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BIBLIOBUS Littérature française

Livre 39

1. Ce qu'avait fait madame la duchesse de Berry. - Conseil de Charles X en France. - Mes idées sur Henri V. - Ma lettre à madame la Dauphine. - 2. Lettre de madame la duchesse de Berry. - 3. Journal de Paris à Venise. - Jura. - Alpes. - Milan. - Vérone. - Appel des morts. - La Brenta. - 4. Incidences. - Venise. - 5. Architecture vénitienne. - Antonio. - L'abbé Betio et M. Gamba. - Salles du palais des doges. - Prisons. - 6. Prison de Silvio Pellico. - 7. Les Frari. - Académie des Beaux-Arts. - L'Assomption du Titien. - Métopes du Parthénon. - Dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. - Eglise de Saints Jean et Paul. - 8. L'arsenal. - Henri IV. - Frégate partant pour l'Amérique. - 9. Cimetière de Saint-Christophe. - 10. Saint-Michel de Murano. - Murano. - La femme et l'enfant. - Gondoliers. - 11. Les Bretons et les Vénitiens. - Déjeuner sur le quai des Esclavons. - Mesdames à Trieste. - 12. Rousseau et Byron. - 13. Beaux génies inspirés par Venise.

 

Chapitre 1

Paris, rue d'Enfer, 6 juin 1833.

Ce qu'avait fait madame la duchesse de Berry. - Conseil de Charles X en France. - Mes idées sur Henri V. - Ma lettre à madame la Dauphine.

En descendant de voiture, et avant de me coucher, j'écrivis une lettre à madame la duchesse de Berry pour lui rendre compte de ma mission. Mon retour avait mis la police en émoi ; le télégraphe l'annonça au préfet de Bordeaux et au commandant de la forteresse de Blaye : on eut ordre de redoubler de surveillance ; il paraît même qu'on fit embarquer Madame avant le jour fixé pour son départ. Ma lettre manqua Son Altesse Royale de quelques heures et lui fut portée en Italie. Si Madame n'eût point fait de déclaration, si même après cette déclaration, elle en eût nié les suites ; bien plus, si arrivée en Sicile, elle eût protesté contre le rôle qu'elle avait été contrainte de jouer pour échapper à ses geôliers, la France et l'Europe cru son dire tant le gouvernement de Philippe est suspect. Tous les Judas auraient subi la punition du spectacle qu'ils avaient donné au monde dans la tabagie de Blaye. Mais Madame n'avait pas voulu conserver un caractère politique en niant son mariage ; ce qu'on gagne par le mensonge en réputation d'habileté, on le perd en considération ; l'ancienne sincérité que vous avez pu professer vous défend à peine. Qu'un homme estimé du public s'avilisse, il n'est plus à l'abri dans son nom, mais derrière son nom. Madame par son aveu, s'est échappée des ténèbres de sa prison : l'aigle femelle, comme l'aigle mâle, a besoin de liberté et de soleil.

M. le duc de Blacas, à Prague, m'avait annoncé la formation d'un conseil dont je devais être le chef, avec M. le Chancelier et M. le marquis de Latour-Maubourg : j'allais devenir seul (toujours selon M. le duc) le conseil de Charles X, absent pour quelques affaires. On me montra un plan : la machine était fort compliquée, le travail de M. de Blacas conservait quelques dispositions faites par la duchesse de Berry, lorsque, de son côté, elle avait prétendu organiser l'Etat, en venant follement, mais bravement, se mettre à la tête de son royaume in partibus . Les idées de cette femme aventureuse ne manquaient point de bon sens : elle avait divisé la France en quatre grands gouvernements militaires, désigné les chefs, nommé les officiers, enrégimenté les soldats, et, sans s'embarrasser si tout son monde était au drapeau, elle était elle-même accourue pour le porter ; elle ne doutait point de trouver aux champs la chape de saint Martin ou l'oriflamme, Galaor ou Bayard. Coups de haches d'armes et balles de mousquetons, retraite dans les forêts, périls aux foyers de quelques amis fidèles, cavernes, châteaux, chaumières, escalades, tout cela allait et plaisait à Madame . Il y a dans son caractère quelque chose de bizarre, d'original et d'entraînant qui la fera vivre ; l'avenir la prendra à gré, en dépit des personnes correctes et des sages couards.

J'aurais porté aux Bourbons, s'ils m'avaient appelé, la popularité dont je jouissais au double titre d'écrivain et d'homme d'Etat. Il m'était impossible de douter de cette popularité, car j'avais reçu les confidences de toutes les opinions. On ne s'en était pas tenu à des généralités ; chacun m'avait désigné ce qu'il désirait en cas d'événement ; plusieurs m'avaient confessé leur génie et fait toucher au doigt et à l'oeil la place à laquelle ils étaient éminemment propres. Tout le monde (amis et ennemis) m'envoyait auprès du duc de Bordeaux. Par les différentes combinaisons de mes opinions et de mes diverses fortunes, par les ravages de la mort qui avait enlevé successivement les hommes de ma génération, je semblais être resté le seul au choix de la famille royale.

Je pouvais être tenté du rôle qu'on m'assignait ; il y avait de quoi flatter ma vanité dans l'idée d'être moi serviteur inconnu, et rejeté des Bourbons, d'être l'appui de leur race, de tendre la main dans leurs tombeaux à Philippe-Auguste, saint Louis, Charles V, Louis XII, François Ier, Henri IV, Louis XIV ; de protéger de ma faible renommée le sang, la couronne et les ombres de tant de grands hommes, moi seul contre la France infidèle et l'Europe avilie.

Mais pour arriver là qu'aurait-il fallu faire ? ce que l'esprit le plus commun eût fait : caresser la cour de Prague, vaincre ses antipathies, lui cacher mes idées jusqu'à ce que je fusse à même de les développer.

Et, certes, ces idées allaient loin : si j'avais été gouverneur du jeune prince, je me serais efforcé de gagner sa confiance. Que s'il eût recouvré sa couronne, je ne lui aurais conseillé de la porter que pour la déposer au temps venu. J'eusse voulu voir les Capets disparaître d'une façon digne de leur grandeur. Quel beau, quel illustre jour que celui où, après avoir relevé la religion, perfectionné la constitution de l'Etat, élargi les droits des citoyens, rompu les derniers liens de la presse, émancipé les communes, détruit le monopole, balancé équitablement le salaire avec le travail, raffermi la propriété en en contenant les abus, ranimé l'industrie, diminué l'impôt, rétabli notre honneur chez les peuples, et assuré, par des frontières reculées, notre indépendance contre l'étranger ; quel beau jour que celui-là, où, après toutes ces choses accomplies, mon élève eût dit à la nation solennellement convoquée :

" Français, votre éducation est finie avec la mienne. Mon premier aïeul, Robert le Fort, mourut pour vous, et mon père a demandé grâce pour l'homme qui lui arracha la vie. Mes ancêtres ont élevé et formé la France à travers la barbarie ; maintenant la marche des siècles, le progrès de la civilisation ne permettent plus que vous ayez un tuteur. Je descends du trône ; je confirme tous les bienfaits de mes pères en vous déliant de vos serments à la monarchie. " Dites si cette fin n'aurait pas surpassé ce qu'il y a eu de plus merveilleux dans cette race ? Dites si jamais temple assez magnifique aurait pu être élevé à sa mémoire ? Comparez-la, cette fin, à celle que feraient les fils décrépits de Henri IV, accrochés obstinément à un trône submergé dans la démocratie, essayant de conserver le pouvoir à l'aide des mesures de police, des moyens de violence, des voies de corruption, et traînant quelques instants une existence dégradée ? " Qu'on fasse mon frère roi, " disait Louis XIII enfant, après la mort de Henri IV, " moi je ne veux pas être roi. " Henri V n'a d'autre frère que son peuple : qu'il le fasse roi.

Pour arriver à cette résolution, toute chimérique qu'elle semble être, il faudrait sentir la grandeur de sa race, non parce qu'on est descendu d'un vieux sang, mais parce qu'on est l'héritier d'hommes par qui la France fût puissante, éclairée et civilisée.

Or je viens de le dire tout à l'heure, le moyen d'être appelé à mettre la main à ce plan eût été de cajoler les faiblesses de Prague, d'élever des pies-grièches avec l'enfant du trône à l'imitation de Luynes, de flatter Concini à l'instar de Richelieu. J'avais bien commencé à Carlsbad ; un petit bulletin de soumission et de commérage aurait avancé mes affaires. M'enterrer tout vivant à Prague, il est vrai, n'était pas facile, car non seulement j'avais à vaincre les répugnances de la famille royale mais encore la haine de l'étranger. Mes idées sont odieuses aux cabinets ; ils savent que je déteste les traités de Vienne, que je ferais la guerre à tout prix pour donner a la France des frontières nécessaires, et pour rétablir en Europe l'équilibre des puissances.

Cependant avec des marques de repentir, en pleurant, en expiant mes péchés d'honneur national, en me frappant la poitrine, en admirant pour pénitence le génie des sots qui gouvernent le monde, peut-être aurais-je pu ramper jusqu'à la place du baron de Damas ; puis, me redressant tout à coup, j'aurais jeté mes béquilles.

Mais hélas ! mon ambition, où est-elle ? ma faculté de dissimuler, où est-elle ? mon art de supporter la contrainte et l'ennui, où est-il ? mon moyen d'attacher de l'importance à quoi que ce soit, où est-il ? Je pris deux ou trois fois la plume, je commençai deux ou trois brouillons menteurs pour obéir à madame la Dauphine, qui m'avait ordonné de lui écrire. Bientôt, révolté contre moi, j'écrivis d'un trait, en suivant mon allure, la lettre qui devait me casser le cou. Je le savais très bien ; j'en pesais très bien les résultats : peu m'importait. Aujourd'hui même que la chose est faite, je suis ravi d'avoir envoyé le tout au diable et jeté mon gouvernat par une aussi large fenêtre. On me dira : " Ne pouviez-vous exprimer les mêmes vérités en les énonçant avec moins de crudité ? " Oui, oui, en délayant, tournoyant, emmiellant, chevrotant, tremblotant :

... Son oeil pénitent ne pleure qu'eau bénite.

Je ne sais pas cela.

Voici la lettre (abrégée cependant de près de moitié) qui fera hérisser le poil de nos diplomates de salon. Le duc de Choiseul avait eu un peu de mon humeur ; aussi a-t-il passé la fin de sa vie à Chanteloup.

Lettre à madame la Dauphine.

" Paris, rue d'Enfer, 30 juin 1833.

" Madame,

" Les moments les plus précieux de ma longue carrière sont ceux que madame la Dauphine m'a permis de passer auprès d'elle. C'est dans une obscure maison de Carlsbad qu'une princesse, objet de la vénération universelle, a daigné me parler avec confiance. Au fond de son âme le ciel a déposé un trésor de magnanimité et de religion que les prodigalités du malheur n'ont pu tarir. J'avais devant moi la fille de Louis XVI de nouveau exilée ; cette orpheline du Temple, que le roi martyr avait pressée sur son coeur avant d'aller cueillir la palme ! Dieu est le seul nom que l'on puisse prononcer quand on vient à s'abîmer dans la contemplation des impénétrables conseils de sa providence.

" L'éloge est suspect quand il s'adresse à la prospérité : avec la Dauphine l'admiration est à l'aise. Je l'ai dit, madame : vos malheurs sont montés si haut, qu'ils sont devenus une des gloires de la Révolution. J'aurai donc rencontré une fois dans ma vie des destinées assez supérieures, assez à part, pour leur dire, sans crainte de les blesser ou de n'en être pas compris, ce que je pense de l'état futur de la société. On peut causer avec vous du sort des empires, vous qui verriez passer sans les regretter, aux pieds de votre vertu, tous ces royaumes de la terre dont plusieurs se sont déjà écoulés aux pieds de votre race.

" Les catastrophes qui vous firent leur plus illustre témoin et leur plus sublime victime, toutes grandes qu'elles paraissent, ne sont néanmoins que les accidents particuliers de la transformation générale qui s'opère dans l'espèce humaine ; le règne de Napoléon, par qui le monde a été ébranlé, n'est qu'un anneau de la chaîne révolutionnaire. Il faut partir de cette vérité pour comprendre ce qu'il y a de possible dans une troisième restauration, et quel moyen cette restauration a de s'encadrer dans le plan du changement social. Si elle n'y entrait pas comme un élément homogène, elle serait inévitablement rejetée d'un ordre de choses contraires à sa nature.

