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BIBLIOBUS Littérature française

Livre 37

1. Château des rois de Bohême. - Première entrevue avec Charles X. - 2. Monsieur le Dauphin. - Les Enfants de France. - Duc et duchesse de Guiche. - Triumvirat. - Mademoiselle. - 3. Conversation avec le Roi. - 4. Henri V. - 5. Dîner et soirée à Hradschin. - 6. Visites. - 7. Messe. - Général Czernicki. - 8. Dîner chez le comte de Choteck. - 9. Pentecôte. - Le duc de Blacas. - 10. Incidences. - Description de Prague. - Tycho-Brahé. - Perdita. - 11. Suite des incidences. - De la Bohême. - Littérature slave et néo-latine. - 12. Je prends congé du Roi. - Adieux. - Lettre des enfants à leur mère. - Un Juif. - La servante saxonne. - 13. Ce que je laisse à Prague. - 14. Le duc de Bordeaux.

 

Chapitre 1

Prague, 24 mai 1833.

Château des rois de Bohême. - Première entrevue avec Charles X.

Entré à Prague le 24 mai, à sept heures du soir, je descendis à l'hôtel des Bains, dans la vieille ville bâtie sur la rive gauche de la Moldau. J'écrivis un billet à M. le duc de Blacas pour l'avertir de mon arrivée ; je reçus la réponse suivante :

" Si vous n'êtes pas trop fatigué, monsieur le vicomte, le Roi sera charmé de vous recevoir dès ce soir, à neuf heures trois quarts ; mais si vous désirez vous reposer, ce serait avec grand plaisir que Sa Majesté vous verrait demain matin à onze heures et demie.

" Agréez, je vous prie, mes compliments les plus empressés.

" Ce vendredi 24 mai, à 7 heures.

" Blacas d'Aulps. "

Je ne crus pas pouvoir profiter de l'alternative qu'on me laissait : à neuf heures et demie du soir, je me mis en marche ; un homme de l'auberge, sachant quelques mots de français, me conduisit. Je gravis des rues silencieuses, sombres, sans réverbères, jusqu'au pied de la haute colline que couronne l'immense château des rois de Bohême. L'édifice dessinait sa masse noire sur le ciel ; aucune lumière ne sortait de ses fenêtres : il y avait là quelque chose de la solitude, du site et de la grandeur du Vatican, ou du temple de Jérusalem vu de la vallée de Josaphat. On n'entendait que le retentissement de mes pas et de ceux de mon guide ; j'étais obligé de m'arrêter par intervalles sur les plates-formes des pavés échelonnés, tant la pente était rapide.

A mesure que je montais, je découvrais la ville au-dessous. Les enchaînements de l'histoire, le sort des hommes, la destruction des empires, les desseins de la Providence, se présentaient à ma mémoire en s'identifiant aux souvenirs de ma propre destinée : après avoir exploré des ruines mortes, j'étais appelé au spectacle des ruines vivantes.

Parvenu au plateau sur lequel est bâti Hradschin, nous traversâmes un poste d'infanterie dont le corps de garde avoisinait le guichet extérieur. Nous pénétrâmes par ce guichet dans une cour carrée, environnée de bâtiments uniformes et déserts. Nous enfilâmes à droite, au rez-de-chaussée, un long corridor qu'éclairaient de loin en loin des lanternes de verre accrochées aux parois du mur, comme dans une caserne ou dans un couvent. Au bout de ce corridor s'ouvrait un escalier, au pied duquel se promenaient deux sentinelles. Comme je montais le second étage, je rencontrai M. de Blacas qui descendait. J'entrai avec lui dans les appartements de Charles X ; là étaient encore deux grenadiers en faction. Cette garde étrangère, ces habits blancs à la porte du roi de France, me faisaient une impression pénible : l'idée d'une prison plutôt que d'un palais me vint.

Nous passâmes trois salles anuitées et presque sans meubles : je croyais errer encore dans le terrible monastère de l'Escurial. M. de Blacas me laissa dans la troisième salle pour aller avertir le Roi, avec la même étiquette qu'aux Tuileries. Il revint me chercher, m'introduisit dans le cabinet de Sa Majesté, et se retira.

Charles X s'approcha de moi, me tendit la main avec cordialité en me disant : " Bonjour, bonjour, monsieur de Chateaubriand, je suis charmé de vous voir. Je vous attendais. Vous n'auriez pas dû venir ce soir, car vous devez être bien fatigué. Ne restez pas debout ; asseyons-nous. Comment se porte votre femme ? "

Rien ne brise le coeur comme la simplicité des paroles dans les hautes positions de la société et les grandes catastrophes de la vie. Je me mis à pleurer comme un enfant ; j'avais peine à étouffer avec mon mouchoir le bruit de mes larmes. Toutes les choses hardies que je m'étais promis de dire, toute la vaine et impitoyable philosophie dont je comptais armer mes discours, me manqua. Moi, devenir le pédagogue du malheur ! Moi oser en remontrer à mon Roi, à mon Roi en cheveux blancs, à mon Roi proscrit, exilé, prêt à déposer sa dépouille mortelle dans la terre étrangère ! Mon vieux Prince me prit de nouveau par la main en voyant le trouble de cet impitoyable ennemi , de ce dur opposant des ordonnances de Juillet. Ses yeux étaient humides ; il me fit asseoir à côté d'une petite table de bois, sur laquelle il y avait deux bougies ; il s'assit auprès de la même table, penchant vers moi sa bonne oreille pour mieux m'entendre, m'avertissant ainsi de ses années qui venaient mêler leurs infirmités communes aux calamités extraordinaires de sa vie.

Il m'était impossible de retrouver la voix, en regardant dans la demeure des empereurs d'Autriche le soixante-huitième roi de France courbé sous le poids de ces règnes et de soixante-seize années : de ces années, vingt-quatre s'étaient écoulées dans l'exil, cinq sur un trône chancelant ; le monarque achevait ses derniers jours dans un dernier exil, avec le petit-fils dont le père avait été assassiné et de qui la mère était captive. Charles X, pour rompre ce silence, m'adressa quelques questions. Alors j'expliquai brièvement l'objet de mon voyage : je me dis porteur d'une lettre de madame la duchesse de Berry, adressée à madame la Dauphine, dans laquelle la prisonnière de Blaye confiait le soin de ses enfants à la prisonnière du Temple, comme ayant la pratique du malheur. J'ajoutai que j'avais aussi une lettre pour les enfants. Le Roi me répondit : " Ne la leur remettez pas ; ils ignorent en partie ce qui est arrivé à leur mère ; vous me donnerez cette lettre. Au surplus, nous parlerons de tout cela demain à deux heures : allez vous coucher. Vous verrez mon fils et les enfants à onze heures et vous dînerez avec nous. " Le Roi se leva, me souhaita une bonne nuit et se retira.

Je sortis ; je rejoignis M. de Blacas dans le salon d'entrée ; le guide m'attendait sur l'escalier. Je retournai à mon auberge, descendant les rues sur les pavés glissants, avec autant de rapidité que j'avais mis de lenteur à les monter.

 

Chapitre 3

Conversation avec le Roi.

Revenu au château à deux heures, je fus introduit comme la veille auprès du Roi par M. de Blacas.

Charles X me reçut avec sa bonté accoutumée et cette élégante facilité de manières que les années rendent plus sensible en lui. Il me fit asseoir de nouveau à la petite table. Voici le détail de notre conversation : " Sire, madame la duchesse de Berry m'a ordonné de venir vous trouver et de présenter une lettre à madame la Dauphine. J'ignore ce que contient cette lettre, bien qu'elle soit ouverte ; elle est écrite au citron, ainsi que la lettre pour les enfants. Mais dans mes deux lettres de créance, l'une ostensible, l'autre confidentielle, Marie-Caroline m'explique sa pensée. Elle remet, pendant sa captivité, comme je l'ai dit hier à Votre Majesté, ses enfants sous la protection particulière de madame la Dauphine. Madame la duchesse de Berry me charge en outre de lui rendre compte de l'éducation de Henri V, que l'on appelle ici le duc de Bordeaux. Enfin, madame la duchesse de Berry déclare qu'elle a contracté un mariage secret avec le comte Hector Lucchesi Palli, d'une famille illustre. Ces mariages secrets de princesses, dont il y a plusieurs exemples, ne les privent pas de leurs droits. Madame la duchesse de Berry demande à conserver son rang de princesse française, la régence et la tutelle. Quand elle sera libre, elle se propose de venir à Prague embrasser ses enfants et mettre ses respects aux pieds de Votre Majesté. "

Le Roi me répondit sévèrement. Je tirai ma réplique tant bien que mal, d'une récrimination.

" Que Votre Majesté me pardonne, mais il me semble qu'on lui a inspiré des préventions : M. de Blacas doit être l'ennemi de mon auguste cliente. "

Charles X m'interrompit : " Non ; mais elle l'a traité mal, parce qu'il l'empêchait de faire des sottises, de folles entreprises. " - " Il n'est pas donné à tout le monde, répondis-je, de faire des sottises de cette espèce : Henri IV se battait comme madame la duchesse de Berry, et comme elle il n'avait pas toujours assez de force.

" Sire, continuai-je, vous ne voulez pas que madame de Berry soit princesse de France ; elle le sera malgré vous ; le monde entier l'appellera toujours la duchesse de Berry , l'héroïque mère de Henri V ; son intrépidité et ses souffrances dominent tout ; vous ne pouvez pas vous mettre au rang de ses ennemis ; vous ne pouvez pas, à l'instar du duc d'Orléans, vouloir flétrir du même coup les enfants et la mère : vous est-il donc difficile de pardonner à la gloire d'une femme ? "

" - Eh bien, monsieur l'ambassadeur , dit le Roi avec une emphase bienveillante, que madame la duchesse de Berry aille à Palerme ; qu'elle y vive maritalement, avec M. Lucchesi, à la vue de tout le monde, alors on dira aux enfants que leur mère est mariée ; elle viendra les embrasser. "

Je sentis que j'avais poussé assez loin l'affaire ; les principaux points étaient aux trois quarts obtenus, la conservation du titre et l'admission à Prague dans un temps plus ou moins éloigné : sûr d'achever mon ouvrage avec madame la Dauphine, je changeai la conversation.

Les esprits entêtés regimbent contre l'insistance ; auprès d'eux, on gâte tout en voulant tout emporter de haute luttes.

Je passai à l'éducation du prince dans l'intérêt de l'avenir : sur ce sujet, je fus peu compris. La religion fait de Charles X un solitaire ; ses idées sont cloîtrées. Je glissai quelques mots sur la capacité de M. Barrande et l'incapacité de M. de Damas. Le Roi me dit : " M. Barrande est un homme instruit, mais il a trop de besogne ; il avait été choisi pour enseigner les sciences exactes au duc de Bordeaux, et il enseigne tout, histoire, géographie, latin. J'avais appelé l'abbé Maccarthy, afin de partager les travaux de M. Barrande ; il est mort : j'ai jeté les yeux sur un autre instituteur ; il arrivera bientôt. "

Ces paroles me firent frémir, car le nouvel instituteur ne pouvait être évidemment qu'un jésuite remplaçant un jésuite. Que, dans l'état actuel de la société en France, l'idée de mettre un disciple de Loyola auprès de Henri V fût seulement entrée dans la tête de Charles X, il y avait de quoi désespérer de la race.

