BIBLIOBUS Littérature française

BERTON

I- Rien ne réussit comme un opéra qui a du succès. Cette phrase pourrait être prise pour un aphorisme de M. de la Palisse, si elle n'était expliquée.

Elle veut dire qu'un opéra pris dans les mêmes conditions de succès qu'une tragédie, un drame, une comédie ou toute autre œuvre dramatique non lyrique, a une durée bien plus grande, parce qu'il possède en lui-même des éléments, ceux de la musique, qui le font survivre au cours ordinaire des représentations de toute pièce nouvelle.

Prenons pour exemple le premier chef-d'œuvre musical venu, Montano et Stéphanie, qui n'a pas été représenté à Paris depuis vingt-cinq ans peut-être. Eh bien! le titre non-seulement en est connu de tous les amateurs de théâtre, mais le succès des morceaux a survécu à la vogue de la pièce. Il n'y a pas d'année où l'on n'entende dans les concerts, soit la magnifique ouverture qui sert de début à l'ouvrage, soit le bel air de Stéphanie: Oui c'est demain que l'hyménée, etc.; mais, par la raison même de leur immense retentissement, de cette progression de renommée qui n'a fait que grandir chaque jour leur réputation, on ignore assez généralement la manière dont ces ouvrages ont fait leur première apparition devant le public, l'accueil qu'ils en ont reçu, les modifications qu'ils ont subies et le jugement qu'ils ont provoqué dans la presse contemporaine.

Berton, l'auteur de Montano, était un compositeur célèbre et un homme d'un esprit très-fin et très-distingué. Comme tous les musiciens qui atteignent un âge très-avancé, il avait vu petit à petit disparaître ses ouvrages du répertoire. Sa gloire n'était plus qu'un souvenir, il était heureux de ces éloges que nous, ses confrères et ses amis, nous donnions à ses opéras, que nous savions par cœur; mais il aurait préféré les faire entendre à la génération actuelle qui ne les connaît que par fragments. Berton était causeur, ce dont tous ses amis étaient enchantés, et le plaisir était grand, lorsque, groupés autour du bon vieillard, nous l'entendions nous raconter les beaux jours de sa jeunesse, les souvenirs de Gluck, de Sacchini, son maître, de Grétry, son protecteur, son ami et son émule, ses amours précoces avec la célèbre cantatrice Maillard, son admission à l'orchestre de l'Opéra, à la cour, au concert spirituel; puis, après ces premiers beaux jours, ses luttes terribles avec la misère: pendant la première république, qui, pour n'être ni démocratique ni sociale, n'en était pas plus clémente pour les artistes; son courage, ses triomphes, enfin toutes les phases de cette vie qui embrassait trois-quarts de siècle. Nous étions ravis de cette spirituelle causerie, et n'eût été la crainte de fatiguer l'aimable conteur, nous eussions tout oublié pour l'écouter: quand il nous voyait ainsi sous le charme: Soyez tranquilles, nous disait-il, rien de ce que je vais vous dire là ne sera perdu. Je m'occupe d'écrire mes mémoires et rien n'y sera oublié.

Ces mémoires ont-ils jamais été complétés? Les fragments qui pouvaient en exister, que sont-ils devenus? Nul ne le sait.

Un de nos amis, l'un des écrivains les plus distingués de la presse musicale, Edouard Monnais, en a eu un chapitre entre les mains, du vivant de Berton. Ce chapitre était relatif à Montano et Stéphanie. Edouard Monnais s'en est servi pour faire un charmant article, intitulé: Histoire d'un chef-d'œuvre. Cet article fut inséré, il y a dix ou douze ans, dans la Gazette musicale: il contenait plusieurs extraits du chapitre des mémoires de Berton. Cette espèce de spécimen donnait envie de connaître le reste de l'ouvrage.

Il faut malheureusement renoncer à cet espoir; après la mort de Berton, on a vainement cherché dans ses papiers pour trouver ces précieux mémoires, que personne n'avait jamais vus, mais que l'auteur citait sans cesse. Peut-être n'ont-ils jamais été rédigés, et n'ont-ils existé en totalité que dans la tête du célèbre compositeur. Son imagination ardente, même à soixante-quinze ans, lui faisait quelquefois regarder comme des réalités des projets auxquels il ne cessait de penser, mais qu'il ne mettait jamais à fin, précisément parce que cela était pour lui d'une exécution trop facile.

Je veux aujourd'hui vous raconter cette histoire de Montano et Stéphanie, racontée par Berton lui-même. Mais avant d'en venir au chef-d'œuvre, il sera peut-être bon d'en faire connaître l'auteur par quelques aperçus biographiques que je promets de faire aussi courts que je pourrai.

Berton appartenait à une famille de musiciens dont le nom n'avait pas été sans éclat. Son père, Montan Berton, était un compositeur de mérite. Il avait d'abord débuté à l'Opéra comme basse-taille en 1744; mais il renonça, au bout de peu d'années, à la profession de chanteur; il se fixa à Bordeaux, où il était à la fois chef d'orchestre du grand théâtre, organiste dans deux églises et directeur du concert. C'est dans cette période de sa carrière qu'il débuta comme compositeur, en écrivant pour le théâtre de cette ville, où, de tout temps, la danse a été en grande vogue, des airs de ballet qui furent très-appréciés. La place de second chef d'orchestre étant devenue vacante à l'Opéra de Paris en 1755, Berton l'emporta au concours; quelques années après, il devint titulaire, puis directeur de ce spectacle, et c'est sous son administration que Gluck et Piccini vinrent donner leurs chefs-d'œuvre et opérer la grande révolution musicale qui changea tout le système lyrique en France.

Berton fut un chef d'orchestre éminent, et cette qualité était encore plus précieuse qu'aujourd'hui à une époque où la plupart des symphonistes n'avaient qu'un mérite très-contestable. «Il fut le premier, dit M. Fétis dans son excellente biographie, qui donna l'impulsion vers un meilleur système d'exécution, et son talent fut d'un grand secours au génie de Gluck, pour opérer dans l'orchestre des réformes devenues indispensables.»

Berton père se distingua aussi comme compositeur; ses ouvrages, ayant précédé l'apparition des ouvrages de Gluck, n'ont eu qu'une courte durée. Mais en sa qualité de directeur de l'Opéra, il aida de son talent les auteurs qui travaillaient pour son théâtre; c'est ainsi qu'il composa tous les divertissements du petit opéra de Cythère assiégée, de Gluck; qu'il ajouta des morceaux à l'opéra de Castor et Pollux, de Rameau, entre autres la fameuse chacone, connue sous le nom de Chacone de Berton.

En 1780, on fit une reprise de Castor et Pollux, réorchestré par Francœur. On voit que ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on s'est avisé de rajeunir par l'instrumentation des ouvrages dont les formes ont vieilli. On ne jouait plus d'ouvrages de l'ancien répertoire français, la tradition s'en perdait chaque jour, et, tout directeur qu'il était, Berton crut devoir lui-même conduire l'orchestre. Il le fit avec tant de soin et d'ardeur, qu'il rentra chez lui, épuisé de fatigue. Une fièvre inflammatoire se déclara: il y succomba le septième jour.

Berton père avait de belles pensions, comme ancien chef d'orchestre, comme directeur en exercice, comme chef d'orchestre de la chapelle du roi et comme violoncelle de la chambre. Mais toutes ces pensions s'éteignaient avec lui, et il laissait une veuve et un fils âgé de treize ans.

