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BIBLIOBUS Littérature française

Velay

 

Il y a beaucoup d’êtres puissants et rien n’est plus puissant que l’homme. Il surpasse, par ses ruses, le monde rural.- SOPHOCLE.

Qui a jamais perdu les fers d’un âne sauvage ?- JOB.

I – Le bourriquet, la charge et le bât

 

Le bourriquet, la charge et le bât

Dans une petite localité, nommée Le Monastier, sise en une agréable vallée de la montagne, à quinze milles du Puy, j’ai passé environ un mois de journées délicieuses. Le Monastier est fameux par la fabrication des dentelles, par l’ivrognerie, par la liberté des propos et les dissensions politiques sans égales. Il y a dans cette bourgade des tenants des quatre partis qui divisent la France : légitimistes, orléanistes, impérialistes et républicains. Et tous se haïssent, détestent, dénigrent et calomnient réciproquement. Sauf, quand il s’agit de traiter ou une affaire ou de se donner les uns aux autres des démentis dans les disputes de cabaret, on y ignore jusqu’à la politesse de la parole. C’est une vraie Pologne montagnarde. Au milieu de cette Babylone, je me suis vu comme un point de ralliement. Chacun avait à cœur d’être aimable et utile pour un étranger. Cela n’était pas dû simplement à l’hospitalité naturelle des montagnards, ni même à l’étonnement qu’on y avait de voir vivre de son plein gré au Monastier un homme qui aurait pu tout aussi bien habiter en n’importe quel autre endroit du vaste monde ; cela tenait pour une grande part, à mon projet d’excursionner vers le Sud, à travers les Cévennes. Un touriste de mon genre était jusqu’alors chose inouïe dans cette région. On m’y considérait avec une piété dédaigneuse comme un individu qui aurait décidé un voyage dans la lune. Toutefois, non sans un intérêt déférent comme envers quelqu’un en partance vers le Pôle inclément. Chacun était disposé à m’aider dans mes préparatifs. Une foule de sympathisants m’appuyait au moment critique d’un marché. Je ne faisais plus un pas qui ne fût illustré par une tournée de chopines et célébré par un dîner ou un déjeuner.

On était déjà à la veille d’octobre que je n’étais pas encore prêt à partir. Pourtant aux altitudes où conduisait ma route, il n’y avait pas lieu d’escompter un été indien. J’avais résolu, sinon de camper dehors, du moins d’avoir à ma disposition les moyens de le faire. Rien n’est, en effet, plus fastidieux pour un type débonnaire, que la nécessité d’atteindre un refuge dès que vient la brune. Au surplus, l’hospitalité d’une auberge de village n’est point toujours une infaillible recommandation à qui chemine péniblement à pied. Une tente, surtout pour un touriste solitaire, ne laisse point d’être ennuyeuse à dresser, ennuyeuse encore à démonter et même, durant la marche, elle fournit un évident aspect particulier au bagage. Un sac de couchage, par contre, est toujours prêt : il suffit de s’y insinuer. Il sert à double fin : de lit pendant la nuit, de valise pendant le jour et il ne dénonce pas à tout passant curieux vos intentions de coucher dehors. C’est là un point important. Si un campement n’est pas secret, ce n’est qu’un endroit de repos illusoire. On devient un homme public. Le paysan sociable visite votre chevet après un souper hâtif et vous voilà dans l’obligation de dormir un œil ouvert et de vous lever avant l’aube. Je me décidai pour un sac de couchage et, après maintes recherches au Puy et pas mal de dépenses culinaires pour moi-même et mes conseillers, un sac « à viande » fut dessiné, bâti et apporté chez moi en triomphe.

L’enfant de mon invention avait quasiment six pieds carrés, outre deux flanquets triangulaires pour servir d’oreiller, la nuit, et de couvercle et de poche, le jour, à ce sac. Je l’appelle « sac », mais ce ne fut jamais un sac que par euphémisme. C’était seulement une sorte de long rouleau ou saucisson en bâche verte imperméable à l’extérieur et en fourrure de mouton bleue à l’intérieur. Commode comme valise, sec et chaud comme lit. Chambre à coucher spacieuse pour une seule personne et, à la rigueur, pouvant servir pour deux. Je pouvais m’y enfoncer jusqu’au cou. Car, ma tête je la confiais à une casquette en poil de lapin, munie d’un rebord à rabattre sur les oreilles et d’un cordon à passer sous le nez en manière de respirateur. En cas de pluie sérieuse, je me proposais de me fabriquer moi-même une menue tente, ou plutôt un tendelet, au moyen de mon waterproof, de trois pierres et d’une branche inclinée.

On comprendra sans peine que je ne pouvais porter cet énorme attirail sur mes propres épaules – simplement humaines. Restait à choisir une bête de somme. Or, un cheval est, d’entre les animaux, comme une jolie femme, capricieux, peureux, difficile sur la nourriture et de santé fragile. Il est de trop grande valeur et trop indocile pour être abandonné à lui-même, en sorte que vous voilà rivé à votre monture comme à un compagnon de chaîne sur une galère. Un chemin difficultueux affole le cheval, bref c’est un allié exigeant et incertain qui ajoute cent complications aux embarras du voyageur. Ce qu’il me fallait c’était un être peu coûteux, point encombrant, endurci, d’un tempérament calme et placide. Toutes ces conditions requises désignaient un baudet.