Quand je fus revenu de mon étonnement, je dis :

" Le Roi ne craint-il pas sur l'opinion l'effet d'un instituteur choisi dans les rangs d'une société célèbre mais calomniée ? "

Le Roi s'écria : " Bah ! en sont-ils encore aux jésuites ? "

Je parlai au Roi des élections et du désir qu'avaient les royalistes de connaître sa volonté. Le Roi me répondit :

" Je ne puis dire à un homme : Prêtez serment contre votre conscience. Ceux qui croient devoir le prêter agissent sans doute à bonne intention. Je n'ai, mon cher ami, aucune prévention contre les hommes, peu m'importe leur vie passée, lorsqu'ils veulent sincèrement servir la France et la Légitimité. Les républicains m'ont écrit à Edimbourg ; j'ai accepté, quant à leur personne, tout ce qu'ils me demandaient ; mais ils ont voulu m'imposer des conditions de gouvernement, je les ai rejetées. Je ne céderai jamais sur les principes ; je veux laisser à mon petit-fils un trône plus solide que n'était le mien. Les Français sont-ils aujourd'hui plus heureux et plus libres qu'ils ne l'étaient avec moi ? Payent-ils moins d'impôts ? quelle vache à lait que cette France ! Si je m'étais permis le quart des choses que s'est permises M. le duc d'Orléans, que de cris ! de malédictions ! Ils conspiraient contre moi, ils l'ont avoué : j'ai voulu me défendre... "

Le Roi s'arrêta comme embarrassé dans le nombre de ses pensées, et par la crainte de dire quelque chose qui me blessât.

Tout cela était bien, mais qu'entendait Charles X par les principes ? s'était-il rendu compte de la cause des conspirations vraies ou fausses ourdies contre son gouvernement ? Il reprit après un moment de silence : " Comment se portent vos amis les Bertin ? Ils n'ont pas à se plaindre de moi, vous le savez : ils sont bien rigoureux envers un homme banni qui ne leur a fait aucun mal du moins que je sache. Mais, mon cher je n'en veux à personne, chacun se conduit comme il l'entend. "

Cette douceur de tempérament, cette mansuétude chrétienne d'un Roi chassé et calomnié, me firent venir les larmes aux yeux. Je voulus dire quelques mots de Louis-Philippe. " Ah ! répondit le Roi,... M. le duc d'Orléans... il a jugé... que voulez-vous ?... les hommes sont comme ça. " Pas un mot amer, pas un reproche, pas une plainte ne put sortir de la bouche du vieillard trois fois exilé. Et cependant des mains françaises avaient abattu la tête de son frère et percé le coeur de son fils ; tant ces mains ont été pour lui remémoratrices et implacables !

Je louai le Roi de grand coeur et d'une voix émue. Je lui demandai s'il n'entrait point dans ses intentions de faire cesser toutes ces correspondances secrètes, de donner congé à tous ces commissaires qui, depuis quarante années, trompent la Légitimité. Le Roi m'assura qu'il était résolu à mettre un terme à ces impuissantes tracasseries ; il avait, disait-il, déjà désigné quelques personnes graves, au nombre desquelles je me trouvais, pour composer en France une sorte de conseil propre à l'instruire de la vérité. M. de Blacas m'expliquerait tout cela. Je priai Charles X d'assembler ses serviteurs et de m'entendre ; il me renvoya à M. de Blacas.

J'appelai la pensée du Roi sur l'époque de la majorité de Henri V ; je lui parlai d'une déclaration à faire alors comme d'une chose utile. Le Roi, qui ne voulait point intérieurement de cette déclaration, m'invita à lui en présenter le modèle. Je répondis avec respect, mais avec fermeté que je ne formulerais jamais une déclaration au bas de laquelle mon nom ne se trouvât pas au-dessous de celui du Roi. Ma raison était que je ne voulais pas prendre sur mon compte les changements éventuels introduits dans un acte quelconque par le prince de Metternich et par M. de Blacas.

Je représentai au Roi qu'il était trop loin de la France, qu'on aurait le temps de faire deux ou trois révolutions à Paris avant qu'il en fût informé à Prague. Le Roi répliqua que l'Empereur l'avait laissé libre de choisir le lieu de sa résidence dans tous les Etats autrichiens, le royaume de Lombardie excepté. " Mais, ajouta Sa Majesté, les villes habitables en Autriche sont toutes à peu près à la même distance de France ; à Prague, je suis logé pour rien, et ma position m'oblige à ce calcul. "

Noble calcul que celui-là pour un prince qui avait joui pendant cinq ans d'une liste civile de 20 millions, sans compter les résidences royales ; pour un prince qui avait laissé à la France la colonie d'Alger et l'ancien patrimoine des Bourbons, évalué de 25 à 30 millions de revenu !

Je dis : " Sire, vos fidèles sujets ont souvent pensé que votre royale indigence pouvait avoir des besoins ; ils sont prêts à se cotiser, chacun selon sa fortune, afin de vous affranchir de la dépendance de l'étranger. - Je crois, mon cher Chateaubriand, dit le Roi en riant que vous n'êtes guère plus riche que moi. Comment avez-vous payé votre voyage ? - Sire, il m'eût été impossible d'arriver jusqu'à vous, si madame la duchesse de Berry n'avait donné l'ordre à son banquier M. Jauge, de me compter 6 000 francs. - C'est bien peu ! s'écria le Roi ; avez-vous besoin d'un supplément ? - Non, sire ; je devrais même en m'y prenant bien, rendre quelque chose à la pauvre prisonnière, mais je ne sais guère regratter. - Vous étiez un magnifique seigneur à Rome ? - J'ai toujours mangé consciencieusement ce que le Roi m'a donné ; il ne m'en est pas resté deux sous. - Vous savez que je garde toujours à votre disposition votre traitement de pair : vous n'en avez pas voulu. - Non, sire, parce que vous avez des serviteurs plus malheureux que moi. Vous m'avez tiré d'affaire pour les 20 000 francs qui me restaient encore de dettes sur mon ambassade de Rome, après les 10 000 autres que j'avais empruntés à votre grand ami M. Lafitte. - Je vous les devais, dit le Roi, ce n'était pas même ce que vous aviez abandonné de vos appointements en donnant votre démission d'ambassadeur qui, par parenthèse, m'a fait assez de mal. - Quoi qu'il en soit, sire, dû ou non, Votre Majesté, en venant à mon secours, m'a rendu dans le temps service et moi je lui rendrai son argent quand je pourrai ; mais pas à présent, car je suis gueux comme un rat, ma maison rue d'Enfer n'est pas payée. Je vis pêle-mêle avec les pauvres de madame de Chateaubriand, en attendant le logement que j'ai déjà visité, à l'occasion de Votre Majesté, chez M. Gisquet. Quand je passe par une ville je m'informe d'abord s'il y a un hôpital ; s'il y en a un je dors sur les deux oreilles : le vivre et le couvert, en faut-il davantage ?

" - Oh ! ça ne finira pas comme ça. Combien, Chateaubriand, vous faudrait-il pour être riche ?

" - Sire, vous y perdriez votre temps, vous me donneriez quatre millions ce matin, que je n'aurais pas un patard ce soir. " Le Roi me secoua l'épaule avec la main : " A la bonne heure ! Mais à quoi diable mangez-vous votre argent ? - Ma foi, sire, je n'en sais rien, car je n'ai aucun goût et ne fais aucune dépense : c'est incompréhensible ! Je suis si bête qu'en entrant aux affaires étrangères, je ne voulus pas prendre les 25 000 francs de frais d'établissement, et qu'en en sortant je dédaignai d'escamoter les fonds secrets ! Vous me parlez de ma fortune, pour éviter de me parler de la vôtre.

" - C'est vrai, dit le Roi ; voici à mon tour ma confession : en mangeant mes capitaux par portions égales d'année en année, j'ai calculé qu'à l'âge où je suis, je pourrais vivre jusqu'à mon dernier jour sans avoir besoin de personne. Si je me trouvais dans la détresse, j'aimerais mieux avoir recours, comme vous me le proposez, à des Français qu'à des étrangers. On m'a offert d'ouvrir des emprunts, entre autres un de 30 millions qui aurait été rempli en Hollande ; mais j'ai su que cet emprunt, coté aux principales bourses en Europe ferait baisser les fonds français ; cela m'a empêché d'adopter le projet : rien de ce qui affecterait la fortune publique en France ne pouvait me convenir. " Sentiment digne d'un roi !

Dans cette conversation, on remarquera la générosité de caractère, la douceur des moeurs et le bon sens de Charles X. Pour un philosophe, c'eût été un spectacle curieux que celui du sujet et du roi s'interrogeant sur leur fortune et se faisant confidence mutuelle de leur misère au fond d'un château emprunté aux souverains de Bohême !

 

Chapitre 4

Prague, 25 et 26 mai 1833.

Henri V.

Au sortir de cette conférence, j'assistai à la leçon d'équitation de Henri. Il monta deux chevaux, le premier sans étriers en trottant à la longe, le second avec étriers en exécutant des voltes sans tenir la bride, une baguette passée entre son dos et ses bras.

L'enfant est hardi et tout à fait élégant avec son pantalon blanc, sa jaquette, sa petite fraise et sa casquette. M. O'Hégerty le père, écuyer instructeur, criait : " Qu'est-ce que c'est que cette jambe-là ! elle est comme un bâton ! Laissez aller la jambe ! Bien ! détestable ! qu'avez-vous donc aujourd'hui ? etc., etc. " La leçon finie, le jeune page-roi s'arrête à cheval au milieu du manège, ôte brusquement sa casquette pour me saluer dans la tribune où j'étais avec le baron de Damas et quelques Français, saute à terre léger et gracieux comme le petit Jehan de Saintré.

Henri est mince, agile, bien fait ; il est blond ; il a les yeux bleus avec un trait dans l'oeil gauche qui rappelle le regard de sa mère. Ses mouvements sont brusques ; il vous aborde avec franchise, il est curieux et questionneur, il n'a rien de cette pédanterie qu'on lui donne dans les journaux ; c'est un vrai petit garçon comme tous les petits garçons de douze ans. Je lui faisais compliment sur sa bonne mine à cheval : " Vous n'avez rien vu, me dit-il, il fallait me voir sur mon cheval noir ; il est méchant comme un diable ; il rue, il me jette par terre, je remonte, nous sautons la barrière. L'autre jour, il s'est cogné, il a la jambe grosse comme ça. N'est-ce pas que le dernier cheval que j'ai monté est joli ? mais je n'étais pas en train. "

Henri déteste à présent le baron de Damas dont la mine, le caractère, les idées lui sont antipathiques. Il entre contre lui dans de fréquentes colères. A la suite de ces emportements, force est de mettre le prince en pénitence, on le condamne quelquefois à rester au lit : bête de châtiment. Survient un abbé Moligny, qui confesse le rebelle et tâche de lui faire peur du diable. L'obstiné n'écoute rien et refuse de manger. Alors madame la Dauphine donne raison à Henri qui mange et se moque du baron. L'éducation parcourt ce cercle vicieux.

Ce qu'il faudrait à M. le duc de Bordeaux serait une main légère qui le conduisît sans lui faire sentir le frein, un gouverneur qui fût plutôt son ami que son maître.