Ce fils était notre Berton, l'auteur de Montano et Stéphanie. Il paraît qu'à cet âge et malgré un nez monstrueux, nez qui aurait été disproportionné chez un homme de sept pieds, tandis que celui qui en était orné en avait à peine cinq; malgré, dis-je, cette superfétation nasale, le jeune Berton était un charmant enfant. Sa position et celle de sa mère intéressèrent en leur faveur: la veuve obtint une pension de 3,000 fr. et le fils une de 1,500. De plus, il fut admis sur-le-champ comme surnuméraire parmi les violons de l'orchestre. Ce ne fut qu'un an après qu'il fut reçu comme titulaire.

Dans la dynastie des Berton, on naissait musicien. Le jeune Berton n'avait pas à apprendre la musique, il n'avait qu'à se souvenir. A six ans, il lisait toute musique à livre ouvert. Son père cependant ne s'occupait guère de l'éducation musicale de son fils, persuadé que cela devait venir tout seul. Effectivement, le petit Henri avait trouvé un violon et il en avait joué; il avait vu un clavecin, il avait posé les mains sur le clavier, et des accords s'étaient soudainement enchaînés sous ses doigts. Mais ces accords avaient une succession, une variété dont le secret restait un mystère impénétrable pour le jeune musicien. Il alla trouver un des collègues de son père, Rey, alors chef d'orchestre de l'Opéra; Rey lui montra tout ce qu'il savait, et ce n'était pas long, c'était le système d'harmonie d'après le principe de la basse fondamentale de Rameau, le seul alors connu en France.

Voilà toutes les études scientifiques que fit Berton. Malheureusement, et malgré son admirable instinct musical, l'insuffisance de ses études premières s'est fait sentir dans tous ses ouvrages, et les meilleurs, s'ils peuvent être offerts comme des modèles de conception et d'imagination, sont déparés par des négligences qu'on ne peut expliquer qu'en se rappelant les faits qui précèdent.

Pendant tout le temps qu'il fut attaché à l'orchestre de l'Opéra, Berton fit sa véritable éducation musicale, non par des travaux dont il n'avait pas l'idée, mais par l'étude et l'audition des œuvres dont il était un des interprètes.

Rey était loin d'avoir deviné le germe de talent qu'on n'aurait cependant pas dû méconnaître chez le jeune élève, et Berton, découragé, serait peut-être resté toute sa vie un médiocre violon d'orchestre, si le meilleur de tous les maîtres n'était venu lui indiquer la voie qu'il devait suivre si glorieusement.

Berton avait quinze ans: relégué dans son petit coin d'orchestre, il ne s'occupait guère de ce qui se passait sur le théâtre; il se contentait d'écouter, il ne regardait jamais.

Un jour, on jouait le Devin du Village; l'ouverture était terminée, et l'on venait de finir la ritournelle du premier air; une voix suave, pleine et sonore, fit entendre les premières mesures sous lesquelles sont placées les paroles: J'ai perdu tout ce que j'aime. Cet air, Berton l'avait entendu cent fois, il lui sembla qu'on le lui chantait pour la première. Jusqu'à ce jour, les sons n'avaient été que jusqu'à son oreille; c'en était fait, ceux-là avaient été jusqu'à son cœur.

Lorsque l'air fut terminé, un musicien se tenait debout au milieu de l'orchestre, et malgré les signes d'impatience du chef, ne bougeait non plus qu'un terme, les yeux fixés sur une grande et belle fille que l'on couvrait d'applaudissements auxquels elle répondait par le plus gracieux sourire, montrant autant de grâce et d'aisance dans son maintien qu'elle avait déployé de charme dans son chant. Le musicien indocile à la discipline de l'orchestre, c'était Henri Berton; animé d'un sentiment inconnu, de nouvelles sensations se révélaient à lui. Jusque là, il n'avait aimé que la musique; dès ce moment, il l'aimait encore, que dis-je? il l'aimait encore plus; mais une seule musique le touchait, le faisait trembler et frissonner, c'était celle chantée par la belle jeune fille dont il ne pouvait détourner les yeux. Le reste de l'opéra, les autres airs, tout lui semblait vague et confus.

A peine le Devin du Village fut-il terminé, qu'il courut sur le théâtre pour voir de près la Colette qu'il avait tant admirée de sa place: elle était déjà remontée dans sa loge. Mais qui était-elle? Il s'informe, il demande. Comment ne la connaissez-vous pas? lui répond-on, c'est la petite Maillard, cette petite fille de l'école de danse qui a eu tant de succès il y a quatre ans à l'Opéra-Comique du bois de Boulogne. Votre père l'a entendue chanter par hasard, il y a deux ans, peu de jours avant sa mort; il lui a fait quitter la danse et l'a fait entrer à l'école de chant de l'Opéra; il a parbleu bien fait, car ce sera un jour le plus grand talent lyrique que nous ayons jamais possédé.—Quel bonheur! cette réponse ouvrait la voie au jeune amoureux; il connaissait déjà celle qu'il aimait, ou du moins il ne serait pas tout à fait inconnu pour elle; il oserait se présenter.

Effectivement, il se rendit sur-le-champ à la loge de la débutante. Le succès fait naître les adorateurs, et la loge était déjà encombrée de brillants seigneurs qui venaient papillonner autour de la nouvelle déesse. Berton put se glisser inaperçu au milieu de cette foule dorée. Nul ne fit attention à lui. Placé dans le fond de la loge, il pouvait contempler tout à son aise, dans la glace devant laquelle elle se décoiffait en lui tournant le dos, celle qui venait de lui procurer une si vive émotion. Il n'entendait pas un mot de ce qui se disait, ne voyait rien de ce qui se passait autour de lui et serait resté longtemps absorbé dans cette contemplation admirative, si un nouveau personnage n'était venu mettre fin à cette scène muette.

Rey, le chef d'orchestre, venait d'entrer dans la loge, et perçant, sans façon, le groupe de jeunes seigneurs qui entourait la toilette de mademoiselle Maillard, il était allé droit à elle, et, la saisissant dans ses bras, il l'embrassa tendrement.

—Bien! très-bien! ma chère enfant, lui dit-il; voilà un début tel que nous en avons vu bien peu à l'Opéra. Laissez-moi vous féliciter pour vous d'abord et pour la mémoire de mon pauvre et excellent ami Berton, dont votre succès est l'ouvrage, et qui vous a léguée à nous comme une dernière preuve de son tact exquis et de son appréciation si vraie du beau et du noble dans les arts.

—Oh! merci, merci, répondit mademoiselle Maillard avec sa voix enchanteresse; vous me rappelez ce que l'enivrement du succès allait peut-être me faire oublier. Oui, c'est à Berton que je dois tout, mais, hélas! il ne pourra pas jouir de son ouvrage, et jamais il ne saura toute ma reconnaissance.

En ce moment, un bruit sourd se fait entendre dans un coin de la loge. Chacun se retourne vers l'endroit d'où le bruit est venu, et l'on aperçoit, gisant à terre, un pauvre jeune homme à la figure pâle et décomposée.

—Mais, s'écrie Rey, c'est le petit Berton; il était donc ici? Comment se fait-il? Oh! mon Dieu! c'est ce que nous avons dit de son père qui l'aura ému si fortement. Vite, courons chercher un médecin.

En un clin d'œil la loge fut vide, il n'y restait que mademoiselle Maillard, soutenant entre ses bras le pauvre enfant qui n'avait pu résister à tant d'émotions. Mademoiselle Maillard retrouvait dans ses traits enfantins ceux de son bienfaiteur, de celui dont tout à l'heure elle bénissait la mémoire, et ses yeux étaient mouillés de douces larmes, quand le pauvre Henri rouvrit les siens.

