BIBLIOBUS Littérature française

Souvenirs d’un Naturaliste 05 - Les Côtes de Sicile 3 . TRAPANI. - LES ILES FAVIGNANA. [1]

La pluie, le froid et le vent qui avaient accueilli à Santo-Vito la Sainte-Rosalie et son équipage continuaient. Le travail nous était presque impossible dans ces chambres dépourvues de châssis vitrés. Les explorations le long de rochers sans cesse lavés par les vagues devenaient chaque jour plus difficiles et moins fructueuses. Il fallut songer à un nouveau déménagement. Cette fois, nous prîmes la voie de terre, et, tandis que notre embarcation, sous les ordres de Pérone, luttait contre les bourrasques de l’ouest, nous suivîmes un sentier qui, frayé par les pieds des mulets, serpente le long de la côte, sans cesse pressé entre les derniers talus de montagnes escarpées et la mer, dont il ne s’écarte que pour franchir, à travers des landes incultes, les pointes trop avancées. Quelques heures nous suffirent pour gagner la langue de terre sablonneuse à l’extrémité de laquelle s’élève Trapani ; mais l’allure heurtée de nos montures et la construction vicieuse de l’appareil informe qui leur tenait lieu de selle semblaient avoir allongé le trajet. Aussi, à notre arrivée, prîmes-nous possession des lits peu moelleux de l’albergo di Napoli avec un sentiment de jouissance intime facile à comprendre pour quiconque aura, comme nous, trotté toute la journée sur le dos d’un mulet sicilien ou dormi pendant un mois entre une planche et une cape de matelot.

Placée à l’extrême pointe occidentale de la Sicile et possédant un assez bon port de mer, Trapani, avec sa population de trente mille ames, jouit encore d’une certaine importance. Toutefois on voit sans peine que cette ville a connu des jours meilleurs. Ici, comme dans toutes les cités de l’ouest que nous avons visitées, se montrent les vestiges attristans d’une splendeur qu’a remplacée la misère, de grandes et larges rues où l’herbe croît en liberté, des palais en ruine qui abritent à peine quelques mendians. Trapani est riche en contrastes de ce genre entre le passé et le présent. Nous avons remarqué surtout le palais élevé par Guillaume de Porcelets, gouverneur de Calatafimi, le seul Français qu’épargnèrent les assassins des vêpres siciliennes. Les murs en sont couverts de sculptures, du pavé jusqu’au faîte ; partout les trophées et les statues se pressent autour des armoiries de cette fière famille, qui portait un porc en champ et un aigle en chef. Eh bien ! de cette demeure princière, la seule partie aujourd’hui habitée est le rez-de-chaussée, qui sert d’étable.

Bâti sur l’emplacement de l’antique Drepanum, Trapani n’a pourtant conservé aucune ruine grecque, carthaginoise ou romaine. Le temple de Vénus, qui s’élevait, à une lieue de la ville, sur le sommet du mont Eryx, a été successivement remplacé par une forteresse sarrasine et par le couvent de San-Juliano ; mais, si les œuvres de l’homme ont disparu de ce coin du globe où se heurtèrent les plus puissantes nations des temps passés, la nature est restée la même. En face du port s’élève toujours le rocher décrit par Virgile, et qui servit de but à la course de vaisseaux dans les jeux funèbres célébrés en l’honneur d’Anchise. Ce rocher est appelé Colombara, et, comme au temps de Vénus Erycine, il sert encore de rendez-vous aux colombes du voisinage, lors de leurs migrations annuelles. Ces oiseaux, que le zèle des néophytes chrétiens tenta vainement de proscrire, ont conservé leurs anciennes habitudes, et, bravant aujourd’hui le fusil des chasseurs comme ils avaient, au moyen-âge, bravé les foudres de l’excommunication, ils viennent, tous les ans, nicher dans les grottes et parmi les rochers du rivage.

Au reste, on dirait qu’en dépit du saint qui a renversé ses autels, la déesse de la beauté répand encore ses faveurs sur cette terre qui lui fut consacrée. Les femmes du village de San-Juliano, bâti sur l’ancien mont Eryx, passent pour les plus belles de la Sicile. En admettant que ce fait soit vrai, on en trouverait peut-être une explication toute naturelle dans cette transmission des caractères de race à laquelle l’homme, est soumis aussi bien que les animaux. Le temple de Vénus Erycine n’avait pour prêtresses que des jeunes filles choisies avec ’soin dans toute l’étendue de la Grèce, de la Sicile et de l’Italie. Ces prêtresses n’étaient pas des vestales. Pendant des siècles, les populations voisines ont dû se retremper à cette source d’élite. Il est impossible que cette circonstance soit restée sans influence sur leur développement physique, et peut-être est-il permis de penser que la supériorité des femmes de San-Juliano atteste encore de nos jours la puissance de cette action par une empreinte gracieuse que le temps n’a pu effacer.

Un désappointement pareil à celui que nous avions éprouvé à Castellammare nous attendait à Trapani. Un coup d’œil suffit pour reconnaître que nous n’avions rien à espérer des roches acores qu’on rencontre au nord de la ville, et moins encore peut-être des immenses marais salins en pleine exploitation qui s’étendent au midi. Sans hésiter, nous résolûmes de pousser plus loin. Les anciennes îles AEgades, aujourd’hui îles Favignana, se montraient à trois lieues de nous, et, grace à la transparence de l’atmosphère, nous apercevions à l’œil nu les rochers, les découpures profondes indiquées sur nos cartes. Ce petit archipel semblait devoir nous offrir toutes les conditions favorables à nos travaux. Une reconnaissance rapide confirma ces conjectures, et, la Sainte-Rosalie ayant enfin gagné Trapani, nous partîmes pleins d’espoir pour cette nouvelle station.

Placées tout-à-fait en dehors des routes ordinaires et presque entièrement dépourvues de commerce, les îles Favignana sont très rarement visitées par les étrangers. A peine quelque Anglais marchand de vin s’y montre-t-il de loin en loin ; de mémoire d’homme, on ne se rappelait pas d’y avoir vu un Français. On comprend dès-lors la sensation qu’avaient dû produire les lettres du duc de Serra di Falco et du duc de Cacamo, annonçant l’arrivée de trois naturalistes de cette nation et les recommandant aux autorités. Aussi, lors de la courte excursion nécessaire pour reconnaître les localités ; avais-je été accueilli avec un remarquable empressement. Il signor, Gaspardo, chef de la santé, était venu me recevoir en grande cérémonie. Son père, il signor Bartholini, un des principaux notables, m’avait libéralement hébergé. Enfin le commandant du fort Sainte-Catherine, il signor di Georgio, avait mis à la disposition des scienciati francese sa maison de campagne, placée sur le bord de la mer, à une lieue environ du village.

Nous vînmes prendre terre dans une petite anse creusée en face de notre future résidence, et trouvâmes un monde d’ouvriers occupés à rendre celle-ci digne de nous recevoir. On crépissait les murs, on renouvelait les couches de chaux blanche servant de tapisserie aux trois chambres dont se composait l’appartement. La commandante, debout au milieu de trois ou quatre servantes, jetait elle-même l’eau à pleins seaux sur les briques assez mal jointes du parquet, que ses aides frottaient à tour de bras. Notre arrivée soudaine produisit l’effet d’une pierre jetée dans une fourmilière : des cris, des exclamations, des excuses sur ce qu’on n’était pas prêt, partirent de tous côtés. La signora s’élança sur un âne, et, deux heures après, sa monture nous revint chargée de matelas, de draps, de coussins. Une batterie de cuisine complète et un dîné tout préparé accompagnaient cet envoi, que nous accueillîmes avec un plaisir facile à comprendre. Dans l’intervalle, nous avions commencé à débarquer instrumens et bocaux. Séparés du rivage par un grand enclos, nous avions un assez long détour à faire pour arriver à notre barque. Le commandant reconnut lui-même que ce pouvait être pour nous un véritable inconvénient, et fit aussitôt abattre un pan de mur pour nous ouvrir un passage direct à travers sa vigne. Ce n’était, il est vrai, qu’un mur en pierres sèches qu’on rétablissait tant bien que mal chaque soir ; mais combien trouverait-on parmi nous de propriétaires disposés à agir ainsi pour éviter à un hôte la peine de faire quelques pas de plus ?