" Ainsi, madame, si je vous disais que la légitimité a des chances de revenir par l'aristocratie de la noblesse et du clergé avec leurs privilèges, par la cour avec ses distinctions, par la royauté avec ses prestiges, je vous tromperais. La légitimité en France n'est plus un sentiment, elle est un principe en tant qu'elle garantit les propriétés et les intérêts, les droits et les libertés ; mais s'il demeurait prouvé qu'elle ne veut pas défendre ou qu'elle est impuissante à protéger ces propriétés et ces intérêts, ces droits et ces libertés, elle cesserait même d'être un principe. Lorsqu'on avance que la légitimité arrivera forcément, qu'on ne saurait se passer d'elle, qu'il suffit d'attendre, pour que la France à genoux vienne lui crier merci, on avance une erreur. La Restauration peut ne reparaître jamais ou ne durer qu'un moment, si la légitimité cherche sa force là où elle n'est plus. Oui, madame, je le dis avec douleur, Henri V pourrait rester un prince étranger et banni, jeune et nouvelle ruine d'un antique édifice déjà tombé, mais enfin une ruine. Nous autres, vieux serviteurs de la légitimité, nous aurons bientôt dépensé le petit fonds d'années qui nous reste, nous reposerons incessamment dans notre tombe, endormis avec nos vieilles idées, comme les anciens chevaliers avec leurs anciennes armures que la rouille et le temps ont rongées, armures qui ne se modèlent plus sur la taille et ne s'adaptent plus aux usages des vivants.

" Tout ce qui militait en 1789 pour le maintien de l'ancien régime, religion, lois, moeurs, usages, propriétés, classes, privilèges, corporations, n'existe plus. Une fermentation générale se manifeste ; l'Europe n'est guère plus en sûreté que nous, nulle société n'est entièrement détruite, nulle entièrement fondée, tout y est usé ou neuf, ou décrépit ou sans racine, tout y a la faiblesse de la vieillesse et de l'enfance. Les royaumes sortis des circonscriptions territoriales tracées par les derniers traités sont d'hier ; l'attachement à la patrie a perdu sa force, parce que la patrie est incertaine et fugitive pour des populations vendues à la criée, brocantées comme des meubles d'occasion, tantôt adjointes à des populations ennemies, tantôt livrées à des maîtres inconnus. Défoncé, sillonné, labouré, le sol est ainsi préparé à recevoir la semence démocratique, que les journées de Juillet ont mûrie.

" Les rois croient qu'en faisant sentinelle autour de leurs trônes, ils arrêteront les mouvements de l'intelligence ; ils s'imaginent qu'en donnant le signalement des principes ils les feront saisir aux frontières ; ils se persuadent qu'en multipliant les douanes, les gendarmes, les espions de police, les commissions militaires, ils les empêcheront de circuler. Mais ces idées ne cheminent pas à pied, elles sont dans l'air, elles volent, on les respire. Les gouvernements absolus, qui établissent des télégraphes, des chemins de fer, des bateaux à vapeur, et qui veulent en même temps retenir les esprits au niveau des dogmes politiques du quatorzième siècle, sont inconséquents ; à la fois progressifs et rétrogrades, ils se perdent dans la confusion résultante d'une théorie et d'une pratique contradictoires. On ne peut séparer le principe industriel du principe de la liberté ; force est de les étouffer tous les deux ou de les admettre l'un et l'autre. Partout où la langue française est entendue, les idées arrivent avec les passeports du siècle.

" Vous voyez, madame, combien le point de départ est essentiel à bien choisir. L'enfant de l'espérance sous votre garde, l'innocence réfugiée sous vos vertus et vos malheurs comme sous un dais royal, je ne connais pas de plus imposant spectacle, s'il y a une chance de succès pour la légitimité, elle est là tout entière. La France future pourra s'incliner sans descendre, devant la gloire de son passé, s'arrêter tout émue à cette grande apparition de son histoire représentée par la fille de Louis XVI, conduisant par la main le dernier des Henris. Reine protectrice du jeune prince, vous exercerez sur la nation l'influence des immenses souvenirs qui se confondent dans votre personne auguste. Qui ne sentira renaître une confiance inaccoutumée lorsque l'orpheline du Temple veillera à l'éducation de l'orphelin de saint Louis ?

" Il est à désirer, madame, que cette éducation, dirigée par des hommes dont les noms soient populaires en France, devienne publique dans un certain degré. Louis XIV, qui justifie d'ailleurs l'orgueil de sa devise, a fait un grand mal à sa race en isolant les fils de France dans les barrières d'une éducation orientale. Le jeune prince m'a paru doué d'une vive intelligence. Il devra achever ses études par des voyages chez les peuples de l'ancien et même du nouveau continent, pour connaître la politique et ne s'effrayer ni des institutions ni des doctrines. S'il peut servir comme soldat dans quelque guerre lointaine et étrangère, on ne doit pas craindre de l'exposer. Il a l'air résolu ; il semble avoir au coeur du sang de son père et de sa mère, mais s'il pouvait jamais éprouver autre chose que le sentiment de la gloire dans le péril, qu'il abdique : sans le courage en France point de couronne.

" En me voyant, madame, étendre dans un long avenir la pensée de l'éducation de Henri V, vous supposerez naturellement que je ne le crois pas destiné à remonter sitôt sur le trône. Je vais essayer de déduire avec impartialité les raisons opposées d'espérance et de crainte.

" La Restauration peut avoir lieu aujourd'hui, demain. Je ne sais quoi de si brusque, de si inconstant se fait remarquer dans le caractère français, qu'un changement est toujours probable ; il y a toujours cent contre un à parier, en France, qu'une chose quelconque ne durera pas : c'est à l'instant que le gouvernement paraît le mieux assis qu'il s'écroule. Nous avons vu la nation adorer et détester Bonaparte, l'abandonner, le reprendre, l'abandonner encore, l'oublier dans son exil, lui dresser des autels après sa mort, puis retomber de son enthousiasme. Cette nation volage, qui n'aima jamais la liberté que par boutades, mais qui est constamment affolée d'égalité ; cette nation multiforme, fut fanatique sous Henri IV, factieuse sous Louis XIII grave sous Louis XIV, révolutionnaire sous Louis XVI sombre sous la République, guerrière sous Bonaparte, constitutionnelle sous la Restauration : elle prostitue aujourd'hui ses libertés à la monarchie dite républicaine, variant perpétuellement de nature selon l'esprit de ses guides. Sa mobilité s'est augmentée depuis qu'elle s'est affranchie des habitudes du foyer et du joug de la religion. Ainsi donc, un hasard peut amener la chute du gouvernement du 9 août ; mais un hasard peut se faire attendre : un avorton nous est né ; mais la France est une mère robuste ; elle peut, par le lait de son sein, corriger les vices d'une paternité dépravée.

" Quoique la royauté actuelle ne semble pas viable, je crains toujours qu'elle ne vive au delà du terme qu'on pourrait lui assigner. Depuis quarante ans, tous les gouvernements n'ont péri en France que par leur faute. Louis XVI a pu vingt fois sauver sa couronne et sa vie ; la République n'a succombé qu'à l'excès de ses fureurs ; Bonaparte pouvait établir sa dynastie, et il s'est jeté en bas du haut de sa gloire ; sans les ordonnances de Juillet, le trône légitime serait encore debout. Le chef du gouvernement actuel ne commettra aucune de ces fautes qui tuent ; son pouvoir ne sera jamais suicidé ; toute son habileté est exclusivement employée à sa conservation : il est trop intelligent pour mourir d'une sottise, et il n'a pas en lui de quoi se rendre coupable des méprises du génie, ou des faiblesses de l'honneur et de la vertu. Il a senti qu'il pourrait périr par la guerre, il ne fera pas la guerre ; que la France soit dégradée dans l'esprit des étrangers, peu lui importe : des publicistes prouveront que la honte est de l'industrie et l'ignominie du crédit.

" La quasi-légitimité veut tout ce que veut la légitimité, à la personne royale près : elle veut l'ordre ; elle peut l'obtenir par l'arbitraire mieux que la légitimité. Faire du despotisme avec des paroles de liberté et de prétendues institutions royalistes, c'est tout ce qu'elle veut, chaque fait accompli enfante un droit récent qui combat un ancien droit, chaque heure commence une légitimité. Le temps a deux pouvoirs : d'une main il renverse, de l'autre il édifie. Enfin le temps agit sur les esprits par cela seul qu'il marche ; on se sépare violemment du pouvoir, on l'attaque, on le boude ; puis la lassitude survient, le succès réconcilie à sa cause : bientôt il ne reste plus en dehors que quelques âmes élevées dont la persévérance met mal à l'aise ceux qui ont failli.

" Madame, ce long exposé m'oblige à quelques explications devant Votre Altesse Royale.

" Si je n'avais fait entendre une voix libre au jour de la fortune, je ne me serais pas senti le courage de dire la vérité au temps du malheur. Je ne suis point allé à Prague de mon propre mouvement ; je n'aurais pas osé vous importuner de ma présence : les dangers du dévouement ne sont point auprès de votre auguste personne, ils sont en France : c'est là que je les ai cherchés. Depuis les journées de Juillet je n'ai cessé de combattre pour la cause légitime. Le premier, j'ai osé proclamer la royauté de Henri V. Un jury français, en m'acquittant, a laissé subsister ma proclamation. Je n'aspire qu'au repos, besoin de mes années ; cependant je n'ai pas hésité à le sacrifier lorsque des décrets ont étendu et renouvelé la proscription de la famille royale. Des offres m'ont été faites pour m'attacher au gouvernement de Louis-Philippe : je n'avais pas mérité cette bienveillance ; j'ai montré ce qu'elle avait d'incompatible avec ma nature, en réclamant ce qui pouvait me revenir des adversités de mon vieux Roi. Hélas ! ces adversités, je ne les avais pas causées et j'avais essayé de les prévenir. Je ne remémore point ces circonstances pour me donner une importance et me créer un mérite que je n'ai pas ; je n'ai fait que mon devoir ; je m'explique seulement, afin d'excuser l'indépendance de mon langage. Madame pardonnera à la franchise d'un homme qui accepterait avec joie un échafaud pour lut rendre un trône.

" Quand j'ai paru devant Votre Majesté à Carlsbad, je puis dire que je n'avais pas le bonheur d'en être connu. A peine m'avait-elle fait l'honneur de m'adresser quelques mots dans ma vie. Elle a pu voir, dans les conversations de la solitude que je n'étais pas l'homme qu'on lui avait peut-être dépeint ; que l'indépendance de mon esprit n'ôtait rien à la modération de mon caractère, et surtout ne brisait pas les chaînes de mon admiration et de mon respect pour l'illustre fille de mes rois.

" Je supplie encore Votre Majesté de considérer que l'ordre des vérités développées dans cette lettre, ou plutôt dans ce mémoire, est ce qui fait ma force, si j'en ai une, c'est par là que je touche à des hommes de divers partis et que je les ramène à la cause royaliste. Si j'avais répudié les opinions du siècle, je n'aurais eu aucune prise sur mon temps. Je cherche à rallier auprès du trône antique ces idées modernes qui d'adverses qu'elles sont, deviennent amies en passant à travers ma fidélité. Les opinions libérales qui affluent n'étant plus détournées au profit de la monarchie légitime reconstruite, l'Europe monarchique périrait. Le combat est à mort entre les deux principes monarchique et républicain, s'ils restent distincts et séparés : la consécration d'un édifice unique rebâti avec les matériaux divers de deux édifices vous appartiendrait à vous, madame, qui avez été admise à la plus haute comme à la plus mystérieuse des initiations, le malheur non mérité, à vous qui êtes marquée à l'autel du sang des victimes sans tache, à vous qui dans le recueillement d'une sainte austérité ouvririez avec une main pure et bénie les portes du nouveau temple.

" Vos lumières, madame, et votre raison supérieure éclaireront et rectifieront ce qu'il peut y avoir de douteux et d'erroné dans mes sentiments touchant l'état présent de la France.

" Mon émotion, en terminant cette lettre, passe ce que je puis dire.

" Le palais des souverains de Bohême est donc le Louvre de Charles X et de son pieux et royal fils ! Hradschin est donc le château de Pau du jeune Henri ! et vous, madame, quel Versailles habitez-vous ! à quoi comparer votre religion, vos grandeurs, vos souffrances, si ce n'est à celles des femmes de la maison de David, qui pleuraient au pied de la croix ? Puisse Votre Majesté voir la royauté de saint Louis sortir radieuse de la tombe ! Puissé-je m'écrier, en rappelant le siècle qui porte le nom de votre glorieux aïeul ; car, madame, rien ne vous va, rien ne vous est contemporain que le grand et le sacré :

... O jour heureux pour moi !

De quelle ardeur j'irais reconnaître mon Roi !

" Je suis, avec le plus profond respect, madame, de Votre Majesté

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Chateaubriand. "

Après avoir écrit cette lettre, je rentrai dans les habitudes de ma vie : je retrouvai mes vieux prêtres, le coin solitaire de mon jardin qui me parut bien plus beau que le jardin du comte de Choteck, mon boulevard d'Enfer, mon cimetière de l'Ouest, mes Mémoires ramenteurs de mes jours passés, et surtout la petite société choisie de l'Abbaye-aux-Bois. La bienveillance d'une amitié sérieuse fait abonder les pensées ; quelques instants du commerce de l'âme suffisent au besoin de ma nature ; je répare ensuite cette dépense d'intelligence par vingt-deux heures de rien faire et de sommeil.

