Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

Livre 38

1. Madame la Dauphine. - 2. Incidences. - Sources. - Eaux minérales. - Souvenirs historiques. - 3. Suite des incidences. - Vallée de la Tèple. - Sa flore. - 4. Dernière conversation avec la Dauphine. - Départ. - 5. Journal de Carlsbad à Paris. - Cynthie. - Egra. - Wallenstein. - 6. Weissenstadt. - La voyageuse. - Berneck et souvenirs. - Baireuth. - Voltaire. - Hohlfeld. - Eglise. - La petite fille à la hotte. - L'hôtelier et sa servante. - 7. Bamberg. - Une bossue. - Würtzbourg : ses chanoines. - Un ivrogne. - L'hirondelle. - 8. Auberge de Wiesenbach. - Un Allemand et sa femme. - Ma vieillesse. - Heidelberg. - Pèlerins. - Ruines. - Manheim. - 9. Le Rhin. - Le Palatinat. - Armée aristocratique ; armée plébéienne. - Couvent et château. - Monts Tonnerre. - Auberge solitaire. - Kaiserslautern. - Sommeil. - Oiseaux. - Saarbruck. - 10. Terre de France. - Arabesques. - Dans ma casquette, s'il vous plaît . - Metz. - Regard sur ma famille et ma vie. - Présent des enfants exilés. - Verdun, Valmy. - Châlons. - Vallée de la Marne.

 

Chapitre 1

Madame la Dauphine.

Le chemin de Prague à Carlsbad s'allonge dans les ennuyeuses plaines qu'ensanglanta la guerre de Trente Ans. En traversant la nuit ces champs de bataille, je m'humilie devant ce Dieu des armées, qui porte le ciel à son bras comme un bouclier. On aperçoit d'assez loin les monticules boisés au pied desquels se trouvent les eaux. Les beaux esprits des médecins de Carlsbad comparent la route au serpent d'Esculape qui, descendant la colline, vient boire à la coupe d'Hygie. Du haut de la tour de la ville, Stadtthurm , tour emmitrée d'un clocher, des gardiens sonnent de la trompe aussitôt qu'ils aperçoivent un voyageur. Je fus salué du son joyeux comme un moribond, et chacun de se dire avec transport dans la vallée : " Voici un arthritique, voici un hypocondriaque, voici un myope ! " Hélas ! j'étais mieux que tout cela, j'étais un incurable.

A sept heures du matin, le 31, j'étais installé à l' Ecu d'Or , auberge tenue au bénéfice du comte de Bolzona, très noble homme ruiné. Logeaient dans cet hôtel le comte et madame la comtesse de Cossé (ils m'avaient devancé), et mon compatriote le général de Trogoff, naguère gouverneur du château de Saint-Cloud, ci-devant né à Landivisiau dans le rayon de la lune de Landernau, et, tout trapu qu'il est, capitaine de grenadiers autrichiens à Prague, pendant la Révolution. Il venait de visiter son seigneur banni, successeur de saint Clodoald, moine en son temps à Saint-Cloud. Trogoff, après son pèlerinage, s'en retournait en Basse-Bretagne. Il emportait un rossignol de Hongrie et un rossignol de Bohême qui ne laissaient dormir personne dans l'hôtel, tant ils se plaignaient de la cruauté de Térée. Trogoff les bourrait de coeur de boeuf râpé, sans pouvoir venir à bout de leur douleur.

Et moestis late loca questibus implet.

Nous nous embrassâmes comme deux Bretons, Trogoff et moi. Le général, court et carré comme un Celte de la Cornouaille, a de la finesse sous l'apparence de la franchise, et du comique dans la manière de conter. Il plaisait assez à madame la Dauphine, et, comme il sait l'allemand, elle se promenait avec lui. Instruite de mon arrivée par madame de Cossé, elle me fit proposer de la voir à neuf heures et demie, ou à midi : à midi j'étais chez elle.

Elle occupait une maison isolée, à l'extrémité du village, sur la rive droite de la Tèple, petite rivière qui se rue de la montagne et traverse Carlsbad dans sa longueur. En montant l'escalier de l'appartement de la princesse, j'étais troublé : j'allais voir, presque pour la première fois, ce modèle parfait des souffrances humaines, cette Antigone de la chrétienté. Je n'avais pas causé dix minutes dans ma vie avec madame la Dauphine ; à peine m'avait-elle adressé, dans le cours rapide de ses prospérités, deux ou trois paroles ; elle s'était toujours montrée embarrassée avec moi. Bien que je n'eusse jamais écrit et parlé d'elle qu'avec une admiration profonde, madame la Dauphine avait dû nécessairement nourrir à mon égard les préjugés de ce troupeau d'antichambre, au milieu duquel elle vivait : la famille royale végétait isolée dans cette citadelle de la bêtise et de l'envie, qu'assiégeaient, sans pouvoir y pénétrer, les générations nouvelles.

