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BIBLIOBUS Littérature française

Causeries dramatiques


Mademoiselle Rachel
L'année qui vient de s'achever semble avoir donné pour mot d'ordre à celle qui commence de continuer son hécatombe de victimes choisies. Le Nécrologe de l'an nouveau s'ouvre encore par un nom illustre. Après une maladie dont l'issue, malheureusement trop certaine, n'était cependant pas aussi prochainement attendue, mademoiselle Rachel vient de mourir dans un petit coin de la terre française, qui est le vestibule de l'Italie.—La souveraineté dramatique qu'elle a exercée pendant près de vingt années, ses courses victorieuses à l'étranger, où elle allait populariser les œuvres de notre théâtre national, ont laissé d'elle, partout où elle a passé, un durable souvenir, qui fera de sa mort un événement européen, une date presque historique. On peut le dire sans exagération, c'est une tête couronnée que la mort vient de toucher. On a beaucoup écrit sur mademoiselle Rachel pendant sa vie; car elle était, comme femme et comme artiste, un de ces personnages que leur évidence soumet incessamment aux indiscrètes curiosités de l'opinion. On va sans doute écrire beaucoup à propos de sa mort: la Chronique a ses nécessités, et souvent elle est obligée de faire un pupitre d'un cercueil à peine fermé. Déjà, pour obéir à cette curiosité du public, on a commencé des révélations, qui, tout intéressantes et toutes sympathiques qu'elles puissent être, auraient pu être retardées, sans qu'on eût pour cela manqué de zèle pour la mémoire de la célèbre tragédienne.—Sans doute, l'actualité est un besoin de l'époque; mais il y a des occasions où ce besoin doit sembler pénible à satisfaire.
Quant à nous, n'ayant pas eu l'honneur, souvent envié, de connaître particulièrement mademoiselle Rachel, nous ne pourrons ajouter aucun détail biographique inédit à ceux qui sont déjà connus, et nous sommes obligé de nous restreindre dans les limites discrètes d'une simple appréciation artistique.
Comme tous les talents supérieurs dont l'arrivée imprévue occasionne un déplacement soudain dans les idées et dans les goûts du public, la grande tragédienne, dont Paris accompagne aujourd'hui même les funérailles, a soulevé bien des discussions dans la critique pendant le cours de sa carrière, si hâtivement interrompue.—Peu d'artistes ont éveillé plus de passions; mais si l'admiration ne s'est pas livrée toujours sans résistance, si l'enthousiasme s'enveloppait quelquefois de formules restrictives, une chose qui n'a jamais été contestée à la défunte par aucune voix, ce fut sa nature nativement privilégiée, qui, dès le premier aspect, et avant même qu'elle eût agi ou parlé, lui permettait de révéler cet on ne sait quoi de plus qu'humain, indiquant une de ces rares individualités que l'art destine à la domination des foules.—Aussi la mort de mademoiselle Rachel est-elle plus que la disparition regrettable d'une femme intelligente, jeune, admirée, aimée: elle est pour l'art un véritable sinistre.—Quelque chose était avec elle, qui ne sera plus; et c'est bien véritablement une grande place vide que va faire ailleurs cette petite place qu'on creuse à sa dépouille.—Mademoiselle Rachel est morte à trente-sept ans. On ne peut se défendre d'être profondément attristé par ces rigoureuses préférences du destin, qui semble quelquefois transformer la mort, le doux ange de la délivrance, en une sorte de juge brutal, appliquant avec colère la loi de destruction. Mais si mademoiselle Rachel est morte bien jeune, sa carrière n'en reste pas moins aussi pleinement remplie que puisse le souhaiter l'ambition humaine: son nom reste un des plus sonores qu'ait répétés le siècle. Depuis longtemps la gloire lui avait dit son dernier mot, et, si elle avait encore quelque chose à demander à la vie, ce ne pouvait être que le repos.—Relativement, elle aura donc vécu bien plus que d'autres grands artistes dont l'existence se sera prolongée plus longtemps que la sienne, mais qui auront dépensé une partie de leur vie dans des luttes pénibles et obscures.—Sans doute, elle aussi, a connu les difficiles chemins; mais elle n'a pas eu le temps de s'y lasser.—Elle a eu à lutter, comme tant d'autres: qui dit conquêtes dit combats; mais cette partie de sa biographie reste la plus courte.—Elle commença à régner dès qu'elle fut connue, et jamais peut-être acclamation plus unanime et plus spontanée n'inaugura une nouvelle royauté dans l'art, et ne couronna un plus jeune front.
