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BIBLIOBUS Littérature française

Livre 43

Conclusion

1. Antécédents historiques : depuis la Régence jusqu'en 1793. - 2. Le passé. - Le vieil ordre européen expire. - 3. Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle. - 4. Chute des monarchies. - Dépérissement de la société et progrès de l'individu. - 5. L'avenir. - Difficulté de le comprendre. - 6. Saint-Simoniens. - Phalanstériens. - Fouriéristes. - Owénistes. - Socialistes. - Communistes. - Unionistes. - Egalitaires. - 7. L'idée chrétienne est l'avenir du monde. - 8. Récapitulation de ma vie. - 9. Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.

 

25 septembre 1841.

J'ai commencé à écrire ces Mémoires à la Vallée-aux-Loups le 4 octobre 1811 ; j'achève de les relire en les corrigeant à Paris ce 25 septembre 1841 : voilà donc vingt-neuf ans, onze mois, vingt-un jours, que je tiens secrètement la plume en composant mes livres publics, au milieu de toutes les révolutions et de toutes les vicissitudes de mon existence. Ma main est lassée : puisse-t-elle ne pas avoir pesé sur mes idées, qui n'ont point fléchi et que je sens vives comme au départ de la course ! A mon travail de trente années j'avais le dessein d'ajouter une conclusion générale : je comptais dire, ainsi que je l'ai souvent mentionné, quel était le monde quand j'y entrai, quel il est quand je le quitte. Mais le sablier est devant moi, j'aperçois la main que les marins croyaient voir jadis sortir des flots à l'heure du naufrage : cette main me fait signe d'abréger ; je vais donc resserrer l'échelle du tableau sans omettre rien d'essentiel.

[Voir aussi dans les pièces retranchées, Avenir du monde[C M 1 609].]

 

Chapitre 1

Antécédents historiques : depuis la Régence jusqu'en 1793.

Louis XIV mourut. Le duc d'Orléans fut régent pendant la minorité de Louis XV. Une guerre avec l'Espagne, suite de la conspiration de Cellamare, éclata : la paix fut rétablie par la chute d'Alberoni. Louis XV atteignit sa majorité le 15 février 1723. Le Régent succomba dix mois après. Il avait communiqué sa gangrène à la France, assis Dubois dans la chaire de Fénelon, et élevé Law. Le duc de Bourbon devint premier ministre de Louis XV, et il eut pour successeur le cardinal de Fleury dont le génie consistait dans les années. En 1734 éclata la guerre où mon père fut blessé devant Dantzig. En 1745 se donna la bataille de Fontenoy, un des moins belliqueux de nos rois nous a fait triompher dans la seule grande bataille rangée que nous ayons gagnée sur les Anglais, et le vainqueur du monde a ajouté à Waterloo un désastre aux désastres de Crécy, de Poitiers et d'Azincourt. L'église de Waterloo est décorée du nom des officiers anglais tombés en 1815 ; on ne retrouve dans l'église de Fontenoy qu'une pierre avec ces mots : " Ci-devant repose le corps de messire Philippe de Vitry, lequel, âgé de vingt-sept ans, fut tué à la bataille de Fontenoy le 11 de mai 1745. " Aucune marque n'indique le lieu de l'action ; mais on retire de la terre des squelettes avec des balles aplaties dans le crâne. Les Français portent leurs victoires écrites sur leur front.

Plus tard le comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle, tomba à Crevelt. En lui s'éteignit le nom et la descendance directe de Fouquet. On était passé de madame de La Vallière à madame de Châteauroux. Il y a quelque chose de triste à voir des noms arriver à leur fin, de siècles en siècles, de beautés en beautés, de gloire en gloire.

Au mois de juin 1745, le second prétendant des Stuarts avait commencé ses aventures : infortunes dont je fus bercé en attendant que Henri V remplaçât dans l'exil le prétendant anglais.

La fin de ces guerres annonça nos désastres dans nos colonies. La Bourdonnais vengea le pavillon français en Asie ; ses dissensions avec Dupleix depuis la prise de Madras gâtèrent tout. La paix de 1748 suspendit ces malheurs ; en 1755 recommencèrent les hostilités ; elles s'ouvrirent par le tremblement de terre de Lisbonne, où périt le petit-fils de Racine. Sous prétexte de quelques terrains en litige sur la frontière de l'Acadie, l'Angleterre s'empara sans déclaration de guerre de trois cents de nos vaisseaux marchands ; nous perdîmes le Canada : faits obscurs (quoique immenses par leurs conséquences), sur lesquels surnage la mort de Wolf et de Montcalm. Dépouillés de nos possessions en Afrique et dans l'Inde, lord Clive entama la conquête du Bengale. Or, pendant ces jours, les querelles du jansénisme avaient eu lieu ; Damiens avait frappé Louis XV ; la Pologne était partagée, l'expulsion des jésuites exécutée, la cour descendue au Parc-aux-Cerfs. L'auteur du pacte de famille se retire à Chanteloup, tandis que la révolution intellectuelle s'achevait sous Voltaire. La cour plénière de Maupeou fut installée : Louis XV laissa l'échafaud à la favorite qui l'avait dégradé, après avoir envoyé Garat et Sanson à Louis XVI, l'un pour lire, et l'autre pour exécuter la sentence.

Ce dernier monarque s'était marié le 16 mai 1770 à la fille de Marie-Thérèse d'Autriche : on sait ce qu'elle est devenue. Passèrent les ministres Machault, le vieux Maurepas, Turgot l'économiste, Malesherbes aux vertus antiques et aux opinions nouvelles, Saint-Germain qui détruisit la maison du roi et donna une ordonnance funeste ; Calonne et Necker enfin.

Louis XVI rappela les parlements, abolit la corvée et la torture avant le prononcé du jugement, rendit les droits civils aux protestants, en reconnaissant leur mariage légal. La guerre d'Amérique, en 1779, impolitique pour la France toujours dupe de sa générosité, fut utile à l'espèce humaine ; elle rétablit dans le monde entier l'estime de nos armes et l'honneur de notre pavillon.

La Révolution se leva prête à mettre au jour la génération guerrière que huit siècles d'héroïsme avaient déposée dans ses flancs. Les mérites de Louis XVI ne rachetèrent pas les fautes (comme je l'ai déjà fait observer) que ses aïeux lui avaient laissées à expier, mais c'est sur le mal que tombent les coups de la Providence, jamais sur l'homme : Dieu n'abrège les jours de la vertu sur la terre que pour les allonger dans le ciel. Sous l'astre de 1793, les sources du grand abîme furent rompues ; toutes nos gloires d'autrefois se réunirent ensuite et firent leur dernière explosion dans Bonaparte : il nous les renvoie dans son cercueil.

 

Chapitre 2

Le passé. - Le vieil ordre européen expire.

J'étais né pendant l'accomplissement de ces faits. Deux nouveaux empires, la Prusse et la Russie, m'ont à peine devancé d'un demi-siècle sur la terre, la Corse est devenue française à l'instant où j'ai paru, je suis arrivé au monde vingt jours après Bonaparte. Il m'amenait avec lui. J'allais entrer dans la marine en 1783 quand la flotte de Louis XVI surgit à Brest : elle apportait les actes de l'état civil d'une nation éclose sous les ailes de la France. Ma naissance se rattache à la naissance d'un homme et d'un peuple : pâle reflet que j'étais d'une immense lumière.