Si la famille de saint Louis était, comme celle des Stuarts, une espèce de famille particulière chassée par une révolution, confinée dans une île, la destinée des Bourbons serait en peu de temps étrangère aux générations nouvelles. Notre ancien pouvoir royal n'est pas cela, il représente l'ancienne royauté : le passé politique, moral et religieux des peuples est né de ce pouvoir et se groupe autour de lui. Le sort d'une race aussi entrelacée à l'ordre social qui fut, aussi apparentée à l'ordre social qui sera, ne peut jamais être indifférent aux hommes. Mais, toute destinée que cette race est à vivre, la condition des individus qui la forment et avec lesquels un sort ennemi n'aurait point fait trêve, serait déplorable. Dans un perpétuel malheur, ces individus marcheraient oubliés sur une ligne parallèle, le long de la mémoire glorieuse de leur famille.

Rien de plus triste que l'existence des rois tombés ; leurs jours ne sont qu'un tissu de réalités et de fictions : demeurés souverains à leur foyer, parmi leurs gens et leurs souvenirs, ils n'ont pas plutôt franchi le seuil de leur maison, qu'ils trouvent l'ironique vérité à leur porte : Jacques II ou Edouard VII, Charles X ou Louis XIX, à huis clos, deviennent, à huis ouvert, Jacques ou Edouard, Charles ou Louis, sans chiffre, comme les hommes de peine leurs voisins ; ils ont le double inconvénient de la vie de cour et de la vie privée : les flatteurs, les favoris, les intrigues, les ambitions de l'une ; les affronts, la détresse, le commérage de l'autre : c'est une mascarade continuelle de valets et de ministres, changeant d'habits. L'humeur s'aigrit de cette situation, les espérances s'affaiblissent, les regrets s'augmentent ; on rappelle le passé on récrimine ; on s'adresse des reproches d'autant plus amers que l'expression cesse d'être renfermée dans le bon goût d'une belle naissance et les convenances d'une fortune supérieure : on devient vulgaire par les souffrances vulgaires ; les soucis d'un trône perdu dégénèrent en tracasseries de ménage : les papes Clément XIV et Pie VI ne purent jamais rétablir la paix dans la domesticité du Prétendant. Ces aubains découronnés restent en surveillance au milieu du monde, repoussés des princes comme infectés d'adversité, suspects aux peuples comme atteints de puissance.

 

 Chapitre 5

Dîner et soirée à Hradschin.

J'allai m'habiller : on m'avait prévenu que je pouvais garder au dîner du Roi ma redingote et mes bottes ; mais le malheur est d'un trop haut rang pour en approcher avec familiarité. J'arrivai au château à six heures moins un quart, le couvert était mis dans une des salles d'entrée. Je trouvai au salon le cardinal Latil. Je ne l'avais pas rencontré depuis qu'il avait été mon convive à Rome, au palais de l'ambassade, lors de la réunion du conclave, après la mort de Léon XII. Quel changement de destinée pour moi et pour le monde entre ces deux dates !

C'était toujours le prestolet à ventre rondelet, à nez pointu, à face pâle, tel que je l'avais vu en colère à la Chambre des pairs un couteau d'ivoire à la main. On assurait qu'il n'avait aucune influence et qu'on le nourrissait dans un coin en lui donnant des bourrades, peut-être : mais il y a du crédit de différentes sortes, celui du cardinal n'en est pas moins certain, quoique caché, il le tire, ce crédit, des longues années passées auprès du Roi et du caractère de prêtre. L'abbé de Latil a été un confident intime, la remembrance de madame de Polastron s'attache au surplis du confesseur, le charme des dernières faiblesses humaines et la douceur des premiers sentiments religieux se prolongent en souvenirs dans le coeur du vieux monarque.

Successivement arrivèrent M. de Blacas, M. A. de Damas, frère du baron, M. O'Hégerty père, M. et madame de Cossé. A six heures précises, le Roi parut suivi de son fils ; on courut à table. Le Roi me plaça à sa gauche, il avait M. le Dauphin à sa droite, M. de Blacas s'assit en face du Roi, entre le cardinal et madame de Cossé, les autres convives étaient distribués au hasard. Les enfants ne dînent avec leur grand-père que le dimanche : c'est se priver du seul bonheur qui reste dans l'exil, l'intimité et la vie de famille.

Le dîner était maigre et assez mauvais. Le Roi me vanta un poisson de la Moldau qui ne valait rien du tout.

Quatre ou cinq valets de chambre en noir rôdaient comme des frères lais dans le réfectoire, point de maître d'hôtel. Chacun prenait devant soi et offrait de son plat. Le Roi mangeait bien, demandait et servait lui-même ce qu'on lui demandait. Il était de bonne humeur ; la peur qu'il avait eue de moi était passée. La conversation roulait dans un cercle de lieux communs, sur le climat de la Bohême, sur la santé de madame la Dauphine, sur mon voyage, sur les cérémonies de la Pentecôte qui devaient avoir lieu le lendemain ; pas un mot de politique. M. le Dauphin, le nez plongé dans son assiette, sortait quelquefois de son silence, et s'adressant au cardinal Latil : " Prince de l'Eglise, l'évangile de ce matin était selon saint Matthieu ? - Non, monseigneur, selon saint Marc. - Comment, saint Marc ? " Grande dispute entre saint Marc et saint Matthieu, et le cardinal était battu.

Le dîner a duré près d'une heure ; le Roi s'est levé ; nous l'avons suivi au salon. Les journaux étaient sur une table, chacun s'est assis et l'on s'est mis à lire çà et là comme dans un café.

Les enfants sont entrés, le duc de Bordeaux conduit par son gouverneur, Mademoiselle par sa gouvernante. Ils ont couru embrasser leur grand-père, puis ils se sont précipités vers moi ; nous nous sommes nichés dans l'embrasure d'une fenêtre donnant sur la ville et ayant une vue superbe. J'ai renouvelé mes compliments sur la leçon d'équitation. Mademoiselle s'est hâtée de me redire ce que m'avait dit son frère, que je n'avais rien vu ; qu'on ne pouvait juger de rien quand le cheval noir était boiteux. Madame de Gontaut est venue s'asseoir auprès de nous, M. de Damas un peu plus loin, prêtant l'oreille, dans un état amusant d'inquiétude, comme si j'allais manger son pupille, lâcher quelques phrases à la louange de la liberté de la presse, ou à la gloire de madame la duchesse de Berry. J'aurais ri des craintes que je lui donnais, si depuis M. de Polignac je pouvais rire d'un pauvre homme. Tout d'un coup Henri me dit : " Vous avez vu des serpents devins ? - Monseigneur veut parler des boas, il n'y en a ni en Egypte, ni à Tunis, seuls points de l'Afrique où j'aie abordé ; mais j'ai vu beaucoup de serpents en Amérique. - Oh ! oui, dit la princesse Louise, le serpent à sonnette, dans le Génie du Christianisme . "

Je m'inclinai pour remercier Mademoiselle. " Mais vous avez vu bien d'autres serpents ? a repris Henri. Sont-ils bien méchants ? - Quelques-uns, monseigneur sont fort dangereux, d'autres n'ont point de venin et on les fait danser. "

Les deux enfants se sont rapprochés de moi avec joie, tenant leurs quatre beaux yeux brillants fixés sur les miens.

" Et puis il y a le serpent de verre, ai-je dit, il est superbe et point malfaisant ; il a la transparence et la fragilité du verre ; on le brise dès qu'on le touche. - Les morceaux ne peuvent pas se rejoindre ? " a dit le prince. " - Mais non, mon frère, " a répondu pour moi Mademoiselle. " - Vous êtes allé à la cataracte de Niagara ? " a repris Henri. " Ça fait un terrible ronflement ? peut-on la descendre en bateau ? - Monseigneur, un Américain s'est amusé à y précipiter une grande barque ; un autre Américain, dit-on, s'est jeté lui-même dans la cataracte ; il n'a pas péri la première fois ; il a recommencé et s'est tué à la seconde expérience. " Les deux enfants ont levé les mains et ont crié : " Oh ! "

Madame de Gontaut a pris la parole : " M. de Chateaubriand est allé en Egypte et à Jérusalem. " Mademoiselle a frappé des mains et s'est encore rapprochée de moi. " M. de Chateaubriand, m'a-t-elle dit, contez donc à mon frère les pyramides et le tombeau de Notre Seigneur. "

J'ai fait du mieux que j'ai pu un récit des pyramides, du saint tombeau, du Jourdain, de la Terre-Sainte. L'attention des enfants était merveilleuse : Mademoiselle prenait dans ses deux mains son joli visage, les coudes presque appuyés sur mes genoux, et Henri perché sur un haut fauteuil remuait ses jambes ballantes.

Après cette belle conversation de serpents, de cataracte, de pyramides, de saint tombeau, Mademoiselle m'a dit : " Voulez-vous me faire une question sur l'histoire ? - Comment, sur l'histoire ? - Oui, questionnez-moi sur une année, l'année la plus obscure de toute l'histoire de France, excepté le dix-septième et le dix-huitième siècle que nous n'avons pas encore commencés. - Oh ! moi, s'écria Henri, j'aime mieux une année fameuse : demandez-moi quelque chose sur une année fameuse. " Il était moins sûr de son affaire que sa soeur.

Je commençai par obéir à la princesse et je dis : " Eh bien ! Mademoiselle veut-elle me dire ce qui se passait et qui régnait en France en 1001 ? " Voilà le frère et la soeur à chercher, Henri se prenant le toupet, Mademoiselle ombrant son visage avec ses deux mains, façon qui lui est familière, comme si elle jouait à cache-cache , puis elle découvre subitement sa mine jeune et gaie, sa bouche souriante, ses regards limpides. Elle dit la première : " C'était Robert qui régnait, Grégoire V était pape, Basile III empereur d'Orient... - Et Othon III empereur d'Occident ", cria Henri qui se hâtait pour ne pas rester derrière sa soeur, et il ajouta : " Veremond II en Espagne. " Mademoiselle lui coupant la parole dit : " Ethelrède en Angleterre. - Non pas, dit son frère, c'était Edmond, Côte-de-Fer. " Mademoiselle avait raison, Henri se trompait de quelques années en faveur de Côte-de-Fer qui l'avait charmé ; mais cela n'en était pas moins prodigieux.

" Et mon année fameuse ? " demanda Henri d'un ton demi-fâché. " - C'est juste, monseigneur : que se passa-t-il en l'an 1593 ? - Bah ! s'écria le jeune prince, c'est l'abjuration d'Henri IV. " Mademoiselle devint rouge de n'avoir pu répondre la première.

Huit heures sonnèrent : la voix du baron de Damas coupa court à notre conversation, comme quand le marteau de l'horloge, en frappant dix heures, suspendait les pas de mon père dans la grande salle de Combourg.

Aimables enfants ! le vieux croisé vous a conté les aventures de la Palestine, mais non au foyer du château de la reine Blanche ! Pour vous trouver, il est venu heurter avec son bâton de palmier et ses sandales poudreuses au seuil glacé de l'étranger. Blondel a chanté en vain au pied de la tour des ducs d'Autriche ; sa voix n'a pu vous rouvrir les chemins de la patrie. Jeunes proscrits, le voyageur aux terres lointaines vous a caché une partie de son histoire, il ne vous a pas dit que, poète et prophète, il a traîné dans les forêts de la Floride et sur les montagnes de la Judée autant de désespérances, de tristesses et de passions, que vous avez d'espoir, de joie et d'innocence ; qu'il fut une journée où, comme Julien, il jeta son sang vers le ciel, sang dont le Dieu de miséricorde lui a conservé quelques gouttes pour racheter celles qu'il avait livrées au dieu de malédiction.