Dès les premiers jours où elle parut sur le théâtre du Gymnase, vouée alors aux puérils jeux de scène du petit répertoire qui y avait été acclimaté par M. Scribe et ses écoliers, quelques fervents, toujours en quête de l'inconnu, découvrirent dans cette enfant celle qui allait être la grande muse tragique de l'époque.—Une destinée favorable ne permit point cependant que ce début prît les proportions d'un événement.—Si mademoiselle Rachel eût réussi tout d'abord avec éclat dans le genre étroit et faux où elle s'était montrée au public, peut-être le public l'aurait condamnée à y rester, et elle eût été perdue pour le grand art qu'elle était appelée à régénérer.—Heureusement pour elle et pour tout le monde, elle ne fit que traverser le territoire de la comédie bourgeoise. Son grand geste sculptural, ses fières allures, ses hautaines attitudes, cet organe sonore, plein, l'un des plus magnifiques instruments qui eussent depuis longtemps exprimé la passion, firent dissonnance avec les petites phrases, alternées de petits couplets, de ce petit drame.—L'actrice n'eut qu'un succès d'estime. Le directeur du Gymnase crut s'apercevoir qu'un article de l'engagement était pour sa pensionnaire une porte de sortie, et il la lui ouvrit, croyant bien ne laisser partir que la Vendéenne.—Peu de temps après, entrant par hasard à la Comédie-Française, à cette époque un des plus célèbres déserts de l'Europe, il la reconnut.—C'était déjà Camille,—non plus une petite débutante donnant quelques espérances, et qu'il fallait encourager,—mais la grande et fière Romaine de Corneille.
Le lendemain, c'était Hermione; huit jours après, c'était déjà celle qui fut Rachel.—On sait combien le public fut prompt à retourner à ce théâtre, presque délaissé, et avec quelle ferveur passionnée il accueillit la résurrection des vieux maîtres classiques.—Pour qu'un pareil enthousiasme ait pu se maintenir à un degré égal pendant dix-huit ans;—pour avoir su, avec cinq ou six rôles, ramener le culte d'une forme dramatique qui n'était plus dans le goût de l'époque,—il fallait quelque chose de plus qu'un grand talent, il fallait cette puissance souveraine d'un art supérieur.—Le public, encouragé quelquefois par la critique, a tenté de se soustraire à cette domination évidente: il se brouillait avec son actrice;—mais elle demeurait toujours la favorite et, à chacun de leurs raccommodements, l'art gagnait une de ces belles fêtes comme on en voyait souvent à ces heureuses époques, où les sereines distractions de l'intelligence étaient plutôt un besoin véritable qu'une affaire de mode.—Si on recherche quelle a été l'influence de mademoiselle Rachel sur le mouvement dramatique de son époque, il y aura peu de chose à dire qui puisse ajouter à sa gloire.—Elle a restauré passagèrement la tragédie française: rien de plus. En dehors des cinq ou six grandes figures tragiques qu'elle avait fidèlement restituées, elle a peu favorisé le théâtre contemporain, non par crainte d'impuissance, mais par sympathie, peut-être par reconnaissance pour les vieux poëtes, auxquels elle réservait de préférence ses souffles les plus puissants. Cette piété, un peu exclusive envers le passé, ne l'empêcha point quelquefois de prêter l'appui de son talent à des œuvres modernes. Mais ce n'est point là ce qui peut compter pour des services rendus à l'art de son temps.—Sauf de rares exceptions, mademoiselle Rachel avait la coquetterie de l'isolement et du tour de force:—elle protégeait particulièrement de sa présence et de son autorité des pièces—qui n'auraient pu exister sans elle, et il y eut dans quelques-unes de ces créations plus de charité que de dévouement.—Hostile à l'art dramatique, on ne peut point affirmer qu'elle le fut, mais du moins peut-on dire qu'elle se montra quelquefois paresseusement indifférente à l'aider.—Ce qui est certain, c'est que la tragédie est morte de nouveau avec elle. Hermione, Camille, Phèdre, Émilie, toutes les amoureuses, toutes les passionnées, toutes les jalouses, qu'elle faisait vivre, vont reprendre leur immobilité de bas-relief,—et rentrer dans le monde endormi de la tradition,—jusqu'à ce qu'une autre muse inspirée vienne souffler de nouveau sur la poussière qui les recouvrira.