Un domestique m'ouvrit la porte, j'aperçus madame la Dauphine assise au fond d'un salon sur un sofa, entre deux fenêtres, brodant à la main un morceau de tapisserie. J'entrai si ému que je ne savais pas si je pourrais arriver jusqu'à la princesse.

Elle releva la tête qu'elle tenait baissée tout contre son ouvrage, comme pour cacher elle-même son émotion, et, m'adressant la parole, elle me dit : " Je suis heureuse de vous voir, monsieur de Chateaubriand ; le Roi m'avait mandé votre arrivée. Vous avez passé la nuit ? vous devez être fatigué. "

Je lui présentai respectueusement les lettres de madame la duchesse de Berry ; elle les prit, les posa sur le canapé près d'elle, et me dit : " Asseyez-vous, asseyez-vous. " Puis elle recommença sa broderie avec un mouvement rapide, machinal et convulsif.

Je me taisais ; madame la Dauphine gardait le silence : on entendait le piquer de l'aiguille et le tirer de la laine que la princesse passait brusquement dans le canevas, sur lequel je vis tomber quelques pleurs. L'illustre infortunée les essuya dans ses yeux avec le dos de sa main, et, sans relever la tête, elle me dit : " Comment se porte ma soeur ? Elle est bien malheureuse, bien malheureuse. Je la plains beaucoup, je la plains beaucoup. " Ces mots brefs et répétés cherchaient en vain à nouer une conversation dont les expressions manquaient aux deux interlocuteurs. La rougeur des yeux de la Dauphine, causée par l'habitude des larmes, lui donnait une beauté qui la faisait ressembler à la Vierge du Spasimo .

" Madame, répondis-je enfin, madame la duchesse de Berry est bien malheureuse, sans doute ; elle m'a chargé de venir remettre ses enfants sous votre protection pendant sa captivité. C'est un grand soulagement à ses peines de penser que Henri V retrouve dans Votre Majesté une seconde mère. "

Pascal a eu raison de mêler la grandeur et la misère de l'homme : qui pourrait croire que madame la Dauphine comptât pour quelque chose ces titres de Reine, de Majesté qui lui étaient si naturels et dont elle avait connu la vanité ? Eh bien ! le mot de Majesté fut pourtant un mot magique, il rayonna sur le front de la princesse dont il écarta un moment les nuages ; ils revinrent bientôt s'y replacer comme un diadème.

" Oh ! non, non, monsieur de Chateaubriand, me dit la princesse en me regardant et cessant son ouvrage, je ne suis pas Reine. - Vous l'êtes, madame, vous l'êtes par les lois du royaume : monsieur le Dauphin n'a pu abdiquer que parce qu'il a été Roi. La France vous regarde comme sa Reine, et vous serez la mère de Henri V. "

La Dauphine ne disputa plus : cette petite faiblesse, en la rendant à la femme, voilait l'éclat de tant de grandeurs diverses, leur donnait une sorte de charme et les mettait plus en rapport avec la condition humaine.

Je lus à haute voix ma lettre de créance dans laquelle madame la duchesse de Berry m'expliquait son mariage, m'ordonnait de me rendre à Prague, demandait à conserver son titre de princesse française, et mettait ses enfants sous la garde de sa soeur.

La princesse avait repris sa broderie ; elle me dit après la lecture de ma lettre : " Madame la duchesse de Berry a raison de compter sur moi. C'est très bien, monsieur de Chateaubriand, très bien : je plains beaucoup ma belle-soeur, vous le lui direz. "

Cette insistance de madame la Dauphine à dire qu'elle plaignait madame la duchesse de Berry, sans aller plus loin, me fit voir combien peu au fond, il y avait de sympathie entre ces deux âmes. Il me paraissait aussi qu'un mouvement involontaire avait agité le coeur de la sainte. Rivalité de malheur ! La fille de Marie-Antoinette n'avait pourtant rien à craindre dans cette lutte ; la palme lui serait restée.

