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BIBLIOBUS Littérature française

Livre 6

 

 

1. Prologue. - 2. Traversée de l'océan. - 3. Francis Tulloch. - Christophe Colomb. - Camoëns. - 4. Les Açores. - Ile Graciosa. - 5. Jeux marins. - Ile Saint-Pierre. - 6. Côtes de la Virginie. - Soleil couchant. - Péril. - J'aborde en Amérique. - Baltimore. - Séparation des passagers. - Tulloch. - 7. Philadelphie. - Le général Washington. - 8. Parallèle de Washington et de Bonaparte.

 

Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Trente et un ans après m'être embarqué, simple sous-lieutenant, pour l'Amérique, je m'embarquais pour Londres, avec un passeport conçu en ces termes : " Laissez passer " disait ce passeport, " laissez passer sa seigneurie le vicomte de Chateaubriand, pair de France, ambassadeur du Roi près Sa Majesté britannique, etc., etc. ". Point de signalement ; ma grandeur devait faire connaître mon visage en tous lieux. Un bateau à vapeur, nolisé [Signifie affréter.] pour moi seul, me porte de Calais à Douvres. En mettant le pied sur le sol anglais, le 5 avril 1822, je suis salué par le canon du fort. Un officier vient de la part du commandant, m'offrir une garde d'honneur. Descendu à Shipwright-Inn, le maître et les garçons de l'auberge me reçurent bras pendants et têtes nues. Madame la mairesse m'invite à une soirée, au nom des plus belles dames de la ville. M. Billing, attaché à mon ambassade, m'attendait. Un dîner d'énormes poissons et de monstrueux quartiers de boeuf restaura monsieur l'ambassadeur, qui n'a point d'appétit et qui n'était pas du tout fatigué. Le peuple, attroupé sous mes fenêtres, fait retentir l'air de huzzas. L'officier revint et posa, malgré moi, des sentinelles à ma porte. Le lendemain, après avoir distribué force argent du Roi mon maître, je me suis mis en route pour Londres, au ronflement du canon, dans une légère voiture, qu'emportaient quatre beaux chevaux menés au grand trot par deux élégants jockeys. Mes gens suivaient dans d'autres carrosses, des courriers à ma livrée accompagnaient le cortège. Nous passons Cantorbery, attirant les yeux de John-Bull et des équipages qui nous croisaient. A Black-Heath, bruyère jadis hantée des voleurs, je trouvai un village tout neuf. Bientôt m'apparut l'immense calotte de fumée qui couvre la cité de Londres.

Plongé dans le gouffre de vapeur charbonnée, comme dans une des gueules du Tartare, traversant la ville entière dont je reconnaissais les rues, j'abordai l'hôtel de l'ambassade, Portland-Place. Le chargé d'affaires, M. le comte Georges de Caraman, MM. les secrétaires d'ambassade, M. le vicomte de Marcellus, M. le baron E. Decazes, M. de Bourqueney, les attachés à l'ambassade, m'accueillent avec une noble politesse. Tous les huissiers, concierges, valets de chambre, valets de pied de l'hôtel, étaient assemblés sur le trottoir. On me présenta les cartes des ministres anglais et des ambassadeurs étrangers, déjà instruits de ma prochaine arrivée.

Le 17 mai de l'an de grâce 1793, je débarquai pour la même ville de Londres, humble et obscur voyageur, à Southampton, venant de Jersey. Aucune mairesse ne s'aperçut que je passais ; le maire de la ville, William Smith, me délivra le 18, pour Londres, une feuille de route à laquelle était joint un extrait de l' Alien-bill . Mon signalement porte en anglais : " François de Chateaubriand, officier français à l'armée des émigrés ( french officer in the émigrant army ), taille de cinq pieds quatre pouces ( five Feet for inches high ), mince ( thin shape ), favoris et cheveux bruns ( Brown hair and fits ) ". Je partageai modestement la voiture la moins chère avec quelques matelots en congé ; je relayai aux plus chétives tavernes ; j'entrai pauvre, malade, inconnu, dans une ville opulente et fameuse, où M. Pitt régnait ; j'allai loger, à six schillings par mois, sous le lattis d'un grenier que m'avait préparé un cousin de Bretagne, au bout d'une petite rue qui joignait Tottenham-Court-Road.

Ah ! Monseigneur, que votre vie

D'honneurs aujourd'hui si remplie,

Diffère de ces heureux temps !

Cependant une autre obscurité m'enténébrait à Londres. Ma place politique mettait à l'ombre ma renommée littéraire ; il n'y a pas un sot dans les trois royaumes qui ne préférât l'ambassadeur de Louis XVIII à l'auteur du Génie du Christianisme . Je verrai comment la chose tournera après ma mort, ou quand j'aurai cessé de remplacer M. le duc Decazes auprès de Georges IV, succession aussi bizarre que le reste de ma vie.

Arrivé à Londres comme ambassadeur français, un de mes plus grands plaisirs était de laisser ma voiture au coin d'un square, et d'aller à pied parcourir les ruelles que j'avais jadis fréquentées, les faubourgs populaires et à bon marché, où se réfugie le malheur sous la protection d'une même souffrance, les abris ignorés que je hantais avec mes associés de détresse, ne sachant si j'aurais du pain le lendemain, moi dont trois et quatre services couvraient la table en 1822. A toutes ces portes étroites et indigentes qui m'étaient autrefois ouvertes, je ne rencontrais que des visages étrangers. Je ne voyais plus errer mes compatriotes, reconnaissables à leurs gestes, à leur manière de marcher, à la forme et à la vétusté de leurs habits ; je n'apercevais plus ces prêtres martyrs, portant le petit collet, le grand chapeau à trois cornes, la longue redingote noire usée, et que les Anglais saluaient en passant. De larges rues bordées de palais avaient été percées, des ponts bâtis, des promenades plantées : Regent ' s-Park occupait, auprès de Portland-Place , les anciennes prairies couvertes de troupeaux de vaches. Un cimetière, perspective de la lucarne d'un de mes greniers, avait disparu dans l'enceinte d'une fabrique. Quand je me rendais chez lord Liverpool, j'avais de la peine à retrouver l'espace vide de l'échafaud de Charles Ier ; des bâtisses nouvelles, resserrant la statue de Charles II, s'étaient avancées avec l'oubli sur des événements mémorables.

Que je regrettais, au milieu de mes insipides pompes, ce monde de tribulations et de larmes, ces temps où je mêlais mes peines à celles d'une colonie d'infortunés ! Il est donc vrai que tout change, que le malheur même périt comme la prospérité ! Que sont devenus mes frères en émigration ? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées : ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis ; ils sont moins heureux dans leur patrie qu'ils ne l'étaient sur la terre étrangère. N'avions-nous pas sur cette terre nos réunions, nos divertissements, nos fêtes et surtout notre jeunesse ? Des mères de famille, des jeunes filles qui commençaient la vie par l'adversité, apportaient le fruit semainier du labeur pour s'éjouir à quelque danse de la patrie. Des attachements se formaient dans les causeries du soir après le travail, sur les gazons d'Hamstead et de Primrose-Hill. A des chapelles ornées de nos mains dans de vieilles masures, nous priions le 21 janvier et le jour de la mort de la Reine, tout émus d'une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions le long de la Tamise, tantôt voir surgir aux docks les vaisseaux chargés des richesses du monde, tantôt admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paternel : toutes ces choses sont de véritables félicités !

Quand je rentrais en 1822, au lieu d'être reçu par mon ami, tremblotant de froid, qui m'ouvre la porte de notre grenier en me tutoyant, qui se couche sur son grabat auprès du mien, en se recouvrant de son mince habit et ayant pour lampe le clair de lune, - je passais à la lueur des flambeaux entre deux files de laquais, qui allaient aboutir à cinq ou six respectueux secrétaires. J'arrivais, tout criblé sur ma route des mots : Monseigneur , Mylord, Votre Excellence, Monsieur l ' ambassadeur , à un salon tapissé d'or et de soie. - Je vous en supplie, messieurs, laissez-moi ! Trêve de ces Mylords ! Que voulez-vous que je fasse de vous ? Allez rire à la chancellerie, comme si je n'étais pas là. Prétendez-vous me faire prendre au sérieux cette mascarade ? Pensez-vous que je sois assez bête, pour me croire changé de nature, parce que j'ai changé d'habit ? Le marquis de Londonderry va venir, dites-vous ; le duc de Wellington m'a demandé ; M. Canning me cherche ; lady Jersey m'attend à dîner, avec M. Brougham ; lady Gwidir m'espère, à dix heures, dans sa loge à l'opéra ; lady Mansfieid, à minuit, à Almacks. - Miséricorde ! où me fourrer ! qui me délivrera ? qui m'arrachera à ces persécutions ? Revenez, beaux jours de ma misère et de ma solitude ! Ressuscitez, compagnons de mon exil ! Allons, mes vieux camarades du lit de camp et de la couche de paille, allons dans la campagne, dans le petit jardin d'une taverne dédaignée, boire sur un banc de bois une tasse de mauvais thé, en parlant de nos folles espérances et de notre ingrate patrie, en devisant de nos chagrins, en cherchant le moyen de nous assister les uns les autres, de secourir un de nos parents encore plus nécessiteux que nous.