Il ne faut pourtant pas croire que cette façon d’agir si large, si seigneuriale en apparence, fût complètement désintéressée. Si les Siciliens à qui nous avions affaire se mettaient à notre disposition per l’onore, ils comptaient bien un peu sur un complimente de notre part, en d’autres termes, sur un cadeau. Dans ces contrées où sont encore loin d’avoir pénétré tous les usages de la civilisation moderne, où on ne rencontre pas même les posadas espagnoles, l’étranger reçoit, il est vrai, l’hospitalité antique, mais avec son échange de présens. Celui qui accueille compte sur du retour, et trouve fort mauvais que sous ce rapport on manque aux usages reçus. Nous eûmes occasion de reconnaître ce fait à notre départ de Favignana. Croyant voyager en Sicile à peu près comme en France, nous n’avions pas emporté d’objets propres à être offerts en souvenir. A la Torre, à Castellammare, nous nous étions tirés d’affaire avec de l’argent, qui avait été parfaitement reçu du padre Antonino et de l’ami d’Artese ; mais nous n’aurions pas osé traiter de la même manière les signori de Favignana. Nous les quittâmes donc après des remerciemens purement verbaux, et, au moment des adieux, le commandant di Greorgio ne cacha nullement la mauvaise humeur qu’il éprouvait à voir notre reconnaissance s’exprimer par de simples paroles. Au reste, il a pu reconnaître depuis que nous n’étions ni oublieux ni ingrats.

Quoi qu’il en soit, grace à l’hospitalité favignanaise, nous fûmes promptement en mesure de commencer nos recherches dans ce petit archipel des Ægades, qu’aucun zoologiste n’avait encore visité. Le champ ouvert à nos explorations se composait de quelques roches nues formant autant d’îlots, et de trois îles principales, Favignana, Levanzo et Maretimo. Nous crûmes inutile d’étendre nos excursions jusqu’à ces deux dernières. Maretimo était trop éloignée, et quant à Levanzo, entièrement formée d’un calcaire crayeux très dur qui s’élève en montagnes abruptes, elle est complètement dépourvue de végétation et ne peut nourrir beaucoup d’espèces terrestres. Nous connaissions d’ailleurs trop bien la roche dont je viens de parler ; elle s’était toujours montrée à nous accompagnée de caryophyllies, polypes très jolis semblables à des fleurs d’un jaune orangé, mais dont la présence annonce une grande pauvreté zoologique sous tous les autres rapports. Nous laissâmes donc de côté ces îles, dont l’une est tout-à-fait déserte, et dont l’autre n’a pour habitans que la garnison d’un petit fort et les employés de son télégraphe.

D’ailleurs, Favignana suffisait à elle seule pour employer tous nos instans. Bien plus grande que ses deux soeurs, car elle a près de sept lieues de tour, elle présente une certaine variété dans sa constitution géologique. Sa partie centrale est entièrement occupée par un massif de montagnes semblables à celles de Levanzo, hautes de mille à douze cents pieds, et dont le point culminant est occupé par le fort Sainte-Catherine, prison d’état qui, dans les diverses révolutions de Naples, a conquis une triste célébrité ; mais, à l’est et à l’ouest de l’île, le calcaire crayeux est recouvert par une roche très différente, appelée par les géologues calcaire de Palerme. Tendre et friable, cette dernière est presque entièrement composée de fossiles d’animaux inférieurs. L’œil nu on armé de la loupe y reconnaît une incroyable variété de zoophytes, un nombre infini d’éponges et de polypiers d’espèces différentes. Un pied cube de cette pierre donnerait parfois à lui seul toute une collection, et, si la mer avec ses populations vivantes n’eût appelé toute notre activité, nous eussions certainement recueilli bien des échantillons offrant un intérêt réel.

Au milieu de ces fossiles généralement fort petits, presque microscopiques, et appartenant tous aux derniers représentans de l’animalité, se trouvent disséminés des têts d’oursins ou d’étoiles de mer, quelques coquilles d’huîtres et de peignes, animaux à la fois plus élevés dans l’échelle des êtres et présentant des dimensions beaucoup plus considérables ; mais ces rayonnés supérieurs ou ces mollusques n’entrent que.pour une faible part dans la composition de la roche. Sous ce rapport, le calcaire de Favignana offre la répétition d’un fait général et des plus remarquables. En interrogeant les restes ensevelis dans les couches du globe pour retrouver, au moyen de ces antiques archives, les traces du passé de notre planète, on ne tarde pas à reconnaître que l’importance du rôle géologique joué à sa surface par les animaux varie, pour ainsi dire, en raison inverse de leur taille et de leur degré d’organisation. Les animaux supérieurs, ceux chez lesquels la machine animale avait acquis son plus haut degré de perfection, n’ont laissé que de faibles traces. On n’a encore trouvé que trois ou quatre débris d’ossemens appartenant à des singes ; les mastodontes, les éléphans, les reptiles gigantesques eux-mêmes, n’ont laissé que de rares squelettes dont la science est heureuse de retrouver çà et là les fragmens isolés. Au contraire, les animaux inférieurs ont contribué puissamment à former l’écorce solide que nous habitons ; les coquilles entrent quelquefois pour plus de moitié dans la structure de certaines montagnes, et des couches entières sont composées uniquement d’infusoires, de ces infiniment petits dont les carapaces disparaissent par centaines sous la pointe d’une aiguille. On voit que l’étude de ces êtres inférieurs, si importante pour le physiologiste et le zoologiste, n’offre pas au géologue de moins graves sujets de méditation.

La structure lâche et peu serrée du calcaire de Palerme permet aux eaux fluviales de s’y accumuler comme dans une sorte d’éponge et de fournir à la mince couche de terre qui recouvre la roche l’humidité nécessaire pour combattre l’influence des longues sécheresses. Ces eaux, arrêtées en outre par le calcaire compacte dont les assises servent de base à toute l’île, se réunissent en nappes souterraines, et alimentent bon nombre de puits ou de sources intarissables ; aussi toute la culture de l’île est-elle concentrée sur les points occupés par ce calcaire bienfaisant qui seul empêche Favignana de n’être, comme Levanzo, qu’un vaste écueil inhabitable.

La capitale de Favignana est placée à peu près au centre de l’île, au bord d’un petit havre qui pénètre profondément dans les terres ; elle se compose de trois à quatre cents maisons presque toutes proprement bâties, et compte environ trois mille habitans, qui nous ont paru jouir d’une aisance générale, inconnue dans les villages de la côte ; mais, si le bien-être règne parmi cette population isolée, elle nous a paru fort en arrière sous d’autres rapports, et nous avons retrouvé chez elle quelques habitudes qui rappellent singulièrement l’enfance de la civilisation. Je me contenterai d’en citer un exemple. Il n’y a point d’horloge publique à Favignana, et, pour y suppléer, on n’a rien imaginé de mieux que de charger un homme d’en remplir les fonctions. Placé dans le donjon d’une des forteresses qui défendent le village, cet employé, pour avertir ses concitoyens de la marche du temps, frappe les heures sur une cloche avec un marteau. Un sablier lui sert d’indicateur. On comprend que cette machine animée doit se déranger facilement, et nous avons pu constater en effet plus d’une fois que, sous le rapport de la régularité, l’homme-horloge de Favignana est loin de valoir un chronomètre de Bréguet.