Si l'on arrête les yeux sur le monde actuel, on le voit, à la suite du mouvement imprimé par une grande révolution, s'ébranler depuis l'Orient jusqu'à la Chine qui semblait à jamais fermée ; de sorte que nos renversements passés ne seraient rien ; que le bruit de la renommée de Napoléon serait à peine entendu dans le sens dessus dessous général des peuples, de même que lui, Napoléon, a éteint tous les bruits de notre ancien globe.

L'empereur nous a laissés dans une agitation prophétique. Nous, l'Etat le plus mûr et le plus avancé, nous montrons de nombreux symptômes de décadence. Comme un malade en péril se préoccupe de ce qu'il trouvera dans la tombe, une nation qui se sent défaillir s'inquiète de son sort futur. De là ces hérésies politiques qui se succèdent. Le vieil ordre européen expire ; nos débats actuels paraîtront des luttes puériles aux yeux de la postérité. Il n'existe plus rien : autorité de l'expérience et de l'âge, naissance ou génie, talent ou vertu, tout est nié ; quelques individus gravissent au sommet des ruines, se proclament géants et roulent en bas pygmées. Excepté une vingtaine d'hommes qui survivront et qui étaient destinés à tenir le flambeau à travers les steppes ténébreuses où l'on entre, excepté ce peu d'hommes, une génération qui portait en elle un esprit abondant, des connaissances acquises, des germes de succès de toutes sortes, les a étouffés dans une inquiétude aussi improductive que sa superbe est stérile. Des multitudes sans nom s'agitent sans savoir pourquoi, comme les associations populaires du moyen âge : troupeaux affamés qui ne reconnaissent point de berger, qui courent de la plaine à la montagne et de la montagne à la plaine, dédaignant l'expérience des pâtres durcis au vent et au soleil. Dans la vie de la cité tout est transitoire : la religion et la morale cessent d'être admises, ou chacun les interprète à sa façon. Parmi les choses d'une nature inférieure, même impuissance de conviction et d'existence, une renommée palpite à peine une heure, un livre vieillit dans un jour, des écrivains se tuent pour attirer l'attention ; autre vanité : on n'entend pas même leur dernier soupir. De cette prédisposition des esprits il résulte qu'on n'imagine d'autres moyens de toucher que des scènes d'échafaud et des moeurs souillées : on oublie que les vraies larmes sont celles que fait couler une belle poésie et dans lesquelles se mêle autant d'admiration que de douleur ; mais à présent que les talents se nourrissent de la Régence et de la Terreur, qu'était-il besoin de sujets pour nos langues destinées si tôt à mourir ? Il ne tombera plus du génie de l'homme quelques-unes de ces pensées qui deviennent le patrimoine de l'univers.

Voilà ce que tout le monde se dit et ce que tout le monde déplore, et cependant les illusions surabondent et plus on est près de sa fin et plus on croit vivre. On aperçoit des monarques qui se figurent être des monarques, des ministres qui pensent être des ministres des députés qui prennent au sérieux leurs discours, des propriétaires qui possédant ce matin sont persuadés qu'ils posséderont ce soir. Les intérêts particuliers, les ambitions personnelles cachent au vulgaire la gravité du moment : nonobstant les oscillations des affaires du jour, elles ne sont qu'une ride à la surface de l'abîme elles ne diminuent pas la profondeur des flots. Auprès des mesquines loteries contingentes, le genre humain joue la grande partie ; les rois tiennent encore les cartes et ils les tiennent pour les nations : celles-ci vaudront-elles mieux que les monarques ? Question à part, qui n'altère point le fait principal. Quelle importance ont des amusettes d'enfants, des ombres glissant sur la blancheur d'un linceul ? L'invasion des idées a succédé à l'invasion des barbares ; la civilisation actuelle décomposée se perd en elle-même ; le vase qui la contient n'a pas versé la liqueur dans un autre vase ; c'est le vase qui s'est brisé.

 

Chapitre 3

Inégalité des fortunes. - Danger de l'expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle.

A quelle époque la société disparaîtra-t-elle ? quels accidents en pourront suspendre les mouvements ? A Rome le règne de l'homme fut substitué au règne de la loi : on passa de la république à l'empire ; notre révolution s'accomplit en sens contraire : on incline à passer de la royauté à la république, ou, pour ne spécifier aucune forme, à la démocratie ; cela ne s'effectuera pas sans difficulté.

Pour ne toucher qu'un point entre mille, la propriété, par exemple, restera-t-elle distribuée comme elle l'est ? La royauté née à Reims avait pu faire aller cette propriété en en tempérant la rigueur par la diffusion des lois morales, comme elle avait changé l'humanité en charité. Un Etat politique où des individus ont des millions de revenu, tandis que d'autres individus meurent de faim, peut-il subsister quand la religion n'est plus là avec ses espérances hors de ce monde pour expliquer le sacrifice ? Il y a des enfants que leurs mères allaitent à leurs mamelles flétries, faute d'une bouchée de pain pour sustenter leurs expirants nourrissons ; il y a des familles dont les membres sont réduits à s'entortiller ensemble pendant la nuit faute de couverture pour se réchauffer.

Celui-là voit mûrir ses nombreux sillons ; celui-ci ne possédera que les six pieds de terre prêtés à sa tombe par son pays natal. Or, combien six pieds de terre peuvent-ils fournir d'épis de blé à un mort ?

A mesure que l'instruction descend dans ces classes inférieures, celles-ci découvrent la plaie secrète qui ronge l'ordre social irréligieux. La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu'elle a été cachée, mais aussitôt que cette disproportion a été généralement aperçue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource il vous le faudra tuer.

Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usage de leurs ailes. Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont déjà entre les provinces d'un même Etat ; quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unité des peuples, comment ressusciterez-vous l'ancien mode de séparation ?

La société, d'un autre côté, n'est pas moins menacée par l'expansion de l'intelligence qu'elle ne l'est par le développement de la nature brute. Supposez les bras condamnés au repos en raison de la multiplicité et de la variété des machines, admettez qu'un mercenaire unique et général, la matière, remplace les mercenaires de la glèbe et de la domesticité : que ferez-vous du genre humain désoccupé ? Que ferez-vous des passions oisives en même temps que l'intelligence ? La vigueur du corps s'entretient par l'occupation physique ; le labeur cessant, la force disparaît ; nous deviendrions semblables à ces nations de l'Asie, proie du premier envahisseur, et qui ne se peuvent défendre contre une main qui porte le fer. Ainsi la liberté ne se conserve que par le travail, parce que le travail produit la force : retirez la malédiction prononcée contre les fils d'Adam, et ils périront dans la servitude : In sudore vultus tui, vesceris pane . La malédiction divine entre donc dans le mystère de notre sort ; l'homme est moins l'esclave de ses sueurs que de ses pensées : voilà comme, après avoir fait le tour de la société, après avoir passé par les diverses civilisations, après avoir supposé des perfectionnements inconnus on se retrouve au point de départ en présence des vérités de l'Ecriture.

