Reine-Blanche, ayant crié sur tout le parcours : Déchéance ! Les gardes nationaux du faubourg convinrent de se trouver en armes le lendemain à midi, place de l’Hôtel-de-Ville.

Les femmes devaient les accompagner pour protester contre le dernier rationnement du pain. On voulait bien le supporter, mais il fallait que ce fût pour la délivrance.

En fait de protestations, je résolus de prendre mon fusil, comme les camarades.

La mesure étant comble des lâchetés et des hontes, Il n’y eut pas d’opposants au rendez-vous du lendemain pour une mise en demeure du gouvernement.

Il n’y a plus de pain, avait-il été déclaré, que jusqu’au 4 février ; mais on ne se rendra pas, dût-on mourir de faim ou s’ensevelir sous les ruines de Paris.

Les délégués des Batignolles promirent de ramener avec eux le maire et les adjoints à l’Hôtel-de-Ville revêtus de leurs insignes.

Ceux de Montmartre se rendirent de suite à leur mairie. Clemenceau étant absent, les adjoints promirent et s’y rendirent en effet.

Une entente générale eut lieu entre les comités de vigilance, les délégués des clubs et la garde nationale.

La séance fut levée aux cris de : Vive la Commune !

Dans l’après-midi du 21 janvier, Henri Place, connu alors sous son pseudonyme de Varlet, Cipriani et plusieurs du groupe blanquiste se rendirent à la prison de Mazas, où Greffier demanda à voir un gardien qu’il avait connu étant prisonnier.

On le laissa passer avec ceux qui l’accompagnaient ; il observa alors qu’il y avait un seul factionnaire à la grande porte d’entrée.

À droite de cette porte en était une autre plus petite et vitrée, où se tenait jour et nuit un gardien et par laquelle on pénétrait dans la prison.

En face, un corps de garde où couchaient des gardes nationaux de l’ordre : c’était un poste. Arrivés au rond-point, en causant avec le gardien d’un air indifférent, il lui demanda où se trouvait le vieux. On appelait ainsi par amitié Gustave Flourens, comme depuis longtemps Blanqui, lui, vieux réellement.

Couloir B, cellule 9, répondit naïvement le gardien.

En effet, à droite du rond-point, ils virent un couloir désigné par la lettre B.

On causa d’autre chose et, quand ils eurent vu tout ce qui leur était nécessaire de savoir, ils sortirent.

Le soir à dix heures, rue des Couronnes, à Belleville, Ils trouvèrent au rendez-vous soixante-quinze hommes armés.

La petite troupe ayant le mot d’ordre s’improvisa patrouille, répondant aux autres patrouilles qui auraient pu les rencontrer dans leur entreprise. Un caporal avec deux hommes vinrent les reconnaître et, satisfaits, les laissèrent passer.

Le coup de main ne pouvait réussir que très rapidement exécuté.

Les premiers douze hommes devaient désarmer le factionnaire, les quatre suivants s’emparer du gardien de la petite porte vitrée.

Trente autres devaient se précipiter dans le corps de garde, se mettre entre le râtelier aux fusils et le lit camp où était couché la garde et la mettre en joue pour l’empêcher de faire le moindre mouvement.

Les autres vingt-cinq devaient monter le rond-point, s’emparer des gardiens, au nombre de six, se faire ouvrir la cellule de Flourens, où ils les enfermeraient, descendre rapidement, fermer à clef la porte vitrée qui donne sur le boulevard et s’éloigner.

Ce plan fut exécuté avec une précision mathématique.

« — Il n’y eut, disait Cipriani, que le directeur qui se fit un peu tirer l’oreille ; mais, devant le revolver braqué sur son visage, il céda et Flourens fut délivré. »

Après Mazas, la petite troupe, qui commençait par des triomphes, alla sur la mairie du XXe dont Flourens venait d’être nommé adjoint, ils firent sonner le tocsin et, à une vingtaine, proclamèrent la Commune ; mais personne ne répondit, croyant à un guet-apens du parti de l’ordre.

À l’Hôtel-de-Ville, les membres du gouvernement tenaient une séance de nuit ; il eût été possible de les y arrêter.

Flourens, dans sa prison, n’avait pas vu l’importance du mouvement révolutionnaire ; il objecta qu’on était trop peu.

Mais le premier coup d’audace n’avait-il pas réussi déjà ? L’extrême décision fait, à la force, l’effet d’une fronde à la pierre qu’elle lance.

Le matin du 22, une affiche furieuse de Clément Thomas, qui remplaçait Tamisier au commandement de la garde nationale, était placardée dans Paris.

Cette affiche mettait hors la loi les révolutionnaires ; ils y étaient traités de fauteurs de désordre, appel était fait aux hommes d’ordre pour les exterminer.

Cela commençait ainsi :

« Hier soir, une poignée de factieux ont pris d’assaut la prison de Mazas et délivré leur chef Flourens. »

Suivaient injures et menaces.

La prise de Mazas et la libération de Flourens avaient rempli d’effroi les membres du gouvernement ; s’attendant à voir une seconde édition du 31 octobre, ils en référèrent à Trochu, qui fit bonder l’Hôtel-de-Ville de ses mobiles bretons.

Chaudey y commandait, son hostilité pour la Commune étant connue.

À midi, une foule énorme, en grande partie désarmée, emplissait la place de l’Hôtel-de-Ville.

Grand nombre de gardes nationaux avaient leurs fusils sans munitions, ceux de Montmartre étaient armés.

Des jeunes gens montés aux réverbères criaient : Déchéance ! La tête crépue de Bauer s’y montrait fort animée.

De temps à autre, une clameur passait.

Tous ceux qui avaient promis, aussi ceux qui n’avaient rien dit, étaient là, aussi bon nombre de femmes : André Léo, mesdames Blin, Excoffon, Poirier, Danguet.

Les gardes nationaux qui n’avaient pas pris de munitions commençaient à le regretter.

Une journée se préparait, nous n’en pouvions douter ; — que serait le lendemain ? l’Hôtel-de-Ville était depuis la veille plein de sacs à terre ; les mobiles bretons dont il regorgeait entassés à l’embrasure des fenêtres nous regardaient, leurs faces pâles immobiles, leurs yeux bleus, fixés sur nous avec des reflets d’acier.

Pour eux la chasse aux loups est ouverte.

Car Monsieur Trochu a dit à ceux d’Ancenis :
Mes amis,
Le roy va ramener les fleurs de lys.

Comme au 31 octobre la foule arrivait toujours.

Derrière la grille, devant la façade était le lieutenant-colonel des mobiles, Léger, et le gouverneur de l’Hôtel-de-Ville Chaudey, dont on se défiait.

— Les plus forts, avait-il dit, fusilleront les autres.

Le gouvernement était en possession des forces les plus grandes.

Des délégués furent envoyés, disant que Paris affirmait encore sa volonté de ne jamais se rendre et de ne jamais être rendu ; ils demandèrent vainement à être introduits, toutes les portes étaient fermées. Les bretons étaient toujours aux fenêtres.

L’Hôtel-de-Ville à ce moment ressemblait à un navire, ses sabords ouverts sur l’océan, les vagues humaines eurent d’abord de grands remous, puis elles attendirent immobiles.

Nul ne doutait plus de la façon dont le gouvernement allait recevoir ceux qui ne voulaient pas de la reddition, traînant après elle Badingue remorqué par Guillaume, ou même n’y traînant que la honte : c’était trop.

