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BIBLIOBUS Littérature française

Livre 28

Années 1824, 1825, 1826 et 1827

1. Délivrance du roi d'Espagne. - Ma destitution. - 2. L'opposition me suit. - 3. Derniers billets diplomatiques. - 4. Neuchâtel en Suisse. - 5. Mort de Louis XVIII. - Sacre de Charles X. - 6. Réception des chevaliers des Ordres. - 7. Je réunis autour de moi mes anciens adversaires. - Mon public est changé. - 8. Extrait de ma polémique après ma chute. - 9. Je refuse la pension de ministre d'Etat qu'on veut me rendre. - Comité grec. - Billet de M. Molé. - Lettre de Canaris à son fils. - Madame Récamier m'envoie l'extrait d'une autre lettre. - Mes oeuvres complètes. - 10. Séjour à Lausanne. - 11. Retour à Paris. - Les jésuites. - Lettre de M. de Montlosier et ma réponse. - 12. Suite de ma polémique. - 13. Lettre du général Sébastiani. - 14. Mort du général Foy. - La loi de justice et d'amour . - Lettre de M. Etienne. - Lettre de M. Benjamin Constant. - J'atteins au plus haut point de mon importance politique. - Article sur la fête du Roi. - Retrait de la loi sur la police de la presse. - Paris illuminé. - Billet de M. Michaud. - 15. Irritation de M. de Villèle. - Charles X veut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. - Je lui écris : ma lettre. - 16. La revue. - Licenciement de la garde nationale. - La Chambre élective est dissoute. - La nouvelle Chambre. - Refus de concours. - Chute du ministère Villèle. - Je contribue à former le nouveau ministère et j'accepte l'ambassade de Rome. - 17. Examen d'un reproche. - 18. Madame de Staël. - Son premier voyage en Allemagne. - Madame Récamier à Paris. - 19. Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le Prince Auguste de Prusse. - 20. Second voyage de Madame de Staël en Allemagne. - Lettre de Madame de Staël à Bonaparte. - Château de Chaumont. - 21. Madame Récamier et M. de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Voir dans les suppléments, le Livre sur Madame Récamier [C M 1 575] .

 

Chapitre 1

Délivrance du roi d'Espagne. - Ma destitution.

Ici vient se placer dans l'ordre des dates le Congrès de Vérone , que j'ai publié en deux volumes à part. Si on avait par hasard envie de le relire, on peut le trouver partout. Ma guerre d'Espagne, le grand événement politique de ma vie, était une gigantesque entreprise. La légitimité allait pour la première fois brûler de la poudre sous le drapeau blanc, tirer son premier coup de canon après ces coups de canon de l'empire qu'entendra la dernière postérité. Enjamber d'un pas les Espagnes, réussir sur le même sol où naguère les armées de l'homme fastique avaient eu des revers, faire en six mois ce qu'il n'avait pu faire en sept ans, qui aurait pu prétendre à ce prodige ? C'est pourtant ce que j'ai fait ; mais par combien de malédictions ma tête a été frappée à la table de jeu où la Restauration m'avait assis ! J'avais devant moi une France ennemie des Bourbons et deux grands ministres étrangers, le prince de Metternich et M. Canning. Il ne se passait pas de jour que je ne reçusse des lettres qui m'annonçaient une catastrophe, car la guerre avec l'Espagne n'était pas du tout populaire, ni en France, ni en Europe. En effet, quelque temps après mes succès dans la Péninsule, ma chute ne tarda pas à arriver.

Dans notre ardeur après la dépêche télégraphique qui annonçait la délivrance du roi d'Espagne, nous autres ministres nous courûmes au château. Là j'eus un pressentiment de ma chute : je reçus sur la tête un seau d'eau froide qui me fit rentrer dans l'humilité de mes habitudes. Le Roi et Monsieur ne nous aperçurent point. Madame la duchesse d'Angoulême, éperdue du triomphe de son mari, ne distinguait personne. Cette victime immortelle écrivit sur la délivrance de Ferdinand une lettre terminée par cette exclamation sublime dans la bouche de la fille de Louis XVI : " Il est donc prouvé qu'on peut sauver un roi malheureux ! "

Le dimanche, je retournai avant le conseil faire ma cour à la famille royale ; l'auguste princesse dit à chacun de mes collègues un mot obligeant : elle ne m'adressa pas une parole. Je ne méritais pas sans doute un tel honneur. Le silence de l'orpheline du Temple ne peut jamais être ingrat : le Ciel a droit aux adorations de la terre et ne doit rien à personne.

Je traînai ensuite jusqu'à la Pentecôte ; pourtant mes amis n'étaient pas sans inquiétude ; ils me disaient souvent : Vous serez renvoyé demain. Tout à l'heure si l'on veut, répondais-je. Le jour de la Pentecôte, 6 juin 1824, j'étais arrivé dans les premiers salons de Monsieur : un huissier vint me dire qu'on me demandait. C'était Hyacinthe, mon secrétaire. Il m'annonça en me voyant que je n'étais plus ministre. J'ouvris le paquet qu'il me présentait ; j'y trouvai ce billet de M. de Villèle :

" Monsieur le vicomte,

" J'obéis aux ordres du Roi en transmettant de suite à Votre Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre.

" Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. "

Cette ordonnance était écrite de la main de M. de Rainneville, assez bon pour en être encore embarrassé devant moi. Eh ! mon Dieu ! est-ce que je connais M. de Rainneville ? Est-ce que j'ai jamais songé à lui ? Je le rencontre assez souvent. S'est-il jamais aperçu que je savais que l'ordonnance qui m'avait rayé de la liste des ministres était écrite de sa main ?

Et pourtant qu'avais-je fait ? Où étaient mes intrigues et mon ambition ? Avais-je désiré la place de M. de Villèle en allant seul et caché me promener au fond du bois de Boulogne ? Ce fut cette vie étrange qui me perdit. J'avais la simplicité de rester tel que le ciel m'avait fait, et, parce que je n'avais envie de rien, on crut que je voulais tout. Aujourd'hui, je conçois très bien que ma vie à part était une grande faute. Comment ! vous ne voulez rien être ? Allez-vous-en ! Nous ne voulons pas qu'un homme méprise ce que nous adorons, et qu'il se croie en droit d'insulter à la médiocrité de notre vie. Les embarras de la richesse et les inconvénients de la misère me suivirent dans mon logement de la rue de l'Université : le jour de mon congé, j'avais au ministère un immense dîner prié ; il me fallut envoyer des excuses aux convives, et faire replier dans ma petite cuisine à deux maîtres trois grands services préparés pour quarante personnes. Montmirel et ses aides se mirent à l'ouvrage, et, nichant casseroles, lèchefrites et bassines dans tous les coins, il mit son chef-d'oeuvre réchauffé à l'abri. Un vieil ami vint partager mon premier repas de matelot mis à terre. La ville et la cour accoururent car il n'y eut qu'un cri sur l'outrecuidance de mon renvoi après le service que je venais de rendre ; on était persuadé que ma disgrâce serait de courte durée ; on se donnait l'air de l'indépendance en consolant un malheur de quelques jours, au bout desquels on rappellerait fructueusement à l'infortuné revenu en puissance qu'on ne l'avait point abandonné.

On se trompait ; on en fut pour les frais de courage : on avait compté sur ma platitude, sur mes pleurnicheries, sur mon ambition de chien couchant, sur mon empressement à me déclarer moi-même coupable, à faire le pied de grue auprès de ceux qui m'avaient chassé : c'était mal me connaître. Je me retirai sans réclamer même le traitement qui m'était dû, sans recevoir ni une faveur ni une obole de la cour ; je fermai ma porte à quiconque m'avait trahi ; je refusai la foule condoléante et je pris les armes. Alors tout se dispersa ; le blâme universel éclata, et ma partie, qui d'abord avait semblé belle aux salons et aux antichambres, parut effroyable.

Après mon renvoi, n'eussé-je pas mieux fait de me taire ? La brutalité du procédé ne m'avait-elle pas fait revenir le public ? M. de Villèle a répété que la lettre de destitution avait été retardée ; par ce hasard, elle avait eu le malheur de ne m'être rendue qu'au château ; peut-être en fut-il ainsi ; mais, quand on joue, on doit calculer les chances de la partie ; on doit surtout ne pas écrire à un ami de quelque valeur une lettre telle qu'on rougirait d'en adresser une semblable au valet coupable qu'on jetterait sur le pavé, sans convenances et sans remords. L'irritation du parti Villèle était d'autant plus grande contre moi, qu'il voulait s'approprier mon ouvrage, et que j'avais montré de l'entente dans des matières qu'on m'avait supposé ignorer.

Sans doute, avec du silence et de la modération (comme on disait), j'aurais été loué de la race en adoration perpétuelle du portefeuille ; en faisant pénitence de mon innocence, j'aurais préparé ma rentrée au conseil. C'eût été mieux dans l'ordre commun ; mais c'était me prendre pour l'homme que point ne suis ; c'était me supposer le désir de ressaisir le timon de l'Etat, l'envie de faire mon chemin ; désir et envie qui dans cent mille ans ne m'arriveraient pas.

L'idée que j'avais du gouvernement représentatif me conduisit à entrer dans l'opposition ; l'opposition systématique me semble la seule propre à ce gouvernement ; l'opposition surnommée de conscience est impuissante. La conscience peut arbitrer un fait moral , elle ne juge point d'un fait intellectuel . Force est de se ranger sous un chef, appréciateur des bonnes et des mauvaises lois. N'en est-il ainsi, alors tel député prend sa bêtise pour sa conscience et la met dans l'urne. L'opposition dite de conscience consiste à flotter entre les partis, à ronger son frein, à voter même, selon l'occurrence, pour le ministère, à se faire magnanime en enrageant ; opposition d'imbécillités mutines chez les soldats, de capitulations ambitieuses parmi les chefs. Tant que l'Angleterre a été saine, elle n'a jamais eu qu'une opposition systématique : on entrait et l'on sortait avec ses amis ; en quittant le portefeuille on se plaçait sur le banc des attaquants. Comme on était censé s'être retiré pour n'avoir pas voulu accepter un système, ce système étant resté près de la couronne devait être nécessairement combattu. Or, les hommes ne représentant que des principes, l'opposition systématique ne voulait emporter que les principes , lorsqu'elle livrait l'assaut aux hommes .

 

Chapitre 2

L'opposition me suit.

Ma chute fit grand bruit : ceux qui se montraient les plus satisfaits en blâmaient la forme. J'ai appris depuis que M. de Villèle hésita ; M. de Corbière décida la question : " S'il rentre par une porte au conseil, dut-il dire, je sors par l'autre. " On me laissa sortir : il était tout simple qu'on me préférât M. de Corbière. Je ne lui en veux pas : je l'importunais, il m'a fait chasser : il a bien fait.

Le lendemain de mon renvoi et les jours suivants, on lut dans le Journal des Débats ces paroles si honorables pour MM. Bertin :

" C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve d'une destitution solennelle.

" Il fut destitué en 1816, comme ministre d'Etat, pour avoir attaqué dans son immortel ouvrage de la Monarchie selon la Charte , la fameuse ordonnance du 5 septembre, qui prononçait la dissolution de la Chambre introuvable de 1815. MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle.

" En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué, et c'est par MM. de Villèle et Corbière, devenus ministres, qu'il est sacrifié. Chose singulière ! en 1816, il fut puni d'avoir parlé ; en 1824, on le punit de s'être tu ; son crime est d'avoir gardé le silence dans la discussion sur la loi des rentes. Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs ; l'opinion publique, juge suprême nous apprendra dans quelle classe il faut placer celle de M. de Chateaubriand ; elle nous apprendra aussi à qui l'ordonnance de ce jour aura été le plus fatale, ou du vainqueur ou du vaincu.

" Qui nous eût dit, à l'ouverture de la session, que nous gâterions ainsi tous les résultats de l'entreprise d'Espagne ? Que nous fallait-il cette année ? Rien que la loi sur la septennalité (mais la loi complète) et le budget. Les affaires de l'Espagne, de l'Orient et des Amériques, conduites comme elles l'étaient, prudemment et en silence, seraient éclaircies, le plus bel avenir était devant nous, on a voulu cueillir un fruit vert ; il n'est pas tombé, et on a cru remédier à de la précipitation par de la violence.

" La colère et l'envie sont de mauvais conseillers ; ce n'est pas avec les passions et en marchant par saccades que l'on conduit les Etats.

" P.-S . La loi sur la septennalité a passé, ce soir, à la Chambre des députés. On peut dire que les doctrines de M. de Chateaubriand triomphent après sa sortie du ministère. Cette loi, qu'il avait conçue depuis longtemps, comme complément de nos institutions, marquera à jamais, avec la guerre d'Espagne, son passage dans les affaires. On regrette bien vivement que M. de Corbière ait enlevé la parole, samedi, à celui qui était alors son illustre collègue. La Chambre des pairs aurait au moins entendu le chant du cygne.

" Quant à nous, c'est avec le plus vif regret que nous rentrons dans une carrière de combats, dont nous espérions être à jamais sortis par l'union des royalistes ; mais l'honneur, la fidélité politique, le bien de la France, ne nous ont pas permis d'hésiter sur le parti que nous devions prendre. "

Le signal de la réaction fut ainsi donné. M. de Villèle n'en fut pas d'abord trop alarmé ; il ignorait la force des opinions. Plusieurs années furent nécessaires pour l'abattre, mais enfin il tomba.

 

Chapitre 3

Derniers billets diplomatiques.

Je reçus du président du conseil une lettre qui réglait tout, et qui prouvait, à ma grande simplicité, que je n'avais rien pris de ce qui rend un homme respecté et respectable :

M. de Villèle à M. de Chateaubriand.

" Paris, 16 juin 1824.

" Monsieur le vicomte,

" Je me suis empressé de soumettre à Sa Majesté l'ordonnance par laquelle il vous est accordé décharge pleine et entière des sommes que vous avez reçues du trésor royal, pour dépenses secrètes, pendant tout le temps de votre ministère.

" Le Roi a approuvé toutes les dispositions de cette ordonnance que j'ai l'honneur de vous transmettre ci-jointe en original.

" Agréez, monsieur le vicomte, etc. "

Mes amis et moi, nous expédiâmes une prompte correspondance :

M. de Chateaubriand à M. de Talaru.

" Paris, 9 juin 1824.

" Je ne suis plus ministre, mon cher ami ; on prétend que vous l'êtes. Quand je vous obtins l'ambassade de Madrid, je dis à plusieurs personnes qui s'en sou viennent encore : " Je viens de nommer mon successeur. " Je désire avoir été prophète. C'est M. de Villèle qui a le portefeuille par intérim.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de Rayneval.