 

Chapitre 4

Chute des monarchies. - Dépérissement de la société et progrès de l'individu.

L'Europe avait eu en France, lors de notre monarchie de huit siècles, le centre de son intelligence, de sa perpétuité et de son repos ; privée de cette monarchie, l'Europe a sur-le-champ incliné à la démocratie. Le genre humain, pour son bien ou pour son mal, est hors de page ; les princes en ont eu la garde noble ; les nations, arrivées à leur majorité, prétendent n'avoir plus besoin de tuteurs. Depuis David jusqu'à notre temps, les rois ont été appelés : la vocation des peuples commence. Les courtes et petites exceptions des républiques grecques, carthaginoise, romaine avec des esclaves, n'empêchaient pas, dans l'antiquité, l'état monarchique d'être l'état normal sur le globe. La société entière moderne, depuis que la barrière des rois français n'existe plus, quitte la monarchie. Dieu, pour hâter la dégradation du pouvoir royal, a livré les sceptres en divers pays à des rois invalides, à des petites filles au maillot ou dans les aubes de leurs noces : ce sont de pareils lions sans mâchoires, de pareilles lionnes sans ongles, de pareilles enfantelettes têtant ou fiançant, que doivent suivre des hommes faits, dans cette ère d'incrédulité.

Les principes les plus hardis sont proclamés à la face des monarques qui se prétendent rassurés derrière la triple haie d'une garde suspecte. La démocratie les gagne ; ils montent d'étage en étage, du rez-de-chaussée au comble de leurs palais, d'où ils se jetteront à la nage par les lucarnes.

Au milieu de cela, remarquez une contradiction phénoménale : l'état matériel s'améliore, le progrès intellectuel s'accroît, et les nations au lieu de profiter s'amoindrissent : d'où vient cette contradiction ?

C'est que nous avons perdu dans l'ordre moral. En tous temps il y a eu des crimes ; mais ils n'étaient point commis de sang-froid, comme ils le sont de nos jours, en raison de la perte du sentiment religieux. A cette heure ils ne révoltent plus, ils paraissent une conséquence de la marche du temps ; si on les jugeait autrefois d'une manière différente, c'est qu'on n'était pas encore, ainsi qu'on l'ose affirmer, assez avancé dans la connaissance de l'homme ; on les analyse actuellement ; on les éprouve au creuset, afin de voir ce qu'on peut en tirer d'utile, comme la chimie trouve des ingrédients dans les voiries. Les corruptions de l'esprit, bien autrement destructives que celles des sens, sont acceptées comme des résultats nécessaires ; elles n'appartiennent plus à quelques individus pervers, elles sont tombées dans le domaine public.

Tels hommes seraient humiliés qu'on leur prouvât qu'ils ont une âme, qu'au delà de cette vie ils trouveront une autre vie ; ils croiraient manquer de fermeté et de force et de génie, s'ils ne s'élevaient au-dessus de la pusillanimité de nos pères ; ils adoptent le néant ou, si vous le voulez, le doute, comme un fait désagréable peut-être, mais comme une vérité qu'on ne saurait nier. Admirez l'hébétement de notre orgueil !

Voilà comment s'expliquent le dépérissement de la société et l'accroissement de l'individu. Si le sens moral se développait en raison du développement de l'intelligence, il y aurait contrepoids et l'humanité grandirait sans danger, mais il arrive tout le contraire : la perception du bien et du mal s'obscurcit à mesure que l'intelligence s'éclaire ; la conscience se rétrécit à mesure que les idées s'élargissent. Oui, la société périra : la liberté, qui pouvait sauver le monde, ne marchera pas, faute de s'appuyer à la religion ; l'ordre, qui pouvait maintenir la régularité, ne s'établira pas solidement, parce que l'anarchie des idées le combat. La pourpre, qui communiquait naguère la puissance, ne servira désormais de couche qu'au malheur : nul ne sera sauvé qu'il ne soit né, comme le Christ, sur la paille. Lorsque les monarques furent déterrés à Saint-Denis au moment où la trompette sonna la résurrection populaire ; lorsque, tirés de leurs tombeaux effondrés, ils attendaient la sépulture plébéienne, les chiffonniers arrivèrent à ce jugement dernier des siècles : ils regardèrent avec leurs lanternes dans la nuit éternelle ; ils fouillèrent parmi les restes échappés à la première rapine. Les rois n'y étaient déjà plus, mais la royauté y était encore : ils l'arrachèrent des entrailles du temps, et la jetèrent au panier des débris.

 

Chapitre 5

L'avenir. - Difficulté de le comprendre.

Voilà pour ce qui est de la vieille Europe, elle ne revivra jamais. La jeune Europe offre-t-elle plus de chances ? Le monde actuel, le monde sans autorité consacrée, semble placé entre deux impossibilités : l'impossibilité du passé, l'impossibilité de l'avenir. Et n'allez pas croire, comme quelques-uns se le figurent, que si nous sommes mal à présent, le bien renaîtra du mal ; la nature humaine dérangée à sa source ne marche pas ainsi correctement. Par exemple, les excès de la liberté mènent au despotisme ; mais les excès de la tyrannie ne mènent qu'à la tyrannie ; celle-ci en nous dégradant nous rend incapables d'indépendance : Tibère n'a pas fait remonter Rome à la république, il n'a laissé après lui que Caligula.

Pour éviter de s'expliquer, on se contente de déclarer que les temps peuvent cacher dans leur sein une constitution politique que nous n'apercevons pas. L'antiquité tout entière, les plus beaux génies de cette antiquité, comprenaient-ils la société sans esclaves ? Et nous la voyons subsister. On affirme que dans cette civilisation à naître l'espèce s'agrandira ; je l'ai moi-même avancé : cependant n'est-il pas à craindre que l'individu ne diminue ? Nous pourrons être de laborieuses abeilles occupées en commun de notre miel. Dans le monde matériel les hommes s'associent pour le travail, une multitude arrive plus vite et par différentes routes à la chose qu'elle cherche ; des masses d'individus élèveront les Pyramides ; en étudiant chacun de son côté, ces individus rencontreront des découvertes, dans les sciences exploreront tous les coins de la création physique. Mais dans le monde moral en est-il de la sorte ? Mille cerveaux auront beau se coaliser, ils ne composeront jamais le chef-d'oeuvre qui sort de la tête d'un Homère.