Tout à coup Chaudey entra dans l’Hôtel-de-Ville ; il va, disait-on, donner l’ordre de tirer sur la foule. Pourtant on essayait de franchir la grille derrière laquelle grossièrement, des officiers insultaient.

— Vous ne savez pas ce qui vous attend en vous opposant à la volonté du peuple, dit aux insulteurs le vieux Mabile, l’un des tirailleurs de Flourens.

— Je m’en fous ! répondit l’officier qui venait de lancer des invectives, et il braqua son revolver sur le voisin de Mabile qui de son côté s’avança sur lui.

Quelques instants après l’entrée de Chaudey dans l’intérieur, il y eut comme un coup de pommeau frappé derrière une des portes, puis un coup de feu partit isolé.

Moins d’une seconde après, une fusillade compacte balayait la place.

Les balles faisaient le bruit de grêle des orages d’été.

Ceux qui étaient armés répondirent ; froidement, sans arrêter, les Bretons tiraient, leurs balles entraient dans la chair vive, les passants, les curieux, hommes, femmes, enfants, tombaient autour de nous.

Certains gardes nationaux avouèrent depuis avoir tiré non sur ceux qui nous canardaient, mais sur les murs où en effet fut marquée la trace de leurs balles.

Je ne fus pas de ceux-là ; si on agissait ainsi, ce serait l’éternelle défaite avec ses entassements de morts et ses longues misères, et même la trahison.

Debout devant les fenêtres maudites, je ne pouvais détacher mes yeux de ces pâles faces de sauvages, qui sans émotion, d’une action machinale, tiraient sur nous comme ils eussent fait sur des bandes de loups et je songeais : Nous vous aurons un jour, brigands, car vous tuez, mais vous croyez ; on vous trompe, on ne vous achète pas, il nous faut ceux qui ne se vendent jamais, et les récits du vieux grand-père passèrent devant mes yeux, de ce temps où héros contre héros, implacablement combattaient, les paysans de Charette de Cathelineau, de Larochejaquelin, contre l’armée de la République.

Près de moi, devant la fenêtre furent tués une femme en noir, grande et qui me ressemblait et un jeune homme qui l’accompagnait. Nous n’avons jamais su leurs noms et personne ne les connaissait.

Deux grands vieillards debout sur la barricade de l’avenue Victoria, tiraient tranquillement, on eût dit deux statues des temps homériques : c’étaient Mabile et Malezieux.

Cette barricade, faite d’un omnibus renversé, soutint quelque temps le feu de l’Hôtel-de-Ville.

Comme Cipriani gagnait l’avenue Victoria avec Dussali et Sapia, il eut l’idée d’arrêter l’horloge de l’Hôtel-de-Ville et tira sur le cadran qui se brisa ; il était quatre heures cinq minutes.

À cet instant même fut tué Sapia d’une balle dans la poitrine.

Henri Place eut le bras cassé, mais comme toujours et toujours la majorité des victimes se composait de gens inoffensifs, venus là par hasard.

Des passants dans les rues voisines furent tués par des balles perdues.

Ayant tenu le plus longtemps possible en tirant des petites bâtisses situées au côté de la place opposé à la façade, il fallut se retirer.

La première fois qu’on défend sa cause par les armes, on vit la lutte si complètement qu’on n’est plus soi-même qu’un projectile.

Le soir, nous vîmes le père Malezieux ayant encore grande redingote trouée de balles comme un crible.

Dereure, qui un instant avait à lui seul occupé la porte de l’Hôtel-de-Ville, était rentré à la mairie de Montmartre, son écharpe rouge toujours à la ceinture.

— Il faut terriblement de plomb pour tuer un homme, disait Malezieux, le vieil insurgé de juin.

Il en fallait beaucoup pour lui, en effet, tant, que toutes les balles de la semaine sanglante passèrent sans l’atteindre, si bien qu’au retour de la déportation il se tua, lui-même, les bourgeois le trouvant trop vieux pour travailler.

Les poursuites à l’occasion du 22 janvier commencèrent de suite.

Le gouvernement jurant toujours qu’il ne se rendrait jamais, essaya de faire rentrer dans le silence les comités de vigilance, les chambres fédérales, les clubs ; alors tout devint club, la rue fut tribune, les pavés se soulevaient d’eux-mêmes.

Des milliers de mandats d’arrêt avaient été lancés, mais on ne put guère opérer que les arrestations immédiates, les mairies les refusaient, disant que ce serait provoquer des émeutes.

On s’est souvent demandé pourquoi, parmi tous les membres du gouvernement, dont pas un ne se montrait à la hauteur des circonstances, Paris eut surtout horreur de Jules Ferry, c’est surtout à cause de son épouvantable duplicité.

Il avait fait, au lendemain du 22 janvier, placarder l’affiche mensongère qui suit :

MAIRIE DE PARIS

22 janvier 4 heures 52 minutes du soir.

« Quelques gardes nationaux factieux appartenant au 101e de marche ont tenté de prendre l’Hôtel-de-Ville, tiré sur les officiers et blessé grièvement un adjudant-major de la garde mobile, la troupe a riposté, l’Hôtel-de-Ville a été fusillé des fenêtres des maisons qui lui font face de l’autre côté de la place et qui étaient d’avance occupées.

» On a lancé sur nous des bombes et tiré des balles explosibles ; l’agression a été la plus lâche et la plus odieuse d’abord au début puisqu’on a tiré plus de cent coups fusil sur le colonel et les officiers au moment où ils congédiaient une députation admise un instant avant dans l’Hôtel-de-Ville, non moins lâche ensuite quand après la première décharge, la place s’étant vidée et le feu ayant cessé de notre part, nous fûmes fusillés des fenêtres en face.

» Dites bien ces choses aux gardes nationaux et tenez-moi au courant, si tout est rentré dans l’ordre.

» La garde républicaine et la garde nationale occupent la place et les abords.

 » Jules Ferry. »

Un écrivain sympathique au gouvernement de la défense nationale et qui savait la façon de penser bourgeoise fait quelque part cet aveu dépouillé d’artifice à propos de la répression du 22 janvier.

Il fallut se contenter de condamner à mort par contumace Gustave Flourens, Blanqui et Félix Pyat.

(Sempronius, Histoire de la Commune, Décembre, Alonier.)

Jules Favre comprit-il qu’enlever les armes à Paris serait une tentative inutile aboutissant à une révolution certaine, ou lui restait-il ce sentiment de justice que la garde nationale devait les conserver, il ne fut jamais question de la désarmer quoique son affiche du 28 janvier annonçât l’armistice contre lequel Paris s’était toujours élevé.

C’était la reddition assurée, la date seule restait incertaine où l’armée d’invasion entrerait dans la ville livrée.

Ceux qui si longtemps avaient soutenu que le gouvernement ne se rendrait jamais, que Ducrot ne rentrerait que mort ou victorieux, que pas un pouce du territoire, pas une pierre des forteresses ne serait livré virent qu’on les avait trompés.

Voici comment étaient traités les prisonniers du 22 janvier et ceux qui ayant été transférés à Vincennes ne purent être délivrés avec Flourens.

« Les malheureux, dit Lefrançais, qui avaient été transférés à Vincennes y restèrent huit jours sans feu, il neigeait par les fenêtres de la salle du donjon où ils étaient enfermés, couchés pêle-mêle sur une surface d’à peu près 150 mètres carrés et littéralement dans la fange la plus immonde.

» L’un d’eux, le citoyen Tibaldi détenu pour le 31 octobre et qui avait enduré toutes sortes de tortures physiques et morales à Cayenne où l’Empire l’avait tenu pendant treize ans, déclarait qu’il n’avait jamais rien vu de semblable.