" Paris, le 16 juin 1824.

" J'ai fini, monsieur ; j'espère que vous en avez encore pour longtemps. J'ai tâché que vous n'eussiez pas à vous plaindre de moi.

" Il est possible que je me retire à Neuchâtel, en Suisse, si cela arrive, demandez pour moi d'avance à Sa Majesté prussienne sa protection et ses bontés : offrez mon hommage au comte de Bernstorff, mes amitiés à M. Ancillon, et mes compliments à tous vos secrétaires. Vous, monsieur, je vous prie de croire à mon dévouement et à mon attachement très sincère.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de Caraman.

" Paris, 22 juin 1824.

" J'ai reçu, monsieur le marquis, vos lettres du 11 de ce mois. D'autres que moi vous apprendront la route que vous aurez à suivre désormais ; si elle est conforme à ce que vous avez entendu, elle vous mènera loin. Il est probable que ma destitution fera grand plaisir à M. de Metternich pendant une quinzaine de jours.

" Recevez, monsieur le marquis, mes adieux et la nouvelle assurance de mon dévouement et de ma haute considération.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. Hyde de Neuville.

" Paris, le 22 juin 1824.

" Vous aurez sans doute appris ma destitution. Il ne me reste qu'à vous dire combien j'étais heureux d'avoir avec vous des relations que l'on vient de briser. Continuez, monsieur et ancien ami, à rendre des services à votre pays, mais ne comptez pas trop sur la reconnaissance, et ne croyez pas que vos succès soient une raison pour vous maintenir au poste où vous faites tant d'honneur.

" Je vous souhaite, monsieur, tout le bonheur que vous méritez, et je vous embrasse.

" P.-S . Je reçois à l'instant votre lettre du 5 de ce mois, où vous m'appreniez l'arrivée de M. de Mérona. Je vous remercie de votre bonne amitié ; soyez sûr que je n'ai cherché que cela dans vos lettres.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. le comte de Serre.

" Paris, le 23 juin 1824.

" Ma destitution vous aura prouvé, monsieur le comte, mon impuissance à vous servir, il ne me reste qu'à faire des souhaits pour vous voir où vos talents vous appellent. Je me retire heureux d'avoir contribué à rendre à la France son indépendance militaire et politique, et d'avoir introduit la septennalité dans son système électoral ; elle n'est pas telle que je l'aurais voulue ; le changement d'âge en était une conséquence nécessaire ; mais enfin le principe est posé, le temps fera le reste, si toutefois il ne défait pas. J'ose me flatter, monsieur le comte, que vous n'avez pas eu à vous plaindre de nos relations ; et moi je me féliciterai toujours d'avoir rencontré dans les affaires un homme de votre mérite.

" Recevez, avec mes adieux, etc.

" Chateaubriand. "

M. de Chateaubriand à M. de La Ferronnays.

" Paris, le 16 juin 1824.

" Si par hasard vous étiez encore à Saint-Pétersbourg, monsieur le comte, je ne veux pas terminer notre correspondance sans vous dire toute l'estime et toute l'amitié que vous m'avez inspirées : portez-vous bien ; soyez plus heureux que moi, et croyez que vous me retrouverez dans toutes les circonstances de la vie. J'écris un mot à l'empereur.

" Chateaubriand. "

La réponse à cet adieu m'arriva dans les premiers jours d'août. M. de La Ferronnays avait consenti aux fonctions d'ambassadeur sous mon ministère ; plus tard je devins à mon tour ambassadeur sous le ministère de M. de La Ferronnays : ni l'un ni l'autre n'avons cru monter ou descendre. Compatriotes et amis, nous nous sommes rendu mutuellement justice. M. de La Ferronnays a supporté les plus rudes épreuves sans se plaindre ; il est resté fidèle à ses souffrances et à sa noble pauvreté. Après ma chute, il a agi pour moi à Pétersbourg comme j'aurais agi pour lui : un honnête homme est toujours sûr d'être compris d'un honnête homme. Je suis heureux de produire ce touchant témoignage du courage, de la loyauté et de l'élévation d'âme de M. de La Ferronnays. Au moment où je reçus ce billet, il me fut une compensation très supérieure aux faveurs capricieuses et banales de la fortune. Ici seulement, pour la première fois, je crois devoir violer le secret honorable que me recommandait l'amitié.

M. de La Ferronnays à M. de Chateaubriand.

" Saint-Pétersbourg, le 4 juillet 1824.

" Le courrier russe arrivé avant-hier m'a remis votre petite lettre du 16 ; elle devient pour moi une des plus précieuses de toutes celles que j'ai eu le bonheur de recevoir de vous ; je la conserve comme un titre dont je m'honore, et j'ai la ferme espérance et l'intime conviction que bientôt je pourrai vous le présenter dans des circonstances moins tristes. J'imiterai, monsieur le vicomte, l'exemple que vous me donnez, et ne me permettrai aucune réflexion sur l'événement qui vient de rompre d'une manière si brusque et si peu attendue les rapports que le service établissait entre vous et moi ; la nature même de ces rapports, la confiance dont vous m'honoriez, enfin des considérations bien plus graves, puisqu'elles ne sont pas exclusivement personnelles vous expliqueront assez les motifs et toute l'étendue de mes regrets. Ce qui vient de se passer reste encore pour moi entièrement inexplicable ; j'en ignore absolument les causes, mais j'en vois les effets, ils étaient si faciles, si naturels à prévoir, que je suis étonné que l'on ait si peu craint de les braver. Je connais trop cependant la noblesse des sentiments qui vous animent, et la pureté de votre patriotisme, pour n'être pas bien sûr que vous approuverez la conduite que j'ai cru devoir suivre dans cette circonstance, elle m'était commandée par mon devoir, par mon amour pour mon pays, et même par l'intérêt de votre gloire ; et vous êtes trop Français pour accepter, dans la situation où vous vous trouvez, la protection et l'appui des étrangers. Vous avez pour jamais acquis la confiance et l'estime de l'Europe ; mais c'est la France que vous servez, c'est à elle seule que vous appartenez ; elle peut être injuste mais ni vous ni vos véritables amis ne souffriront jamais que l'on rende votre cause moins pure et moins belle en confiant sa défense à des voix étrangères. J'ai donc fait taire toute espèce de sentiments et de considérations particulières devant l'intérêt général ; j'ai prévenu des démarches dont le premier effet devait être de susciter parmi nous des divisions dangereuses, et de porter atteinte à la dignité du trône. C'est le dernier service que j'aie rendu ici avant mon départ, vous seul, monsieur le vicomte, en aurez la connaissance ; la confidence vous en était due, et je connais trop la noblesse de votre caractère pour n'être pas bien sûr que vous me garderez le secret, et que vous trouverez ma conduite, dans cette circonstance, conforme aux sentiments que vous avez le droit d'exiger de ceux que vous honorez de votre estime et de votre amitié.

" Adieu, monsieur le vicomte : si les rapports que j'ai eu le bonheur d'avoir avec vous ont pu vous donner une idée juste de mon caractère, vous devez savoir que ce ne sont point les changements de situation qui peuvent influencer mes sentiments et vous ne douterez jamais de l'attachement et lu dévouement de celui qui, dans les circonstances actuelles, s'estime le plus heureux des hommes d'être placé par l'opinion au nombre de vos amis. "

" La Ferronnays. "

" MM. de Fontenay et de Pontcarré sentent vivement le prix du souvenir que vous voulez bien leur conserver : témoins, ainsi que moi, de l'accroissement de considération que la France avait acquis depuis votre entrée au ministère, il est tout simple qu'ils partagent mes sentiments et mes regrets. "

 

Chapitre 4

Neuchâtel en Suisse.

Je commençai le combat de ma nouvelle opposition immédiatement après ma chute, mais il fut interrompu par la mort de Louis XVIII, et il ne reprit vivement qu'après le sacre de Charles X. Au mois de juillet, je rejoignis à Neuchâtel madame de Chateaubriand qui était allée m'y attendre. Elle avait loué une cabane au bord du lac. La chaîne des Alpes se déroulait nord et sud à une grande distance devant nous, nous étions adossés contre le Jura dont les flancs noircis de pins montaient à pic sur nos têtes. Le lac était désert ; une galerie de bois me servait de promenoir. Je me souvenais de milord Maréchal. Quand je montais au sommet du Jura, j'apercevais le lac de Bienne aux brises et aux flots de qui J.-J. Rousseau doit une de ses plus heureuses inspirations. Madame de Chateaubriand alla visiter Fribourg et une maison de campagne que l'on nous avait dit charmante, et qu'elle trouva glacée, quoiqu'elle fût surnommée la Petite Provence . Un maigre chat noir, demi-sauvage, qui pêchait de petits poissons en plongeant sa patte dans un grand seau rempli de l'eau du lac, était toute ma distraction. Une vieille femme tranquille qui tricotait toujours, faisait, sans bouger de sa chaise, notre festin dans une huguenote. Je n'avais pas perdu l'habitude du repas du rat des champs.

Neuchâtel avait eu ses beaux jours ; il avait appartenu à la duchesse de Longueville, J.-J. Rousseau s'était promené en habit d'Arménien sur ses monts, et madame de Charrière, si délicatement observée par M. de Sainte-Beuve, en avait décrit la société dans les Lettres neuchâteloises : mais Juliane , mademoiselle de La Prise, Henri Meyer , n'étaient plus là ; je n'y voyais que le pauvre Fauche-Borel, de l'ancienne émigration : il se jeta bientôt après par sa fenêtre. Les jardins peignés de M. Pourtalès ne me charmaient pas plus qu'un rocher anglais élevé de main d'homme dans une vigne voisine en regard du Jura. Berthier, dernier prince de Neuchâtel, de par Bonaparte, était oublié malgré son petit Simplon du Val de Travers, et quoiqu'il se fût brisé le crâne de la même façon que Fauche-Borel.

 

Chapitre 5

Mort de Louis XVIII. - Sacre de Charles X.

La maladie du Roi me rappela à Paris. Le Roi mourut le 16 septembre, quatre mois à peine après ma destitution. Ma brochure ayant pour titre : Le Roi est mort : vive le Roi ! dans laquelle je saluais le nouveau souverain, opéra pour Charles X ce que ma brochure De Bonaparte et des Bourbons avait opéré pour Louis XVIII. J'allai chercher madame de Chateaubriand à Neuchâtel, et nous vînmes à Paris loger rue du Regard. Charles X popularisa l'ouverture de son règne par l'abolition de la censure ; le sacre eut lieu au printemps de 1825. " Là commençaient les abeilles à bourdonner, les oiseaux à rossignoler et les agneaux à sauteler . "

Je trouve parmi mes papiers les pages suivantes écrites à Reims :

" Reims, 26 mai 1825.

" Le Roi arrive après-demain : il sera sacré dimanche 29 ; je lui verrai mettre sur la tête une couronne à laquelle personne ne pensait en 1814 quand j'élevai la voix. J'ai contribué à lui ouvrir les portes de la France, je lui ai donné des défenseurs, en conduisant à bien l'affaire d'Espagne ; j'ai fait adopter la Charte, et j'ai su retrouver une armée, les deux seules choses avec lesquelles le roi puisse régner au dedans et au dehors : quel rôle m'est réservé au sacre ? celui d'un proscrit. Je viens recevoir dans la foule un cordon prodigué, que je ne tiens pas même de Charles X. Les gens que j'ai servis et placés me tournent le dos. Le Roi tiendra mes mains dans les siennes ; il me verra à ses pieds sans être ému, quand je prêterai mon serment, comme il me voit sans intérêt recommencer mes misères. Cela me fait-il quelque chose ? Non. Délivré de l'obligation d'aller aux Tuileries, l'indépendance compense tout pour moi.

" J'écris cette page de mes Mémoires dans la chambre où je suis oublié au milieu du bruit. J'ai visité ce matin Saint-Remi et la cathédrale décorée de papier peint. Je n'aurai eu une idée claire de ce dernier édifice que par les décorations de la Jeanne d'Arc de Schiller, jouée devant moi à Berlin : des machines d'opéra m'ont fait voir au bord de la Sprée ce que des machines d'opéra me cachent au bord de la Vesle : du reste, j'ai pris mon divertissement parmi les vieilles races, depuis Clovis avec ses Francs et son pigeon descendu du ciel, jusqu'à Charles VII, avec Jeanne d'Arc.

Je suis venu de mon pays

Pas plus haut qu'une botte,

Avecque mi, avecque mi,

Avecque ma marmotte.

" Un petit sou, monsieur, s'il vous plaît !

" Voilà ce que m'a chanté, au retour de ma course, un petit Savoyard arrivé tout juste à Reims. " Et qu'es-tu venu faire ici ? lui ai-je dit. - Je suis venu au sacre, monsieur. - Avec ta marmotte ? - Oui, monsieur, avecque mi, avecque mi, avecque ma marmotte , m'a-t-il répondu en dansant et en tournant. - Eh bien, c'est comme moi, mon garçon. "

" Cela n'était pas exact : j'étais venu au sacre sans marmotte, et une marmotte est une grande ressource ; je n'avais dans mon coffret que quelque vieille songerie qui ne m'aurait pas fait donner un petit sou par le passant pour la voir grimper autour d'un bâton.

" Louis XVII et Louis XVIII n'ont point été sacrés ; le sacre de Charles X vient immédiatement après celui de Louis XVI. Charles X assista au couronnement de son frère ; il représentait le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant. Sous quels heureux auspices Louis XVI ne montait-il pas au trône ? Comme il était populaire en succédant à Louis XV ! Et pourtant qu'est-il devenu ? Le sacre actuel sera la représentation d'un sacre, non un sacre : nous verrons le maréchal Moncey, acteur au sacre de Napoléon, ce maréchal qui jadis célébra dans son armée la mort du tyran Louis XVI, nous le verrons brandir l'épée royale à Reims en qualité de comte de Flandre ou de duc d'Aquitaine. A qui cette parade pourrait-elle faire illusion ? Je n'aurais voulu aujourd'hui aucune pompe : le Roi à cheval, l'église nue, ornée seulement de ses vieilles voûtes et de ses vieux tombeaux, les deux Chambres présentes, le serment de fidélité à la Charte prononcé à haute voix sur l'Evangile. C'était ici le renouvellement de la monarchie, on la pouvait recommencer avec la liberté et la religion : malheureusement on aimait peu la liberté, encore si l'on avait eu du moins le goût de la gloire !

Ah ! que diront là-bas, sous les tombes poudreuses,

De tant de vaillants rois les ombres généreuses ?

Que diront Pharamond, Clodion et Clovis

Nos Pépins, nos Martels, nos Charles, nos Louis,

Qui, de leur propre sang, à tous périls de guerre

Ont acquis à leurs fils une si belle terre ?