Mademoiselle Rachel ne fut pas seulement une grande artiste dont le nom est destiné à se perpétuer au théâtre:—en dehors de la scène, elle était encore une des plus illustres personnalités de son époque.—Dépouillée du prestige dramatique, elle retrouvait dans le monde une autre souveraineté, qui était reconnue par tous ceux qui eurent l'honneur de l'approcher. C'était la grâce ajoutée à la grâce, disaient ceux qui avaient la réputation de ne dire que la vérité.—On a répété d'elle des mots charmants, qu'elle daignait faire elle-même, et sa correspondance indique une tournure d'esprit qui ne devait pis son originalité au vulgaire jargon des coulisses.—On a raconté quelquefois que les maréchaux de l'empereur Napoléon, lorsqu'ils devaient assister à quelque cérémonie d'apparat, allaient consulter Talma sur la manière de draper leur manteau de cour. Les plus grandes dames d'aujourd'hui auraient pu consulter mademoiselle Rachel sur la manière de s'envelopper dans un châle.—Elle possédait, avec la merveilleuse intuition que donne l'art, le sens intime des grandes élégances de l'attitude et du vêtement.—Dans le moulage qui aurait reproduit les plis formés par son cachemire, un statuaire aurait pu, sans commettre d'anachronisme, couler la tunique destinée à revêtir les lignes harmonieuses d'une figure antique.
Janvier 1858


Emile Augier [1]
L'accueil qui vient d'être fait à la dernière comédie représentée sur le théâtre de l'Odéon prouve que le public ratifie les honneurs académiques récemment accordés à M. Émile Augier.—Il n'est plus seulement l'élu d'une fraction de la littérature, il est l'élu de l'opinion.
La critique a souvent et justement été rigoureuse envers M. Émile Augier. Après avoir encouragé son premier début, les œuvres qui lui ont succédé ont été discutées avec une certaine sévérité. Mais l'auteur de la Jeunesse ne s'est pas mépris sur les véritables intentions de cette rigueur sympathique. À l'époque où il parut au théâtre, il se présentait—par modestie, sans doute—à la suite d'un écrivain dont les tendances dramatiques avaient un but rétrograde. Après un succès de surprise, qu'elle avait eu le tort d'exagérer, la critique dut combattre cette réaction.—Mais il était trop tard déjà: une école était créée, et, par camaraderie plutôt que par instinct, M. Émile Augier s'était fait le second de M. Ponsard.—Ce fut à rompre cette association antinaturelle que la critique a longtemps travaillé, et jusque dans les agressions dont il était l'objet, M. Augier a pu voir qu'il était traité avec une préférence marquée.