On a dit qu'une cité dont les membres auront une égale répartition de bien et d'éducation présentera aux regards de la Divinité un spectacle au-dessus du spectacle de la cité de nos pères. La folie du moment est d'arriver à l'unité des peuples et de ne faire qu'un seul homme de l'espèce entière, soit ; mais en acquérant des facultés générales, toute une série de sentiments privés ne périra-t-elle pas ? Adieu les douceurs du foyer ; adieu les charmes de la famille ; parmi tous ces êtres blancs, jaunes, noirs, réputés vos compatriotes, vous ne pourriez vous jeter au cou d'un frère. N'y avait-il rien dans la vie d'autrefois, rien dans cet espace borné que vous aperceviez de votre fenêtre encadrée de lierre ? Au delà de votre horizon vous soupçonniez des pays inconnus dont vous parlait à peine l'oiseau de passage, seul voyageur que vous aviez vu à l'automne. C'était bonheur de songer que les collines qui vous environnaient ne disparaîtraient pas à vos yeux ; qu'elles renfermeraient vos amitiés et vos amours ; que le gémissement de la nuit autour de votre asile serait le seul bruit auquel vous vous endormiriez ; que jamais la solitude de votre âme ne serait troublée, que vous y rencontreriez toujours les pensées qui vous y attendent pour reprendre avec vous leur entretien familier. Vous saviez où vous étiez né, vous saviez où serait votre tombe ; en pénétrant dans la forêt vous pouviez dire :

Beaux arbres qui m'avez vu naître,

Bientôt vous me verrez mourir.

L'homme n'a pas besoin de voyager pour s'agrandir il porte avec lui l'immensité. Tel accent échappé de votre sein ne se mesure pas et trouve un écho dans des milliers d'âmes : qui n'a point en soi cette mélodie, la demandera en vain à l'univers. Asseyez-vous sur le tronc de l'arbre abattu au fond des bois : si dans l'oubli profond de vous-même, dans votre immobilité, dans votre silence vous ne trouvez pas l'infini, il est inutile de vous égarer aux rivages du Gange.

Quelle serait une société universelle qui n'aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne ? ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ? Qu'en résulterait-il pour ses moeurs, ses sciences, ses arts, sa poésie ? Comment s'exprimeraient des passions ressenties à la fois à la manière des différents peuples dans les différents climats ? Comment entrerait dans le langage cette confusion de besoins et d'images produits des divers soleils qui auraient éclairé une jeunesse, une virilité et une vieillesse communes ? Et quel serait ce langage ? De la fusion des sociétés résultera-t-il un idiome universel, ou bien y aura-t-il un dialecte de transaction servant à l'usage journalier, tandis que chaque nation parlerait sa propre langue, ou bien les langues diverses seraient-elles entendues de tous ? Sous quelle règle semblable, sous quelle loi unique existerait cette société ? Comment trouver place sur une terre agrandie par la puissance d'ubiquité, et rétrécie par les petites proportions d'un globe fouillé partout ? Il ne resterait qu'à demander à la science le moyen de changer de planète.

 

Chapitre 6

Saint-Simoniens. - Phalanstériens. - Fouriéristes. - Owénistes. - Socialistes. - Communistes. - Unionistes. - Egalitaires.

Las de la propriété particulière, voulez-vous faire du gouvernement un propriétaire unique, distribuant à la communauté devenue mendiante une part mesurée sur le mérite de chaque individu ? Qui jugera des mérites ? Qui aura la force et l'autorité de faire exécuter vos arrêts ? Qui tiendra et fera valoir cette banque d'immeubles vivants ?

Chercherez-vous l'association du travail ? Qu'apportera le faible, le malade, le paresseux, l'inintelligent dans la communauté restée grevée de leur inaptitude ?

Autre combinaison : on pourrait former en remplaçant le salaire, des espèces de sociétés anonymes ou en commandite entre les fabricants et les ouvriers, entre l'intelligence et la matière, où les uns apporteraient leur capital et leur idée, les autres leur industrie et leur travail on partagerait en commun les bénéfices survenus. C'est très bien, la perfection complète admise chez les hommes ; très bien, si vous ne rencontrez ni querelle, ni avarice ni envie : mais qu'un seul associé réclame, tout croule ; les divisions et les procès commencent. Ce moyen, un peu plus possible en théorie, est tout aussi impossible en pratique.

Chercherez-vous, par une opinion mitigée, l'édification d'une cité où chaque homme possède un toit, du feu des vêtements, une nourriture suffisante ? Quand vous serez parvenu à doter chaque citoyen, les qualités et les défauts dérangeront votre partage ou le rendront injuste : celui-ci a besoin d'une nourriture plus considérable que celui-là ; celui-là ne peut pas travailler autant que celui-ci ; les hommes économes et laborieux deviendront des riches, les dépensiers, les paresseux, les malades, retomberont dans la misère ; car vous ne pouvez donner à tous le même tempérament : l'inégalité naturelle reparaîtra en dépit de vos efforts.

Et ne croyez pas que nous nous laissions enlacer par les précautions légales et compliquées qu'ont exigées l'organisation de la famille, droits matrimoniaux, tutelles, reprises des hoirs et ayants cause, etc., etc. Le mariage est notoirement une absurde oppression : nous abolissons tout cela. Si le fils tue le père, ce n'est pas le fils, comme on le prouve très bien, qui commet un parricide, c'est le père qui en vivant immole le fils. N'allons donc pas nous troubler la cervelle des labyrinthes d'un édifice que nous mettons rez pied, rez terre, il est inutile de s'arrêter à ces bagatelles caduques de nos grands-pères.

Ce nonobstant, parmi les modernes sectaires, il en est qui, entrevoyant les impossibilités de leurs doctrines y mêlent, pour les faire tolérer, les mots de morale et de religion ; ils pensent qu'en attendant mieux, on pourrait nous mener d'abord à l'idéale médiocrité des Américains ; ils ferment les yeux et veulent bien oublier que les Américains sont propriétaires, et propriétaires ardents, ce qui change un peu la question.

D'autres, plus obligeants encore, et qui admettent une sorte d'élégance de civilisation, se contenteraient de nous transformer en Chinois constitutionnels , à peu près athées, vieillards éclairés et libres, assis en robes jaunes pour des siècles dans nos semis de fleurs, passant nos jours dans un confortable acquis à la multitude, ayant tout inventé, tout trouvé, végétant en paix au milieu de nos progrès accomplis, et nous mettant seulement sur un chemin de fer, comme un ballot, afin d'aller de Canton à la grande muraille deviser d'un marais à dessécher, d'un canal à creuser, avec un autre industriel du Céleste-Empire. Dans l'une ou l'autre supposition, Américain ou Chinois, je serai heureux d'être parti avant qu'une telle félicité me soit advenue.

Enfin il resterait une solution : il se pourrait qu'en raison d'une dégradation complète du caractère humain, les peuples s'arrangeassent de ce qu'ils ont : ils perdraient l'amour de l'indépendance, remplacé par l'amour des écus, en même temps que les rois perdraient l'amour du pouvoir, troqué pour l'amour de la liste civile. De là résulterait un compromis entre les monarques et les sujets charmés de ramper pêle-mêle dans un ordre politique bâtard ; ils étaleraient à l'aise leurs infirmités les uns devant les autres, comme dans les anciennes léproseries, ou comme dans ces boues où trempent aujourd'hui des malades pour se soulager ; on barboterait dans une fange indivise à l'état de reptile pacifique.