" Enfin le sacre nouveau, où le pape est venu oindre un homme aussi grand que le chef de la seconde race, n'a-t-il pas, en changeant les têtes, détruit l'effet de l'antique cérémonie de notre histoire ? Le peuple a été amené à penser qu'un rite pieux ne dédiait personne au trône, ou rendait indifférent le choix du front auquel s'appliquait l'huile sainte. Les figurants à Notre-Dame de Paris, jouant pareillement dans la cathédrale de Reims, ne seront plus que les personnages obligés d'une scène devenue vulgaire : l'avantage demeurera à Napoléon qui envoie ses comparses à Charles X. La figure de l'Empereur domine tout désormais. Elle apparaît au fond des événements et des idées : les feuillets des bas temps où nous sommes arrivés se recroquevillent aux regards de ses aigles. "

" Reims, samedi, veille du sacre.

" J'ai vu entrer le Roi ; j'ai vu passer les carrosses dorés du monarque qui naguère n'avait pas une monture ; j'ai vu rouler ces voitures pleines de courtisans qui n'ont pas su défendre leur maître. Cette tourbe est allée à l'église chanter le Te Deum , et moi je suis allé voir une ruine romaine et me promener seul dans un bois d'ormeaux appelé le bois d'Amour . J'entendais de loin la jubilation des cloches, je regardais les tours de la cathédrale, témoins séculaires de cette cérémonie toujours la même et pourtant si diverse par l'histoire, les temps, les idées, les moeurs, les usages et les coutumes. La monarchie a péri, et la cathédrale a pendant quelques années été changée en écurie. Charles X, qui la revoit aujourd'hui se souvient-il qu'il a vu Louis XVI recevoir l'onction aux mêmes lieux où il va la recevoir à son tour ? Croira-t-il qu'un sacre mette à l'abri du malheur ? Il n'y a plus de main assez vertueuse pour guérir les écrouelles, plus de sainte ampoule assez salutaire pour rendre les rois inviolables. "

 

Chapitre 6

Réception des chevaliers des Ordres.

J'écrivis à la hâte ce qu'on vient de lire sur les pages demi-blanches d'une brochure ayant pour titre : Le Sacre ; par Barnage de Reims, avocat , et sur une lettre imprimée du grand référendaire, M. de Sémonville, disant : " Le grand référendaire a l'honneur d'informer sa seigneurie, monsieur le vicomte de Chateaubriand, que des places dans le sanctuaire de la cathédrale de Reims sont destinées et réservées pour ceux de MM. les pairs qui voudront assister le lendemain du sacre et couronnement de Sa Majesté à la cérémonie de la réception du chef et souverain grand maître des ordres du Saint-Esprit et de Saint-Michel et de la réception de MM. les chevaliers et commandeurs. "

Charles X avait eu pourtant l'intention de me réconcilier. L'archevêque de Paris lui parlant à Reims des hommes dans l'opposition, le Roi avait dit : " Ceux qui ne veulent pas de moi, je les laisse. " L'archevêque reprit : " Mais, sire, M. de Chateaubriand ? - Oh ! celui-là, je le regrette. " L'archevêque demanda au Roi s'il me le pouvait dire : le Roi hésita, fit deux ou trois tours dans la chambre et répondit : " Eh bien, oui, dites-le-lui ", et l'archevêque oublia de m'en parler.

A la cérémonie des chevaliers des ordres, je me trouvai à genoux aux pieds du Roi, dans le moment que M. de Villèle prêtait son serment. J'échangeai deux ou trois mots de politesse avec mon compagnon de chevalerie, à propos de quelque plume détachée de mon chapeau. Nous quittâmes les genoux du prince et tout fut fini. Le Roi, ayant eu de la peine à ôter ses gants pour prendre mes mains entre les siennes, m'avait dit en riant : " Chat ganté ne prend point de souris. " On avait cru qu'il m'avait parlé longtemps, et le bruit de ma faveur renaissante s'était répandu. Il est probable que Charles X, s'imaginant que l'archevêque m'avait entretenu de sa bonne volonté, attendait de moi un mot de remerciement et qu'il fut choqué de mon silence.

Ainsi j'ai assisté au dernier sacre des successeurs de Clovis ; je l'avais déterminé par les pages où j'avais sollicité ce sacre, et dépeint dans ma brochure Le Roi est mort : vive le Roi ! Ce n'est pas que j'eusse la moindre foi à la cérémonie ; mais comme tout manquait à la légitimité, il fallait pour la soutenir user de tout, vaille que vaille. Je rappelais cette définition d'Adalbéron : " Le couronnement d'un roi de France est un intérêt public, non une affaire particulière : publica sunt haec negotia, non privata " ; je citais l'admirable prière réservée pour le sacre : " Dieu, qui par tes vertus conseilles tes peuples, donne à celui-ci, ton serviteur, l'esprit de ta sapience ! Qu'en ces jours naisse à tous équité et justice : aux amis secours, aux ennemis obstacle, aux affligés consolation, aux élevés correction, aux riches enseignement, aux indigents pitié, aux pèlerins hospitalité, aux pauvres sujets paix et sûreté en la patrie ! Qu'il apprenne (le roi) à se commander soi-même, à modérément gouverner un chacun selon son état, afin, ô Seigneur ! qu'il puisse donner à tout le peuple exemple de vie à toi agréable. " Avant d'avoir rapporté dans ma brochure, Le Roi est mort : vive le Roi ! cette prière conservée par Du Tillet, je m'étais écrié : " Supplions humblement Charles X d'imiter ses aïeux : trente-deux souverains de la troisième race ont reçu l'onction royale. "

Tous mes devoirs étant remplis, je quittai Reims et je pus dire comme Jeanne d'Arc : " Ma mission est finie. "

 

Chapitre 8

Extrait de ma polémique après ma chute.

" Nous avons eu le courage et l'honneur de faire une guerre dangereuse en présence de la liberté de la presse, et c'était la première fois que ce noble spectacle était donné à la monarchie. Nous nous sommes vite repentis de notre loyauté. Nous avions bravé les journaux lorsqu'ils ne pouvaient nuire qu'au succès de nos soldats et de nos capitaines ; il a fallu les asservir lorsqu'ils ont osé parler des commis et des ministres.

" Si ceux qui administrent l'Etat semblent complètement ignorer le génie de la France dans les choses sérieuses, ils n'y sont pas moins étrangers dans ces choses de grâces et d'ornements qui se mêlent, pour l'embellir, à la vie des nations civilisées.

" Les largesses que le gouvernement légitime répand sur les arts surpassent les secours que leur accordait le gouvernement usurpateur, mais comment sont-elles départies ? Voués à l'oubli par nature et par goût, les dispensateurs de ces largesses paraissent avoir de l'antipathie pour la renommée ; leur obscurité est si invincible, qu'en approchant des lumières ils les font pâlir, on dirait qu'ils versent l'argent sur les arts pour les éteindre, comme sur nos libertés pour les étouffer. Encore si la machine étroite dans laquelle on met la France à la gêne ressemblait à ces modèles achevés que l'on examine à la loupe dans le cabinet des amateurs, la délicatesse de cette curiosité pourrait intéresser un moment ; mais point : c'est une petite chose mal faite. "

" Nous avons dit que le système suivi aujourd'hui par l'administration blesse le génie de la France : nous allons essayer de prouver qu'il méconnaît également l'esprit de nos institutions.

" Dans une monarchie constitutionnelle, on respecte les libertés publiques ; on les considère comme la sauvegarde du monarque, du peuple et des lois.

" Nous entendons autrement le gouvernement représentatif. On forme une compagnie (on dit même deux compagnies rivales, car il faut de la concurrence) pour corrompre des journaux à prix d'argent. On ne craint pas de soutenir des procès scandaleux contre des propriétaires qui n'ont pas voulu se vendre ; on voudrait les forcer à subir le mépris par arrêt des tribunaux. Les hommes d'honneur répugnant au métier, on enrôle, pour soutenir un ministère royaliste, des libellistes qui ont poursuivi la famille royale de leurs calomnies. On recrute tout ce qui a servi dans l'ancienne police et dans l'antichambre impériale ; comme chez nos voisins, lorsqu'on veut se procurer des matelots, on fait la presse dans les tavernes et les lieux suspects. Ces chiourmes d'écrivains libres sont embarquées dans cinq ou six journaux achetés et ce qu'ils disent s'appelle l' opinion publique chez les ministres.

" La monarchie s'est rétablie sans efforts en France parce qu'elle est forte de toute notre histoire, parce que la couronne est portée par une famille qui a presque vu naître la nation, qui l'a formée, civilisée, qui lui a donné toutes ses libertés, qui l'a rendue immortelle ; mais le temps a réduit cette monarchie à ce qu'elle a de réel. L'âge des fictions est passé en politique ; on ne peut plus avoir un gouvernement d'adoration, de culte et de mystère : chacun connaît ses droits, rien n'est possible hors des limites de la raison, et jusqu'à la faveur, dernière illusion des monarchies absolues, tout est pesé, tout est apprécié aujourd'hui.

" Ne nous y trompons pas, une nouvelle ère commence pour les nations, sera-t-elle plus heureuse ? La Providence le sait. Quant à nous, il ne nous est donné que de nous préparer aux événements de l'avenir. Ne nous figurons pas que nous puissions rétrograder : il n'y a de salut pour nous que dans la Charte.

" La monarchie constitutionnelle n'est point née parmi nous d'un système écrit, bien qu'elle ait un Code imprimé ; elle est fille du temps et des événements, comme l'ancienne monarchie de nos pères.

" Pourquoi la liberté ne se maintiendrait-elle pas dans l'édifice élevé par le despotisme et où il a laissé des traces ? La victoire, pour ainsi dire encore parée des trois couleurs, s'est réfugiée dans la tente du duc d'Angoulême ; la légitimité habite le Louvre, bien qu'on y voie encore des aigles. "

Voilà, très en abrégé, et peut-être encore trop longuement, un specimen de ma polémique dans mes brochures et dans le Journal des Débats : on y retrouve tous les principes que l'on proclame aujourd'hui.

 

Chapitre 9

Je refuse la pension du ministère d'Etat qu'on veut me rendre. - Comité grec. - Billet de M. Molé. - Lettre de Canaris à son fils. - Madame Récamier m'envoie l'extrait d'une autre lettre. - Mes oeuvres complètes.

Lorsqu'on me chassa du ministère, on ne me rendit point ma pension de ministre d'Etat ; je ne la réclamai point ; mais M. de Villèle, sur une observation du Roi, s'avisa de me faire expédier un nouveau brevet de cette pension par M. de Peyronnet. Je la refusai. Ou j'avais droit à mon ancienne pension, ou je n'y avais pas droit : dans le premier cas, je n'avais pas besoin d'un nouveau brevet ; dans le second, je ne voulais pas devenir le pensionnaire du président du conseil.

Les Hellènes secouèrent le joug : il se forma à Paris un comité grec dont je fis partie. Le comité s'assemblait chez M. Ternaux, place des Victoires. Les sociétaires arrivaient successivement au lieu des délibérations. M. le général Sébastiani déclarait, lorsqu'il était assis, que c'était une grosse affaire ; il la rendait longue : cela déplaisait à notre positif président, M. Ternaux, qui voulait bien faire un schall pour Aspasie, mais qui n'aurait pas perdu son temps avec elle. Les dépêches de M. Fabvier, faisaient souffrir le comité ; il nous grognait fort ; il nous rendait responsables de ce qui n'allait pas selon ses vues, nous qui n'avions pas gagné la bataille de Marathon. Je me dévouai à la liberté de la Grèce : il me semblait remplir un devoir filial envers une mère. J'écrivis une Note ; je m'adressai aux successeurs de l'empereur de Russie, comme je m'étais adressé à lui-même à Vérone. La Note a été imprimée et puis réimprimée à la tête de l' Itinéraire . Je travaillais dans le même sens à la Chambre des pairs, pour mettre en mouvement un corps politique. Ce billet de M. Molé fait voir les obstacles que je rencontrais et les moyens détournés que j'étais obligé de prendre :

" Vous nous trouverez tous demain à l'ouverture, prêts à voler sur vos traces. Je vais écrire à Lainé si je ne le trouve pas. Il ne faut lui laisser prévoir que des phrases sur les Grecs ; mais prenez garde qu'on ne vous oppose les limites de tout amendement, et que, le règlement à la main, on ne vous repousse. Peut-être on vous dira de déposer votre proposition sur le bureau : vous pourriez le faire alors subsidiairement, et après avoir dit tout ce que vous avez à dire. Pasquier vient d'être assez malade, et je crains qu'il ne soit pas encore sur pied demain. Quant au scrutin, nous l'aurons. Ce qui vaut mieux que tout cela, c'est l'arrangement que vous avez fait avec vos libraires. Il est beau de retrouver par son talent tout ce que l'injustice et l'ingratitude des hommes nous avaient ôté.

" A vous pour la vie,

" Molé. "

La Grèce est devenue libre du joug de l'islamisme ; mais, au lieu d'une république fédérative, comme je le désirais, une monarchie bavaroise s'est établie à Athènes ; or, comme les rois n'ont pas de mémoire, moi qui avais quelque peu servi la cause des Argiens, je n'ai plus entendu parler d'eux que dans Homère. La Grèce délivrée ne m'a pas dit : " Je vous remercie. " Elle ignore mon nom autant et plus qu'au jour où je pleurais sur ses débris en traversant ses déserts.

L'Hellénie non encore royale avait été plus reconnaissante. Parmi quelques enfants que le comité faisait élever se trouvait le jeune Canaris : son père, digne des marins de Mycale, lui écrivit un billet que l'enfant traduisit en français sur le papier blanc qui restait au bas du billet. L'enfant m'a remis ce double texte ; je l'ai conservé comme la récompense du comité grec :

" Mon cher enfant,

" Aucun des Grecs n'a eu le même bonheur que toi : celui d'être choisi par la société bienfaisante qui s'intéresse à nous pour apprendre les devoirs de l'homme. Moi, je t'ai fait naître ; mais ces personnes recommandables te donneront une éducation qui rend véritablement homme. Sois bien docile aux conseils de ces nouveaux pères, si tu veux faire la consolation des derniers moments de celui qui t'a donné le jour. Porte-toi bien.

" Ton père,

" C. Canaris.