Les efforts de la critique ne furent pas stériles. Tandis que l'auteur de Lucrèce persévérait avec une conviction respectable, comme l'est toute conviction, dans la voie où il savait devoir trouver le succès, M. Émile Augier, emporté par sa véritable nature, s'échappait quelquefois du préau de l'école du bon sens, et s'aventurait à faire de la poésie buissonnière. Ces tentatives, qui d'ailleurs manquaient de franchise, ne furent point toutes heureuses au point de vue du succès banal. Elles auraient pu décourager M. Augier. Elles eurent au contraire pour résultat de l'accoutumer aux périls de la lutte, et de le rendre indifférent aux faciles triomphes qu'on peut obtenir en flattant l'opinion de la majorité, nativement hostile à tout art qui tend à s'élever.
Les commencements de cette seconde période du talent de M. Augier révèlent encore un certain respect pour les traditions de l'école qui le revendiquait comme un de ses chefs. Mais cependant, au milieu des concessions qu'il croit devoir faire encore à son passé, on sent qu'il médite une émancipation complète de toute servitude littéraire. En même temps qu'il agrandit l'horizon de ses idées, il imprime à ses œuvres nouvelles un mouvement dramatique, où la vie commence à remuer: progrès qui lui attire déjà quelques mauvaises notes dans l'école du bon sens.—Son vers, facile et spirituel, s'empreint de poésie, en exprimant des passions autres que celles permises dans le répertoire du théâtre-sermon.—M. Augier semble préluder à sa pièce de la Jeunesse en se faisant jeune lui-même. Ses infidélités à son école deviennent plus fréquentes. Diane, qui semble une tentative de réconciliation avec le romantisme, donne la main à Marion Delorme.—M. Augier pousse même une pointe dans le domaine de la fantaisie, en compagnie d'Alfred de Musset,—et continue de se compromettre aux yeux du parti littéraire qu'il représente, en écrivant une comédie avec M. Jules Sandeau, un romancier, un homme qui écrit en prose. La collaboration de l'esprit alerte de M. Augier avec la délicatesse passionnée de M. Sandeau produisit le Gendre de M. Poirier, comédie charmante, dont le sujet était loin d'être la glorification des instincts bourgeois. Ce fut à la fois un succès dramatique et littéraire, en même temps qu'un rapprochement vers le genre où le théâtre commençait à entrer.—S'il eût été profitable, au point de vue de leur intérêt, que l'association des deux écrivains se perpétuât, elle pouvait être nuisible à leur individualité.—Il y eut une séparation amiable, à la suite de laquelle M. Augier reparut seul avec le Mariage d'Olympe, dont la chute triomphante fut la revanche complète et longtemps attendue du succès de Gabrielle.—Cette pièce n'était plus une transition, mais une franche apostasie des principes de l'école à laquelle il avait appartenu jadis.—Le jour où elle fut représentée, l'auteur reçut sa démission de membre de l'école du bon sens.—Cette rupture définitive fut une véritable fête littéraire, et si le Mariage d'Olympe tomba devant le parterre, la réputation de M. Augier s'éleva singulièrement dans la portion du public qui mesure plutôt une œuvre à sa valeur qu'à son succès.—Une chose importante au théâtre, aussi bien qu'ailleurs, c'est de savoir arriver à temps.—La science de l'à-propos est le talent de ceux qui n'en ont pas.—Des œuvres dont le principal ou l'unique mérite était d'arriver juste à la minute précise où le public désire voir formuler au théâtre des idées qui sont dans l'air ont réussi avec éclat,—tandis que d'autres recevaient un accueil douteux, parce qu'elles se présentaient en avance ou en retard.