» Après avoir été transportés de Vincennes à la Santé où ils restèrent quinze jours dans des cellules sans feu et dont les murs suintaient l’eau (à ce point que ni le linge ni la literie n’y pouvaient demeurer secs), ils furent conduits à Pélagie où ils durent attendre encore deux mois le jugement des conseils de guerre.

» Parmi les détenus du 22 janvier était Delescluze arrêté et jeté, lui aussi, dans cet enfer. Seulement comme rédacteur en chef du Réveil qu’on venait de supprimer, Deslescluze âgé de soixante-cinq ans, débile, déjà atteint d’une bronchite aiguë, sortit mourant de prison ; aux élections du 8 février suivant on l’envoya à l’assemblée législative à Bordeaux.

» Un ouvrier, le citoyen Magne avait été arrêté au moment où il rentrait chez lui, sortant de son atelier.

» Déjà malade, il mourut un mois après à Pélagie, victime du traitement qu’il avait enduré. »

(G. Lefrançais, Étude du mouvement communaliste. 1871.)

Dans la soirée du 22 janvier avait été affiché le décret suivant qui fermait les clubs dans Paris.

« Le Gouvernement de la défense nationale

» Considérant que, à la suite d’excitations criminelles dont certains clubs ont été les foyers, la guerre civile a été engagée par quelques agitateurs désavoués par la population tout entière ;

» Qu’il importe d’en finir avec ces détestables manœuvres qui sont un danger pour la patrie, et qui, si elles se renouvelaient, entacheraient l’honneur irréprochable jusqu’ici de la défense de Paris, décrète :

» Les clubs sont supprimés jusqu’à la fin du siège, les locaux où ils tiennent leurs séances, seront immédiatement fermés.

» Les contrevenants seront punis conformément aux lois.

» Article 2. Le préfet de police est chargé du présent décret. »

« Général Trochu, Jules Favre,
Emmanuel Arago, Jules Ferry. »

Tant que le bombardement de Paris rassura, on avait toujours l’espoir d’une lutte suprême.

Quand il se tut, après le 28, on se sentit trahis, il restait la ressource de mourir si la révolte ne pouvait vaincre.

Quoi ! toutes les victimes déjà entassées les uns dans les sillons, les autres sur le pavé des rues, les vieux morts des misères du siège, tout cela n’aurait servi qu’à constater l’abaissement populaire, et le nom de République ne serait qu’un masque !

Quoi ! c’était cela que de loin on voyait dans une gloire !

Quiconque était républicain était déclaré ennemi de la République.

Jules Favre, Jules Simon, Garnier Pagès parcouraient les départements ; Gambetta venait d’étouffer les communes de Lyon et de Marseille qu’avait fait lever le 4 septembre, avec la même désinvolture qu’il apportait, au lendemain du 14 août, à appeler la peine de mort sur la tête des bandits de la Villette.

VI

quelques républicains dans l’armée et dans la flotte —
plans de rossel et de lullier

Malgré la discipline on pense quelquefois
L’esprit peut s’évader du bagne des casernes.
(L. M. Les Prisons.)

Suivant la capitulation, l’assemblée de Bordeaux devait être nommée au 8 février et se réunir pour statuer sur les conditions de la paix.

L’impression de cette lâcheté était telle que dans l’armée et dans la flotte des officiers se refusaient à la défaite comme s’y refusait Paris, leurs plans à eux étaient logiques et simples.

Les papiers posthumes de Rossel et ceux qui furent trouvés chez Lullier démontrèrent une fois de plus que même d’après la science militaire, il était possible de résister et de vaincre l’invasion.

Voici quelques-uns de ces fragments.

LA LUTTE À OUTRANCE

« La lutte à outrance, la continuation de la lutte jusqu’à la victoire n’est pas une utopie, n’est pas une erreur.

» La France possède encore un immense matériel de guerre, un grand nombre de soldats.

» La ligne de la Loire qui est une excellente position est à peine entamée, tant que Bourges n’est pas perdu, mais fût-elle acquise à l’ennemi, l’attaque des provinces méridionales devient difficile à cause du massif de l’Auvergne qui oblige l’ennemi à partager ses efforts entre Lyon et Bordeaux, un échec des Prussiens sur l’une de ces deux lignes les dégage toutes deux.

» Au contraire la résistance a souvent des chances heureuses, rappelez-vous la bataille de Cannes ; la conquête de la Hollande par Louis XIV à la tête de quatre armées, les plus puissantes de l’Europe, commandées par Turenne et Condé ; l’envahissement de l’Espagne par Napoléon en 1808. Voilà trois situations qui étaient de beaucoup plus désespérées, plus accablantes, qui laissaient bien moins de chances à une issue honorable que notre situation après la prise de Paris.

» Cependant toutes trois ont été heureuses, et ce n’est pas un effet du hasard mais peut-être l’effet d’une loi constante dont un des caractères les plus nets est le dépérissement des années victorieuses.

» Une armée qui fait une guerre active se détruit lors même qu’elle a toutes facilités de se recruter, les recrues qu’elle reçoit maintiennent sa force numérique, mais ne remplacent pas les vieux soldats ni les officiers qu’elle a perdus.

» C’est par le défaut d’officiers qu’a péri l’armée de Napoléon, il en est de même de l’armée d’Annibal, il en sera de même de l’armée prussienne et plus promptement encore sans compter que la mort de M. de Bismarck ou de M. de Moltke peut tout emporter.

» La mort de Pyrrhus vainqueur n’est pas un paradoxe ; il vient souvent un moment pour les conquérants où le désastre est tout entier en germe dans une victoire : ce moment c’est Cannes ou la Moskowa. — Pourquoi les Prussiens n’auraient-ils pas la même aventure ?

» Il ne s’agit que d’attendre le moment de les user, les lasser, non leur faire trouver Capoue dans nos villes, mais ne jamais faire marché avec eux pour notre rançon.

» Nous manquons de patience, nous faisons la paix aussi inconsidérément que nous avons fait la guerre, ce peuple est trop mobile et trop sceptique ; il y a quatre-vingts ans on a pu le fanatiser avec des idées de liberté, de propagande égalitaire et de démocratie universelle, qui croira-t-on maintenant ?……… »

C’est bien le style de l’homme de guerre pour qui avait à combattre la guerre de conquête contre une armée disciplinée. Un général tel que Rossel n’eût pas été inutile.

Plus tard, quand il voulut faire de la garde nationale une armée régulière, Rossel ne comprit pas que l’élan révolutionnaire, puisqu’il fallait se hâter, que le temps manquait comme le nombre devait surtout être employé.

Mais dans les situations désespérées, que chacun emploie le moyen qu’il comprend ; l’arme qu’on connaît est la meilleure, il connaissait bien le métier de la guerre, des dévoués auraient dans ce cas subi la discipline.

Rossel écrivait de Nevers, démontrant les fautes commises par les généraux de l’Empire, que la République de septembre maintenait à la tête de ses armées.

« Les opérations militaires ont été continuellement malheureuses.

» À force d’impéritie, les plans ont toujours été vicieux et les chefs incapables. Chanzy seul a peut-être montré du talent, encore ne sera-t-il jugé que lorsqu’on saura quelles forces il avait devant lui.

» Et, ce seul général a été laissé en dehors de l’échiquier occupé avec des forces insuffisantes à courir la Bretagne et le Poitou.

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» Gambetta était devenu promptement un homme politique, il fallait qu’il devînt un homme de guerre et c’était notre espérance depuis le temps où enfermés dans Metz nous avions approfondi la nullité de nos généraux. Gambetta ne l’a pas voulu.