" De Napoli de Romanie, le 5 septembre 1825. "

La Grèce républicaine avait témoigné ses regrets particuliers lorsque je sortis du ministère. Madame Récamier m'avait écrit de Naples le 29 octobre 1824 :

" Je reçois une lettre de la Grèce qui a fait un long détour avant de m'arriver. J'y trouve quelques lignes sur vous que je veux vous faire connaître, les voici : " L'ordonnance du 6 juin nous est parvenue, elle a produit sur nos chefs la plus vive sensation. Leurs espérances les plus fondées étant dans la générosité de la France, ils se demandent avec inquiétude ce que présage l'éloignement d'un homme dont le caractère leur promettait un appui . "

" Ou je me trompe ou cet hommage doit vous plaire. Je joins ici la lettre : la première page ne concernait que moi. "

On lira bientôt la vie de madame Récamier : on saura s'il m'était doux de recevoir un souvenir de la patrie des Muses par une femme qui l'eût embellie.

Quant au billet de M. Molé donné plus haut, il fait allusion au marché que j'avais conclu relativement à la publication de mes Oeuvres complètes . Cet arrangement aurait dû, en effet, assurer la paix de ma vie ; il a néanmoins tourné mal pour moi, bien qu'il ait été heureux pour les éditeurs auxquels M. Ladvocat, après sa faillite, a laissé mes Oeuvres. En fait de Plutus ou de Pluton (les mythologistes les confondent), je suis comme Alceste, je vois toujours la barque fatale ; ainsi que William Pitt, et c'est mon excuse, je suis un panier percé ; mais je ne fais pas moi-même le trou au panier.

A la fin de la Préface générale de mes Oeuvres, 1826, Ier volume, j'apostrophe ainsi la France :

" O France ! mon cher pays et mon premier amour , un de vos fils, au bout de sa carrière, rassemble sous vos yeux les titres qu'il peut avoir à votre bienveillance. S'il ne peut plus rien pour vous vous pouvez tout pour lui, en déclarant que son attachement à votre religion, à votre roi, à vos libertés, vous fut agréable. Illustre et belle patrie, je n'aurais désiré un peu de gloire que pour augmenter la tienne. "

 

Chapitre 10

Séjour à Lausanne.

Madame de Chateaubriand, étant malade, fit un voyage dans le midi de la France, ne s'en trouva pas bien, revint à Lyon, où le docteur Prunelle la condamna. Je l'allai rejoindre ; je la conduisis à Lausanne, où elle fit mentir M. Prunelle. Je demeurai à Lausanne tour à tour chez M. de Sivry et chez madame de Cottens, femme affectueuse, spirituelle et infortunée.

Je vis madame de Montolieu : elle demeurait retirée sur une haute colline ; elle mourait dans les illusions du roman, comme madame de Genlis, sa contemporaine.

Gibbon avait composé à ma porte son Histoire de l'empire romain : " C'est au milieu des débris du Capitole ", écrit-il à Lausanne, le 27 juin 1787, " que j'ai formé le projet d'un ouvrage qui a occupé et amusé près de vingt années de ma vie. " Madame de Staël avait paru avec madame Récamier à Lausanne. Toute l'émigration, tout un monde fini s'était arrêté quelques moments dans cette cité riante et triste, espèce de fausse ville de Grenade. Madame de Duras en a retracé le souvenir dans ses Mémoires et ce billet m'y vint apprendre la nouvelle perte à laquelle j'étais condamné :

" Bex, 13 juillet 1826.

" C'en est fait, monsieur, votre amie n'existe plus ; elle a rendu son âme à Dieu, sans agonie, ce matin à onze heures moins un quart. Elle s'était encore promenée en voiture hier au soir. Rien n'annonçait une fin aussi prochaine ; que dis-je, nous ne pensions pas que sa maladie dût se terminer ainsi. M. de Custine, à qui la douleur ne permet pas de vous écrire lui-même, avait encore été hier matin sur une des montagnes qui environnent Bex, pour faire venir tous les matins du lait des montagnes pour la chère malade.

" Je suis trop accablé de douleur pour pouvoir entrer dans de plus longs détails. Nous nous disposons pour retourner en France avec les restes précieux de la meilleure des mères et des amies. Enguerrand reposera entre ses deux mères.

" Nous passerons par Lausanne, où M. de Custine ira vous chercher aussitôt notre arrivée.

" Recevez, monsieur, l'assurance de l'attachement respectueux avec lequel je suis, etc.

" Berstoecher. "

Cherchez plus haut et plus bas ce que j'ai eu le bonheur et le malheur de rappeler relativement à la mémoire de madame de Custine.

Les Lettres écrites de Lausanne , ouvrage de madame de Charrière, rendent bien la scène que j'avais chaque jour sous les yeux, et les sentiments de grandeur qu'elle inspire : " Je me repose seule, " dit la mère de Cécile, " vis-à-vis d'une fenêtre ouverte qui donne sur le lac. Je vous remercie, montagnes, neige, soleil, de tout le plaisir que vous me faites. Je vous remercie, auteur de tout ce que je vois, d'avoir voulu que ces choses fussent si agréables à voir. Beautés frappantes et aimables de la nature ! tous les jours mes yeux vous admirent, tous les jours vous vous faites sentir à mon coeur. "

Je commençai, à Lausanne, les Remarques sur le premier ouvrage de ma vie, l' Essai sur les révolutions anciennes et modernes . Je voyais de mes fenêtres les rochers de Meillerie : " Rousseau, écrivais-je dans une de ces Remarques , n'est décidément au-dessus des auteurs de son temps que dans une soixantaine de lettres de la Nouvelle Héloïse , dans quelques pages de ses Rêveries et de ses Confessions . Là, placé dans la véritable nature de son talent, il arrive à une éloquence de passion inconnue avant lui. Voltaire et Montesquieu ont trouvé des modèles de style dans les écrivains du siècle de Louis XIV ; Rousseau, et même un peu Buffon, dans un autre genre, ont créé une langue qui fut ignorée du grand siècle. "

 

Chapitre 11

Retour à Paris. - Les jésuites. - Lettre de M. de Montlosier et ma réponse.

De retour à Paris, ma vie se trouva occupée entre mon établissement, rue d'Enfer, mes combats renouvelés à la Chambre des pairs et dans mes brochures contre les différents projets de lois contraires aux libertés publiques ; entre mes discours et mes écrits en faveur des Grecs, et mon travail pour mes Œuvres complètes. L'empereur de Russie mourut, et avec lui la seule amitié royale qui me restât. Le duc de Montmorency était devenu gouverneur du duc de Bordeaux. Il ne jouit pas longtemps de ce pesant honneur : il expira le vendredi saint 1826, dans l'église de Saint-Thomas-d'Aquin, à l'heure où Jésus expira sur la croix, il alla à Dieu avec le dernier soupir du Christ.

L'attaque était commencée contre les jésuites ; on entendit les déclamations banales et usées contre cet ordre célèbre, dans lequel, il faut en convenir, règne quelque chose d'inquiétant, car un mystérieux nuage couvre toujours les affaires des jésuites.

A propos des jésuites, je reçus cette lettre de M. de Montlosier, et je lui fis la réponse qu'on lira après cette lettre.

Ne derelinquas amicum antiquum,

Novus enim non erit similis illi. (Eccles.)

" Mon cher ami, ces paroles ne sont pas seulement d'une haute antiquité, elles ne sont pas seulement d'une haute sagesse, pour le chrétien, elles sont sacrées. J'invoque auprès de vous tout ce qu'elles ont d'autorité. Jamais entre les anciens amis, jamais entre les bons citoyens, le rapprochement n'a été plus nécessaire. Serrer ses rangs, serrer entre nous tous les liens, exciter avec émulation tous nos voeux, tous nos efforts, tous nos sentiments est un devoir commandé par l'état éminemment déplorable du roi et de la patrie. En vous adressant ces paroles, je n'ignore pas qu'elles seront reçues par un coeur que l'ingratitude et l'injustice ont navré ; et cependant je vous les adresse encore avec confiance, certain que je suis qu'elles se feront jour à travers toutes les nuées. En ce point délicat, je ne sais, mon cher ami, si vous serez content de moi ; mais, au milieu de vos tribulations, si par hasard j'ai entendu vous accuser, je ne me suis point occupé à vous défendre : je n'ai pas même écouté. Je me suis dit en moi-même : Et quand cela serait ? Je ne sais si Alcibiade n'eut pas un peu trop d'humeur quand il mit hors de sa propre maison le rhéteur qui ne put lui montrer les ouvrages d'Homère. Je ne sais si Annibal n'eut pas un peu trop de violence quand il jeta hors de son siège le sénateur qui parlait contre son avis. Si j'étais admis à dire ma façon de penser sur Achille, peut-être ne l'approuverais-je pas de s'être séparé de l'armée des Grecs pour je ne sais quelle petite fille qui lui fut enlevée. Après cela, il suffit de prononcer les noms d'Alcibiade, d'Annibal et d'Achille, pour que toute contention soit finie. Il en est de même aujourd'hui de l' iracundus, inexorabilis Chateaubriand. Quand on a prononcé son nom, tout est fini. Avec ce nom, quand je me dis moi-même : il se plaint, je sens s'émouvoir ma tendresse ; quand je me dis : la France lui doit , je me sens pénétré de respect. Oui, mon ami, la France vous doit . Il faut qu'elle vous doive encore davantage, elle a recouvré de vous l'amour de la religion de ses pères : il faut lui conserver ce bienfait ; et, pour cela, il faut la préserver de l'erreur de ses prêtres, préserver ces prêtres eux-mêmes de la pente funeste où ils se sont placés.

" Mon cher ami, vous et moi n'avons cessé depuis longues années de combattre. C'est de la prépondérance ecclésiastique se disant religieuse qu'il nous reste à préserver le Roi et l'Etat. Dans les anciennes situations, le mal avec ses racines était au dedans de nous : on pouvait le circonvenir et s'en rendre maître. Aujourd'hui les rameaux qui nous couvrent au dedans ont leurs racines au dehors. Des doctrines couvertes du sang de Louis XVI et de Charles Ier ont consenti à laisser leur place à des doctrines teintes du sang d'Henri IV et d'Henri III. Ni vous ni moi ne supporterons sûrement cet état de choses ; c'est pour m'unir à vous, c'est pour recevoir de vous une approbation qui m'encourage, c'est pour vous offrir comme soldat mon coeur et mes armes, que je vous écris.

" C'est dans ces sentiments d'admiration pour vous et d'un véritable dévouement que je vous implore avec tendresse et aussi avec respect.

" Comte de Montlosier.

" Randanne, 28 novembre 1825. "

A M. de Montlosier.

" Paris, ce 3 décembre 1825.

" Votre lettre, mon cher et vieil ami, est très sérieuse et pourtant elle m'a fait rire pour ce qui me regarde, Alcibiade, Annibal, Achille ! Ce n'est pas sérieusement que vous me dites tout cela. Quant à la petite fille du fils de Pélée, si c'est mon portefeuille dont il s'agit, je vous proteste que je n'ai pas aimé l'infidèle trois jours, et que je ne l'ai pas regrettée un quart d'heure. Mon ressentiment, c'est une autre affaire. M. de Villèle que j'aimais sincèrement, cordialement, a non seulement manqué aux devoirs de l'amitié, aux marques publiques d'attachement que je lui ai données, aux sacrifices que j'avais faits pour lui, mais encore aux plus simples procédés.

" Le Roi n'avait plus besoin de mes services, rien de plus naturel que de m'éloigner de ses conseils, mais la manière est tout pour un galant homme, et comme je n'avais pas volé la montre du Roi sur sa cheminée, je ne devais pas être chassé comme je l'ai été. J'avais fait seul la guerre d'Espagne et maintenu l'Europe en paix pendant cette période dangereuse ; j'avais par ce seul fait donné une armée à la légitimité, et, de tous les ministres de la Restauration, j'ai été le seul jeté hors de ma place sans aucune marque de souvenir de la couronne, comme si j'avais trahi le prince et la patrie. M. de Villèle a cru que j'accepterais ce traitement, il s'est trompé. J'ai été ami sincère, je resterai ennemi irréconciliable. Je suis malheureusement né : les blessures qu'on me fait ne se ferment jamais.

" Mais en voilà trop sur moi : parlons de quelque chose plus important. J'ai peur de ne pas m'entendre avec vous sur des objets graves, et j'en serais désolé ! Je veux la Charte, toute la Charte, les libertés publiques dans toute leur étendue. Les voulez-vous ?

" Je veux la religion comme vous ; je hais comme vous la congrégation et ces associations d'hypocrites qui transforment mes domestiques en espions, et qui ne cherchent à l'autel que le pouvoir. Mais je pense que le clergé, débarrassé de ces plantes parasites, peut très bien entrer dans un régime constitutionnel, et devenir même le soutien de nos institutions nouvelles. Ne voulez-vous pas trop le séparer de l'ordre politique ? Ici je vous donne une preuve de mon extrême impartialité, Le clergé, qui, j'ose le dire, me doit tant, ne m'aime point, ne m'a jamais défendu ni rendu aucun service. Mais qu'importe ? Il s'agit d'être juste et de voir ce qui convient à la religion et à la monarchie.

" Je n'ai pas, mon vieil ami, douté de votre courage ; vous ferez, j'en suis convaincu, tout ce qui vous paraîtra utile, et votre talent vous garantit le triomphe. J'attends vos nouvelles communications, et j'embrasse de tout mon coeur mon fidèle compagnon d'exil.

" Chateaubriand. "

 

Chapitre 12

Suite de ma polémique.

Je repris ma polémique. J'avais chaque jour des escarmouches et des affaires d'avant-garde avec les soldats de la domesticité ministérielle ; ils ne se servaient pas toujours d'une belle épée. Dans les deux premiers siècles de Rome, on punissait les cavaliers qui allaient mal à la charge, soit qu'ils fussent trop gros ou pas assez braves, en les condamnant à subir une saignée : je me chargeais du châtiment.

" L'univers change autour de nous, disais-je : de nouveaux peuples paraissent sur la scène du monde ; d'anciens peuples ressuscitent au milieu des ruines, des découvertes étonnantes annoncent une révolution prochaine dans les arts de la paix et de la guerre : religion, politique, moeurs, tout prend un autre caractère. Nous apercevons-nous de ce mouvement ? Marchons-nous avec la société ? Suivons-nous le cours du temps ? Nous préparons-nous à garder notre rang dans la civilisation transformée ou croissante ? Non : les hommes qui nous conduisent sont aussi étrangers à l'état des choses de l'Europe que s'ils appartenaient à ces peuples dernièrement découverts dans l'intérieur de l'Afrique. Que savent-ils donc ? La bourse ! et encore ils la savent mal. Sommes-nous condamnés à porter le poids de l'obscurité pour nous punir d'avoir subi le joug de la gloire ? "

La transaction relative à Saint-Domingue me fournit l'occasion de développer quelques points de notre droit public auquel personne ne songeait.