L'habent sua fata, que les anciens appliquaient aux livres, peut s'appliquer encore plus justement aux ouvrages dramatiques.—Le caprice du public faisant du théâtre le terrain le plus mouvant où puissent s'aventurer les inventions de l'intelligence, en donnant le Mariage d'Olympe, M. Augier était en retard. Déjà depuis plusieurs années la scène était occupée par toutes les variétés du monde interlope, et ce spectacle avait épuisé l'attention de la foule.—Le mérite de cette comédie et sa moralité même ne purent conjurer l'esprit de réaction dont les clameurs hypocrites de la critique vertueuse animaient les spectateurs. Ils ne voulurent point attendre l'œuvre qui résumait la question sociale, débattue devant eux sous toutes les formes. Cette réaction fut injuste comme l'est souvent toute chose née du caprice; mais si M. Augier en fut victime à un point de vue, l'événement lui fut profitable à un autre, car le Mariage d'Olympe avait prouvé à ceux qui en doutaient encore, qu'il pouvait parler la langue virile de la comédie sérieuse.—La Jeunesse, qu'on vient de représenter à l'Odéon, est-elle un progrès sur les dernières productions du nouvel académicien?—Comme conception dramatique, non; mais comme audace et comme création de caractères, M. Augier indique son intention bien arrêtée de persévérer dans la voie où la critique fit tant d'efforts pour l'attirer. Et d'abord il faut remarquer cette fois qu'il s'est présenté dans les conditions favorables pour réussir.
Cette même mobilité dans l'esprit du public à laquelle il dut un désastre vient de lui préparer un triomphe.—Sera-t-il durable ou passager? On ne sait encore, mais on remarque depuis quelque temps un indice de retour vers une forme dramatique d'où la poésie ne soit pas exclue comme faisant obstacle à l'intérêt.—L'écrivain qui au théâtre fut le précurseur de l'école réaliste a ses caudataires, dont les productions n'obtiennent déjà plus la vogue qui les accueillait jadis.—N'est-ce qu'un temps d'arrêt dans la curiosité? Est-ce lassitude réelle et besoin de changement? Toujours est-il que le moment semble favorable pour l'écrivain dramatique arrivant au théâtre doublé d'un poëte.—C'est ce que nous avons cru deviner dans l'ovation faite à M. Augier, qui, il faut le dire, n'avait jamais été en meilleure veine de poésie.—Le sujet de sa pièce nouvelle est tout moderne: c'est la lutte de l'homme jeune avec les mœurs de l'époque, qui, au nom de ses intérêts de position et de fortune, réclament l'immolation de tous les instincts libres et généreux de l'âge juvénile.—On pourrait contester à M. Augier que son personnage de Philippe Huguet, qui a vingt-huit ans, soit la personnification bien absolue de la jeunesse; à vingt-huit ans la jeunesse est déjà un astre voisin de son déclin. La profession même d'Huguet a dû hâter la maturité de son esprit. Philippe est avocat, et l'étude de la loi est contradictoire avec les aspirations du cœur.—Il est vrai que dès son jeune âge Philippe a été victime de la corruption maternelle,—corruption est le mot, et on n'en peut trouver d'autre pour exprimer le système d'éducation avec lequel madame Huguet a élevé son fils dès son plus jeune âge.—Cette création de la mère corruptrice est toute la pièce.—Balzac, qui ne reculait certainement pas devant la peinture des infirmités sociales, l'eût à peine osé. Madame Huguet s'est mariée pauvre à un homme pauvre, qu'elle aimait et dont elle était aimée; les premiers temps de cette union furent heureux:


Comme nous nous aimions, comme nous étions braves,
Quel superbe dédain des mesquines entraves!


dit elle-même madame Huguet dans la scène où elle explique à son fils les raisons qui l'ont amenée à nourrir sa jeunesse du lait amer de l'expérience.—Mais aux joies de la lune de miel, à la lutte courageuse que les deux époux, soutenus par leur amour, ont entreprise contre la misère, a succédé un de ces découragements qui tôt ou tard finissent par affaiblir les plus robustes affections.