Habitait au Monastier un vieillard d’intelligence plutôt médiocre selon certains, que poursuivait la marmaille des rues et connu à la ronde sous le nom de Père Adam. Or, Père Adam avait une carriole et, pour la tirer, une chétive ânesse, pas beaucoup plus grosse qu’un chien, de la couleur d’une souris, avec un regard plein de bonté et une mâchoire inférieure bien dessinée. Il y avait autour de la coquine, quelque chose de simple, de racé, une élégance puritaine, qui frappa aussitôt mon imagination. Notre première rencontre eut lieu sur la place du marché, au Monastier. Afin de prouver son excellente humeur, les enfants à tour de rôle s’installèrent sur son dos pour une promenade et, l’un après l’autre, tête première, pirouettèrent en l’air, jusqu’à ce que le manque de confiance commençât de régner au cœur de cette jeunesse et que l’épreuve cessât faute de concurrents. J’étais déjà soutenu par une députation de mes amis, mais comme si cela ne suffisait pas, tous les acheteurs et vendeurs m’entourèrent et m’aidèrent au marchandage. L’ânesse et moi et Père Adam devînmes le centre d’un vrai brouhaha pendant presque une demi-heure. Enfin, la bête me fut cédée à raison de soixante-cinq francs et d’un verre d’eau-de-vie. Le sac avait déjà coûté quatre-vingts francs et deux verres de bière, de sorte que Modestine (ainsi la baptisai-je sur-le-champ) était, tout compte fait, l’article le meilleur marché. En vérité, il en devait être ainsi, car l’ânesse n’était qu’un accessoire de ma literie ou un bois de lit automatique sur quatre pieds.

J’eus une dernière entrevue avec le Père Adam dans une salle de billard, à l’heure ensorcelante de l’aurore, lorsque je lui administrai l’eau-de-vie. Il se déclara fort ému par la séparation et affirma qu’il avait souvent acheté du pain blanc pour son bourriquet, alors qu’il s’était contenté de pain bis pour lui-même. Mais ceci, à s’en référer aux meilleures autorités, devait être un écart d’imagination. Il était réputé en ville pour maltraiter brutalement le baudet. Pourtant il est certain qu’il versa une larme et que la larme traça un sillon propre jusqu’au bas d’une joue.

Sur le conseil d’un fallacieux bourrelier de l’endroit, une sellette en cuir me fut fabriquée, munie de courroies afin d’attacher mon paquetage et, pensif, j’achevai mon équipement et disposai mon trousseau. En manière d’armes et de batterie de cuisine, je pris un revolver, une petite lampe à alcool et une poêle, une lanterne et quelques chandelles d’un sou, un couteau de poche et une large gourde en peau. Le principal chargement consistait en deux assortiments complets de vêtements de rechange – outre mes habits de voyage en velours campagnard, mon paletot de marin et un chandail en tricot – quelques livres, ma couverture de voyage qui, elle aussi en forme de sac, me faisait double enveloppe pour les nuits froides. La réserve permanente était représentée par des plaquettes de chocolat et des boîtes de saucisses boulonnaises. Tout cela, à l’exception de ce que je portais sur moi, fut facilement entassé dans le sac en peau de mouton et, par une heureuse inspiration, j’y ajoutai mon havresac vide, plutôt par commodité de portage que dans la pensée qu’il pourrait m’être nécessaire au cours de mon voyage. Pour les besoins les plus pressants, je pris un gigot froid de mouton, une bouteille de beaujolais et une provision importante de pain bis et blanc, comme Père Adam, pour moi-même et le baudet ; toutefois, dans mon projet, la destination de ces derniers objets était inverse.

Les gens du Monastier, de toutes nuances d’opinion politique, s’accordèrent pour me prédire maintes mésaventures grotesques et me menacer de mort subite dans des conditions extravagantes. Sur froid, loups, voleurs et par-dessus tout les mauvais tours de la nuit était quotidiennement et éloquemment appelée mon attention. Pourtant, dans ces vaticinations, on négligeait l’évident, le véritable danger. Comme chrétien c’est de mon bagage que j’ai eu à souffrir en chemin. Avant de raconter mes malchances personnelles, que l’on me permette de dire en peu de mots la leçon de mon expérience. Si le paquetage est bien attaché par des courroies aux extrémités et pend à pleine longueur, – pas replié en deux, bon Dieu ! – à travers la selle de bât, le voyageur n’a rien à craindre. La selle de bât pourra certes n’être point ajustée, telle est l’imperfection de notre vie éphémère ; elle pourra assurément glisser et tendre à se renverser, mais il y a des pierres de chaque côté d’une route et on apprend bientôt l’art de corriger n’importe quel penchant au déséquilibre au moyen d’un caillou bien placé.

Le jour de mon départ, j’étais debout un peu après cinq heures. Vers six heures, nous commençâmes à charger le baudet et dix minutes plus tard mes espérances gisaient dans la poussière. Le bât ne prétendait pas tenir sur le dos de Modestine, même une demi-minute. Je le renvoyai à son fabricant avec lequel j’eus une prise de bec tellement injurieuse que le trottoir de la rue était garni, de nous à vous, d’une foule de badauds qui regardaient et écoutaient. Le bât changea de mains avec beaucoup de vivacité. Peut-être serait-il plus exact de dire que nous nous le jetâmes réciproquement à la tête. En tout cas, étions-nous fort échauffés et inamicaux et parlions-nous avec une excessive liberté.