En se voyant seul avec mademoiselle Maillard, en rencontrant son regard doucement attaché sur le sien, en se trouvant presque entouré de ses bras, il se crut le jouet d'un songe et ne put lui dire que ces mots qui étaient toute sa vie:

—Oh! mon Dieu, que je vous aime!

—Mais il a le délire, s'écria mademoiselle Maillard effrayée et n'osant pourtant le quitter, et le médecin qui n'arrive pas!

—Non, mademoiselle, lui répondit tranquillement Berton, je ne suis pas fou et je n'ai pas le délire. Tout à l'heure, j'étais là dans votre loge à vous admirer sans être vu, et il est probable que vous ne vous seriez pas aperçue de ma présence; mais vous avez prononcé le nom de mon père, pauvre père que j'aimais tant! alors j'ai cru le voir paraître au milieu de nous, et puis je ne sais plus ce qui s'est passé; mais je l'ai vu là, entre nous deux, il semblait nous rapprocher en se tenant au milieu de nous deux, et puis tout a disparu, je me suis réveillé, je vous ai vue près de moi, vos yeux dans les miens, et je n'ai pu m'empêcher de vous dire ce que j'ai ressenti dès que je vous ai vue: Mon Dieu, que je vous aime!

Si Berton avait quinze ans, mademoiselle Maillard en avait seize, et tout ce qu'avait d'inintelligible la tirade qu'il venait de lui débiter, elle le comprit parfaitement.

Quand le médecin arriva, il trouva le pouls du jeune homme fort agité; mais il ne remarqua aucun symptôme alarmant. Il est probable que le pouls de mademoiselle Maillard ne lui eût pas paru plus tranquille s'il l'eût consulté; mais tel n'était pas le but de sa visite. Rey voulait reconduire Henri Berton chez lui; mais le jeune homme déclara qu'il se trouvait on ne peut mieux, et que, loin de vouloir être reconduit, il allait offrir son bras à mademoiselle Maillard, qui ne put refuser, et, à dater de ce jour-là, elle eut chaque soir le même cavalier pour retourner chez elle.

Le récit de cette passion si imprévue, si romanesque, paraîtra sans doute ridicule à quelques lecteurs. Que ceux-là oublient qu'ils ont quarante ans, qu'ils tâchent de se rappeler qu'ils en ont eu quinze, et peut-être ce qu'ils auront pris pour une folie ne leur paraîtra plus qu'un souvenir.

II- Les amours de Berton et de mademoiselle Maillard eurent une grande influence sur la destinée du célèbre musicien. Pendant deux ans, elles l'absorbèrent entièrement; il se contenta d'être heureux, jouissant des succès de celle qu'il aimait, voyant avec joie croître son talent et sa réputation, mais ne pensant nullement que, dans un ménage d'artiste, il aurait au moins fallu qu'il apportât son contingent de gloire et de renommée.

En 1782, un fils naquit de cette union. Ce fut ce pauvre François Berton que nous avons tous connu, chanteur et compositeur agréable, et qui fut enlevé par le choléra en 1832.

Berton se trouvait, à dix-sept ans, père d'un fils qu'il avait reconnu, amant avoué d'une des plus grandes illustrations théâtrales de l'époque, et n'ayant d'autre titre et d'autre avenir que sa place de deuxième violon à l'Opéra. Il comprit alors toute la folie qu'il y aurait à persévérer dans la voie qu'il avait suivie jusque là. Il se mit à travailler sérieusement, seul, sans maîtres, mais avec l'instinct de sa valeur et la force de sa volonté.

Il se procura le livret d'un opéra intitulé la Dame invisible et se mit bravement à l'ouvrage. Mais à peine sa partition fut-elle terminée, qu'un doute se présenta à son esprit. Ce talent dont il se croyait le germe, le possédait-il effectivement? Ces idées, qu'il croyait sentir bouillonner dans sa tête, étaient-elles les siennes? Savait-il les formuler? Et ce qu'il croyait être bien, ne lui paraissait-il pas ainsi, par suite d'une illusion de son amour-propre?

Doute honorable, que ne connaissent jamais les esprits médiocres et dont se sentent atteintes les intelligences d'élite. Aussi voit-on celles-là plus sensibles que qui que ce soit à l'insuccès; car cet insuccès, ils croient les premiers l'avoir mérité, et il leur faut les suffrages du public pour les rassurer sur leur propre valeur.

Naturellement ce fut l'amie de Berton qui la première fut la confidente de ses craintes; elle se chargea de les dissiper, non par son propre témoignage, il eût paru empreint de partialité. Elle confia la partition manuscrite du jeune musicien à un juge compétent, dont l'approbation ou le blâme pouvait décider du sort de l'auteur de l'ouvrage.

Sacchini, c'est à lui qu'elle s'adressa, comprit ce que Rey n'avait pu ni dû comprendre. Non-seulement il vit que le jeune Berton aurait du talent, mais il devina que ce serait un talent d'inspiration et de nature auquel les recherches de l'art devaient être interdites, sous peine d'étouffer d'heureuses qualités par des études arides. Il voulut que Berton vînt travailler chaque jour sous ses yeux, et ne le fit exercer que dans le style idéal.

Berton m'a raconté souvent que l'unique préoccupation de Sacchini était de lui donner l'unité du style, si difficile à trouver pour les jeunes compositeurs. Leur imagination trop ardente leur fait adopter des idées qui n'ont souvent aucune corrélation; aussi Sacchini arrêtait souvent Berton au milieu d'un air qu'il lui faisait entendre.

—Est-ce que ce n'est pas bien? disait l'élève décontenancé.

—Ah! répondait le maître, avec son baragouin français-italien, tes idées sont touzours bien quand elles vont toutes seules; la première phrase, elle est bien zolie, la seconde aussi, mais elle n'est pas de la famille, et ze veux que tou en serces oune autre qui soit pioù proce parente.

Et Berton recommençait docilement.

C'est sous la direction de Sacchini qu'il écrivit les premiers oratorios qu'il fit exécuter au concert spirituel et qui commencèrent sa réputation. Enfin, en 1787, il fit représenter un opéra-comique intitulé les Promesses de mariage, et, dans la même année, la Dame invisible dont il est probable qu'il avait refait la musique. Ces deux ouvrages furent suivis de plusieurs autres de médiocre importance et dont les titres seuls sont restés.

La Révolution éclata sur ces entrefaites, et, comme toutes les âmes généreuses, Berton en adopta les principes avec ardeur. Elle lui inspira un chef-d'œuvre, les Rigueurs du Cloître, paroles de Fiévée. Ce fut le premier ouvrage où Berton signala toute son individualité: les opéras de Méhul et de Cherubini avaient ouvert une voie nouvelle à l'art. Berton ne pouvait lutter avec ces deux grands maîtres, ni pour la pureté, ni pour l'élévation du style, mais il avait des qualités dramatiques qui compensaient largement celles dont l'avait privé le défaut d'études; le sentiment excellent de la scène qu'il possédait au suprême degré, lui faisait atteindre, du premier coup, le but qui était quelquefois dépassé par ses illustres rivaux.

Cependant la Révolution, dont l'aurore avait été saluée par l'expression de tant de vœux et de si belles espérances, avait pris une tournure menaçante pour tous les intérêts. La position de Berton était bien changée depuis dix ans.