Voilà ce que j'éprouvais, ce que je me disais dans ces premiers jours de mon ambassade à Londres. Je n'échappais à la tristesse qui m'assiégeait sous mon toit, qu'en me saturant d'une tristesse moins pesante dans le parc de Kensington. Lui, ce parc, n'est point changé, comme j'ai pu m'en assurer en 1843 ; les arbres seulement ont grandi ; toujours solitaire, les oiseaux y font leur nid en paix. Ce n'est plus même la mode de se rassembler dans ce lieu, comme au temps que la plus belle des Françaises, madame Récamier, y passait suivie de la foule. Du bord des pelouses désertes de Kensington, j'aimais à voir courre, à travers Hyde-Park, les troupes de chevaux, les voitures des fashionables, parmi lesquelles figure en 1822 mon tilbury vide, tandis que, redevenu gentillâtre émigré, je remontais l'allée où le confesseur banni disait autrefois son bréviaire.

C'est dans ce parc de Kensington que j'ai médité l ' Essai historique ; que, relisant le journal de mes courses d'outre-mer, j'en ai tiré les amours d' Atala ; c'est aussi dans ce parc, après avoir erré au loin dans les campagnes sous un ciel baissé, blondissant et comme pénétré de la clarté polaire, que je traçai au crayon les premières ébauches des passions de René . Je déposais, la nuit, la moisson de mes rêveries du jour dans l ' Essai historique et dans les Natchez . Les deux manuscrits marchaient de front, bien que souvent je manquasse d'argent pour en acheter le papier, et que j'en assemblasse les feuillets avec des pointes arrachées aux tasseaux de mon grenier, faute de fil.

Ces lieux de mes premières inspirations me faisaient sentir leur puissance ; ils reflétaient sur le présent la douce lumière des souvenirs : - je me sens en train de reprendre la plume. Tant d'heures sont perdues dans les ambassades ! Le temps ne me fault pas plus ici qu'à Berlin pour continuer mes Mémoires , édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines. Mes secrétaires à Londres désiraient aller le matin à des pique-niques, et le soir au bal : très volontiers ! Les gens, Peter, Valentin, Lewis allaient à leur tour au cabaret, et les femmes, Rose, Peggy, Maria, à la promenade des trottoirs ; j'en étais charmé. On me laissait la clef de la porte extérieure : monsieur l'ambassadeur était commis à la garde de sa maison, si on frappe, il ouvrira. Tout le monde est sorti, me voilà seul : mettons-nous à l'oeuvre.

Il y a vingt-deux ans, je viens de le dire, que j'esquissais à Londres les Natchez et Atala ; j'en suis précisément dans mes Mémoires à l'époque de mes voyages en Amérique : cela se rejoint à merveille. Supprimons ces vingt-deux ans comme ils sont en effet supprimés de ma vie, et partons pour les forêts du Nouveau-Monde : le récit de mon ambassade viendra à sa date, quand il plaira à Dieu ; mais pour peu que je reste ici quelques mois, j'aurai le loisir d'arriver de la cataracte de Niagara à l'armée des Princes en Allemagne, et de l'armée des Princes à ma retraite en Angleterre. L'ambassadeur du Roi de France peut raconter l'histoire de l'émigré français dans le lieu même où celui-ci était exilé.

 

Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Traversée de l'océan.

Le livre précédent se termine par mon embarquement à Saint-Malo. Bientôt nous sortîmes de la Manche, et l'immense houle de l'ouest nous annonça l'Atlantique.

Il est difficile aux personnes qui n'ont jamais navigué, de se faire une idée des sentiments qu'on éprouve, lorsque du bord d'un vaisseau on n'aperçoit de toutes parts que la face sérieuse de l'abîme. Il y a dans la vie périlleuse du marin une indépendance qui tient de l'absence de la terre ; on laisse sur le rivage les passions des hommes ; entre le monde que l'on quitte et celui que l'on cherche, on n'a pour amour et pour patrie que l'élément sur lequel on est porté : plus de devoirs à remplir, plus de visites à rendre, plus de journaux, plus de politique. La langue même des matelots n'est pas la langue ordinaire : c'est une langue telle que la parlent l'océan et le ciel, le calme et la tempête. Vous habitez un univers d'eau parmi des créatures dont le vêtement, les goûts les manières, le visage, ne ressemblent point aux peuples autochtones ; elles ont la rudesse du loup marin et la légèreté de l'oiseau ; on ne voit point sur leur front les soucis de la société ; les rides qui le traversent ressemblent aux plissures de la voile diminuée, et sont moins creusées par l'âge que par la bise, ainsi que dans les flots. La peau de ces créatures, imprégnée de sel, est rouge et rigide, comme la surface de l'écueil battu de la lame.

Les matelots se passionnent pour leur navire. Ils pleurent de regret en le quittant, de tendresse en le retrouvant. Ils ne peuvent rester dans leur famille ; après avoir juré cent fois qu'ils ne s'exposeront plus à la mer, il leur est impossible de s'en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d'une maîtresse orageuse et infidèle.

Dans les docks de Londres et de Plymouth, il n'est pas rare de trouver des sailors nés sur des vaisseaux : depuis leur enfance jusqu'à leur vieillesse, ils ne sont jamais descendus au rivage ; ils n'ont vu la terre que du bord de leur berceau flottant, spectateurs du monde où ils ne sont point entrés. Dans cette vie réduite à un si petit espace, sous les nuages et sur les abîmes, tout s'anime pour le marinier : une ancre, une voile, un mât, un canon, sont des personnages qu'on affectionne et qui ont chacun leur histoire.

La voile fut déchirée sur la côte du Labrador ; le maître voilier lui mit la pièce que vous voyez.

L'ancre sauva le vaisseau quand il eut chassé sur ses autres ancres, au milieu des coraux des îles Sandwich.

Le mât fut rompu dans une bourrasque au cap de Bonne-Espérance ; il n'était que d'un seul jet. Il est beaucoup plus fort depuis qu'il est composé de deux pièces.

Le canon est le seul qui ne fut pas démonté au combat de la Chesapeake.

Les nouvelles du bord sont des plus intéressantes : on vient de jeter le loch ; le navire file dix noeuds.

Le ciel est clair à midi ; on a pris hauteur : on est à telle latitude.

On a fait le point : il y a tant de lieues gagnées en bonne route.

La déclinaison de l'aiguille est de tant de degrés : on s'est élevé au nord.

Le sable des sabliers passe mal : on aura de la pluie.

On a remarqué des procellaria dans le sillage du vaisseau : on essuiera un grain.

Des poissons volants se sont montrés au sud : le temps va calmer.

Une éclaircie s'est formée à l'ouest dans les nuages : c'est le pied du vent, demain le vent soufflera de ce côté.

L'eau a changé de couleur. On a vu flotter du bois et des goëmons ; on a aperçu des mouettes et des canards ; un petit oiseau est venu se percher sur les vergues : il faut mettre le cap dehors, car on approche de terre, et il n'est pas bon de l'accoster la nuit.

Dans l'épinette, il y a un coq favori et pour ainsi dire sacré qui survit à tous les autres ; il est fameux pour avoir chanté pendant un combat, comme dans la cour d'une ferme au milieu de ses poules. Sous les ponts habite un chat : peau verdâtre zébrée, queue pelée, moustaches de crin, ferme sur ses pattes, opposant le contrepoids au tangage et le balancier au roulis ; il a fait deux fois le tour du monde et s'est sauvé d'un naufrage sur un tonneau. Les mousses donnent au coq du biscuit trempé dans du vin, et Matou a le privilège de dormir, quand il lui plaît, dans le witchoura du second capitaine.

Le vieux matelot ressemble au vieux laboureur. Leurs moissons sont différentes, il est vrai : le matelot a mené une vie errante, le laboureur n'a jamais quitté son champ ; mais ils connaissent également les étoiles et prédisent l'avenir en creusant leurs sillons. A l'un, l'alouette, le rouge-gorge, le rossignol ; à l'autre, la procellaria, le courlis, l'alcyon, - leurs prophètes. Ils se retirent le soir celui-ci dans sa cabine, celui-là dans sa chaumière ; frêlés demeures, où l'ouragan qui les ébranle n'agite point des consciences tranquilles.