J’obtins une banale selle de bât – une barde comme on dit – qui convenait à Modestine et une fois de plus je la chargeai de mon attirail. Le sac replié, mon paletot marin (car il faisait chaud et j’allais marcher en vareuse) une longue miche de pain noir et un panier sans couvercle qui renfermait le pain blanc, le gigot de mouton et les bouteilles furent accrochés ensemble par une série de nœuds fort perfectionnés et j’en examinai le résultat avec une vaine satisfaction. Dans un monstrueux chargement de ce genre, le fardeau entier portait sur l’encolure du baudet et rien en dessous ne faisant contrepoids, sur un bât aux sangles neuves qui n’avait jamais servi à l’équipement de l’animal, accroché au surplus par des courroies neuves aussi qu’on pouvait s’attendre à voir s’élargir et se distendre pendant la route, même le touriste le plus insoucieux aurait pressenti une catastrophe imminente. Ce système perfectionné de nœuds, au surplus, était l’œuvre de trop nombreux sympathisants pour être réalisé fort habilement. Il est vrai qu’ils avaient serré les cordes énergiquement. Pas moins de trois à la fois, un pied sur l’arrière-train de Modestine, ils tirèrent là-dessus grinçant des dents. Or, j’appris par la suite qu’une seule personne entendue, sans le moindre déploiement de force, pouvait faire plus efficace besogne qu’une demi-douzaine de domestiques enthousiastes et en transpiration. Mais je n’étais alors qu’un novice. Même après la mésaventure du bât, rien ne pouvait troubler ma confiance et je franchis le seuil de l’écurie comme un bœuf se dirige à l’abattoir.

II – L’ânier inexpérimenté 

La cloche du Monastier sonnait juste neuf heures, lorsque j’en eus terminé avec ces ennuis préliminaires et descendis la colline à travers les prés communaux. Aussi longtemps que je demeurai en vue des fenêtres, un secret amour-propre et la peur de quelque défaite ridicule me retinrent de sourdes menées contre Modestine. Elle avançait d’un pas trébuchant sur ses quatre petits sabots, avec une sobre délicatesse d’allure. De temps en temps, elle secouait les oreilles ou la queue et elle paraissait si menue sous la charge qu’elle m’inspirait des craintes. Nous traversâmes le gué sans difficultés. Il n’y avait aucun doute à ce sujet, elle était la docilité même. Puis, une fois sur l’autre bord, où la route commence son ascension à travers les bois de pins, je pris dans la main droite l’impie bâton du commandement et, avec une vigueur tremblante, j’en fis application au baudet. Modestine activa sa marche pendant peut-être trois enjambées, puis retomba dans son premier menuet. Un autre coup eut le même résultat et aussi le troisième. Je suis digne du nom d’Anglais et c’est violenter ma conscience que de porter rudement la main sur une personne du sexe. Je cessai donc et j’examinai la bête de la tête aux pieds : les pauvres genoux de l’ânesse tremblaient et sa respiration était pénible. De toute évidence, elle ne pouvait marcher plus vite sur une colline. Dieu m’interdit, pensai-je, de brutaliser cette innocente créature. Qu’elle aille de son pas et que je la suive patiemment !

Ce qu’était cette allure, aucune phrase ne serait capable de la décrire. C’était quelque chose de beaucoup plus lent qu’une marche, lorsque la marche est plus lente qu’une promenade. Elle me retenait chaque pied en suspens pendant un temps incroyablement long. En cinq minutes, elle épuisait le courage et provoquait une irritation dans tous les muscles de la jambe. Et pourtant, il me fallait me garder tout à proximité de l’âne et mesurer mon avance exactement sur la sienne. Si, en effet, je ralentissais de quelques mètres à l’arrière ou si je la devançais de quelques mètres, Modestine s’arrêtait aussitôt et se mettait à brouter. L’idée que ce manège pouvait durer ainsi jusqu’à Alais me brisait quasiment le cœur. De tous les voyages imaginables, celui-ci promettait d’être fastidieux. Je m’efforçais de me répéter qu’il faisait une journée délicieuse. Je m’efforçais d’exorciser, en fumant, mes fâcheux présages. Mais la vision me restait sans cesse présente de longues, longues routes au sommet des monts ou au creux des vallées, où deux êtres se mouvaient d’une façon infinitésimale, pied à pied, un mètre à la minute et, comme les fantômes ensorcelés d’un cauchemar, sans se rapprocher jamais du terme.

Sur ces entrefaites, voici que monta derrière nous un gros paysan, âgé peut-être d’une quarantaine d’années, de mine ironique et bourrue et vêtu de la veste verdâtre de la contrée. Il nous surprit cheminant côte à côte et s’arrêta pour regarder notre pitoyable avance.

– Votre baudet, dit-il, est très vieux ?

Je lui répondis que je ne le pensais pas.

– Alors, supposa-t-il, il vient de fort loin ?

Je lui répondis que nous venions seulement de quitter le Monastier.

– Et vous marchez comme ça ! s’écria-t-il. Et rejetant la tête en arrière il partit d’un long et cordial éclat de rire. Je le regardai, déjà prêt à demi à me sentir offensé, tant qu’il eût satisfait à son hilarité. Et alors : « Vous n’avez pas à avoir aucune pitié pour ces animaux », fit-il. Et arrachant une verge à un buisson, il se mit à en fouetter Modestine sur l’arrière-train, en poussant un cri. La malheureuse redressa les oreilles et partit sans façons à une vive allure qu’elle garda sans ralentir, sans témoigner du moindre symptôme de détresse, aussi longtemps que le paysan resta près de nous. Son premier essoufflement et son tremblement n’avaient été, j’ai regret de le dire, que comédie.

Mon « deus ex machina », avant de me quitter me donna un excellent, quoique inhumain conseil. Il me le tendit, en même temps que la baguette qui, déclara-t-il, serait plus finement sentie que mon bâton. Finalement, il m’apprit le véritable cri ou le mot maçonnique des âniers : « Prout ! » Tout le temps, il me regarda d’un air sardonique et comique, gênant à supporter, et il se moqua de ma manière de mener un baudet, comme j’aurais pu me moquer de son orthographe ou de sa veste verdâtre. Mais ce n’était pas mon tour pour l’instant.