Si belles que soient les premières amours, elles n'ont jamais que la durée de tout ce qui enivre et parfume la vie. Elles s'évaporent et s'envolent avec les illusions de la jeunesse pour faire place aux réalités de l'âge mûr. Berton avait été fou de mademoiselle Maillard enfant. Berton était devenu un homme, mademoiselle Maillard avait cessé d'être une jeune fille aux rêves dorés, et chacun avait suivi sa voie. Mademoiselle Maillard, après la retraite de madame Saint-Huberti, était devenue souveraine de l'empire lyrique. Berton ayant embrassé avec succès une carrière sérieuse et honorable, avait suivi les conséquences de sa nouvelle position, il s'était marié: son excellente femme avait voulu que le fils de son mari devînt le sien; mais ce fils eut bientôt un frère et une sœur, et c'est à peine si les ressources du chef de cette nombreuse famille suffisaient pour la faire exister, lorsqu'arriva cette fatale période de nos troubles révolutionnaires, qu'on ne peut stigmatiser qu'en l'appelant du nom infâme que l'histoire lui a imprimé au front, le règne de la Terreur.

Les efforts de Berton furent inouïs à cette cruelle époque pour braver les obstacles de toutes sortes qui s'opposaient à ce qu'il pût honorablement exister et faire exister les siens. Pour cela, il n'avait qu'une ressource, l'exercice de son art, et qu'était l'art alors considéré comme industrie? Outre l'Opéra, deux théâtres lyriques existaient à la vérité; mais l'activité fiévreuse qui régnait dans tous les esprits s'était communiquée au public des théâtres: les succès se dévoraient en quelques jours, et la rétribution des auteurs n'étant basée que sur le nombre des représentations, on comprend que les plus féconds eux-mêmes trouvaient à peine des ressources suffisantes dans le prix de leurs travaux. Bientôt les auteurs se lassèrent de produire infructueusement; les écrits périodiques, les brochures, les vaudevilles improvisés en quelques heures et auxquels la circonstance pouvait donner un succès de quelques jours, étaient bien préférables pour les gens de lettres à la composition des poëmes d'opéras, longs à mettre en musique, plus longs encore à monter, et dont le produit était d'ailleurs partagé par moitié avec le musicien.

Berton se voyait donc, faute de poëme, dans l'impossibilité de se livrer au travail. Il ne perdit pas courage et résolut de se faire une pièce.—Son éducation littéraire, il faut le dire, avait été encore moins soignée que son éducation musicale. Il n'avait aucune teinture des langues anciennes et modernes, et vivait en assez douteuse intelligence avec la grammaire; mais il avait de l'esprit, de la verve, de l'imagination, versifiait facilement, et d'ailleurs le style est un luxe dont se passent si facilement les poëmes d'opéra-comique, que ces diverses considérations ne durent pas l'arrêter un instant. En moins de quinze jours, il écrivit la pièce et la partition de Ponce de Léon, opéra en trois actes, qui, un mois après, fut représenté avec le plus grand succès (1794).—J'ai lu cet ouvrage, il n'est pas bon, tant s'en faut; mais il est extrêmement gai, et devait être amusant à la représentation, et sous ces deux rapports, au moins, il est supérieur à beaucoup d'ouvrages d'auteurs de profession.

L'année suivante, les temps étaient devenus meilleurs; les réactionnaires (qu'on n'avait pas encore inventé d'appeler des réacs) avaient eu le dessus sur les terroristes, et la Convention venait de décréter l'établissement du Conservatoire. Berton fut appelé, dès la fondation, à y professer l'harmonie, et les appointements de 2,400 fr. qu'on lui alloua, lui fit croire un instant qu'il allait échapper à la misère qui ne cessait de le menacer. Je dis: «lui firent croire,» car ses appointements étaient payés en assignats, et leur dépréciation augmentant sans cesse, tandis que le chiffre de la somme allouée restait le même, ce ne fut bientôt qu'un leurre jeté aux plus justes exigences. On verra tout à l'heure à quel taux était descendu le papier-monnaie. Berton ne donna que deux ouvrages sans importance pendant les années 1795, 1796 et 1798.

C'est en 1799 que Berton composa et fit jouer Montano et Stéphanie. Les documents que je vais donner sur cet ouvrage émanent d'une source certaine, car presque tous sont empruntés au chapitre des Mémoires de Berton, dont j'ai déjà parlé, et auquel j'emprunterai plus d'une citation.

Dejaure avait lu, vers la fin de 1798, son poëme de Montano aux comédiens sociétaires du théâtre Favart. La pièce fut reçue avec acclamation. Le nom de Dejaure est à peu près inconnu aujourd'hui; mais il était à cette époque en assez bonne odeur auprès des sociétaires de l'Opéra-Comique, et cette bonne opinion était justifiée par plus d'un succès que Dejaure leur avait procuré, tels que le Nouveau d'Assas, musique de Berton; Lodoïska, musique de Kreutzer; Imogène, aussi de Kreutzer; les Quiproquos espagnols, musique de Devienne, et la Dot de Suzette, qui avait été l'opéra de début de Boïeldieu. On demande au poëte à qui il destinait sa pièce, et il répondit fièrement: «A Grétry.» Les comédiens furent enchantés de ce choix et ne doutèrent pas que le compositeur ne fût d'accord avec le poëte. Malheureusement il n'en était rien, et Grétry ne voulut pas se charger de l'ouvrage, non qu'il ne le trouvât très-musical, mais il s'excusa sur son âge, sa mauvaise santé et autres prétextes qu'on est toujours forcé d'accepter.

Grétry n'avait que cinquante-huit ans, mais il était à la fin de sa carrière de compositeur: la Révolution avait renversé sa vie, et, qui pis est, avait presque détruit sa réputation, en ce sens qu'elle en avait consacré de nouvelles. Les ouvrages de Cherubini et de Méhul, en obtenant de grands succès, avaient appris à Grétry qu'on pouvait aussi réussir avec des combinaisons d'harmonie et en ne se contentant pas d'exposer des mélodies qui, toutes belles qu'elles étaient, commençaient à paraître un peu nues. Le goût du public avait aussi changé; habitué à des émotions plus fortes, il ne serait revenu que difficilement à la manière simple et naturelle de Grétry. Celui-ci avait bien essayé d'imiter les novateurs, mais les essais qu'il avait tentés, dans Guillaume Tell, Pierre le Grand et Lisbeth, lui avaient prouvé qu'il risquait de perdre ses belles qualités, sans avoir grande chance d'en acquérir de nouvelles. Il y avait donc, sinon défiance de lui-même, au moins acte de prudence à refuser d'entreprendre la musique d'un ouvrage aussi important que Montano.

Mais Grétry rendit au moins à Dejaure le service de lui indiquer un musicien digne d'une tâche aussi lourde, et il lui désigna Berton. «Il vous faut, lui dit-il, un musicien qui soit encore dans l'âge des passions et qui néanmoins ait fait ses preuves au théâtre. Celui qui réunit toutes ces conditions, c'est le petit Berton. Croyez-moi, choisissez-le, et il vous rendra un chef-d'œuvre.» La recommandation de Grétry devait être toute-puissante, Dejaure le remercia et se hâta d'aller trouver Berton.

Berton demeurait alors rue Lepelletier, dans une espèce de mansarde située au troisième étage. Tout exigu que fût l'appartement, il était plus que suffisant pour contenir le peu de mobilier, seule fortune qui restât aux habitants du logis: un lit, un berceau, quelques chaises, une table et quelques ustensiles de cuisine, voilà quels étaient les seuls ornements de l'espèce de grenier qu'habitait Berton avec sa jeune femme et deux enfants, dont l'un était encore à la mamelle.