If the wind tempestuous is blowing,

Still ne danger they descry ;

The guiltless heart its boon bestowing,

Soothes them with its Lullaby, etc., etc.

" Si le vent souffle orageux, ils n'aperçoivent aucun danger ; le coeur innocent, versant son baume, les berce avec ses dodo, l ' enfant do ; dodo, l ' enfant do , etc. "

Le matelot ne sait où la mort le surprendra, à quel bord il laissera sa vie : peut-être, quand il aura mêlé au vent son dernier soupir, sera-t-il lancé au sein des flots attaché sur deux avirons, pour continuer son voyage, peut-être sera-t-il enterré dans un îlot désert que l'on ne retrouvera jamais, ainsi qu'il a dormi isolé dans son hamac, au milieu de l'océan.

Le vaisseau seul est un spectacle : sensible au plus léger mouvement du gouvernail, hippogriffe ou coursier ailé il obéit à la main du pilote, comme un cheval à la main d'un cavalier. L'élégance des mâts et des cordages, la légèreté des matelots qui voltigent sur les vergues, les différents aspects dans lesquels se présente le navire soit qu'il vogue penché par un autan contraire, soit qu'il fuie droit devant un aquilon favorable, font de cette machine savante une des merveilles du génie de l'homme. Tantôt la lame et son écume brise et rejaillit contre la carène ; tantôt l'onde paisible se divise, sans résistance, devant la proue. Les pavillons, les flammes, les voiles achèvent la beauté de ce palais de Neptune : les plus basses voiles déployées dans leur largeur, s'arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus hautes, comprimées dans leur milieu, ressemblent aux mamelles d'une sirène. Animé d'un souffle impétueux, le navire, avec sa quille, comme avec le soc d'une charrue, laboure à grand bruit le champ des mers.

Sur ce chemin de l'océan le long duquel on n'aperçoit ni arbres, ni villages, ni villes, ni tours, ni clochers, ni tombeaux ; sur cette route sans colonnes, sans pierres milliaires, qui n'a pour bornes que les vagues pour relais que les vents, pour flambeaux que les astres, la plus belle des aventures, quand on n'est pas en quête de terres et de mers inconnues, est la rencontre de deux vaisseaux. On se découvre mutuellement à l'horizon avec la longue-vue ; on se dirige les uns vers les autres. Les équipages et les passagers s'empressent sur le pont. Les deux bâtiments s'approchent, hissent leur pavillon, carguent à demi leurs voiles, se mettent en travers. Quand tout est silence, les deux capitaines, placés sur le gaillard d'arrière, se hèlent avec le porte-voix : " Le nom du navire ? De quel port ? Le nom du capitaine ? D'où vient-il ? Combien de jours ? de traversée ? La latitude et la longitude ? Adieu, va ! " on lâche les ris ; la voile retombe. Les matelots et les passagers des deux vaisseaux se regardent fuir, sans mot dire : les uns vont chercher le soleil de l'Asie, les autres le soleil de l'Europe, qui les verront également mourir. Le temps emporte et sépare les voyageurs sur la terre, plus promptement encore que le vent ne les emporte et ne les sépare sur l'océan ; se fait un signe de loin : Adieu, va ! Le port commun est l'éternité.

Et si le vaisseau rencontré était celui de Cook ou de La Pérouse ?

Le maître de l'équipage de mon vaisseau malouin était un ancien subrécargue, appelé Pierre Villeneuve, dont le nom seul me plaisait à cause de la bonne Villeneuve. Il avait servi dans l'Inde sous le Bailli de Suffren, et en Amérique sous le comte d'Estaing ; il s'était trouvé à une multitude d'affaires. Appuyé sur l'avant du vaisseau, auprès du beaupré, de même qu'un vétéran assis sous la treille de son petit jardin dans le fossé des Invalides, Pierre, en mâchant une chique de tabac, qui lui enflait la joue comme une fluxion, me peignait le moment du branle-bas, l'effet des détonations de l'artillerie sous les ponts, le ravage des boulets dans leurs ricochets contre les affûts, les canons, les pièces de charpente. Je le faisais parler des Indiens, des nègres, des colons. Je lui demandais comment étaient habillés les peuples, comment les arbres faits, quelle couleur avaient la terre et le ciel, quel goût les fruits ; si les ananas étaient meilleurs que les pêches, les palmiers plus beaux que les chênes. Il m'expliquait tout cela par des comparaisons prises des choses que je connaissais : le palmier était un grand chou, la robe d'un Indien celle de ma grand-mère ; les chameaux ressemblaient à un âne bossu ; tous les peuples de l'orient, et notamment les Chinois, étaient des poltrons et des voleurs. Villeneuve était de Bretagne, et nous ne manquions pas de finir par l'éloge de l'incomparable beauté de notre patrie.

La cloche interrompait nos conversations ; elle réglait les quarts, l'heure de l'habillement, celle de la revue, celle des repas. Le matin, à un signal, l'équipage, rangé sur le pont, dépouillait la chemise bleue pour en revêtir une autre qui séchait dans les haubans. La chemise quittée était immédiatement lavée dans des baquets, où cette pension de phoques savonnait aussi des faces brunes et des pattes goudronnées.

Au repas du midi et du soir, les matelots, assis en rond autour des gamelles, plongeaient l'un après l'autre, régulièrement et sans fraude, leur cuiller d'étain dans la soupe flottante au roulis. Ceux qui n'avaient pas faim, vendaient, pour un morceau de tabac ou pour un verre d'eau-de-vie, leur portion de biscuit et de viande salée à leurs camarades. Les passagers mangeaient dans la chambre du capitaine. Quand il faisait beau, on tendait une voile sur l'arrière du vaisseau, et l'on dînait à la vue d'une mer bleue, tachetée ça et là de marques blanches par les écorchures de la brise.

Enveloppé de mon manteau, je me couchais la nuit sur le tillac. Mes regards contemplaient les étoiles au-dessus de ma tête. La voile enflée me renvoyait la fraîcheur de la brise qui me berçait sous le dôme céleste : à demi assoupi et poussé par le vent, je changeais de ciel en changeant de rêve.

Les passagers, à bord d'un vaisseau, offrent une société différente de celle de l'équipage : ils appartiennent à un autre élément ; leurs destinées sont de la terre. Les uns courent chercher la fortune, les autres le repos ; ceux-là retournent à leur patrie, ceux-ci la quittent ; d'autres naviguent pour s'instruire des moeurs des peuples, pour étudier les sciences et les arts. On a le loisir de se connaître dans cette hôtellerie errante qui voyage avec le voyageur, d'apprendre maintes aventures, de concevoir des antipathies, de contracter des amitiés. Quand vont et viennent ces jeunes femmes nées du sang anglais et du sang indien, qui joignent à la beauté de Clarisse la délicatesse de Sacontala, alors se forment des chaînes que nouent et dénouent les vents parfumés de Ceylan, douces comme eux, comme eux légères.

 

Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Francis Tulloch. - Cristophe Colomb. - Camoëns.

Parmi les passagers, mes compagnons, se trouvait un jeune Anglais. Francis Tulloch avait servi dans l'artillerie : peintre, musicien, mathématicien, il parlait plusieurs langues. L'abbé Nagot, supérieur des Sulpiciens, ayant rencontré l'officier anglican, en fit un catholique : il emmenait son néophyte à Baltimore.

Je m'accointai avec Tulloch : comme j'étais alors profond philosophe, je l'invitais à revenir chez ses parents. Le spectacle que nous avions sous les yeux le transportait d'admiration. Nous nous levions la nuit, lorsque le pont était abandonné à l'officier de quart et à quelques matelots qui fumaient leur pipe en silence : Tuta aequora silent . Le vaisseau roulait au gré des lames sourdes et lentes, tandis que des étincelles de feu couraient avec une blanche écume le long de ses flancs. Des milliers d'étoiles rayonnant dans le sombre azur du dôme céleste, une mer sans rivage, l'infini dans le ciel et sur les flots ! Jamais Dieu ne m'a plus troublé de sa grandeur que dans ces nuits où j'avais l'immensité sur ma tête et l'immensité sous mes pieds.

Des vents d'ouest, entremêlés de calmes, retardèrent notre marche. Le 4 mai nous n'étions qu'à la hauteur des Açores. Le 6, vers les huit heures du matin, nous eûmes connaissance de l'île du Pico. Ce volcan domina longtemps des mers non naviguées, inutile phare la nuit, signal sans témoin le jour.

