BIBLIOBUS Littérature française

Livre 9

1. Je vais trouver ma mère à Saint-Malo. - Progrès de la Révolution. - Mon mariage. - 2. Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbé Barthélémy. - Saint-Ange. - Théâtre. - 3. Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat. - 4. Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine. - 5. Opinion de M. de Malesherbes sur l'émigration. - 6. Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland. - Barrère à l'Ermitage. - Seconde Fédération du 14 juillet. - Préparatifs d'émigration. - 7. J'émigre avec mon frère. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontière. - 8. Bruxelles. - Dîner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - Départ pour l'armée des Princes. - Route. - Rencontre de l'armée prussienne. - J'arrive à Trèves. - 9. Armée des Princes. - Amphithéâtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV. - 10. Vie de soldat. - Dernière représentation de l'ancienne France militaire. - 11. Commencement du siège de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais. - 12. Continuation du siège. - Contrastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Patrouille. - Rencontre imprévue. - Effets d'un boulet et d'une bombe. - 13. Marché du camp. - 14. Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle était ma compagnie aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse. - 15. Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville. - 16. Levée du siège. - Entrée à Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-vérole.

 

Chapitre 1

Londres,d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Je vais trouver ma mère à Saint Malo. - Progrès de la Révolution. - Mon mariage.

J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma traversé lui expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait d'envoyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre. Elle me mandait que Lucile était auprès d'elle avec mon oncle de Bedée et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à Saint-Malo, où je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon émigration prochaine.

Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours ; je trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et débordant ses rivages ; je l'avais quittée avec Mirabeau sous la Constituante , je la retrouvai avec Danton sous la Législative .

Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791 avait été connu à Paris. Le 14 décembre 1791, lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le Roi annonça qu'il avait écrit aux princes du corps germanique (notamment à l'électeur de Trèves) sur les armements de l'Allemagne. Les frères de Louis XVI, le prince de Condé, M. de Calonne, le vicomte de Mirabeau et M. de La Queuille furent presque aussitôt déclarés traîtres. Dès le 9 de novembre un précédent décret avait frappé les autres émigrés : c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais me placer ; d'autres auraient peut-être reculé, mais la menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible : l'orgueil de la victoire m'est insupportable.

En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les divisions et les malheurs de la France : les châteaux brûlés ou abandonnés ; les propriétaires à qui l'on avait envoyé des quenouilles, étaient partis ; les femmes vivaient réfugiées dans les villes. Les hameaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la Société monarchique ou des Feuillants , n'existait plus ; l'ignoble dénomination de sans-culottes était devenue populaire ; on n'appelait le Roi que monsieur Veto ou mons Capet .

Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma famille qui cependant déploraient l'inopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme son fils et ses filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les Princes. Mon voyage d'Amérique avait fait brèche à ma fortune ; mes propriétés étaient presque anéanties dans mon partage de cadet par la suppression des droits féodaux ; les bénéfices simples qui me devaient échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte, étaient tombés avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie : on me maria, afin de me procurer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une cause que je n'aimais pas.

Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne, chevalier de Saint-Louis, ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne : charmé de son hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait dans la suite.

M. de Lavigne eut deux fils : l'un d'eux épousa mademoiselle de La Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge, orphelines de père et de mère. L'aînée se maria au comte du Plessis-Parscau, capitaine de vaisseau, fils et petit-fils d'amiraux, aujourd'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et commandant des élèves de la marine à Brest ; la cadette, demeurée chez son grand-père, avait dix-sept ans lorsque, à mon retour d'Amérique j'arrivai à Saint-Malo. Elle était blanche, délicate, mince et fort jolie ; elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux cheveux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à six cent mille francs.

Mes soeurs se mirent en tête de me faire épouser mademoiselle de Lavigne, qui s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. A peine avais-je aperçu trois ou quatre fois mademoiselle de Lavigne ; je la reconnaissais de loin sur le Sillon à sa pelisse rose, sa robe blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, rien n'était épuisé en moi ; l'énergie même de mon existence avait doublé par mes courses. J'étais tourmenté de la muse. Lucile aimait mademoiselle de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma fortune : " Faites donc ! " dis-je. Chez moi l'homme public est inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut emparer de lui, et pour éviter une tracasserie d'une heure, je me rendrais esclave pendant un siècle.

Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux parents fut facilement obtenu : restait à conquérir un oncle maternel, M. de Vauvert, grand démocrate ; or, il s'opposa au mariage de sa nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage religieux fût fait par un prêtre non assermenté , ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en secret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la magistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père M. de Lavigne, était tombé. Mademoiselle de Lavigne, devenue madame de Chateaubriand, sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Victoire, en attendant l'arrêt des tribunaux.

Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aventure, ni amour dans tout cela ; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman : la vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au civil. Les parents des deux familles étant d'accord, M. de Vauvert se désista de la poursuite. Le curé constitutionnel, largement payé ne réclama plus contre la première bénédiction nuptiale, et madame de Chateaubriand sortit du couvent, où Lucile s'était enfermée avec elle.

C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme : elle devine la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause : la tromper en rien est impossible. D'un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, :racontant à merveille, madame de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages ; elle craindrait d'y rencontrer des idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle est instruite et bon juge.

Les inconvénients de madame de Chateaubriand, si elle en a, découlent de la surabondance de ses qualités ; mes inconvénients très réels résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant : " Qu'est-ce que cela fait ? "

Madame de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je été irréprochable envers elle ? Ai-je reporté à ma compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient appartenir ? S'en est-elle jamais plainte ? Quel bonheur a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais démentie ? Elle a subi mes adversités ; elle a été plongée dans les cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de la Restauration, et n'a point trouvé dans les joies maternelles le contrepoids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus peut-être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille, qui consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile et solitaire vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses maux : je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparer quelques impatiences qu'elle m'a données aux soucis que je lui ai causés ? Pourrais-je opposer mes qualités telles quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles ? Qu'est-ce que mes travaux auprès des oeuvres de cette chrétienne ? Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai condamné.

Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma nature, est-il certain que le mariage ait gâté ma destinée ? J'aurais sans doute eu plus de loisir et de repos ; j'aurais été mieux accueilli de certaines sociétés et de certaines grandeurs de la terre ; mais en politique, si madame de Chateaubriand m'a contrarié elle ne m'a jamais arrêté, parce que là, comme en fait d'honneur, je ne juge que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvrages, si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent-ils été meilleurs ? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, où, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma patrie ? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas livré en proie à quelque indigne créature ? N'aurais-je pas gaspillé et sali mes heures comme lord Byron ? Aujourd'hui que je m'enfonce dans les années, toutes mes folies seraient passées ; il ne m'en resterait que le vide et les regrets : vieux garçon sans estime, ou trompé ou détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes sentiments, le mystère de mes pensées, ont peut-être augmenté l'énergie de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne ; d'une flamme cachée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les douceurs que je goûte aujourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon existence que la parue inguérissable. Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attachement a été aussi touchant que profond et sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs.

 

Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Paris. - Anciennes et nouvelles connaissances. - L'abbé Barthélémy. - Saint Ange. - Théâtre.

Je me mariai à la fin de mars 1792, et le 20 avril, l'Assemblée législative déclara la guerre à François II, qui venait de succéder à son père Léopold ; le 10 du même mois, on avait béatifié à Rome Benoît Labre : voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent, de l'autre, il ne fut plus permis aux royalistes de rester à leurs foyers sans être réputés poltrons : il fallut m'acheminer vers le camp que j'étais venu

chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille s'embarquèrent pour Jersey, et moi je partis pour Paris avec ma femme et mes soeurs, Lucile et Julie.

Nous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac Fétou, petit hôtel de Villette. Je me hâtai de chercher ma première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du savant abbé Barthélémy et du poète Saint-Ange. L'abbé a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent ; le talent est un don, une chose isolée ; il se peut rencontrer avec les autres facultés mentales, il peut en être séparé : Saint-Ange en fournissait la preuve ; il se tenait à quatre pour n'être pas bête, mais il ne pouvait s'en empêcher. Un homme dont j'admirais et dont j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre manquait d'esprit, et malheureusement son caractère était au niveau de son esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les Etudes de la nature par la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de l'écrivain !