La Révolution avait commencé par dépouiller Berton de tous les droits qu'il avait à l'hérédité des charges de son père, ainsi que de la pension qu'il devait aux bontés de la reine Marie-Antoinette. La fortune de sa femme, hypothéquée sur des créances payables au trésor public, avait été totalement anéantie. Il ne lui restait donc que les 200 fr. par mois, de sa place de professeur d'harmonie au Conservatoire: mais les assignats avaient alors subi une telle dépréciation, qu'un jour madame Berton eut grand'peine à faire accepter à son porteur d'eau, pour le prix de sept voies d'eau qu'elle lui devait, un mandat de 200 fr., le total d'un mois d'appointements de son mari.

Il avait fallu faire ressource de tout. Ce furent d'abord les objets de luxe et de toilette, qu'il n'aurait d'ailleurs pas été prudent de porter, puis les meubles les moins indispensables; mais, après ceux-là, il fallut aussi se défaire des plus utiles, et un jour vint, jour malheureux, où Berton fut obligé de vendre son piano, son piano son meilleur ami, son consolateur, son gagne-pain. La nécessité le voulut ainsi, et il ne restait plus rien à vendre, le désespoir aurait peut-être amené quelque fatale catastrophe, lorsque Dejaure vint frapper à la porte de Berton.

Dejaure savait ce que c'était qu'une misère d'artiste, mais il ne s'attendait pas à la pénurie où il trouva la famille Berton. Il eut, néanmoins, l'air de ne s'apercevoir de rien, se présenta avec aisance, accepta la chaise boiteuse qu'on lui offrit, s'y installa comme dans le meilleur fauteuil, félicita madame Berton de la gentillesse de ses enfants et annonça l'objet de sa visite.

—Mon cher Berton, dit-il au compositeur, c'est un de vos confrères, et le plus illustre de tous, qui m'envoie vers vous. J'ai lu aux sociétaires un opéra en trois actes qu'ils ont reçu avec acclamations. Je ne vous cacherai pas que j'ai désiré que la musique en fût faite par le musicien dont j'admire le plus le talent. J'ai porté mon poëme à Grétry, il n'a pu s'en charger, et je dois vous rapporter ses propres paroles: Donnez votre pièce au petit Berton, il vous rendra un chef-d'œuvre.

—Donnez, Monsieur, s'écria Berton, je suis trop heureux du suffrage de celui que j'admire plus que tous pour ne pas tenter de justifier sa prédiction. Lisez-moi d'abord votre ouvrage.

Après la lecture, Berton était ivre de joie.

—Notre vieux Grétry a eu raison, dit-il à Dejaure, je ne puis vous promettre un chef-d'œuvre, mais bien certainement je vois matière, dans votre pièce, à faire mieux que tout ce que j'ai produit jusqu'ici.

Le poëte et le musicien se séparèrent enchantés, et Berton se mit immédiatement à l'œuvre. Sans piano, sans le secours d'aucun instrument, un mois après il avait terminé sa partition, moins un seul morceau.

Ce morceau était le final du second acte. La multiplicité des voix, le double chœur qui figure dans le crescendo exigeaient que la partition fût écrite sur du papier à vingt-huit portées. Ce papier est assez rare, il fallait le faire faire exprès. Berton alla trouver son marchand de papier habituel, Deslauriers, qui demeurait rue des Saints-Pères, no 14.

Malheureusement Berton avait avec Deslauriers un ancien compte qu'il n'avait pu solder, et pour lequel il lui avait fait un billet de 155 fr.; mais le billet était depuis longtemps en souffrance. Le marchand fut inflexible; le papier à vingt-huit portées coûtait 3 fr. le cahier, il en fallait trois, et Berton ne les obtiendrait que contre de l'argent, mais de bon et véritable argent, et non des assignats. Or, de l'argent, c'était chose impossible à avoir. Berton n'avait que ses 200 francs par mois du Conservatoire, et le paiement s'en faisait en assignats comme dans toutes les caisses de l'Etat, ce qui en réduisait la valeur à zéro. Faute de 9 francs, le pauvre compositeur se voyait donc réduit à interrompre son œuvre, l'œuvre qui contenait tout son présent et son avenir. Il n'y avait plus rien à vendre à la maison et sa philosophie allait peut-être lui faire défaut.

Un éditeur de musique vint le tirer d'embarras.

Gaveaux entre un matin chez Berton.

—Mon ami, lui dit-il, je viens te prier de me rendre un service, que je te paierai, bien entendu. Mais comme cela te coûtera fort peu, je ne pourrai pas te le payer bien cher. Il s'agit de m'arranger l'ouverture de Démophon pour deux flageolets.

—Comment! pour deux flageolets? s'écrie Berton en faisant un bond.

—Mais certainement, reprit l'éditeur: le flageolet est un instrument qui gagne beaucoup, les amateurs sont las de jouer Triste raison, le Ça ira ou l'air de la Carmagnole. Je crois qu'il ne serait pas mal de leur donner un peu de musique sérieuse, et l'ouverture de Démophon me paraît admirablement choisie.

—Admirablement est le mot, interrompit Berton; mais, outre le prix, fourniras-tu le papier?

—Certainement, il en faut si peu, une feuille suffira.

—Oh! non vraiment, dit Berton, il m'en faudra beaucoup, deux ou trois cahiers.

—Comment! trois cahiers pour écrire une ouverture qui tiendra dans deux pages?

—Oh! oui, mais les brouillons, il faut essayer avant d'arranger.

—Allons, dit Gaveaux en riant, je vois que tu as envie que je te fasse cadeau de papier réglé. Soit, tu en auras trois cahiers.

—Merci, mais je voudrais, qu'il eût vingt-huit portées.

—Ah! par exemple c'est trop fort! Tu me demandes un papier comme il n'en existe peut-être pas un seul cahier à Paris. Tiens, cessons cette plaisanterie. Je t'avais apporté une feuille de papier; la voici. Je te donnerai deux écus de six francs, cela te convient-il?

—Oui, certainement, dit Berton, j'accepte, mais j'ai encore une condition à t'imposer. Tu sens que mon titre de professeur d'harmonie au Conservatoire m'impose une certaine dignité, une certaine réserve. Quoi que tu m'aies assuré que le flageolet gagne beaucoup, cet instrument n'est pas encore très-adopté au Conservatoire, et l'espèce de partialité que je montrerais pour lui en arrangeant à son usage une œuvre aussi importante que l'ouverture de Vogel, pourrait me faire du tort. Je t'arrangerai l'ouverture, mais tu n'y mettras pas mon nom.

—Diable! mais cela ne fait pas mon affaire, il me faut un nom d'auteur.

—Eh bien! tu mettras: Ouverture de Démophon arrangée pour deux flageolets, par J.-B. Figeac, citoyen de Pézénas. Tu es du pays, cela fera honneur à ton département.

—Je veux bien, dit Gaveaux en se retirant, mais tu ne me feras pas trop attendre?

—Sois tranquille, je vais m'y mettre sur-le-champ, et tu n'auras pas besoin de venir me redemander ton ouverture, je te la porterai dès que ce sera fini.

Gaveaux se retira; deux heures après, Berton lui porta l'arrangement. L'éditeur, enchanté de la promptitude du musicien, ne voulut pas rester en arrière de bons procédés avec lui, et il doubla la somme convenue: au lieu de deux écus de six francs, il lui en donna quatre.

Berton ne fit qu'un saut de la boutique de Gaveaux à celle de Deslauriers; mais, en entrant, il eut soin de faire sonner dans sa poche les quatre écus qu'il possédait. Ce son argentin, qu'on entendait alors si rarement, dérida soudainement le front du vieux marchand.