Il y a quelque chose de magique à voir s'élever la terre du fond de la mer. Christophe Colomb, au milieu d'un équipage révolté, prêt à retourner en Europe sans avoir atteint le but de son voyage, aperçoit une petite lumière sur une plage que la nuit lui cachait. Le vol des oiseaux l'avait guidé vers l'Amérique ; la lueur du foyer d'un sauvage lui révèle un nouvel univers. Colomb dut éprouver cette sorte de sentiment que l'Ecriture donne au Créateur, quand, après avoir tiré le monde du néant, il vit que son ouvrage était bon : vidit Deus quod esset bonum . Colomb créait un monde. Une des premières vies du pilote génois, est celle que Giustiniani, publiant un psautier hébreu, plaça en forme de note sous le psaume : Coeli narrant gloria Dei .

Vasco de Gama ne dut pas être moins émerveillé lorsqu'en 1498, il aborda la côte de Malabar. Alors, tout change sur le globe : une nature nouvelle apparaît, le rideau qui depuis des milliers de siècles cachait une partie de la terre se lève : on découvre la patrie du soleil, le lieu d'où il sort chaque matin " comme un époux, ou comme un géant, tanquam sponsus, ut gigas " ; on voit à nu ce sage et brillant orient, dont l'histoire mystérieuse se mêlait aux voyages de Pythagore, aux conquêtes d'Alexandre, au souvenir des croisades, et dont les parfums nous arrivaient à travers les champs de l'Arabie et les mers de la Grèce. L'Europe lui envoya un poète pour le saluer : le cygne du Tage fit entendre sa triste et belle voix sur les rivages de l'Inde. Camoëns leur emprunta leur éclat, leur renommée et leur malheur ; il ne leur laissa que leurs richesses.

 

Chapitre 4

Les Açores. - Ile Graciosa.

Lorsque Gonzalo Villo, aïeul maternel de Camoëns, découvrit une partie de l'archipel des Açores, il aurait dû, s'il eût prévu l'avenir, se réserver une concession de six pieds de terre pour recouvrir les os de son petit-fils.

Nous ancrâmes dans une mauvaise rade, sur une base de roches, par quarante-cinq brasses d'eau. L'île Graciosa, devant laquelle nous étions mouillés, nous présentait des collines un peu renflées dans leurs contours comme les ellipses d'une amphore étrusque : elles étaient drapées de la verdure des blés, et elles exhalaient une odeur fromentacée agréable, particulière aux moissons des Açores. On voyait au milieu de ces tapis les divisions des champs, formées de pierres volcaniques, mi-parties blanches et noires, et entassées les unes sur les autres. Une abbaye, monument d'un ancien monde sur un sol nouveau, se montrait au sommet d'un tertre ; au pied de ce tertre, dans une anse caillouteuse, miroitaient les toits rouges de la ville de Santa-Cruz. L'île entière, avec ses découpures de baies, de caps, de criques, de promontoires, répétait son paysage inverti dans les flots. Des rochers verticaux au plan des vagues lui servaient de ceinture extérieure. Au fond du tableau, le cône du volcan du Pico, planté sur une coupole de nuages, perçait, par-delà Graciosa, la perspective aérienne.

Il fut décidé que j'irais à terre avec Tulloch et le second capitaine ; on mit la chaloupe en mer : elle nagea au rivage dont nous étions à environ deux milles. Nous aperçûmes du mouvement sur la côte ; une prame s'avança vers nous. Aussitôt qu'elle fut à portée de la voix, nous distinguâmes une quantité de moines. Ils nous hélèrent en portugais, en italien, en anglais, en français, et nous répondîmes dans ces quatre langues. L'alarme régnait, notre vaisseau était le premier bâtiment d'un grand port qui eût osé mouiller dans la rade dangereuse où nous étalions la marée. D'une autre part, les insulaires voyaient pour la première fois le pavillon tricolore ; ils ne savaient si nous sortions d'Alger ou de Tunis : Neptune n'avait point reconnu ce pavillon si glorieusement porté par Cybèle. Quand on vit que nous avions figure humaine et que nous entendions ce qu'on disait, la joie fut extrême. Les moines nous recueillirent dans leur bateau, et nous ramâmes gaiement vers Santa-Cruz : nous y débarquâmes avec quelque difficulté, à cause d'un ressac assez violent.

Toute l'île accourut. Quatre ou cinq alguazils, armés de piques rouillées, s'emparèrent de nous. L'uniforme de Sa Majesté m'attirant les honneurs, je passai pour l'homme important de la députations. On nous conduisit chez le gouverneur, dans un taudis, où Son Excellence, vêtue d'un méchant habit vert, autrefois galonné d'or, nous donna une audience solennelle : il nous permit le ravitaillement.

Nos religieux nous menèrent à leur couvent, édifice à balcons commode et bien éclairé. Tulloch avait trouvé un compatriote : le principal frère, qui se donnait tous les mouvements pour nous, était un matelot de Jersey, dont le vaisseau avait péri corps et biens sur Graciosa. Sauvé seul du naufrage, ne manquant pas d'intelligence, il se montra docile aux leçons des catéchistes ; il apprit le portugais et quelques mots de latin ; sa qualité d'Anglais militant en sa faveur, on le convertit et on en fit un moine. Le matelot jerseyais, logé, vêtu et nourri à l'autel, trouvait cela beaucoup plus doux que d'aller serrer la voile du perroquet de fougue. Il se souvenait encore de son ancien métier : ayant été longtemps sans parler sa langue, il était enchanté de rencontrer quelqu'un qui l'entendît ; il riait et jurait en vrai pilotin. Il nous promena dans l'île.

Les maisons des villages, bâties en planches et en pierres, s'enjolivaient de galeries extérieures qui donnaient un air propre à ces cabanes, parce qu'il y régnait beaucoup de lumière. Les paysans, presque tous vignerons, étaient à moitié nus et bronzés par le soleil ; les femmes, petites, jaunes comme des mulâtresses, mais éveillées, étaient naïvement coquettes avec leurs bouquets de seringas, leurs chapelets en guise de couronnes ou de chaînes.

Les pentes des collines rayonnaient de ceps, dont le vin approchait celui de Fayal. L'eau était rare, mais partout où sourdait une fontaine, croissait un figuier et s'élevait un oratoire avec un portique peint à fresque. Les ogives du portique encadraient quelques aspects de l'île et quelques portions de la mer. C'est sur un de ces figuiers que je vis s'abattre une compagnie de sarcelles bleues non palmipèdes. L'arbre n'avait point de feuilles, mais il portait des fruits rouges enchaînés comme des cristaux. Quand il fut orné des oiseaux cérulés qui laissaient pendre leurs ailes, ses fruits parurent d'une pourpre éclatante, tandis que l'arbre semblait avoir poussé tout à coup un feuillage d'azur.

Il est probable que les Açores furent connues des Carthaginois ; il est certain que des monnaies phéniciennes ont été déterrées dans l'île de Corvo. Les navigateurs modernes qui abordèrent les premiers à cette île trouvèrent, dit-on, une statue équestre, le bras droit étendu et montrant du doigt l'occident, si toutefois cette statue n'est pas la gravure d'invention qui décore les anciens portulans.

J'ai supposé, dans le manuscrit des Natchez , que Chactas, revenant d'Europe, prit terre à l'île de Corvo, et qu'il rencontra la statue mystérieuse. Il exprime ainsi les sentiments qui m'occupaient à Graciosa, en me rappelant la tradition : " J'approche de ce monument extraordinaire. Sur sa base, baignée de l'écume des flots, étaient gravés des caractères inconnus : la mousse et le salpêtre des mers rongeaient la surface du bronze antique ; l'Alcyon perché sur le casque du colosse, y jetait, par intervalles, des voix langoureuses ; des coquillages se collaient aux flancs et aux crins d'airain du coursier, et lorsqu'on approchait l'oreille de ses naseaux ouverts, on croyait ouïr des rumeurs confuses. "

Un bon souper nous fut servi chez les religieux, après notre course ; nous passâmes la nuit à boire avec nos hôtes. Le lendemain, vers midi, nos provisions embarquées, nous retournâmes à bord. Les religieux se chargèrent de nos lettres pour l'Europe. Le vaisseau s'était trouvé en danger par la levée d'un fort sud-est. On vira l'ancre ; mais engagée dans des roches, on la perdit, comme on s'y attendait. Nous appareillâmes : le vent continuant de fraîchir, nous eûmes bientôt dépassé les Açores.

 

Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Jeux marins. - Ile Saint-Pierre.

Fac pelagus me scire probes, que carbasa laxo.