Le prince, emmené par son gouverneur, m'invita à sa leçon d'histoire, fixée au lundi suivant, onze heures du matin ; madame de Gontaut se retira avec Mademoiselle.

Alors commença une scène d'un autre genre : la royauté future, dans la personne d'un enfant, venait de me mêler à ses jeux, la royauté passée, dans la personne d'un vieillard, me fit assister aux siens. Une partie de whist, éclairée par deux bougies dans le coin d'une salle obscure, commença entre le Roi et le Dauphin, le duc de Blacas et le cardinal Latil. J'en étais le seul témoin avec l'écuyer O'Hégerty. A travers les fenêtres dont les volets n'étaient pas fermés, le crépuscule mêlait sa pâleur à celle des bougies : la monarchie s'éteignait entre ces deux lueurs expirantes. Profond silence hors le frôlement des cartes et quelques cris du Roi qui se fâchait. Les cartes furent renouvelées des Latins afin de soulager l'adversité de Charles VI : mais il n'y a plus d'Ogier et de Lahire pour donner leur nom, sous Charles X, à ces distractions du malheur.

Le jeu fini, le Roi me souhaita le bon soir. Je passai les salles désertes et sombres que j'avais traversées la veille, les mêmes escaliers, les mêmes cours, les mêmes gardes, et, descendu des talus de la colline, je regagnai mon auberge en m'égarant dans les rues et dans la nuit. Charles X restait enfermé dans les masses noires que je quittais : rien ne peut peindre la tristesse de son abandon et de ses années.

 

Chapitre 6

Prague, 27 mai 1833.

Visites.

J'avais grand besoin de mon lit ; mais le baron Capelle, arrivé de Hollande, logeait dans une chambre voisine de la mienne, et il accourut.

Quand le torrent tombe de haut, l'abîme qu'il creuse et dans lequel il s'engloutit fixe les regards et rend muet ; mais je n'ai ni patience ni pitié pour les ministres dont la main débile laissa tomber dans le gouffre la couronne de saint Louis, comme si les flots devaient la rapporter ! Ceux de ces ministres qui prétendent s'être opposés aux ordonnances sont les plus coupables ; ceux qui se disent avoir été les plus modérés sont les moins innocents : s'ils y voyaient si clair, que ne se retiraient-ils ? " Ils n'ont pas voulu abandonner le Roi ; monsieur le Dauphin les a traités de poltrons. " Mauvaise défaite ; ils n'ont pu s'arracher à leurs portefeuilles. Quoi qu'ils en disent, il n'y a pas autre chose au fond de cette immense catastrophe. Et quel beau sang-froid depuis l'événement ! L'un écrivaille sur l'histoire d'Angleterre, après avoir si bien arrangé l'histoire de France ; l'autre lamente la vie et la mort du duc de Reichstadt, après avoir envoyé à Prague le duc de Bordeaux.

Je connaissais M. Capelle : il est juste de se souvenir qu'il était demeuré pauvre, ses prétentions ne dépassaient pas sa valeur ; il aurait très volontiers dit comme Lucien : " Si vous venez m'écouter dans l'espoir de respirer l'ambre et d'entendre le chant du cygne, j'atteste les dieux que je n'ai jamais parlé de moi en termes si magnifiques. " Par le temps actuel, la modestie est une qualité rare, et le seul tort de M. Capelle est de s'être laissé nommer ministre.

Je reçus la visite de M. le baron de Damas : les vertus de ce brave officier lui avaient monté à la tête, une congestion religieuse lui embarrassait le cerveau. Il est des associations fatales : le duc de Rivière recommanda en mourant M. de Damas pour gouverneur du duc de Bordeaux ; le prince de Polignac était membre de cette coterie. L'incapacité est une franc-maçonnerie dont les loges sont en tout pays, cette charbonnerie a des oubliettes dont elle ouvre les soupapes, et dans lesquelles elle fait disparaître les Etats.

La domesticité était si naturelle à la cour, que M. de Damas, en choisissant M. de Lavilatte, n'avait jamais voulu lui octroyer d'autre titre que le titre de premier valet de chambre de monseigneur le duc de Bordeaux. A la première vue, je me pris de goût pour ce militaire à crocs gris, dogue fidèle, chargé d'aboyer autour de son mouton. Il appartenait à ces loyaux porte-grenade qu'estimait l'effrayant maréchal de Montluc, et dont il disait : " Il n'y a point d'arrière-boutique en eux. " M. de Lavilatte sera renvoyé pour sa sincérité, non à cause de sa brusquerie : de la brusquerie de caserne, on s'en arrange ; souvent l'adulation au camp fume la flatterie d'un air indépendant. Mais chez le vieux brave dont je parle tout était franchise ; il aurait retiré avec honneur sa moustache, s'il avait emprunté dessus 30 000 piastres comme Jean de Castro. Sa figure rébarbative n'était que l'expression de la liberté ; il avertissait seulement par son air qu'il était prêt. Avant de mettre au champ leur armée, les Florentins en prévenaient l'ennemi par le son de la cloche Martinella .

 

Chapitre 7

Prague, 27 mai 1833.

Messe. - Général Czernicki.

J'avais formé le projet d'entendre la messe à la cathédrale, dans l'enceinte des châteaux ; retenu par les visiteurs, je n'eus que le temps d'aller à la basilique des ci-devant jésuites. On y chantait avec accompagnement d'orgues. Une femme, placée auprès de moi, avait une voix dont l'accent me fit tourner la tête. Au moment de la communion, elle se couvrit le visage de ses deux mains et n'alla point à la sainte table.

Hélas ! j'ai déjà exploré bien des églises dans les quatre parties de la terre, sans avoir pu dépouiller, même au tombeau du Sauveur, le rude cilice de mes pensées. J'ai peint Aben-Hamet errant dans la mosquée chrétienne de Cordoue : " Il entrevit au pied d'une colonne une figure immobile, qu'il prit d'abord pour une statue sur un tombeau. "

L'original de ce chevalier qu'entrevoyait Aben-Hamet était un moine que j'avais rencontré dans l'église de l'Escurial, et dont j'avais envié la foi. Qui sait cependant les tempêtes au fond de cette âme si recueillie, et quelle supplication montait vers le pontife saint et innocent ? Je venais d'admirer, dans la sacristie déserte de l'Escurial, une des plus belles Vierges de Murillo ; j'étais avec une femme : elle me montra la première le religieux sourd au bruit des passions qui traversaient auprès de lui le formidable silence du sanctuaire.

Après la messe à Prague j'envoyai chercher une calèche ; je pris le chemin tracé dans les anciennes fortifications et par lequel les voitures montent au château. On était occupé à dessiner des jardins sur ces remparts : l'euphonie d'une forêt y remplacera le fracas de la bataille de Prague ; le tout sera très beau dans une quarantaine d'années : Dieu fasse que Henri V ne demeure pas assez longtemps ici pour jouir de l'ombre d'une feuille qui n'est pas encore née !

Devant dîner le lendemain chez le gouverneur, je crus qu'il était poli d'aller voir madame la comtesse de Choteck : je l'aurais trouvée aimable et belle, quand elle ne m'eût pas cité de mémoire des passages de mes écrits.

Je montai à la soirée de madame de Guiche ; j'y rencontrai le général Czernicki et sa femme. Il me fit le récit de l'insurrection de la Pologne et du combat d'Ostrolenka.

Quand je me levai pour sortir, le général me demanda la permission de presser ma vénérable main et d'embrasser le patriarche de la liberté de la presse ; sa femme voulut embrasser en moi l'auteur du Génie du Christianisme : la monarchie reçut de grand coeur le baiser fraternel de la république. J'éprouvais une satisfaction d'honnête homme ; j'étais heureux de réveiller à différents titres de nobles sympathies dans des coeurs étrangers, d'être tour à tour pressé sur le sein du mari et de la femme par la liberté et la religion.

Lundi 27, au matin, l'opposition vient m'apprendre que je ne verrais point le jeune prince : M. de Damas avait fatigué son élève en le traînant d'église en église aux stations du Jubilé. Cette lassitude servait de prétexte à un congé et motivait une course à la campagne : on me voulait cacher l'enfant.

J'employai la matinée à courir la ville. A cinq heures j'allai dîner chez le comte de Choteck.

 

Chapitre 8

Dîner chez le comte de Choteck.

La maison du comte de Choteck, bâtie par son père (qui fut aussi grand bourgrave de Bohême), présente extérieurement la forme d'une chapelle gothique : rien n'est original aujourd'hui, tout est copie. Du salon on a une vue sur les jardins ; ils descendent en pente dans une vallée : toujours lumière fade, sol grisâtre comme dans ces fonds anguleux des montagnes du Nord où la nature décharnée porte la haire.

Le couvert était mis dans le pleasure-ground , sous des arbres. Nous dînâmes sans chapeau : ma tête, que tant d'orages insultèrent en emportant ma chevelure, était sensible au souffle du vent. Tandis que je m'efforçais d'être présent au repas, je ne pouvais m'empêcher de regarder les oiseaux et les nuages qui volaient au-dessus du festin ; passagers embarqués sur les brises et qui ont des relations secrètes avec mes destinées ; voyageurs, objets de mon envie et dont mes yeux ne peuvent suivre la course aérienne sans une sorte d'attendrissements. J'étais plus en société avec ces parasites errants dans le ciel qu'avec les convives assis auprès de moi sur la terre : heureux anachorètes qui pour dapifer aviez un corbeau !

Je ne puis vous parler de la société de Prague, puisque je ne l'ai vue qu'à ce dîner. Il s'y trouvait une femme fort à la mode à Vienne, et fort spirituelle, assurait-on ; elle m'a paru aigre et sotte, quoiqu'elle eût quelque chose de jeune encore, comme ces arbres qui gardent l'été les grappes séchées de la fleur qu'ils ont portée au printemps.

Je ne sais donc des moeurs de ce pays que celles du seizième siècle, racontées par Bassompierre : il aima Anna Esther, âgée de dix-huit ans, veuve depuis six mois. Il passa cinq jours et six nuits déguisé et caché dans une chambre auprès de sa maîtresse. Il joua à la paume dans Hradschin avec Wallenstein. N'étant ni Wallenstein ni Bassompierre, je ne prétendais ni à l'empire ni à l'amour : les Esther modernes veulent des Assuérus qui puissent, tout déguisés qu'ils sont, se débarrasser la nuit de leur domino : on ne dépose pas le masque des années.

 

Chapitre 9

Prague, 27 mai 1833.

Pentecôte. - Le duc de Blacas.

Au sortir du dîner, à sept heures, je me rendis chez le Roi, j'y rencontrai les personnes de la veille, excepté M. le duc de Bordeaux, qu'on disait souffrant de ses stations du dimanche. Le Roi était à demi couché sur un canapé, et Mademoiselle assise sur une chaise tout contre les genoux de Charles X, qui caressait le bras de sa petite fille en lui faisant des histoires. La jeune princesse écoutait avec attention : quand je parus, elle me regarda avec le sourire d'une personne raisonnable qui m'aurait voulu dire : " Il faut bien que j'amuse mon grand-papa. "

" Chateaubriand, s'écria le Roi, je ne vous ai pas vu hier ? - Sire, j'ai été averti trop tard que Votre Majesté m'avait fait l'honneur de me nommer de son dîner : ensuite, c'était le jour de la Pentecôte, jour où il ne m'est pas permis de voir Votre Majesté. - Comment cela ? " dit le Roi. " - Sire, ce fut le jour de la Pentecôte, il y a neuf ans, que, me présentant pour vous faire ma cour, on me défendit votre porte. "

Charles X parut ému : " On ne vous chassera pas du château de Prague. - Non, sire, car je ne vois pas ici ces bons serviteurs qui m'éconduisirent au jour de la prospérité. " Le whist commença, et la journée finit.