 

Chapitre 2

Paris, rue d'Enfer, 25 août 1833.

Lettre de madame la duchesse de Berry.

Tandis que je commençais à respirer, je vis entrer un matin chez moi le voyageur qui avait remis un paquet de ma part à madame la duchesse de Berry, à Palerme ; il m'apportait cette réponse de la princesse :

" Naples, 10 août 1833.

" Je vous ai écrit un mot, monsieur le vicomte, pour vous accuser la réception de votre lettre, voulant une occasion sûre pour vous parler de ma reconnaissance de ce que vous avez vu et fait à Prague. Il me paraît que l'on vous a peu laissé voir , mais assez cependant pour juger que, malgré les moyens employés, le résultat, en ce qui regarde notre cher enfant, n'est pas tel qu'on pouvait le craindre. Je suis bien aise d'en avoir de vous l'assurance ; mais on me mande de Paris que M. Barrande est éloigné. Que cela va-t-il devenir ? Combien il me tarde d'être à mon poste !

" Quant aux demandes que je vous avais prié de faire (et qui n'ont pas été parfaitement accueillies), on a prouvé par là que l'on n'était pas mieux informé que moi : car je n'avais nul besoin de ce que je demandais n'ayant en rien perdu mes droits.

" Je vais vous demander vos conseils pour répondre aux sollicitations qui me sont faites de toutes parts. Vous ferez de ce qui suit l'usage que, dans votre sagesse, vous jugerez convenable. La France royaliste, les personnes dévouées à Henri V, attendent de sa mère, libre enfin, une proclamation.

" J'ai laissé à Blaye quelques lignes qui doivent être connues aujourd'hui ; on espère plus de moi, on veut savoir la triste histoire de ma détention pendant sept mois dans cette impénétrable bastille. Il faut qu'elle soit connue dans ses plus grands détails ; qu'on y voie la cause de tant de larmes et de chagrins qui ont brisé mon coeur. On y apprendra les tortures morales que j'ai dû souffrir. Justice doit y être rendue à qui il appartient mais aussi il y faudra dévoiler les atroces mesures prises contre une femme sans défense, puisqu'on lui a toujours refusé un conseil, par un gouvernement à la tête duquel est son parent, pour m'arracher un secret qui, dans tous les cas, ne pouvait concerner la politique et dont la découverte ne devait pas changer ma situation si j'étais à craindre pour le gouvernement français qui avait le pouvoir de me garder, mais non le droit, sans un jugement que j'ai plus d'une fois réclamé.

" Mais mon parent, mari de ma tante, chef d'une famille à laquelle, en dépit d'une opinion si généralement et si justement répandue contre elle, j'avais bien voulu faire espérer la main de ma fille, Louis-Philippe enfin, me croyant enceinte et non mariée (ce qui eût décidé toute autre famille à m'ouvrir les portes de ma prison), m'a fait infliger toutes les tortures morales pour me forcer à des démarches par lesquelles il a cru pouvoir établir le déshonneur de sa nièce. Du reste, s'il faut m'expliquer d'une manière positive sur mes déclarations et ce qui les a motivées, entrer dans aucuns détails sur mon intérieur, dont je ne dois compte à personne, je dirai avec toute vérité qu'elles m'ont été arrachées par les vexations, les tortures morales et l'espoir de recouvrer ma liberté.

" Le porteur vous donnera des détails et vous parlera de l'incertitude forcée sur le moment de mon voyage et sa direction, ce qui s'est opposé au désir que j'avais de profiter de votre offre obligeante en vous engageant à me joindre avant d'arriver à Prague, ayant bien besoin de vos conseils. Aujourd'hui il serait trop tard, voulant arriver près de mes enfants le plus tôt possible. Mais, comme rien n'est sûr dans ce monde, et que je suis accoutumée aux contrariétés, si, contre ma volonté , mon arrivée à Prague était retardée, je compte bien sur vous à l'endroit où je serais obligée de m'arrêter, d'où je vous écrirai ; si, au contraire, j'arrive près de mon fils aussitôt que je le désire, vous savez mieux moi si vous y devez venir. Je ne puis que vous assurer du plaisir que j'aurai à vous voir en tout temps et en tous lieux.

" Marie-Caroline. "

" Naples, 18 août 1833.

" Notre ami n'ayant pu encore partir je reçois des rapports sur ce qui se passe à Prague qui ne sont pas de nature à diminuer mon désir de m'y rendre, mais aussi me rendent plus urgent le besoin de vos conseils. Si donc vous pouvez vous rendre à Venise sans tarder, vous m'y trouverez, ou des lettres poste restante, qui vous diront où vous pouvez me rejoindre. Je ferai encore une partie du voyage avec des personnes pour lesquelles j'ai bien de l'amitié et de la reconnaissance, M. et madame de Bauffremont. Nous parlons souvent de vous ; leur dévouement à moi et à notre Henri leur fait bien souhaiter de vous voir arriver. M. de Mesnard partage bien ce désir. "

Madame de Berry rappelle dans sa lettre un petit manifeste publié à sa sortie de Blaye et qui ne valait pas grand-chose, parce qu'il ne disait ni oui ni non. La lettre d'ailleurs est curieuse comme document historique, en révélant les sentiments de la princesse à l'égard de ses parents geôliers, et en indiquant les souffrances endurées par elle. Les réflexions de Marie-Caroline sont justes ; elle les exprime avec animation et fierté. On aime encore à voir cette mère courageuse et dévouée, enchaînée ou libre, constamment préoccupée des intérêts de son fils. Là, du moins dans ce coeur, est de la jeunesse et de la vie. Il m'en coûtait de recommencer un long voyage mais j'étais trop touché de la confiance de cette pauvre princesse pour me refuser à ses voeux et la laisser sur les grands chemins. M. Jauge accourut au secours de ma misère comme la première fois.

Je me remis en campagne avec une douzaine de volumes éparpillés autour de moi. Or, pendant que je pérégrinais derechef dans la calèche du prince de Bénévent, il mangeait à Londres au râtelier de son cinquième maître, en expectative de l'accident qui l'enverra peut-être dormir à Westminster, parmi les saints, les rois et les sages ; sépulture justement acquise à sa religion, sa fidélité et ses vertus.

 

Chapitre 3

Du 7 au 10 septembre 1833, sur la route

Journal de Paris à Venise. - Jura. - Alpes. - Milan. - Vérone. - Appel des morts. - La Brenta.

Je partis de Paris le 3 septembre 1833, prenant la route du Simplon par Pontarlier.

Salins brûlé était rebâti ; je l'aimais mieux dans sa laideur et dans sa caducité espagnoles. L'abbé d'Olivet naquit au bord de la Furieuse ; ce premier maître de Voltaire, qui reçut son élève à l'Académie, n'avait rien de son ruisseau paternel.

La grande tempête qui a causé tant de naufrages dans la Manche m'assaillit sur le Jura. J'arrivai de nuit aux wastes du relais de Lévier. Le caravansérail bâti en planches, fort éclairé, rempli de voyageurs réfugiés, ne ressemblait pas mal à la tenue d'un sabbat. Je ne voulus pas m'arrêter ; on amena les chevaux. Quant il fallut fermer les lanternes de la calèche, la difficulté fut grande ; l'hôtesse, jeune sorcière extrêmement jolie, prêta son secours en riant. Elle avait soin de coller son lumignon, abrité dans un tube de verre, auprès de son visage, afin d'être vue.

A Pontarlier, mon ancien hôte, très légitimiste de son vivant, était mort. Je soupai à l'auberge du National : bon augure pour le journal de ce nom. Armand Carrel est le chef de ces hommes qui n'ont pas menti aux journées de Juillet.

Le château de Joux défend les approches de Pontarlier ; il a vu se succéder dans ses donjons deux hommes dont la Révolution gardera la mémoire : Mirabeau et Toussaint-Louverture, le Napoléon noir, imité et tué par le Napoléon blanc. " Toussaint, dit madame de Staël, fut amené dans une prison de France, où il périt de la manière la plus misérable. Peut-être Bonaparte ne se souvient-il pas seulement de ce forfait, parce qu'il lui a été moins reproché que les autres. "

L'ouragan croissait : j'essuyai sa plus grande violence en Pontarlier et Orbes. Il agrandissait les montagnes, faisait tinter les cloches dans les hameaux, étouffait le bruit des torrents dans celui de la foudre, et se précipitait en hurlant sur ma calèche, comme un grain noir sur la voile d'un vaisseau. Quand de bas éclairs lézardaient les bruyères, on apercevait des troupeaux de moutons immobiles, la tête cachée entre leurs pattes de devant, présentant leurs queues comprimées et leurs croupes velues aux giboulées de pluie et de grêle fouettées par le vent. La voix de l'homme, qui annonçait le temps écoulé du haut d'un beffroi montagnard, semblait le cri de la dernière heure.

A Lausanne tout était redevenu riant : j'avais déjà bien des fois visité cette ville ; je n'y connais plus personne.

A Bex, tandis qu'on attelait à ma voiture les chevaux qui avaient peut-être traîné le cercueil de madame de Custine, j'étais appuyé contre le mur de la maison où était morte mon hôtesse de Fervaques. Elle avait été célèbre au tribunal révolutionnaire par sa longue chevelure. J'ai vu à Rome de beaux cheveux blonds retirés d'une tombe.

Dans la vallée du Rhône, je rencontrai une garçonnette presque nue, qui dansait avec sa chèvre ; elle demandait la charité à un riche jeune homme bien vêtu qui passait en poste, courrier galonné en avant, deux laquais assis derrière le brillant carrosse. Et vous vous figurez qu'une telle distribution de la propriété peut exister ? Vous pensez qu'elle ne justifie pas les soulèvements populaires ?

Sion me remémore une époque de ma vie : de secrétaire d'ambassade que j'étais à Rome, le premier consul m'avait nommé ministre plénipotentiaire au Valais.

A Brig, je laissai les jésuites s'efforçant de relever ce qui ne peut l'être ; inutilement établis aux pieds du temps, ils sont écrasés sous sa masse, comme leur monastère sous le poids des montagnes.

J'étais à mon dixième passage des Alpes ; je leur avais dit tout ce que j'avais à leur dire dans les différentes années et les diverses circonstances de ma vie. Toujours regretter ce qu'il a perdu, toujours s'égarer dans les souvenirs, toujours marcher vers la tombe en pleurant et s'isolant : c'est l'homme.

Les images empruntées de la nature montagneuse ont surtout des rapports sensibles avec nos fortunes ; celui-ci passe en silence comme l'épanchement d'une source ; celui-ci attache un bruit à son cours comme un torrent ; celui-là jette son existence comme une cataracte qui épouvante et disparaît.

Le Simplon a déjà l'air abandonné, de même que la vie de Napoléon ; de même que cette vie, il n'a plus que sa gloire : c'est un trop grand ouvrage pour appartenir aux petits Etats auxquels il est dévolu. Le génie n'a point de famille ; son héritage tombe par droit d'aubaine à la plèbe, qui le grignote, et plante un chou où croissait un cèdre.

La dernière fois que je traversai le Simplon, j'allais en ambassade à Rome ; je suis tombé ; les pâtres que j'avais laissés au haut de la montagne y sont encore : neiges, nuages, rochers ruiniques, forêts de pins, fracas des eaux, environnent incessamment la hutte menacée de l'avalanche. La personne la plus vivante de ces chalets est la chèvre. Pourquoi mourir ? je le sais. Pourquoi naître ? je l'ignore. Toutefois, reconnaissez que les premières souffrances, les souffrances morales, les tourments de l'esprit sont de moins chez les habitants de la région des chamois et des aigles. Lorsque je me rendais au congrès de Vérone, en 1822, la station du pic du Simplon était tenue par une Française ; au milieu d'une nuit froide et d'une bourrasque qui m'empêchait de la voir, elle me parla de la Scala de Milan ; elle attendait des rubans de Paris : sa voix, la seule chose que je connaisse de cette femme, était fort douce à travers les ténèbres et les vents.

La descente sur Domo d'Ossola m'a paru de plus en plus merveilleuse, un certain jeu de lumière et d'ombre en accroissait la magie. On était caressé d'un petit souffle que notre ancienne langue appelait l' aure ; sorte d'avant-brise du matin, baignée et parfumée dans la rosée. J'ai retrouvé le lac Majeur, où je fus si triste en 1828, et que j'aperçus de la vallée de Bellinzona, en 1832. A Sesto-Calende, l'Italie s'est annoncée : un Paganini aveugle chante et joue du violon au bord du lac en passant le Tessin.

Je revis, en entrant à Milan la magnifique allée de tulipiers dont personne ne parle ; les voyageurs les prennent apparemment pour des platanes. Je réclame contre ce silence en mémoire de mes sauvages : c'est bien le moins que l'Amérique donne des ombrages à l'Italie. On pourrait aussi planter à Gênes des magnolias mêlés à des palmiers et des orangers. Mais qui songe à cela ? qui pense à embellir la terre ? on laisse ce soin à Dieu. Les gouvernements sont occupés de leur chute, et l'on préfère un arbre de carton sur un théâtre de fantoccini au magnolia dont les roses parfumeraient le berceau de Christophe Colomb.