Arrivé à de hautes considérations et annonçant la transformation du monde, je répondais à des opposants qui m'avaient dit : " Quoi ! nous pourrions être républicains un jour ? radotage ! Qui est-ce qui rêve aujourd'hui la république ? etc., etc . "

" Attaché à l'ordre monarchique par raison, répliquais-je, je regarde la monarchie constitutionnelle comme le meilleur gouvernement possible à cette époque de la société.

" Mais si l'on veut tout réduire aux intérêts personnels, si l'on suppose que pour moi-même je croirais avoir tout à craindre dans un état républicain, on est dans l'erreur. Me traiterait-il plus mal que ne m'a traité la monarchie ? Deux ou trois fois dépouillé pour elle ou par elle, l'Empire, qui aurait tout fait pour moi si je l'avais voulu, m'a-t-il plus rudement renié ? J'ai en horreur la servitude ; la liberté plaît à mon indépendance naturelle ; je préfère cette liberté dans l'ordre monarchique, mais je la conçois dans l'ordre populaire. Qui a moins à craindre de l'avenir que moi ? J'ai ce qu'aucune révolution ne peut me ravir : sans place, sans honneurs, sans fortune, tout gouvernement qui ne serait pas assez stupide pour dédaigner l'opinion serait obligé de me compter pour quelque chose. Les gouvernements populaires surtout se composent des existences individuelles, et se font une valeur générale des valeurs particulières de chaque citoyen. Je serai toujours sûr de l'estime publique, parce que je ne ferai jamais rien pour la perdre, et je trouverais peut-être plus de justice parmi mes ennemis que chez mes prétendus amis.

" Ainsi, de compte fait, je serais sans frayeur des républiques, comme sans antipathie contre leur liberté : je ne suis pas roi ; je n'attends point de couronne ; ce n'est pas ma cause que je plaide.

" J'ai dit sous un autre ministère et à propos de ce ministère : qu'un matin on se mettrait à la fenêtre pour voir passer la monarchie.

" Je dis aux ministres actuels : " En continuant de marcher comme vous marchez, toute la révolution pourrait se réduire, dans un temps donné, à une nouvelle édition de la Charte dans laquelle on se contenterait de changer seulement deux ou trois mots . "

J'ai souligné ces dernières phrases pour arrêter les yeux du lecteur sur cette frappante prédiction. Aujourd'hui même que les opinions s'en vont à vau de route, que chaque homme dit à tort et à travers ce qui lui passe dans la cervelle, ces idées républicaines exprimées par un royaliste pendant la Restauration sont encore hardies. En fait d'avenir, les prétendus esprits progressifs n'ont l'initiative sur rien.

 

Chapitre 13

Lettre du général Sébastiani.

Mes derniers articles ranimèrent jusqu'à M. de La Fayette qui, pour tout compliment, me fit passer une feuille de laurier. L'effet de mes opinions, à la grande surprise de ceux qui n'y avaient pas cru, se fit sentir depuis les libraires qui vinrent en députation chez moi, jusqu'aux hommes parlementaires les moins rapprochés d'abord de ma politique. La lettre donnée ci-dessous, en preuve de ce que j'avance, cause une sorte d'étonnement par la signature. Il ne faut faire attention qu'à la signification de cette lettre, au changement survenu dans les idées et dans la position de celui qui l'écrit et de celui qui la reçoit : quant au libellé, je suis Bossuet et Montesquieu , cela va sans dire ; nous autres auteurs, c'est notre pain quotidien, de même que les ministres sont toujours Sully et Colbert.

" Monsieur le vicomte,

" Permettez que je m'associe à l'admiration universelle : j'éprouve depuis trop longtemps ce sentiment pour résister au besoin de vous l'exprimer.

Vous réunissez la hauteur de Bossuet à la profondeur de Montesquieu : vous avez retrouvé leur plume et leur génie. Vos articles sont de grands enseignements pour tous les hommes d'Etat.

" Dans le nouveau genre de guerre que vous avez créé, vous rappelez la main puissante de celui qui, dans d'autres combats, a aussi rempli le monde de sa gloire. Puissent vos succès être plus durables : ils intéressent la patrie et l'humanité.

Tous ceux qui comme moi, professent les principes de la monarchie constitutionnelle, sont fiers de trouver en vous leur plus noble interprète.

" Agréez, monsieur le vicomte, une nouvelle assurance de ma haute considération,

" Horace Sébastiani.

" Dimanche, 30 octobre. "

Ainsi tombaient à mes pieds amis, ennemis, adversaires, au moment de la victoire. Tous les pusillanimes et les ambitieux qui m'avaient cru perdu commençaient à me voir sortit radieux des tourbillons de poussière de la lice : c'était ma seconde guerre d'Espagne ; je triomphais de tous les partis intérieurs comme j'avais triomphé au dehors des ennemis de la France. Il m'avait fallu payer de ma personne, de même qu'avec mes dépêches j'avais paralysé et rendu vaines les dépêches de M. de Metternich et de M. Canning.

 

Chapitre 14

Mort du général Foy. - La loi de justice et d'amour . - Lettre de M. Etienne. - Lettre de M. Benjamin Constant. - J'atteins au plus haut point de mon importance politique. - Article sur la fête du Roi. - Retrait de la loi sur la police de la presse. - Paris illuminé. - Billet de M. Michaud.

Le général Foy et le député Manuel moururent et enlevèrent à l'opposition de gauche ses premiers orateurs. M. de Serre et Camille Jordan descendirent également dans la tombe. Jusque dans le fauteuil de l'Académie, je fus obligé de défendre la liberté de la presse contre les larmoyantes supplications de M. de Lally-Tolendal. La loi sur la police de la presse, que l'on appela la loi de justice et d'amour , dut principalement sa chute à mes attaques. Mon opinion sur le projet de cette loi est un travail historiquement curieux ; j'en reçus des compliments parmi lesquels deux noms sont singuliers à rappeler.

" Monsieur le vicomte,

" Je suis sensible aux remerciements que vous voulez bien m'adresser. Vous appelez obligeance ce que je regardais comme une dette, et j'ai été heureux de la payer à l'éloquent écrivain. Tous les vrais amis des lettres s'associent à votre triomphe et doivent se regarder comme solidaires de votre succès. De loin comme de près, j'y contribuerai de tout mon pouvoir, s'il est possible que vous ayez besoin d'efforts aussi faibles que les miens.

" Dans un siècle éclairé comme le nôtre, le génie est la seule puissance qui soit au-dessus des coups de la disgrâce ; c'est à vous, monsieur, qu'il appartenait d'en fournir la preuve vivante à ceux qui s'en réjouissent comme à ceux qui ont eu le malheur de s'en affliger.

" J'ai l'honneur d'être, avec la considération la plus distinguée, votre, etc., etc.

" Etienne.

" Paris, ce 5 avril 1826. "

" J'ai bien tardé, Monsieur, à vous rendre grâce de votre admirable discours. Une fluxion sur les yeux, des travaux pour la Chambre, et plus encore les épouvantables séances de cette Chambre, me serviront d'excuse. Vous savez d'ailleurs combien mon esprit et mon âme s'associent à tout ce que vous dites et sympathisent avec tout le bien que vous essayez de faire à notre malheureux pays. Je suis heureux de réunir mes faibles efforts à votre puissante influence, et le délire d'un ministère qui tourmente la France et voudrait la dégrader, tout en m'inquiétant sur ses résultats prochains, me donne l'assurance consolante qu'un tel état de choses ne peut se prolonger. Vous aurez puissamment contribué à y mettre un terme, et si je mérite un jour qu'on place mon nom bien après le vôtre dans la lutte qu'il faut soutenir contre tant de folie et de crime, je m'estimerai bien récompensé.

" Agréez, Monsieur, l'hommage d'une admiration sincère, d'une estime profonde et de la plus haute considération.

" Benjamin Constant.

" Paris, ce 21 mai 1827. "

C'est au moment dont je parle que j'arrivai au plus haut point de mon importance politique. Par la guerre d'Espagne j'avais dominé l'Europe ; mais une opposition violente me combattait en France : après ma chute je devins à l'intérieur le dominateur avoué de l'opinion.

Ceux qui m'avaient accusé d'avoir commis une faute irréparable en reprenant la plume étaient obligés de reconnaître que je m'étais formé un autre empire plus puissant que le premier. La jeune France était passée tout entière de mon côté et ne m'a pas quitté depuis. Dans plusieurs classes industrielles, les ouvriers étaient à mes ordres, et je ne pouvais plus faire un pas dans les rues sans être entouré. D'où me venait cette popularité ? de ce que j'avais connu le véritable esprit de la France. J'étais parti pour le combat avec un seul journal, et j'étais devenu le maître de presque tous les autres. Mon audace me venait de mon indifférence : comme il m'aurait été parfaitement égal d'échouer, j'allais au succès sans m'embarrasser de la chute. Il ne m'est resté que cette satisfaction de moi-même, car que fait aujourd'hui à personne une popularité passée et qui s'est justement effacée du souvenir de tous ?

La fête du Roi étant survenue, j'en profitai pour faire éclater une loyauté que mes opinions libérales n'ont jamais altérée. Je fis paraître cet article :

" Encore une trêve du roi !

" Paix aujourd'hui aux ministres !

" Gloire, honneur, longue félicité et longue vie à Charles X ! c'est la Saint-Charles !

" C'est à nous surtout, vieux compagnons d'exil de notre monarque, qu'il faut demander l'histoire de Charles X.

" Vous autres, Français, qui n'avez point été forcés de quitter votre patrie, vous qui n'avez reçu un Français de plus que pour vous soustraire au despotisme impérial et au joug de l'étranger, habitants de la grande et bonne ville, vous n'avez vu que le prince heureux : quand vous vous pressiez autour de lui, le 12 d'avril 1814 ; quand vous touchiez en pleurant d'attendrissement des mains sacrées, quand vous retrouviez sur un front ennobli par l'âge et le malheur toutes les grâces de la jeunesse, comme on voit la beauté à travers un voile, vous n'aperceviez que la vertu triomphante, et vous conduisiez le fils des rois à la couche royale de ses pères.

" Mais nous, nous l'avons vu dormir sur la terre, comme nous sans asile, comme nous proscrit et dépouillé. Eh bien, cette bonté qui vous charme était la même ; il portait le malheur comme il porte aujourd'hui la couronne, sans trouver le fardeau trop pesant avec cette bénignité chrétienne qui tempérait l'éclat de son infortune, comme elle adoucit l'éclat de sa prospérité.

" Les bienfaits de Charles X s'accroissent de tous les bienfaits dont nous ont comblés ses aïeux : la fête d'un roi très chrétien est pour les Français la fête de la reconnaissance : livrons-nous donc aux transports de gratitude qu'elle doit nous inspirer. Ne laissons pénétrer dans notre âme rien qui puisse un moment rendre notre joie moins pure ! Malheur aux hommes... ! Nous allions violer la trêve ! Vive le Roi ! "

Mes yeux se sont remplis de larmes en copiant cette page de ma polémique, et je n'ai plus le courage d'en continuer les extraits. Oh ! mon Roi ! vous que j'avais vu sur la terre étrangère, je vous ai revu sur cette même terre où vous alliez mourir ! Quand je combattais avec tant d'ardeur pour vous arracher à des mains qui commençaient à vous perdre, jugez, par les paroles que je viens de transcrire, si j'étais votre ennemi ou bien le plus tendre et le plus sincère de vos serviteurs ! Hélas ! je vous parle et vous ne m'entendez plus.

Le projet de loi sur la police de la presse ayant été retiré, Paris illumina. Je fus frappé de cette manifestation publique, pronostic mauvais pour la monarchie : l'opposition avait passé dans le peuple, et le peuple, par son caractère, transforme l'opposition en révolution.

La haine contre M. de Villèle allait croissant, les royalistes, comme au temps du Conservateur , étaient redevenus, derrière moi, constitutionnels : M. Michaud m'écrivait :

" Mon honorable maître,

" J'ai fait imprimer hier l'annonce de votre ouvrage sur la censure ; mais l'article, composé de deux lignes, a été rayé par MM. les censeurs. M. Capef vous expliquera pourquoi nous n'avons pas mis de blancs ou de noirs. Si Dieu ne vient à notre secours, tout est perdu ; la royauté est comme la malheureuse Jérusalem entre les mains des Turcs, à peine ses enfants peuvent-ils en approcher ; à quelle cause nous sommes-nous donc sacrifiés !

" Michaud. "

 

Chapitre 15

Irritation de M. de Villèle. - Charles X veut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. - Je lui écris : ma lettre.

L'opposition avait enfin donné de l'irascibilité au tempérament froid de M. de Villèle, et rendu despotique l'esprit malfaisant de M. de Corbière.

Celui-ci avait destitué le duc de Liancourt de dix-sept places gratuites. Le duc de Liancourt n'était pas un saint, mais on trouvait en lui un homme bienfaisant, à qui la philanthropie avait décerné le titre de vénérable ; par le bénéfice du temps, de vieux révolutionnaires ne marchent plus qu'avec une épithète comme les dieux d'Homère : c'est toujours le respectable M. tel, c'est toujours l'inflexible citoyen tel, qui, comme Achille, n'a jamais mangé de bouillie (a-chylos). A l'occasion du scandale arrivé au convoi de M. de Liancourt, M. de Sémonville nous dit, à la Chambre des pairs : " Soyez tranquilles, messieurs, cela n'arrivera plus ; je vous conduirai moi-même au cimetière. " Le Roi, au mois d'avril 1827, voulut passer la revue de la garde nationale au Champ-de-Mars. Deux jours avant cette fatale revue, poussé par mon zèle et ne demandant qu'à mettre bas les armes, j'adressai à Charles X une lettre qui lui fut remise par M. de Blacas et dont il m'accusa réception par ce billet :

" Je n'ai pas perdu un instant, monsieur le vicomte, pour remettre au Roi la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser pour Sa Majesté ; et si elle daigne me charger d'une réponse, je ne mettrai pas moins d'empressement à vous la faire parvenir.

" Recevez, monsieur le vicomte, mes compliments les plus sincères.

" Blacas d'Aulps.

" Ce 27 avril 1827, à 1 heure après midi. "

Au Roi.

" Sire,

" Permettez à un sujet fidèle, que les moments d'agitation retrouveront toujours au pied du trône, de confier à Votre Majesté quelques réflexions qu'il croit utiles à la gloire de la couronne comme au bonheur et à la sûreté du Roi.

" Sire, il n'est que trop vrai, il y a péril dans l'Etat mais il est également certain que ce péril n'est rien si on ne contrarie pas les principes mêmes du gouvernement.

" Un grand secret, Sire, a été révélé : vos ministres ont eu le malheur d'apprendre à la France que ce peuple que l'on disait ne plus exister était tout vivant encore. Paris, pendant deux fois vingt-quatre heures a échappé à l'autorité. Les mêmes scènes se répètent dans toute la France : les factions n'oublieront pas cet essai.