" Muse, aide-moi à montrer que je connais la mer sur laquelle je déploie mes voiles. "

C'est ce que disait, il y a six cents ans, Guillaume le Breton, mon compatriote. Rendu à la mer, je recommençai à contempler ses solitudes ; mais à travers le monde idéal de mes rêveries, m'apparaissaient, moniteurs sévères, la France et les événements réels. Ma retraite pendant le jour, lorsque je voulais éviter les passagers, était la hune du grand mât ; j'y montais lestement aux applaudissements des matelots. Je m'y asseyais dominant les vagues.

L'espace tendu d'un double azur avait l'air d'une toile préparée pour recevoir les futures créations d'un grand peintre. La couleur des eaux était pareille à celle du verre liquide. De longues et hautes ondulations ouvraient dans leurs ravines, des échappées de vue sur les déserts de l'océan : ces vacillants paysages rendaient sensible à mes yeux la comparaison que fait l'écriture de la terre chancelante devant le Seigneur, comme un homme ivre. Quelquefois, on eût dit l'espace étroit et borné, faute d'un point de saillie ; mais si une vague venait à lever la tête, un flot à se courber en imitation d'une côte lointaine, un escadron de chiens de mer à passer à l'horizon, alors se présentait une échelle de mesure. L'étendue se révélait surtout lorsqu'une brume rampant à la surface pélagienne, semblait accroître l'immensité même.

Descendu de l'aire du mât comme autrefois du nid de mon saule, toujours réduit à une existence solitaire, je soupais d'un biscuit de vaisseau, d'un peu de sucre et d'un citron ; ensuite, je me couchais, ou sur le tillac dans mon manteau, ou sous le pont dans mon cadre : je n'avais qu'à déployer le bras pour atteindre de mon lit à mon cercueil.

Le vent nous força d'anordir et nous accostâmes le banc de Terre-Neuve. Quelques glaces flottantes rôdaient au milieu d'une bruine froide et pâle.

Les hommes du trident ont des jeux qui leur viennent de leurs devanciers : quand on passe la Ligne, il faut se résoudre à recevoir le baptême : même cérémonie sous le Tropique, même cérémonie sur le banc de Terre-Neuve, et quel que soit le lieu, le chef de la mascarade est toujours le bonhomme Tropique . Tropique et hydropique sont synonymes pour les matelots : le bonhomme Tropique a donc une bedaine énorme ; il est vêtu, lors même qu'il est sous son tropique, de toutes les peaux de mouton et de toutes les jaquettes fourrées de l'équipage. Il se tient accroupi dans la grande hune, poussant de temps en temps des mugissements. Chacun le regarde d'en-bas : il commence à descendre le long des haubans pesant comme un ours, trébuchant comme Silène. En mettant le pied sur le pont, il pousse de nouveaux rugissements, bondit, saisit un seau, remplit d'eau de mer et le verse sur le chef de ceux qui n'ont pas passé la Ligne, ou qui ne sont pas parvenus à la latitude des glaces. On fuit sous les ponts, on remonte sur les écoutilles, on grimpe aux mâts : père Tropique vous poursuit ; cela finit au moyen d'un large pourboire : jeux d'Amphitrite, qu'Homère aurait célébrés comme il a chanté Protée, si le vieil Océanus eût été connu tout entier du temps d'Ulysse ; mais alors on ne voyait encore que sa tête aux Colonnes d'Hercule ; son corps caché couvrait le monde.

Nous gouvernâmes vers les îles Saint-Pierre et Miquelon, cherchant une nouvelle relâche. Quand nous approchâmes de la première, un matin entre dix heures et midi, nous étions presque dessus ; ses côtes perçaient, en forme de bosse noire, à travers la brume.

Nous mouillâmes devant la capitale de l'île : nous ne la voyions pas, mais nous entendions le bruit de la terre. Les passagers se hâtèrent de débarquer ; le supérieur de Saint-Sulpice, continuellement harcelé du mal de mer, était si faible, qu'on fut obligé de le porter au rivage. Je pris un logement à part ; j'attendis qu'une rafale, arrachant le brouillard, me montrât le lieu que j'habitais, et pour ainsi dire le visage de mes hôtes dans ce pays des ombres.

Le port et la rade de Saint-Pierre sont placés entre la côte orientale de l'île et un îlot allongé, l' île aux Chiens . Le port, surnommé le barachois , creuse les terres et aboutit à une flaque saumâtre. Des mornes stériles se serrent au noyau de l'île : quelques-uns, détachés, surplombent le littoral ; les autres ont à leur pied une lisière de landes tourbeuses et arasées. On aperçoit du bourg le morne de la vigie.

La maison du gouverneur fait face à l'embarcadère. L'église, la cure, le magasin aux vivres sont placés au même lieu ; puis viennent la demeure du commissaire de la marine et celle du capitaine du port. Ensuite commence, le long du rivage sur les galets, la seule rue du bourg.

Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques légumes d'Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin.

Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs, elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse.

Du jardin, nous montions aux mornes, et nous nous arrêtions au pied du mât de pavillon de la vigie. Le nouveau drapeau français flottait sur notre tête ; comme les femmes de Virgile, nous regardions la mer, flentes ; elle nous séparait de la terre natale ! Le gouverneur était inquiet ; il appartenait à l'opinion battue. Il s'ennuyait d'ailleurs dans cette retraite, convenable à un songe-creux de mon espèce, rude séjour pour un homme occupé d'affaires, ou ne portant point en lui cette passion qui remplit tout, et fait disparaître le reste du monde. Mon hôte s'enquérait de la Révolution, je lui demandais des nouvelles du passage au nord-ouest. Il était à l'avant-garde du désert, mais il ne savait rien des Esquimaux et ne recevait du Canada que des perdrix.

Un matin, j'étais allé seul au Cap-à-l'Aigle, pour voir se lever le soleil du côté de la France. Là, une eau hyémale formait une cascade dont le dernier bond atteignait la mer. Je m'assis au ressaut d'une roche, les pieds pendants sur la vague qui déferlait au bas de la falaise. Une jeune marinière parut dans les déclivités supérieures du morne ; elle avait les jambes nues, quoiqu'il fît froid et marchait parmi la rosée. Ses cheveux noirs passaient en touffes sous le mouchoir des Indes dont sa tête était entortillée ; par-dessus ce mouchoir, elle portait un chapeau de roseaux du pays en façon de nef ou de berceau. Un bouquet de bruyères lilas sortait de son sein que modelait l'entoilage blanc de sa chemise. De temps en temps, elle se baissait et cueillait les feuilles d'une plante aromatique qu'on appelle dans l'île thé naturel . D'une main elle jetait ces feuilles dans un panier qu'elle tenait de l'autre main. Elle m'aperçut : sans être effrayée, elle se vint asseoir à mon côté, posa son panier près d'elle, et se mit comme moi, les jambes ballantes sur la mer, à regarder le soleil.

Nous restâmes quelques minutes sans parler ; enfin je fus le plus courageux et je dis : " Que cueillez-vous là ? La saison des lucets et des atocas est passée. " Elle leva de grands yeux noirs, timides et fiers, et me répondit : " Je cueillais du thé. " Elle me présenta son panier. " Vous portez ce thé à votre père et à votre mère ? - Mon père est à la pêche avec Guillaumy. - Que faites-vous l'hiver dans l'île ? - Nous tressons des filets, nous pêchons les étangs, en faisant des trous dans la glace ; le dimanche, nous allons à la messe et aux vêpres, où nous chantons des cantiques ; et puis nous jouons sur la neige et nous voyons les garçons chasser les ours blancs. - Votre père va bientôt revenir ? - Oh ! non : le capitaine mène le navire à Gênes avec Guillaumy. - Mais Guillaumy reviendra ? - Oh ! oui, à la saison prochaine, au retour des pêcheurs. Il m'apportera dans sa pacotille un corset de soie rayée, un jupon de mousseline et un collier noir. - Et vous serez parée pour le vent, la montagne et la mer. Voulez-vous que je vous envoie un corset, un jupon et un collier ? - Oh ! non. "

Elle se leva, prit son panier, et se précipita par un sentier rapide, le long d'une sapinière. Elle chantait d'une voix sonore un cantique des Missions :

Tout brûlant d'une ardeur immortelle,

C'est vers Dieu que tendent mes désirs.

Elle faisait envoler sur sa route de beaux oiseaux appelés aigrettes, à cause du panache de leur tête ; elle avait l'air d'être de leur troupe. Arrivée à la mer, elle sauta dans un bateau, déploya la voile et s'assit au gouvernail ; on l'eût prise pour la Fortune : elle s'éloigna de moi.