A Milan, la vexation pour les passeports est aussi stupide que brutale. Je ne traversai pas Vérone sans émotion : c'était là qu'avait réellement commencé ma carrière politique active. Ce que le monde aurait pu devenir, si cette carrière n'eût été interrompue par une misérable jalousie, se présentait à mon esprit.

Vérone, si animée en 1822 par la présence des souverains de l'Europe, était retournée en 1833 au silence ; le congrès était aussi passé dans ses rues solitaires que la cour des Scaligeri et le sénat des Romains. Les arènes dont les gradins s'étaient offerts à mes regards chargés de cent mille spectateurs, béaient désertes ; les édifices que j'avais admirés sous l'illumination brodée à leur architecture, s'enveloppaient, gris et nus, dans une atmosphère de pluie.

Combien s'agitaient d'ambitions parmi les acteurs de Vérone ! que de destinées de peuples examinées, discutées et pesées ! Faisons l'appel de ces poursuivants de songes ; ouvrons le livre du jour de colère : Liber scriptus proferetur ; monarques ! princes ! ministres ! voici votre ambassadeur, voici votre collègue revenu à son poste : où êtes-vous ? répondez.

L'empereur de Russie Alexandre ? - Mort.

L'empereur d'Autriche François II ? - Mort.

Le roi de France Louis XVIII ? - Mort.

Le roi de France Charles X ? - Mort.

Le roi d'Angleterre George IV ? - Mort.

Le roi de Naples Ferdinand Ier ? - Mort.

Le duc de Toscane ? - Mort.

Le pape Pie VII ? - Mort.

Le roi de Sardaigne Charles-Félix ? - Mort.

Le duc de Montmorency, ministre des affaires étrangères de France ? - Mort.

M. Canning, ministre des affaires étrangères d'Angleterre ? - Mort.

M. de Bernstorff, ministre des affaires étrangères en Prusse ? - Mort.

M. de Gentz, de la chancellerie d'Autriche ? - Mort.

Le cardinal Consalvi, secrétaire d'Etat de Sa Sainteté ? - Mort.

M. de Serre, mon collègue au congrès ? - Mort.

M. d'Aspremont, mon secrétaire d'ambassade ? - Mort.

Le comte de Neipperg, mari de la veuve de Napoléon ? - Mort.

La comtesse Tolstoï ? - Morte.

Son grand et jeune fils ? - Mort.

Mon hôte du palais Lorenzi ? - Mort.

Si tant d'hommes couchés avec moi sur le registre du congrès se sont fait inscrire à l'obituaire ; si des peuples et des dynasties royales ont péri ; si la Pologne a succombé ; si l'Espagne est de nouveau anéantie ; si je suis allé à Prague m'enquérir des restes fugitifs de la grande race dont j'étais le représentant à Vérone, qu'est-ce donc que les choses de la terre ? Personne ne se souvient des discours que nous tenions autour de la table du prince de Metternich ; mais, ô puissance du génie ! aucun voyageur n'entendra jamais chanter l'alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakespeare. Chacun de nous, en fouillant à diverses profondeurs dans sa mémoire, retrouve une autre couche de morts, d'autres sentiments éteints, d'autres chimères qu'inutilement il allaita, comme celles d'Herculanum, à la mamelle de l'Espérance. En sortant de Vérone, je fus obligé de changer de mesure pour supputer le temps passé ; je rétrogradais de vingt-sept années, car je n'avais pas fait la route de Vérone à Venise depuis 1806. A Brescia, à Vicence, à Padoue, je traversai les murailles de Palladio, de Scamozzi, de Franceschini, de Nicolas de Pise, de frère Jean.

Les bords de la Brenta trompèrent mon attente ; ils étaient demeurés plus riants dans mon imagination : les digues élevées le long du canal enterrent trop les marais. Plusieurs villa ont été démolies ; mais il en reste encore quelques-unes très élégantes. Là demeure peut-être le signor Pococurante que les grandes dames à sonnets dégoûtaient, que les deux jolies filles commençaient fort à lasser, que la musique fatiguait au bout d'un quart d'heure, qui trouvait Homère d'un mortel ennui, qui détestait le pieux Enée, le petit Ascagne, l'imbécile roi Latinus, la bourgeoise Amate et l'insipide Lavinie ; qui s'embarrassait peu d'un mauvais dîner d'Horace sur la route de Brindae ; qui déclarait ne vouloir jamais lire Cicéron et encore moins Milton, ce barbare, gâteur de l'enfer et du diable du Tasse. " Hélas ! disait tout bas Candide à Martin, j'ai bien peur que cet homme-ci n'ait un souverain mépris pour nos poètes allemands ! "

Malgré mon demi-désappointement et beaucoup de dieux dans les petits jardins, j'étais charmé des arbres de soie, des orangers, des figuiers et de la douceur de l'air, moi qui, si peu de temps auparavant, cheminais dans les sapinières de la Germanie et sur les monts des Tchèques où le soleil a mauvais visage.

J'arrivai le 10 de septembre au lever du jour à Fusina, que Philippe de Comines et Montaigne appellent Chaffousine . A dix heures et demie j'étais débarqué à Venise. Mon premier soin fut d'envoyer au bureau de la poste : il ne s'y trouva rien ni à mon adresse directe ni à l'adresse indirecte de Paolo : de madame la duchesse de Berry, aucune nouvelle. J'écrivis au comte Griffi, ministre de Naples à Florence, pour le prier de me faire connaître la marche de Son Altesse Royale.

M'étant mis en règle, je me résolus d'attendre patiemment la princesse : Satan m'envoya une tentation. Je désirai, par ses suggestions diaboliques, demeurer seul une quinzaine de jours à l'hôtel de l'Europe, au grand détriment de la monarchie légitime. Je souhaitai de mauvais chemins à l'auguste voyageuse sans songer que ma restauration du roi Henri V pourrait être retardée d'un demi-mois : j'en demande, comme Danton, pardon à Dieu et aux hommes.

 

Chapitre 4

Venise, hôtel de l'Europe, 10 septembre 1833.

Incidences. - Venise.

Salve, Italum Regina...

. . . . . . . . . . . . . . . .

Nec tu semper eris. (Sannazar.)

O d'Italia dolente

Eterno lume . . . . .

Venezia ! (Chiabrera.)

On peut, à Venise, se croire sur le tillac d'une superbe galère à l'ancre, sur le Bucentaure , où l'on vous donne une fête, et du bord duquel vous apercevez à l'entour des choses admirables. Mon auberge, l'hôtel de l'Europe, est placée à l'entrée du grand canal, en face de la Douane de mer , de la Giudecca et de Saint-Georges-Majeur . Lorsqu'on remonte le grand canal entre les deux files de ses palais, si marqués de leurs siècles, si variés d'architecture, lorsqu'on se transporte sur la grande et la petite place, que l'on contemple la basilique et ses dômes, le palais des doges, les procurazie nuove , la Zecca , la tour de l'Horloge, le beffroi de Saint-Marc, la colonne du Lion, tout cela mêlé aux voiles et aux mâts des vaisseaux, au mouvement de la foule et des gondoles, à l'azur du ciel et de la mer, les caprices d'un rêve ou les jeux d'une imagination orientale n'ont rien de plus fantastique. Quelquefois Cicéri peint et rassemble sur une toile, pour les prestiges du théâtre, des monuments de toutes les formes, de tous les temps, de tous les pays, de tous les climats : c'est encore Venise.

Ces édifices surdorés, embellis avec profusion par Giorgion, Titien, Paul Véronèse, Tintoret, Jean Bellini, Paris Bordone, les deux Palma, sont remplis de bronzes, de marbres, de granits, de porphyres, d'antiques précieuses, de manuscrits rares ; leur magie intérieure égale leur magie extérieure ; et quand, à la clarté suave qui les éclaire, on découvre les noms illustres et les nobles souvenirs attachés à leurs voûtes, on s'écrie avec Philippe de Comines : " C'est la plus triomphante cité que j'aie jamais vue ! "

Et pourtant ce n'est plus la Venise du ministre de Louis XI, la Venise épouse de l'Adriatique et dominatrice des mers ; la Venise qui donnait des empereurs à Constantinople, des rois à Chypre, des princes à la Dalmatie, au Péloponèse, à la Crète ; la Venise qui humiliait les Césars de la Germanie, et recevait à ses foyers inviolables les papes suppliants ; la Venise de qui les monarques tenaient à honneur d'être citoyens, à qui Pétrarque, Pléthon, Bessarion léguaient les débris des lettres grecques et latines sauvées du naufrage de la barbarie ; la Venise qui, république au milieu de l'Europe féodale, servait de bouclier à la chrétienté, la Venise, planteuse de lions , qui mettait sous ses pieds les remparts de Ptolémaïde, d'Ascalon, de Tyr, et abattait le croissant à Lépante ; la Venise dont les doges étaient des savants et les marchands des chevaliers ; la Venise qui terrassait l'Orient ou lui achetait ses parfums, qui rapportait de la Grèce des turbans conquis ou des chefs-d'oeuvre retrouvés ; la Venise qui sortait victorieuse de la ligue ingrate de Cambrai ; la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes ; la Venise à la fois Corinthe, Athènes et Carthage, ornant sa tête de couronnes rostrales et de diadèmes de fleurs.

Ce n'est plus même la cité que je traversai lorsque j'allais visiter les rivages témoins de sa gloire, mais grâce à ses brises voluptueuses et à ses flots amènes, elle garde un charme ; c'est surtout aux pays en décadence qu'un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation à Venise pour que l'existence y trouve ses délicatesses. La séduction du ciel empêche d'avoir besoin de plus de dignité humaine ; une vertu attractive s'exhale de ces vestiges de grandeur, de ces traces des arts dont on est environné. Les débris d'une ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d'avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous ; vous n'avez d'autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu'elle se dépouille. La nature, prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines comme à les tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l'usage des passions et l'enchantement des plaisirs.

Venise ne connut point l'idolâtrie ; elle grandit chrétienne dans l'île où elle fut nourrie, loin de la brutalité d'Attila. Les descendantes des Scipions, les Paule et les Eustochie, échappèrent dans la grotte de Bethléem à la violence d'Alaric. A part de toutes les autres cités, fille aînée de la civilisation antique sans avoir été déshonorée par la conquête, Venise ne renferme ni décombres romains, ni monuments des Barbares. On n'y voit point non plus ce que l'on voit dans le nord et l'occident de l'Europe, au milieu des progrès de l'industrie ; je veux parler de ces constructions neuves, de ces rues entières élevées à la hâte, et dont les maisons demeurent ou non achevées, ou vides. Que pourrait-on bâtir ici ? de misérables bouges qui montreraient la pauvreté de conception des fils auprès de la magnificence du génie des pères ; des cahutes blanchies qui n'iraient pas au talon des gigantesques demeures des Foscari et des Pesaro. Quand on avise la truelle de mortier et la poignée de plâtre qu'une réparation urgente a forcé d'appliquer contre un chapiteau de marbre, on est choqué. Mieux valent les planches vermoulues barrant les fenêtres grecques ou moresques, les guenilles mises sécher sur d'élégants balcons, que l'empreinte de la chétive main de notre siècle.

Que ne puis-je m'enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puis-je achever d'écrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! L'astre brûle encore dans ce moment mes savanes floridiennes et se couche ici à l'extrémité du grand canal. Je ne le vois plus ; mais à travers une clairière de cette solitude de palais, ses rayons frappent le globe de la Douane , les antennes des barques, les vergues des navires, et le portail du couvent de Saint-Georges-Majeur . La tour du monastère, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de l'église est si fortement éclairée, que je distingue les plus petits détails du ciseau. Les enclôtures des magasins de la Giudecca sont peintes d'une lumière titienne ; les gondoles du canal et du port nagent dans la même lumière. Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s'éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature.

 

Chapitre 5

Venise, septembre 1833.

Architecture vénitienne. - Antonio. - L'abbé Betio et M. Gamba. - Salles du palais des doges. - Prisons.

A Venise, en 1806, il y avait un jeune signor Armani, traducteur italien ou ami du traducteur du Génie du Christianisme . Sa soeur, comme il disait, était nonne, monaca . Il y avait aussi un juif allant à la comédie du grand Sanhédrin de Napoléon et qui reluquait ma bourse ; plus M. Lagarde, chef des espions français, lequel me donna à dîner : mon traducteur, sa soeur, le juif du Sanhédrin, ou sont morts ou n'habitent plus Venise. A cette époque je demeurais à l'hôtel du Lion-Blanc, près Rialto, cet hôtel a changé de lieu. Presque en face de mon ancienne auberge est le palais Foscari qui tombe. Arrière toutes ces vieilleries de ma vie ! j'en deviendrais fou à force de ruines : parlons du présent.