J’étais fier de mon savoir neuf et pensais que j’avais appris à perfection l’art de conduire. Et, certes, Modestine accomplit des prodiges durant le reste de l’avant-midi et j’avais large espace où respirer et loisir de regarder. C’était dimanche. Les champs de la montagne étaient tous déserts dans la clarté du soleil et, tandis qu’au bas de la côte, nous traversions Saint-Martin-de-Fugères, l’église débordait de fidèles jusque sur le seuil. Il y avait des gens agenouillés au-dehors sur les marches et le bruit du plain-chant du prêtre m’arriva de l’intérieur obscur. Cela me donna aussitôt une impression de famille, car je suis, pour ainsi dire, un compatriote du dimanche et toutes les observances du dimanche, comme l’accent écossais, agitent en moi des sentiments complexes : reconnaissance et le contraire. Il n’y a qu’un voyageur, qui surgit là comme un évadé d’une autre planète, à pouvoir goûter exactement la paix et la beauté de la grande fête ascétique. La vue de la contrée au repos lui fait du bien à l’âme. Il y a quelque chose de meilleur que la musique dans le vaste silence insolite, et qui dispose à d’agréables pensées comme le bruit d’une mince rivière ou la chaleur du clair soleil.

Dans cet agréable état d’esprit, je descendis la colline, jusqu’à l’endroit où est situé Goudet, à la pointe verdoyante d’une vallée, en face du Château de Beaufort sur une butte rocheuse et du cours d’eau, limpide comme cristal, qui meurt dans un étang les séparant. D’au-dessus et d’en dessous, on peut l’entendre qui sinue parmi les pierres, aimable jouvenceau de fleuve qu’il semble absurde d’appeler la Loire. De toutes parts, Goudet est encerclé par des montagnes ; des sentes rocailleuses, praticables au mieux par des ânes, rattachent la localité au reste de la France. Et hommes et femmes y boivent et sacrent dans leur coin de verdure où, du seuil de leurs demeures, lèvent les yeux, l’hiver, vers les pics ceints de neiges, dans un isolement qu’on jurerait pareil à celui des Cyclopes homériques. Mais, il n’en est rien. Le facteur atteint Goudet avec son sac postal. La jeunesse ambitieuse de Goudet est à moins d’une demi-journée de marche du chemin de fer du Puy. Et là, à l’auberge, vous pouvez trouver le portrait gravé du neveu de l’hôtelier : Régis Senac, « professeur d’escrime et champion des deux Amériques », une distinction qu’il a conquise, là-bas, avec la somme de cinq cents dollars, au Tammany Hall, New York, le 10 avril 1876.

Je dépêchai mon repas de midi et bientôt en avant de nouveau ! Hélas ! tandis que nous grimpions l’interminable colline sur l’autre versant : « prout » semblait avoir perdu sa vertu. Je « proutais » comme un lion, je « proutais » doucereusement comme un pigeon qui roucoule, mais Modestine n’était ni attendrie ni intimidée. Elle s’en tenait, opiniâtre, à son allure. Rien, sinon un coup ne l’aurait fait bouger et encore pour une seconde. Je devais la talonner en lui cinglant les côtes, sans cesse. Un arrêt d’un moment dans cette ignoble besogne et elle récidivait à son allure particulière. Je crois que je n’ai jamais entendu parler de personne en aussi abjecte situation. Je voulais atteindre le lac du Bouchet, où j’avais l’intention de camper, avant le coucher du soleil, et, pour n’en conserver que l’espoir, il me fallait immédiatement maltraiter cet animal résigné. Le bruit des coups que je lui administrais m’écœurait. Une fois, tandis que je la regardais, elle me parut ressembler vaguement à une dame de ma connaissance qui m’avait autrefois accablé de ses bontés. Et cela ajouta au dégoût de ma cruauté.

Pour comble de malchance, nous rencontrâmes un autre baudet, vagabondant à son gré sur le bord de la route. Or, cet autre baudet se trouvait par hasard un Monsieur. Lui et Modestine se rencontrèrent en manifestant leur plaisir et je dus séparer leur couple et rabattre leur jeune ardeur par une nouvelle et fiévreuse bastonnade. Si l’autre bourriquet avait eu sous la peau un cœur de mâle, il serait tombé sur moi à coup de dents et de sabots et c’eût été du moins une sorte de consolation, – il était tout à fait indigne de la tendresse de Modestine. Mais cet incident m’attrista comme tout ce qui me rappelait le sexe de mon âne.

Il faisait une chaleur d’étuve en remontant la vallée, sans un souffle de vent, un soleil ardent sur mes épaules et il me fallait jouer si constamment du bâton que la sueur coulait dans mes yeux. Toutes les cinq minutes, aussi, le paquetage, le panier, le paletot marin inclinaient fâcheusement, d’un côté ou de l’autre et j’étais contraint d’arrêter Modestine, à l’instant précis où j’avais obtenu d’elle une cadence acceptable de deux milles à l’heure, pour tirailler, pousser, épauler ou réajuster le chargement. Et, à la fin, dans le village d’Ussel, le bât et le fourniment au complet, firent un tour de conversion et se vautrèrent dans la poussière, sous le ventre de l’ânesse. Elle, au comble de la joie, aussitôt se redressa et parut sourire et un groupe d’un homme, de deux femmes, et deux enfants survint et, debout autour de moi, en demi-cercle, l’encouragèrent par leur exemple.