» Nous avons obéi à tous les podagres de l’annuaire, ils ont accepté la responsabilité en s’arrachant les cheveux de terreur et ont péri par leur propre impuissance beaucoup plus que par l’habileté de leurs adversaires. — Toutes les opérations ont été vicieuses.

» La reprise d’Orléans a été exécutée par une faute puérile classée dans tous les traités d’art militaire et cataloguée sous le nom de concentration sur un point occupé par l’ennemi.

» La seconde prise d’Orléans a aussi son nom parmi les grandes fautes : c’est une retraite divergente.

» La bataille d’Amiens s’appelle défensive passive aussi bien que les opérations qui ont précédé la retraite d’Orléans par les Prussiens.

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» La marche de Bourbaki dans l’Est a été gâchée. Le crime de coller une armée contre une frontière neutre et de découvrir toute sa ligne d’opérations sur une longueur de 150 kilomètres n’a pas de nom dans la science militaire.

» Si Gambetta avait fait lui-même au lieu de se mettre à la discrétion d’un vieux soldat usé qui marchait à regret, la belle opération qu’il avait conçue n’aurait jamais pu se changer en un honteux désastre.

» La République est aussi criminelle en cela que l’Empire parce qu’elle a été aussi inintelligente dans le choix des chefs.

» Que le gouvernement de Bordeaux récrimine contre le gouvernement de Paris c’est juste, mais il est juste aussi que nous récriminions contre le gouvernement de Bordeaux.

» Dirai-je combien l’organisation a été défectueuse et combien l’héritage malheureux de l’Empire a encore été dilapidé entre nos mains.

» Nous avons subi la distinction de l’armée et de la mobile, mais c’est nous qui avons inventé les mobilisés, multiplié les uniformes et les systèmes, exclu les hommes mariés de la défense nationale sous le prétexte invalide que cela ruinerait le pays. Est-il assez ruiné désormais le pays ?

» Et quels organisateurs incapables ; ils n’avaient qu’une seule crainte, avoir trop de monde à instruire ; ils excluaient du recrutement autant de monde qu’il leur était possible, ils ne savaient ni réunir les hommes ni les commander et le gouvernement multipliait leur travail par la création déraisonnable de camps d’instruction.

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» Ils avaient cependant une tâche déterminée à accomplir dans un temps déterminé, instruire les soldats à cette tâche difficile avait ajouté celle de créer dans le même temps des baraquements nombreux en faisant de nouveaux corps.

» L’artillerie n’a pas su sacrifier un clou de son matériel savant et durable, ses canons et ses affûts, ses caissons, ses harnais dureront quarante ans, c’est vrai, mais ils ne seront jamais achevés qu’après la guerre.

» Ayant besoin de faire vite, avons nous simplifié notre armement ? Non. Nous l’avons compliqué par l’adoption du canon rayé. Nos défaites ne tenaient pas à l’armement défectueux, mais à des causes d’un ordre incomparablement plus élevé.

» Le canon rayé est bon pour les badauds, ayons des canons lisses et tâchons de nous en servir.

» La cavalerie a été aussi méthodique que l’artillerie et aussi incapable sur les champs de bataille. »

(Rossel, Papiers posthumes, recueillis en 1871 par Jules Amigues.)

Cette marche dans l’Est qui, disait Rossel, avait été gâchée, fut également indiquée par Lullier, officier de marine ; que le désespoir de la défaite jeta vers la commune et que l’affaire du Mont-Valérien (où il engagea sur la parole d’honneur du commandant de ce fort la première sortie contre Versailles dans un désastre), rendit depuis sujet à des accès terribles.

Lullier avait dès le 25 novembre 1870, envoyé le plan suivant auquel il avait une confiance profonde et qui resta sans réponse.

Il est curieux de voir aujourd’hui combien il eût été facile au moins d’essayer de débloquer Paris, qui ne demandait qu’à se défendre héroïquement.

I. « L’objectif d’opérations commun aux armées de la République doit être de débloquer Paris. Pour obtenir ce résultat, ce serait tomber dans une grave erreur que concevoir un plan d’après lequel chacune de ces armées marcherait isolément quoique par des mouvements simultanés sur Paris, car les armées allemandes occupant en forces autour de cette place une position concentrique, il leur serait facile de combiner leurs mouvements et d’accabler séparément et successivement chacune des armées françaises qui se présenteraient sur l’un des rayons de leur cercle d’action. Il serait bien difficile, au contraire, pour celles-ci d’obtenir une coïncidence exacte de leurs attaques si l’on considère la répartition des forces agissantes sur le théâtre général des occupations.

» Marcher directement sur Paris, c’est aller attaquer directement l’ennemi au siège de sa puissance, au centre de ses ressources, c’est vouloir prendre le taureau par les cornes.

D’un autre côté, Paris ne se trouve pas dans les conditions d’une place ordinaire ; il renferme dans ses murs une armée d’environ 390 000 hommes dont l’organisation, l’instruction, l’armement se perfectionnent de jour en jour, armée qui sera bientôt en état de sortir et de donner efficacement au dehors.

» Pour dégager Paris, il suffit d’obliger l’ennemi à distraire momentanément une partie importante des forces qui enserrent la capitale et de l’amener à les porter à une distance qui laisse pendant quarante-huit heures seulement libre jeu à l’armée assiégée pour exécuter une sortie générale contre l’armée assiégeante ; or, en manœuvrant en province, il est facile d’obtenir ce résultat et de dégager partiellement Paris.

» Quelle est la manœuvre générale à faire ?

II. « Réunir toutes les forces disponibles dans le Midi à Lyon ; toutes celles du centre au camp de Nevers ; toutes celles de l’Ouest à Tours ; faire replier l’armée de la Loire sur cette dernière ville et au moyen des voies ferrées ; opérer un mouvement général de concentration de toutes ces forces sur Langres.

» On peut réunir en moins de quinze jours 300 000 hommes sous cette dernière ville, place forte avec son camp retranché à portée. Cette armée, couverte sur sa droite par les places de Besançon et de Belfort, sera en mesure de se porter soit sur Châlons par Vitry-le-François, soit entre Toul et Nancy, en faisant tomber par l’option pour cette dernière ville la ligne de la Meuse, mauvaise ligne, peu défendue et peu défendable.

» Par l’une ou l’autre de ces avancées, l’armée concentrée à Langres menace directement les communications de l’ennemi, lesquelles s’étendent sur une ligne de 110 lieues par Châlons, Verdun et Nancy, de Strasbourg à Paris. Elle oblige ainsi infailliblement l’ennemi à dégager partiellement Paris pour porter une partie considérable de ses forces sur Châlons ou sur Metz au secours de ses communications menacées.

» Si l’armée de Langres est battue, elle se repliera sur la chaussée de Paris à Lyon, sa ligne de retraite naturelle qu’elle ne cesse de couvrir dans son mouvement en avant et sur laquelle elle possède Lyon avec son camp retranché comme base et Dijon comme place de ravitaillement et de défense.

» Quoi qu’il advienne, le but sera donc atteint : menacer les communications de l’ennemi sans découvrir les siennes.

» Dans ce même temps l’armée du Nord doit venir border l’Oise de Chagny à Creil, puis se concentrer sur la gauche pour se porter par Reims sur les communications de l’ennemi et venir donner la main à l’armée de Langres ou, suivant les circonstances, se concentrer sur la droite pour venir donner par Saint-Denis la main à l’armée de Paris et concourir ainsi au résultat de la sortie générale exécutée par celle-ci.