Rulhière était mort subitement, en 1791, avant mon départ pour l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite maison à Saint-Denis, avec la fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces vers :

D'Egmont avec l'Amour visita cette rive :

Une image de sa beauté

Se peignit un moment sur l'onde fugitive :

D'Egmont a disparu ; l'Amour seul est resté.

Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paris retentissaient encore du Réveil d ' Epiménide et de ce couplet :

J'aime la vertu guerrière

De nos braves défenseurs,

Mais d'un peuple sanguinaire

Je déteste les fureurs.

A l'Europe redoutables,

Soyons libres à jamais

Mais soyons toujours aimables

Et gardons l'esprit français.

A mon retour, il n'était plus question du Réveil d ' Epiménide ; et si le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur. Charles IX avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait principalement aux circonstances ; le tocsin, un peuple armé de poignards, la haine des rois et des prêtres offraient une répétiton à huis clos de la tragédie qui se jouait publiquement. Talma, débutant, continuait ses succès.

Tandis que la tragédie rougissait les rues, la bergerie florissait au théâtre ; il n'était question que d'innocents pasteurs et de virginales pastourelles : champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les roucoulants Tircis et les naïves tricoteuses qui sortaient du spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait joué le rôle de Colin, et mademoiselle Théroigne de Méricourt, celui de Babet. Les Conventionnels se piquaient d'être les plus bénins des hommes : bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leur servaient de nourrices ; ils pleuraient de tendresse à leurs simples jeux, ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l'espèce humaine.

 

Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Changement de physionomie de Paris. - Club des Cordeliers. - Marat.

Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790 ; ce n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre à ses destins, au travers des abîmes, par des voies égarées. L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empressée ; elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons afin de n'être pas aperçus, ou qui rodaient cherchant leur proie : des regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer.

La variété des costumes avait cessé ; le vieux monde s'effaçait ; on avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui n'était alors que le dernier vêtement des condamnés à venir. Les licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les libertés de 1789, ces libertés fantasques et déréglées d'un ordre de choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se nivelaient déjà sous le sceptre populaire : on sentait l'approche d'une jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie d'espérances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme caduc de l'ancienne royauté : car le peuple souverain étant partout, quand il devient tyran, le tyran est partout ; c'est la présence universelle d'un universel Tibère.

Dans la population parisienne se mêlait une population étrangère de coupe-jarrets du midi ; l'avant-garde des Marseillais, que Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil : in vultu vitium , au visage le vice.

A l'Assemblée législative, je ne reconnaissais personne : Mirabeau et les premières idoles de nos troubles, ou n'étaient plus, ou avaient perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.

Vue rétrospective.

La fuite du Roi du 21 juin 1791, fit faire à la Révolution un pas immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que les décrets auraient force de loi, sans qu'il fût besoin de la sanction ou de l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devançant le tribunal révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque, madame Roland demandait la tête de la Reine, en attendant que la Révolution lui demandât la sienne. L'attroupement du Champ-de-Mars avait eu lieu contre le décret qui suspendait le Roi de ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI ; si elle eut eu lieu, le crime du 21 janvier n'aurait pas été commis ; la position du peuple français changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la couronne, et ils la perdirent ; ceux qui croyaient la perdre en demandant la déchéance, l'auraient sauvée. Presque toujours, en politique, le résultat est contraire à la prévision. Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assemblée constituante tint sa dernière séance ; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait la réélection des membres sortants, engendra la Convention. Rien de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux affaires générales, que les résolutions particulières à des individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables.

Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires, ne servit qu'à les rendre plus violentes. Ce fut le dernier acte de l'Assemblée constituante ; elle se sépara le lendemain, et laissa à la France une révolution.

Assemblée législative. - Clubs.

L'Assemblée législative, installée le 1er octobre 1791, roula dans le tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubles ensanglantèrent les départements ; à Caen, on se rassasia de massacres et l'on mangea le coeur de M. de Belzunce.

Le Roi apposa son veto au décret contre les émigrés et à celui qui privait de tout traitement les ecclésiastiques non assermentés. Ces actes légaux augmentèrent l'agitation. Pétion était devenu maire de Paris. Les députés décrétèrent d'accusation, le 1er janvier 1791, les princes émigrés le 2, ils fixèrent à ce ler janvier le commencement de l'an IV de la liberté. Vers le 13 février, les bonnets rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1er mars. L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins hostiles les unes aux autres. Le 20 mars 1791 l'Assemblée législative adopta la mécanique sépulcrale, sans laquelle les jugements de la Terreur n'auraient pu s'exécuter. On l'essaya d'abord sur des morts, afin qu'elle apprît d'eux son oeuvre. On peut parler de cet instrument comme d'un bourreau puisque des personnes, touchées de ses bons services lui faisaient présent de sommes d'argent pour son entretien. L'invention de la machine à meurtre, au moment même où elle était nécessaire au crime est une preuve mémorable de cette intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la face des empires.

Le ministre Roland à l'instigation des Girondins avait été appelé au conseil du Roi. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de Hongrie et de Bohême. Marat publia l' Ami du peuple , malgré le décret dont lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et le régiment de Berchini désertèrent. Isnard parlait de la perfidie de la cour. Gensonné et Brissot dénonçaient le comité autrichien. Une insurrection éclata à propos de la garde du Roi, qui fut licenciée. Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances permanentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau ; le prétexte était le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prêtres ; le Roi courut risque de la vie. La patrie était décrétée en danger, on brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde fédération arrivaient ; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en marche ; ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par Pétion aux Cordeliers.

Les Cordeliers.

Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes concurrentes : celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris faute d'un point de concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent devenues des pouvoirs rivaux.

Le club des Cordeliers était établi dans ce monastère, dont une amende en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint Louis, en 1259 [Elle fut brûlée en 1850.] ; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux ligueurs.

Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions : " Avis fut donné, dit L'Estoile (12 juillet 1593), au duc de Mayenne, de deux cents Cordeliers, arrivés à Paris, se fournissant d'armes et s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cordeliers de Paris tenaient tous les jours conseil... Ce jour, les Seize, assemblés aux Cordeliers, se déchargèrent de leurs armes. " Les ligueurs fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le monastère des Cordeliers, comme une morgue.

Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient été arrachés ; la basilique, écorchée, ne présentait plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, où le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vitraux, des établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus instruments de l'ancienne justice, instruments supplées par un seul, la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées par le bélier hydraulique. Le club des Jacobins épurés emprunta quelques-unes de ces dispositions des Cordeliers.

Orateurs.

Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à choisir, ni sur les moyens à employer ; ils se traitaient de gueux, de gitons, de voleurs, de massacreurs, à la cacophonie des sifflets et des hurlements de leurs différents groupes de diables. Les métaphores étaient prises du matériel des meurtres, empruntées des objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirées des lieux consacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout était appelé par son nom avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de jurements et de blasphèmes. Détruire et produire, mort et génération, on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante, avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants : les petites chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches s'éjouissaient aux fenêtres brisées, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à l'ordre par le tintamarre de l'impuissante sonnette ; mais ne cessant point leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence ; elles tombaient palpitantes, blessées et fatidiques, au milieu du Pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux des stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras nus croisés.

Les plus difformes de la bande obtenaient de préférence la parole. Les infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles : l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires.

Marat et ses amis.

D'après ces préséances de hideur, passait successivement, mêlée aux fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin des gardes-du-corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat, les pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pérorait le premier en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de fou à la cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation mettait sur toutes les faces : " Peuple, il te faut couper deux cent soixante-dix mille têtes ! " A ce Caligula de carrefour succédait le cordonnier athée, Chaumette. Celui-ci était suivi du procureur-général de la lanterne , Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller public de meurtres, épuisé de débauches solitaire, léger républicain à calembours et à bons mots, diseur de gaudrioles de cimetière, lequel déclara qu'aux massacres de septembre, tout s ' était passé avec ordre . Il consentait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la façon du brouet noir au restaurateur Méot.

Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre sous ces docteurs : dans le cercle des bêtes féroces attentives au bas de la chaire, il avait :l'air d'une hyène habillée. Il haleinait les futures effluves du sang ; il humait déjà l'encens, des processions à ânes et à bourreaux :, en attendant le jour ou, chassé du club dés Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour ministre. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet populaire devenait le jouet de ses maîtres : ils lui donnaient des nasardes, lui marchaient sur les pieds ; le bousculaient avec des huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir le chef de la multitude, de monter à l'horloge de l'hôtel-de-ville, d'y sonner le tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal révolutionnaire.

Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la Mort : Chénier fit son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au divin auteur de l'Evangile, on lui dédia cette prière : " Coeur de Jésus, coeur de Marat, ô sacré coeur de Jésus, ô sacré coeur de Marat ! " Ce coeur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde-meuble. On visitait dans un cénotaphe de gazon élevé sur la place du Carrousel, le buste, la baignoire, la lampe et l'écritoire de la divinité. Puis le vent tourna : l'immondice, versée de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée à l'égout.

 

Chapitre 4

Londres, d'avril à septembre 1822.

Danton. - Camille Desmoulins. - Fabre d'Eglantine.

Les scènes des Cordeliers, dont je fus, trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d'Eglantine, organisa les assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus ; Marat se déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les victimes : " Je me f... des prisonniers ", répondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans les départements l'énormité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye.

Prenons garde à l'histoire : Sixte-Quint égala pour le salut des hommes le dévouement de Jacques Clément au mystère de l'Incarnation, comme on compara Marat au Sauveur du monde ; Charles IX écrivit aux gouverneurs des provinces d'imiter les massacres de la Saint Barthélémy, comme Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les Jacobins étaient des plagiaires ; ils le furent encore en immolant Louis XVI à l'instar de Charles Ier. Comme des crimes se sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la Révolution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches : d'une belle nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont admiré que la convulsion.

Danton, plus franc que les Anglais, disait : " Nous ne jugerons pas le Roi, nous le tuerons. " Il disait aussi : " Ces prêtres, ces nobles, ne sont point coupables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils sont hors de place, entravent le mouvement des choses et gênent l'avenir. " Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune étendue de génie : car elles supposent que l'innocence n'est rien, et que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le faire périr, ce qui est faux.

Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait ; il ne s'était affublé du manteau révolutionnaire que pour arriver à la fortune. " Venez brailler avec nous ", conseillait-il à un jeune homme ; " quand vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous voudrez. " Il confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle n'avait pas voulu l'acheter assez cher : effronterie d'une intelligence qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à gueule bée .

Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été l'agent, Danton fut supérieur Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux : " Nous n'avons pas ", disait-il, " détruit la superstition pour établir l'athéisme. " Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans les actions des hommes : les coupables à imagination comme Danton semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et dans le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au peuple : pris collectivement, le peuple est un poète, auteur et acteur ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le dire d'une foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques ; chose si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque chose de superflu donné au tableau et à l'émotion.

Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servit de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logiquement sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir : " C'est moi qui ai fait instituer ce tribunal infâme : j'en demande pardon à Dieu et aux hommes ! " phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être traduit au tribunal, qu'il fallait en déclarer l'infamie.

Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impitoyable à sa propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser son front plus haut que le coutelas suspendu : c'est ce qu'il fit. Du théâtre de la Terreur, où ses pieds se collaient dans le sang épaissi de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination sur la foule, il dit au bourreau : " Tu montreras ma tête au peuple ; elle en vaut la peine. " Le chef de Danton demeura aux mains de l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes : c'était encore de l'égalité.

Le diacre et le sous-diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre d'Eglantine, périrent de la même manière que leur prêtre.

A l'époque où l'on faisait des pensions à la guillotine, où l'on portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de fleur, une petite guillotine en or, ou un petit morceau de coeur de guillotiné, à l'époque où l'on vociférait : Vive l ' enfer ! où l'on célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, où l'on trinquait au néant ; où l'on dansait tout nu le chahut des trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les rejoindre ; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au dernier banquet à la dernière facétie de la douleur. Desmoulins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville : " Quel âge as-tu ? " lui demanda le président. " L'âge du sans-culotte Jésus ", répondit Camille bouffonnant. Une obsession vengeresse forçait ces égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ.

Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, pleine d'énergie en le rendant capable d'amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide et grivoise ironie du tribun ; il assaillit d'un grand air les échafauds qu'il avait aidé à élever. Conformant sa conduite à ses paroles, il ne consentit point à son supplice ; il se colleta avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier gouffre qu'à moitié déchiré.

Fabre d'Eglantine, auteur d'une pièce qui restera, montra, tout au rebours de Desmoulins une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il paraît qu'on n'apprend pas à mourir en tuant les autres.

Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790 ; je trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en 1792 aux boyaudiers législateurs : ils l'éventraient et le disséquaient dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers dépecèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les souterrains du château de Blois.

De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'Eglantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en Amérique et une société mourante en Europe ; entre les forêts du Nouveau Monde et les solitudes de l'exil : je n'avais pas compté quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient déjà épuisés avec elle. A la distance où je suis maintenant de leur apparition, il me semble, que descendu aux enfers dans ma jeunesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte : elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'Outre-Tombe.

 

Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Opinion de M. de Malesherbes sur l'émigration.

Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second voyage qui devait durer neuf ans ; je n'avais à faire avant qu'un autre petit voyage en Allemagne : je courais à l'armée des Princes, je revenais en courant pourfendre la Révolution ; le tout étant terminé en deux ou trois mois. Je hissais ma voile et retournais au Nouveau-Monde avec une révolution de moins et un mariage de plus.

Et cependant, mon zèle surpassait ma foi ; je sentais que l'émigration était une sottise et une folie : " Pelaudé à toutes mains, dit Montaigne, aux Gibelins j'estois Guelfe, aux Guelfes Gibelin. " Mon peu de goût pour la monarchie absolue, ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais : je nourrissais des scrupules, et bien que résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration l'opinion de M. de Malesherbes. Je le trouvai très animé : les crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la tolérance politique de l'ami de Rousseau ; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l'ordre de choses alors existant ; il pensait dans mon cas particulier qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de rejoindre les frères d'un Roi opprimé et livré à ses ennemis. Il approuvait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec moi.

Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur les intérêts de la patrie, etc, etc. Il y répondit ; des raisonnements généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape ; en Angleterre, les barons se soulevant contre Jean-sans-Terre. Enfin, de nos jours, il citait la république des Etats-Unis, implorant le secours de la France. " Ainsi, continuait M. de Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté et à la philosophie, les républicains et les protestants, ne se sont jamais crus coupables en empruntant une force qui pût donner la victoire à leur opinion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, le Nouveau-Monde serait-il aujourd'hui émancipé ? Moi, Malesherbes, moi qui vous parle, n'ai-je pas reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les négociations de Silas Deane, et pourtant Franklin était-il un traître ? La liberté américaine était-elle moins honorable parce qu'elle a été assistée par La Fayette et conquise par des grenadiers français ? Tout gouvernement qui, au lieu d'offrir, des garanties aux lois fondamentales de la société, transgresse lui-même les lois de l'équité, les règles de la justice, n'existe plus et rend l'homme à l'état de nature. Il est licite alors de se défendre comme on peut, de recourir aux moyens qui semblent les plus propres à renverser la tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous. "

Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et appuyés de nombreux exemples historiques, me frappèrent sans me convaincre : je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au point d'honneur. - J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des exemples récents : pendant la guerre d'Espagne, en 1823, le parti républicain français est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie ; les Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et 1831, les secours de la France, et les Portugais de la charte ont envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de l'étranger. Nous avons deux poids et deux mesures : nous approuvons, pour une idée, un système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme.

 

Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Je joue et je perds. - Aventure du fiacre. - Madame Roland Barrère à l'Ermitage. - Seconde Fédération du 14 juillet. - Préparatifs d'émigration.

Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du Roi avaient lieu chez ma belle-soeur : elle venait d'accoucher d'un second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, Christian. J'assistai au baptême de cet enfant, qui ne devait voir son père et sa mère qu'à l'âge où la vie n'a point de souvenir, et apparaît de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon départ traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage : il se trouva que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé ; la nation se chargea de les payer à sa façon. Madame de Chateaubriand avait de plus, du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une forte partie de ces rentes à sa soeur la comtesse du Plessis-Parscau, émigrée. L'argent manquait donc toujours ; il en fallut emprunter.

Un notaire nous procura dix mille francs : je les apportais en assignats chez moi, cul-de-sac Férou, lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, le comte Achard. Il était grand joueur ; il me proposa d'aller aux salons de M... où nous pourrions causer : le diable me pousse ; je monte, je joue, le perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première voiture venue. Je n'avais jamais joué : le jeu produisit sur moi une espèce d'enivrement douloureux ; si cette passion m'eût atteint, elle m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la voiture à Saint-Sulpice, et j'oublie mon portefeuille renfermant l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai laissé les dix mille francs dans un fiacre.

Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non sans avoir envie de me jeter à l'eau ; je vais sur la place du Palais-Royal, où j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier m'apprend que ce numéro appartient à un loueur de carrosses demeurant au haut du faubourg Saint-Denis. Je me rends à la maison de cet homme ; je demeure toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres : il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien ; enfin, à deux heures du matin, je vois entrer mon char. A peine eus-je le temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes, éreintées se laissèrent choir sur la paille, raides, le ventre ballonné les jambes tendues comme si elles étaient mortes.

Le cocher se souvint de m'avoir mené. Aprés moi, il avait chargé un citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins ; après le citoyen, une dame qu'il avait conduite rue de Cléry, n° 13 ; après cette dame, un monsieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Martin. Je promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu, procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souveraineté. La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le fiacre. J'arrive à la troisième station, sans aucune espérance le cocher donne, tant bien que mal le signalement du monsieur qu'il a voituré. Le portier s'écrie : " C'est le Père tel ! " Il me conduit, à travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un récollet resté seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines écoute le récit que je lui fais. " Etes-vous ", me dit-il " le chevalier de Chateaubriand ? - Oui ", répondis-je " Voilà votre portefeuille ", répliqua-t-il " je vous l'aurais porté après mon travail ; j'y avais trouvé votre adresse. " Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son cloître, qui me rendit les quinte cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas émigré : que serais- je devenu ? toute ma. vie était changée. Si je faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être pendu.

Ceci se passait le 16 juin 1792.

Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée à Louis XVI, non pour m'associer à des intrigues de parti. Le licenciement de la nouvelle garde du Roi, dans laquelle se trouvait Murat ; les ministères successifs, de Roland, de Dumouriez, de Duport du Tertre ; les petites conspirations de cour, ou les grands soulèvements populaires, ne m'inspiraient qu'ennui et mépris. J'entendais beaucoup parler de madame Roland, que je ne vis point ; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit extraordinaire. On la disait fort agréable ; reste à savoir si elle l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme montre une préoccupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu d'exemples. Madame Roland avait du caractère plutôt que du génie : le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier.

Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency, visiter l'Ermitage de J.-J. Rousseau : non que je me plusse au souvenir de madame d'Epinay et de cette société factice et dépravée ; mais je voulais dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses moeurs à mes moeurs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage ; j'y rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu désert pendant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde : l'un était M. Maret, de l'empire ; l'autre, M. Barrère, de la République. Le gentil Barrère était venu, loin du bruit, dans sa philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport duquel la Convention décréta que la Terreur était à l ' ordre du jour , échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux têtes ; du fond du baquet de sang, sous l'échafaud, on l'entendait seulement croasser la mort ! Barrère était de l'espèce de ces tigres qu'Open fait naître du souffle léger du vent : Zéphyr vé Favoni aura .

Ginguené, Chamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient charmés de la journée du 20 juin. Laharpe continuant ses leçons au Lycée, criait d'une voix de Stentor : " Insensés ! vous répondiez à toutes les représentations du peuple : Les baïonnettes ! les baïonnettes ! Eh bien ! les voilà les baïonnettes ! " Quoique mon voyage en Amérique m'eût rendu un personnage moins insignifiant, je ne me pouvais élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence. Fontanes courait des dangers par ses anciennes liaisons avec la Société monarchique . Mon frère faisait partie d'un club d' enragés . Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de Vienne et de Berlin ; déjà une affaire assez chaude avait eu lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mons. Il était plus que temps de prendre une détermination.

Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passeports pour Lille : nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les fournitures pour l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom : bien que de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les jardins de Tivoli, avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de Malesherbes. Vers la fin de la journée, nous vîmes errer à la débandade bon nombre fédérés, sur les chapeaux desquels était écrit à la craie : " Portion, ou la mort ! " Tivoli, point de départ de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fêtes. Nos parents se séparèrent de nous sans tristesse ; ils étaient persuadés que nous faisions un voyage d'agrément. Mes quinze cents francs retrouvés semblaient un trésor suffisant pour me ramener triomphant à Paris.

 

Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

J'émigre avec mon frère. - Aventure de Saint-Louis. - Nous passons la frontière.

Le 15 juillet à six heures du matin, nous montâmes en diligence : nous avions arrêté nos places dans le cabriolet auprès du conducteur ; le valet de chambre que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna dans le carrosse, avec les autres voyageurs. Saint-Louis était somnambule ; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux ouverts, mais parfaitement endormi. Il déshabillait mon frère, le mettait au lit, toujours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait pendant ses attaques : " Je sais, je sais ", ne s'éveillant que quand on lui jetait de l'eau froide au visage ; homme d'une quarantaine d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand. Ce pauvre garçon, très-respectueux, n'avait jamais servi d'autre maître que mon frère ; il fut tout troublé, lorsqu'au souper, il lui fallut s'asseoir à la table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, parlant d'accrocher les aristocrates à la lanterne, augmentaient sa frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des Princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence ; nous rentrâmes dans le coupé.

Au milieu de la nuit nous entendons les voyageurs crier, la tête à la portière : " Arrêtez, postillon, arrêtez ! " on arrête, la portière de la diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes : " Descendez, citoyen, descendez ! on n'y tient pas, descendez, cochon ! c'est un brigand ! descendez, descendez ! " Nous descendons aussi. Nous voyons Saint-Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant, promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à fuir à toutes jambes sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le pouvions réclamer car nous nous serions trahis ; il le fallut abandonner à sa destinée. Pris et appréhendé au premier village, il déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de brigade en brigade chez le président de Rosambo : les dépositions de ce malheureux homme servirent à prouver notre émigration, et à envoyer mon frère et ma belle-soeur à l'échafaud.

Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt fois toute l'histoire : " Cet homme avait l'imagination troublée ; il rêvait tout haut ; il disait des choses étranges ; c'était sans doute un conspirateur, un assassin qui fuyait la justice. " Les citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éventails de papier vert à la Constitution . Nous reconnûmes aisément dans ces récits les effets du somnambulisme, de la peur et du vin.

Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au-delà de la frontière. L'émigration avait ses agents de salut qui devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti monarchique était encore puissant, la question non décidée ; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement.

Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes : nous nous arrêtâmes dans une maison écartée, et nous ne nous mîmes en route qu'à dix heures du soir lorsque la nuit fut tout à fait close ; nous ne portions rien avec nous ; nous avions une petite canne à la main ; il n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les forêts américaines.

Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpentaient des sentiers à peine tracés. Les patrouilles françaises et autrichiennes battaient la campagne ; nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrevîmes de loin des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing ; nous ouîmes des pas de chevaux dans des chemins creux, en mettant l'oreille à terre, nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'infanterie. Après trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur la pointe du pied, nous arrivâmes au carrefour d'un bois où quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous criâmes : " Officiers qui vont rejoindre les Princes ! " Nous demandâmes à être conduits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et nous emmena.

Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la France allait faire porter à l'Europe vassale.

Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant les premières années de son règne : il partit de Tournay avec ses compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules : " Les armes attirèrent à elles tous les droits ", dit Tacite. Dans cette ville d'où sortit en 486 le premier roi de la première race, pour former sa longue et puissante monarchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai en 1814, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du premier roi des Franks : omnia migrant .

Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités, et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon d'Orléans, scolastique de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des astres, leur montrant du doigt la voie lactée et les étoiles. J'aurais mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astronome du onzième siècle que des Pandours. Je me plais à ces temps où les chroniques m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été métamorphosé en âne : c'est ce qui pensa m'arriver à moi-même, comme on l'a vu, chez les demoiselles Couppart, mes maîtresses de lecture. Hildebert, en 1114, a remarqué une fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé : c'était peut-être Cérès. La Meuse, que j'allais bientôt traverser fut suspendue en l'air l'année 1118, témoins Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194, entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle entremêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de Camissa, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place lorsqu'on y jetait quelque chose de sale : les consciences d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu. - Lecteur,. je ne perds pas de temps ; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en attendant mon frère qui négocie : le voici ; il revient après s'être expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. Il nous est permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin.

 

Chapitre 8

Londres, d'avril à septembre 1822.

Bruxelles. - Dîner chez le baron de Breteuil. - Rivarol. - Départ pour l'armée des princes. - Route. - Rencontre de l'armée prussienne. - J'arrive à Trève.

Bruxelles était le quartier-général de la haute émigration : les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides-de-camp, attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout neufs : ils paradaient de toute la rigueur de leur légèreté. Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant quelques années, ils les mangèrent en quelques jours : ce n'était pas la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient dédaigneusement cheminer à pied, le sac sur le dos, nous, petits gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous contentant de nos épées.

Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi : il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me séparer.

Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil ; j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment ; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix d'or ; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, et Rivarol que je n'ai vu que cette unique fois dans ma vie. On ne l'avait point nommé ; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il disait, à propos des révolutions : " Le premier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe plus qu'un marbre insensible. " J'avais repris l'habit d'un mesquin sous-lieutenant-d'infanterie ; je devais partir en sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le satisfit : " D'où vient votre frère le chevalier ? " dit-il à mon frère. Je répondis : " De Niagara. " Rivarol s'écria : " De la cataracte ! " Je me tus. Il hasarda un commencement de question : " Monsieur va... ? - Où l'on se bat ", interrompis-je. On se leva de table.

Cette émigration fate m'était odieuse ; j'avais hâte de voir mes pairs, des émigrés comme moi, à six cents livres de rentes. Nous étions bien stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions profité de la victoire.

Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier dont il devint l'aide de camp ; je partis seul pour Coblentz.

Rien de plus historique que le chemin que je suivis ; il rappelait partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je traversai Liège, une de ces républiques municipales, qui tant de fois se soulevèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre. Louis XI, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne.

J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège et la France étaient plus paisibles : l'abbé de Saint-Hubert était obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du roi Dagobert.

A Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France : le drap mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très-chrétien était envoyé au tombeau de Charlemagne, comme un drapeau-lige au fief dominant. Nos Rois prêtaient ainsi foi et hommage, en prenant possession de l'héritage de l'Eternité ; ils juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fidèles, après lui avoir donné le baiser féodal sur la bouche. Du reste, c'était la seule suzeraineté dont la France se reconnût vassale. La cathédrale d'Aix-la Chapelle fut bâtie par Karl-le-Grand et consacrée par Léon III. Deux prélats, ayant manqué à la cérémonie, ils furent remplacés par deux évêques de Maëstricht, depuis longtemps décédés, et qui ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une belle maîtresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point séparer. On attribua cette passion à un charme : la jeune morte examinée, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jetée dans un marais ; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler, il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque Turpin et Pétrarque.

A Cologne, j'admirai la cathédrale : si elle était achevée, ce serait le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs basiliques ; ils se glorifiaient du titre de maître-maçon, caementarius .

Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque tout, avaient été des gentilshommes.

Cologne me remit en mémoire Caligula et Saint Bruno : j'ai vu le reste des digues du premier à Baïes, et la cellule abandonnée du second à la Grande-Chartreuse.

Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz (Confluentia) . L'armée des Princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides inania regna ; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempé des muses barbares, où des chevalier apparaissaient autour des ruines de leurs châteaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre doit survenir.

Entre Coblentz et Trèves, je tombai dans l'armée prussienne : je filais le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne ; le roi et le duc de Brunswick occupaient le centre du carré, composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uniforme blanc attira les yeux du roi ; il me fit appeler : le duc de Brunswick et lui mirent le chapeau à la main, et saluèrent l'ancienne armée française dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de mon régiment, le lieu où j'allais rejoindre les Princes. Cet accueil militaire me toucha : je répondis avec émotion qu'ayant appris en Amérique le malheur de mon Roi, j'étais revenu pour verser mon sang à son service. Les officiers et généraux qui environnaient Frédéric-Guillaume firent un mouvement approbatif et le monarque prussien me dit : " Monsieur, on reconnaît toujours les sentiments de la noblesse française. " Il ôta de nouveau son chapeau, resta découvert et arrêté, jusqu'à ce que j'eusse disparu derrière la masse des grenadiers. On crie maintenant contre les émigrés ; ce sont des tigres qui déchiraient le sein de leur mère ; à l'époque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fidélité au serment passait encore pour un devoir ; aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regardée comme une vertu.

Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pour d'autres que moi, faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre à Trèves, où l'armée des Princes était parvenue : " J'étais un de ces hommes qui attendent l'événement pour se décider. Il y avait trois ans que j'aurais dû être au cantonnement ; j'arrivais quand la victoire était assurée. On n'avait pas besoin de moi ; on n'avait déjà que trop de ces braves après combat. Tous les jours, des escadrons de cavalerie désertaient ; l'artillerie même passait en masse et si cela continuait, on ne saurait que faire de ces gens-là. "

Prodigieuse illusion des partis !

Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand : il me prit sous sa protection, assembla les Bretons et plaida, ma cause. On me fit venir ; je m'expliquai : je dis que j'arrivais, de l'Amérique pour avoir l'honneur de servir avec mes camarades ; que la campagne était ouverte, non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier feu ; qu'au surplus, je me retirerais, si on l'exigeait, mais après avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'affaire s'arrangea : comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je n'eus plus que l'embarras du choix.

 

Chapitre 9

Armée des Princes. - Amphithéâtre romain. - Atala . - Les chemises de Henri IV.

L'armée des Princes était composée de gentilshommes, classés par provinces et servant en qualité de simples soldats : la noblesse remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même où cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers émigrés de divers régiments, également redevenus soldats : de ce nombre étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'enrôler avec La Martinière, dût-il encore être amoureux ; mais le patriotisme armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie bretonne, que commandait M. de Gouyon-Miniac. La noblesse de ma province avait fourni sept compagnies. On en comptait une huitième de jeunes gens du tiers-état : l'uniforme gris-de-fer de cette dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu-de-roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à la même cause et exposés aux mêmes dangers perpétuaient leurs inégalités politiques par des signalements odieux : les vrais héros étaient les soldats plébéiens, puisqu'aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur sacrifice.

Dénombrement de notre petite armée :

Infanterie de soldats nobles et d'officiers ; quatre compagnies de déserteurs, habillés des différents uniformes des régiments dont ils provenaient ; une compagnie d'artillerie ; quelques officiers du génie, avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers calibres (l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presqu'en entier la cause de la Révolution, en firent le succès au dehors). Une très belle cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de Rochefort et de Toulon appuyait notre infanterie. L'émigration générale de ces derniers officiers, replongea la France maritime dans cette faiblesse dont Louis XVI l'avait retirée. Jamais, depuis Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus de gloire. Mes camarades étaient dans la joie ; moi j'avais les larmes aux yeux, quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui ne conduisaient plus les vaisseaux avec lesquels ils humilièrent les Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnons de La Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le cheval consacré à Neptune ; mais ils avaient changé d'élément, et la terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête le pavillon déchiré de la Belle-Poule , sainte relique du drapeau blanc aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était tombée la victoire.