J'ai essayé de peindre l'effet général de l'architecture de Venise ; afin de me rendre compte des détails, j'ai remonté, descendu et remonté le grand canal, vu et revu la place Saint-Marc.

Il faudrait des volumes pour épuiser ce sujet. Le fabbriche più cospicue di Venezia du comte Cicognara fournissent le trait des monuments, mais les expositions ne sont pas nettes. Je me contenterai de noter deux ou trois des agencements les plus répétés.

Du chapiteau d'une colonne corinthienne se décrit un demi-cercle dont la pointe descend sur le chapiteau d'une autre colonne corinthienne : juste au milieu de ces styles s'en élève une troisième, même dimension et même ordre ; du chapiteau de cette colonne centrale partent à droite et à gauche deux épicycles dont les extrémités se vont aussi reposer sur les chapiteaux d'autres colonnes. Il résulte de ce dessin que les arcs, en se coupant, donnent naissance à des ogives au point de leur intersection [Il est clair à mes yeux que l'ogive dont on va chercher si loin l'origine prétendue mystérieuse est née fortuitement de l'intersection des deux cercles de plein cintre ; aussi la retrouve-t-on partout. Les architectes n'ont fait dans la suite que la dégager des dessins dans lesquels elle figurait. (N.d.A.)] , de sorte qu'il se forme un mélange charmant de deux architectures, du plein cintre romain et de l'ogive arabe ou gothique orientale. Je suis ici l'opinion du jour, en supposant l'ogive arabe gothique ou moyen-âgée d'origine ; mais il est certain qu'elle existe dans les monuments dits cyclopéens : je l'ai vue très pure dans les tombeaux d'Argos.

Le palais du Doge offre des entrelacs reproduits dans quelques autres palais, particulièrement au palais Foscari : les colonnes soutiennent des cintres ogives ; ces cintres laissent entre eux des vides : entre ces vides l'architecte a placé deux rosaces. La rosace déprime l'extrémité des deux ellipses. Ces rosaces, qui se touchent par un point de leur circonférence dans la façade du bâtiment, deviennent des espèces de roues alignées sur lesquelles s'exalte le reste de l'édifice.

Dans toute construction la base est ordinairement forte ; le monument diminue d'épaisseur à mesure qu'il envahit le ciel. Le palais ducal est tout juste le contraire de cette architecture naturelle : la base, percée de légers portiques que surmonte une galerie en arabesques endentées de quatre feuilles de trèfle à jour, soutient une masse carrée presque nue : on dirait d'une forteresse bâtie sur des colonnes, ou plutôt d'un édifice renversé planté sur son léger couronnement et dont l'épaisse racine serait en l'air.

Les masques et les têtes architecturales sont remarquables dans les monuments de Venise. Au palais Pesaro, l'entablement du premier étage, d'ordre dorique, est décoré de têtes de géants ; l'ordre ionique du second étage est enlié de têtes de chevaliers qui sortent horizontalement du mur, le visage tourné vers l'eau : les unes s'enveloppent d'une mentonnière, les autres ont la visière à demi-baissée ; toutes ont des casques dont les panaches se recourbent en ornements sous la corniche. Enfin, au troisième étage, à l'ordre corinthien, se montrent des têtes de statues féminines aux cheveux différemment noués.

A Saint-Marc, bosselé de dômes incrusté de mosaïques, chargé d'incohérentes dépouilles de l'Orient, je me trouvais à la fois à Saint-Vital de Ravenne, à Sainte-Sophie de Constantinople, à Saint-Sauveur de Jérusalem et dans ces moindres églises de la Morée, de Chio et de Malte : Saint-Marc d'architecture byzantine-composite est un monument de victoire et de conquête élevé à la croix, comme Venise entière est un trophée. L'effet le plus remarquable de son architecture est son obscurité sous un ciel brillant ; mais aujourd'hui, 10 septembre, la lumière du dehors, émoussée, s'harmoniait avec la basilique sombre. On achevait les quarante heures ordonnées pour obtenir du beau temps. La ferveur des fidèles, priant contre la pluie, était grande : un ciel gris et aqueux semble la peste aux Vénitiens.

Nos voeux ont été exaucés : la soirée est devenue charmante ; la nuit je me suis promené sur le quai. La mer s'étendait unie, les étoiles se mêlaient aux feux épars des barques et des vaisseaux ancrés çà et là. Les cafés étaient remplis ; mais on ne voyait ni Polichinelles, ni Grecs, ni Barbaresques : tout finit. Une madone, fort éclairée au passage d'un pont, attirait la foule : de jeunes filles à genoux disaient dévotement leurs patenôtres ; de la main droite elles faisaient le signe de la croix, de la main gauche elles arrêtaient les passants. Rentré à mon auberge, je me suis couché et endormi au chant des gondoliers stationnés sous mes fenêtres.

J'ai pour guide Antonio, le plus vieux et le plus instruit des ciceroni du pays : il sait par coeur les palais, les statues et les tableaux.

Le 11 septembre, visite à l'abbé Betio et à M. Gamba, conservateurs de la bibliothèque : ils m'ont reçu avec une extrême politesse, bien que je n'eusse aucune lettre de recommandation.

En parcourant les chambres du palais ducal on marche de merveilles en merveilles. Là se déroule l'histoire entière de Venise peinte par les plus grands maîtres : leurs tableaux ont été mille fois décrits.

Parmi les antiques, j'ai, comme tout le monde, remarqué le groupe du Cygne et de Léda, et le Ganymède dit de Praxitèle. Le cygne est prodigieux d'étreinte et de volupté ; Léda est trop complaisante. L'aigle du Ganymède n'est point un aigle réel ; il a l'air de la meilleure bête du monde. Ganymède, charmé d'être enlevé, est ravissant : il parle à l'aigle qui lui parle.

Ces antiques sont posées aux deux extrémités des magnifiques salles de la bibliothèque. J'ai contemplé avec le saint respect du poète un manuscrit de Dante, et regardé avec l'avidité du voyageur la mappemonde de Fra-Mauro (1460). L'Afrique cependant ne m'y semble pas aussi correctement tracée qu'on le dit. Il faudrait surtout explorer à Venise les archives : on y trouverait des documents précieux.

Des salons peints et dorés, je suis passé aux prisons et aux cachots ; le même palais offre le microcosme de la société, joie et douleur. Les prisons sont sous les plombs , les cachots au niveau de l'eau du canal, et à double étage. On fait mille histoires d'étranglements et de décapitations secrètes, en compensation, on raconte qu'un prisonnier sortit gros, gras et vermeil de ces oubliettes, après dix-huit ans de captivité : il avait vécu comme un crapaud dans l'intérieur d'une pierre. Honneur à la race humaine ! quelle belle chose c'est !

Force sentences philanthropiques barbouillent les voûtes et les murs des souterrains, depuis que notre révolution, si ennemie du sang, dans cet affreux séjour, d'un coup de hache a fait entrer le jour . En France, on encombrait les geôles des victimes dont on se débarrassait par l'égorgement ; mais on a délivré dans les prisons de Venise les ombres de ceux qui peut-être n'y avaient jamais été ; les doux bourreaux qui coupaient le cou des enfants et des vieillards, les bénins spectateurs qui assistaient au guillotiner des femmes s'attendrissaient sur les progrès de l'humanité, si bien prouvés par l'ouverture des cachots vénitiens. Pour moi, j'ai le coeur sec ; je n'approche point de ces héros de sensibilité. De vieilles larves sans tête ne se sont point présentées à mes yeux sous le palais des doges ; il m'a seulement semblé voir dans les cachots de l'aristocratie ce que les chrétiens virent quand on brisa les idoles, des nichées de souris s'échappant de la tête des dieux. C'est ce qui arrive à tout pouvoir éventré et exposé à la lumière ; il en sort la vermine que l'on avait adorée.

Le pont des Soupirs joint le palais ducal aux prisons de la ville ; il est divisé en deux parties dans la longueur : par un des côtés entraient les prisonniers ordinaires ; par l'autre les prisonniers d'Etat se rendaient au tribunal des Inquisiteurs ou des Dix. Ce pont est élégant à l'extérieur, et la façade de la prison est admirée : on ne se peut passer de beauté à Venise, même pour la tyrannie et le malheur ! Des pigeons font leur nid dans les fenêtres de la geôle ; de petites colombes, couvertes de duvet, agitent leurs ailes et gémissent aux grilles, en attendant leur mère. On encloîtrait autrefois d'innocentes créatures presque au sortir du berceau, leurs parents ne les apercevaient plus qu'à travers les barreaux du parloir ou les guichets de la porte.

 

Chapitre 6

Venise, septembre 1833.

Prison de Silvio Pellico.

Vous pensez bien qu'à Venise je m'occupais nécessairement de Silvio Pellico. M. Gamba m'avait appris que l'abbé Betio était le maître du palais et qu'en m'adressant à lui je pourrais faire mes recherches. L'excellent bibliothécaire, auquel j'eus recours un matin, prit un gros trousseau de clefs, et me conduisit, en passant plusieurs corridors et montant divers escaliers, aux mansardes de l'auteur de Mie Prigioni .

M. Silvio Pellico ne s'est trompé que sur un point ; il a parlé de sa geôle comme de ces fameuses prisons-cachots en l'air, désignées par leur toiture sotto i piombi .

Ces prisons sont, ou plutôt étaient au nombre de cinq dans la partie du palais ducal qui avoisine le pont della Pallia et le canal du Pont des Soupirs . Pellico n'habitait pas là ; il était incarcéré à l'autre extrémité du palais, vers le Pont des Chanoines , dans un bâtiment adhérent au palais ; bâtiment transformé en prison en 1820 pour les détenus politiques. Du reste, il était aussi sous les plombs , car une lame de ce métal formait la toiture de son ermitage.

La description que le prisonnier fait de sa première et de sa seconde chambre est de la dernière exactitude. Par la fenêtre de la première chambre, on domine les combles de Saint-Marc ; on voit le puits dans la cour intérieure du palais, un bout de la grande place, les différents clochers de la ville, et au delà des lagunes, à l'horizon, des montagnes dans la direction de Padoue ; on reconnaît la seconde chambre à sa grande fenêtre et à son autre petite fenêtre élevée ; c'est par la grande que Pellico apercevait ses compagnons d'infortune dans un corps de logis en face, et à gauche, au-dessus, les aimables enfants qui lui parlaient de la croisée de leur mère.

Aujourd'hui toutes ces chambres sont abandonnées car les hommes ne restent nulle part, pas même dans les prisons ; les grilles des fenêtres ont été enlevées, les murs et les plafonds blanchis. Le doux et savant abbé Betio, logé dans cette partie déserte du palais, en est le gardien paisible et solitaire.

Les chambres qu'immortalise la captivité de Pellico ne manquent point d'élévation ; elles ont de l'air, une vue superbe ; elles sont prisons de poète ; il n'y aurait pas grand-chose à dire, la tyrannie et l'absurde admis : mais la sentence à mort pour opinion spéculative ! mais les cachots moraves ! mais dix années de la vie, de la jeunesse et du talent ! mais les cousins, vilaines bêtes qui me mangent moi-même à l'hôtel de l'Europe, tout endurci que je suis par le temps et les maringouins des Florides. J'ai du reste été souvent plus mal logé que Pellico ne l'était dans son belvédère du palais ducal, notamment à la préfecture des doges de la police française : j'étais aussi obligé de monter sur une table pour jouir de la lumière.

L'auteur de Françoise de Rimini pensait à Zanze dans sa geôle ; moi je chantais dans la mienne une jeune fille que je venais de voir mourir. Je tenais beaucoup à savoir ce qu'était devenue la petite gardienne de Pellico. J'ai mis des personnes à la recherche : si j'apprends quelque chose, je vous le dirai.

 

3 L39 Chapitre 7

Venise, septembre 1833.

Les Frari. - Académie des Beaux-Arts. - L'Assomption du Titien. - Métopes du Parthénon. -Dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. - Eglise de Saints Jean et Paul.

Une gondole m'a débarqué aux Frari , où nous autres Français, accoutumés que nous sommes aux extérieurs grecs ou gothiques de nos églises, nous sommes peu frappés de ces dehors de basiliques de brique, ingrats et communs à l'oeil ; mais à l'intérieur l'accord des lignes, la disposition des masses produisent une simplicité et un calme de composition dont on est enchanté.

Les tombeaux des Frari , placés dans les murs latéraux décorent l'édifice sans l'encombrer. La magnificence des marbres éclate de toute part, des rinceaux charmants attestent le fini de l'ancienne sculpture vénitienne. Sur un des carreaux du pavé de la nef on lit ces mots : Ici repose le Titien, émule de Zeuxis et d'Apelles . Cette pierre est en face d'un des chefs-d'oeuvre du peintre.