Le chiffre de la population favignanaise est presque doublé par celui de la garnison de trois forts, par celui des employés de la douane et de la santé, et surtout par celui des condamnés qui habitent les fossés du fort San-Giovanni. Très profonds et creusés entièrement dans le roc, aussi bien que les logemens mêmes des prisonniers, ces fossés sont un véritable bagne, d’où toute évasion est presque impossible. La plupart des malheureux qu’ils renferment expient ou des meurtres ou des vols à main armée. Leur nombre, pendant notre séjour, était d’environ deux mille.

La culture de Favignana est peu variée, et les produits sont loin de suffire à l’entretien de ses habitans. Les terres voisines du bourg, qui en forment la partie la plus fertile, sont généralement occupées par des jardins où croissent de magnifiques orangers, des citronniers, des grenadiers, et où l’on récolte d’excellens légumes. Dans la portion orientale de l’île, on rencontre quelques champs de blé ; le reste est abandonné aux vignes et à quelques plantations de cactus, qui marquent, pour ainsi dire, les limites de la végétation. En troupeaux, l’île ne possède que quelques bêtes à cornes. Aussi, pour nourrir sa population indigène ou d’origine étrangère, Favignana fait-elle venir du dehors la viande, l’huile et les céréales, qu’elle paie avec son vin. Entièrement dépourvue d’industrie, elle emprunte à plus forte raison à l’étranger bien des objets de luxe ou de première nécessité. A en juger par les échantillons qui nous ont passé sous les yeux, la France et l’Angleterre se partagent l’approvisionnement de ce petit coin du globe, et toutes deux y sont en quelque sorte caractérisées par leurs produits. Tout ce qui a rapport aux besoins matériels de la vie est clé fabrique anglaise : les couteaux, fourchettes et vaisselles de table portent presque toujours le mot London. Tout ce qui touche à l’élégance, tout ce qui réveille une idée, y vient de France et de Paris. Nous avons retrouvé sur les cheminées nos vases de porcelaine, sur les murs nos papiers peints, et partout nos gravures de la rue Saint-Jacques, partout Napoléon, ses maréchaux et ses batailles.

Les habitans de Favignana ne possèdent point les terres qu’ils cultivent ; ils n’en sont en quelque sorte que les fermiers. L’archipel entier appartient en propriété à une noble famille génoise, aux Palavicini, qui visitent rarement ce fief maritime, et le gouvernent par l’intermédiaire d’un intendant. J’ignore ce que peuvent être les rentes reposant sur l’exploitation du sol ; mais elles ne sauraient être bien considérables, et probablement la majeure partie du revenu est fournie par la mer. Les seigneurs de Favignana ont seuls droit de pêche dans un rayon assez étendu, à plus forte raison dans les eaux mêmes de l’archipel, et ces droits ont une grande valeur dans ces parages fréquentés par des bandes de thons. On sait que ces poissons se montrent chaque année en nombre immense dans le voisinage de Gibraltar, puis semblent se diviser en deux colonnes, dont l’une suivrait les rivages d’Afrique, tandis que l’autre longerait les côtes d’Europe. Leur apparition successive dans diverses localités, leur disparition inexplicable à l’approche du froid, ont long-temps fait croire à de véritables migrations semblables à celles des oiseaux. Sous ce rapport, on rapprochait les thons des harengs et des maquereaux, regardés aussi de tous temps comme des poissons voyageurs ; mais M. Valenciennes, confirmant par des observations personnelles les doutes émis déjà sur ce point par Lacépède et Noël de la Morinière, a démontré que ces prétendus voyages n’existent pas. Ni les thons, ni les harengs, n’abandonnent leur contrée natale. Seulement, pendant l’hiver, ils vont chercher un abri contre le froid à des profondeurs que le filet ne peut atteindre. Lorsque le soleil a réchauffé la surface des mers, lorsqu’arrive pour eux le moment de la reproduction, ils abandonnent ces abîmes et viennent le long des côtes voisines déposer leurs neufs dans des eaux chaudes et peu profondes.

Quoi qu’il en soit, le thon est pour les parages qu’il fréquente une source de richesse. Frais, salé ou mariné, il est l’objet d’un commerce considérable et qui chaque année remue des millions. Aussi l’homme lui a-t-il de tout temps fait une guerre des plus acharnées. Aristote, Pline, Athénée, Oppien, nous ont transmis des détails sur les procédés de pêche employés de leur temps. Depuis lors, chaque siècle, chaque peuple semble avoir cherché à fournir son contingent d’inventions meurtrières. Le plus formidable moyen qu’ait imaginé l’esprit humain pour atteindre ce malheureux poisson est sans contredit la madrague, employée, dit-on, pour la première fois, par les habitans de Martigues. Ce n’est plus ici seulement le libouret des Bayonnais ou le grand couple des Basques, lignes gigantesques qui portent des centaines d’appâts et que traînent des barques manoeuvrées par huit ou dix hommes ; ce n’est pas non plus la courantille des Provençaux, espèce de seine de quinze cents à deux mille pieds de long, qu’on promène quelquefois sur un espace de deux ou trois lieues. La madrague est un véritable parc avec des allées de chasse aboutissant à un vaste labyrinthe composé de chambres qui s’ouvrent les unes dans les autres, et conduisent toutes à la chambre de mort ou corpou placée à l’extrémité de la construction. Pour enfermer cet enclos dont les murs ont quelquefois plus d’une lieue de développement, pour élever cet édifice, on emploie d’immenses filets lestés de pierres, soutenus par des bouées de liége et amarrés avec des ancres, de manière à résister pendant toute la belle saison aux plus violens coups de mer. On comprend que le matériel d’un pareil engin de pêche doit être énorme. Aussi emploie-t-on un bateau à vapeur pour le transporter chaque année de Palerme à Favignana. Le bras de mer placé entre cette île et Levanzo est très propre à l’établissement d’une tonnara,’ comme l’appellent les Siciliens, et le droit de pêche, dans cette seule localité, est affermé 60,000 francs.

Dans les premiers temps de notre séjour à la Torre dell’ Isola, nous avions vu passer le navire chargé de la madrague de Favignana. Depuis cette époque, on travaillait à l’établir ; elle venait d’être achevée quand nous arrivâmes dans l’île, et déjà quelques thons avaient été vus dans les premières chambres. Nous désirions vivement assister à une de ces grandes pêches dont le tableau de Joseph Vernet peut donner une idée, et qui sont pour les habitans de ces contrées de véritables solennités. Les récits de nos marins, dont les yeux étincelaient au seul mot de tonnara, avaient encore accru ce désir, et le signer Bartholini se chargea de nous prévenir quand il serait temps. Nous reçûmes bientôt l’avis de nous tenir prêts. Des drapeaux avaient été arborés sur les points élevés de l’île. C’étaient autant de signaux qui appelaient les pêcheurs de la côte à se rendre à la tonnara. Pas un, je crois, ne manqua au rendez-vous. De Trapani à Mazara, toutes les barques se mirent en mouvement, et, au point du jour, la mer était couverte d’une nombreuse flottille dont les cent voiles latines, convergeant vers un même point, présentaient un coup d’œil des plus pittoresques. Bientôt la Sainte-Rosalie fut au milieu d’elles, et, grace aux efforts de nos marins, dont la circonstance doublait les forces et l’activité, nous atteignîmes la madrague assez à temps pour suivre, dans toutes ses péripéties, le drame sanglant dont elle devait être le théâtre.