Après la partie, je rendis au duc de Blacas la visite qu'il m'avait faite. " Le Roi, me dit-il, m'a prévenu que nous causerions. " Je lui répondis que le Roi n'ayant pas jugé à propos de convoquer son conseil devant lequel j'aurais pu développer mes idées sur l'avenir de la France et la majorité du duc de Bordeaux, je n'avais plus rien à dire. " Sa Majesté n'a point de conseil, repartit M. de Blacas avec un rire chevrotant et des yeux tout contents de lui, il n'a que moi, absolument que moi. "

Le grand maître de la garde-robe a la plus haute idée de lui-même : maladie française. A l'entendre, il fait tout, il peut tout ; il a marié la duchesse de Berry ; il dispose des rois ; il mène Metternich par le bout du nez ; il tient Nesselrode au collet ; il règne en Italie ; il a gravé son nom sur un obélisque à Rome ; il a dans sa poche les clefs des conclaves ; les trois derniers papes lui doivent leur exaltation ; il connaît si bien l'opinion, il mesure si bien son ambition à ses forces, qu'en accompagnant madame la duchesse de Berry, il s'était fait donner un diplôme qui le nommait chef du conseil de la régence, premier ministre et ministre des affaires étrangères ! Et voilà comment ces pauvres gens comprennent la France et le siècle.

Cependant M. de Blacas est le plus intelligent et le plus modéré de la bande. En conversation il est raisonnable : il est toujours de votre avis : Vous pensez cela ! c'est précisément ce que je disais hier. Nous avons absolument les mêmes idées ! Il gémit de son esclavage ; il est las des affaires, il voudrait habiter un coin de la terre, ignoré pour y mourir en paix loin du monde. Quant à son influence sur Charles X, ne lui en parlez pas ; on croit qu'il domine Charles X : erreur ! il ne peut rien sur le Roi ! le Roi ne l'écoute pas ; le Roi refuse ce matin une chose ; ce soir il accorde cette chose, sans qu'on sache pourquoi il a changé d'avis, etc. Lorsque M. de Blacas vous raconte ces balivernes, il est vrai , parce qu'il ne contrarie jamais le Roi ; il n'est pas sincère , parce qu'il n'inspire à Charles X que des volontés d'accord avec les penchants de ce prince.

Au surplus, M. de Blacas a du courage et de l'honneur, il n'est pas sans générosité ; il est dévoué et fidèle. En se frottant aux hautes aristocraties et en entrant dans la richesse, il a pris de leur allure. Il est très bien né ; il sort d'une maison pauvre, mais antique, connue dans la poésie et dans les armes. Le guindé de ses manières, son aplomb, son rigorisme d'étiquette, conservent à ses maîtres une noblesse qu'on perd trop aisément dans le malheur : du moins, dans le Muséum de Prague, l'inflexibilité de l'armure tient debout un corps qui tomberait. M. de Blacas ne manque pas d'une certaine activité ; il expédie rapidement les affaires communes ; il est ordonné et méthodique. Connaisseur assez éclairé dans quelques branches d'archéologie, amateur des arts, sans imagination et libertin à la glace, il ne s'émeut pas même de ses passions : son sang-froid serait une qualité de l'homme d'Etat, si son sang-froid n'était autre que sa confiance dans son génie, et son génie trahit sa confiance : on sent en lui le grand seigneur avorté, comme on le sent dans son compatriote La Valette, duc d'Epernon.

Ou il y aura, ou il n'y aura pas restauration ; s'il y a restauration, M. de Blacas rentre avec les places et les honneurs ; s'il n'y a pas restauration, la fortune du grand maître de la garde-robe est presque toute hors de France ; Charles X et Louis XIX seront morts, il sera bien vieux, lui, M. de Blacas : ses enfants resteront les compagnons du prince exilé, d'illustres étrangers dans des cours étrangères. Dieu soit loué de tout !

Ainsi la Révolution, qui a élevé et perdu Bonaparte, aura enrichi M. de Blacas : cela fait compensation. M. de Blacas, avec sa longue figure immobile et décolorée, est l'entrepreneur des pompes funèbres de la monarchie ; il l'a enterrée à Hartwell, il l'a enterrée à Gand, il l'a réenterrée à Edimbourg et il la réenterrera à Prague ou ailleurs, toujours veillant à la dépouille des hauts et puissants défunts, comme ces paysans des côtes qui recueillent les objets naufragés que la mer rejette sur ses bords.

 

Chapitre 10

Prague, 28 et 29 mai 1833.

Incidences. - Description de Prague. - Tycho-Brahé. - Perdita.

Le mardi, 28 mai, la leçon d'histoire à laquelle je devais assister à onze heures n'ayant pas lieu, je me trouvai libre de parcourir ou plutôt de revoir la ville que j'avais déjà vue et revue en allant et venant.

Je ne sais pourquoi je m'étais figuré que Prague était niché dans un trou de montagnes qui portaient leur ombre noire sur un tapon de maisons chaudronnées : Prague est une cité riante où pyramident vingt-cinq à trente tours et clochers élégants ; son architecture rappelle une ville de la Renaissance. La longue domination des empereurs sur les pays cisalpins a rempli l'Allemagne d'artistes de ces pays ; les villages autrichiens sont des villages de la Lombardie, de la Toscane, ou de la terre ferme de Venise : on se croirait chez un paysan italien, si, dans les fermes à grandes chambres nues, un poêle ne remplaçait le soleil.

La vue dont on jouit des fenêtres du château est agréable : d'un côté on aperçoit les vergers d'un frais vallon, à pente verte, enclos des murs dentelés de la ville, qui descendent jusqu'à la Moldau, à peu près comme les murs de Rome descendent du Vatican au Tibre ; de l'autre côté, on découvre la ville traversée par la rivière, laquelle rivière s'embellit d'une île plantée en amont, et embrasse une île en aval, en quittant le faubourg du Nord. La Moldau se jette dans l'Elbe. Un bateau qui m'aurait pris au pont de Prague m'aurait pu débarquer au pont Royal à Paris. Je ne suis pas l'ouvrage des siècles et des rois ; je n'ai ni le poids ni la durée de l'obélisque que le Nil envoie maintenant à la Seine, pour remorquer ma galère, la ceinture de la Vestale du Tibre suffirait.

Le pont de la Moldau, bâti en bois en 795 par Mnata fut, à diverses époques, refait en pierre. Tandis que je mesurais ce pont, Charles X cheminait sur le trottoir ; il portait sous le bras un parapluie, son fils l'accompagnait comme un cirerone de louage. J'avais dit dans le Conservateur qu' on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie : je la voyais passer sur le pont de Prague.

Dans les constructions qui composent Hradschin, on voit des salles historiques, des musées que tapissent les portraits restaurés et les armes fourbies des ducs et des rois de Bohême. Non loin des masses informes, se détache sur le ciel un joli bâtiment vêtu d'un des élégants portiques du cinquecento : cette architecture a l'inconvénient d'être en désaccord avec le climat. Si l'on pouvait du moins, pendant les hivers de Bohême mettre ces palais italiens en serre chaude avec les palmiers ? J'étais toujours préoccupé de l'idée du froid qu'ils devaient avoir la nuit.

Prague, souvent assiégé, pris et repris, nous est militairement connu par la bataille de son nom et par la retraite où se trouvait Vauvenargues. Les boulevards de la ville sont démolis. Les fossés du château, du côté de la haute plaine, forment une étroite et profonde entaille maintenant plantée de peupliers. A l'époque de la guerre de Trente Ans, ces fossés étaient remplis d'eau. Les protestants, ayant pénétré dans le château le 23 mai 1618, jetèrent par la fenêtre deux seigneurs catholiques avec le secrétaire d'Etat : les trois plongeurs se sauvèrent. Le secrétaire, en homme bien appris, demanda mille pardons à l'un des deux seigneurs d'être tombé malhonnêtement sur lui. Dans ce mois de mai 1833, on n'a plus la même politesse : je ne sais trop ce que je dirais en pareil cas, moi qui ai cependant été secrétaire d'Etat.

Tycho-Brahé mourut à Prague : voudriez-vous, pour toute sa science, avoir comme lui un faux nez de cire ou d'argent ? Tycho se consolait en Bohême, ainsi que Charles X, en contemplant le ciel ; l'astronome admirait l'ouvrage, le roi adore l'ouvrier. L'étoile apparue en 1572 (éteinte en 1574), qui passa successivement du blanc éclatant au jaune rouge de Mars et au blanc plombé de Saturne, offrit aux observations de Tycho le spectacle de l'incendie d'un monde. Qu'est-ce que la révolution dont le souffle a poussé le frère de Louis XVI à la tombe du Newton danois, auprès de la destruction d'un globe, accomplie en moins de deux années ? Le général Moreau vint à Prague concerter avec l'empereur de Russie une restauration que lui, Moreau, ne devait pas voir.

Si Prague était au bord de la mer, rien ne serait plus charmant ; aussi Shakespeare frappe la Bohême de sa baguette et en fait un pays maritime :

" Es-tu certain, dit Antigonus à un matelot, dans le Conte d'hiver , que notre vaisseau a touché les déserts de Bohême ? "

Antigonus descend à terre, chargé d'exposer une petite fille à laquelle il adresse ces mots :

" Fleur ! prospère ici... La tempête commence... Tu as bien l'air de devoir être rudement bercée ! "

Shakespeare ne semble-t-il pas avoir raconté d'avance l'histoire de la princesse Louise, de cette jeune fleur , de cette nouvelle Perdita , transportée dans les déserts de la Bohême ?

 

Chapitre 11

Prague, 28 et 29 mai 1833.

Suite des incidences. - De la Bohême. - Littérature slave et néo-latine.

Confusion, sang, catastrophe, c'est l'histoire de la Bohême ; ses ducs et ses rois, au milieu des guerres civiles et des guerres étrangères, luttent avec leurs sujets, ou se collettent avec les ducs et les rois de Silésie, de Saxe, de Pologne, de Moravie, de Hongrie, d'Autriche et de Bavière.

Pendant le règne de Venceslas VI, qui mettait à la broche son cuisinier quand il n'avait pas bien rôti un lièvre, s'éleva Jean Huss, lequel ayant étudié à Oxford en apporta la doctrine de Wiclef. Les protestants, qui cherchaient partout des ancêtres sans en pouvoir trouver rapportent que, du haut de son bûcher, Jean chanta, prophétisa la venue de Luther.

" Le monde rempli d'aigreur, dit Bossuet, enfanta Luther et Calvin, qui cantonnent la chrétienté. "

Des luttes chrétiennes et païennes, des hérésies précoces de la Bohême, des importations d'intérêts étrangers et de moeurs étrangères, résulta une confusion favorable au mensonge. La Bohême passa pour le pays des sorciers.