—Je parie que vous venez me demander du papier à vingt-huit portées. Voyez quel bonheur, citoyen: hier en remuant mes fonds de magasin, on en a retrouvé douze cahiers; ils sont à votre service, les voulez-vous?

—Non pas, répondit Berton, je n'en veux que trois. Voici 12 francs, prenez 9 francs, et rendez-moi le reste.

—Et mon billet de 155 francs? dit Deslauriers.

—Oh! soyez tranquille, dit Berton en se retirant, maintenant que je suis sûr de pouvoir faire mon opéra, je pourrai vous le payer.

Il court rue Lepelletier, escalade ses trois étages, embrasse ses enfants, saute au cou de sa femme.

—Tiens, ma bonne amie, nous voilà riches; j'ai du papier pour mon finale et de l'argent pour faire bombance. Va-t'en vite aux provisions. Voici 15 francs, achète-nous de quoi vivre au moins une décade. Je suis las de ne manger que du pain; apporte-nous ce que tu voudras de meilleur.

—Mais quoi encore, mon ami? avec 15 francs il faut que nous puissions dîner au moins dix jours.

—C'est bien comme cela que je l'entends. Rapporte nous un bon morceau de lard et des lentilles. De cette façon nous changerons. Nous mangerons un jour du lard aux lentilles et le lendemain des lentilles au lard. Madame Berton embrasse son mari en riant, prend son panier aux provisions et son plus jeune enfant, puis laisse seul son mari, en lui recommandant de bien soigner le feu. Le compositeur, enchanté, se met dans un coin de la cheminée, assis sur un petit tabouret, son encrier à terre et, saisissant un des précieux cahiers à vingt-huit portées, il écrit immédiatement les premières mesures de son crescendo.

III- Mais à peine a-t-il commencé les premières lignes, qu'une difficulté de mise en scène se présente à son esprit. Il ferme les yeux et tâche de se représenter les personnages et la manière dont ils seront groupés: ils ne s'offrent à son esprit que d'une manière vague et confuse. Il imagine alors de les faire figurer artificiellement devant lui. Il aperçoit dans un coin de la chambre un tas de vieux bouchons; il va en ramasser une douzaine et les range debout sur sa table, en les surmontant chacun d'un petit papier indiquant le nom du personnage qu'il lui représente.

Voici comment Berton rend compte de cet expédient: «J'avais cinq rôles principaux à faire agir et parler. Je fis donc choix de cinq gros bouchons: à la gauche du spectateur, le premier, était Stéphanie, le deuxième Léonati, le troisième Salvator, le quatrième Montano, et le cinquième Altamont. Les petits bouchons placés derrière représentaient les officiers et les gens de leur suite. Cette statistique exacte du tableau que je désirais que la scène offrît me fut d'un grand secours; car, en faisant avancer ou reculer, à mon gré l'un de ces personnages, lorsque l'un d'eux me paraissait avoir trop tardé à parler, je m'identifiais plus directement avec l'intérêt et le pathétique éminent de cette belle situation dramatique.»

J'avoue que je n'ai jamais trop compris comment on s'identifiait plus directement avec le pathétique d'une situation en faisant avancer ou reculer des bouchons; il faut bien qu'il en ait été ainsi, puisque Berton nous l'affirme. Peut-être tout cela devait-il être expliqué dans un chapitre de ses Mémoires perdus, intitulé: De l'influence de l'emploi de vieux bouchons en matière de finale et de situation dramatique.—Quoi qu'il en soit, le procédé réussit parfaitement au compositeur, et il était encore occupé à cet intéressant exercice, lorsque sa femme rentra. Elle avait entendu sonner midi et demi à une horloge voisine, et elle venait lui rappeler que, ce jour-là, sextidi, sa classe avait lieu au Conservatoire à une heure précise. Berton n'eut que le temps de s'habiller à la hâte, pour se rendre à l'appel du devoir. Mais en rentrant, il chercha vainement les personnages de son opéra: sa femme avait jeté tous les bouchons par la fenêtre, sans se douter qu'ils eussent l'honneur de représenter Stéphanie, Montano, et tous les héros du drame sur le succès duquel était fondé l'espoir et l'avenir de sa famille. Berton, qui riait de tout, ne se fâcha pas de l'esprit d'ordre et de rangement de sa femme; il continua à écrire son finale, qu'il eut terminé au bout de deux jours, et il se hâta de porter sa partition complète au théâtre. On lui promit qu'elle allait être remise à la copie, et il attendit patiemment qu'on le prévînt pour la première répétition.

Un matin, Dejaure entre chez Berton, pâle et défait. Mon ami, nous sommes perdus; depuis huit jours on répète en secret un opéra sur le même sujet que le nôtre; il s'appelle, je crois, Ariodant. L'auteur du poëme est Hoffman et la musique est de Méhul.—C'est impossible, dit Berton; Hoffman sait très-bien que j'ai un tour avant son ouvrage, et je lui ai parlé du mien il n'y a pas deux semaines. Courons chez lui.—Arrivés chez Hoffman, on leur dit qu'il était à Nantes depuis une quinzaine de jours. L'on avait profité de son absence pour lui faire commettre cette mauvaise action à son insu. Nos deux auteurs écrivirent sur-le-champ à leur confrère; et Hoffman leur répondit sur-le-champ en envoyant aux comédiens une signification par huissier de faire cesser les répétitions d'Ariodant, ajoutant qu'il ne les laisserait reprendre qu'avec l'assentiment des auteurs de Montano, et lorsque leur ouvrage aurait eu un nombre de représentations suffisant pour en assurer le succès. Dès le lendemain, on commença les répétitions de Montano.

Les ouvrages que Berton avait donnés précédemment n'avaient jamais offert de grandes combinaisons de masses, et les chanteurs furent effrayés du grand nombre de morceaux d'ensemble, et surtout du finale où se trouvait le formidable crescendo. Bref, le bruit se répandit bientôt au théâtre que c'était une musique baroque, incompréhensible; que le finale était inexécutable, et que la situation sur laquelle le poëte avait le plus compté avait tout à fait été manquée par le musicien.

Ces rumeurs prirent une telle consistance, que Dejaure crut devoir aller, de son autorité privée, intimer l'ordre au copiste de supprimer toute cette partie du finale. Celui-ci, fort heureusement, était un assez bon musicien, qui savait lire ce qu'il faisait copier; il résista au poëte et alla raconter sa tentative au compositeur; celui-ci courut sur-le-champ porter sa réclamation au comité; il demanda à être entendu avant d'être condamné, et, sur la motion d'Elleviou, on décida qu'une répétition générale aurait lieu dès le lendemain, pour entendre le morceau qui faisait naître tant de réclamations.

Berton avait convoqué quelques amis et confrères. Dalayrac, Kreutzer, Catel, Garat, Elleviou, et d'autres dont le souvenir m'échappe, se rendirent à l'appel. Le premier acte et toute la première partie du second firent un excellent effet. Mais au finale, à l'explosion du fortissimo qui couronne le crescendo, ce ne fut qu'un cri d'enthousiasme arraché par l'admiration. Garat, se levant de sa place, et applaudissant avec fureur, domina tous les bruits de sa voix sonore: Bravo, bravissimo, pixiou! s'écria-t-il, et les applaudissements des musiciens et des chanteurs vinrent compléter l'ovation la plus honorable pour le compositeur. Trois autres répétitions suffirent pour mettre l'ouvrage en état d'être représenté. Après la dernière, Blasius, le chef d'orchestre, interpella Berton:

—Et ton ouverture?

—Je n'ai pas eu le temps d'en faire une; on dira celle des Rigueurs du cloître.