Oh ! oui, oh ! non, Guillaumy , l'image du jeune matelot sur une vergue au milieu des vents, changeait en terre de délices l'affreux rocher de Saint-Pierre :

L'isole di Fortuna or a vedete

Nous passâmes quinze jours dans l'île. De ses côtes désolées on découvre les rivages encore plus désolés de Terre-Neuve. Les mornes à l'intérieur étendent des chaînes divergentes dont la plus élevée se prolonge au nord vers l'anse Rodrigue. Dans les vallons, la roche granitique, mêlée d'un mica rouge et verdâtre, se rembourre d'un matelas de sphaignes, de lichen et de dicranum.

De petits lacs s'alimentent du tribut des ruisseaux de la Vigie , du courval du Pain de Sucre , du Kergariou , de la Tête galante . Ces flaques sont connues sous le nom des Etangs du Savoyard , du Cap Noir, du Ravenel , du Colombier , du Cap à 1 ' Aigle . Quand les tourbillons fondent sur ces étangs, ils déchirent les eaux peu profondes, mettant à nu çà et là quelques portions de prairies sous-marines que recouvre subitement le voile retissu de l'onde.

La Flore de Saint-Pierre est celle de la Laponie et du détroit de Magellan. Le nombre des végétaux diminue en allant vers le pôle ; au Spitzberg, on ne rencontre plus que quarante espèces de phanérogames. On changeant de localité, des races de plantes s'éteignent : les unes au nord, habitantes des steppes glacées, deviennent au midi des filles de la montagne ; les autres, nourries dans l'atmosphère tranquille des plus épaisses forêts, viennent, en décroissant de force et de grandeur, expirer aux plages tourmenteuses de l'océan. A Saint-Pierre, le myrtille marécageux (vaccinium fulginosum) est réduit à l'état des traînasses ; il sera bientôt enterré dans l'ouate et les bourrelets des mousses qui lui servent d'humus. Plante voyageuse, j'ai pris mes précautions pour disparaître au bord de la mer, mon site natal.

La pente des monticules de Saint-Pierre est plaquée de baumiers, d'amelanchiers, de palomiers, de mélèzes, de sapins noirs, dont les bourgeons servent à brasser une bière antiscorbutique. Ces arbres ne dépassent pas la hauteur d'un homme. Le vent océanique les étête, les secoue, les prosterne à l'instar des fougères ; puis se glissant sous ces forêts en broussailles, il les relève ; mais il n'y trouve ni troncs, ni rameaux, ni voûtes, ni échos pour y gémir, et il n'y fait pas plus de bruit que sur une bruyère.

Ces bois rachitiques contrastent avec les grands bois de Terre-Neuve dont on découvre le rivage voisin, et dont les sapins portent un lichen argenté (alectoria trichodes) : les ours blancs semblent avoir accroché leur poil aux branches de ces arbres, dont ils sont les étranges grimpereaux. Les swamps de cette île de Jacques Cartier offrent des chemins battus par ces ours : on croirait voir les sentiers rustiques des environs d'une bergerie. Toute la nuit retentit des cris des animaux affamés ; le voyageur ne se rassure qu'au bruit non moins triste de la mer ; ces vagues, si insociables et si rudes, deviennent des compagnes et des amies.

La pointe septentrionale de Terre-Neuve arrive à la latitude du cap Charles Ier du Labrador. quelques degrés plus haut, commence le paysage polaire. Si nous en croyons les voyageurs, il est un charme à ces régions : le soir, le soleil, touchant la terre, semble rester immobile, et remonte ensuite dans le ciel au lieu de descendre sous l'horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène brille éclairée comme à la fois par les feux du couchant et la lumière de l'aurore : on ne sait si l'on assiste à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans nos bois, fait entendre un ramage plaintif. L'amour amène alors l'Esquimau sur le rocher de glace où l'attendait sa compagne : ces noces de l'homme aux dernières bornes de la terre, ne sont ni sans pompe ni sans félicité.

 

Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Côtes de la Virginie. - Soleil couchant. - Péril. - J'aborde en Amérique. - Baltimore. - Séparation des passagers. - Tulloch.

Après avoir embarqué des vivres et remplacé l'ancre perdue à Graciosa, nous quittâmes Saint-Pierre. Cinglant au midi, nous atteignîmes la latitude de 38 degrés. Les calmes nous arrêtèrent à une petite distance des côtes du Maryland et de la Virginie. Au ciel brumeux des régions boréales, avait succédé le plus beau ciel ; nous ne voyions pas la terre, mais l'odeur des forêts de pins arrivait jusqu'à nous. Les aubes et les aurores, les levers et les couchers du soleil, les crépuscules et les nuits étaient admirables. Je ne me pouvais rassasier de regarder Vénus, dont les rayons semblaient m'envelopper comme jadis les cheveux de ma sylphide.

Un soir, je lisais dans la chambre du capitaine ; la cloche de la prière sonna : j'allai mêler mes voeux à ceux de mes compagnons. Les officiers occupaient le gaillard d'arrière avec les passagers ; l'aumônier, un livre à la main, un peu en avant d'eux, près du gouvernail ; les matelots se pressaient pêle-mêle sur le tillac : nous nous tenions debout, le visage tourné vers la proue du vaisseau. Toutes les voiles étaient pliées.

Le globe du soleil, prêt à se plonger dans les flots, apparaissait entre les cordages du navire au milieu des espaces sans bornes : on eût dit, par les balancements de la poupe, que l'astre radieux changeait à chaque instant d'horizon. Quand je peignis ce tableau dont vous pouvez revoir l'ensemble dans le Génie de Christianisme , mes sentiments religieux s'harmonisaient avec la scène ; mais, hélas ! quand j'y assistai en personne, le vieil homme était vivant en moi : ce n'était pas Dieu seul que je contemplais sur les flots dans la magnificence de ses oeuvres. Je voyais une femme inconnue et les miracles de son sourire ; les beautés du ciel me semblaient écloses de son souffle ; j'aurais vendu l'éternité pour une de ses caresses. Je me figurais qu'elle palpitait derrière ce voile de l'univers qui la cachait à mes yeux. Oh ! que n'était-il en ma puissance de déchirer le rideau pour presser la femme idéalisée contre mon coeur, pour me consumer sur son sein dans cet amour, source de mes inspirations, de mon désespoir et de ma vie ! Tandis que je me laissais aller à ces mouvements si propres à ma carrière future de coureur des bois il ne s'en fallut guère qu'un accident ne mît un terme à mes desseins et à mes songes.

La chaleur nous accablait ; le vaisseau, dans un calme plat, sans voile et trop chargé de ses mâts, était tourmenté du roulis : brûlé sur le pont et fatigué du mouvement, je me voulus baigner, et, quoique nous n'eussions point de chaloupe dehors, je me jetai du beaupré à la mer. Tout alla d'abord à merveille, et plusieurs passagers m'imitèrent. Je nageais sans regarder le vaisseau ; mais quand je vins à tourner la tête, je m'aperçus que le courant l'entraînait déjà loin. Les matelots, alarmés, avaient filé un patelin aux autres nageurs. Des requins se montraient dans les eaux du navire, et on leur tirait des coups de fusil pour les écarter. La houle était si grosse, qu'elle retardait mon retour, en épuisant mes forces. J'avais un gouffre au-dessous de moi, et les requins pouvaient à tout moment m'emporter un bras ou une jambe. Sur le bâtiment, le maître d'équipage cherchait à descendre un canot dans la mer, mais il fallait établir un palan, et cela prenait un temps considérable.

Par le plus grand bonheur, une brise presque insensible se leva ; le vaisseau, gouvernant un peu, se rapprocha de moi ; je me pus emparer du bout de la corde ; mais les compagnons de ma témérité s'étaient accrochés à cette corde, quand on nous tira au flanc du bâtiment, me trouvant à l'extrémité de la file, ils pesaient sur moi de tout leur poids. On nous repêcha ainsi un à un, ce qui fut long. Les roulis continuaient ; à chacun de ces roulis en sens opposé, nous plongions de six ou sept pieds dans la vague, ou nous étions suspendus en l'air à un même nombre de pieds comme des poissons au bout d'une ligne : à la dernière immersion, je me sentis prêt à m'évanouir ; un roulis de plus, et s'en était fait. On me hissa sur le pont à demi mort ; si je m'étais noyé, le bon débarras pour moi et pour les autres !

Deux jours après cet accident, nous aperçûmes la terre. Le coeur me battit quand le capitaine me la montra : l'Amérique ! Elle était à peine délinéée par la cime de quelques érables sortant de l'eau. Les palmiers de l'embouchure du Nil m'indiquèrent depuis le rivage de l'Egypte de la même manière. Un pilote vint à notre bord, nous entrâmes dans la baie de Chesapeake. Le soir même, on envoya une chaloupe chercher des vivres frais. Je me joignis au parti et bientôt je foulai le sol américain.