III. « Menacer les communications de l’ennemi pour l’obliger à lâcher prise et à rétrograder est l’une des manœuvres les plus usuelles à la guerre ; l’expérience de l’histoire militaire prouve qu’une telle manœuvre même médiocrement conduite a presque toujours été couronnée d’un plein succès.

» En 1800, le général autrichien Mélas opérait sur le Var contre la France.

» Sa ligne de communication passait par Coni, Alexandrie et la rive droite du Pô. Bonaparte avec 36 000 hommes franchit le Saint-Bernard et vint se placer à cheval sur cette ligne à Marengo.

» Mélas menacé d’être coupé de Mantoue et de l’Adige, sa base, se concentre en toute hâte sur Alexandrie.

» Vaincu en avant de cette place, il se trouve dans l’alternative de s’y renfermer ou de signer un traité qui nous livre l’Italie.

» En 1812, après avoir perdu la bataille de la Moskowa et évacué Moscou, le généralissime russe Mutusoff vint se placer au sud de la ligne de communication de l’armée française. Napoléon fut obligé aussitôt de venir à lui et après la bataille indécise de Malo-Jarolaswitz, le général russe ayant appuyé encore d’une marche vers l’Ouest, Napoléon fut obligé de quitter brusquement Moscou et faillit être coupé de sa base, la Pologne et la Bérésina.

» En 1813, dès que les alliés s’avisèrent de faire une marche de concentration sur Leipzig, Napoléon est obligé de quitter sa position concentrique de Dresde pour voler au secours de ses communications menacées ; après les trois batailles de Leipzig, il est obligé de se replier en toute hâte vers le Rhin, sa base.

» Dans la même année 1813, en Espagne, dès que le général anglais Wellington s’avisa de marcher par Valladolid sur Burgos, le roi Joseph et les généraux français menacés d’être coupés des Pyrénées, leur base, évacuèrent précipitamment Madrid et faillirent être coupés à Vittoria.

» En 1814, Wellington était à Bordeaux, se préparant à marcher sur Paris ; mais le maréchal Soult qui avait pris le commandement de l’armée d’Espagne fit une retraite parallèle à la frontière et vint prendre position à Toulouse. Wellington ne pouvant laisser une armée sur le flanc de sa ligne de communication, fut obligé de venir au général français et de lui livrer la bataille de Toulouse.

» Dans la même année de 1814, après la bataille indécise de Bar-sur-Aube, Napoléon marcha sur Saint-Dizier pour se porter sur la Lorraine et se jeter sur les communications des armées allemandes. Bien qu’il ne disposât alors que de soixante-cinq mille soldats, cette marche eût été décisive si Paris eût été mis en état de résister seulement quinze jours.

IV. « Le plan d’une marche de concentration générale de nos forces de Langres, plan qu’on est en mesure d’exécuter avec trois cent mille hommes dès le 15 décembre est donc conforme aux principes de la science stratégique, et le résultat en est pour ainsi dire garanti d’avance par l’expérience de l’histoire ; il est de plus conforme aux lumières du plus simple bon sens.

» La France est mutilée, il ne lui reste plus qu’un bras, mais ce bras est encore capable de tenir une épée. Un ennemi enhardi par le succès met la main sur Paris, la capitale saura-t-elle lui saisir cette main, sinon l’ennemi serrera plus fort et de son autre il l’écartera. Mais si du bras qui lui reste elle menace son adversaire, celui-ci lâchera prise aussitôt. Le bras de la Prusse est étendu sur la France de Strasbourg à Paris, c’est ce bras qu’il faut menacer avec toutes les forces disponibles.

» Pour que les opérations de la nature de celle que nous précisons réussissent, il faut deux choses :

» 1o Le secret gardé sur ses intentions qui ne doivent être révélées que tardivement par les faits et alors qu’il n’est plus temps pour l’ennemi d’y parer par des contre-manœuvres. L’art de la guerre n’est si difficile que par la difficulté qu’on éprouve à cacher d’une part ses projets à l’ennemi et de l’autre à pénétrer les siens.

» 2o L’exacte combinaison des détails, le recensement du matériel, des voies d’exploitation dont on doit se servir, le calcul exact des durées du transport par chemin de fer. La quantité suffisante de munitions de guerre et de denrées alimentaires assurée, de manière à ne laisser jamais aucun corps en l’air ou sans vivres. Dans la guerre, le calcul exact du temps et des distances est tout.

» Le plus beau plan du monde échoue parce qu’un corps d’armée arrive quelques heures trop tard sur le champ de bataille.

» Arrivé quatre heures trop tard, il se trouve en présence d’une déroute et l’aggrave même.

» Quatre heures plus tôt, il change un désastre en victoire.

» Ainsi peut et doit être sauvée militairement la France. »

Tours, 25 novembre 1870.

Charles Lullier.

La France ne fut sauvée ni militairement ni révolutionnairement, mais égorgée en troupeau par les bourgeois dégénérés, et pourtant, l’avenir est à la Révolution libératrice.

Ces fragments paraissent vieux de mille ans, la science militaire étant une science qui meurt puisque la guerre entre les peuples se meurt ; malgré les efforts des despotes, des tressaillements l’agitent encore, comme ceux d’une bête à l’agonie, elle ne se relèvera plus. Mais Rossel et Lullier furent des intelligences consumées à travers les événements comme les phalènes à travers la flamme.

Aujourd’hui la discipline a fait son temps, les hommes qu’elle a élevés se heurtent et se rebutent dans la libre envolée de l’humanité.

VII

l’assemblée de bordeaux. — entrée des prussiens dans paris

Majorité rurale, honte de la France !
(Gaston Crémieux.)

Un second délai fut accordé jusqu’au 28 février et le gouvernement qui se défiait de Paris obtint que l’armée allemande n’y entrerait que le 1er mars. Trochu avait donné sa démission afin de tenir sa parole ou plutôt de paraître la tenir. (Le gouverneur de Paris ne capitulera pas !) Vinoy l’un des complices de Napoléon III au 2 décembre remplaçait Trochu.

Paris, comme toute la France dressait des listes de candidats s’estompant du républicain à l’internationaliste.

Ceux qui avaient encore quelque confiance aux urnes éprouvèrent des surprises, telles que de voir M. Thiers, qui, la veille de la proclamation officielle, avait 61 000 voix, ce qui déjà semblait exagéré, en annoncer le lendemain 103 000 ! Ce sont les secrets du suffrage universel.

Sur quelques listes, dites des quatre comités, le nom de Blanqui avait été proscrit, quoique plusieurs internationaux y fussent inscrits, Blanqui, c’était l’épouvantail.

Les clubs choisirent les noms des internationaux, aussi bien celui de Liebneck qui avait énergiquement protesté contre la guerre que celui des internationaux français.

Un grand nombre de révolutionnaires n’ayant pas de confiance au suffrage universel, moins universel que jamais, s’abstinrent ! ils furent, comme on l’avait fait pour le plébiscite précédent, remplacés par les réfugiés, les soldats, les mobiles bretons.

M. Thiers qui menait la campagne en province fit voter tous les effarements, toutes les réactions, il sut flatter toutes les lâchetés, si bien, qu’il fut élu dans vingt-trois départements. On l’appela le roi des radicaux.

À la première séance de cette assemblée réactionnaire, Garibaldi ne put se faire entendre, les vociférations couvraient sa voix, tandis qu’il offrait ses fils à la République.