C'est néanmoins mal prendre son temps que de vouloir, dans l'état actuel de notre société, remplacer les plaisirs de la nature intellectuelle par les joies de la nature physique. Celles-ci, on le conçoit, pouvaient occuper la vie des anciens peuples aristocratiques ; maîtres du monde, ils possédaient des palais, des troupeaux d'esclaves ; ils englobaient dans leurs propriétés particulières des régions entières de l'Afrique. Mais sous quel portique promènerez-vous maintenant vos pauvres loisirs ? Dans quels bains vastes et ornés renfermerez-vous les parfums, les fleurs, les joueuses de flûte, les courtisanes de l'Ionie ? N'est pas Héliogabale qui veut. Où prendrez-vous les richesses indispensables à ces délices matérielles ? L'âme est économe ; mais le corps est dépensier.

Maintenant, quelques mots plus sérieux sur l'égalité absolue : cette égalité ramènerait non seulement la servitude des corps, mais l'esclavage des âmes ; il ne s'agirait de rien moins que de détruire l'inégalité morale et physique de l'individu. Notre volonté, mise en régie sous la surveillance de tous, verrait nos facultés tomber en désuétude. L'infini, par exemple, est de notre nature ; défendez à notre intelligence, ou même à nos passions, de songer à des biens sans terme, vous réduisez l'homme à la vie du limaçon, vous le métamorphosez en machine. Car, ne vous y trompez pas : sans la possibilité d'arriver à tout, sans l'idée de vivre éternellement, néant partout ; sans la propriété individuelle, nul n'est affranchi ; quiconque n'a pas de propriété ne peut être indépendant ; il devient prolétaire ou salarié, soit qu'il vive dans la condition actuelle des propriétés à part, ou au milieu d'une propriété commune. La propriété commune ferait ressembler la société à un de ces monastères à la porte duquel des économes distribuaient du pain. La propriété héréditaire et inviolable est notre unique défense personnelle ; la propriété n'est autre chose que la liberté. L'égalité complète, qui présuppose la soumission complète , reproduirait la plus dure servitude, elle ferait de l'individu humain une bête de somme, soumise à l'action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier.

Tandis que je raisonnais ainsi, M. l'abbé de Lamennais attaquait, sous les verrous de sa geôle, les mêmes systèmes avec sa puissance logique qui s'éclaire de la splendeur du poète. Un passage emprunté à sa brochure intitulée : Du Passé et de l'Avenir du Peuple , complétera mes raisonnements. Ecoutons-le, c'est lui maintenant qui parle :

" Pour ceux qui se proposent ce but d'égalité rigoureuse, absolue, les plus conséquents concluent, pour l'établir et pour le maintenir, à l'emploi de la force au despotisme, à la dictature, sous une forme ou sous une autre forme.

" Les partisans de l'égalité absolue sont d'abord contraints d'attaquer les inégalités naturelles, afin de les atténuer, de les détruire s'il est possible. Ne pouvant rien sur les conditions premières d'organisation et de développement, leur oeuvre commence à l'instant où l'homme naît, où l'enfant sort du sein de sa mère. L'Etat alors s'en empare : le voilà maître absolu de l'être spirituel comme de l'être organique. L'intelligence et la conscience, tout dépend de lui, tout lui est soumis. Plus de famille, plus de paternité, plus de mariage dès lors. Un mâle, une femelle, des petits que l'Etat manipule, dont il fait ce qu'il veut, moralement, physiquement, une servitude universelle et si profonde que rien n'y échappe, qu'elle pénètre jusqu'à l'âme même.

" En ce qui touche les choses matérielles, l'égalité ne saurait s'établir d'une manière tant soit peu durable par le simple partage. S'il s'agit de la terre seule, on conçoit qu'elle puisse être divisée en autant de portions qu'il y a d'individus ; mais le nombre des individus variant perpétuellement, il faudrait aussi perpétuellement changer cette division primitive. Toute propriété individuelle étant abolie, il n'y a de possesseur de droit que l'Etat. Ce mode de possession, s'il est volontaire, est celui du moine astreint par ses voeux à la pauvreté comme à l'obéissance ; s'il n'est pas volontaire, c'est celui de l'esclave, là où rien ne modifie la rigueur de sa condition. Tous les liens de l'humanité, les relations sympathiques, le dévouement mutuel, l'échange des services, le libre don de soi, tout ce qui fait le charme de la vie et sa grandeur, tout, tout a disparu, disparu sans retour.

" Les moyens proposés jusqu'ici pour résoudre le problème pour l'avenir du peuple aboutissent à la négation de toutes les conditions indispensables de l'existence, détruisent, soit directement, soit implicitement, le devoir, le droit, le mariage, la famille, et ne produiraient, s'ils pouvaient être appliqués à la société, au lieu de la liberté dans laquelle se résume tout progrès réel, qu'une servitude à laquelle l'histoire, si haut qu'on remonte dans le passé, n'offre rien de comparable. "

Il n'y a rien à répliquer à cette logique.

Je ne vais pas voir les prisonniers, comme Tartuffe, pour leur distribuer des aumônes, mais pour enrichir mon intelligence avec des hommes qui valent mieux que moi. Quand leurs opinions diffèrent des miennes, je ne crains rien : chrétien entêté, tous les beaux génies de la terre n'ébranleraient pas ma foi ; je les plains, et ma charité me défend contre la séduction. Si je pèche par excès ils pèchent par défaut ; je comprends ce qu'ils comprennent, et ils ne comprennent pas ce que je comprends. Dans la même prison où je visitais autrefois le noble et malheureux Carrel, je visite aujourd'hui l'abbé de Lamennais. La Révolution de Juillet a relégué aux ténèbres d'une geôle le reste des hommes supérieurs dont elle ne peut ni juger le mérite, ni soutenir l'éclat. Dans la dernière chambre en montant, sous un toit abaissé que l'on peut toucher de la main, nous imbéciles croyants de liberté, François de Lamennais et François de Chateaubriand, nous causons de choses sérieuses. Il a beau se débattre, ses idées ont été jetées dans le moule religieux, la forme est restée chrétienne, alors que le fond s'éloigne le plus du dogme : sa parole a retenu le bruit du ciel.

Fidèle professant l'hérésie, l'auteur de l' Essai sur l'indifférence parle ma langue avec des idées qui ne sont plus mes idées. Si, après avoir embrassé l'enseignement évangélique populaire, il fût resté attaché au sacerdoce, il aurait conservé l'autorité qu'ont détruite des variations. Les curés, les membres nouveaux du clergé (et les plus distingués d'entre ces lévites), allaient à lui, les évêques se seraient trouvés engagés dans sa cause s'il eût adhéré aux libertés gallicanes, tout en vénérant le successeur de saint Pierre et en défendant l'unité.

En France, la jeunesse eût entouré le missionnaire en qui elle trouvait les idées qu'elle aime et les progrès auxquels elle aspire ; en Europe, les dissidents attentifs n'auraient point fait obstacle ; de grands peuples catholiques, les Polonais, les Irlandais, les Espagnols, auraient béni le prédicateur suscité. Rome même eût fini par s'apercevoir que le nouvel évangéliste faisait renaître la domination de l'Eglise et fournissait au pontife opprimé le moyen de résister à l'influence des rois absolus. Quelle puissance de vie ! L'intelligence, la religion, la liberté représentées dans un prêtre !