Nous avions des tentes ; du reste nous manquions de tout. Nos fusils, de manufacture allemande armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer. J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne s'abattait pas.

Nous demeurâmes deux jours à Trèves. Ce me fut un grand plaisir de voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien disait : " Fugitifs de Trèves, vous demandez aux Empereurs où est le théâtre et le cirque : que ne demandez-vous où est la ville, où est le peuple ? " Theatra igitur quaeritis, circum a principibus postulatis ? cui, quaeso, statui, cui populo, cui civitati ?

Fugitifs de France, où était le peuple pour qui nous voulions rétablir les monuments de saint Louis ?

Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines ; je tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique ; j'en déposais les pages séparées sur l'herbe autour de moi, je relisais et corrigeais une description de forêt, un passage d' Atala , dans les décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille clissée [clisser : mettre des clisses (Petites claies d'osier, de jonc.), garnir, revêtir de clisses. Ex. revêtir une bouteille avec des brins d'osier choisis pour cet usage.] et de mon petit Homère, me faisait cracher le sang. J'essayais de fourrer Atala avec mes inutiles cartouches dans ma giberne ; mes camarades se moquaient de moi, et arrachaient les feuilles débordantes des deux côtés du couvercle de cuir. La Providence vint à mon secours : une nuit, ayant couché dans un grenier à foin, je ne trouvai plus mes chemises dans mon sac à mon réveil ; on avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu : cet accident, en assurant ma gloire, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. " Combien ai-je de chemises ? " disait Henri IV à son valet de chambre. " Une douzaine, Sire, encore y en a-t-il de déchirées. - Et de mouchoirs, est-ce pas huit que j'ai ? - Il n'y en a pour cette heure que cinq. " Le Béarnais gagna la bataille d'Ivry sans chemises ; je n'ai pu rendre son royaume à ses enfants en perdant les miennes.

 

Chapitre 10

Londres, d'avril à septembre 1822.

Vie de soldat. - Dernière représentation de l'ancienne France militaire.

L'ordre arriva de marcher sur Thionville. Nous faisions cinq à six lieues par jour. Le temps était affreux ; nous cheminions au milieu de la pluie et de la fange, en chantant : O Richard ! ô mon roi ! où Pauvre Jacques ! Arrivés à l'endroit du campement,.n'ayant ni fourgons, ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les fermes et les villages. Nous payions très scrupuleusement ; je subis néanmoins une faction correctionnelle, pour avoir pris, sans y penser, deux poires dans le jardin d'un château. " Un grand clocher, une grande rivière et un grand seigneur dit le proverbe, sont de mauvais voisins. "

Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente, chacun à son tour était chargé du soin de la cuisine : celui-ci allait à la viande, celui-ci au pain, celui-ci au bois, celui-ci à la paille. Je faisais la soupe à merveille ; j'en recevais de grands compliments, surtout quand je mêlais à la ratatouille du lait et des choux, à la mode de Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la. fumée, de sorte que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et mouillées. Cette vie de soldat est très amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l'écot.

Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge ; il le fallait, et souvent : car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des étourdissements ; le mouvement des bras me causait une douleur insupportable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les prêles et les cressons, et au milieu du mouvement de la guerre, je m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l'Amour par une bergère ; cette bergère m'eût été bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes Floridiennes.

Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même âge, de la même :taille, de la même force. Bien différente était la nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, provençal, languedocien. Un père servait avec ses fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière-ban, tout ridicule qu'il paraissait avait quelque chose d'honorable et de touchant parce qu'il était animé de convictions sincères ; il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière représentation d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux gentilshommes, à mine sévère, à poil gris, habit déchiré, sac sur le dos, fusil en bandoulière, se traînant avec un bâton et soutenus sous le bras par un de leurs fils ; j'ai vu M. de Boishue, le père de mon camarade massacré aux Etats de Rennes auprès de moi, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers à la pointe de sa baïonnette, de peur de les user ; j'ai vu de jeunes blessés couchés sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à leur chevet, les envoyant à Saint Louis dont ils s'étaient efforcés de défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des Princes, faisait la guerre à ses dépens tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots.

Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d'aujourd'hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais vu mourir les idées : principes, moeurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il est d'une race différente de l'espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.

Et pourtant, France du dix-neuvième siècle, apprenez à estimer cette vieille France qui vous valait. Vous deviendrez vieille à votre tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des idées surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous êtes sortis de leur sang. S'ils n'eussent été généreusement fidèles aux antiques moeurs, vous n'auriez pas puisé dans cette fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les moeurs nouvelles ; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de vertu.

 

Chapitre 11

Londres, d'avril à septembre 1822.

Commencement du siège de Thionville. - Le chevalier de La Baronnais.

Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. A l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides-de-camp. Rien ne représentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères du Guesclin. Les aides-de-camp nous étaient devenus odieux ; quand il y avait quelque affaire devant Thionville, nous criions : " En avant, les aides-de-camp ! " comme les patriotes criaient : " En avant, les officiers ! "

J'éprouvai un saisissement de coeur, lorsqu'arrivés par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois étaient en France. Passer en armes la frontière de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre : j'eus comme une espèce de révélation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement à la cause qu'ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient ; j'étais là comme Falkland dans l'armée de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la Manche, malade, éclopé, coiffé d'un bonnet de nuit sous son castor à trois cornes, qui ne se crût très fermement capable de mettre en fuite, à lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source de prodiges à une autre époque, ne m'avait pas atteint : je ne me sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras.

Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1er septembre ; car, chemin faisant, nous ne rencontrâmes personne. La cavalerie campa à droite, l'infanterie à gauche du grand chemin qui conduisait à la ville du côté de l'Allemagne De l'assiette du camp on ne découvrait pas la forteresse ; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête d'une colline d'où l'oeil plongeait dans la vallée de la Moselle. Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps autrichien du prince de Waldeck, et la gauche de la même infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge et de Royal-Allemand. Nous nous retranchâmes sur le front par un fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, mes camarades.

Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le comte d'Artois arrivèrent ; ils firent la reconnaissance de la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen la semblât vouloir rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thionville ; mais nous ne fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières. On se logea sur la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la Moselle. On se fusilla de maison en maison ; notre poste se maintint en possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette première affaire ; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie était commandée pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes descendaient jusqu'à la plaine adhérente aux fortifications extérieures de Thionville.

L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné, destiné à nos canons ; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert, pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu accoutumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous ; il nous incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter ; deux pièces de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâmes tomba en dehors des glacis ; il excita les huées de la garnison. Peu de jours après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés se disposèrent à l'attaquer. On remarquait avec le télescope du mouvement sur les remparts. A l'entrée de la nuit, on vit une colonne sortir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin couvert. Ma compagnie fut commandée de renfort. A la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville ; puis, tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu ; nous marchâmes la baïonnette en avant. Les assaillants se retirèrent je ne sais pourquoi ; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient.

Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d'une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur : la balle qui lui ôta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle raideur, qu'elle lui perça les deux tempes. sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d'une cause perdue ! Quand le maréchal d'Aubeterre tint en 17.. les Etats de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais le père, pauvre gentilhomme, demeurant à Dinard, près de Saint-Malo ; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne, aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda amicalement son hôte. " Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n'ai à dîner que mes enfants. " M. de La Baronnais avait vingt-deux garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché, avant la maturité, cette riche moisson du père de famille.

 

Chapitre 12

Londres, d'avril à septembre 1822.

Continuation du siège. - Contastes. - Saints dans les bois. - Bataille de Bouvines. - Rencontre imprévue. - Effets d'un boulet et d'une bombe.

Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit : des pots-à-feu illuminaient les ouvrages de la place, couverts de soldats ; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de Thionville et à nos postes ; malheureusement, ils criaient en français dans les deux camps : " Sentinelles, prenez garde à vous ! "

Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de l'alouette succédait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes. Il en était de même lorsque je rencontrais quelques tués parmi des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des violences de la guerre, je trouvais de petites statues de saints et de Vierge. Une chevrière, un pâtre, un mendiant portant besace agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine dont l'image demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était aveugle ; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le champ de bataille. Le vicaire donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci n'aurait pu déposer la sainte hostie sur les lèvres des communiants. Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il bénissait la lumière !

Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le Silentiaire , Dominique l' Encuirassé , Jacques l" Intercis , Paul le Simple , Basle l' Ermite , et tant d'autres n'étaient point étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées. Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant : " Germain, où étais-tu, lorsque ces brigands ont osé violer ton sanctuaire ? " Une voix sortant de la châsse répondit : " J'étais auprès de Cisoing, non loin du pont de Bouvines ; avec d'autres saints, j'aidais les Français et leur Roi à qui une victoire éclatante a été donnée par notre secours " :

Cui fait auxilio victoria praestita nostro .

Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions jusqu'aux hameaux, sous les premiers retranchements de Thionville. Le village trans-Moselle du grand chemin était sans cesse pris et repris. Je me trouvai deux fois à ces assauts. Les patriotes nous traitaient d'ennemis de la liberté , d' aristocrates , de satellites de Capet ; nous les appelions brigands, coupe-têtes, traîtres et révolutionnaires . On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des combattants devenus témoins impartiaux ; singulier caractère français que les passions mêmes ne peuvent étouffer !

Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis il regardait vivement autour de lui dans l'espoir de voir partir un patriote ; chacun était là avec ses moeurs.

Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien : entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine se déployait le rideau d'un bois contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu ; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les herbes ; je m'approche : un homme étendu de tout son long, le nez en terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé : je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai à demi la tête. Il ouvre des yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains ; j'éclate de rire : c'était mon cousin Moreau ! Je ne l'avais pas vu depuis notre visite à madame de Chastenay.

Couché à plat ventre au descendu d'une bombe, il lui avait été impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre debout ; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au reste il portait un chapelet ; Hugues Métel parle d'un loup qui vers l'an 1203 ou 1204 résolut d'embrasser l'état monastique ; mais n'ayant pu s'habituer au maigre, il se fit chanoine.

En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi, menant son cheval par la bride ; un boulet atteint la bête à l'endroit le plus étroit de l'encolure et la coupe net ; la tête et le cou restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers de marine qui mangeaient assis en rond : la gamelle disparut ; les officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de vaisseau : " Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout ! feu dans ma perruque ! "

Ces coups singuliers semblent appartenir à Thionville : en 1558, François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi y fut tué parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui tenait lors la main sur l ' épaule .

 

Chapitre 13

Londres, d'avril à septembre 1822.

Marché du camp.

Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeuraient sur les voitures : les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons, bouillir des gaudes dans des bassines, sauter des crêpes sur des plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâteaux de mats, des pommes vertes, des oeufs rouges et blancs, des pipes et du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de gros drap, marchandées par les passants, des villageoises, à califourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait rôder devant les fourneaux les vivandiers en blouse, les militaires en uniforme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français. Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin plantées de travers sur un sol raboteux. On s'abritait à l'aventure sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt, comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans les fourgons couverts, en souvenir des rois franks. Les patriotes auraient pu facilement, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de la mariée : Rapit esseda victor, Nubentemque nurum . (Sidoine Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et les étoiles qui brillaient au-dessus.

Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente, j'aimais à souper à la foire. Là recommençaient les histoires du camp ; mais animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus belles.

Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour moi dans celui de Dinarzade que nous lui avions donné, était célèbre par ses contes. il eût été plus correct de dire Sheherazade , mais nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le voyions, nous courions à lui, nous nous le disputions : c'était à qui l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure dévalante, moustaches tristes, yeux faisant la virgule à l'angle extérieur, voix creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète militaire, entre le suicide et le luron Dinarzade, goguenard sérieux, ne riait jamais et on ne le pouvait regarder sans rire. Il était le témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille, rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.

Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un tonneau penché vers nous sur une charrette dont les brancards étaient en l'air. Une chandelle collée à la futaille nous éclairait ; un morceau de serpillière tendu du bout des brancards à deux poteaux nous servait de toit. Dinarzade, son épée de guingois à la façon de Frédéric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les cantinières qui nous apportaient la pitance, restaient avec nous pour écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes qui formaient le choeur, accompagnait le récit des marques de sa surprise, de son approbation ou de son improbation.

" Messieurs, disait le ramenteur, vous avez tous connu le chevalier Vert, qui vivait au temps du roi Jean ? " Et chacun de répondre : " oui, oui. " Dinarzade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée.

" Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puisque vous l'avez vu, était fort beau : quand le vent rebroussait ses cheveux roux sur son casque, cela ressemblait à un tortis de filasse autour d'un turban vert. "

L'assemblée : " Bravo ! "

" Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont-levis d'un château de Picardie, ou d'Auvergne, n'importe. Dans ce château demeurait la Dame des grandes compagnies . Elle reçut bien le chevalier, le fit désarmer, conduire au bain et se vint asseoir avec lui à une table magnifique ; mais elle ne mangea point, et les pages servants étaient muets. "

L'assemblée : " Oh ! oh ! "

" La dame, messieurs, était grande, plate, maigre et disloquée comme la femme du major ; d'ailleurs, beaucoup de physionomie et l'air coquet. Lorsqu'elle riait et montrait ses dents longues sous son nez court, on ne savait plus où l'on en était. Elle devint amoureuse du chevalier et le chevalier amoureux de la dame, bien qu'il en eût peur. "

Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut recharger son brûle-gueule ; on le força de continuer :

" Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de quitter le château ; mais avant de partir, il requiert de la châtelaine l'explication de plusieurs choses étranges ; il lui faisait en même temps une offre loyale de mariage, si, toutefois elle n'était pas sorcière. "

La rapière de Dinarzade était plantée droite et raide entre ses genoux. Assis et penchés en avant, nous faisions au-dessous de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de Saturne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui :

" Oui, messieurs, la Dame des grandes compagnies, c'était la Mort ! "

Et le capitaine, rompant les rangs et s'écriant : " La mort ! la mort ! " mit en fuite les cantinières. La séance fut levée : le brouhaha fut grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au bruit du canon de la place.

 

Chapitre 14

Londres, d'avril à septembre 1822.

Nuit aux faisceaux d'armes. - Chiens hollandais. - Souvenir des Martyrs . - Quelle était ma compagne aux avant-postes. - Encore Eudore. - Ulysse.

Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir régulièrement la Place. On comptait sur des intelligences, et l'on attendait la nouvelle des succès de l'armée prussienne ou de celle de Clairfayt, avec laquelle se trouvait le corps français du duc de Bourbon. Nos petites ressources s'épuisaient ; Paris semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait ; nous étions inondés au milieu de nos travaux ; je m'éveillais quelquefois dans un fossé avec de l'eau jusqu'au cou : le lendemain j'étais perclus.

Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonière, mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre pavillon ; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette espèce de gouttière, je me levais et j'allais avec Ferron me promener devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies que celles de Dinarzade. Nous marchions en silence, écoutant la voix des sentinelles, regardant les lumières des rues de nos tentes, de même que nous avions vu autrefois au collège les lampions de nos corridors. Nous causions du passé et de l'avenir, des fautes que l'on avait commises, de celles que l'on commettrait ; nous déplorions l'aveuglement des Princes, qui croyaient revenir dans leur patrie avec une poignée de serviteurs et raffermir par le bras de l'étranger la couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon camarade, dans ces conversations, que la France voudrait imiter l'Angleterre, que le Roi périrait sur l'échafaud, et que, vraisemblablement, notre expédition devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappé de ma prédiction : c'est la première de ma vie. Depuis ce temps, j'en ai fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoutées ; l'accident était-il arrivé ? on se mettait à l'abri, et l'on m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se retirent dans l'intérieur du navire, ferment les écoutilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête ; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le chien hollandais du vaisseau de la légitimité.

Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée ; ce sont eux que j'ai retracés au sixième livre des Martyrs .

Barbare de l'Armorique au camp des Princes, je portais Homère avec mon épée ; je préférais ma patrie, la pauvre, la petite île d ' Aaron, aux cent villes de la Crète . Je disais comme Télémaque : " L'âpre pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus agréable que ceux où l'on élève des chevaux. " Mes paroles auraient fait rire le candide Ménélas, agaqos Menelaos .

 

Chapitre 15

Londres, d'avril à septembre 1822.

Passage de la Moselle. - Combat. - Libba, sourde et muette. - Attaque sur Thionville.

Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action ; le prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du côté de la France.

Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires, composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers régiments, furent commandés de service. Nous devions être soutenus de Royal-Allemand, des escadrons des mousquetaires et des différents corps des dragons qui couvraient notre gauche : mon frère se trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait épousé une fille de M. de Malesherbes, soeur de madame de Rosambo, et par conséquent tante de ma belle-soeur. Nous escortions trois compagnies d'artillerie autrichienne avec des pièces de gros calibre et une batterie de trois mortiers.

Nous partîmes à six heures du soir ; à dix, nous passâmes la Moselle, au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre :

amoena fluenta

Subterlabentis tacito rumore Mosellae . (Ausone.)

Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. A notre second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de défiler.

Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann était près de nous joindre et que l'action était déjà engagée entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé d'une balle au chanfrein ; il se cabrait en jetant l'écume par la bouche et le sang par les naseaux : ce carabinier, le sabre à la main sur ce cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz manoeuvrait pour nous prendre en flanc ; il avait des pièces de campagne dont le tir entama le régiment de nos volontaires. J'entendis les exclamations de quelques recrues touchées du boulet ; ces derniers cris de la jeunesse arrachée toute vivante de la vie me firent une profonde pitié : je pensai aux pauvres mères.

Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de voir ce qu'il y a de terrible dans le visage d'un homme prêt à verser votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que donne la longue habitude des combats et de la victoire : leurs mouvements étaient mous ils tâtonnaient ; cinquante grenadiers de la vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de vieux et jeunes nobles indisciplinés ; mille à douze cents fantassins s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie autrichienne, ils se retirèrent ; notre cavalerie les poursuivit pendant deux lieues.

Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise sur l'herbe qui ensanglantait sa robe : ses coudes étaient posés sur ses genoux pliés et relevés, sa main passée sous ses cheveux blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou quatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. Elle n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand elle regardait Armand ; elle n'avait jamais entendu le son de la voix de celui qu'elle aimait, et n'entendrait point le premier cri de l'enfant qu'elle portait dans son sein ; si le sépulcre ne renfermait que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue.

Au surplus les champs de carnage sont partout ; au cimetière de l'Est, de Paris, vingt-sept mille tombeaux, deux cent trente mille corps vous apprendront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte.

Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville.

Les tambours ne battaient point ; le commandement se faisait à voix basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie, se glissa le long des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner. L'artillerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des gabions épaulés à la hâte. A une heure du matin, le 6 septembre, une fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt.

Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des troupes de ce côté et n'ayant pas prévu cette insulte, n'avaient rien aux remparts du midi ; nous ne perdîmes pas pour attendre : la garnison arma une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos pièces. Le ciel était en feu ; nous étions ensevelis dans des torrents de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre : exténué de fatigue, je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts où j'étais de garde. Un obus crevé à six pouces de terre, m'envoya un éclat à la cuisse droite. Réveillé du coup, mais ne sentant point la douleur je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma cuisse avec mon mouchoir. A l'affaire de la plaine deux balles avaient frappé mon havresac pendant un mouvement de conversion. Atala , en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi ; il lui restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet.

A quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa ; nous crûmes la ville rendue ; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions, après une marche accablante de trois jours.

Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il avait essayé de franchir, espérant une reddition au moyen de l'attaque simultanée : on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux Princes. Les Autrichiens, ayant tiré à barbette, perdirent un monde considérable ; le prince de Waldeck eut un bras emporté. Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris : ma femme et mes soeurs étaient plus en danger que moi.

 

Chapitre 16

Londres ; d'avril à septembre 1822.

Levée du siège. - Entré à Verdun. - Maladie prussienne. - Retraite. - Petite-Vérole.

Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun, rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy, était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes attestaient le passage de Frédéric-Guillaume.

Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse attachée sur les fortifications de Vauban : elle n'y devait pas rester longtemps, quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des meurtres les plus atroces de la Terreur, fut celui des jeunes filles de Verdun.

" Quatorze jeunes filles de Verdun, dit Riouffe, d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de jeunes vierges parées pour une fête publique, furent menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent tout à coup et furent moissonnées dans leur printemps ; la Cour des femmes avait l'air, le lendemain de leur mort, d'un parterre dégarni de ses fleurs par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de désespoir pareil à celui qu'excita cette barbarie. "

Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux boeufs indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide, Pons de Verdun, acharné contre sa ville natale. Ce que l' Almanach des Muses a fourni d'agents de la Terreur est incroyable ; la vanité des médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons : révolte analogue des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux traditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le sang des vierges : car la Convention décréta, sur son rapport, qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement. Il fit aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de Bonchamp, veuve du célèbre général vendéen. Hélas ! nous autres royalistes à la suite des Princes, nous arrivâmes aux revers de la Vendée, sans avoir passé par sa gloire.

Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, " cette fameuse comtesse de Saint-Balmont, qui, après avoir quitté les habits de femme, montait à cheval et servait elle-même d'escorte aux dames qui l'accompagnaient et qu'elle avait laissées dans son carrosse... " Nous n'étions pas passionnés pour le vieux gaulois , et nous ne nous écrivions pas des billets en langage d ' Amadis. (Arnauld.)

La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée ; j'en fus atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en heure l'ordre de nous porter en avant ; nous reçûmes celui de battre en retraite.

Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma compagnie, qui bientôt se débanda. Jean Balue, fils d'un meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la ville du gué selon Saumaise ( ver dunum ), je portais la besace de la monarchie, mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni cardinal.

Si, dans les romans que j'ai écrits j'ai touché à ma propre histoire, dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées sous mes yeux :

" Quand on licencie une armée, elle retourne dans ses foyers ; mais les soldats de l'armée de Condé avaient-ils des foyers ? où les devait guider le bâton qu'on leur permettait à peine de couper dans les bois de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet qu'ils avaient pris pour la défense de leur Roi ?

Il fallut se séparer. Les frères d'armes se dirent un dernier adieu, et prirent divers chemins sur la terre. Tous allèrent, avant de partir, saluer leur père et leur capitaine, le vieux Condé en cheveux blancs : le patriarche de la gloire donna sa bénédiction à ses enfants, pleura sur sa tribu dispersée et vit tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un homme qui voit, s'écrouler les toits paternels. "

Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons ; tant les hommes et les empires passent vite ! tant la renommée la plus extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun !

Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins ; on rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labourée, j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux ; Ferron et un autre de mes camarades m'en arrachèrent malgré moi : je les priais de me laisser là. Je préférais mourir.

Le capitaine de ma compagnie, M. de Gouyon-Miniac, me délivra le 16 octobre, au camp près de Longwy, un certificat de congé fort honorable. A Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots attelés : les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les autres appuyés sur le nez étaient morts, et leurs cadavres se tenaient raidis entre les brancards : on eût dit des ombres d'une bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je comptais faire, je lui répondis : " Si je puis parvenir à Ostende, je m'embarquerai pour Jersey où je trouverai mon oncle de Bedée de là, je serai à même de rejoindre les royalistes de Bretagne. "

La fièvre me minait ; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures de vomissements, une ébullition me couvrit le corps et le visage ; une petite-vérole confluente se déclara ; elle rentrait et sortait alternativement selon les impressions de l'air. Arrangé de la sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche que j'étais de dix-huit livres tournois ; tout cela pour la plus grande gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus de trois francs, étant attendu à Luxembourg, me quitta.

 

 

Livre 10

Date de dernière mise à jour : 03/04/2016