J’avais un mal du diable à remettre l’attirail en place et à la minute où j’y avais réussi sans hésiter, il dégringolait et retombait de l’autre côté. On juge si j’étais furieux ! Pourtant nulle main ne s’offrait pour me prêter assistance. L’homme à dire vrai, observa que je devrais avoir un paquetage d’autre forme. Je lui conseillai, s’il ne connaissait rien de mieux sur la question dans mon état, de tenir au moins sa langue. Et le drôle au bon naturel en convint en me souriant. J’étais dans la plus pitoyable situation. Il fallut tout simplement me contenter du paquetage pour Modestine et assumer les autres articles, comme ma part de portage : un bâton, une bouteille de deux pintes, une vareuse de pilote aux poches lourdement chargées, deux livres de pain bis, un panier sans couvercle empli de viandes et de récipients. Je crois que je peux dire que je ne suis point dépourvu de grandeur d’âme, car je ne reculai pas devant cet infamant fardeau. Je le disposai, Dieu sait comme, de façon à le rendre à moitié portatif, et je me mis à diriger Modestine à travers le village. Elle tentait, selon son invariable habitude, en effet, de pénétrer dans toute maison ou courette, tout le long du chemin. Et, encombré comme je l’étais, sans nulle main pour m’aider, aucune phrase ne saurait donner une idée de mes difficultés. Un ecclésiastique et six ou sept autres examinaient une église en voie de réparation et ses acolytes et lui se mirent à rire à gorge déployée dès qu’ils me virent en cet état. Je me souvins d’avoir ri moi-même lorsque j’avais vu de braves gens en lutte avec l’adversité sous les espèces d’un bourriquet et ce souvenir me remplit de remords. C’était dans mes jours insoucieux d’autrefois, avant que m’advînt cet ennui-ci. Dieu sait du moins que je n’en ai jamais plus ri depuis, pensais-je. Oh ! quelle cruauté pourtant dans pareille exhibition pour ceux qui s’y trouvent engagés !

À peine hors du village, Modestine, possédée du démon, jeta son dévolu sur un chemin de traverse et refusa positivement de le quitter. Je laissai choir tous mes ballots et, j’ai honte de l’avouer, cognai par deux fois la coupable, en pleine figure. C’était pitoyable de la voir lever la tête, les yeux clos comme si elle attendait une autre correction. Je me rapprochai en hurlant, mais j’agis plus sagement que cela et je m’assis carrément sur le bord de la route, afin d’envisager ma situation sous l’influence lénifiante du tabac et d’une goutte de brandy. Modestine, pendant ce temps-là, croquait quelques morceaux de pain bis d’un air d’hypocrite contrition. Il était clair que je devais offrir un sacrifice aux dieux du naufrage. Je jetai au loin la boîte vide destinée à contenir du lait ; je jetai au loin mon pain blanc et, dédaignant de supporter une perte générale, je gardai le pain noir pour Modestine. Enfin je lançai au loin le gigot froid de mouton et le fouet à œufs, bien que ce dernier me fût cher. Ainsi trouvai-je place pour chaque chose dans le panier et même je fourrai sur le haut ma vareuse de batelier. Ce panier, au moyen d’un bout de ficelle, je le suspendis en bandoulière et, bien que la corde me sciât l’épaule, et que le surtout pendît presque à ras du sol, c’est d’un cœur plus allègre que je repris ma route.

J’avais désormais un bras libre pour rosser Modestine et je la châtiai sans ménagement. Si je voulais atteindre le bord du lac avant l’obscurité, elle devait mettre ses jambes grêles à vive cadence. Déjà le soleil avait sombré dans un brouillard précurseur du vent et, quoiqu’il demeurât quelques traînées d’or au loin vers l’est, sur les monts et les obscurs bois de sapins, l’atmosphère entière était grise et froide autour de notre sente à l’horizon. Une multitude de chemins de traverse campagnards conduisaient ici et là parmi les champs. C’était un labyrinthe sans la moindre issue. Je pouvais apercevoir ma destination en levant la tête ou plutôt le pic qui dominait mon but. Quant à choisir, comme je m’en flattai, les routes finissaient toujours par s’éloigner de ce but, par sinuer en arrière vers la vallée ou par ramper au nord à la base des montagnes. Le jour déclinant, la couleur se dégradant, la région rocailleuse, sans intimité et nue que je traversais, me jetèrent dans une sorte de découragement. Je vous prie de le croire, le gourdin ne demeurait point inactif. J’estime que chaque pas convenable que faisait Modestine doit m’avoir coûté au moins deux coups bien appliqués. On n’entendait d’autre bruit dans les alentours que celui de ma bastonnade infatigable.

Tout à coup, au fort de mes épreuves, le chargement, une fois de plus, mordit la poussière et, comme par enchantement, toutes les cordes se rompirent avec ensemble et la route fut jonchée de mes précieux trésors. Le paquetage était à refaire depuis le début et, comme il s’agissait pour moi d’inventer un nouveau et meilleur système, je suis persuadé d’y avoir perdu une demi-heure. Il commençait à faire sérieusement noir, lorsque j’atteignis un désert d’herbage et de pierrailles. Ça avait l’air de ressembler à une route qui aurait conduit partout à la fois. Je me sentais tomber dans un état voisin du désespoir, lorsque j’aperçus deux êtres qui avançaient dans ma direction au milieu des galets. Ils marchaient l’un derrière l’autre comme des mendiants, mais leur allure était extraordinaire. Le fils était en tête : un type de haute taille, mal bâti, l’air sombre, pareil à un Écossais. La mère suivait, toute dans ses atours du dimanche, avec à son bonnet une guimpe élégamment brodée, et, perché là-dessus, un chapeau de feutre neuf. Elle proférait, tandis qu’elle exagérait ses enjambées, cotillons retroussés, une kyrielle de jurons obscènes et blasphématoires.