Comme le vieillard restait debout au milieu du tumulte, Gaston Crémieux de Marseille, qui devait être fusillé quelques semaines plus tard, s’écria, aux applaudissements de la foule entassée dans les tribunes : Majorité rurale, honte de la France !

L’assemblée de Bordeaux fut jusqu’au bout digne de son début, il fut impossible à quiconque pensait librement de rester dans ce milieu hostile à toute idée généreuse.

Rochefort, Malon, Ranc, Tridon, Clemenceau donnèrent leur démission.

Celle de quatre d’entre eux était collective et conçue en ces termes :

« Citoyen président, les électeurs nous avaient donné le mandat de représenter la République française.

» Or, par le vote du 1er mars, l’assemblée nationale a consacré le démembrement de la France, la ruine de la patrie, elle a ainsi frappé ses délibérations de nullité :

» Le vote de quatre généraux et l’abstention de trois autres démentent formellement les assertions de M. Thiers. Nous ne pouvons demeurer un jour de plus dans cette assemblée.

» Nous vous donnons donc avis, citoyen président, que nous n’avons plus qu’à nous retirer.

» Henri Rochefort, Malon de l’Internationale, Ranc, Tridon de la Côte-d’Or. »

Garibaldi, Victor Hugo, Félix Pyat, Delescluze donnèrent également leur démission de députés.

Le gouvernement appelé nouveau parce que c’était surtout la même chose que l’ancien, fut ainsi composé par l’assemblée capitularde.

Thiers, chef du pouvoir exécutif.
Jules Favre, ministre des affaires étrangères.
Ernest Picard, intérieur.
Dufaure, justice.
Général Le Flo, guerre.
Pouyer-Quertier, finances.

Jules Simon, instruction publique.
Amiral Pothuau, marine.
Lambrecht, commerce.
Delarey, travaux publics.
Jules Ferry, maire de Paris.
Vinoy, gouverneur de Paris.

Les conditions de la paix étaient : la cession de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine avec Metz.

Le paiement en trois années, de cinq milliards d’indemnités de guerre.

L’occupation du territoire jusqu’à parfait paiement des cinq milliards.

L’évacuation à mesure, et en proportion des sommes versées.

Le 27 février, le bruit se répandit dans Paris de l’entrée de l’armée allemande.

Aussitôt les Champs-Élysées furent couverts de gardes nationaux. Le rappel battait dans la nuit.

On se ressouvint qu’à la place Wagram il y avait des canons que les gardes nationaux des faubourgs avaient achetés par souscriptions, et qui leur appartenaient, pour la défense de Paris.

À la place des Vosges, également, étaient des canons achetés par les bataillons du Marais, chaque quartier avait les siens. Hommes, femmes, enfants s’attelèrent ; les pièces de Montmartre roulées jusqu’au boulevard Ornano, sont montées sur la butte.

Belleville et la Villette traînent les leurs aux buttes Chaumont.

Les pièces du Marais sont laissées place des Vosges. C’est le meilleur endroit pour un parc d’artillerie.

Deux mille gardes nationaux se réunissent au comité central. On prépare les affiches suivantes pour le lendemain.

« La garde nationale proteste, par l’organe de son comité central, contre toute tentative de désarmement, et déclare qu’au besoin elle y résistera par les armes.

 » Le Comité central de la garde nationale. »

Ce manifeste fut affiché le lendemain 28 ainsi que le suivant.

« Les révolutionnaires ne voulant pas faire inutilement égorger une partie de la population,

» Le sentiment de la population paraît de ne pas s’opposer à l’entrée des Prussiens dans Paris. Le comité central qui avait émis une opinion contraire déclare qu’il se rallie à la proposition suivante :

» Il sera établi autour des quartiers que doit occuper l’ennemi, une série de barricades destinées à isoler complètement cette partie de la ville.

» Les habitants de la région circonscrite dans ses limites devront l’évacuer immédiatement.

» La garde nationale, de concert avec l’armée formée en cordons tout autour, veillera à ce que l’ennemi ainsi isolé sur un sol qui ne sera plus notre ville, ne puisse en aucune façon communiquer avec les parties retranchées de Paris.

» Le comité central engage la garde nationale à prêter son concours à l’exécution des mesures nécessaires à ce but, et à éviter toute agression qui serait le renversement immédiat de la République.

 » Le Comité central de la garde nationale.

» Alavoine, Rouit, Frontier, Boursier, David Boison, Baroud, Gritz, Tessier, Ramel, Badois, Arnold, Piconel, Audoynard, Masson, Weber, Lagarde, Laroque, Bergeret, Pouchain, Lavalette, Fleury, Maljournal, Chonteau, Cadaze, Castroni, Dutil, Matté, Ostyn. »

L’armée se retira sur la rive gauche, la garde nationale seule, sans trouble, sans provocation, sans faiblesse, exécuta son programme.

Cette nuit-là avait une impression de grandeur. Il semblait que de quelque part de l’espace on regardât passer dans l’ombre d’une ville morte, un fantôme d’armée.

Les demi-tons incisifs du tocsin tombaient dans le noir des rues désertes.

Les deux tambours géants de Montmartre descendaient la rue Ramey, battant un rappel sourd comme une marche funèbre.

Des souffles de révolte passaient dans l’air, mais la moindre agression eût, comme l’avait senti le comité Central, servi de prétexte à un rétablissement de dynastie, sous la protection de Guillaume.

Quelques instants les drapeaux noirs des fenêtres claquèrent dans le vent, puis il n’y en eut plus une haleine de vie.

De la permanence du comité de vigilance, on ne voyait que la nuit dans laquelle sonnait le tocsin. — La nuit s’acheva lourde.

Aux Champs-Elysées, paisiblement comme un devoir, on brisa dans un café qui avait ouvert aux Prussiens, le comptoir et tout ce qui avait servi à leur usage et par devoir aussi, sans pitié ni colère, on fouetta des malheureuses qui pour voir les envahisseurs avaient en toilettes de fête dépassé les barrières.

Que ne pouvait-on faire justice en place de ces produits lamentables du vieux monde de la société putréfiée tout entière.

L’assemblée de Bordeaux continua de voter une série de mesures honteuses. Ceux qui composaient à Paris le gouvernement n’ayant pas comme la défense nationale promis de mourir plutôt que de se rendre, s’en donnaient à cœur joie d’infamies.

Craignant tous les hommes de courage qu’il appelait la lie des faubourgs, l’assemblée qui n’eût jamais osé affronter Paris, préparait une trahison pour désarmer de ses canons l’acropole de l’émeute, Montmartre, que nous appelions avec la vile multitude la citadelle de la liberté, le mont sacré.

Il y eut un instant où le parti de l’ordre disparaissant dans la multitude, Paris n’eut plus qu’une seule âme héroïque criant vers la liberté.

M. Thiers tenant entre ses griffes de gnome l’assemblée de Bordeaux, la pétrissait à sa taille ; et cette assemblée-là, s’appelait la France : la République !

VIII

soulèvements par le monde pour la liberté

Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.

(Victor Hugo)

Il y eut par le monde autour de 71, de grands soulèvements d’idées.

Un souffle de tempête les semait, elles ont ramifié grandissant dans l’ombre et à travers les égorgements, elles sont aujourd’hui en fleur ; les fruits viendront.

Vers 70 avant, après, toujours, jusqu’à ce que soit accomplie la transformation du monde, l’attirance vers l’idéal vrai continue.

Est-ce qu’on peut empêcher le printemps de venir, lors même qu’on couperait toutes les forêts du monde ?