Si quelque lecteur trouve exagérées les expressions qui précèdent, qu’il vienne juger par lui-même, qu’il monte avec nous sur une de ces grandes barques dessinant au milieu de la mer une enceinte fermée, d’environ cent pieds carrés. — Cinq cent cinquante thons, poussés de chambre en chambre par des portes qui se refermaient derrière eux, sont arrivés dans la dernière, dans la chambre de mort. Celle-ci possède un plancher mobile formé par un filet que des cordages permettent de ramener du fond à la surface. Toute la nuit, on a travaillé à l’élever peu à peu, et maintenant chacun de ses bords repose sur un des côtés du carré formé par les barques. En face de nous se tient le propriétaire de la tonnara, entouré de son état-major et d’un groupe gracieux de dames venues de Palerme pour assister au spectacle qui se prépare. A droite et à gauche, les deux barques principales portent l’armée des pêcheurs. Ces barques, entièrement vides et découvertes, attendent leur chargement. Seulement une longue poutre, allant d’une extrémité à l’autre, laisse entre elle et le plat-bord une sorte de couloir étroit où se pressent deux cents marins accourus de vingt lieues à la ronde. Demi-nus, montrant leurs membres athlétiques couleur de cuivre rouge, ces hommes attendent en frémissant d’impatience le moment d’agir. Leurs yeux brillent sous leurs bonnets phrygiens de couleur brune ou écarlate ; leurs mains agitent les instrumens de mort, larges crochets aigus et tranchans, tantôt adaptés à de longues perches, tantôt placés au bout d’un manche court, massif, et muni de profondes entailles pour offrir plus de prise à la main. Au milieu de l’enceinte, une petite yole toute noire, manoeuvrée par deux rameurs, porte le chef de pêche. C’est lui qui commande la manœuvre, qui stimule les travailleurs et transporte des hommes d’un côté à l’autre, là où il est besoin de renfort.

Cependant les cabestans placés aux extrémités du filet n’ont pas cessé de tourner, et le plancher mobile du corpou s’élève d’autant. De plus en plus refoulés vers le haut, les thons commencent à se montrer. Grace à la transparence de l’eau, on les voit parcourir en tout sens, avec une irrégularité inquiète, la vaste poche qui les enserre. Déjà quelques-uns rasent la surface et s’élancent en bondissant. Malheur à celui qui se trouve en ce moment à portée ! des mains de fer s’allongent hors des barques et enfoncent dans ses flancs leurs griffes acérées. D’ordinaire les blessés échappent à ces premières attaques. Pleins de vie et de force, jouissant de toute la liberté de leurs mouvemens dans ce bassin encore assez étendu, ils s’arrachent aux mains de leurs ennemis, laissant seulement au fer des crampons quelques lambeaux ensanglantés ; mais aux cris cadencés des matelots les cabestans tournent toujours, et le filet impitoyable monte de plus en plus. La yole du chef de pêche chasse les thons vers les bords. Les blessures se multiplient. Déjà quelque poisson, plus profondément atteint, a ralenti sa course, et de temps à autre montre son large ventre argenté, que raie un ruisseau de sang noirâtre. A chaque nouveau coup qu’il reçoit, sa résistance diminue. Bientôt il s’arrête un instant, et cet instant suffit : dix crampons s’enfoncent à la fois dans ses chairs, vingt bras se raidissent et le soulèvent au-dessus de l’eau. En vain la peau se déchire ; le crampon qui vient de lâcher prise s’élève, retombe, s’enfonce de nouveau, et bientôt le malheureux animal est hissé jusque sur le plat-bord. Aussitôt deux hommes le saisissent par ses grandes nageoires pectorales, le font glisser sur la poutre placée derrière eux et le lancent dans la cale.

Mais le filet mobile monte sans cesse, et le troupeau des thons se découvre en entier. Pressés les uns contre les autres, on voit ces monstrueux poissons s’élancer avec désespoir contre les parois flexibles du corpou, montrer leur dos noir moucheté de larges taches jaunes ou fendre la surface de l’eau avec leurs grandes nageoires en croissant. Au milieu d’eux bondissent quelques espadons au long nez terminé en lame d’épée. Enivrés par le spectacle de la proie qui s’offre à leurs coups, les marins frappent et plus vite et plus fort. La pêche devient alors une vraie boucherie. Dans cette foule serrée, on ne distingue plus les individus. Ce ne sont que têtes violemment agitées, que bras rougis qui s’élèvent et s’abaissent, que harpons qui se croisent et se heurtent. Tous les yeux étincellent, toutes les bouches poussent des cris de triomphe, des clameurs d’encouragement. Les eaux du corpou se teignent de sang. A chaque instant de nouveaux thons tombent dans les cales ; les morts, les mourans s’amoncellent, et les barques, bientôt insuffisantes, s’enfoncent sous leur charge demi-vivante.

Après deux heures de carnage, l’épuisement commence à se faire sentir ; les thons deviennent rares, et leurs ennemis auraient trop à attendre. Aussitôt une barque se détache, s’écarte de chaque côté de l’enceinte, et les deux principales se trouvent plus rapprochées de moitié. Les cabestans se remettent à jouer, et les pêcheurs impatiens leur viennent en aide. Les mains s’enfoncent dans les mailles, les crochets aident les mains. Ces efforts, d’abord désordonnés, ne produisent pas grand résultat ; mais le sifflet du chef se fait entendre. Des chants cadencés s’élèvent : sous l’influence du rhythme, les mouvemens se coordonnent, s’harmonisent, et à chaque cri le filet monte de quelques lignes. Bientôt il est presque à fleur d’eau. Il est temps de se remettre à l’œuvre. La yole, jusque-là simple spectatrice, prend alors une part activé à l’action. Montée par quelques pêcheurs d’élite, elle poursuit les thons dans l’espace étroit qui leur reste, les atteint avec de longs harpons et les pousse.aux crochets des barques qui les enlèvent.

Je dois le dire, ce spectacle, que nous avions désiré, nous.laissa tristes et mécontens. Cette tuerie nous avait péniblement affectés. Peut-être l’impression eût-elle été différente si les pêcheurs avaient eu l’ombre de danger à courir, si seulement les thons avaient pu rugir en se débattant ; mais ces luttes si complètement inégales, ces agonies muettes où des mouvemens convulsifs accusent seuls les angoisses des victimes, nous avaient réellement impressionnés. Quant à nos matelots, ils étaient radieux. Pêcheurs, ils ne pouvaient sentir et voir qu’en hommes de leur profession, et la pêche avait été superbe. En trois heures, on avait harponné cinq cent cinquante-quatre poissons, pesant environ 80 Kilogrammes en moyenne. On savait d’ailleurs que les chambres de la madrague renfermaient encore près de quatre cents prisonniers. Le propriétaire pouvait donc compter, dès le début de la campagne, sur environ 72,000 kilogrammes de chair de thon représentant une valeur d’au moins 43,000 francs. On voit que le loyer de la tonnara était bien près d’être payé.