Dieu ne l'a pas voulu ; la lumière a tout à coup manqué à celui qui était la lumière ; le guide en se dérobant, a laissé le troupeau dans la nuit. A mon compatriote, dont la carrière publique est interrompue, restera toujours la supériorité privée et la prééminence des dons naturels. Dans l'ordre des temps il doit me survivre ; je l'ajourne à mon lit de mort pour agiter nos grands contestes à ces portes que l'on ne repasse plus. J'aimerais à voir son génie répandre sur moi l'absolution que sa main avait autrefois le droit de faire descendre sur ma tête. Nous avons été bercés en naissant par les mêmes flots ; qu'il soit permis à mon ardente foi et à mon admiration sincère d'espérer que je rencontrerai encore mon ami réconcilié sur le même rivage des choses éternelles.

 

Chapitre 7

L'idée chrétienne est l'avenir du monde.

En définitive, mes investigations m'amènent à conclure que l'ancienne société s'enfonce sous elle, qu'il est impossible à quiconque n'est pas chrétien de comprendre la société future poursuivant son cours et satisfaisant à la fois ou l'idée purement républicaine ou l'idée monarchique modifiée. Dans toutes les hypothèses, les améliorations que vous désirez, vous ne les pouvez tirer que de l'Evangile.

Au fond des combinaisons des sectaires actuels, c'est toujours le plagiat, la parodie de l'Evangile, toujours le principe apostolique qu'on retrouve : ce principe est tellement entré en nous, que nous en usons comme nous appartenant ; nous nous le présumons naturel, quoiqu'il ne nous le soit pas ; il nous est venu de notre ancienne foi, à prendre celle-ci à deux ou trois degrés d'ascendance au-dessus de nous. Tel esprit indépendant qui s'occupe du perfectionnement de ses semblables n'y aurait jamais pensé si le droit des peuples n'avait été posé par le Fils de l'homme. Tout acte de philanthropie auquel nous nous livrons, tout système que nous rêvons dans l'intérêt de l'humanité, n'est que l'idée chrétienne retournée, changée de nom et trop souvent défigurée : c'est toujours le verbe qui se fait chair !

Voulez-vous que l'idée chrétienne ne soit que l'idée humaine en progression ? J'y consens ; mais ouvrez les diverses cosmogonies, vous apprendrez qu'un christianisme traditionnel a devancé sur la terre le christianisme révélé. Si le Messie n'était pas venu et qu'il n'eût point parlé , comme il le dit de lui-même, l'idée n'aurait pas été dégagée, les vérités seraient restées confuses, telles qu'on les entrevoit dans les écrits des anciens. C'est donc, de quelque façon que vous l'interprétiez, du révélateur ou du Christ que vous tenez tout ; c'est du Sauveur, Salvator , du Consolateur, Paracletus , qu'il vous faut toujours partir ; c'est de lui que vous avez reçu les germes de la civilisation et de la philosophie.

Vous voyez donc que je ne trouve de solution à l'avenir que dans le christianisme et dans le christianisme catholique ; la religion du Verbe est la manifestation de la vérité, comme la création est la visibilité de Dieu. Je ne prétends pas qu'une rénovation générale ait absolument lieu, car j'admets que des peuples entiers soient voués à la destruction ; j'admets aussi que la foi se dessèche en certains pays : mais s'il en reste un seul grain, s'il tombe sur un peu de terre, ne fût-ce que dans les débris d'un vase, ce grain lèvera, et une seconde incarnation de l'esprit catholique ranimera la société.

Le christianisme est l'appréciation la plus philosophique et la plus rationnelle de Dieu et de la création ; il renferme les trois grandes lois de l'univers, la loi divine, la loi morale, la loi politique : la loi divine, unité de Dieu en trois essences ; la loi morale, charité ; la loi politique, c'est-à-dire la liberté, l'égalité, la fraternité.

Les deux premiers principes sont développés, le troisième, la loi politique, n'a point reçu ses compléments, parce qu'il ne pouvait fleurir tandis que la croyance intelligente de l'être infini et la morale universelle n'étaient pas solidement établies. Or, le christianisme eut d'abord à déblayer les absurdités et les abominations dont l'idolâtrie et l'esclavage avaient encombré le genre humain.

Des personnes éclairées ne comprennent pas qu'un catholique tel que moi s'entête à s'asseoir à l'ombre de ce qu'elles appellent des ruines ; selon ces personnes, c'est une gageure, un parti pris. Mais dites-le-moi, par pitié, où trouverai-je une famille et un Dieu dans la société individuelle et philosophique que vous me proposez ? Dites-le-moi et je vous suis ; sinon ne trouvez pas mauvais que je me couche dans la tombe du Christ, seul abri que vous m'avez laissé en m'abandonnant.

Non, je n'ai point fait une gageure avec moi-même : je suis sincère ; voici ce qui m'est arrivé : de mes projets, de mes études, de mes expériences, il ne m'est resté qu'un détromper complet de toutes les choses que poursuit le monde. Ma conviction religieuse, en grandissant, a dévoré mes autres convictions ; il n'est ici-bas chrétien plus croyant et homme plus incrédule que moi. Loin d'être à son terme, la religion du libérateur entre à peine dans sa troisième période, la période politique, liberté, égalité, fraternité . L'Evangile, sentence d'acquittement, n'a pas été lu encore à tous ; nous en sommes encore aux malédictions prononcées par le Christ : " Malheur à vous qui chargez les hommes de fardeaux qu'ils ne sauraient porter, et qui ne voudriez pas les avoir touchés du bout du doigt ! "

Le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières ; sa transformation enveloppe la transformation universelle. Quand il aura atteint son plus haut point, les ténèbres achèveront de s'éclaircir ; la liberté, crucifiée sur le Calvaire avec le Messie, en descendra avec lui ; elle remettra aux nations ce nouveau testament écrit en leur faveur et jusqu'ici entravé dans ses clauses. Les gouvernements passeront, le mal moral disparaîtra, la réhabilitation annoncera la consommation des siècles de mort et d'oppression nés de la chute.

Quand viendra ce jour désiré ? Quand la société se recomposera-t-elle d'après les moyens secrets du principe générateur ? Nul ne le peut dire ; on ne saurait calculer les résistances des passions.

Plus d'une fois la mort engourdira des races, versera le silence sur les événements comme la neige tombée pendant la nuit fait cesser le bruit des chars. Les nations ne croissent pas aussi rapidement que les individus dont elles sont composées et ne disparaissent pas aussi vite. Que de temps ne faut-il point pour arriver à une seule chose cherchée ! L'agonie du Bas-Empire pensa ne pas finir ; l'ère chrétienne, déjà si étendue, n'a pas suffi à l'abolition de la servitude. Ces calculs, je le sais, ne vont pas au tempérament français ; dans nos révolutions nous n'avons jamais admis l'élément du temps : c'est pourquoi nous sommes toujours ébahis des résultats contraires à nos impatiences. Pleins d'un généreux courage, des jeunes gens se précipitent ; ils s'avancent tête baissée vers une haute région qu'ils entrevoient et qu'ils s'efforcent d'atteindre. Rien de plus digne d'admiration ; mais ils useront leur vie dans ces efforts ; arrivés au terme, de mécompte en mécompte, ils consigneront le poids des années déçues à d'autres générations abusées qui le porteront jusqu'aux tombeaux voisins ; ainsi de suite. Le temps du désert est revenu ; le christianisme recommence dans la stérilité de la Thébaïde, au milieu d'une idolâtrie redoutable, l'idolâtrie de l'homme envers soi.