Vers 70, Cuba, la Grèce, l’Espagne revendiquaient leur liberté : partout, les Esclaves allaient secouant leurs chaînes, les Indes comme aujourd’hui se soulevaient pour la liberté.

Les cœurs montaient assoiffés d’idéal ; tandis que les maîtres plus implacables armaient leurs meutes inconscientes, les entraînant sur le gibier humain, toujours noyée dans le sang, la révolte renaissait sans cesse ; c’était partout une marée montante vers l’étape nouvelle et plus haute, en vue toujours sans qu’elle soit encore atteinte.

Les répressions déchaînées plus féroces et plus stupides à mesure que la fin arrive sollicitaient comme nous le voyons encore ; le pouvoir affolé et croulant.

En novembre 70, les cachots de Russie regorgeaient. Des hommes, des femmes appartenant comme grand nombre d’entre nous à la jeunesse des écoles, avaient adhéré à l’Internationale ; ils essayaient d’éveiller les moujiks courbés depuis si longtemps sur la dure zemlia.

C’était avec des paroles simples, avec des figures qu’il fallait parler à ces hommes simples (les Paroles, par Bakounine) comme le chant matinal du coq les tirèrent du sommeil.

« Le peuple russe, disait-il, dans ces images, se trouve actuellement dans des conditions semblables à celles qui le forcèrent à l’insurrection, sous le tzar Alexis, père de Pierre le Grand. Alors, c’était Stanka Razine, cosaque chef des révoltés, qui se mit à sa tête et lui indiqua la voie d’émancipation.

» Pour se lever aujourd’hui, disait Bakounine, il y a près de vingt-six ans, le peuple n’attend plus qu’un nouveau Stanka Razine, et cette fois, il sera remplacé par la légion des jeunes hommes déclassés, qui maintenant vivent de la vie populaire ; Stanka Razine se sent derrière eux, non héros personnel, mais collectif et par cela même invincible. Ce sera toute cette magnifique jeunesse sur laquelle plane son esprit.

 » Michel Bakounine. »

Dans une poésie d’Ogareff, ami de Bakounine (l’Étudiant). les jeunes gens au cœur ardent et généreux, voyaient l’un d’eux vivant de science et d’humanité à travers les luttes de la misère.

Voué par la vengeance du tzar et des boyards à la vie nomade, il allait du couchant au levant criant aux paysans : rassemblez-vous ! levez-vous ! Arrêté par la police impériale, il mourait dans les plaines glacées de la Sibérie en répétant jusqu’à son dernier souffle que tout homme doit donner sa vie pour la terre et la liberté.

Lors des procès de la Commune, le procès des internationaux était jugé en Russie avec les mêmes cruautés inspirées par la terreur que tous les despotes ont de la vérité.

Le mouvement en Amérique avait commencé dès 1866 à Philadelphie, où Uriah Stephens propageait l’idée du groupement défensif des travailleurs contre l’exploitation.

Pendant plusieurs années les réunions des « knights of labour » chevaliers du travail restèrent secrètes, puis tout à coup, James Wright, Robert Macauley, William Cook, Joseph Rennedy et d’autres se réunissant à Uriah Stephens, formèrent un premier groupe de propagande, bientôt suivi d’autres ; aujourd’hui ce n’est plus par centaines mais par centaines de mille que se comptent les knights of labour.

Ils eurent depuis correspondance pour les grèves, avec les trades union, et les associations ouvrières de l’Amérique du Nord, et celles de l’Irlande contre les évictions.

Elle est en réalité depuis toujours, sous tous les noms que prend la révolte, à travers les âges, cette union des spoliés contre les spoliateurs ; mais à certaines époques telles que 71 et maintenant, elle frémit davantage devant des crimes plus grands, ou peut-être, il est l’heure de briser un anneau de la longue chaîne d’esclavage.

L’Algérie, en 70, ployée sous la conquête puisait dans ses souffrances le courage de l’insurrection.

« Notre administration, dit Jules Favre lui-même, recueillait ainsi les tristes fruits de la politique à laquelle pendant de longues années elle avait sacrifié les intérêts coloniaux. »

(Jules Favre, Simple récit d’un Membre de la défense nationale, page 269, tome 2.)

Vers la fin de février, les Arabes qui connaissaient le despotisme militaire, mais qui ignoraient ce que serait le despotisme civil et préféraient le mal connu au mal inconnu, commencent à se plaindre plus fort, qu’on envoyait jusque dans leurs familles des Français, pour lesquels ils sont toujours des vaincus ; ils réclamaient leurs compatriotes dans les bureaux et craignaient encore plus l’administration civile pour s’immiscer chez eux.

La révolte, qui chez les peuples asservis couve toujours sous la cendre se propagea rapidement.

Le vieux cheik Haddah sortit de la cellule où il s’était muré depuis plus de trente ans, que son pays souffrait de la servitude et commença à prêcher la guerre sainte.

Ses deux fils Mohamed et Ben Azis, El Mokrani, ben Ali Chérif et d’autres, soulevèrent les Kabyles ; ils eurent bientôt une petite armée et vers le 14 mars le bach aga de la Medjana envoya chevaleresquement une déclaration de guerre au gouverneur de l’Algérie.

Pendant huit jours, les Arabes assiégèrent Bordji-bou-Arréridj, mais les colonnes Bonvalet composées plusieurs milliers d’hommes les enveloppèrent.

L’un des cheiks, alors, descendit de cheval et gravit lentement la hauteur d’un ravin que balayait la mitraille.

« Il reçut, dit encore Jules Favre, la mort qu’il cherchait orgueilleux et fier comme il eût fait du triomphe. »

(Jules Favre, Simple récit d’un Membre de la défense nationale — 2e volume — page 273.)

Ainsi en mai 71 devait faire Delescluze.

On dirait qu’en écrivant cela, Jules Favre se souvenait du temps où, entouré de la jeunesse des écoles, il était avec nous d’une bonté paternelle et où nous l’aimions, comme nous aimons la révolte pour la République, et pour la liberté.

Ô la res publica que nous rêvions alors, qu’elle était grande et belle !

IX

les femmes de 70

On eût dit que la Gaule en elle s’éveillait :
Libres, voulant mourir, augmentant de courage
Pour des périls plus grands.

(L. M.)

Parmi les plus implacables lutteurs qui combattirent l’invasion et défendaient la République comme l’aurore de la liberté, les femmes sont en nombre.

On a voulu faire des femmes une caste, et sous la force qui les écrase à travers les événements, la sélection s’est faite ; on ne nous a pas consultées pour cela, et nous n’avons à consulter personne. Le monde nouveau nous réunira à l’humanité libre dans laquelle chaque être aura sa place.

Le droit des femmes avec Maria Deresme marchait courageusement mais exclusivement pour un seul côté de l’humanité, les écoles professionnelles de mesdames Jules Simon, Paulin, Julie Toussaint. L’enseignement des petits de madame Pape Carpentier se rencontrant rue Hautefeuille à la société d’instruction élémentaire avaient fraternisé sous l’empire, dans une si large acception que les plus actives faisaient partie de tous les groupements à la fois. Nous avions pour cela, comme complice M. Francolin, de l’instruction élémentaire, qu’à cause de sa ressemblance avec les savants du temps de l’alchimie et aussi par amitié nous appelions le docteur Francolinus.

Il avait fondé, presque à lui seul, une école professionnelle gratuite rue Thévenot.