Une petite île où une culture industrieuse dispute à la roche nue le moindre pouce de terre productive n’est guère propre à la multiplication des espèces animales indépendantes. Aussi Favignana possède-t-elle presque exclusivement celles que l’homme a su se soumettre, qui vivent à ses dépens, ou que leur insignifiance dérobe à ses poursuites. Ici comme partout, le chien, le chat, habitent sa demeure, où trouvent également un abri le rat et la souris. Le boeuf, le cheval et l’âne l’aident dans ses travaux. Il n’y a guère d’autres mammifères. Quelques becs-fins, quelques petits oiseaux mangeurs de graines, voltigent dans les champs et dans les bosquets d’orangers, tandis que de magnifiques faucons, autrefois très recherchés pour la vénerie, planent sans cesse autour de rochers inaccessibles. Des lézards, des scinques, des couleuvres noires, représentent la classe des reptiles et se cachent sous les pierres du rivage. Des insectes bourdonnent dans les haies ou rampent au pied des buissons ; mais leurs espèces sont peu nombreuses, et M. Blanchard eut bientôt réuni dans ses boîtes de nombreux représentans de chacune d’elles.

Si l’air et la terre se montraient ainsi pauvres en animaux dignes d’intérêt, la mer nous offrait d’amples compensations. Sous ce rapport, Favignana avait répondu à toutes nos espérances ; mais aussi jamais côtes ne furent mieux disposées pour les zoologistes. Sur plusieurs points de l’île, les deux roches dont nous avons parlé se joignaient à quelques pouces au-dessous du niveau de la mer, et celle-ci, usant le calcaire de Palerme, mettait à nu la pierre compacte dont les inégalités formaient autant de chambres, de petits bassins qu’on eût dit creusés de main d’homme. Ailleurs, la vague, pénétrant entre deux massifs trop durs pour être entamés, s’ouvrait un passage dans les terres et creusait des espèces de grottes, tantôt protégées par une voûte, tantôt à découvert. Plusieurs de ces cavités nous présentèrent en petit le phénomène si connu de la grotte de Capri. Lorsque notre barque placée à l’ouverture interceptait les rayons directs, ceux-ci passaient sous sa quille, se brisaient dans le cristal liquide qui faisait l’effet d’un prisme et teignaient du plus bel azur les rochers et l’écume des vagues.

Nous retrouvions à Favignana presque tous les animaux que nous regrettions d’avoir perdus de vue depuis notre départ de la Torre. Seulement les méduses et genres voisins, entraînés sans doute ailleurs par les courans, étaient ici beaucoup plus rares, et nous ne rencontrâmes guère que quelques alcinoés, quelques grands héroïdes et un nombre infini de pélasgies. En revanche, les chambres, les bassins que je viens de décrire étaient riches en espèces côtières. Les annélides surtout présentaient de nombreuses variétés. C’est à Favignana que M. Edwards trouva sa myriane portant un chapelet de six individus réunis bout à bout, de telle sorte que le dernier de tous n’avait pour nourriture que des alimens digérés déjà par la mère et par ses cinq frères ou sœurs. Ce fut aussi dans cette station que ce naturaliste commença sur le développement des annélides un travail dont nous parlerons plus tard. M. Blanchard continuait ses recherches sur le système nerveux des mollusques, et découvrait chaque jour quelque complication inattendue. Pour ma part, j’avais à profusion des némertes et des mollusques phlébentérés. On voit que nous ne manquions pas de besogne ; aussi mettions-nous le temps à profit, et du matin au soir nos travaux n’étaient guère interrompus que par les rares visites de quelque Favignanais curieux de vérifier par lui-même l’exactitude des bruits qui couraient sur la puissance merveilleuse de nos instrumens.

Les études sur la circulation des mollusques commencées à Favignana par M. Milne Edwards et continuées pendant tout le reste du voyage, les observations que des recherches nouvelles sur les phlébentérés me conduisirent à faire relativement au même sujet, ont amené, on le sait, des discussions très vives, et dont le retentissement s’est fait entendre parfois jusqu’au dehors des enceintes académiques. Dans un précédent article, j’ai cherché à donner aux lecteurs de la Revue une idée de cette discussion, considérée dans ce qu’elle avait de plus circonscrit [2] ; mais les faits dont il s’agit touchaient à des questions beaucoup plus générales. Dans une espèce d’avant-propos placé en tête de l’exposé de ses recherches, M. Milne Edwards montra combien certains résultats, inexplicables au premier abord, devenaient faciles à comprendre lorsqu’on prenait pour guide le principe de la division du travail dont nous avons parlé ailleurs [3]. De nombreuses recherches ne tardèrent pas à être entreprises et se poursuivent encore dans cette direction par plusieurs savans français ou étrangers, et les résultats, en justifiant l’intérêt qui s’attachait à cet ensemble d’idées, n’ont pas tardé à confirmer chaque jour davantage les principes, ou, pour parler plus exactement, les tendances de cette école physiologique qu’avait accueillie une si violente opposition. Essayons d’en donner une idée.

On sait qu’une des principales différences qui séparent les corps bruts des êtres vivans consiste dans la nécessité où sont ces derniers de se nourrir. Une fois formé, le minéral, placé à l’abri d’actions extérieures, durera éternellement sans rien perdre, sans rien gagner. Dans le végétal, dans l’animal, une sorte de tourbillon incessant expulse continuellement de l’organisme quelques-uns des élémens qui en firent partie. Ces élémens doivent être remplacés par d’autres, et la nutrition n’a pas d’autre but. Quatre fonctions importantes s’accomplissant elles-mêmes à l’aide de plusieurs fonctions secondaires, concourent à l’accomplissement de cet acte fondamental : la digestion, qui prépare les alimens ; l’absorption, qui sépare les parties inutiles, isole les principes essentiels et les fait pénétrer dans l’organisme ; la circulation, qui transporte ceux-ci dans tous les points où leur présence est nécessaire ; là respiration enfin, qui rend aux liquides nourriciers, altérés par leur séjour dans les organes, la puissance vivifiante qui les caractérise.

Chez les animaux supérieurs, c’est-à-dire chez ceux où l’organisation atteint le degré le plus élevé de perfectionnement, chacune de ces fonctions s’accomplit à l’aide d’organes particuliers. Les premiers naturalistes qui cherchèrent à se rendre compte du mécanisme de la vie n’étudiaient que ces organismes compliqués, et, vivement frappés du fait que nous venons d’indiquer, ils proclamèrent que toujours et partout la fonction est dépendante de l’organe, en d’autres termes que là où il n’existe pas d’instrument spécial pour l’accomplissement d’une fonction, cette fonction ne peut exister. Quelque rationnel que puisse paraître ce principe, il n’en est pas moins une profonde erreur. Les faits sont là pour le démontrer. Aux derniers degrés de l’échelle animale, on ne trouve plus d’organes distincts, et pourtant ces animaux se nourrissent, c’est-à-dire qu’ils digèrent, qu’ils absorbent, qu’ils respirent, et que des liquides réparateurs circulent dans tous leurs tissus.

Prenons pour exemple une de ces hydres d’eau douce si communes aux environs de Paris, que Trembley fit le premier connaître, et auxquelles M. Laurent vient de consacrer deux années entières de travaux assidus. Cet animal ressemble à un doigt de gant dont l’orifice serait entouré de longs prolongemens flexibles et contractiles. Ce sont pour le polype autant de bras qui lui servent à saisir les larves et autres petits animaux aquatiques qui, introduits dans la cavité du corps, y sont promptement digérés. Choisissons le moment où il vient d’engloutir une de ces larves, et, agissant avec précaution, essayons de la lui arracher. Plutôt que de lâcher sa proie, le polype se laissera retourner comme le doigt de gant auquel nous le comparions tout à l’heure. Ce qui formait la peau extérieure deviendra une membrane tapissant la cavité digestive, et réciproquement. Cependant l’animal ne s’en portera pas plus mal ; il guettera, saisira et digérera sa proie tout comme auparavant. Allons plus loin : coupons cette hydre en vingt, trente morceaux. Chacun de ces fragmens continuera à se nourrir ; il ne tardera pas à s’accroître, et, au bout de quelques jours, nous aurons vingt ou trente hydres complètes, obtenues par ce procédé en apparence si brutal.