—Non pas, vraiment, reprit vivement Blasius, un opéra comme celui-ci mérite d'avoir une ouverture toute neuve, et qui n'ait jamais servi.

Puis, se tournant vers ses musiciens, et sans consulter le compositeur: Mes amis, à demain à midi pour répéter la belle ouverture que vous apportera mon ami Berton. Il n'y avait pas à reculer, on avait promis en son nom. Berton devait avoir fait son ouverture, et la donner toute copiée le lendemain. Il avait la nuit devant lui. Ses élèves, Pradher, Lafont, Bertheaux, Courtin, Gustave Dugazon et Quinebaut lui promirent de venir chez lui le lendemain, à quatre heures du matin, escortés de deux copistes du théâtre, pour transcrire sa partition sur les parties d'orchestre.

En rentrant chez lui, Berton trouva installé Deslauriers, le marchand de papier, dont il avait obtenu à si grand'peine les trois cahiers réglés à vingt-huit portées.

—Ah! citoyen, lui dit le marchand, je sors de votre répétition, et je suis dans l'enthousiasme; c'est superbe, admirable, et je ne puis mieux vous prouver mon admiration qu'en vous offrant de vous acheter votre partition.

L'offre était tentante pour qui ne possédait rien, Berton pensa à devenir fou de joie, quand Deslauriers lui offrit la somme magnifique de 1,000 francs.

—En argent? dit le compositeur.

—En argent et en papier, répondit le marchand.

—Ah! pour du papier, personne n'en veut plus, et je n'en accepterai pas.

—Oui, le papier du gouvernement, celui-là ne vaut rien; mais le vôtre et le mien, c'est bien différent.

—Comment? je ne comprends pas.

—Je vais vous faire comprendre. Tenez, voici un petit traité tout préparé, vous n'avez plus qu'à le signer.

«Entre les soussignés a été convenu ce qui suit; Le citoyen Berton, auteur de la musique de l'opéra intitulé Montano et Stéphanie, cède par les présentes son œuvre au citoyen Deslauriers, qui se propose d'en faire graver la partition, parties séparées, ouverture et airs pour tels instruments qu'il lui plaira, le compositeur s'engageant à faire toutes les corrections. Cette vente est faite moyennant la somme de 1,000 francs ainsi payée: en argent comptant, 300 francs; en un billet de Berton à Deslauriers échu depuis longtemps, 155 francs, et en partitions de musique au choix du citoyen Berton, à prendre dans le catalogue et le fonds appartenant audit Deslauriers, pour la somme et jusqu'à la concurrence de 545 francs, avec la déduction du quart du prix marqué net.—Total, 1,000 francs.»

Ce marché d'Arabe fut accepté avec reconnaissance par le compositeur, et je ne crois pas qu'il lui soit arrivé une fois dans sa vie de maudire l'infernal capital, lui qui avait été la victime de la spéculation la plus odieuse.

Cependant il fallait songer à l'ouverture. Berton y songea toute la nuit, mais il ne trouva rien. Ses élèves arrivèrent ponctuellement le lendemain à quatre heures. Leur présence, l'influence du dernier moment, électrisèrent le compositeur, une idée lui jaillit du cerveau, cette idée était toute l'ouverture: il l'écrivit de verve et sans s'arrêter. Ses feuillets étaient transcrits à mesure qu'il les écrivait. Pradher et Lafont copiaient les parties de violons, Quinebaut celles d'altos, Bertheaux celles de violoncelles et de contre-basses, Courtin celles des cuivres et timbales, et Gustave Dugazon celles de flûtes, hautbois, clarinettes et bassons. A midi l'ouverture, ainsi improvisée, était copiée; à midi et demi elle était répétée, applaudie et saluée comme un chef-d'œuvre. C'est, en effet, un des meilleurs morceaux de ce genre qui existent.

La première représentation de Montano eut lieu le soir même, le 7 floréal an VII (26 mai 1799); mais elle fut loin d'être aussi calme qu'on pourrait l'imaginer, d'après le succès constant que l'ouvrage a obtenu pendant près de trente années consécutives. L'orage éclata au deuxième acte, lorsque l'on vit la décoration représentant la chapelle de l'église où se doit célébrer l'hymen de Stéphanie.

Certes, si l'on compare la situation de Paris en 1799 à celle de Paris en 1793, on peut dire qu'en 1799 la capitale jouissait des douceurs d'une république modérée; mais la violence du parti vaincu saisissait toutes les occasions de se manifester. Le culte n'était pas encore rétabli, et la vue des insignes du catholicisme suffit pour faire éclater l'indignation d'une petite fraction du parterre, dont la turbulence sut imposer la loi pendant un instant à la grande majorité du public. Le vacarme recommença de plus belle, quand Solié, qui jouait le rôle d'un prêtre, Salvator, vint pour chanter l'air: Quand on fut toujours vertueux; il n'y eut pas moyen d'en entendre une note, et le chanteur dut s'interrompre devant les injures et les interruptions. Tout à coup un homme se lève sur une banquette du parterre; il est enveloppé dans un large manteau:

«—Silence! silence tous! s'écrie-t-il d'une voix de Stentor; respectez la liberté des opinions, ou bien le premier qui recommencera cet ignoble tapage m'en rendra raison.

»—Et qui donc êtes-vous pour nous imposer silence? lui crie-t-on du côté d'où s'élevait le plus de bruit.

»—Qui je suis? le général Mellinet. Il paraît que vous ne voulez pas user de vos oreilles, eh bien! je vous en débarrasserai.»

Cette harangue peu parlementaire imposa silence aux perturbateurs. Le général Mellinet était un ami de Berton, grand amateur de musique, et son énergie suffit pour rétablir le calme. On fit recommencer l'air de Solié, qui le chanta à merveille, et on l'applaudit avec transports. Le finale, le fameux crescendo, l'admirable énergie de Gavaudan-Montano, la grâce de Jenny Bouvier-Stéphanie excitèrent l'enthousiasme, et le succès fut complet malgré la faiblesse du troisième acte, qui n'est pas celui que l'on a joué depuis.

A la seconde représentation, on supprima les emblèmes religieux. Solié prit les habits d'un prêtre du rite grec, et il n'y eut pas la moindre opposition. A la troisième représentation, le succès augmenta encore et la recette fut une des plus belles qu'on eût faites depuis longtemps.

Mais, hélas! ce succès si péniblement acquis devait être bien soudainement interrompu. Le lendemain même de cette troisième représentation, Camerani, le régisseur, vint annoncer une fatale nouvelle à Berton.

—Ah! moun boun ami, s'écrie-t-il en entrant, toi, moi, la comédie, Montano, nous sommes tous perdous! la police il vient d'envoyer l'ordre de ne piou zouer zamais ton beau, ton souperbe opéra.

Berton fut attéré à cette nouvelle; il résolut cependant de tenter une démarche. Laissons-le raconter.

«Dejaure, atteint déjà du mal qui, peu de temps après, le mit au tombeau, ne pouvait pas venir avec nous à la police. Camerani et moi nous nous y rendîmes seuls; pendant un assez long temps nous fîmes antichambre. Enfin nous fûmes introduits dans le cabinet du Minos républicain. Il était sur sa chaise curule, le bonnet rouge sur la tête, et, sans nous inviter à nous reposer, il nous adressa la parole avec rudesse et dans toutes les formes à l'ordre du jour.