Promenant mes regards autour de moi, je demeurai quelques instants immobile. Ce continent peut-être ignoré pendant la durée des temps anciens et un grand nombre de siècles modernes ; les premières destinées sauvages de ce continent, et ses secondes destinées depuis l'arrivée de Christophe Colomb ; la domination des monarchies de l'Europe ébranlée dans ce nouveau monde ;

la vieille société finissant dans la jeune Amérique ; une république d'un genre inconnu annonçant un changement dans l'esprit humain ; la part que mon pays avait eue à ces événements ; ces mers et ces rivages devant en partie leur indépendance au pavillon et au sang français ; un grand homme sortant du milieu des discordes et des déserts ; Washington habitant une ville florissante, dans le même lieu où Guillaume Penn avait acheté un coin de forêts ; les Etats-Unis renvoyant à la France la révolution que la France avait soutenue de ses armes ; enfin mes propres desseins, ma muse vierge que je venais livrer à la passion d'une nouvelle nature ; les découvertes que je voulais tenter dans ces déserts, lesquels étendaient encore leur large royaume derrière l'étroit empire d'une civilisation étrangère : telles étaient les choses qui roulaient dans mon esprit.

Nous nous avançâmes vers une habitation. Des bois de baumiers et de cèdres de la Virginie, des oiseaux moqueurs et des cardinaux, annonçaient, par leur port et leur ombre, par leur chant et leur couleur, un autre climat. La maison, où nous arrivâmes au bout d'une demi-heure, tenait de la ferme d'un Anglais et de la case d'un créole. Des troupeaux de vaches européennes pâturaient des herbages entourés de claires-voies, dans lesquelles se jouaient des écureuils à peau rayée. Des noirs sciaient des pièces de bois, des blancs cultivaient des plants de tabac. Une négresse de treize à quatorze ans presque nue et d'une beauté singulière, nous ouvrit la barrière de l'enclos comme une jeune Nuit. Nous achetâmes des gâteaux de maïs, des poules, des oeufs, du lait et nous retournâmes au bâtiment avec nos dames-jeannes et nos paniers. Je donnai mon mouchoir de soie à la petite Africaine : ce fut une esclave qui me reçut sur la terre de la liberté.

On désancra pour gagner la rade et le port de Baltimore ; en approchant, les eaux se rétrécirent ; elles étaient lisses et immobiles ; nous avions l'air de remonter un fleuve indolent bordé d'avenues. Baltimore s'offrit à nous comme au fond d'un lac. En regard de la ville s'élevait une colline boisée, au pied de laquelle on commençait à bâtir. Nous amarrâmes au quai du port. Je dormis à bord et n'atterris que le lendemain. J'allai loger à l'auberge avec mes bagages ; les séminaristes se retirèrent à l'établissement préparé pour eux, d'où ils se sont dispersés en Amérique.

Qu'est devenu Francis Tulloch ? La lettre suivante m'a été remise à Londres, le 12 du mois d'avril 1822 :

" Trente ans s'étant écoulés, mon très cher vicomte, depuis l'époque de notre voyage à Baltimore, il est très, possible que vous ayez oublié jusqu'à mon nom ; mais à juger d'après les sentiments de mon coeur, qui vous a toujours été vrai et loyal, ce n'est pas ainsi, et je me flatte que vous ne seriez pas fâché de me revoir presqu'en face l'un de l'autre (comme vous verrez par la date de cette lettre), je ne sens que trop que bien des choses nous séparent. Mais témoignez le moindre désir de me voir, et je m'empresserai de vous prouver, autant qu'il me sera possible, que je suis toujours comme j'ai toujours été, votre fidèle et dévoué,

" Fran. Tulloch. "

" P. S. Le rang distingué que vous vous êtes acquis et que vous méritez par tant de titres m'est devant les yeux ; mais le souvenir du chevalier de Chateaubriand m'est si cher, que je ne puis vous écrire (au moins cette fois-ci) comme ambassadeur, etc., etc. Ainsi, pardonnez le style en faveur de notre ancienne alliance.

" Vendredi 12 avril.

" Portland-Place, ne 30. "

Ainsi, Tulloch était à Londres ; il ne s'est point fait prêtre, il s'est marié ; son roman est fini comme le mien. Cette lettre dépose en faveur de la véracité de mes Mémoires et de la fidélité de mes souvenirs. Qui aurait rendu témoignage d'une alliance et d'une amitié formées il y a trente ans sur les flots, si la partie contractante ne fût survenue ? et quelle perspective morne et rétrograde me déroule cette lettre ! Tulloch se retrouvait en 1822 dans la même ville que moi, dans la même rue que moi ; la porte de sa maison était en face de la porte de la mienne, ainsi que nous nous étions rencontrés dans le même vaisseau, sur le même tillac, cabine vis-à-vis cabine. Combien d'autres amis je ne rencontrerai plus ! L'homme, chaque soir en se couchant, peut compter ses pertes : il n'y a que ses ans qui ne le quittent point, bien qu'ils passent. Lorsqu'il en fait la revue et qu'il les nomme, ils répondent " Présents ! " Aucun ne manque à l'appel.

 

Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

Philadelphie. - Le général Washington.

Baltimore, comme toutes les autres métropoles des Etats-Unis, n'avait pas l'étendue qu'elle a maintenant : c'était une jolie petite ville catholique, propre, animée, où les moeurs et la société avaient une grande affinité avec les moeurs et la société de l'Europe. Je payai mon passage au capitaine et lui donnai un dîner d'adieu. J'arrêtai ma place au stage-coach qui faisait trois fois la semaine le voyage de Pennsylvanie. A quatre heures du matin, j'y montai, et me voilà roulant sur les chemins du Nouveau-Monde.

La route que nous parcourûmes, plutôt tracée que faite, traversait un pays assez plat : presque point d'arbres, fermes éparses, villages clairsemés, climat de la France, hirondelles volant sur les eaux comme sur l'étang de Combourg.

En approchant de Philadelphie, nous rencontrâmes des paysans allant au marché, des voitures publiques et des voitures particulières. Philadelphie me parut une belle ville, les rues larges, quelques-unes plantées, se coupant à angle droit dans un ordre régulier du nord au sud et de l'est à l'ouest. La Delaware coule parallèlement à la rue qui suit son bord occidental. Cette rivière serait considérable en Europe : on n'en parle pas en Amérique ; ses rives sont basses et peu pittoresques.

A l'époque de mon voyage (1791), Philadelphie ne s'étendait pas encore jusqu'à la Shuylkill ; le terrain, en avançant vers cet affluent, était divisé par lots, sur lesquels on construisait çà et là des maisons.

L'aspect de Philadelphie est monotone. En général, ce qui manque aux cités protestantes des Etats-Unis, ce sont les grandes oeuvres de l'architecture : la Réformation jeune d'âge, qui ne sacrifia point à l'imagination, a rarement élevé ces dômes, ces nefs aériennes, ces tours jumelles dont l'antique religion catholique a couronné l'Europe. Aucun monument à Philadelphie, à New-York, à Boston, ne pyramide au-dessus de la masse des murs et des toits : l'oeil est attristé de ce niveau.

Descendu d'abord à l'auberge, je pris ensuite un appartement dans une pension où logeaient des colons de Saint-Domingue, et des Français émigrés avec d'autres idées que les miennes. Une terre de liberté offrait un asile à ceux qui fuyaient la liberté : rien ne prouve mieux le haut prix des institutions généreuses que cet exil volontaire des partisans du pouvoir absolu dans une pure démocratie.

Un homme, débarqué comme moi aux Etats-Unis, plein d'enthousiasme pour les peuples classiques, un Caton qui cherchait partout la rigidité des premières moeurs romaines, dut être fort scandalisé de trouver partout le luxe des équipages, la frivolité des conversations, l'inégalité des fortunes, l'immoralité des maisons de banque et de jeu, le bruit des salles de bal et de spectacle. A Philadelphie j'aurais pu me croire à Liverpool ou à Bristol. L'apparence du peuple était agréable : les quakeresses avec leurs robes grises, leurs petits chapeaux uniformes et leurs visages pâles, paraissaient belles.

A cette heure de ma vie, j'admirais beaucoup les républiques, bien que je ne les crusse pas possibles à l'époque du monde où nous étions parvenus : je connaissais la liberté à la manière des anciens, la liberté fille des moeurs dans une société naissante ; mais j'ignorais la liberté fille des lumières et d'une vieille civilisation, liberté dont la république représentative a prouvé la réalité : Dieu veuille qu'elle soit durable ! on n'est plus obligé de labourer soi-même son petit champ, de maugréer les arts et les sciences, d'avoir des ongles crochus et la barbe sale pour être libre.