" Mais les rassemblements populaires, si dangereux dans les monarchies absolues, parce qu'ils sont en présence du souverain même, sont peu de chose dans la monarchie représentative, parce qu'ils ne sont en contact qu'avec des ministres ou des lois. Entre le monarque et les sujets se trouve une barrière qui arrête tout : les deux Chambres et les institutions publiques. En dehors de ces mouvements, le Roi voit toujours son autorité et sa personne sacrée à l'abri.

" Mais, Sire, il y a une condition indispensable à la sûreté générale, c'est d'agir dans l'esprit des institutions : une résistance de votre conseil à cet esprit rendrait les mouvements populaires aussi dangereux dans la monarchie représentative qu'ils le sont dans la monarchie absolue.

" De la théorie je passe à l'application :

" Votre Majesté va paraître à la revue : elle y sera accueillie comme elle le doit ; mais il est possible qu'elle entende au milieu des cris de vive le Roi ! d'autres cris qui lui feront connaître l'opinion publique sur ses ministres.

" De plus, Sire, il est faux qu'il y ait à présent, comme on le dit, une faction républicaine ; mais il est vrai qu'il y a des partisans d'une monarchie illégitime : or, ceux ci sont trop habiles pour ne pas profiter de l'occasion et ne pas mêler leurs voix le 29 à celle de la France pour donner le change.

" Que fera le Roi ? cédera-t-il ses ministres aux acclamations populaires ? ce serait tuer le pouvoir. Le Roi gardera-t-il ses ministres ? ces ministres feront retomber sur la tête de leur auguste maître toute l'impopularité qui les poursuit. Je sais bien que le Roi aurait le courage de se charger d'une douleur personnelle pour éviter un mal à la monarchie ; mais on peut, par le moyen le plus simple, éviter ces calamités ; permettez-moi, Sire, de vous le dire : on le peut en se renfermant dans l'esprit de nos institutions : les ministres ont perdu la majorité dans la Chambre des pairs et dans la nation : la conséquence naturelle de cette position critique est leur retraite. Comment avec le sentiment de leur devoir, pourraient-ils s'obstiner, en restant au pouvoir, à compromettre la couronne ? En mettant leur démission aux pieds de Votre Majesté, ils calmeront tout, ils finiront tout : ce n'est plus le Roi qui cède, ce sont les ministres qui se retirent d'après tous les usages et tous les principes du gouvernement représentatif. Le Roi pourra reprendre ensuite parmi eux ceux qu'il jugera à propos de conserver : il y en a deux que l'opinion honore, M. le duc de Doudeauville et M. le comte de Chabrol.

" La revue perdrait ainsi ses inconvénients et ne serait plus qu'un triomphe sans mélange. La session s'achèvera en paix au milieu des bénédictions répandues sur la tête de mon Roi.

" Sire, pour avoir osé vous écrire cette lettre, il faut que je sois bien persuadé de la nécessité de prendre une résolution ; il faut qu'un devoir bien impérieux m'ait poussé. Les ministres sont mes ennemis ; Je suis le leur, je leur pardonne comme chrétien ; mais je ne leur pardonnerai jamais comme homme : dans cette position, je n'aurais jamais parlé au Roi de leur retraite s'il n'y allait du salut de la monarchie.

" Je suis, etc.

" Chateaubriand. "

 

Chapitre 16

La revue. - Licenciement de la garde nationale. - La chambre élective est dissoute. - La nouvelle Chambre. - Refus de concours. - Chute du ministère Villèle. - Je contribue à former le nouveau ministère et j'accepte l'ambassade de Rome.

Madame la Dauphine et madame la duchesse de Berry furent insultées en se rendant à la revue ; le Roi fut généralement bien accueilli, mais une ou deux compagnies de la 6e légion crièrent : " A bas les ministres ! à bas les jésuites ! " Charles X offensé répliqua : " Je suis venu ici pour recevoir des hommages non des leçons. " Il avait souvent à la bouche de nobles paroles que ne soutenait pas toujours la vigueur de l'action : son esprit était hardi, son caractère timide. Charles X, en rentrant au château, dit au maréchal Oudinot : " L'effet total a été satisfaisant. S'il y a quelques brouillons, la masse de la garde nationale est bonne : témoignez-lui ma satisfaction. "

M. de Villèle arriva. Des légions à leur retour avaient passé devant l'hôtel des finances et crié : A bas Villèle ! Le ministre, irrité par toutes les attaques précédentes, n'était plus à l'abri des mouvements d'une froide colère ; il proposa au conseil de licencier la garde nationale. Il fut appuyé de MM. de Corbière, de Peyronnet, de Damas et de Clermont-Tonnerre, combattu par M. de Chabrol, l'évêque d'Hermopolis et le duc de Doudeauville. Une ordonnance du Roi prononça le licenciement, coup le plus funeste porté à la monarchie avant le dernier coup des journées de Juillet : si à ce moment la garde nationale ne se fût pas trouvée dissoute, les barricades n'auraient pas eu lieu. M. le duc de Doudeauville donna sa démission ; il écrivit au Roi une lettre motivée dans laquelle il annonçait l'avenir, que tout le monde, au reste, prévoyait.

Le gouvernement commençait à craindre ; les journaux redoublaient d'audace, et on leur opposait, par habitude, un projet de censure ; on parlait en même temps d'un ministère La Bourdonnaye, où aurait figuré M. de Polignac. J'avais eu le malheur de faire nommer M. de Polignac ambassadeur à Londres, malgré ce qu'avait pu me dire M. de Villèle : en cette occasion il vit mieux et plus loin que moi. En entrant au ministère, je m'étais empressé de faire quelque chose d'agréable à Monsieur. Le président du conseil était parvenu à réconcilier les deux frères, dans la prévision d'un changement prochain de règne : cela lui réussit ; moi, en m'avisant une fois dans ma vie de vouloir être fin, je fus bête. Si M. de Polignac n'eût pas été ambassadeur, il ne serait pas devenu ministre des affaires étrangères.

M. de Villèle, obsédé d'un côté par l'opposition royaliste libérale, importuné de l'autre par les exigences des évêques, trompé par les préfets consultés, qui étaient eux-mêmes trompés, résolut de dissoudre la Chambre élective, malgré les trois cents qui lui restaient fidèles. Le rétablissement de la censure précéda la dissolution. J'attaquai plus vivement que jamais ; les oppositions s'unirent, les élections des petits collèges furent toutes contre le ministère, à Paris la gauche triompha ; sept collèges nommèrent M. Royer-Collard, et les deux collèges où se présenta M. de Peyronnet, ministre, le rejetèrent. Paris illumina de nouveau : il y eut des scènes sanglantes ; des barricades se formèrent, et les troupes envoyées pour rétablir l'ordre furent obligées de faire feu : ainsi se préparaient les dernières et fatales journées. Sur ces entrefaites, on reçut la nouvelle du combat de Navarin, succès dont je pouvais revendiquer ma part. Les grands malheurs de la Restauration ont été annoncés par des victoires ; elles avaient de la peine à se détacher des héritiers de Louis-le-Grand.

La Chambre des pairs jouissait de la faveur publique par sa résistance aux lois oppressives ; mais elle ne savait pas se défendre elle-même : elle se laissa gorger de fournées contre lesquelles je fus presque le seul à réclamer. Je lui prédis que ces nominations vicieraient son principe et lui feraient perdre à la longue toute force dans l'opinion : me suis-je trompé ? Ces fournées, dans le but de rompre une majorité, ont non seulement détruit l'aristocratie en France, mais elles sont devenues le moyen dont on se servira contre l'aristocratie anglaise ; celle-ci sera étouffée sous une nombreuse fabrication de toges, et finira par perdre son hérédité, comme la pairie dénaturée l'a perdue en France.

La nouvelle Chambre arrivée prononça son fameux refus de concours : M. de Villèle, réduit à l'extrémité, songea à renvoyer une partie de ses collègues et négocia avec MM. Laffitte et Casimir Périer. Les deux chefs de l'opposition de gauche prêtèrent l'oreille : la mèche fut éventée ; M. Laffitte n'osa franchir le pas ; l'heure du président sonna, et le portefeuille tomba de ses mains. J'avais rugi en me retirant des affaires ; M. de Villèle se coucha : il eut la velléité de rester à la Chambre des députés ; parti qu'il aurait dû prendre, mais il n'avait ni une connaissance assez profonde du gouvernement représentatif, ni une autorité assez grande sur l'opinion extérieure, pour jouer un pareil rôle : les nouveaux ministres exigèrent son bannissement à la Chambre des pairs, et il l'accepta. Consulté sur quelques remplaçants pour le cabinet, j'invitai à prendre M. Casimir Périer et le général Sébastiani : mes paroles furent perdues.

M. de Chabrol, chargé de composer le nouveau ministère, me mit en tête de sa liste : j'en fus rayé avec indignation par Charles X. M. Portalis, le plus misérable caractère qui fut oncques, fédéré pendant les Cent-Jours, rampant aux pieds de la légitimité dont il parla comme aurait rougi de parler le plus ardent royaliste, aujourd'hui prodiguant sa banale adulation à Philippe, reçut les sceaux. A la guerre, M. de Caux remplaça M. de Clermont-Tonnerre. M. le comte Roy, l'habile artisan de son immense fortune, fut chargé des finances. Le comte de La Ferronnays, mon ami, eut le portefeuille des affaires étrangères. M. de Martignac entra au ministère de l'intérieur, le roi ne tarda pas à le détester. Charles X suivait plutôt ses goûts que ses principes : s'il repoussait M. de Martignac à cause de son penchant aux plaisirs, il aimait MM. de Corbière et de Villèle qui n'allaient pas à la messe.

M. de Chabrol et l'évêque d'Hermopolis restèrent provisoirement au ministère. L'évêque, avant de se retirer, me vint voir ; il me demanda si je le voulais remplacer à l'instruction publique : " Prenez M. Royer-Collard, lui dis-je, je n'ai nulle envie d'être ministre ; mais si le Roi me voulait absolument rappeler au conseil, je n'y rentrerais que par le ministère des affaires étrangères, en réparation de l'affront que j'y ai reçu. Or, je ne puis avoir aucune prétention sur ce portefeuille, si bien placé entre les mains de mon noble ami. "

Après la mort de M. Matthieu de Montmorency, M. de Rivière était devenu gouverneur du duc de Bordeaux ; il travaillait dès lors au renversement de M. de Villèle, car la partie dévote de la cour s'était ameutée contre le ministre des finances. M. de Rivière me donna rendez-vous rue de Taranne, chez M. de Marcellus, pour me faire inutilement la même proposition que me fit plus tard l'abbé Frayssinous. M. de Rivière mourut, et M. le baron de Damas lui succéda auprès de M. le duc de Bordeaux. Il s'agissait donc toujours de la succession de M. de Chabrol et de M. l'évêque d'Hermopolis. L'abbé Feutrier, évêque de Beauvais, fut installé au ministère des cultes, que l'on détacha de l'instruction publique, laquelle tomba à M. de Vatimesnil. Restait le ministère de la marine : on me l'offrit ; je ne l'acceptai point. M. le comte Roy me pria de lui indiquer quelqu'un qui me fût agréable et que je choisirais dans la couleur de mon opinion. Je désignai M. Hyde de Neuville. Il fallait en outre trouver le précepteur de M. le duc de Bordeaux ; M. le comte Roy m'en parla : M. de Chéverus se présenta tout d'abord à ma pensée. Le ministre des finances courut chez Charles X ; le Roi lui dit : " Soit : Hyde à la marine ; mais pourquoi Chateaubriand ne prend-il lui-même ce ministère ? Quant à M. de Chéverus, le choix serait excellent ; je suis fâché de n'y avoir pas pensé ; deux heures plus tôt, la chose était faite : dites-le bien à Chateaubriand, mais M. Tharin est nommé. "

M. Roy me vint apprendre le succès de sa négociation ; il ajouta : " Le Roi désire que vous acceptiez une ambassade ; si vous le voulez, vous irez à Rome. " Ce mot de Rome eut sur moi un effet magique ; j'éprouvai la tentation à laquelle les anachorètes étaient exposés dans le désert. Charles X, en prenant à la marine l'ami que je lui avais désigné, faisait les premières avances ; je ne pouvais plus me refuser à ce qu'il attendait de moi : je consentis donc encore à m'éloigner. Du moins, cette fois, l'exil me plaisait : Pontificum veneranda sedes, sacrum solium . Je me sentis saisi du désir de fixer mes jours, de l'envie de disparaître (même par calcul de renommée) dans la ville des funérailles, au moment de mon triomphe politique. Je n'aurais plus élevé la voix, sinon comme l'oiseau fatidique de Pline, pour dire chaque matin Ave au Capitole et à l'aurore. Il se peut qu'il fût utile à mon pays de se trouver débarrassé de moi : par le poids dont je me sens, je devine le fardeau que je dois être pour les autres. Les esprits de quelque puissance qui se rongent et se retournent sur eux-mêmes sont fatigants. Dante met aux enfers des âmes torturées sur une couche de feu.

M. le duc de Laval, que j'allais remplacer à Rome, fut nommé à l'ambassade de Vienne.

 

Chapitre 17

Examen d'un reproche.

Avant de changer de sujet, je demande la permission de revenir sur mes pas et de me soulager d'un fardeau. Je ne suis pas entré sans souffrir dans le détail de mon long différend avec M. de Villèle. On m'a accusé d'avoir contribué à la chute de la monarchie légitime ; il me convient d'examiner ce reproche.

Les événements arrivés sous le ministère dont j'ai fait partie ont une importance qui le lie à la fortune commune de la France : il n'y a pas un Français dont le sort n'ait été atteint du bien que je puis avoir fait, du mal que j'ai subi. Par des affinités bizarres et inexplicables, par des rapports secrets qui entrelacent quelquefois de hautes destinées à des destinées vulgaires, les Bourbons ont prospéré tant qu'ils ont daigné m'écouter, quoique je sois loin de croire, avec le poète, que mon éloquence a fait l'aumône à la royauté . Sitôt qu'on a cru devoir briser le roseau qui croissait au pied du trône, la couronne a penché, et bientôt elle est tombée : souvent, en arrachant un brin d'herbe on fait crouler une grande ruine.

Ces faits incontestables, on les expliquera comme on voudra ; s'ils donnent à ma carrière politique une valeur relative qu'elle n'a pas d'elle-même, je n'en tirerai point vanité, je ne ressens point une mauvaise joie du hasard qui mêle mon nom d'un jour aux événements des siècles. Quelle qu'ait été la variété des accidents de ma course aventureuse, où que les noms et les faits m'aient promené, le dernier horizon du tableau est toujours menaçant et triste.