J’interpellai le fils et lui demandai de me mettre dans la bonne voie. Il m’indiqua vaguement l’ouest et le nord-ouest, marmonna une explication inintelligible et, sans ralentir un instant son allure, poursuivit sa route, cependant qu’il coupait directement ma sente en arrivant. La mère suivit sans même lever la tête. Je les appelai et les appelai encore, mais ils continuèrent à escalader le flanc du coteau et firent la sourde oreille à mes clameurs de détresse. À la fin, abandonnant Modestine à elle-même, je fus contraint de leur courir après, tout en les hélant pendant ce temps. Ils s’arrêtèrent, tandis que je m’approchais, la mère sacrant toujours et je pus voir que c’était une femme à l’air respectable de matrone, pas laide du tout. Le fils, une fois de plus, me répondit d’une façon bourrue et inintelligible et se disposa à repartir. Mais alors, je saisis au collet la mère qui était la plus rapprochée de moi et m’excusant de cette violence, je déclarai que je n’en démordrai point, tant qu’ils ne m’eussent indiqué la bonne route. Ils ne furent ni l’un ni l’autre offensés, plutôt radoucis qu’autrement et me dirent que je n’avais qu’à les suivre. Et puis la mère me demanda qu’est-ce que je pouvais bien avoir à faire à pareille heure près du lac. Je lui répondis, à la façon écossaise, en m’informant si elle-même allait loin. Elle me dit, après un nouveau juron, qu’elle en avait pour une heure et demie de route devant elle. Et puis, sans autre au revoir, le couple continua de grimper au flanc de la montagne dans l’obscurité croissante.

Je retournai chercher Modestine, la fis démarrer bon train en avant et, après une pénible ascension de vingt minutes, j’atteignis le bord d’un plateau. Le spectacle, en considérant mon trajet de ce jour, était ensemble sauvage et attristant. Le mont Mézenc et les pics derrière Saint-Julien se détachaient en masses coupantes sur une lumière froide à l’est, et le banc intermédiaire de coteaux avait sombré entier dans un vaste marécage d’ombre, sauf, çà et là, le tracé en noir d’un pain de sucre boisé et, çà et là, un emplacement blanchâtre irrégulier qui représentait une ferme et ses cultures et, çà et là, un creux obscur à l’endroit où la Loire, la Gazeille ou la Laussonne erraient dans une gorge.

Bientôt nous fûmes sur une grand-route et troublante fut ma surprise d’apercevoir un village de quelque importance tout proche. Car, on m’avait raconté que le voisinage du lac n’avait d’autres habitants que des truites. La route poudroyait dans le crépuscule d’enfants rentrant au logis du bétail ramené des champs. Et un couple de femmes installées à califourchon sur leur cheval, chapeau, coiffe et tout, me dépassa à un trot martelé. Elles revenaient du canton où elles avaient été à l’église et au marché. Je demandai à l’un des gamins où je me trouvais. Au Bouchet-Saint-Nicolas me dit-il. Là, à un mille environ au sud de ma destination et sur l’autre versant d’un respectable sommet m’avaient conduit ces routes inextricables et la paysannerie trompeuse. Mon épaule était entamée et me faisait beaucoup souffrir, mon bras me lancinait comme une rage de dents, d’un continuel battement. J’envoyai à tous les diables le lac et mon intention d’y camper et m’enquis d’une auberge.

III – J’ai un aiguillon 

L’auberge du Bouchet-Saint-Nicolas était des moins prétentieuses que j’aie jamais visitées, mais j’en vis beaucoup plus de ce genre durant mon voyage. Elle était, en effet, typique de ces montagnes françaises. Qu’on imagine une maison campagnarde à deux étages avec un banc devant la porte, la cuisine et l’étable contiguës, de sorte que Modestine et moi pouvions nous entendre dîner réciproquement. Ameublement des plus sommaires, sol de terre battue, un dortoir unique pour les voyageurs et sans autre commodité que des lits. Dans la cuisine, cuisson et manger vont de pair et la famille y dort la nuit. Quiconque a la fantaisie de faire sa toilette doit y procéder en public à la table commune. La nourriture est parfois frugale : du poisson sec et une omelette ont constitué en plus d’un cas mon menu. Le vin y est des plus médiocres, l’eau-de-vie abominable. Et la visite d’une énorme truie grognant sous la table et se frottant à vos jambes n’est pas un impossible accompagnement du repas.

Mais les gens de l’auberge, neuf fois sur dix, se montrent cordiaux et empressés. Aussitôt que vous avez passé le seuil, vous cessez d’être un étranger et, quoique ces paysans soient rudes et peu expansifs sur la grand-route, ils témoignent d’une notion de gentil savoir-vivre, dès que vous partagez leur foyer. Au Bouchet, par exemple, j’ai débouché ma bouteille de beaujolais et j’ai invité l’hôte à se joindre à moi. Il n’en voulut prendre qu’un rien.

– Je suis amateur de vin comme ça, voyez-vous, dit-il et je suis capable de ne point vous en laisser à suffisance.

Dans ces auberges de peu, le voyageur s’attend à manger à la pointe de son couteau. À moins qu’il n’en réclame un, nul autre ne lui sera fourni. Avec un verre, un chanteau de pain, une fourchette de fer, la table est complètement dressée. Mon couteau fut copieusement admiré par le propriétaire du Bouchet et le ressort le remplit d’étonnement.