D'anciennes poésies, découvertes en 1817 par M. Hanka, bibliothécaire du musée de Prague, dans les archives de l'église de Königinhof, sont célèbres. Un jeune homme que je me plais à citer, fils d'un savant illustre, M. Ampère, a fait connaître l'esprit de ces chants. Célakowsky a répandu des chansons populaires dans l'idiome slave.

Les Polonais trouvent le dialecte bohême efféminé ; c'est la querelle du dorien et de l'ionique. Le Bas-Breton de Vannes traite de barbare le Bas-Breton de Tréguier. Le slave ainsi que le magyar se prête à toutes les traductions : ma pauvre Atala a été accoutrée d'une robe de point de Hongrie ; elle porte aussi un doliman arménien et un voile arabe.

Une autre littérature a fleuri en Bohême, la littérature moderne latine. Le prince de cette littérature, Bohuslas Hassenstein, baron de Lobkowitz, né en 1462, s'embarqua en 1490 à Venise, visita la Grèce, la Syrie, l'Arabie et l'Egypte. Lobkowitz m'a devancé de trois cent vingt-six ans à ces lieux célèbres, et, comme lord Byron, il a chanté son pèlerinage. Avec quelle différence d'esprit, de coeur, de pensées, de moeurs, nous avons, à plus de trois siècles d'intervalle, médité sur les mêmes ruines et sous le même soleil, Lobkowitz, Bohême ; lord Byron, Anglais ; et moi, enfant de France !

A l'époque du voyage de Lobkowitz, d'admirables monuments, depuis renversés, étaient debout. Ce devait être un spectacle étonnant que celui de la barbarie dans toute son énergie, tenant sous ses pieds la civilisation terrassée, les janissaires de Mahomet II ivres d'opium, de victoires et de femmes, le cimeterre à la main, le front festonné du turban sanglant, échelonnés pour l'assaut sur les décombres de l'Egypte et de la Grèce : et moi, j'ai vu la même barbarie, parmi les mêmes ruines, se débattre sous les pieds de la civilisation.

En arpentant la ville et les faubourgs de Prague, les choses que je viens de dire venaient s'appliquer sur ma mémoire, comme les tableaux d'une optique sur une toile. Mais, dans quelque coin que je me trouvasse, j'apercevais Hradschin, et le roi de France appuyé sur les fenêtres de ce château, comme un fantôme dominant toutes ces ombres.

 

Chapitre 12

Prague, 29 mai 1833.

Je prends congé du Roi. - Adieux. - Lettre des enfants à leur mère. - Un juif. - La servante saxonne.

Ma revue de Prague étant faite, j'allai le 29 mai dîner au château à six heures. Charles X était fort gai. Au sortir de table, en s'asseyant sur le canapé du salon, il me dit : " Chateaubriand, savez-vous que le National , arrivé ce matin, déclare que j'avais le droit de faire mes ordonnances ? - Sire, ai-je répondu, Votre Majesté jette des pierres dans mon jardin. " Le Roi, indécis, hésitait ; puis prenant son parti : " J'ai quelque chose sur le coeur : vous m'avez diablement maltraité dans la première partie de votre discours à la Chambre des pairs. " Et tout de suite, le Roi, ne me laissant pas le temps de répondre, s'est écrié : " Oh ! la fin ! la fin !... le tombeau vide à Saint-Denis... C'est admirable !... c'est très bien ! très bien... n'en parlons plus. Je n'ai pas voulu garder cela... c'est fini... c'est fini. " Et il s'excusait d'avoir osé hasarder ce peu de mots.

J'ai baisé avec un pieux respect la main royale.

" Que je vous dise, a repris Charles X, j'ai peut-être eu tort de ne pas me défendre à Rambouillet ; j'avais encore de grandes ressources... mais je n'ai pas voulu que le sang coulât pour moi ; je me suis retiré. "

Je n'ai point combattu cette noble excuse ; j'ai répondu : " Sire, Bonaparte s'est retiré deux fois comme Votre Majesté, afin de ne pas prolonger les maux de la France. " Je mettais ainsi la faiblesse de mon vieux roi à l'abri de la gloire de Napoléon.

Les enfants arrivés, nous nous sommes approchés d'eux. Le Roi parla de l'âge de Mademoiselle : " Comment ! petit chiffon, s'écria-t-il, vous avez déjà quatorze ans ! - Oh ! quand j'en aurai quinze ! " dit Mademoiselle. " Eh bien ! qu'en ferez-vous ? " dit le Roi. Mademoiselle resta court.

Charles X raconta quelque chose : " Je ne m'en souviens pas, " dit le duc de Bordeaux. " - Je le crois bien, répondit le Roi, cela se passait le jour même de votre naissance. - Oh ! répliqua Henri, il y a donc bien longtemps ! " Mademoiselle penchant un peu la tête sur son épaule, levant son visage vers son frère, tandis que ses regards tombaient obliquement sur moi, dit avec une petite mine ironique : " Il y a donc bien longtemps que vous êtes né ? "

Les enfants se retirèrent ; je saluai l'orphelin : je devais partir dans la nuit. Je lui dis adieu en français, en anglais et en allemand. Combien Henri apprendra-t-il de langues pour raconter ses errantes misères, pour demander du pain et un asile à l'étranger ?

Quand la partie de whist commença, je pris les ordres de Sa Majesté. " Vous allez voir madame la Dauphine à Carlsbad, dit Charles X. Bon voyage, mon cher Chateaubriand. Nous entendrons parler de vous dans les journaux. "

J'allai de porte en porte offrir mes derniers hommages aux habitants du château. Je revis la jeune princesse chez madame de Gontaut ; elle me remit pour sa mère une lettre au bas de laquelle se trouvaient quelques lignes de Henri.

Je devais partir le 30 à cinq heures du matin ; le comte de Choteck avait eu la bonté de faire commander les chevaux sur la route : un tripotage me retint jusqu'à midi.

J'étais porteur d'une lettre de crédit de 2 000 francs payable à Prague, je m'étais présenté chez un gros et petit matou juif qui poussa des cris d'admiration en me voyant. Il appela sa femme à son secours ; elle accourut, ou plutôt elle roula jusqu'à mes pieds ; elle s'assit toute courte, toute grasse, toute noire, en face de moi, avec deux bras comme des ailerons, me regardant de ses yeux ronds : quand le Messie serait entré par la fenêtre, cette Rachel n'aurait pas paru plus réjouie ; je me croyais menacé d'un Alleluia . L'agent de change m'offrit sa fortune, des lettres de crédit pour toute l'étendue de la dispersion israélite, il ajouta qu'il m'enverrait mes 2 000 francs à mon hôtel.

La somme n'était point comptée le 29 au soir ; le 30 au matin, lorsque les chevaux étaient déjà attelés, arrive un commis avec un paquet d'assignats, papier de différente origine, qui perd plus ou moins sur la place et qui n'a pas cours hors des Etats autrichiens. Mon compte était détaillé sur une note qui portait pour solde, bon argent . Je restai ébahi : " Que voulez-vous que je fasse de cela ? " dis-je au commis. " Comment, avec ce papier, payer la poste et la dépense des auberges ? " Le commis courut chercher des explications. Un autre commis vint et me fit des calculs sans fin. Je renvoyai le second commis ; un troisième me rapporta des écus de Brabant. Je partis, désormais en garde contre la tendresse que je pourrais inspirer aux filles de Jérusalem.

Ma calèche était entourée, sous la porte, des gens de l'hôtel, parmi lesquels se pressait une jolie servante saxonne qui courait à un piano toutes les fois qu'elle attrapait un moment entre deux coups de sonnette : priez Léonarde du Limousin, ou Fanchon de la Picardie, de vous jouer ou de vous chanter sur le piano Tanti palpiti ou la Prière de Moïse !

 

Chapitre 13

Prague et route, 29 et 30 mai 1833.

Ce que je laisse à Prague.

J'étais entré à Prague avec de grandes appréhensions. Je m'étais dit : Pour nous perdre, il suffit souvent à Dieu de nous remettre entre les mains nos destinées ; Dieu fait des miracles en faveur des hommes mais il leur en abandonne la conduite, sans quoi ce serait lui qui gouvernerait en personne : or, les hommes font avorter les fruits de ces miracles. Le crime n'est pas toujours puni dans ce monde ; les fautes le sont toujours. Le crime est de la nature infinie et générale de l'homme, le ciel seul en connaît le fond et s'en réserve quelquefois le châtiment. Les fautes d'une nature bornée et accidentelle sont de la compétence de la justice étroite de la terre : c'est pourquoi il serait possible que les dernières fautes de la monarchie fussent rigoureusement punies par les hommes.

Je m'étais dit encore : On a vu des familles royales tomber dans d'irréparables erreurs, en s'infatuant d'une fausse idée de leur nature : tantôt elles se regardent comme des familles divines et exceptionnelles, tantôt comme des familles mortelles et privées ; selon l'occurrence, elles se mettent au-dessus de la loi commune ou dans les limites de cette loi. Violent-elles les constitutions politiques ? elles s'écrient qu'elles en ont le droit, qu'elles sont la source de la loi, qu'elles ne peuvent être jugées par les règles ordinaires. Veulent-elles faire une faute domestique, donner par exemple une éducation dangereuse à l'héritier du trône ? elles répondent aux réclamations : " Un particulier peut agir envers ses enfants comme il lui plaît, et nous ne le pourrions pas ! "

Eh ! non, vous ne le pouvez pas : vous n'êtes ni une famille divine , ni une famille privée ; vous êtes une famille publique ; vous appartenez à la société. Les erreurs de la royauté n'attaquent pas la royauté seule ; elles sont dommageables à la nation entière : un Roi bronche et s'en va, mais la nation s'en va-t-elle ? Ne ressent-elle aucun mal ? ceux qui sont demeurés attachés à la royauté absente, victimes de leur honneur, ne sont-ils ni interrompus dans leur carrière, ni poursuivis dans leurs proches, ni entravés dans leur liberté, ni menacés dans leur vie ? Encore une fois, la royauté n'est point une propriété privée, c'est un bien commun, indivis, et des tiers sont engagés dans la fortune du trône. Je craignais que, dans les troubles inséparables du malheur, la royauté n'eût point aperçu ces vérités et n'eût rien fait pour y revenir en temps utile.

D'un autre côté, tout en reconnaissant les avantages immenses de la loi salique, je ne me dissimulais pas que durée de race a quelques graves inconvénients pour les peuples et pour les rois : pour les peuples, parce qu'elle mêle trop leur destinée avec celle des rois ; pour les rois, parce que le pouvoir permanent les enivre ; ils perdent les notions de la terre ; tout ce qui n'est pas à leurs autels, prières prosternées, humbles voeux, abaissements profonds est impiété. Le malheur ne leur apprend rien ; l'adversité n'est qu'une plébéienne grossière qui leur manque de respect, et les catastrophes ne sont pour eux que des insolences.