Canova a son fastueux sépulcre non loin de la dalle titienne ; ce sépulcre est la répétition du monument que le sculpteur avait imaginé pour le Titien lui-même, et qu'il exécuta depuis pour l'archiduchesse Marie-Christine. Les restes de l'auteur de l' Hébé et de la Madeleine ne sont pas tous réunis dans cette oeuvre : ainsi Canova habite la représentation d'une tombe faite par lui, non pour lui laquelle tombe n'est que son demi-cénotaphe.

Des Frari , je me suis rendu à la galerie Manfrini . Le portrait de l'Arioste est vivant. Le Titien a peint sa mère vieille matrone du peuple, crasseuse et laide : l'orgueil de l'artiste se fait sentir dans l'exagération des années et des misères de cette femme.

A l' Académie des Beaux-Arts , j'ai couru vite au tableau de l' Assomption , découverte du comte Cicognara : dix grandes figures d'hommes au bas du tableau ; remarquez à gauche l'homme ravi en extase, regardant Marie. La Vierge, au-dessus de ce groupe, s'élève au centre d'un demi-cercle de chérubins ; multitude de faces admirables dans cette gloire : une tête de femme, à droite, à la pointe du croissant, d'une indicible beauté ; deux ou trois esprits divins jetés horizontalement dans le ciel, à la manière pittoresque et hardie du Tintoret. Je ne sais si un ange debout n'éprouve pas quelque sentiment d'un amour trop terrestre. Les proportions de la Vierge sont fortes ; elle est couverte d'une draperie rouge ; son écharpe bleue flotte à l'air ; ses yeux sont levés vers le Père éternel apparu au point culminant. Quatre couleurs tranchées, le brun, le vert, le rouge et le bleu, couvrent l'ouvrage : l'aspect du tout est sombre, le caractère peu idéal, mais d'une vérité et d'une vivacité de nature incomparables : je lui préfère pourtant la Présentation de la Vierge au Temple , du même peintre, que l'on voit dans la même salle.

En regard de l' Assomption , éclairée avec beaucoup d'artifice, est le Miracle de saint Marc , du Tintoret, drame vigoureux qui semble fouillé dans la toile plutôt avec le ciseau et le maillet qu'avec le pinceau.

Je suis passé aux plâtres des métopes du Parthénon ; ces plâtres avaient pour moi un triple intérêt : j'avais vu à Athènes les vides laissés par les ravages de lord Elgin, et, à Londres, les marbres enlevés dont je retrouvais les moulures à Venise. La destinée errante de ces chefs-d'oeuvre se liait à la mienne, et pourtant Phidias n'a pas façonné mon argile.

Je ne pouvais m'arracher aux dessins originaux de Léonard de Vinci, de Michel-Ange et de Raphaël. Rien n'est plus attachant que ces ébauches du génie livré seul à ses études et à ses caprices ; il vous admet à son intimité ; il vous initie à ses secrets ; il vous apprend par quels degrés et par quels efforts il est parvenu à la perfection : on est ravi de voir comment il s'était trompé, comment il s'est aperçu de son erreur et l'a redressée. Ces coups de crayon tracés au coin d'une table, sur un méchant morceau de papier, gardent une abondance et une naïveté de nature merveilleuses. Quand on songe que la main de Raphaël s'est promenée sur ces chiffons immortels, on en veut au vitrage qui vous empêche de baiser ces saintes reliques.

Je me suis délassé de mon admiration à l' Académie des Beaux-Arts par une admiration d'une autre sorte à Saints Jean et Paul ; ainsi l'on se rafraîchit l'esprit en changeant de lecture. Cette église, dont l'architecte inconnu a suivi les traces de Nicolo Pisano , est riche et vaste. Le chevet où se retire le maître-autel représente une espèce de conque debout, deux autres sanctuaires accompagnent latéralement cette conque : ils sont hauts, étroits, à voûtes multicentres, et séparés du chevet par des refends à rainures.

Les cendres des doges Mocenigo, Morosini, Vendramin, et de plusieurs autres chefs de la République, reposent ici. Là se trouve aussi la peau d'Antoine Bragadino, défenseur de Famagouste, et à laquelle on peut appliquer l'expression de Tertullien : une peau vivante . Ces dépouilles illustres inspirent un grand et pénible sentiment : Venise elle-même, magnifique catafalque de ses magistrats guerriers, double cercueil de leurs cendres, n'est plus qu'une peau vivante.

Des vitraux coloriés et des draperies rouges, en voilant la lumière de Saints Jean et Paul, augmentent l'effet religieux. Les colonnes innombrables apportées de l'Orient et de la Grèce ont été plantées dans la basilique comme des allées d'arbres étrangers.

Un orage est survenu pendant que j'errais dans l'église : quand sonnera la trompette qui doit réveiller tous ces morts ? J'en disais autant sous Jérusalem, dans la vallée de Josaphat.

Après ces courses, rentré à l'hôtel de l'Europe, j'ai remercié Dieu de m'avoir transporté des pourceaux de Waldmünchen aux tableaux de Venise.

 

Chapitre 8

Venise, septembre 1833.

L'Arsenal. - Henri IV. - Frégate partant pour l'Amérique.

Après ma découverte des prisons où la matérielle Autriche essaye d'étouffer les intelligences italiennes, je suis allé à l'Arsenal. Aucune monarchie quelque puissante qu'elle soit, ou qu'elle ait été, n'a offert un pareil compendium nautique.

Un espace immense, clos de murs crénelés, renferme quatre bassins pour les vaisseaux de haut bord, des chantiers pour bâtir ces vaisseaux, des établissements pour ce qui concerne la marine militaire et marchande, depuis la corderie jusqu'aux fonderies de canons, depuis l'atelier où l'on taille la rame de la gondole jusqu'à celui où l'on équarrit la quille d'un soixante-quatorze, depuis les salles consacrées aux armes antiques conquises à Constantinople, en Chypre, en Morée, à Lépante, jusqu'aux salles où sont exposées les armes modernes : le tout mêlé de galeries de colonnes, d'architectures élevées et dessinées par les premiers maîtres.

Dans les arsenaux de la marine de l'Espagne, de l'Angleterre, de la France, de la Hollande, on voit seulement ce qui a rapport aux objets de ces arsenaux ; à Venise, les arts s'unissent à l'industrie. Le monument de l'amiral Emo, par Canova, vous attend auprès de la carcasse d'un navire ; des files de canons vous apparaissent à travers de longs portiques : les deux lions colossaux du Pirée gardent la porte du bassin d'où va sortir une frégate pour un monde qu'Athènes n'a point connu et qu'a découvert le génie de la moderne Italie. Malgré ces beaux débris de Neptune, l'arsenal ne rappelle plus ces vers du Dante :

Quale nell'arzanà de'Veneziani

Bolle l'inverno la tenace pece,

A rimpalmar li legni lor non sani

Che navicar non ponno ; e'n quella vece,

Chi fa suo legno nuovo, e chi ristoppa

Le coste a quel che più viaggi fece ;

Chi ribatte da proda, e chi da poppa ;

Altri fa remi, ed altri volge sarte,

Chi terzeruolo ed artimon rintoppa.

Tout ce mouvement est fini ; le vide des trois quarts et demi de l'arsenal, les fourneaux éteints, les chaudières rongées de rouille, les corderies sans rouets, les chantiers sans constructeurs, attestent la même mort qui a frappé les palais. Au lieu de la foule des charpentiers, des voiliers, des matelots, des calfats, des mousses, on aperçoit quelques galériens qui traînent leurs entraves : deux d'entre eux mangeaient sur la culasse d'un canon ; à cette table de fer ils pouvaient du moins rêver la liberté. Lorsque autrefois ces galériens ramaient à bord du Bucentaure , on jetait sur leurs épaules flétries une tunique de pourpre pour les faire ressembler à des rois : fendant les flots avec des pagaies dorées, ils réjouissaient leur labeur du bruit de leurs chaînes, comme au Bengale, à la fête de Dourga, les bayadères, vêtues de gaze d'or, accompagnent leurs danses du son des anneaux dont leurs cous, leurs bras et leurs jambes sont ornés. Les forçats vénitiens mariaient le doge à la mer, et renouvelaient eux-mêmes avec l'esclavage leur union indissoluble.

De ces flottes nombreuses qui portaient les croisés aux rivages de la Palestine et défendaient à toute voile étrangère de se dérouler aux vents de l'Adriatique, il reste un Bucentaure en miniature, le canot de Napoléon, une pirogue de sauvages, et des dessins de vaisseaux tracés à la craie sur la planche des écoles des gardes-marine.

Un Français arrivant de Prague et attendant à Venise la mère de Henri V devait être touché de voir dans l'arsenal de Venise l'armure de Henri IV. L'épée que le Béarnais portait à la bataille d'Ivry était jointe à cette armure : cette épée manque aujourd'hui.

Par un décret du grand conseil de Venise, du 3 avril 1600 : Enrico di Borbone IV, re di Francia e di Navarra, con li figliuoli e discendenti suoi, sia annumerato tra i nobili di questo nostro maggior consiglio .

Charles X, Louis XIX et Henri V, descendants di Enrico di Borbone , sont donc gentilshommes de la république de Venise qui n'existe plus, comme ils sont rois de France en Bohême, comme ils sont chanoines de Saint-Jean-de-Latran à Rome, et toujours en vertu de Henri IV ; je les ai représentés en cette dernière qualité : ils ont perdu leur épitoge et leur aumusse, et moi j'ai perdu mon ambassade. J'étais pourtant si bien dans ma stalle de Saint-Jean-de-Latran ! quelle belle église ! quel beau ciel ! quelle admirable musique ! Ces chants-là ont plus duré que mes grandeurs et celles de mon Roi-chanoine.

Ma gloire m'a fort gêné à l'arsenal ; elle rayonne sur mon front à mon insu : le feld-maréchal Pallucci, amiral et commandant général de la marine, m'a reconnu à mes cornes de feu. Il est accouru, m'a montré lui-même diverses curiosités ; puis, s'excusant de ne pouvoir m'accompagner plus longtemps, à cause d'un conseil qu'il allait présider, il m'a remis entre les mains d'un officier supérieur.

Nous avons rencontré le capitaine de la frégate en partance. Celui-ci m'a abordé sans façon et m'a dit, avec cette franchise de marin que j'aime tant : " Monsieur le vicomte (comme s'il m'avait connu toute sa vie), avez-vous quelque commission pour l'Amérique ? - Non, capitaine : faites-lui bien mes compliments ; il y a longtemps que je ne l'ai vue ! "

Je ne puis regarder un vaisseau sans mourir d'envie de m'en aller : si j'étais libre, le premier navire cinglant aux Indes aurait des chances de m'emporter. Combien ai-je regretté de n'avoir pu accompagner le capitaine Parry aux régions polaires ! Ma vie n'est à l'aise qu'au milieu des nuages et des mers : j'ai toujours l'espérance qu'elle disparaîtra sous une voile. Les pesantes années que nous jetons dans les flots du temps ne sont pas des ancres ; elles n'arrêtent pas notre course.

 

Chapitre 9

Venise, septembre 1833.

Cimetière de Saint-Christophe.

A l'arsenal, je n'étais pas loin de l'île Saint-Christophe, qui sert aujourd'hui de cimetière. Cette île renfermait un couvent de capucins ; le couvent a été abattu et son emplacement n'est plus qu'un enclos de forme carrée. Les tombes n'y sont pas très multipliées, ou du moins elles ne s'élèvent pas au-dessus du sol nivelé et couvert de gazon. Contre le mur de l'ouest se collent cinq ou six monuments en pierre ; de petites croix de bois noir avec une date blanche s'éparpillent dans l'enclos : voilà comme on enterre maintenant les Vénitiens dont les aïeux reposent dans les mausolées des Frari et de Saints Jean et Paul . La société en s'élargissant s'est abaissée ; la démocratie a gagné la mort.

A l'orée du cimetière, vers le levant, on voit les sépultures des Grecs schismatiques et celles des protestants ; elles sont séparées entre elles par un mur, et séparées encore des inhumations catholiques par un autre mur : tristes dissentiments dont la mémoire se perpétue dans l'asile où finissent toutes querelles. Attenant au cimetière grec est un autre retranchement qui protège un trou où l'on jette aux limbes les enfants mort-nés. Heureuses créatures ! vous avez passé de la nuit des entrailles maternelles à l'éternelle nuit sans avoir traversé la lumière !

Auprès de ce trou gisent des ossements bêchés dans le sol comme des racines, à mesure que l'on défriche des tombes nouvelles : les uns, les plus anciens, sont blancs et secs ; les autres, récemment déterrés, sont jaunes et humides. Des lézards courent parmi ces débris, se glissent entre les dents, à travers les yeux et les narines, sortent par la bouche et les oreilles des têtes, leurs demeures ou leurs nids. Trois ou quatre papillons voltigeaient sur des fleurs de mauves entrelacées aux ossements, image de l'âme sous ce ciel qui tient de celui où fut inventée l'histoire de Psyché. Un crâne avait encore quelques cheveux de la couleur des miens. Pauvre vieux gondolier ! as-tu du moins conduit ta barque mieux que je n'ai conduit la mienne ?