Cette pauvreté, d'autant plus pénible à supporter qu'il fallait la dérober sous l'apparence d'un bien-être factice, s'augmente encore par la naissance de deux enfants, qui sur les modestes revenus du ménage viennent prélever l'impôt de leur éducation.—Restée veuve, madame Huguet a marié sa fille et vit avec son fils; mais en se rappelant les souffrances intimes qui ont altéré son bonheur d'épouse et de mère, elle a juré d'affranchir son fils d'une destinée où la misère pourrait être l'hôte de son foyer.—C'est dans ce but que par le conseil, par l'exemple, elle a éloigné Philippe du vert chemin de sa jeunesse, pour l'entraîner sur la route au bout de laquelle son ambition rêvait la fortune, ce bonheur moderne.—L'intention est maternelle, sans doute, mais ce n'était pas moins une grande audace de risquer sur la scène cette maternité qui, au nom de sa tendresse, s'appliquait à étouffer tous les instincts généreux de son enfant. Cette création scabreuse, et traitée avec un art infini, a été acceptée par le public. Il n'a point voulu y voir ce que l'auteur n'avait pas voulu montrer,—une mère monstrueuse, c'est-à-dire un outrage fait au sentiment le plus sacré de la nature.
Cependant quelques timorés crieront peut-être à l'immoralité. Mais ne serait-il pas temps d'en finir avec ce reproche banal qu'on jette à toutes les œuvres qui s'inspirent un peu vivement des mœurs de leur époque? La nôtre restera grande dans l'histoire, par les grandes choses et les grands noms qu'elle rappelle à l'avenir. Mais on ne peut nier que nous traversons une époque de décadence morale, et que le temps est mauvais pour faire de la scène comique un pâturage où brouterait le troupeau des blancs moutons de madame Deshoulières. La conclusion de la pièce de M. Augier est plus poétique que dramatique. Philippe Huguet, malgré toutes ses concessions aux lâchetés sociales, a cependant gardé, pur de tout contact corrupteur, l'amour qu'il a pour sa cousine. Cette passion comprimée, presque inavouée, éclate tout à coup. Par un beau soleil d'été, au milieu des champs qui exhalent

Cette fraîche senteur des terres retournées,


le jeune homme sent sa jeunesse faire irruption subite dans tout son être. L'intervention des influences de la nature peut être discutée comme moyen dramatique. On trouvera peut-être que Philippe déchire bien vite sa robe d'avocat au premier buisson d'aubépine. Mais ce rajeunissement de l'homme par la jeunesse d'une nature en floraison est une idée poétique, une fiction, si on veut, mais une fiction pleine de charme et qui amène une scène d'amour, une vraie scène d'amour comme on n'en avait pas entendu au théâtre depuis le dialogue de Valentin avec Cécile, dans Il ne faut jurer de rien! Cette scène seule suffirait pour justifier le titre de la Jeunesse que M. Augier a donné à sa pièce. Oui, c'est bien la jeunesse qui parle par ces beaux vers de Philippe à Cyprienne quand il lui avoue son amour:

Quel serment te faut-il de ma métamorphose?
Eh bien! par la beauté de la terre et des cieux,
Par le printemps en fleurs, par l'été radieux;
Mais non par ma jeunesse à la fin déchaînée;
Non, non, par tes douleurs, ô douce résignée,
Je jure qu'il n'est plus ce vieillard, ce pervers,
Qui cherchait d'autres biens que toi dans l'univers.
Moi je suis un jeune homme heureux et sans envie,
Ne demandant à Dieu que de gagner ta vie
Et défiant le sort d'atteindre son bonheur,
Enfoui désormais tout entier dans ton cœur.
Me crois-tu maintenant?—Soyez témoin pour elle,
Bois sombre et plein de mousse où rit la tourterelle.
Ce rire de la tourterelle est, par parenthèse, une faute de naturalisme. Tout le monde sait que ce charmant oiseau des solitudes champêtres exprime au contraire son éternel amour par une sorte de roucoulement à la fois tendre et plaintif.—Ceci n'est pas une critique mais une simple observation.—On prévoit quel dénoûment amène la rencontre de Philippe avec sa cousine: il épouse Cyprienne et vivra auprès d'elle à la campagne. En réalité, cette utopie de l'avocat-laboureur est un peu un dénoûment de convention. Ou madame Huguet n'avait pu parvenir à inoculer à son fils sa fièvre d'ambition et de fortune, et alors il n'aurait pas attendu aussi longtemps pour suivre les penchants de son cœur en épousant sa cousine; ou les influences maternelles auraient préservé Philippe de tout retour juvénile: cette conclusion n'en est donc pas une, dramatiquement. Mais il nous répugne de soumettre à l'appareil de la logique une œuvre qui est avant tout une tentative de poésie. Laissons à d'autres le soin de chagriner le succès d'un homme qui, à son honneur et à celui du public, a su réunir dans cette difficile entreprise de faire écouter et applaudir des vers à une époque où l'on parle une langue en chiffres.