. . . . . . . . . . Juga coepta moveri

Silvarum, visæque canes ululare per umbram.

Mais si la scène a changé d'une manière déplorable, je ne dois, dit-on, accuser que moi-même : pour venger ce qui m'a semblé une injure, j'ai tout divisé, et cette division a produit en dernier résultat le renversement du trône. Voyons.

M. de Villèle a déclaré qu'on ne pouvait gouverner ni avec moi ni sans moi. Avec moi, c'était une erreur ; sans moi, à l'heure où M. de Villèle disait cela, il disait vrai, car les opinions les plus diverses me composaient une majorité.

M. le président du conseil ne m'a jamais connu. Je lui étais sincèrement attaché ; je l'avais fait entrer dans son premier ministère ainsi que le prouvent le billet de remerciements de M. le duc de Richelieu et les autres billets que j'ai cités. J'avais donné ma démission de plénipotentiaire à Berlin, lorsque M. de Villèle s'était retiré. On lui persuada qu'à sa seconde rentrée dans les affaires, je désirais sa place. Je n'avais point ce désir. Je ne suis point de la race intrépide, sourde à la voix du dévouement et de la raison. La vérité est que je n'ai aucune ambition ; c'est précisément la passion qui me manque, parce que j'en ai une autre qui me domine. Lorsque je priais M. de Villèle de porter au Roi quelque dépêche importante, pour m'éviter la peine d'aller au château, afin de me laisser le loisir de visiter une chapelle gothique dans la rue Saint-Julien-le-Pauvre, il aurait été bien rassuré contre mon ambition, s'il eût mieux jugé de ma candeur puérile ou de la hauteur de mes dédains.

Rien ne m'agréait dans la vie positive, hormis peut-être le ministère des affaires étrangères. Je n'étais pas insensible à l'idée que la patrie me devrait, dans l'intérieur la liberté, à l'extérieur l'indépendance. Loin de chercher à renverser M. de Villèle, j'avais dit au Roi : " Sire, M. de Villèle est un président plein de lumières ; Votre Majesté doit éternellement le garder à la tête de ses conseils. "

M. de Villèle ne le remarqua pas : mon esprit pouvait tendre à la domination, mais il était soumis à mon caractère ; je trouvais plaisir dans mon obéissance, parce qu'elle me débarrassait de ma volonté. Mon défaut capital est l'ennui, le dégoût de tout, le doute perpétuel. S'il se fût rencontré un prince qui, me comprenant, m'eût retenu de force au travail, il avait peut-être quelque parti à tirer de moi : mais le ciel fait rarement naître ensemble l'homme qui veut et l'homme qui peut. En fin de compte, est-il aujourd'hui une chose pour laquelle on voulût se donner la peine de sortir de son lit ? On s'endort au bruit des royaumes tombés pendant la nuit, et que l'on balaye chaque matin devant sa porte.

D'ailleurs, depuis que M. de Villèle s'était séparé de moi, la politique s'était dérangée : l'ultracisme contre lequel la sagesse du président du conseil luttait encore l'avait débordé. La contrariété qu'il éprouvait de la part des opinions intérieures et du mouvement des opinions extérieures le rendait irritable : de là la presse entravée, la garde nationale de Paris cassée, etc. Devais-je laisser périr la monarchie, afin d'acquérir le renom d'une modération hypocrite aux aguets ? Je crus très sincèrement remplir un devoir en combattant à la tête de l'opposition, trop attentif au péril que je voyais d'un côté, pas assez frappé du danger contraire. Lorsque M. de Villèle fut renversé, on me consulta sur la nomination d'un autre ministère. Si l'on eût pris, comme je le proposais, M. Casimir Périer, le général Sébastiani et M. Royer-Collard, les choses auraient pu se soutenir. Je ne voulus point accepter le département de la marine, et je le fis donner à mon ami M. Hyde de Neuville ; je refusai également deux fois l'instruction publique ; jamais je ne serais rentré au conseil sans être le maître. J'allai à Rome chercher parmi les ruines mon autre moi-même, car il y a dans ma personne deux êtres distincts, et qui n'ont aucune communication l'un avec l'autre.

J'en ferai pourtant loyalement l'aveu, l'excès du ressentiment ne me justifie pas selon la règle et le mot vénérable de vertu, mais ma vie entière me sert d'excuse.

Officier au régiment de Navarre, j'étais revenu des forêts de l'Amérique pour me rendre auprès de la légitimité fugitive, pour combattre dans ses rangs contre mes propres lumières, le tout sans conviction, par le seul devoir du soldat. Je restai huit ans sur le sol étranger, accablé de toutes les misères.

Ce large tribut payé, je rentrai en France en 1800. Bonaparte me rechercha et me plaça ; à la mort du duc d'Enghien je me dévouai de nouveau à la mémoire des Bourbons. Mes paroles sur le tombeau de Mesdames à Trieste ranimèrent la colère du dispensateur des empires ; il menaça de me faire sabrer sur les marches des Tuileries. La brochure De Bonaparte et des Bourbons valut à Louis XVIII, de son aveu même, autant que cent mille hommes.

A l'aide de la popularité dont je jouissais alors, la France anticonstitutionnelle comprit les institutions de la royauté légitime. Durant les Cent-Jours, la monarchie me vit auprès d'elle dans son second exil. Enfin, par la guerre d'Espagne, j'avais contribué à étouffer les conspirations, à réunir les opinions sous la même cocarde, et à rendre à notre canon sa portée. On sait le reste de mes projets : reculer nos frontières, donner dans le Nouveau-Monde des couronnes nouvelles à la famille de saint Louis.

Cette longue persévérance dans les mêmes sentiments méritait peut-être quelques égards. Sensible à l'affront, il m'était impossible de mettre aussi de côté ce que je pouvais valoir, d'oublier tout à fait que j'étais le restaurateur de la religion, l'auteur du Génie du Christianisme .

Mon agitation croissait nécessairement encore à la pensée qu'une mesquine querelle faisait manquer à notre patrie une occasion de grandeur qu'elle ne retrouverait plus. Si l'on m'avait dit : " Vos plans seront suivis, on exécutera sans vous ce que vous aviez entrepris ", j'aurais tout oublié pour la France. Malheureusement j'avais la croyance qu'on n'adopterait pas mes idées ; l'événement l'a prouvé.

J'étais dans l'erreur peut-être, mais j'étais persuadé que M. le comte de Villèle ne comprenait pas la société qu'il conduisait, je suis convaincu que les solides qualités de cet habile ministre étaient inadéquates à l'heure de son ministère : il était venu trop tôt sous la Restauration. Les opérations de finances, les associations commerciales, le mouvement industriel, les canaux, les bateaux à vapeur, les chemins de fer, les grandes routes, une société matérielle qui n'a de passion que pour la paix, qui ne rêve que le confort de la vie, qui ne veut faire de l'avenir qu'un perpétuel aujourd'hui, dans cet ordre de choses, M. de Villèle eût été roi. M. de Villèle a voulu un temps qui ne pouvait être à lui, et, par honneur, il ne veut pas d'un temps qui lui appartient. Sous la Restauration, toutes les facultés de l'âme étaient vivantes ; tous les partis rêvaient de réalités ou de chimères ; tous, avançant ou reculant, se heurtaient en tumulte ; personne ne prétendait rester où il était ; la légitimité constitutionnelle ne paraissait à aucun esprit ému le dernier mot de la république ou de la monarchie. On sentait sous ses pieds remuer dans la terre des armées ou des révolutions qui venaient s'offrir pour des destinées extraordinaires. M. de Villèle était éclairé sur ce mouvement ; il voyait croître les ailes qui, poussant à la nation, l'allaient rendre à son élément, à l'air, à l'espace, immense et légère qu'elle est. M. de Villèle voulait retenir cette nation sur le sol, l'attacher en bas, mais il n'en eut jamais la force. Je voulais, moi, occuper les Français à la gloire, les attacher en haut, essayer de les mener à la réalité par des songes : c'est ce qu'ils aiment.

Il serait mieux d'être plus humble, plus prosterné, plus chrétien. Malheureusement je suis sujet à faillir ; je n'ai point la perfection évangélique : si un homme me donnait un soufflet, je ne tendrais pas l'autre joue.

Eussé-je deviné le résultat, certes je me serais abstenu ; la majorité qui vota la phrase sur le refus de concours ne l'eût pas votée si elle eût prévu la conséquence de son vote. Personne ne désirait sérieusement une catastrophe, excepté quelques hommes à part. Il n'y a eu d'abord qu'une émeute, et la légitimité seule l'a transformée en révolution : le moment venu, elle a manqué de l'intelligence, de la prudence, de la résolution qui la pouvaient encore sauver. Après tout, c'est une monarchie tombée ; il en tombera bien d'autres : je ne lui devais que ma fidélité ; elle l'aura à jamais.

Dévoué aux premières adversités de la monarchie, je me suis consacré à ses dernières infortunes : le malheur me trouvera toujours pour second. J'ai tout renvoyé, places, pensions, honneurs ; et, afin de n'avoir rien à demander à personne, j'ai mis en gage mon cercueil.

Juges austères et rigides, vertueux et infaillibles royalistes, qui avez mêlé un serment à vos richesses, comme vous mêlez le sel aux viandes de votre festin pour les conserver, ayez un peu d'indulgence à l'égard de mes amertumes passées, je les expie aujourd'hui à ma manière, qui n'est pas la vôtre. Croyez-vous qu'à l'heure du soir, à cette heure où l'homme de peine se repose, il ne sente pas le poids de la vie, quand ce poids lui est rejeté sur les bras ? Et cependant, j'ai pu ne pas porter le fardeau, j'ai vu Philippe dans son palais, du 1er au 6 août 1830, et je le raconterai en son lieu ; il n'a tenu qu'à moi d'écouter des paroles généreuses.

Plus tard, si j'avais pu me repentir d'avoir bien fait, il m'était encore possible de revenir sur le premier mouvement de ma conscience. M. Benjamin Constant, homme si puissant alors, m'écrivait le 20 septembre : " J'aimerais bien mieux vous écrire sur vous que sur moi, la chose aurait plus d'importance. Je voudrais pouvoir vous parler de la perte que vous faites essuyer à la France entière en vous retirant de ses destinées, vous qui avez exercé sur elle une influence si noble et si salutaire ! Mais il y aurait indiscrétion à traiter ainsi des questions personnelles, et je dois, en gémissant comme tous les Français, respecter vos scrupules. "

Mes devoirs ne me semblant point encore consommés, j'ai défendu la veuve et l'orphelin, j'ai subi les procès et la prison que Bonaparte, même dans ses plus grandes colères, m'avait épargnés. Je me présente entre ma démission à la mort du duc d'Enghien et mon cri pour l'enfant dépouillé ; je me présente appuyé sur un prince fusillé et sur un prince banni ; ils soutiennent mes vieux bras entrelacés à leurs bras débiles : royalistes, êtes-vous aussi bien accompagnés ?

Mais plus j'ai garrotté ma vie par les liens du dévouement et de l'honneur, plus j'ai échangé la liberté de mes actions contre l'indépendance de ma pensée ; cette pensée est rentrée dans sa nature. Maintenant, en dehors de tout, j'apprécie les gouvernements ce qu'ils valent. Peut-on croire aux rois de l'avenir ? faut-il croire aux peuples du présent ? L'homme sage et inconsolé de ce siècle sans conviction ne rencontre un misérable repos que dans l'athéisme politique. Que les jeunes générations se bercent d'espérances : avant de toucher au but, elles attendront de longues années ; les âges vont au nivellement général, mais ils ne hâtent point leur marche à l'appel de nos désirs : le temps est une sorte d'éternité appropriée aux choses mortelles ; il compte pour rien les races et leurs douleurs dans les oeuvres qu'il accomplit.

Il résulte de ce qu'on vient de lire, que si l'on avait fait ce que j'avais sans cesse conseillé ; que si d'étroites envies n'avaient préféré leur satisfaction à l'intérêt de la France ; que si le pouvoir avait mieux apprécié les capacités relatives ; que si les cabinets étrangers avaient jugé, comme Alexandre, que le salut de la nouvelle monarchie était dans des institutions libérales ; que si ces cabinets n'avaient point entretenu l'autorité rétablie dans la défiance du principe de la Charte, la légitimité occuperait encore le trône. Ah ! ce qui est passé est passé ! on a beau retourner en arrière, se remettre à la place que l'on a quittée, on ne retrouve rien de ce qu'on y avait laissé : hommes, idées, circonstances, tout s'est évanoui.

 

Chapitre 18

Madame de Staël. - Son premier voyage en Allemagne. - Madame Récamier à Paris.

Revenons encore sur des temps écoulés.

Une lettre publiée dans le Mercure avait frappé Mme de Staël. Je vous ai dit que Mme Bacciochi, à la prière de M. de Fontanes, avait sollicité et obtenu ma radiation de la liste des émigrés dont Mme de Staël s'était occupée. J'allai remercier Mme de Staël, et ce fut chez elle que je vis pour la première fois Mme Récamier, si haut placée par sa renommée et sa beauté. Mme Récamier avait contracté, avec cette femme illustre, une amitié qui devint de jour en jour plus intime : " Cette amitié se fortifia, dit Benjamin Constant, d'un sentiment profond qu'elles éprouvaient toutes deux : l'amour filial. "

Madame de Staël, menacée de l'exil, tenta de s'établir à Maffliers, campagne à dix lieues de Paris. Elle accepta la proposition que lui fit madame Récamier, revenue d'Angleterre, de passer quelques jours à Saint-Brice avec elle, ensuite elle retourna dans son premier asile. Elle rend compte de ce qui lui arriva alors, dans les Dix années d ' exil .

Mme de Staël, qui avait fait le projet de retourner à Coppet, fut contrainte de partir pour son premier voyage d'Allemagne. Ce fut alors qu'elle m'écrivit sur la mort de Mme de Beaumont, la lettre que j'ai citée dans mon premier voyage de Rome.

Mme récamier réunissait chez elle à Paris, tout ce qu'il y avait de plus distingué dans les partis opprimés. Bonaparte ne pouvait souffrir aucun succès, même celui d'une femme. Il disait : " Depuis quand le conseil se tient-il chez Mme Récamier ? "

Bernadotte, devenu depuis prince royal de Suède, était très séduisant, dit Benjamin Constant, " à la première vue, mais ce qui met un obstacle à toute combinaison de plan avec lui, c'est une habitude de haranguer, qui lui reste de son éducation révolutionnaire. "

On ne pouvait opposer à Napoléon qu'un seul nom, c'était celui de Moreau, mais Moreau avait lui-même ses propres vertus.