– Je n’en ai jamais vu de semblable, fit-il. Je parierais, ajouta-t-il, en le soupesant dans sa paume, qu’il ne coûte pas moins de cinq francs.

Quand je lui eus assuré qu’il en avait coûté vingt, il esquissa une moue.

C’était un doux vieillard, gentil, sensible, aimable, étonnamment ignorant. Sa femme, qui n’était pas de manières si plaisantes, savait lire, encore que je ne suppose pas qu’elle le fit jamais. Elle témoignait d’une certaine intelligence et parlait d’un ton tranchant comme quelqu’un qui porte les culottes.

– Mon homme ne connaît rien, dit-elle, avec un mouvement de tête agacé. Il est comme les bêtes !

Et le vieux Monsieur donna acquiescement du bonnet. Il n’y avait point mépris de la part de l’épouse, ni honte chez le mari. Les faits étaient admis loyalement et ne tiraient pas autrement à conséquence.

Je fus minutieusement contre-questionné au sujet de mon voyage et la dame comprit en un instant. Elle esquissa ce que j’écrirai dans mon livre à mon retour : « Si les gens moissonnent ou non en tel ou tel endroit ; s’il y a des forêts ; des traits de mœurs, ce que par exemple, moi-même et le maître de la maison nous vous disons ; les beautés de la nature et tout ça. » Et elle m’interrogea du regard.

– C’est précisément ça, répondis-je.

– Vous voyez, ajouta-t-elle pour son mari, j’ai compris.

Ils furent tous deux fort intrigués par l’histoire de mes mésaventures.

– Au matin, m’annonça le mari, je vous fabriquerai quelque chose de meilleur que votre bâton. Des bêtes comme ça, ça ne sent rien ; le proverbe le dit : dur comme un âne. Vous pourriez assommer votre baudet avec un gourdin et pourtant n’en point venir à bout.

Quelque chose de meilleur ! J’ignorais ce qu’il m’offrait.

Le dortoir était meublé de deux lits. J’en obtins un et je dois convenir que je fus un peu ahuri de trouver un jeune homme et sa femme et leur gosse en train de monter dans l’autre. C’était ma première expérience de l’espèce et si je suis toujours d’un sentimentalisme également innocent et distrait, je prie Dieu que ce soit d’ailleurs la dernière. J’ai gardé mes yeux pour moi et n’ai rien su de la jeune femme, sinon qu’elle avait de beaux bras et ne semblait pas embarrassée le moins du monde par ma présence.

En vérité, la situation était plus ennuyeuse pour moi que pour le couple. À deux, on peut conserver une mutuelle contenance, c’est au gentleman seul à rougir. Mais rien ne servait d’attribuer mes sentiments au mari et je pensai me concilier sa tolérance par un verre de brandy de mon flacon. Il me dit être un tonnelier d’Alais allant chercher du travail à Saint-Étienne et qui, à la morte saison, cédait au fatal appel de marchand d’allumettes. Quant à moi, il avait vite deviné que j’étais un commis-voyageur en spiritueux.

J’étais debout à l’aube (lundi, 23 septembre) et dépêchai ma toilette d’une manière honteuse, afin de laisser champ libre à Madame la femme du tonnelier. J’avalai un bol de lait et sortis explorer les environs du Bouchet. Il faisait un froid mortel, un matin gris, venteux, hivernal. Des nuées de brouillard filaient rapides et basses, le vent cornait sur le plateau dénudé et l’unique tache de couleur c’était, là-bas, derrière le mont Mézenc et les montagnes à l’est, un endroit où le ciel gardait encore l’orangé de l’aurore.

Il était cinq heures du matin à quatre mille pieds au-dessus du niveau des eaux de la mer ; il me fallut enfoncer les mains dans les poches et trotter. Des gens se groupaient au-dehors pour les labours de la campagne, par deux et par trois et tous se retournaient pour regarder l’étranger. Je les avais vu revenir le soir précédent, je les voyais repartir à leurs champs. Et c’était en résumé la vie entière du Bouchet.

Quand je fus de retour à l’auberge pour un déjeuner sommaire, la tenancière, dans la cuisine, peignait les cheveux de sa fille. Je lui fis mes compliments sur leur beauté.

– Oh ! non, fit la mère, ils ne sont pas aussi beaux qu’ils devraient être. Regardez, ils sont trop minces !

Ainsi la sagesse paysanne se console des circonstances physiques qui lui sont contraires et, par un étonnant processus démocratique, les insuffisances de l’ensemble décident du type de beauté.

– Et où, dis-je, est monsieur ?

– Le patron est au grenier, répondit-elle. Il vous fabrique un aiguillon.

Béni soit l’homme qui inventa les aiguillons ! Béni soit l’aubergiste du Bouchet-Saint-Nicolas qui m’en montra le maniement ! Cette simple gaule, pointue d’un huitième de pouce, était en vérité un sceptre, lorsqu’il me la remit entre les mains. À partir de ce moment-là, Modestine devint mon esclave. Une piqûre et elle passait outre aux seuils d’étable les plus engageants. Une piqûre et elle partait d’un joli petit trottinement qui dévorait les kilomètres. Ce n’était point, à tout prendre, une vitesse remarquable et il nous fallait quatre heures pour couvrir dix milles au mieux. Mais quel changement angélique depuis la veille ! Plus de manipulation du brutal gourdin ! Plus de fouettage d’un bras endolori ! Plus d’exercice de lutte, mais une escrime discrète et aristocratique ! Et qu’importait, si de temps à autre, une goutte de sang apparaissait, telle une cale, sur la croupe couleur de souris de Modestine ? J’eusse préféré autrement, certes, mais les exploits d’hier avaient purgé mon cœur de toute humanité. Le petit démon pervers, qu’on n’avait pu mater par la bonté, devait obéir quand même à la piqûre.