Je m'étais heureusement trompé : je n'ai point trouvé Charles X dans ces hautes erreurs qui naissent au faîte de la société ; je l'ai trouvé seulement dans les illusions communes d'un accident inattendu, et qui sont plus explicables. Tout sert à consoler l'amour-propre du frère de Louis XVIII : il voit le monde politique se détruire, et il attribue avec quelque raison cette destruction à son époque, non à sa personne : Louis XVI n'a-t-il pas péri ? la République n'est-elle pas tombée ? Bonaparte n'a-t-il pas été contraint d'abandonner deux fois le théâtre de sa gloire et n'est-il pas allé mourir captif sur un écueil ? Les trônes de l'Europe ne sont-ils pas menacés ? Que pouvait-il donc, lui, Charles X, plus que ces pouvoirs renversés ? Il a voulu se défendre contre des ennemis ; il était averti du danger par sa police et par des symptômes publics : il a pris l'initiative ; il a attaqué pour n'être pas attaqué.

Les héros des trois émeutes n'ont-ils pas avoué qu'ils conspiraient, qu'ils avaient joué la comédie pendant quinze ans ? Eh bien ! Charles a pensé qu'il était de son devoir de faire un effort ; il a essayé de sauver la légitimité française et avec elle la légitimité européenne : il a livré la bataille, et il l'a perdue ; il s'est immolé au salut des monarchies ; voilà tout : Napoléon a eu son Waterloo Charles X ses journées de Juillet.

Ainsi les choses se présentent au monarque infortuné ; il reste immuable accoté des événements qui calent et assujettissent son esprit. A force d'immobilité, il atteint une certaine grandeur : homme d'imagination il vous écoute, il ne se fâche point contre vos idées, il a l'air d'y entrer et n'y entre point du tout. Il est des axiomes généraux qu'on met devant soi comme des gabions placé derrière ces abris, on tiraille de là sur les intelligences qui marchent.

La méprise de beaucoup est de se persuader, d'après des événements répétés dans l'histoire, que le genre humain est toujours dans sa place primitive, ils confondent les passions et les idées : les premières sont les mêmes dans tous les siècles, les secondes changent avec la succession des âges. Si les effets matériels de quelques actions sont pareils à diverses époques, les causes qui les ont produits sont différentes.

Charles X se regarde comme un principe, et, en effet il y a des hommes qui, à force d'avoir vécu dans des idées fixes, de générations en générations semblables, ne sont plus que des monuments. Certains individus, par le laps de temps et par leur prépondérance, deviennent des choses transformées en personnes ; ces individus périssent quand ces choses viennent à périr : Brutus et Caton étaient la république romaine incarnée, ils ne lui pouvaient survivre, pas plus que le coeur ne peut battre quand le sang se retire.

Je traçai autrefois ce portrait de Charles X :

" Vous l'avez vu depuis dix ans, ce sujet fidèle, ce frère respectueux, ce père tendre, si affligé dans un de ses fils, si consolé par l'autre ! Vous le connaissez, ce Bourbon qui vint le premier après nos malheurs, digne héraut de la vieille France, se jeter entre vous et l'Europe, une branche de lis à la main ! Vos yeux s'arrêtent avec amour et complaisance sur ce prince qui, dans la maturité de l'âge, a conservé le charme et la noble élégance de la jeunesse, et qui, maintenant, orné du diadème, n'est encore qu' un Français de plus au milieu de vous ! Vous répétez avec émotion tant de mots heureux échappés à ce nouveau monarque, qui puise dans la loyauté de son coeur la grâce de bien dire !

" Quel est celui d'entre nous qui ne lui confierait sa vie, sa fortune, son honneur ? Cet homme que nous voudrions tous avoir pour ami, nous l'avons aujourd'hui pour roi. Ah ! tâchons de lui faire oublier les sacrifices de sa vie ! Que la couronne pèse légèrement sur la tête blanchie de ce chevalier chrétien ! Pieux comme saint Louis, affable, compatissant et justicier comme Louis XII, courtois comme François Ier, franc comme Henri IV, qu'il soit heureux de tout le bonheur qui lui a manqué pendant si longues années ! Que le trône, où tant de monarques ont rencontré des tempêtes, soit pour lui un lieu de repos. "

Ailleurs j'ai célébré encore le même prince : le modèle a seulement vieilli, mais on le reconnaît dans les jeunes touches du portrait : l'âge nous flétrit en nous enlevant une certaine vérité de poésie qui fait le teint et la fleur de notre visage, et cependant on aime malgré soi le visage qui s'est fané en même temps que nos propres traits. J'ai chanté des hymnes à la race de Henri IV ; je les recommencerais de grand coeur, tout en combattant de nouveau les méprises de la légitimité et en m'attirant de nouveau ses disgrâces, si elle était destinée à renaître. La raison en est que la royauté légitime constitutionnelle m'a toujours paru le chemin le plus doux et le plus sûr vers l'entière liberté. J'ai cru et je croirais encore faire l'acte d'un bon citoyen en exagérant même les avantages de cette royauté, afin de lui donner, si cela dépendait de moi, la durée nécessaire à l'accomplissement de la transformation graduelle de la société et des moeurs.

Je rends service à la mémoire de Charles X en opposant la pure et simple vérité à ce qu'on dira de lui dans l'avenir. L'inimitié des partis le représentera comme un homme infidèle à ses serments et violateur des libertés publiques : il n'est rien de tout cela. Il a été de bonne foi en attaquant la Charte ; il ne s'est pas cru, et ne devait pas se croire parjure ; il avait la ferme intention de rétablir cette Charte après l'avoir sauvée , à sa manière et comme il la comprenait. Charles X est tel que je l'ai peint : doux, quoique sujet à la colère, bon et tendre avec ses familiers, aimable, léger, sans fiel, ayant tout du chevalier, la dévotion, la noblesse, l'élégante courtoisie, mais entremêlé de faiblesse, ce qui n'exclut pas le courage passif et la gloire de bien mourir ; incapable de suivre jusqu'au bout une bonne ou une mauvaise résolution, pétri avec les préjugés de son siècle et de son rang ; à une époque ordinaire, roi convenable ; à une époque extraordinaire, homme de perdition, non de malheur.

 

Chapitre 14

Le duc de Bordeaux.

Pour ce qui est du duc de Bordeaux, on voudrait en faire à Hradschin un roi toujours à cheval, toujours donnant de grands coups d'épée. Il faut sans doute qu'il soit brave ; mais c'est une erreur de se figurer qu'en ce temps-ci le droit de conquête serait reconnu, qu'il suffirait d'être Henri IV pour remonter sur le trône. Sans courage, on ne peut régner ; avec le courage seul, on ne règne plus : Bonaparte a tué l'autorité de la victoire.

Un rôle extraordinaire pourrait être conçu par Henri V ; je suppose qu'il sente à vingt ans sa position et qu'il se dise : " Je ne puis pas demeurer immobile ; j'ai des devoirs de mon sang à remplir envers le passé, mais suis-je donc forcé de troubler la France à cause de moi seul ? Dois-je peser sur les siècles futurs de tout le poids des siècles finis ? Tranchons la question ; inspirons des regrets à ceux qui ont injustement proscrit mon enfance ; montrons-leur ce que je pouvais être. Il ne dépend que de moi de me dévouer à mon pays en consacrant de nouveau, quelle que soit l'issue du combat, le principe des monarchies héréditaires. "

Alors le fils de saint Louis aborderait la France dans une double idée de gloire et de sacrifice ; il y descendrait avec la ferme résolution d'y rester une couronne sur le front ou une balle dans le coeur : au dernier cas, son héritage irait à Philippe. La vie triomphante ou la mort sublime de Henri rétablirait la légitimité, dépouillée seulement de ce que ne comprend plus le siècle et de ce qui ne convient plus au temps. Au reste, en supposant le sacrifice de mon jeune prince, il ne le ferait pas pour moi : après Henri V mort sans enfants, je ne reconnaîtrais jamais de monarque en France !

Je me suis laissé aller à des rêves : ce que je suppose relativement au parti qu'aurait à prendre Henri n'est pas possible : en raisonnant de la sorte, je me suis placé en pensée dans un ordre de choses au-dessus de nous ; ordre qui, naturel à une époque d'élévation et de magnanimité, ne paraîtrait aujourd'hui qu'une exaltation de roman ; c'est comme si j'opinais à l'heure qu'il est d'en revenir aux Croisades ; or, nous sommes terre à terre dans la triste réalité d'une nature humaine amoindrie. Telle est la disposition des âmes, que Henri V rencontrerait dans l'apathie de la France au dedans, et dans les royautés au dehors, des obstacles invincibles. Il faudra donc qu'il se soumette, qu'il consente à attendre les événements, à moins qu'il ne se décidât à un rôle qu'on ne manquerait pas de stigmatiser du nom d'aventurier. Il faudra qu'il rentre dans la série des faits médiocres et qu'il voie, sans toutefois s'en laisser accabler, les difficultés qui l'environnent.

Les Bourbons ont tenu après l'Empire, parce qu'ils succédaient à l'arbitraire : se figure-t-on Henri transporté de Prague au Louvre après l'usage de la plus entière liberté ? La nation française n'aime pas au fond cette liberté, mais elle adore l'égalité, elle n'admet l'absolu que pour elle et par elle, et sa vanité lui commande de n'obéir qu'à ce qu'elle s'impose. La Charte a essayé vainement de faire vivre sous la même loi deux nations devenues étrangères l'une à l'autre, la France ancienne et la France moderne ; comment, quand des préjugés se sont accrus, feriez-vous se comprendre l'une et l'autre France ? Vous ne ramèneriez point les esprits en remettant sous les yeux des vérités incontestables.

A entendre la passion ou l'ignorance, les Bourbons sont les auteurs de tous nos maux ; la réinstallation de la branche aînée serait le rétablissement de la domination du château ; les Bourbons sont les fauteurs et les complices de ces traités oppresseurs dont à bon droit je n'ai jamais cessé de me plaindre : et pourtant rien de plus absurde que toutes ces accusations, où les dates sont également oubliées et les faits grossièrement altérés. La Restauration n'exerça quelque influence dans les actes diplomatiques qu'à l'époque de la première invasion. Il est reconnu qu'on ne voulait point cette restauration puisqu'on traitait avec Bonaparte à Châtillon ; que, l'eût-il voulu, il demeurait empereur des Français. Sur l'entêtement de son génie et faute de mieux, on prit les Bourbons qui se trouvaient là. Monsieur, lieutenant général du royaume, eut alors une certaine part aux transactions du jour ; on a vu, dans la vie d'Alexandre, ce que le traité de Paris de 1814 nous avait laissé.

En 1815 il ne fut plus question des Bourbons ; ils n'entrèrent en rien dans les contrats spoliateurs de la seconde invasion : ces contrats furent le résultat de la rupture du ban de l'île d'Elbe. A Vienne, les alliés déclarèrent qu'ils ne se réunissaient que contre un seul homme ; qu'ils ne prétendaient imposer ni aucune sorte de maître, ni aucune espèce de gouvernement à la France. Alexandre même avait demandé au congrès un roi autre que Louis XVIII. Si celui-ci en venant s'asseoir aux Tuileries ne se fût hâté de voler son trône, il n'aurait jamais régné. Les traités de 1815 furent abominables, précisément parce qu'on refusa d'entendre la voix paternelle de la légitimité, et c'est pour les faire brûler, ces traités, que j'avais voulu reconstruire notre puissance en Espagne.

Le seul moment où l'on retrouve l'esprit de la Restauration est au congrès d'Aix-la-Chapelle ; les alliés étaient convenus de nous ravir nos provinces du nord et de l'est : M. de Richelieu intervint. Le tzar, touché de notre malheur, entraîné par son équitable penchant, remit à M. le duc de Richelieu la carte de France sur laquelle était tracée la ligne fatale. J'ai vu de mes propres yeux cette carte du Styx entre les mains de madame de Montcalm, soeur du noble négociateur.