Une fosse commune reste ouverte dans l'enclos ; on venait d'y descendre un médecin auprès de ses anciennes pratiques. Son cercueil noir n'était chargé de terre qu'en dessus, et son flanc nu attendait le flanc d'un autre mort pour le réchauffer. Antonio avait fourré là sa femme depuis une quinzaine de jours, et c'était le médecin défunt qui l'avait expédiée : Antonio bénissait un Dieu rémunérateur et vengeur, et prenait son mal en patience. Les cercueils des particuliers sont conduits à ce lugubre bazar dans des gondoles particulières et suivis d'un prêtre dans une autre gondole. Comme les gondoles ressemblent à des bières, elles conviennent à la cérémonie. Une nacelle plus grande, omnibus du Cocyte, fait le service des hôpitaux. Ainsi se trouvent renouvelés les enterrements de l'Egypte et les fables de Caron et de sa barque.

Dans le cimetière du côté de Venise s'élève une chapelle octogone consacrée à saint Christophe. Ce saint, chargeant un enfant sur ses épaules au gué d'une rivière, le trouva lourd : or, l'enfant était le fils de Marie qui tient le globe dans sa main ; le tableau de l'autel représente cette belle aventure.

Et moi aussi j'ai voulu porter un enfant Roi, mais je ne m'étais pas aperçu qu'il dormait dans son berceau avec dix siècles : fardeau trop pesant pour mes bras.

Je remarquai dans la chapelle un chandelier de bois (le cierge était éteint), un bénitier destiné à la bénédiction des sépultures et un livret : Pars Ritualis romani pro usu ad exsequianda corpora defunctorum ; quand nous sommes déjà oubliés, la Religion, parente immortelle et jamais lassée, nous pleure et nous suit, exsequor fugam . Une boîte renfermait un briquet ; Dieu seul dispose de l'étincelle de la vie. Deux quatrains écrits sur papier commun étaient appliqués intérieurement aux panneaux de deux des trois portes de l'édifice :

Quivi dell'uom le frali spoglie ascose

Pallida morte, o passeggier, t'addita, etc.

Le seul tombeau un peu frappant du cimetière fut élevé d'avance par une femme qui tarda ensuite dix-huit ans à mourir : l'inscription nous apprend cette circonstance ; ainsi cette femme espéra en vain pendant dix-huit ans son sépulcre. Quel chagrin nourrit en elle ce long espoir ?

Sur une petite croix de bois noir on lit cette autre épitaphe : Virginia Acerbi, d'anni 72, 1824. Morta nel bacio del Signore : les années sont dures à une belle Vénitienne.

Antonio me disait : " Quand ce cimetière sera plein, on le laissera reposer, et on enterrera les morts dans l'île Saint-Michel de Murano. " L'expression était juste : la moisson faite, on laisse la terre en jachère et l'on creuse ailleurs d'autres sillons.

 

Chapitre 10

Venise, septembre 1833.

Saint-Michel de Murano. - Murano. - La femme et l'enfant. - Gondoliers.

Nous sommes allés voir cet autre champ qui attend le grand laboureur. Saint-Michel de Murano est un riant monastère avec une église élégante, des portiques et un cloître blanc. Des fenêtres du couvent on aperçoit, par-dessus les portiques, les lagunes et Venise ; un jardin rempli de fleurs va rejoindre le gazon dont l'engrais se prépare encore sous la peau fraîche d'une jeune fille. Cette charmante retraite est abandonnée à des Franciscains ; elle conviendrait mieux à des religieuses chantant comme les petites élèves des Scuole de Rousseau. " Heureuses celles, dit Manzoni, qui ont pris le voile saint avant d'avoir arrêté leurs yeux sur le front d'un homme ! "

Donnez-moi là, je vous prie, une cellule pour achever mes Mémoires .

Fra Paolo est inhumé à l'entrée de l'église ; ce chercheur de bruit doit être bien furieux du silence qui l'environne.

Pellico, condamné à mort, fut déposé à Saint-Michel avant d'être transporté à la forteresse du Spielberg. Le président du tribunal où comparut Pellico remplace le poète à Saint-Michel ; il est enseveli dans le cloître ; il ne sortira pas, lui, de cette prison.

Non loin de la tombe du magistrat, est celle d'une femme étrangère : mariée à l'âge de vingt-deux ans au mois de janvier, elle décéda au mois de février suivant. Elle ne voulut pas aller au delà de la lune de miel ; l'épitaphe porte : Ci revedremo . Si c'était vrai !

Arrière ce doute, arrière la pensée qu'aucune angoisse ne déchire le néant ! Athée, quand la mort vous enfoncera ses ongles au coeur, qui sait si dans le dernier moment de connaissance, avant la destruction du moi, vous n'éprouverez pas une atrocité de douleur capable de remplir l'éternité, une immensité de souffrance dont l'être humain ne peut avoir l'idée dans les bornes circonscrites du temps ? Ah ! oui, ci revedremo !

J'étais trop près de l'île et de la ville de Murano pour ne pas visiter les manufactures d'où vinrent à Combourg les glaces de la chambre de ma mère. Je n'ai point vu ces manufactures maintenant fermées ; mais on a filé devant moi, comme le temps file notre fragile vie, un mince cordon de verre : c'était de ce verre qu'était faite la perle pendante au nez de la petite Iroquoise du saut de Niagara : la main d'une Vénitienne avait arrondi l'ornement d'une sauvage.

J'ai rencontré plus beau que Mila. Une femme portait un enfant emmaillotté ; la finesse du teint, le charme du regard de cette Muranaise, se sont idéalisés dans mon souvenir. Elle avait l'air triste et préoccupé. Si j'eusse été lord Byron, l'occasion était favorable pour essayer la séduction sur la misère ; on va loin ici avec un peu d'argent. Puis j'aurais fait le désespéré et le solitaire au bord des flots, enivré de mon succès et de mon génie. L'amour me semble autre chose : j'ai perdu de vue René depuis maintes années ; mais je ne sais s'il cherchait dans ses plaisirs le secret de son ennui.

Chaque jour après mes courses j'envoyais à la poste, et il ne s'y trouvait rien : le comte Griffi ne me répondait point de Florence ; les papiers publics permis dans ce pays d'indépendance n'auraient pas osé dire qu'un voyageur était descendu au Lion Blanc . Venise, où sont nées les gazettes, est réduit à lire l'affiche qui annonce sur le même placard l'opéra du jour et l'exposition du saint sacrement. Les Aldes ne sortiront point de leurs tombeaux pour embrasser dans ma personne le défenseur de la liberté de la presse. Il me fallait donc attendre. Rentré à mon auberge, je dînai en m'amusant de la société des gondoliers stationnés, comme je l'ai dit, sous ma fenêtre à l'entrée du grand canal.

La gaieté de ces fils de Nérée ne les abandonne jamais : vêtus du soleil, la mer les nourrit. Ils ne sont pas couchés et désoeuvrés comme les lazzaroni à Naples : toujours en mouvement, ce sont des matelots qui manquent de vaisseaux et d'ouvrage, mais qui feraient encore le commerce du monde et gagneraient la bataille de Lépante, si le temps de la liberté et de la gloire vénitiennes n'était passé.

A six heures du matin ils arrivent à leurs gondoles attachées, la proue à terre, à des poteaux. Alors ils commencent à gratter et laver leurs barchette aux Traghetti , comme des dragons étrillent, brossent et épongent leurs chevaux au piquet. La chatouilleuse cavale marine s'agite, se tourmente aux mouvements de son cavalier qui puise de l'eau dans un vase de bois, la répand sur les flancs et dans l'intérieur de la nacelle. Il renouvelle plusieurs fois l'aspersion, ayant soin d'écarter l'eau de la surface de la mer pour prendre dessous une eau plus pure. Puis il frotte les avirons, éclaircit les cuivres et les glaces du petit château noir, il épouste les coussins, les tapis, et fourbit le fer taillant de la proue. Le tout ne se fait pas sans quelques mots d'humeur ou de tendresse, adressés, dans le joli dialecte vénitien, à la gondole quinteuse ou docile.

La toilette de la gondole achevée, le gondolier passe à la sienne : il se peigne, secoue sa veste et son bonnet bleu, rouge ou gris ; se lave le visage, les pieds et les mains. Sa femme, sa fille ou sa maîtresse lui apporte dans une gamelle une miscellanée de légumes, de pain et de viande. Le déjeuner fait, chaque gondolier attend en chantant la fortune : il l'a devant lui, un pied en l'air, présentant son écharpe au vent et servant de girouette, au haut du monument de la Douane de mer. A-t-elle donné le signal ? le gondolier favorisé, l'aviron levé, part debout à l'arrière de sa nacelle, de même qu'Achille voltigeait autrefois, ou qu'un écuyer de Franconi galope aujourd'hui debout sur la croupe d'un destrier. La gondole, en forme de patin, glisse sur l'eau comme sur la glace. Sia stati ! sta longo ! en voilà pour toute la journée. Puis vienne la nuit, et la calle verra mon gondolier chanter et boire avec la zitella le demi-sequin que je lui laisse en allant, très certainement, remettre Henri V sur le trône.

 

Chapitre 11

Venise, septembre 1833.

Les Bretons et les Vénitiens. - Déjeuner sur le quai des Esclavons. - Mesdames à Trieste.

Je cherchais, en me réveillant, pourquoi j'aimais tant Venise, quand tout à coup je me suis souvenu que j'étais en Bretagne : la voix du sang parlait en moi. N'y avait-il pas au temps de César, en Armorique, un pays des Vénètes, civitas Venetum, civitas Venetica ? Strabon n'a-t-il pas dit qu'on disait que les Vénètes étaient descendants des Vénètes gaulois ?

On a soutenu contradictoirement que les pécheurs du Morbihan étaient une colonie des pescatori de Palestine : Venise serait la mère et non la fille de Vannes. On peut arranger cela en supposant (ce qui d'ailleurs est très probable) que Vannes et Venise sont accouchées mutuellement l'une de l'autre. Je regarde donc les Vénitiens comme des Bretons ; les gondoliers et moi nous sommes cousins et sortis de la corne de la Gaule, cornu Galliae .

Tout réjoui de cette pensée, je suis allé déjeuner dans un café sur le quai des Esclavons. Le pain était tendre, le thé parfumé, la crème comme en Bretagne, le beurre comme à la Prévalaie ; car le beurre, grâce au progrès des lumières, s'est amélioré partout : j'en ai mangé d'excellent à Grenade. Le mouvement d'un port me ravit toujours : des maîtres de barque faisaient un pique nique ; des marchands de fruits et de fleurs m'offraient des cédrats, des raisins et des bouquets ; des pêcheurs préparaient leurs tartanes ; des élèves de la marine, descendant en chaloupe, allaient aux leçons de manoeuvre à bord du vaisseau-amiral ; des gondoles conduisaient des passagers au bateau à vapeur de Trieste. C'est pourtant ce Trieste qui pensa me faire sabrer sur les marches des Tuileries par Bonaparte, comme il m'en menaça lorsque, en 1807, je m'avisai d'écrire dans le Mercure :

" Il nous était réservé de retrouver au fond de la mer Adriatique le tombeau de deux filles de rois dont nous avions entendu prononcer l'oraison funèbre dans un grenier à Londres. Ah ! du moins la tombe qui renferme ces nobles dames aura vu une fois interrompre son silence ; le bruit des pas d'un Français aura fait tressaillir deux Françaises dans leur cercueil. Les respects d'un pauvre gentilhomme, à Versailles, n'eussent été rien pour des princesses ; la prière d'un chrétien, en terre étrangère, aura peut-être été agréable à des saintes. "

Il y a, ce me semble quelques années que je sers les Bourbons : ils ont éclairé ma fidélité, mais ils ne la lasseront pas. Je déjeune sur le quai des Esclavons, en attendant l'exilée.

 

Chapitre 12

Venise, septembre 1833.

Rousseau et Byron.

De ma petite table mes yeux errent sur toutes les rades : une brise du large rafraîchit l'air ; la marée monte, un trois-mâts entre. Le Lido d'un côté, le palais du doge de l'autre, les lagunes au milieu, voilà le tableau. C'est de ce port que sortirent tant de flottes glorieuses : le vieux Dandolo en partit dans la pompe de la chevalerie des mers, dont Villehardouin, qui commença notre langue et nos mémoires, nous a laissé la description :

" Et quand les nefs furent chargiés d'armes, et de viandes, et de chevaliers, et de serjanz, et li escus furent portendus inviron de borz et des chaldeals (haubans) des nefs, et les banières dont il avait tant de belles. Ne oncques plus belles estoires (flottes) ne partit de nul port. "

Ma scène d'un matin à Venise me fait encore souvenir de l'histoire du capitaine Olivet et de Zulietta, si bien racontée :

" La gondole aborde, dit Rousseau, et je vois sortir une jeune personne éblouissante, fort coquettement mise et fort leste, qui dans trois sauts fut dans la chambre ; et je la vis établie à côté de moi avant que j'eusse aperçu qu'on y avait mis un couvert. Elle était aussi charmante que vive, une brunette de vingt ans au plus. Elle ne parlait qu'Italien ; son accent seul eût suffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en causant, elle me regarde, me fixe un moment, puis s'écriant : " Bonne Vierge ! Ah ! mon cher Bremond, qu'il y a longtemps que je ne t'ai vu ! " se jette entre mes bras, colle sa bouche contre la mienne, et me serre à m'étouffer. Ses grands yeux noirs à l'orientale lançaient dans mon coeur des traits de feu ; et quoique la surprise fît d'abord quelque diversion, la volupté me gagna très rapidement. (...)