Lorsque j'arrivai à Philadelphie, le général Washington n'y était pas ; je fus obligé de l'attendre une huitaine de jours. Je le vis passer dans une voiture que tiraient quatre chevaux fringants, conduits à grandes guides. Washington, d'après mes idées d'alors, était nécessairement Cincinnatus ; Cincinnatus en carrosse dérangeait un peu ma république de l'an de Rome 296. Le dictateur Washington pouvait-il être autre qu'un rustre, piquant ses boeufs de l'aiguillon et tenant le manche de sa charrue ? Mais quand j'allai lui porter ma lettre de recommandation, je retrouvai la simplicité du vieux Romain.

Une petite maison, ressemblant aux maisons voisines était le palais du président des Etats-Unis : point de gardes ; pas même de valets. Je frappai ; une jeune servante ouvrit. Je lui demandai si le général était chez lui ; elle me répondit qu'il y était. Je répliquai que j'avais une lettre à lui remettre. La servante me demanda mon nom, difficile à prononcer en anglais et qu'elle ne put retenir. Elle me dit alors doucement : " Walk in, sir . Entrez, monsieur " et elle marcha devant moi dans un de ces étroits corridors qui servent de vestibule aux maisons anglaises : elle m'introduisit dans un parloir où elle me pria d'attendre le général.

Je n'étais pas ému : la grandeur de l'âme ou celle de la fortune ne m'imposent point ; j'admire la première sans en être écrasé ; la seconde m'inspire plus de pitié que de respect : visage d'homme ne me troublera jamais.

Au bout de quelques minutes, le général entra : d'une grande taille, d'un air calme et froid plutôt que noble il est ressemblant dans ses gravures. Je lui présentai ma lettre en silence ; il l'ouvrit, courut à la signature qu'il lut tout haut avec exclamation : " Le colonel Armand ! " C'était ainsi qu'il l'appelait et qu'avait signé le marquis de La Rouërie.

Nous nous assîmes. Je lui expliquai tant bien que mal le motif de mon voyage. Il me répondait par monosyllabes anglais et français, et m'écoutait avec une sorte d'étonnement ; je m'en aperçus, et je lui dis avec un peu de vivacité : " Mais il est moins difficile de découvrir le passage du nord-ouest que de créer un peuple comme vous l'avez fait. - Well, well, young man ! Bien, bien, jeune homme " s'écria-t-il en me tendant la main. Il m'invita à dîner pour le jour suivant, et nous nous quittâmes.

Je n'eus garde de manquer au rendez-vous. Nous n'étions que cinq ou six convives. La conversation roula sur la Révolution française. Le général nous montra une clef de la Bastille. Ces clefs, je l'ai déjà remarqué étaient des jouets assez niais qu'on se distribuait alors. Les expéditionnaires en serrurerie auraient pu, trois ans plus tard, envoyer au président des Etats-Unis le verrou de la prison du monarque qui donna la liberté à la France et à l'Amérique. Si Washington avait vu dans les ruisseaux de Paris les vainqueurs de la Bastille , il aurait moins respecté sa relique. Le sérieux et la force de la Révolution ne venaient pas de ces orgies sanglantes. Lors de la révocation de l'Edit de Nantes, en 1685, la même populace du faubourg Saint-Antoine, démolit le temple protestant à Charenton, avec autant de zèle qu'elle dévasta l'église de Saint-Denis en 1793.

Je quittai mon hôte à dix heures du soir, et ne l'ai jamais revu ; il partit le lendemain, et je continuai mon voyage.

Telle fut ma rencontre avec le soldat citoyen, libérateur d'un monde. Washington est descendu dans la tombe avant qu'un peu de bruit se soit attaché à mes pas ; j'ai passé devant lui comme l'être le plus inconnu ; il était dans tout son éclat, moi dans toute mon obscurité ; mon nom n'est peut-être pas demeuré un jour entier dans sa mémoire : heureux pourtant que ses regards soient tombés sur moi je m'en suis senti échauffé le reste de ma vie : il y a une vertu dans les regards d'un grand homme.

 

Chapitre 8

Parallèle de Washington et de Bonaparte.

Bonaparte achève à peine de mourir. Puisque je viens de heurter à la porte de Washington, le parallèle entre le fondateur des Etats-Unis et l'empereur des Français se présente naturellement à mon esprit ; d'autant mieux, qu'au moment où je trace ces lignes Washington lui-même n'est plus. Ercilla, chantant et bataillant dans le Chili, s'arrête au milieu de son voyage pour raconter la mort de Didon ; moi, je m'arrête au début de ma course dans la Pennsylvanie pour comparer Washington à Bonaparte. J'aurais pu ne m'occuper d'eux qu'à l'époque où je rencontrai Napoléon ; mais si je venais à toucher ma tombe avant d'avoir atteint dans ma chronique l'année 1814, on ne saurait donc rien de ce que j'aurais à dire des deux mandataires de la Providence ? Je me souviens de Castelnau : ambassadeur comme moi en Angleterre, il écrivait comme moi une partie de sa vie à Londres. A la dernière page du livre VIIe il dit à son fils : " Je traiterai de ce fait au VIIIe livre ", et le VIIIe livre des Mémoires de Castelnau n'existe pas : cela m'avertit de profiter de la vie.

Washington n'appartient pas, comme Bonaparte à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d'étonnant ne s'attache à sa personne. il n'est point placé sur un vaste théâtre ; il n'est point aux prises avec les capitaines les plus habiles, et les plus puissants monarques du temps ; il ne court point de Memphis à Vienne, de Cadix à Moscou : il se détend avec une poignée de citoyens sur une terre sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d'Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d'autres avec leurs débris ; il ne fait point dire aux rois à sa porte :

Qu'ils se font trop attendre, et qu'Attila s'ennuie.

Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur. On dirait qu'il se sent chargé de la liberté de l'avenir, et qu'il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d'une nouvelle espèce : ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas ; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir ! Cherchez les bois où brilla l'épée de Washington : qu'y trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non ; un monde ! Washington a laissé les Etats-Unis pour trophée sur son champ de bataille.

Bonaparte n'a aucun trait de ce grave Américain : il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s'écoulera vite. il se hâte de jouir et d'abuser de sa gloire, comme d'une jeunesse fugitive. A l'instar des dieux d'Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages ; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d'une main il terrasse les rois, de l'autre il abat le géant révolutionnaire ; mais, en écrasant l'anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.

Chacun est récompensé selon ses oeuvres : Washington élève une nation à l'indépendance ; magistrat en repos, il s'endort sous son toit au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples.

Bonaparte ravit à une nation son indépendance : empereur déchu, il est précipité dans l'exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l'océan. Il expire : cette nouvelle publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n'arrête, ni n'étonne le passant : qu'avaient à pleurer les citoyens ?

La république de Washington subsiste ; l'empire de Bonaparte est détruit. Washington et Bonaparte sortirent du sein de la démocratie : nés tous deux de la liberté, le premier lui fut fidèle, le second la trahit.

Washington a été le représentant des besoins, des idées des lumières, des opinions de son époque ; il a secondé au lieu de contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu'il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé : de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cet homme qui frappe peu, parce qu'il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays : sa gloire est le patrimoine de la civilisation. sa renommée s'élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable.

Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd'hui le rang occupé par lui, s'il eût joint la magnanimité à ce qu'il avait d'héroïque, si, Washington et Bonaparte à la fois, il eût nommé la liberté légataire universelle de sa gloire !

Mais ce géant ne liait point ses destinées à celles de ses contemporains ; son génie appartenait à l'âge moderne : son ambition était des vieux jours ; il ne s'aperçut pas que les miracles de sa vie excédaient la valeur d'un diadème, et que cet ornement gothique lui siérait mal. Tantôt il se précipitait sur l'avenir, tantôt il reculait vers le passé ; et, soit qu'il remontât ou suivît le cours du temps, par sa force prodigieuse, il entraînait ou repoussait les flots. Les hommes ne furent à ses yeux qu'un moyen de puissance ; aucune sympathie ne s'établit entre leur bonheur et le sien : il avait promis de les délivrer, il les enchaîna ; il s'isola d'eux, ils s'éloignèrent de lui. Les rois d'Egypte plaçaient leurs pyramides funèbres, non parmi des campagnes florissantes, mais au milieu des sables stériles ; ces grands tombeaux s'élèvent comme l'éternité dans la solitude : Bonaparte a bâti à leur image le monument de sa renommée.

 

 

Livre 7

Date de dernière mise à jour : 03/04/2016