En présence de ces faits incontestables, il faut bien admettre que chez ces êtres simples la fonction est indépendante de l’organe, c’est-à-dire que chaque partie du corps est également propre à s’acquitter à la fois de tous les actes physiologiques ; mais il est évident en même temps que ces actes divers, se passant tous sur le même point, ne peuvent être exécutés avec autant de perfection que lorsque chacun d’eux résulte de l’action d’un instrument approprié. On comprend dès-lors toute la valeur du principe développé, il y a plus de vingt.ans, par M. Milne Edwards, et qu’on peut résumer en ces termes : le perfectionnement successif des organismes, observé dans l’ensemble du règne animal, tient à la division de plus en plus complète du travail fonctionnel.

Une étude sérieuse de la circulation, envisagée dans son ensemble, est très propre à démontrer tout ce que ce principe renferme de fécond, combien il se prête à la coordination de faits qui, au premier abord, peuvent paraître disparates, et quelquefois même opposés les uns aux autres. Cette fonction s’exécute, on le sait, chez les animaux supérieurs, à l’aide d’un appareil très compliqué, dont les principales parties ont reçu le nom de coeur, d’artères, de veines, de vaisseaux lymphatiques et chylifères. Le cœur envoie par les artères, vers toutes les parties du corps, le sang, qui lui revient par les veines. Les vaisseaux lymphatiques amènent à ce centre circulatoire la lymphe, liquide transparent, qui exsude, pour ainsi dire, de tous les organes. Les vaisseaux chylifères transportent au même endroit le chyle, produit immédiat de l’absorption digestive. Ces liquides divers, emprisonnés dans de véritables tubes, suivent avec une admirable régularité ; pendant toute la vie de l’animal, une voie invariablement déterminée. Il n’en est pas de même chez les êtres inférieurs. Ici, comme l’hydre vient de nous en montrer un exemple, la circulation est souvent confondue avec les autres fonctions de nutrition. Or, on comprend qu’entre ces deux extrêmes il doit exister de nombreux intermédiaires.

La classe des polypes elle-même nous offre déjà quelques perfectionnemens. Ouvrons un de ces animaux qui, réunis par centaines sur une sorte de tige commune dont ils représentent les fleurs, produisent le corail. Chez eux, la bouche est suivie d’une sorte de manchon suspendu dans la cavité du corps, et constituant un véritable estomac où pénètrent les alimens. Lorsque ceux-ci ont été suffisamment digérés, l’animal rejette par la bouche les résidus les plus grossiers, et, ouvrant un orifice placé à l’autre extrémité du manchon, il ne laisse pénétrer dans l’intérieur que les parties propres à subvenir à son entretien. Puis de cette cavité, appartenant à chaque animal, partent des canaux qui se prolongent dans la partie commune du polypier, communiquent avec des canaux semblables venant de tous les autres polypes, et, grace à cette disposition, la colonie entière profite de la nourriture prise séparément par chaque individu.

Quelque chose de semblable existe chez certaines méduses. Il en est d’autres où le travail fonctionnel commence à se caractériser davantage. Ces animaux ressemblent à une cloche renversée [4]. A l’endroit qu’occuperait le battant est placée la bouche servant d’entrée à l’estomac. Dans les lesueuria, cette première cavité est suivie d’une seconde où ne pénètre jamais la partie grossière des alimens. Les liquides que reçoit celle-ci sont portés vers la circonférence par un système de canaux et reviennent au même point par d’autres conduits spéciaux. Ce mouvement rappelle un peu celui du sang chez les mammifères ; mais ici c’est l’estomac qui remplit les fonctions du cœur, et les mêmes canaux jouent le rôle d’intestins, d’artères et de veines.

Ces conduits d’ailleurs ne charrient pas un liquide particulier méritant le nom de sang. Ce n’est pas même du chyle proprement dit. L’eau dans laquelle vit l’animal pénètre, on pourrait presque dire accidentellement, dans son intérieur. En passant, elle se charge des substances digérées par l’estomac, et les entraîne avec elle dans la cavité du corps qu’elles doivent nourrir. Puis, en sortant, cette même eau remporte pêle-mêle les restes de ces substances et les élémens dont l’organisme tend à se débarrasser. Chemin faisant, elle sert à la respiration tout autant qu’à la digestion et à la circulation. On le voit : tout ici est encore confondu, et cette confusion même explique l’imperfection évidente des animaux qu’on observe.

Il y a donc un très grand progrès accompli par le fait seul de l’isolement de ces fonctions, par l’apparition d’organes spécialement destinés à chacune d’elles ; mais la nature ne procède jamais par sauts et par bonds, et ce perfectionnement ne se fait pas d’une manière brusque. La cavité digestive se complète, il est vrai, et, à partir de ce moment, on peut dire qu’il existe chez l’animal un liquide spécialement consacré à l’entretien des organes. Dès-lors aussi une absorption préalable est nécessaire pour que les matériaux fournis par la digestion aillent se mêler à cette espèce de sang ; pourtant quelque temps encore la respiration s’effectuera à l’aide d’organes déjà existans ou de l’appareil digestif lui-même. Un très grand nombre d’annélides respirent par la peau seulement ; plusieurs crustacés n’ont d’autres branchies que leurs pattes. Dans les larves de ces grands insectes connus sous le nom de demoiselles ou libellules, on observe un phénomène encore plus curieux. Chez elles, l’intestin présente en arrière une dilatation considérable. L’eau pénètre dans cette cavité et en est chassée au gré de l’animal. C’est là qu’est l’appareil respiratoire. Il est facile de s’en assurer en tenant quelque temps une de ces larves hors de l’eau, puis la remettant dans l’élément pour lequel elle est faite. On la voit alors aspirer et repousser le liquide avec précipitation comme le fait un mammifère essoufflé. Seulement, tandis que celui-ci respire par la bouche, la larve de libellule respire par l’extrémité opposée du tube alimentaire, qui renferme dans son intérieur les organes nécessaires à l’accomplissement de cette fonction.

La circulation surtout présente dans son développement successif des variations presque infinies. Très souvent on la voit manquer complètement. Chez les derniers annelés, chez les derniers mollusques, on n’aperçoit aucune trace de vaisseaux. Les mouvemens généraux de l’animal agitent en sens divers le liquide renfermé entre les parois du corps et l’intestin, quelquefois des cils vibratiles disposés en écharpe ou en groupes déterminent des courans plus ou moins irréguliers ; mais il n’existe ni cœur pour donner une impulsion déterminée, ni artères pour distribuer le fluide nourricier à la surface du corps, ni veines pour le ramener au centre de l’organisme. Dans ce cas, les distinctions de sang artériel ou veineux, de lymphe ou de chyle, ne peuvent exister, et le liquide qui remplit tous les interstices organiques reçoit immédiatement sans aucun intermédiaire les produits de la digestion.