»—Citoyen, me dit-il, comment as-tu eu l'audace de composer un ouvrage contre-révolutionnaire?…

»—Mais, citoyen…

»—Un ouvrage dans lequel on fait figurer un prince souverain, avec ses écuyers, ses pages, ses vassaux, des prêtres, un autel, et toutes les momeries du fanatisme papal, que les vertus républicaines ont proscrites pour jamais?… C'est intolérable, c'est un crime de chouannerie! Mais surtout, ce qui est plus audacieux encore, c'est d'avoir osé mettre en scène un prêtre honnête homme.

»—Mais, citoyen, je croyais que la musique…

»—C'est justement en ce point que tu es plus coupable, car tout ce que chante ton cafard est excellent, et sans la force de mes sentiments républicains, je me serais laissé toucher par tes accords aristocratiques… Va donc, jette ton ouvrage au feu, et trouve-toi heureux d'en être quitte à si bon marché.»

Une telle sentence était sans appel; elle ne reçut cependant pas son exécution dans son entier; l'ouvrage ne fut pas jeté au feu, mais les représentations en cessèrent entièrement.

Ainsi, ce chef-d'œuvre dont nous parlons aujourd'hui, juste cinquante ans après sa première apparition, n'eut pas plus de trois représentations consécutives.

Ce ne fut que deux ans après, en 1801, qu'il fut permis de le rejouer. Dejaure était mort, et ce fut Legouvé qui refit le troisième acte, celui que nous connaissons. Le succès de la reprise fut aussi grand que l'avait été celui des premières représentations, et Montano et Stéphanie ne quittèrent plus le répertoire.

Je n'entreprendrai pas de donner la liste des ouvrages de Berton qui suivirent Montano; elle serait trop considérable. Il suffira de les citer: le Délire, Aline reine de Golconde, les Maris garçons, Françoise de Foix, etc., etc. Berton fut nommé directeur de la musique de l'Opéra-Italien en 1807, puis chef du chant à l'Opéra en 1809. En 1815, il fut admis à l'Institut par ordonnance, le nombre des membres de la section de musique, qui n'était que de trois, ayant été porté à six. Puis il fut fait chevalier de la Légion-d'Honneur à la même époque; il ne fut promu au grade d'officier qu'en 1838.

Si Berton n'avait pas eu le caractère le plus heureux, sa vieillesse aurait pu passer pour très-malheureuse, car il fut accablé de chagrins de toutes sortes.

Chargé d'une nombreuse famille, ayant passé les meilleures années de sa vie au milieu de la tourmente révolutionnaire, il ne put jamais faire d'économies, et ses ressources égalèrent à peine le chiffre de ses dépenses.

Homme d'imagination et non de savoir, il ne sut pas comprendre que son talent résidait dans la fraîcheur de ses idées et dans la jeunesse de son esprit. Lorsque l'âge vint s'abattre sur sa tête, il crut pouvoir travailler comme il avait fait dans sa jeunesse, c'est-à-dire écrire, car Berton a toujours écrit et n'a jamais cherché. Ses derniers ouvrages n'offraient plus que de rares éclairs de génie, les réminiscences y abondaient, et cet homme si jeune de caractère, était vieux de style. Il n'avait compris ni adopté la révolution musicale opérée par Rossini, et, il faut le dire à regret, il se montra un des adversaires les plus obstinés de cet immense génie. Il publia deux brochures à ce sujet, l'une intitulée: De la Musique mécanique et de la Musique philosophique, et l'autre: Epître à un célèbre compositeur français, précédée de Réflexions sur la Musique mécanique et la Musique philosophique. Le célèbre compositeur était Boïeldieu, qui ne fut nullement flatté de la dédicace d'un pamphlet entièrement opposé à ses opinions.

Vers 1820, Berton, voyant son répertoire presque délaissé, et se trouvant pressé par un besoin d'argent, en abandonna le produit à perpétuité aux sociétaires de l'Opéra-Comique, moyennant une rente viagère de 3,000 fr.—On vit alors ce répertoire se rajeunir et ne plus cesser de figurer sur l'affiche. Mais la société fit faillite en 1828; la rente fut anéantie, et le répertoire du pauvre musicien avait été tellement usé par les sociétaires, qu'il n'était plus exploitable. Jusqu'au jour de sa mort, Berton fit de vains efforts pour faire reprendre un de ses grands ouvrages; il ne parvint jamais qu'à faire remonter un opéra en un acte, le Délire, qui fut joué cinq ou six fois.

Mais des chagrins encore plus réels et plus douloureux avaient frappé la vieillesse de Berton: il avait survécu à tous ses enfants. Il mourut au mois d'avril 1842, entouré des soins les plus touchants de son excellente femme, dont il n'était l'aîné que d'un an.

Madame Berton n'a pu obtenir qu'une modeste pension de 1100 fr., et comme si tout en elle avait dû finir avec celui à qui elle avait consacré sa vie, sa raison ne tarda pas à s'altérer après la mort de son mari. Elle existe encore, si la vie matérielle privée d'intelligence peut s'appeler une existence.

François Berton a laissé une veuve et deux fils. L'aîné a débuté au Théâtre-Français et a épousé une fille de M. Samson, le spirituel comédien qui est une des gloires de ce théâtre. Le plus jeune chante l'opéra-comique, et a épousé une jeune femme qui suit la même profession, et à qui ceux qui l'ont entendue dans plusieurs villes des départements et principalement au théâtre français d'Alger, reconnaissent un talent distingué uni au physique le plus gracieux.

Je ne puis penser à Berton sans me rappeler avec attendrissement un des derniers incidents de sa vie. En 1841, il y eut une vacance dans la section de musique de l'Académie des beaux-arts de l'Institut. J'étais l'un des candidats, et je n'avais pas de plus chaud partisan que l'excellent Berton. Les titres très-réels de mon concurrent rendaient la lutte difficile, et j'étais loin de m'illusionner sur le résultat. Mais le pauvre père Berton était, sous ce rapport, plus jeune que moi; il croyait tout ce qu'il désirait. Peut-être fut-ce là le secret du bonheur de sa vie. J'allai le voir la veille de l'élection. «Mon cher enfant, me dit-il, votre affaire est assurée, et je m'en fais garant. Je veux moi-même vous annoncer votre nomination. Je m'invite à dîner demain chez vous avec ma femme, votre bon père, et toute votre famille, et toi aussi, dit-il à Panseron, un de ses bons amis et de ses habitués qui était présent à notre entretien.—Monsieur Berton, lui répondis-je, il n'y a qu'une chose de sûre pour moi, c'est que demain sera un beau jour, puisque j'aurai le bonheur de vous recevoir.»

L'élection eut lieu le lendemain, et j'échouai. Mon frère était venu m'annoncer ma défaite, et j'avais pris mon parti très-gaîment; mais j'eus le cœur navré quand je vis entrer le pauvre Berton, donnant le bras à mon père, qu'il avait rencontré dans l'escalier.

Mon père avait alors quatre-vingt-deux ans; mais quoique Berton fût plus jeune de cinq ou six ans, l'excellente santé de mon père lui laissait encore une apparence de vigueur qui contrastait avec l'air chétif de Berton, dont les traits étaient renversés. Les deux vieillards se jetèrent à mon cou, et me tinrent étroitement embrassés: Mon pauvre enfant, me dit Berton, je voulais vous avoir pour confrère, je ne pourrai plus vous avoir que pour successeur!

Un an après, sa prédiction était accomplie, et si quelque chose pouvait empoisonner la joie d'avoir mon père pour témoin de l'honneur qui m'était conféré, c'était le chagrin de ne l'avoir obtenu qu'aux dépens de la vie de l'homme excellent et célèbre dont je viens d'essayer d'esquisser quelques traits. - FIN