Il y a deux conséquences dans l'histoire, l'une immédiate et qui est à l'instant connue, l'autre éloignée et qu'on n'aperçoit pas d'abord. Ces conséquences souvent se contredisent ; les unes viennent de notre courte sagesse, les autres de la sagesse perdurable. L'événement providentiel apparaît après l'événement humain. Dieu se lève derrière les hommes. Niez tant qu'il vous plaira le suprême conseil, ne consentez pas à son action, disputez sur les mots, appelez force des choses ou raison ce que le vulgaire appelle Providence, regardez à la fin d'un fait accompli, et vous verrez qu'il a toujours produit le contraire de ce qu'on en attendait, quand il n'a point été établi d'abord sur la morale et sur la justice.

Si le ciel n'a pas prononcé son dernier arrêt ; si un avenir doit être, un avenir puissant et libre, cet avenir est loin encore, loin au delà de l'horizon visible, on n'y pourra parvenir qu'à l'aide de cette espérance chrétienne dont les ailes croissent à mesure que tout semble la trahir, espérance plus longue que le temps et plus forte que le malheur.

 

Chapitre 8

Récapitulation de ma vie.

L'ouvrage inspiré par mes cendres et destiné à mes cendres subsistera-t-il après moi ? Il est possible que mon travail soit mauvais ; il est possible qu'en voyant le jour ces Mémoires s'effacent : du moins les choses que je me serai racontées auront servi à tromper l'ennui de ces dernières heures dont personne ne veut et dont on ne sait que faire. Au bout de la vie est un âge amer : rien ne plaît, parce qu'on n'est digne de rien ; bon à personne, fardeau à tous, près de son dernier gîte, on n'a qu'un pas à faire pour y atteindre : à quoi servirait de rêver sur une plage déserte ? quelles aimables ombres apercevrait-on dans l'avenir ? Fi des nuages qui volent maintenant sur ma tête !

Une idée me revient et me trouble : ma conscience n'est pas rassurée sur l'innocence de mes veilles, je crains mon aveuglement et la complaisance de l'homme pour ses fautes. Ce que j'écris est-il bien selon la justice ? La morale et la charité sont-elles rigoureusement observées ? Ai-je eu le droit de parler des autres ? Que me servirait le repentir, si ces Mémoires faisaient quelque mal ? Ignorés et cachés de la terre, vous de qui la vie agréable aux autels opère des miracles, salut à vos secrètes vertus !

Ce pauvre, dépourvu de science, et dont on ne s'occupera jamais, a, par la seule doctrine de ses moeurs, exercé sur ses compagnons de souffrance l'influence divine qui émanait des vertus du Christ. Le plus beau livre de la terre ne vaut pas un acte inconnu de ces martyrs sans nom dont Hérode avait mêlé le sang à leurs sacrifices .

Vous m'avez vu naître ; vous avez vu mon enfance, l'idolâtrie de ma singulière création dans le château de Combourg, ma présentation à Versailles, mon assistance à Paris au premier spectacle de la Révolution. Dans le nouveau monde je rencontre Washington ; je m'enfonce dans les bois ; le naufrage me ramène sur les côtes de ma Bretagne. Arrivent mes souffrances comme soldat, ma misère comme émigré. Rentré en France, je deviens l'auteur du Génie du Christianisme . Dans une société changée, je compte et je perds des amis. Bonaparte m'arrête et se jette, avec le corps sanglant du duc d'Enghien, devant mes pas ; je m'arrête à mon tour, et je conduis le grand homme de son berceau, en Corse, à sa tombe, à Sainte-Hélène. Je participe à la Restauration et je la vois finir.

Ainsi la vie publique et privée m'a été connue. Quatre fois j'ai traversé les mers ; j'ai suivi le soleil en Orient, touché les ruines de Memphis, de Carthage, de Sparte et d'Athènes ; j'ai prié au tombeau de saint Pierre et adoré sur le Golgotha. Pauvre et riche, puissant et faible, heureux et misérable, homme d'action, homme de pensée, j'ai mis ma main dans le siècle, mon intelligence au désert, l'existence effective s'est montrée à moi au milieu des illusions, de même que la terre apparaît aux matelots parmi les nuages. Si ces faits répandus sur mes songes comme le vernis qui préserve des peintures fragiles, ne disparaissent pas, ils indiqueront le lieu par où a passé ma vie.

Dans chacune de mes trois carrières je m'étais proposé un but important : voyageur, j'ai aspiré à la découverte du monde polaire ; littérateur, j'ai essayé de rétablir le culte sur ses ruines ; homme d'Etat, je me suis efforcé de donner aux peuples le système de la monarchie pondérée, de replacer la France à son rang en Europe, de lui rendre la force que les traités de Vienne lui avaient fait perdre ; j'ai du moins aidé à conquérir celle de nos libertés qui les vaut toutes, la liberté de la presse. Dans l'ordre divin, religion et liberté ; dans l'ordre humain honneur et gloire (qui sont la génération humaine de la religion et de la liberté) : voilà ce que j'ai désiré pour ma patrie.

Des auteurs français de ma date, je suis quasi le seul qui ressemble à ses ouvrages : voyageur, soldat, publiciste, ministre, c'est dans les bois que j'ai chanté les bois, sur les vaisseaux que j'ai peint l'Océan, dans les camps que j'ai parlé des armes, dans l'exil que j'ai appris l'exil dans les cours, dans les affaires, dans les assemblées que j'ai étudié les princes, la politique et les lois.

Les orateurs de la Grèce et de Rome furent mêlés à la chose publique et en partagèrent le sort ; dans l'Italie et l'Espagne de la fin du moyen âge et de la Renaissance les premiers génies des lettres et des arts participèrent au mouvement social. Quelles orageuses et belles vies que celles de Dante, de Tasse, de Camoëns, d'Ercilla, de Cervantes ! En France, anciennement, nos cantiques et nos récits nous parvenaient de nos pèlerinages et de nos combats ; mais, à compter du règne de Louis XIV, nos écrivains ont trop souvent été des hommes isolés dont les talents pouvaient être l'expression de l'esprit, non des faits de leur époque.

Moi, bonheur ou fortune, après avoir campé sous la hutte de l'Iroquois et sous la tente de l'Arabe, après avoir revêtu la casaque du sauvage et le cafetan du Mamelouck, je me suis assis à la table des rois pour retomber dans l'indigence. Je me suis mêlé de paix et de guerre ; j'ai signé des traités et des protocoles ; j'ai assisté à des sièges, des congrès et des conclaves ; à la réédification et à la démolition des trônes ; j'ai fait de l'histoire, et je la pouvais écrire : et ma vie solitaire et silencieuse marchait au travers du tumulte et du bruit avec les filles de mon imagination, Atala, Amélie, Blanca, Velléda, sans parler de ce que je pourrais appeler les réalités de mes jours, si elles n'avaient elles-mêmes la séduction des chimères. J'ai peur d'avoir eu une âme de l'espèce de celle qu'un philosophe ancien appelait une maladie sacrée.

Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent de deux fleuves ; j'ai plongé dans leurs eaux troublées, m'éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue.

 

Chapitre 9

Résumé des changements arrivés sur le globe pendant ma vie.

La géographie entière a changé depuis que, selon l'expression de nos vieilles coutumes, j'ai pu regarder le ciel de mon lit . Si je compare deux globes terrestres, l'un du commencement, l'autre de la fin de ma vie, je ne les reconnais plus. Une cinquième partie de la terre, l'Australie, a été découverte et s'est peuplée : un sixième continent vient d'être aperçu par des voiles françaises dans les glaces du pôle antarctique, et les Parry, les Ross, les Franklin ont tourné, à notre pôle, les côtes qui dessinent la limite de l'Amérique au septentrion ; l'Afrique a ouvert ses mystérieuses solitudes ; enfin il n'y a pas un coin de notre demeure qui soit actuellement ignoré. On attaque toutes les langues de terres qui séparent le monde ; on verra sans doute bientôt des vaisseaux traverser l'isthme de Panama et peut-être l'isthme de Suez.

L'histoire a fait parallèlement au fond du temps des découvertes ; les langues sacrées ont laissé lire leur vocabulaire perdu ; jusque sur les granits de Mezraïm, Champollion a déchiffré ces hiéroglyphes qui semblaient être un sceau mis sur les lèvres du désert, et qui répondait de leur éternelle discrétion [M. Ch. Lenormant, savant compagnon de voyage de Champollion, a préservé la grammaire des obélisques que M. Ampère est allé étudier aujourd'hui sur les ruines de Thèbes et de Memphis. (N.d.A.)] . Que si les révolutions nouvelles ont rayé de la carte la Pologne, la Hollande, Gênes et Venise, d'autres républiques occupent une partie des rivages du grand Océan et de l'Atlantique. Dans ces pays, la civilisation perfectionnée pourrait prêter des secours à une nature énergique : les bateaux à vapeur remonteraient ces fleuves destinés à devenir des communications faciles, après avoir été d'invincibles obstacles ; les bords de ces fleuves se couvriraient de villes et de villages, comme nous avons vu de nouveaux Etats américains sortir des déserts du Kentucky. Dans ces forêts réputées impénétrables fuiraient ces chariots sans chevaux, transportant des poids énormes et des milliers de voyageurs. Sur ces rivières, sur ces chemins, descendraient, avec les arbres pour la construction des vaisseaux, les richesses des mines qui serviraient à les payer ; et l'isthme de Panama romprait sa barrière pour donner passage à ces vaisseaux dans l'une et l'autre mer.

La marine qui emprunte du feu le mouvement ne se borne pas à la navigation des fleuves, elle franchit l'Océan ; les distances s'abrègent ; plus de courants, de moussons, de vents contraires, de blocus, de ports fermés. Il y a loin de ces romans industriels au hameau de Plancouët : en ce temps-là, les dames jouaient aux jeux d'autrefois à leur foyer ; les paysannes filaient le chanvre de leurs vêtements ; la maigre bougie de résine éclairait les veillées de village ; la chimie n'avait point opéré ses prodiges ; les machines n'avaient pas mis en mouvement toutes les eaux et tous les fers pour tisser les laines ou broder les soies ; le gaz resté aux météores ne fournissait point encore l'illumination de nos théâtres et de nos rues.

Ces transformations ne se sont pas bornées à nos séjours : par l'instinct de son immortalité, l'homme a envoyé son intelligence en haut ; à chaque pas qu'il a fait dans le firmament, il a reconnu des miracles de la puissance inénarrable. Cette étoile, qui paraissait simple à nos pères, est double et triple à nos yeux ; les soleils interposés devant les soleils se font ombre et manquent d'espace pour leur multitude. Au centre de l'infini, Dieu voit défiler autour de lui ces magnifiques théories, preuves ajoutées aux preuves de l'Etre suprême.

Représentons-nous, selon la science agrandie, notre chétive planète nageant dans un océan à vagues de soleils, dans cette voie lactée, matière brute de lumière, métal en fusion de mondes que façonnera la main du Créateur. La distance de telles étoiles est si prodigieuse que leur éclat ne pourra parvenir à l'oeil qui les regarde que quand ces étoiles seront éteintes, le foyer avant le rayon. Que l'homme est petit sur l'atome où il se meut ! Mais qu'il est grand comme intelligence ! Il sait quand le visage des astres se doit charger d'ombre, à quelle heure reviennent les comètes après des milliers d'années, lui qui ne vit qu'un instant ! Insecte microscopique inaperçu dans un pli de la robe du ciel, les globes ne lui peuvent cacher un seul de leurs pas dans la profondeur des espaces. Ces astres, nouveaux pour nous, quelles destinées éclaireront-ils ? La révélation de ces astres est-elle liée à quelque nouvelle phase de l'humanité ? Vous le saurez, races à naître ; je l'ignore et je me retire.

Grâce à l'exorbitance de mes années, mon monument est achevé. Ce m'est un grand soulagement ; je sentais quelqu'un qui me poussait : le patron de la barque sur laquelle ma place est retenue m'avertissait qu'il ne me restait qu'un moment pour monter à bord. Si j'avais été le maître de Rome, je dirais, comme Sylla que je finis mes Mémoires la veille même de ma mort ; mais je ne conclurais pas mon récit par ces mots comme il conclut le sien : " J'ai vu en songe un de mes enfants qui me montrait Métella, sa mère, et m'exhortait à venir jouir du repos dans le sein de la félicité éternelle. " Si j'eusse été Sylla, la gloire ne m'aurait jamais pu donner le repos et la félicité.

Des orages nouveaux se formeront ; on croit pressentir des calamités qui l'emporteront sur les afflictions dont nous avons été accablés ; déjà, pour retourner au champ de bataille, on songe à rebander ses vieilles blessures. Cependant, je ne pense pas que des malheurs prochains éclatent : peuples et rois sont également recrus ; des catastrophes imprévues ne fondront pas sur la France : ce qui me suivra ne sera que l'effet de la transformation générale. On touchera sans doute à des stations pénibles ; le monde ne saurait changer de face sans qu'il y ait douleur. Mais, encore un coup, ce ne seront point des révolutions à part, ce sera la grande révolution allant à son terme. Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d'autres peintres : à vous, messieurs.

En traçant ces derniers mots, ce 16 novembre 1841, ma fenêtre, qui donne à l'ouest sur les jardins des Missions étrangères, est ouverte : il est six heures du matin j'aperçois la lune pâle et élargie, elle s'abaisse sur la flèche des Invalides à peine révélée par le premier rayon doré de l'Orient : on dirait que l'ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d'une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu'à m'asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l'éternité. - FIN

 

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Date de dernière mise à jour : 07/04/2016