Il arrive parfois que l’appareil intestinal supplée, par une disposition très singulière, à cette absence d’organes circulatoires. C’est lui-même qui se charge de distribuer à toutes les parties du corps les principes alibiles dont la préparation lui est confiée. On le voit alors se compliquer de prolongemens, d’appendices, qui atteignent les points les plus éloignés de l’économie. Chez les nymphons, chez les pycnogonons, espèces de crustacés assez semblables. à certaines araignées des champs, l’intestin pénètre jusqu’à l’extrémité des pattes et des, pinces de la tête. C’est à peu près comme si chez l’homme l’estomac, se prolongeant à travers le cou, les bras et les jambes, arrivait jusqu’aux mâchoires, au poignet et au cou-de-pied.

La nature est beaucoup moins économe de forces qu’on n’est généralement tenté de le croire, et souvent, lorsque deux moyens se présentent pour atteindre le même but, elle les emploie tous deux à la fois. La disposition que nous venons de rappeler se retrouve chez certains mollusques dont au moins un certain nombre ont bien certainement un cœur. Ici, les veines manquent, il est vrai, mais un appareil artériel plus ou moins complet apporte successivement dans les diverses parties du corps le liquide renfermé dans la cavité générale. Cependant l’estomac envoie des prolongemens dans tous les appendices, jusque dans les tentacules du front désignés par le mot impropre de cornes, chez le colimaçon. En vertu des simples lois de la physique, il est impossible que les produits de la digestion contenus dans ces prolongemens ne transsudent pas et ne se mêlent pas au liquide qui remplit le corps de l’animal. Ces prolongemens jouent donc réellement le rôle des artères en portant des matériaux de nutrition là où ils doivent être employés.

Ces mêmes prolongemens remplissent aussi les fonctions de vaisseaux chylifères. En effet, ces derniers ne versent jamais directement dans les artères le chyle puisé par eux à la surface de l’intestin. Avant d’être propre à l’entretien de l’organisme, ce liquide a besoin de subir l’action modificatrice de l’air dans les poumons ou les branchies, et il arrive dans ces organes mêlé au sang veineux. Or, chez les mollusques dont nous parlons, il n’existe pas de branchies comparables à celles des autres animaux de la même classe. Les petites baguettes si richement colorées qui couvrent leur dos sont destinées à en tenir lieu. C’est précisément dans l’intérieur de ces baguettes qu’arrivent les prolongemens de l’estomac, et par conséquent le chyle, au sortir de l’intestin, se trouvant au milieu même de l’appareil respiratoire, ne peut manquer d’éprouver immédiatement l’influence vivifiante dont il a besoin. Tels sont les faits qui m’ont conduit à cette théorie du phlébentérisme, qui, violemment attaquée par quelques naturalistes français, n’en a pas moins reçu à l’étranger un accueil beaucoup plus cordial. Dans l’examen détaillé du groupe remarquable qui les présente, j’ai dû nécessairement commettre des erreurs ; mais il m’est permis d’espérer que le temps et de nouvelles recherches confirmeront de plus en plus ce qu’il y a d’essentiel et de général dans les résultats que j’ai fait connaître.

Au point de vue qui nous occupe, la classe des mollusques est d’ailleurs extrêmement remarquable. Sans sortir de ses limites, nous voyons la circulation s’y montrer à des degrés de complication les plus divers, et cela dans des animaux souvent très rapprochés l’un de l’autre, et dont a priori on aurait pu croire l’organisation presque identique. Toujours cependant le cercle circulatoire demeure incomplet. Entre les veines et les artères, il n’y a jamais continuité parfaite. Par conséquent, le sang chassé par le cœur ne peut revenir qu’après s’être épanché dans les espaces interorganiques ou lacunes ; par conséquent aussi, il remplit la cavité générale du corps. Là, il baigne directement la plupart des viscères, et reçoit sans intermédiaires les principes nutritifs élaborés par le canal alimentaire. Dès-lors, on comprend que, si dans les mollusques les plus élevés on doit admettre l’existence d’un sang veineux et d’un sang artériel, on ne peut encore y distinguer ni lymphe ni chyle.

Les articulés se prêtent à des observations toutes pareilles. Plusieurs faits recueillis chez ces animaux étaient même depuis long-temps dans la science, et précisément parce qu’on n’avait pas saisi les relations qui les rattachent à ce qui existe dans d’autres groupes, on y voyait autant d’exceptions étranges et caractéristiques. Ainsi, depuis les travaux de MM. Audouin et Milne Edwards couronnés par l’Institut en 1827, on regardait l’absence de veines coïncidans avec la présence d’un cœur et d’un système artériel comme exclusivement propre aux homards, aux crabes et aux autres animaux de la classe des crustacés. La manque de tout organe circulatoire était, croyait-on, réservé aux insectes et à une portion des arachnides. On se rendait compte de ce fait si frappant dans son isolement apparent par la modification que présente ici l’appareil respiratoire. Chez les insectes, en effet, il n’y a ni poumons ni branchies. L’air arrive par un nombre variable d’ouvertures dans un ensemble de conduits appelés trachées, dont la structure singulière ressemble presque entièrement à celle d’un élastique de bretelle. Ces trachées se ramifient par tout le corps. Par conséquent, comme l’avait dit Cuvier, chez les insectes, l’air semble aller chercher le sang, tandis que le contraire arrive chez les autres animaux. L’explication était logique, et tout mouvement de ce liquide paraissait ici inutile, puisqu’il pouvait sans cesse être revivifié sur place. Néanmoins une observation plus attentive a fait depuis reconnaître chez les insectes une véritable circulation. Un long vaisseau contractile placé sur le dos joue le rôle de cœur. Le sang se meut ensuite en liberté dans l’interstice des organes ; mais chacune de ses portions n’en est pas moins promenée successivement dans tout l’organisme ; seulement la circulation est presque entièrement lacunaire. Rien n’est plus facile que de suivre sous le microscope tous ces courans dont les globules charriés par le liquide trahissent l’existence et la direction.

Ainsi, chez tous les invertébrés dont nous venons de parler, le cercle circulatoire est incomplet, et cette circonstance n’en rend que plus remarquable l’existence d’une circulation non interrompue dans la classe des annélides. Sans doute nous trouvons aux derniers rangs de ce groupe des animaux sans appareil de circulation, puis quelques espèces qui en offrent l’ébauche encore informe ; mais le plus grand nombre possède un système de vaisseaux sanguins parfaitement clos. Jusque chez les némertes dont la machine animale présente un degré de simplification remarquable, le sang parcourt sa route sans sortir des tubes contractiles qui le renferment. Chez elles pourtant, il n’y a pas de cœur, pas plus que chez les annélides proprement dites, et de plus, les vaisseaux partout d’un calibre égal ne donnent naissance à aucune branche accessoire. Au point de vue de la circulation, les annélides ressemblent aux vertébrés bien plus que les insectes ou les premiers mollusques dont pourtant l’organisation est sans contredit bien supérieure à la leur.

Enfin les vertébrés eux-mêmes subissent la loi commune, et chez les derniers représentans de ce type, chez les poissons, nous trouvons encore des exemples de circulation lacunaire. Ce fait important, bien inattendu il y a deux ans à peine, a été découvert simultanément par deux anatomistes qui tous deux travaillaient à Paris, et à l’insu l’un de l’autre. MM. Natalis Cuillot et Robin ont montré que, chez les raies, il existe des portions du corps où les vaisseaux sanguins manquent tout à coup, et où le sang s’épanche librement dans des cavités dont la disposition rappelle ce qui existe chez les animaux placés aux derniers degrés de l’échelle. M. Robin, poursuivant ses premières recherches, a étendu ces résultats à diverses autres espèces de la famille des squales. Nous sommes bien convaincus qu’on ne s’arrêtera pas là, et que d’ici à quelques années on trouvera des faits sinon entièrement semblables, du moins très analogues, jusque chez les mammifères les plus élevés, jusque chez l’homme lui-même. Les résultats fournis à MM. Dujardin et Natalis Guillot par l’étude de la structure intime du foie semblent être une garantie certaine de succès pour les travaux entrepris dans cette direction.