Les cours y avaient lieu le soir. Celles d’entre nous, qui en faisaient pouvaient ainsi se rendre rue Thévenot après leur classe, nous étions presque toutes institutrices — il y avait Maria La Cecillia, alors jeune fille, la directrice était Maria Andreux, plusieurs autres femmes y faisaient des cours, j’en avais trois ; la littérature, où il était si facile de trouver des citations d’auteurs d’autrefois s’adaptant à l’instant présent. La géographie ancienne, où les noms et les recherches du passé, ramenaient aux recherches et aux noms présents, où il faisait si bon évoquer l’avenir sur les ruines, que je me passionnais pour ces cours.

J’avais encore le jeudi, celui de dessin où la police impériale me fit l’honneur de venir voir un Victor Noir sur son lit de mort, dessiné à la craie blanche estompé avec le doigt sur le tableau noir, ce qui fait un relief d’une douceur de rêve.

Quand les événements se multiplièrent, Charles de Sivry prit ]e cours de littérature, et mademoiselle Potin, ma voisine d’institution et mon amie, prit le cours de dessin.

Toutes les sociétés de femmes ne pensant qu’à l’heure terrible où on était, se rallièrent à la société de secours pour les victimes de la guerre, où les bourgeoises, les femmes de ces membres de la défense nationale qui défendait si peu, furent héroïques.

Je le dis sans esprit de secte, puisque j’étais plus souvent à la patrie en danger et au comité de vigilance qu’au comité de secours pour les victimes de la guerre, l’esprit en fut généreux et large ; les secours furent donnés, émiettés même, afin de soulager un peu toutes les détresses, et aussi afin d’engager encore et toujours, à ne jamais se rendre.

Si quelqu’un, devant le comité de secours pour les victimes de la guerre, eût parlé de reddition, il eût été mis à la porte, aussi énergiquement que dans les clubs de Belleville ou de Montmartre. On était les femmes de Paris tout comme dans les faubourgs, comme il me souvient de la société pour l’instruction élémentaire où à droite du bureau dans le petit cabinet j’avais ma place sur la boîte du squelette, j’avais à la société de secours, ma place sur un tabouret, aux pieds de madame Goodchaux, qui ressemblant sous ses cheveux blancs, à une marquise d’autrefois, jetait parfois en souriant, quelque petite goutte d’eau froide sur mes rêves.

Pourquoi étais-je là une privilégiée ? je n’en sais rien, il est vrai, peut-être que les femmes aiment les révoltes. Nous ne valons pas mieux que les hommes, mais le pouvoir ne nous a pas encore corrompues.

Et le fait est qu’elles m’aimaient et que je les aimais.

Lorsqu’après le 31 octobre je fus prisonnière de M. Cresson, non pas pour avoir pris part à une manifestation, mais pour avoir dit : Je n’étais là que pour partager les dangers des femmes, ne reconnaissant pas le gouvernement ! — madame Meurice, au nom de la société pour les victimes de la guerre, vint me réclamer au même moment où, au nom des clubs, Ferré, Avronsart et Christ y venaient également.

Combien de choses tentèrent les femmes en 71 ! toutes, et partout ! Nous avions d’abord établi des ambulances dans les forts, et comme nous avions contre l’ordinaire usage trouvé la défense nationale disposée à nous accueillir, nous commencions déjà à croire les gouvernants bien disposés pour le combat, lorsqu’ils envoyèrent également dans les forts, une foule de jeunes gens absolument inutiles, ignorantins et petits crevés, qui criaient leurs craintes tandis que les forts regardaient de vivre ; — les unes et les autres, nous nous empressâmes de donner nos démissions, cherchant à nous employer plus utilement ; — j’ai retrouvé l’an dernier l’une de ces braves ambulancières, madame Gaspard.

Les ambulances, les comités de vigilance, les ateliers des mairies où, surtout à Montmartre, mesdames Poirier, Escoffon, Blin, Jarry trouvaient moyen que toutes eussent un salaire également rétribué.

La marmite révolutionnaire où pendant tout le siège madame Lemel, de la chambre syndicale des relieurs, empêcha je ne sais comment tant de gens de mourir de faim, fut un véritable tour de force de dévouement et d’intelligence.

Les femmes ne se demandaient pas si une chose était possible, mais si elle était utile, alors on réussissait à l’accomplir.

Un jour il fut décidé, que Montmartre n’avait pas d’ambulances, alors avec une amie de la société d’instruction élémentaire toute jeune à cette époque, nous résolûmes de la fonder. C’était Jeanne A., depuis Madame B.

Il n’y avait pas un sou, mais nous avions une idée pour faire les fonds,

Nous emmenons avec nous un garde national, de haute taille, à la physionomie d’une gravure de 93, — marchant devant la baïonnette au fusil. Nous, avec de larges ceintures rouges, tenant à la main des bourses faites pour la circonstance, nous partons tous les trois, chez les gens riches, avec des visages sombres. — Nous commençons par les églises, le garde national marchant dans l’allée en frappant son fusil sur les dalles, nous, prenant chacune un côté de la nef, nous quêtons en commençant par les prêtres à l’autel.

À leur tour les dévotes, pâles d’épouvante, versaient en tremblant leur monnaie dans nos aumônières — quelques-uns d’assez bonne grâce, tous les curés donnaient ; puis ce fut le tour de quelques financiers juifs ou chrétiens, puis des braves gens, un pharmacien de la Butte offrit le matériel. L’ambulance était fondée.

On rit beaucoup, à la mairie de Montmartre, de cette expédition que nul n’eût encouragée, si nous en eussions fait confidence avant la réussite.

Le jour où mesdames Poirier, Blin, Excoffons vinrent me trouver à ma classe pour commencer le comité de vigilance des femmes m’est resté présent.

C’était le soir, après la classe, elles étaient assises contre le mur, Excoffons ébouriffée avec ses cheveux blonds, la mère Blin déjà vieille avec une capeline de tricot ; madame Poirier ayant un capuchon d’indienne rouge ; sans compliments, sans hésitation elles me dirent simplement : — Il faut que vous veniez avec nous, et je leur répondis : — J’y vais.

Il y avait en ce moment à ma classe presque deux cents élèves, des fillettes de six à douze ans que nous instruisions ma sous-maîtresse et moi, et de tout petits enfants de trois à six ans, garçons et filles dont ma mère s’était chargée et qu’elle gâtait beaucoup. Les grandes de ma classe l’aidaient, tantôt l’une, tantôt l’autre.

Les petits, dont les parents étaient des gens de la campagne réfugiés à Paris, avaient été envoyés par Clemenceau ; la mairie s’était chargée de leur nourriture, ils avaient du lait, du cheval, des légumes et très souvent quelques friandises.

Un jour que le lait tardait, les plus jeunes peu habitués à attendre se mirent à pleurer, ma mère en les consolant, pleurait avec eux. Je ne sais comment je m’avisai, pour les faire attendre avec plus de patience, de les menacer, s’ils ne se taisaient pas, de les envoyer chez Trochu.

Aussitôt ils crièrent avec effroi : — Mademoiselle, nous serons bien sages, ne nous envoyez pas chez Trochu !

Ces cris et la patience avec laquelle ils attendirent me donnèrent l’idée qu’ils entendaient chez eux tenir en médiocre estime le gouvernement de Paris.

On a souvent parlé des jalousies entre institutrices, je les ai pas éprouvées ; avant la guerre nous faisions des échanges de leçons avec ma plus proche voisine, mademoiselle Potin, donnant les leçons de dessin chez moi, et moi les leçons de musique chez elle, conduisant tantôt l’une tantôt l’autre, nos plus grandes élèves aux cours de la rue Hautefeuille. Pendant le siège elle fit ma classe, lorsque j’étais en prison.

fin de la deuxième partie