L'esprit du jour
...À propos des pièces en vogue, la critique qui s'en irait en guerre courrait le risque de se compromettre gravement; les petits agneaux lui bêleraient ironiquement au nez, et les vaches landaises ne se laisseraient pas écarter par les plis de sa toge sans la trouer préalablement de quelques coups de corne. Si, persistant dans son réquisitoire, le malheureux critique s'écriait: «Mais la raison! Mais le sens commun! qu'en faites-vous dans tout ceci?» Grassot lui grognerait gnouf-gnouf. S'il tentait de protester au nom du style et de la langue, Lassagne lui montrerait la sienne en lui répondant: Ô mon Dieur-je—et tout serait dit; car, à l'heure où nous sommes, ces deux vocables triomphants suffisent pour répondre à tout. Ils sont l'admiration et la préoccupation de tout un peuple qui tient cependant quelque place sur la carte. Gnouf-gnouf et ô mon Dieur-je résument toute la gaieté et tout l'esprit français. Avant peu, ces deux interjections finiront par former à elles seules le fond de la langue. On se bat presque pour chacune d'elles, comme on se battait jadis sous les réverbères pour le sonnet de Job contre le sonnet d'Uranie. C'est une rage, une fureur, une passion comme les Parisiens seuls savent en avoir pour les choses ridicules.—Il y a maintenant à Paris des professeurs qui enseignent l'art d'imiter la délirante épilepsie de Lassagne, ou l'enrouement épique de Grassot.—Un pharmacien qui inventerait des pastilles antipectorales, dont l'usage communiquerait aux consommateurs l'extinction de voix du célèbre grotesque du Palais-Royal, ferait fortune en moins d'une semaine.—Dans les foyers, dans les ateliers, dans tous les centres où l'art élabore son œuvre sous toutes ses formes: gnouf-gnouf et ô mon Dieur-je sont à l'étude.—C'est en disant gnouf-gnouf que le poëte appelle l'inspiration rebelle.
Gnouf-gnouf, t'en souvient-il, nous voguions en silence,
répètent les cygnes élégiaques qui nagent dans les eaux du lac immortel.—Les Lassagnistes sont un peu moins nombreux. Cependant un jeune homme qui sait adroitement jeter quelque ô mon Dieur-je dans la conversation peut encore se présenter dans un salon.—Si l'Alboni chante, on la fera taire.—Ce sera d'abord une occasion d'éviter l'art, une chose que le public moderne n'aime pas, parce qu'elle offense la vulgarité de ses goûts.
Peut-être trouvera-t-on que c'est là chercher querelle à une innocente manie; mais il y a dans cette manie un symptôme qui caractérise l'esprit du temps: jamais il n'a été plus indifféremment hostile aux œuvres sérieusement dignes d'attirer l'attention; jamais il ne s'est montré plus sympathique à celles qui le sont moins.—L'époque est surtout propice aux exagérations du grotesque et aux extravagances de la parodie. De même que l'acteur qui a le plus de succès est celui-là qui sait le mieux faire subir au masque humain toutes les difformités de la grimace, les œuvres qui exercent sur la foule l'attraction la plus puissante sont celles où la vérité humaine est le plus violemment contorsionnée. Au théâtre, les ouvrages sérieux ou d'apparence sérieuse attirent bien le public, mais on pourrait croire qu'il y vient plutôt par curiosité, par désœuvrement, que par goût. C'est au spectacle et non au théâtre que l'appellent ses véritables instincts.




FIN

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021