La France occupée comme elle l'était, nos places fortes ayant garnison étrangère, pouvions-nous résister ? Une fois privés de nos départements militaires, combien de temps aurions-nous gémi sous la conquête ? Eussions-nous eu un souverain d'une famille nouvelle, un prince d'occasion, on ne l'aurait point respecté. Parmi les alliés, les uns cédèrent à l'illusion d'une grande race, les autres crurent que, sous une puissance usée, le royaume perdrait son énergie et cesserait d'être un objet d'inquiétude : Cobbett lui-même en convient dans sa lettre. C'est donc une monstrueuse ingratitude de ne pas voir que, si nous sommes encore la vieille Gaule, nous le devons au sang que nous avons le plus maudit. Ce sang, qui depuis huit siècles circulait dans les veines mêmes de la France, ce sang qui l'avait faite ce qu'elle est, l'a sauvée encore. Pourquoi s'obstiner à nier éternellement les faits ? On a abusé contre nous de la victoire, comme nous en avions abusé contre l'Europe. Nos soldats étaient allés en Russie ; ils ont ramené sur leurs pas les soldats qui fuyaient devant eux. Après action, réaction, c'est la loi. Cela ne fait rien à la gloire de Bonaparte, gloire isolée et qui reste entière ; cela ne fait rien à notre gloire nationale, toute couverte de la poussière de l'Europe dont nos drapeaux ont balayé les tours. Il était inutile, dans un dépit d'ailleurs trop juste, d'aller chercher à nos maux une autre cause que la cause véritable. Loin d'être cette cause, les Bourbons de moins dans nos revers, nous étions partagés.

Appréciez maintenant les calomnies dont la Restauration a été l'objet ; qu'on interroge les archives des relations extérieures, on sera convaincu de l'indépendance du langage tenu aux puissances sous le règne de Louis XVIII et de Charles X. Nos souverains avaient le sentiment de la dignité nationale ; ils furent surtout rois à l'étranger, lequel ne voulut jamais avec franchise le rétablissement, et ne vit qu'à regret la résurrection de la monarchie aînée. Le langage diplomatique de la France à l'époque dont je traite est, il faut le dire, particulier à l'aristocratie ; la démocratie, pleine de larges et fécondes vertus, est pourtant arrogante quand elle domine : d'une munificence incomparable lorsqu'il faut d'immenses dévouements, elle échoue aux détails ; elle est rarement élevée, surtout dans les longs malheurs. Une partie de la haine des cours d'Angleterre et d'Autriche contre la légitimité vient de la fermeté du cabinet des Bourbons.

Loin de précipiter cette légitimité, mieux avisé on en eût étayé les ruines ; à l'abri dans l'intérieur, on eût élevé le nouvel édifice, comme on bâtit un vaisseau qui doit braver l'Océan sous un bassin couvert taillé dans le roc : ainsi la liberté anglaise s'est formée au sein de la loi normande. Il ne fallait pas répudier le fantôme monarchique ; ce centenaire du moyen âge, comme Dandolo, avoit les yeux en la tête beaux, et si, n'en véoit goutte ; vieillard qui pouvait guider les jeunes croisés et qui, paré de ses cheveux blancs, imprimait encore vigoureusement sur la neige ses pas ineffaçables.

Que, dans nos craintes prolongées, des préjugés et des hontes vaniteuses nous aveuglent, on le conçoit, mais la distante postérité reconnaîtra que la Restauration a été, historiquement parlant, une des plus heureuses phases de notre cycle révolutionnaire. Les partis dont la chaleur n'est pas éteinte peuvent à présent s'écrier : " Nous fûmes libres sous l'Empire, esclaves sous la monarchie de la Charte ! " Les générations futures, ne s'arrêtant pas à cette contre-vérité, risible si elle n'était un sophisme, diront que les Bourbons rappelés prévinrent le démembrement de la France, qu'ils fondèrent parmi nous le gouvernement représentatif, qu'ils firent prospérer les finances, acquittèrent des dettes qu'ils n'avaient pas contractées, et payèrent religieusement jusqu'à la pension de la soeur de Robespierre. Enfin, pour remplacer nos colonies perdues, ils nous laissèrent, en Afrique, une des plus riches provinces de l'empire romain.

Trois choses demeurent acquises à la légitimité restaurée : elle est entrée dans Cadix ; elle a donné à Navarin l'indépendance à la Grèce ; elle a affranchi la chrétienté en s'emparant d'Alger : entreprises dans lesquelles avaient échoué Bonaparte, la Russie, Charles-Quint et l'Europe. Montrez-moi un pouvoir de quelques jours (et un pouvoir si disputé), lequel ait accompli de telles choses.

Je crois, la main sur la conscience, n'avoir rien exagéré et n'avoir exposé que des faits dans ce que je viens de dire sur la légitimité. Il est certain que les Bourbons ne voudraient ni ne pourraient rétablir une monarchie de château et se cantonner dans une tribu de nobles et de prêtres ; il est certain qu'ils n'ont point été ramenés par les alliés ; ils ont été l'accident, non la cause de nos désastres, cause qui vient évidemment de Napoléon. Mais il est certain aussi que le retour de la troisième race a malheureusement coïncidé avec le succès des armes étrangères. Les Cosaques se sont montrés dans Paris au moment où l'on y revoyait Louis XVIII : alors pour la France humiliée, pour les intérêts particuliers, pour toutes les passions émues, la Restauration et l'invasion sont deux choses identiques ; les Bourbons sont devenus la victime d'une confusion des faits, d'une calomnie changée, comme tant d'autres, en une vérité-mensonge. Hélas ! il est difficile d'échapper à ces calamités que la nature et le temps produisent ; on a beau les combattre, le bon droit n'entraîne pas toujours la victoire. Les Psylles, nation de l'ancienne Afrique, avaient pris les armes contre le vent du Midi ; un tourbillon s'éleva et engloutit ces braves : " Les Nasamoniens, dit Hérodote, s'emparèrent de leur pays abandonné. "

En parlant de la dernière calamité des Bourbons, leur commencement me revient en mémoire : je ne sais quel augure de leur tombe se fit entendre à leur berceau. Henri IV ne se vit pas plutôt maître de Paris qu'il fut saisi d'un pressentiment funeste. Les entreprises d'assassinat qui se renouvelaient, sans alarmer son courage, influaient sur sa gaieté naturelle. A la procession du Saint-Esprit, le 5 janvier 1595, il parut habillé de noir, portant à la lèvre supérieure un emplâtre sur la blessure que Jean Châtel lui avait faite à la bouche en le voulant frapper au coeur. Il avait le visage morne ; madame de Balagni lui en ayant demandé la cause : " Comment, lui répondit-il, pourrais-je être content de voir un peuple si ingrat, qu'encore que j'aie fait et fasse tous les jours ce que je puis pour lui, et pour le salut duquel je voudrais sacrifier mille vies, si Dieu m'en avait donné autant, me dresser tous les jours de nouveaux attentats, car depuis que je suis ici je n'oy parler d'autre chose ? "

Cependant ce peuple criait : Vive le Roi ! " Sire, dit un seigneur de la cour, voyez comme tout votre peuple se réjouit de vous voir. " Henri secouant la tête : " C'est un peuple. Si mon plus grand ennemi était là où je suis et qu'il le vît passer, il lui en ferait autant qu'à moi et crierait encore plus haut. "

Un ligueur, apercevant le Roi affaissé au fond de son carrosse, dit : " Le voilà déjà au cul de la charrette. " Ne vous semble-t-il pas que ce ligueur parlait de Louis XVI allant du Temple à l'échafaud ?

Le vendredi 14 mai 1610, le Roi, revenant des Feuillants avec Bassompierre et le duc de Guise, leur dit : " Vous ne me connaissez pas maintenant, vous autres, et quand vous m'aurez perdu, vous connaîtrez alors ce que je valais et la différence qu'il y a de moi aux autres hommes. - Mon Dieu, sire, repartit Bassompierre, ne cesserez-vous jamais de nous troubler, en nous disant que vous mourrez bientôt ? " Et alors le maréchal retrace à Henri sa gloire, sa prospérité, sa bonne santé qui prolongeait sa jeunesse. " Mon ami, lui répondit le Roi, il faut quitter tout cela. " Ravaillac était à la porte du Louvre.

Bassompierre se retira et ne vit plus le Roi que dans son cabinet.

" Il était étendu, dit-il, sur son lit, et M. de Vic, assis sur le même lit que lui, avait mis sa croix de l'Ordre sur sa bouche, et lui faisait souvenir de Dieu. M. le Grand en arrivant se mit à genoux à la ruelle et lui tenait une main qu'il baisait, et je m'étais jeté à ses pieds que je tenais embrassés en pleurant amèrement. "

Tel est le récit de Bassompierre.

Poursuivi par ces tristes souvenirs, il me semblait que j'avais vu dans les longues salles de Hradschin les derniers Bourbons passer tristes et mélancoliques , comme le premier Bourbon dans la galerie du Louvre, j'étais venu baiser les pieds de la Royauté après sa mort. Qu'elle meure à jamais ou qu'elle ressuscite, elle aura mes derniers serments : le lendemain de sa disparition finale, la république commencera pour moi. Au cas que les Parques, qui doivent éditer mes Mémoires , ne les publient pas incessamment, on saura, quand ils paraîtront, quand on aura tout lu, tout pesé, jusqu'à quel point je me suis trompé dans mes regrets et dans mes conjectures. - Respectant le malheur, respectant ce que j'ai servi et ce que je continuerai de servir au prix du repos de mes derniers jours, je trace mes paroles, vraies ou trompées, sur mes heures tombantes, feuilles séchées et légères que le souffle de l'éternité aura bientôt dispersées.

Si les hautes races approchaient de leur terme (abstraction faite des possibilités de l'avenir et des espérances vivaces qui repoussent sans cesse au fond du coeur de l'homme), ne serait-il pas mieux que, par une fin digne de leur grandeur, elles se retirassent dans la nuit du passé avec les siècles ? Prolonger ses jours au delà d'une éclatante illustration ne vaut rien ; le monde se lasse de vous et de votre bruit ; il vous en veut d'être toujours là : Alexandre, César, Napoléon ont disparu selon les règles de la renommée. Pour mourir beau, il faut mourir jeune ; ne faites pas dire aux enfants du printemps : " Comment ! c'est là ce génie, cette personne, cette race à qui le monde battait des mains, dont on aurait payé un cheveu, un sourire, un regard du sacrifice de la vie ! " Qu'il est triste de voir le vieux Louis XIV ne trouver auprès de lui, pour parler de son siècle, que le vieux duc de Villeroi ! Ce fut une dernière victoire du grand Condé d'avoir, au bord de sa fosse, rencontré Bossuet : l'orateur ranima les eaux muettes de Chantilly ; avec l'enfance du vieillard, il repétrit l'adolescence du jeune homme ; il rebrunit les cheveux sur le front du vainqueur de Rocroi, en disant, lui, Bossuet, un immortel adieu à ses cheveux blancs. Vous qui aimez la gloire, soignez votre tombeau ; couchez-vous y bien ; tâchez d'y faire bonne figure, car vous y resterez.

 

 

Livre 38

 

Date de dernière mise à jour : 03/04/2016