Il faisait un froid amer et glacial et, à part une cavalcade de dames à califourchon et un couple de facteurs ruraux, la route fut d’une solitude mortelle sur tout le parcours jusqu’à Pradelles. Je ne me souviens à peine que d’un incident. Un fringant poulain, portant une clochette au poitrail, s’élança vers nous d’une ruée à fond de train, à travers toute l’étendue des prés, comme un être sur le point d’accomplir de grands exploits, puis, soudain, changeant d’idée dans son jeune cœur de recrue, vira de bord et s’éloigna au galop ainsi qu’il était venu, sa clochette tintinnabulant dans le vent. Pendant longtemps ensuite, je vis sa noble attitude, tandis qu’il s’était arrêté et j’entendis le son du grelot. Lorsque j’eus atteint la grand-route, la chanson des fils télégraphiques semblait continuer la même musique.

Pradelles est situé au flanc d’un coteau dominant l’Allier, entouré d’opulentes prairies. On fauchait le regain de toutes parts, ce qui conférait au voisinage, ce matin d’automne orageux, une odeur insolite de fenaison. Sur la rive opposée de l’Allier, le site continuant de s’élever pendant des milles à l’horizon, un paysage d’arrière-saison halé et jauni, marqué des taches noires des bois de pins et des routes blanches sinuant parmi les monts au-dessus de l’ensemble, les nuages épandaient une ombre uniformément purpurine, triste et en quelque sorte menaçante, exagérant hauteurs et distances et donnant plus de relief encore aux sinuosités de la grand-route. La perspective était assez désolée mais stimulante pour un touriste. Car, je me trouvais maintenant à la lisière du Velay et tout ce que j’apercevais était situé dans une autre région – le Gévaudan sauvage, montagneux, inculte, de fraîche date déboisé par crainte des loups.

Les loups, hélas ! comme les bandits, semblent reculer devant la marche des voyageurs. On peut trôler à travers toute notre confortable Europe et n’y point connaître une aventure digne de ce nom. Mais ici, y fut-on jamais ailleurs, on se trouvait sur les frontières de l’espoir. C’était, en effet, le pays de la toujours mémorable Bête, le Napoléon Bonaparte des loups. Quelle destinée que la sienne ! Elle vécut dix mois à quartiers libres dans le Gévaudan et le Vivarais, dévorant femmes et enfants « et bergerettes célèbres pour leur beauté ». Elle poursuivit des cavaliers en armes. On la vit, en plein midi, chassant une chaise de poste et un piqueur au long du pavé du Roy, et chaise et piqueur fuyaient devant elle au grand galop. Elle tint l’affiche comme un malfaiteur public et sa tête fut mise à prix dix mille francs. Et pourtant, lorsqu’elle fut tuée et expédiée à Versailles, hé bien ! ce n’était qu’un loup banal et pas des plus gros, « quoique je puisse aller de pôle en pôle », chantait Alexandre Pope. Le petit caporal ébranla l’Europe ; si tous les loups avaient ressemblé à ce loup-ci, ils eussent changé l’histoire de l’humanité. Élie Berthet a fait de lui le héros d’un roman que j’ai lu et que je n’ai nullement envie de relire.

Je dépêchai mon goûter et résistai au désir de l’aubergiste qui m’incitait vivement à visiter Notre-Dame de Pradelles « qui accomplissait beaucoup de miracles, bien qu’elle fût en bois » et, moins de trois quarts d’heure après, j’aiguillonnais Modestine en bas de la descente escarpée qui mène à Langogne-sur-Allier. Des deux côtés de la route, dans de vastes champs poussiéreux, des fermiers s’activaient en vue du prochain printemps. Tous les cinquante mètres, un attelage de bœufs lourds, aux fanons pendants, tirait patiemment une charrue. Je vis un de ces puissants et placides serviteurs de la glèbe prendre un subit intérêt à Modestine et à moi-même. Le sillon qu’il creusait menait à un angle de la route. Sa tête était solidement attachée au joug comme celle des cariatides sous une pesante corniche, mais il riva sur nous ses grands yeux honnêtes et nous accompagna d’un regard pensif jusqu’au moment où son maître le contraignit à retourner la charrue et commença de remonter le champ. De tous ces socs de charrue qui ouvraient le sol, des pas de bovins, de tout laboureur qui, ici ou là, brisait à la houe les mottes de terre desséchées, le vent portait au loin une poussière légère comparable à une épaisse fumée. C’était un tableau rural vivant, affairé, délicat et, tandis que je continuais à descendre, les hautes terres du Gévaudan ne cessaient de monter devant moi dans le ciel.

J’avais traversé la Loire le jour précédent, maintenant, j’allais traverser l’Allier, tellement sont rapprochés les deux confluents près de leur source. Juste au pont de Langogne, alors que la pluie longtemps promise se mettait à tomber, une jeune fille d’entre sept ou huit, me posa la question rituelle : « D’où est-ce que vous v’nez ? » Elle le fit d’un air si hautain que je partis de rire aux éclats, ce qui la piqua au vif. C’était évidemment une personne qui escomptait du respect et elle demeura figée à me regarder dans une colère silencieuse, tandis que je traversais le pont et pénétrais dans le Comté du Gévaudan.

 

 

 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021