" Elle nous dit que je ressemblais à s'y tromper à M. de Bremond, directeur des douanes de Toscane : qu'elle avait raffolé de ce M. de Bremond ; qu'elle en raffolait encore ; qu'elle l'avait quitté parce qu'elle était une sotte ; qu'elle me prenait à sa place ; qu'elle voulait m'aimer parce que cela lui convenait ; qu'il fallait, par la même raison, que je l'aimasse tant que cela lui conviendrait ; et que, quand elle me planterait là, je prendrais patience comme avait fait son cher Bremond. Ce qui fut dit fut fait. (...)

" Le soir, nous la ramenâmes chez elle. Tout en causant, je vis deux pistolets sur sa toilette. " Ah ! ah ! dis-je en en prenant un, voici une boîte à mouches de nouvelle fabrique ; pourrait-on savoir quel en est l'usage ? "... (...)

" Elle nous dit avec une naïveté fière qui la rendait encore plus charmante : " Quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer l'ennui qu'ils me donnent ; rien n'est plus juste : mais, en endurant leurs caresses, je ne veux pas endurer leurs insultes, et je ne manquerai pas le premier qui me manquera. "

" En la quittant j'avais pris son heure pour le lendemain. Je ne la fis pas attendre. Je la trouvai in vestito di confidenza , dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connaît que dans les pays méridionaux, et que je ne m'amuserai pas à décrire, quoique je me le rappelle trop bien. (...) Je n'avais point d'idée des voluptés qui m'attendaient. J'ai parlé de madame de L...e, dans les transports que son souvenir me rend quelquefois encore ; mais qu'elle était vieille, et laide, et froide auprès de ma Zulietta ! Ne tâchez pas d'imaginer les grâces et les charmes de cette fille enchanteresse, vous resteriez trop loin de la vérité ; les jeunes vierges des cloîtres sont moins fraîches, les beautés du sérail sont moins vives, les houris du paradis sont moins piquantes. "

Cette aventure finit par une bizarrerie de Rousseau et le mot de Zulietta : Lascia le donne e studia la matematica . Lord Byron livrait aussi sa vie à des Vénus payées : il remplit le palais Mocenigo de ces beautés vénitiennes réfugiées , selon lui, sous les fazzioli . Quelquefois, troublé de sa honte, il fuyait, et passait la nuit sur les eaux dans sa gondole. Il avait pour sultane favorite Margherita, surnommée, de l'état de son mari, la Fornarina :

" Brune, grande (c'est lord Byron qui parle), tête vénitienne, de très beaux yeux noirs, et vingt-deux ans. Un jour d'automne, allant au Lido (...) nous fûmes surpris par une bourrasque.

" Au retour, après une lutte terrible, je trouvai Margherita en plein air sur les marches du palais Mocenigo, au bord du grand canal, ses yeux noirs étincelaient à travers ses larmes ; ses longs cheveux de jais détachés, trempés de pluie, couvraient ses sourcils et son sein.

" Exposée en plein à l'orage, le vent qui s'engouffrait sous ses habits et sa chevelure les roulait autour de sa taille élancée ; l'éclair tourbillonnait sur sa tête, et les vagues mugissaient à ses pieds ; elle avait tout l'aspect d'une Médée descendue de son char, ou d'une sibylle conjurant la tempête qui rugissait à l'entour ; seule chose vivante à portée de voix dans ce moment, excepté nous-mêmes. Me voyant sain et sauf, elle ne m'attendait pas pour me souhaiter la bienvenue ; mais vociférant de loin : " Ah ! can della Madonna ! dunque sta il tempo per andar al Lido ! Ah ! chien de la Vierge, est-ce là un temps pour aller au Lido ? "

Dans ces deux récits de Rousseau et de Byron, on sent la différence de la position sociale, de l'éducation et du caractère des deux hommes. A travers le charme du style de l'auteur des Confessions, perce quelque chose de vulgaire, de cynique, de mauvais ton, de mauvais goût ; l'obscénité d'expression particulière à cette époque gâte encore le tableau. Zulietta est supérieure à son amant en élévation de sentiments et en élégance d'habitude ; c'est presque une grande dame éprise du secrétaire infime d'un ambassadeur mesquin. La même infériorité se retrouve quand Rousseau s'arrange pour élever à frais communs, avec son ami Carrio, une petite fille de onze ans dont ils devaient partager les faveurs ou plutôt les larmes.

Lord Byron est d'une autre allure : il laisse éclater les moeurs et la fatuité de l'aristocratie, pair de la Grande-Bretagne, se jouant de la femme du peuple qu'il a séduite, il l'élève à lui par ses caresses et par la magie de son talent. Byron arriva riche et fameux à Venise Rousseau y débarqua pauvre et inconnu ; tout le monde sait le palais qui divulgua les erreurs de l'héritier noble du célèbre commodore anglais ; aucun cicerone ne pourrait vous indiquer la demeure où cacha ses plaisirs le fils plébéien de l'obscur horloger de Genève. Rousseau ne parle pas même de Venise, il semble l'avoir habitée sans l'avoir vue : Byron l'a chantée admirablement.

Vous avez vu dans ces Mémoires ce que j'ai dit des rapports d'imagination et de destinée qui semblent avoir existé entre l'historien de René et le poète de Childe-Harold . Ici je signale encore une de ces rencontres tant flatteuses à mon orgueil. La brune Fornarina de lord Byron n'a-t-elle pas un air de famille avec la blonde Velléda des Martyrs , son aînée ?

" Caché parmi les rochers, j'attendis quelque temps sans voir rien paraître. Tout à coup mon oreille est frappée des sons que le vent m'apporte du milieu du lac. J'écoute et je distingue les accents d'une voix humaine ; en même temps je découvre un esquif suspendu au sommet d'une vague ; il redescend, disparaît entre deux flots, puis se montre encore sur la cime d'une lame élevée ; il approche du rivage. Une femme le conduisait ; elle chantait en luttant contre la tempête, et semblait se jouer dans les vents : on eût dit qu'ils étaient sous sa puissance, tant elle paraissait les braver. Je la voyais jeter tour à tour en sacrifice dans le lac des pièces de toile, des toisons de brebis, des pains de cire et de petites meules d'or et d'argent.

" Bientôt elle touche à la rive, s'élance à terre, attache sa nacelle au tronc d'un saule et s'enfonce dans le bois en s'appuyant sur la rame de peuplier qu'elle tenait à la main. Elle passa tout près de moi sans me voir. Sa taille était haute ; une tunique noire, courte et sans manches, servait à peine de voile à sa nudité. Elle portait une faucille d'or suspendue à une ceinture d'airain, et elle était couronnée d'une branche de chêne. La blancheur de ses bras et de son teint, ses yeux bleus, ses lèvres de rose, ses longs cheveux blonds qui flottaient épars, annonçaient la fille des Gaulois, et contrastaient, par leur douceur, avec sa démarche fière et sauvage. Elle chantait d'une voix mélodieuse des paroles terribles, et son sein découvert s'abaissait et s'élevait comme l'écume des flots. "

Je rougirais de me montrer entre Byron et Jean-Jacques, sans savoir ce que je serai dans la postérité, si ces Mémoires devaient paraître de mon vivant ; mais quand ils viendront en lumière j'aurai passé et pour jamais, ainsi que mes illustres devanciers, sur ce rivage étranger ; mon ombre sera livrée au souffle de l'opinion, vain et léger comme le peu qui restera de mes cendres.

Rousseau et Byron ont eu à Venise un trait de ressemblance : ni l'un ni l'autre n'a senti les arts. Rousseau, doué merveilleusement pour la musique, n'a pas l'air de savoir qu'il existe près de Zulietta des tableaux, des statues des monuments, et pourtant avec quel charme ces chefs-d'oeuvre se marient à l'amour dont ils divinisent l'objet et augmentent la flamme ! Quant à lord Byron, il abhorre l'infernal éclat des couleurs de Rubens ; il crache sur tous les sujets des saints dont les églises regorgent ; il n'a jamais rencontré tableau ou statue approchant d'une lieue de sa pensée. Il préfère à ces arts imposteurs la beauté de quelques montagnes, de quelques mers, de quelques chevaux, d'un certain lion de Morée, et d'un tigre qu'il vit souper dans Exeter-Change . N'y aurait-il point un peu de parti pris dans tout cela ?

Que d'affectation et de forfanterie !

 

Chapitre 13

Venise, septembre 1833.

Beaux génies inspirés par Venise.

Mais quelle est donc cette ville où les plus hautes intelligences se sont donné rendez-vous ? Les unes l'ont elles-mêmes visitée, les autres y ont envoyé leurs Muses. Quelque chose aurait manqué à l'immortalité de ces talents, s'ils n'eussent suspendu des tableaux à ce temple de la volupté et de la gloire. Sans rappeler encore les grands poètes de l'Italie, les génies de l'Europe entière y placèrent leurs créations : là respire cette Desdemona de Shakespeare, bien différente de la Zulietta de Rousseau et de la Margherita de Byron, cette pudique Vénitienne qui déclare sa tendresse à Othello : " Si vous avez un ami qui m'aime, apprenez-lui à raconter votre histoire, cela me pénétrera d'amour pour lui. " Là paraît cette Belvidera d'Otway qui dit à Jaffier :

Oh smile, as when our loves were in their spring

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

O ! lead me to some desert wide and wild,

Barren as our misfortunes, where my soul

May have its vent, where ! may tell aloud

To the high heavens, and ev'ry list'ning planet,

With what a boundless stock my bosom's fraught ;

Where ! may throw my eager arms about thee,

Give loose to love, with kisses kindling joy,

And let off all the fire that's in my heart.

" Oh ! souris-moi comme quand nos amours étaient dans leur printemps. (...) Conduis-moi à quelque désert vaste, sauvage, stérile comme nos malheurs, où mon âme puisse respirer, où je puisse à grands cris dire aux cieux élevés et aux astres écoutants de quelles richesses sans bornes mon sein est chargé ; où je puisse jeter mes bras impatients autour de toi, donner passage à l'amour par des baisers qui rallument la joie, et laisser aller tout le feu qui est dans mon coeur. "

Goethe, de notre temps, a célébré Venise, et le gentil Marot, qui le premier fit entendre sa voix au réveil des Muses françaises, se réfugia aux foyers du Titien. Montesquieu écrivait : " On peut avoir vu toutes les villes du monde et être surpris en arrivant à Venise. "

Lorsque, dans un tableau trop nu, l'auteur des Lettres persanes représente une musulmane abandonnée dans le paradis à deux hommes divins , ne semble-t-il pas avoir peint la courtisane des Confessions de Rousseau et celle des Mémoires de Byron ? N'étais-je pas, entre mes deux Floridiennes, comme Anaïs entre ses deux anges ? Mais les filles peintes et moi, nous n'étions pas immortels.

Madame de Staël livre Venise à l'inspiration de Corinne : celle-ci écoute le bruit du canon qui annonce l'obscur sacrifice d'une jeune fille. (...) Avis solennel " qu'une femme résignée donne aux femmes qui luttent encore contre le destin. "

Corinne monte au sommet de la tour de Saint-Marc, contemple la ville et les flots, tourne les yeux vers les nuages du côté de la Grèce : " La nuit elle ne voit que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles : on dirait des ombres qui glissent sur l'eau, guidées par une petite étoile. " Oswald part ; Corinne s'élance pour le rappeler. " Une pluie terrible commençait alors : le vent le plus violent se faisait entendre. " Corinne descend sur le bord du canal. " La nuit était si obscure qu'il n'y avait pas une seule barque ; Corinne appelait au hasard des bateliers qui prenaient ses cris pour des cris de détresse de malheureux qui se noyaient pendant la tempête, et néanmoins personne n'osait approcher, tant les ondes agitées du grand canal étaient redoutables. "

Voilà encore la Margherita de lord Byron.

J'éprouve un plaisir indicible à revoir les chefs-d'oeuvre de ces grands maîtres dans le lieu même pour lequel ils ont été faits. Je respire à l'aise au milieu de la troupe immortelle, comme un humble voyageur admis aux foyers d'une riche et belle famille. [ Voir dans les textes retranchés, le Livre sur Venise[C M 1 599] .]

 

 

Livre 40

 

Date de dernière mise à jour : 03/04/2016