En résumé, la circulation d’abord purement lacunaire, et par conséquent réduite à une sorte d’agitation vague, se régularise et devient de plus en plus vasculaire à mesure qu’on s’élève davantage dans l’échelle animale. C’est là le fait général, la tendance qui domine dans le perfectionnement progressif de l’appareil circulatoire.

Eh bien ! cette même tendance se retrouve dans les organismes en voie de formation, soit qu’on examine le développement d’un germe normal, soit qu’on étudie la manière dont se constituent certains tissus accidentels. L’aire veineuse où l’embryon du poulet semble puiser les premiers élémens nécessaires à son évolution ne présente d’abord qu’une sorte de disque membraneux creusé de lacunes irrégulières. Ce sont, ainsi que l’a dit M. Milne Edwards [5], comme autant de petits lacs de diverses grandeurs communiquant ensemble par des goulets tortueux. A mesure que le travail d’organisation avance, les goulets s’élargissent, les lacs se changent en fleuves, et bientôt ces canaux, d’abord simplement creusés dans la substance même des tissus, s’encaissant et se revêtant d’une membrane tubuleuse, passent à l’état de vaisseaux proprement dits. Des phénomènes tout pareils se passent dans les fausses membranes, qui trop souvent succèdent par exemple aux accidens inflammatoires d’une fluxion de poitrine. Là aussi la matière plastique, s’organisant sous l’influence désordonnée d’un surcroît de vie, se creuse de lacunes qui se changent en vaisseaux et ne tardent pas à se mettre en communication avec quelqu’une des branches préexistantes de l’arbre circulatoire. En présence de cette masse de faits empruntés à des sources si diverses, n’est-il pas raisonnable de penser que les choses se passent toujours de la même manière, et que partout la lacune a précédé le vaisseau ?

Telle est en effet la conclusion à laquelle est arrivé M. Milne Edwards, et par cela seul il s’est mis en opposition avec la théorie cellulaire due à M. Schwan, un des élèves les plus distingués du célèbre Müller. Selon le physiologiste allemand, toutes les parties du corps animal seraient primitivement composées de simples cellules. Cet élément universel se développant, se modifiant, produirait, selon les circonstances, tantôt les fibres musculaires, tantôt le parenchyme des glandes ou la trame des os. Les vaisseaux ne seraient également que des cellules qui, d’abord sphériques, et, venant plus tard à s’allonger, à s’aboucher les unes aux autres, constitueraient, par leur réunion, les mille ramifications vasculaires du corps. Cette théorie compte, nous devons le dire, des partisans nombreux et distingués. Elle séduit par sa simplicité, par la manière dont elle permet d’embrasser tous les phénomènes de développement et par les rapports qu’elle établit entre les deux grandes divisions de la création organisée. Depuis long-temps, en effet, une théorie semblable est adoptée par les botanistes, qui la regardent comme l’expression de tous les faits observés chez les végétaux. Nous venons de voir qu’il n’en est pas de même pour les animaux. Chez ces derniers, la théorie cellulaire donnera, nous le croyons, quelques résultats utiles. Elle peut être propre à nous diriger dans l’étude de certains tissus animaux qui ont des rapports éloignés avec ceux des plantes ; mais, appliquée au règne animal entier, elle ne saurait être acceptée comme vraie dans sa généralité.

Ajoutons encore un exemple à ceux que nous avons cités plus haut. Depuis long-temps, on savait que chez les anodontes ; espèce de moules d’eau douce très commune aux environs de Paris, le cœur est traversé par la dernière partie de l’intestin. D’autre part, M. Edwards, étudiant l’organisation des patelles et des haliotides, a reconnu que, chez ces mollusques, l’aorte, c’est-à-dire la grande artère qui part immédiatement du cœur, renferme une partie de l’appareil buccal. Ces faits curieux sont inexplicables par la théorie cellulaire. On ne comprend pas, en effet, comment une cellule, en se développant, pourrait enfermer dans son intérieur des organes d’abord placés au dehors ; elle devrait plutôt les refouler à mesure qu’elle-même augmenterait de volume. Au contraire, on conçoit sans peine que ces organes, formés au milieu d’un espace parfaitement libre, ont dû être entourés par les parois, qui, en se constituant plus tard, ont transformé la lacune en vaisseau ou en cœur.

L’ensemble d’idées que nous avons cherché à résumer a été, nous le répétons, repoussé d’abord avec une véritable violence. On lui a prodigué les épithètes d’incroyable, d’absurde, de ridicule, on a traité d’impossibles bon nombre des faits sur lesquels il s’appuie. C’est à Paris surtout, nous le disons à regret, que s’est manifestée cette opposition, qui eût été respectable sans doute, si elle avait toujours pris sa source dans des convictions scientifiques et consciencieuses. Malheureusement elle n’a eu trop souvent pour motifs que des rivalités personnelles. Plus désintéressés, les étrangers en ont compris toute la valeur, et lui ont rendu justice. Les hommes les plus distingués d’Angleterre, de Belgique, d’Allemagne, de Danemark, de Suède, ont examiné sérieusement les questions nouvellement soulevées, et la plupart d’entre eux ont déjà fait acte d’adhésion. Aujourd’hui, l’importance de ces idées ne saurait être niée, et déjà nous les voyons pénétrer dans la Faculté de Médecine de Paris, qu’on ne pourra pourtant pas accuser d’un amour inconsidéré pour les innovations scientifiques. Dans plusieurs leçons publiques, M. Andral a développé à ses auditeurs ces nouvelles théories, a exposé les faits qui leur servent de base, a montré quelles conséquences importantes en découlaient pour l’exacte appréciation de plusieurs phénomènes physiologiques et pathologiques observés tous les jours chez l’homme sain ou en état de maladie. On voit que les recherches approfondies sur les êtres inférieurs ne sont pas, comme bien des gens le croient encore, purement spéculatives.

Nous ne saurions trop le répéter : pour tous les êtres vivans, il n’y a qu’une seule et même source d’animation. Végétal ou animal, chêne ou éléphant, mousse ou infusoire, tous vivent de la même vie. Si l’homme intellectuel relève d’un principe plus haut, l’homme animal n’a pas d’autres raisons d’existence que le dernier mollusque. Pour apprendre à bien connaître les mille ressorts qui entrent dans l’organisation compliquée de ce roi de la terre, pour apprécier leur jeu, pour deviner leur but, le plus sûr moyen est souvent d’interroger ces êtres plus simples, ces animaux inférieurs si profondément dédaignés par ceux qui ne les connaissent pas. (Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 16, 1846 (p. 276-297).

NOTES

1. Voyez les livraisons du 15 décembre 1845 et du 15 février 1846.

2. Mélanges scientifiques dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 45.

3. Souvenirs d’un Naturaliste, l’Ile de Bréhat, dans la Revue des Deux Mondes du 15 févriers 1841.

4. Voyez Souvenirs d’un Naturaliste, Côtes de Sicile, dans la Revue des Deux Mondes du 15 février 1846.

5. Observations sur la circulation. Annales des sciences naturelles, 1845.

Date de dernière mise à jour : 25/05/2021