Lorsque Moreau se trouva impliqué dans le procès de Pichegru et de Georges Cadoudal, Mme Récamier demeura persuadée qu'il n'était pas plus entré dans le complot des généraux qui eut lieu alors contre Napoléon, qu'il n'avait voulu entrer dans les projets de Bernadotte.

La nuit qui précéda la sentence rendue dans ce procès, tout Paris était sur pied, des flots de peuple se portaient au Palais de Justice. Georges ne voulut point de grâce. Il répondit à ceux qui voulaient la demander : " Me promettez-vous une plus belle occasion de mourir ? "

Moreau, condamné à la déportation, se mit en route pour Cadix, d'où il devait passer en Amérique. Madame Moreau alla le rejoindre. Madame Récamier était auprès d'elle au moment de son départ. Elle la vit embrasser son fils dans son berceau, et la vit revenir sur ses pas pour l'embrasser encore : elle la conduisit à sa voiture et reçut son dernier adieu.

Le général Moreau écrivit de Cadix cette lettre à sa généreuse amie :

" Chiclane (près Cadix), le 12 octobre 1804.

" Madame,

" Vous apprendrez sans doute avec quelque plaisir des nouvelles de deux fugitifs auxquels vous avez témoigné tant d'intérêt. Après avoir essuyé des fatigues de tout genre, sur terre et sur mer, nous espérions nous reposer à Cadix, quand la fièvre jaune, qu'on peut en quelque sorte comparer aux maux que nous venions d'éprouver, est venue nous assiéger dans cette ville.

" Quoique les couches de mon épouse nous aient forcés d'y rester plus d'un mois pendant la maladie, nous avons été assez heureux pour nous préserver de la contagion : un seul de nos gens en a été atteint.

" Enfin, nous sommes à Chiclane, très joli village à quelques lieues de Cadix, jouissant d'une bonne santé, et mon épouse en pleine convalescence après m'avoir donné une fille très bien portante.

" Persuadée que vous prendrez autant d'intérêt à cet événement qu'à tout ce qui nous est arrivé, elle me charge de vous en faire part et de la rappeler à votre souvenir.

" Je ne vous parle pas du genre de vie que nous menons, il est excessivement ennuyeux et monotone ; mais au moins nous respirons en liberté, quoique dans le pays de l'Inquisition.

" Je vous prie, Madame, de recevoir l'assurance de mon respectueux attachement, et de me croire pour toujours

" Votre très humble et très obéissant serviteur,

" Vr. Moreau. "

Cette lettre est datée de Chiclane, lieu qui sembla promettre avec de la gloire, un règne assuré à Monseigneur le duc d'Angoulême : et pourtant il n'a fait que paraître sur ce bord aussi fatalement que Moreau, qu'on a cru dévoué aux Bourbons : Moreau, au fond de l'âme, était dévoué à la liberté. Lorsqu'il eut le malheur de se joindre à la coalition, il s'agissait uniquement à ses yeux de combattre le despotisme de Bonaparte. Louis XVIII disait à M. de Montmorency qui déplorait la mort de Moreau comme une grande perte pour la couronne : " Pas si grande : Moreau était républicain. "

Ce général ne repassa en Europe que pour être frappé du boulet sur lequel son nom avait été gravé par le doigt de Dieu.

Moreau me rappelle un autre illustre capitaine, Masséna : celui-ci allait à l'armée d'Italie ; il demanda à madame Récamier un ruban blanc de sa parure. Un jour elle reçut ce billet de la main de Masséna :

" Le charmant ruban donné par Mme Récamier a été porté par le général Masséna aux batailles et au blocus de Gênes : il n'a jamais quitté le général, et lui a constamment favorisé la victoire. "

Les antiques moeurs percent à travers les moeurs nouvelles dont elles font la base. La galanterie du chevalier noble se retrouvait dans le soldat plébéien ; le souvenir des Tournois et des Croisades était caché dans ces faits d'armes par qui la France moderne a couronné ses vieilles victoires.

 

Chapitre 19

Retour de Madame de Staël. - Madame Récamier à Coppet. - Le prince Auguste de Prusse.

En ce temps-là, une faillite dans la fortune de M. Récamier entraîna celle de sa femme. Madame de Staël en fut bientôt instruite à Coppet ; elle écrivit sur-le-champ à Mme Récamier une lettre toute admirable et souvent citée. Ses amis lui restèrent, " et cette fois, a dit M. Ballanche, la fortune se retira seule. "

Mme de Staël attira son amie à Coppet. Le prince Auguste de Prusse, fait prisonnier à la bataille d'Eylau, se rendant en Italie, passa par Genève : il devint éperdument amoureux de Mme Récamier. La vie intime et particulière appartenant à chaque homme, continuait son cours sous la vie générale, l'ensanglantement des batailles et la transformation des empires : le riche à son réveil aperçoit ses lambris dorés, le pauvre ses solives enfumées ; pour les éclairer il n'y a qu'un même rayon de soleil.

Le prince Auguste, croyant que Mme Récamier pourrait consentir au divorce, lui proposa de l'épouser. Il reste un monument de cette passion dans le tableau de Corinne que le prince obtint de Gérard ; il en fit présent à Mme Récamier comme un immortel souvenir du sentiment qu'elle lui avait inspiré et de l'intime amitié qui unissait Corinne et Juliette .

L'été se passa en fêtes : le monde était bouleversé, mais il arrive que le retentissement des catastrophes publiques en se mêlant aux joies de la jeunesse, en redouble le charme ; on se livre d'autant plus vivement aux plaisirs, qu'on se sent près de les perdre.

Mme de Genlis a fait un roman sur cet attachement du prince Auguste. Je la trouvai un jour dans l'ardeur de la composition. Elle demeurait à l'Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n'attendait personne ; elle était vêtue d'une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux, et sa tête était abattue sur sa poitrine. Appendue aux cordes de l'instrument, elle promenait deux mains pâles et amaigries sur l'un et l'autre côté du réseau sonore, dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. Que chantait l'antique sibylle ? elle chantait Mme Récamier.

Elle l'avait d'abord haïe, mais dans la suite elle avait été vaincue par la beauté et le malheur.

Mme de Staël, dans la force de sa vie, aimait Mme Récamier. Mme de Genlis dans sa décrépitude retrouvait pour elle les accents de la jeunesse. Je vivais alors inconnu moi qui depuis ai perdu tout, moi dont les masi ont disparu, moi qui n'entends plus que les vagissements de quelques âmes sur l'autre rive ; j'irai bientôt retrouver ses prédecesseurs qui m'appellent. Les choses qui me sont échappées me tueraient si je ne touchais à ma tombe ; mais si près de l'oubli éternel, vérités et songes sont également vains ; au bout de la vie tout est jour perdu.

 

Chapitre 20

Second voyage de madame de Staël en Allemagne. - Lettre de madame de Staël à Bonaparte.- Château de Chaumont.

Madame de Staël partit une seconde fois pour l'Allemagne. Les lettres qu'elle écrivit à Mme Récamier sont charmantes ; il n'y a rien dans les ouvrages imprimés de Mme de Staël qui approche du naturel, de l'éloquence de ces lettres, où l'imagination prête son expression aux sentiments. La vertu de l'amitié de Mme Récamier devait être grande, puisqu'elle sut faire produire à une femme de génie, ce qu'il y avait de caché et de non révélé encore dans son talent. On devine au surplus dans l'accent triste de Mme de Staël un déplaisir secret dont la beauté devait être naturellement la confidente ; elle qui ne pouvait jamais recevoir de pareilles blessures.

Madame de Staël, rentrée en France vint au printemps de 1810 habiter le château de Chaumont sur les bords de la Loire, à quarante lieues de Paris, distance déterminée pour le rayon de son bannissement.

Madame Récamier rejoignit Madame de Staël à Chaumont. Celle-ci surveillait l'impression de son ouvrage sur l'Allemagne ; lorsqu'il fut près de paraître, elle l'envoya à Bonaparte avec cette lettre :

" Sire,

" Je prends la liberté de présenter à Votre Majesté mon ouvrage sur l'Allemagne. Si elle daigne le lire, il me semble qu'elle y trouvera la preuve d'un esprit capable de quelques réflexions et que le temps a mûri. Sire, il y a douze ans que je n'ai vu Votre Majesté et que je suis exilée. Douze ans de malheurs modifient tous les caractères, et le destin enseigne la résignation à ceux qui souffrent. Prête à m'embarquer, je supplie Votre Majesté de m'accorder une demi-heure d'entretien. Je crois avoir des choses à lui dire qui pourront l'intéresser, et c'est à ce titre que je la supplie de m'accorder la faveur de lui parler avant mon départ. Je me permettrai une seule chose dans cette lettre : c'est l'explication des motifs qui me forcent à quitter le continent, si je n'obtiens pas de Votre Majesté la permission de vivre dans une campagne assez près de Paris, pour que mes enfants y puissent demeurer. La disgrâce de Votre Majesté jette dans les personnes qui en sont l'objet une telle défaveur en Europe, que je ne puis faire un pas sans en rencontrer les effets. Les uns craignent de se compromettre en me voyant, les autres se croient des Romains en triomphant de cette crainte. Les plus simples rapports de la société deviennent des services qu'une âme fière ne peut supporter. Parmi mes amis, il en est qui se sont associés à mon sort avec une admirable générosité ; mais j'ai vu les sentiments les plus intimes se briser contre la nécessité de vivre avec moi dans la solitude, et j'ai passé ma vie depuis huit ans entre la crainte de ne pas obtenir des sacrifices, et la douleur d'en être l'objet. Il est peut-être ridicule d'entrer ainsi dans le détail de ses impressions avec le souverain du monde ; mais ce qui vous a donné le monde, Sire, c'est un souverain génie. Et en fait d'observation sur le coeur humain, Votre Majesté comprend depuis les plus vastes ressorts jusqu'aux plus délicats. Mes fils n'ont point de carrière, ma fille a treize ans ; dans peu d'années il faudra l'établir : il y aurait de l'égoïsme à la forcer de vivre dans les insipides séjours où je suis condamnée. Il faudrait donc aussi me séparer d'elle ! Cette vie n'est pas tolérable et je n'y sais aucun remède sur le continent. Quelle ville puis-je choisir où la disgrâce de Votre Majesté ne mette pas un obstacle invincible à l'établissement de mes enfants, comme à mon repos personnel ? Votre Majesté ne sait peut-être pas elle-même la peur que les exilés font à la plupart des autorités de tous les pays, et j'aurais dans ce genre des choses à lui raconter qui dépassent sûrement ce qu'elle aurait ordonné. On a dit à Votre Majesté que je regrettais Paris à cause du Musée et de Talma : c'est une agréable plaisanterie sur l'exil, c'est-à-dire sur le malheur que Cicéron et Bolingbroke ont déclaré le plus insupportable de tous ; mais quand j'aimerais les chefs-d'oeuvre des arts que la France doit aux conquêtes de Votre Majesté, quand j'aimerais ces belles tragédies, images de l'héroïsme, serait-ce à vous, Sire, à m'en blâmer ? Le bonheur de chaque individu ne se compose-t-il pas de la nature de ses facultés, et si le ciel m'a donné du talent, n'ai-je pas l'imagination qui rend les jouissances des arts et de l'esprit nécessaires ? Tant de gens demandent à Votre Majesté des avantages réels de toute espèce ! pourquoi rougirais-je de lui demander l'amitié, la poésie, la musique, les tableaux, toute cette existence idéale dont je puis jouir sans m'écarter de la soumission que je dois au monarque de la France ? "

Cette lettre inconnue méritait d'être conservée. Madame de Staël ne fut pas plus écoutée que moi, lorsque je me vis obligé de m'adresser aussi à Bonaparte pour lui demander la vie de mon cousin Armand. Alexandre et César auraient été touchés de cette lettre d'un ton si élevé, écrite par une femme si renommée ; mais la confiance du mérite qui se juge et s'égalise à la domination suprême, cette sorte de familiarité de l'intelligence qui se place au niveau du maître de l'Europe, pour traiter avec lui de couronne à couronne, ne parurent à Bonaparte que l'arrogance de l'amour-propre : il se croyait bravé par tout ce qui avait quelque grandeur indépendante ; la bassesse lui semblait fidélité, la fierté révolte ; il ignorait que le vrai talent ne reconnaît des Napoléons que dans leur génie ; qu'il a ses entrées dans les palais comme dans les temples parce qu'il est immortel.

 

Chapitre 21

Madame Récamier et M. Matthieu de Montmorency sont exilés. - Madame Récamier à Châlons.

Madame de Staël fut renvoyée à Coppet ; Mme Récamier s'empressa de nouveau de se rendre auprès d'elle ; M. Matthieu de Montmorency lui resta également dévoué ; l'un et l'autre en furent punis ; on leur infligea la peine même qu'ils étaient allés consoler. Les quarante lieues de distance de Paris furent maintenus.

Madame Récamier se retira à Châlons-sur-Marne, décidée dans son choix par le voisinage de Montmirail, qu'habitaient MM. de La Rochefoucauld-Doudeauville.

Mille détails de l'oppression de Bonaparte se sont perdus dans la tyrannie générale : les persécutés redoutaient la visite de leurs amis, crainte de les compromettre ; leurs amis n'osaient les chercher, crainte de leur attirer quelque accroissement de rigueur. Le malheureux devenu un pestiféré, séquestré du genre humain, demeurait en quarantaine dans la haine du despote. Bien reçu tant qu'on ignorait votre indépendance d'opinion, sitôt qu'elle était connue, tout se retirait ; il ne restait autour de vous que des autorités épiant vos liaisons, vos sentiments, vos correspondances, vos démarches. Tels étaient ces temps de bonheur et de liberté.

Madame de Staël écrivait à Mme Récamier qu'elle ne désirait pas la voir à Coppet, dans l'appréhension du mal qu'elle pourrait lui apporter ; mais elle ne disait pas tout : elle était mariée secrètement à M. Rocca, d'où résultait une complication d'embarras dont la police impériale profitait. Madame Récamier s'étonnait à bon droit de l'obstination que mettait Mme de Staël à lui interdire l'entrée de Coppet. Blessée de la résistance de son amie pour laquelle elle s'était déjà sacrifiée, elle n'en persistait pas moins, dans sa résolution de partager les dangers de Coppet.

Une année entière s'écoula dans cette anxiété. Les lettres de Mme de Staël révèlent les souffrances de cette époque, où les talents étaient menacés à chaque instant d'être jetés dans un cachot, où l'on aspirait à la fuite comme à la délivrance : quand la liberté a disparu, il reste un pays, mais il n'y a plus de patrie.

 

 

 

Livre 29

 

Date de dernière mise à jour : 03/04/2016