" Si Madame, repris-je, voulait lire la lettre que madame la duchesse de Berry lui écrit, et celle qu'elle adresse à ses enfants, elle y trouverait peut-être de nouveaux éclaircissements. J'espère que Madame me remettra une lettre à porter à Blaye. "

Les lettres étaient tracées au citron. " Je n'entends rien à cela, dit la princesse, comment allons-nous faire ? " Je proposai le moyen d'un réchaud avec quelques éclisses de bois blanc ; Madame tira la sonnette dont le cordon descendait derrière le sofa. Un valet de chambre vint, reçut les ordres et dressa l'appareil sur le palier, à la porte du salon. Madame se leva et nous allâmes au réchaud. Nous le mîmes sur une petite table adjoignant la rampe de l'escalier. Je pris une des deux lettres et la présentai parallèlement à la flamme. Madame la Dauphine me regardait et souriait parce que je ne réussissais pas. Elle me dit : " Donnez, donnez, je vais essayer à mon tour. " Elle passa la lettre au-dessus de la flamme ; la grande écriture ronde de madame la duchesse de Berry parut : même opération pour la seconde lettre. Je félicitai Madame de son succès. Etrange scène : la fille de Louis XVI déchiffrant avec moi, au haut d'un escalier à Carlsbad, les caractères mystérieux que la captive de Blaye envoyait à la captive du Temple !

Nous revînmes nous asseoir dans le salon. La Dauphine lut la lettre qui lui était adressée. Madame la duchesse de Berry remerciait sa soeur de la part qu'elle avait prise à son infortune, lui recommandait ses enfants et plaçait particulièrement son fils sous la tutelle des vertus de sa tante. La lettre aux enfants était quelques mots de tendresse. La duchesse de Berry invitait Henri à se rendre digne de la France.

Madame la Dauphine me dit : " Ma soeur me rend justice, j'ai bien pris part à ses peines. Elle a dû beaucoup souffrir, beaucoup souffrir. Vous lui direz que j'aurai soin de M. le duc de Bordeaux. Je l'aime bien. Comment l'avez-vous trouvé ? Sa santé est bonne, n'est-ce pas ? Il est fort, quoique un peu nerveux. "

Je passai deux heures tête-à-tête avec Madame, honneur qu'on a rarement obtenu : elle paraissait contente. Ne m'ayant jamais connu que sur des récits ennemis, elle me croyait sans doute un homme violent, bouffi de mon mérite ; elle me savait gré d'avoir figure humaine et d'être un bon garçon. Elle me dit avec cordialité : " Je vais me promener pour le régime des eaux, nous dînerons à trois heures, vous viendrez si vous n'avez pas besoin de vous coucher. Je veux vous voir tant que cela ne vous fatiguera pas. "

Je ne sais à quoi je devais mon succès, mais certainement la glace était rompue, la prévention effacée, ces regards, qui s'étaient attachés, au Temple sur les yeux de Louis XVI et de Marie-Antoinette, s'étaient reposés avec bienveillance sur un pauvre serviteur.

Toutefois, si j'étais parvenu à mettre la Dauphine à l'aise, je me sentais extrêmement contraint : la peur de dépasser certain niveau m'ôtait jusqu'à cette faculté des choses communes que j'avais auprès de Charles X. Soit que je n'eusse pas le secret de tirer de l'âme de Madame ce qui s'y trouve de sublime ; soit que le respect que j'éprouvais fermât le chemin à la communication de la pensée, je sentais une stérilité désolante qui venait de moi.

A trois heures, j'étais revenu chez madame la Dauphine. J'y rencontrai madame la comtesse Esterhazy et sa fille, madame d'Agoult, MM. O'Hégerty fils et de Trogoff ; ils avaient l'honneur de dîner chez la princesse. La comtesse Esterhazy, jadis belle, est encore bien : elle avait été liée à Rome avec M. le duc de Blacas. On assure qu'elle se mêle de politique et qu'elle instruit M. le prince de Metternich de tout ce qu'elle apprend. Quand, au sortir du Temple, Madame fut envoyée à Vienne, elle rencontra la comtesse Esterhazy qui devint sa compagne. Je remarquais qu'elle écoutait attentivement mes paroles ; elle eut le lendemain la naïveté de dire devant moi qu'elle avait passé la nuit à écrire. Elle se disposait à partir pour Prague, une entrevue secrète était fixée dans un lieu convenu avec M. de Blacas ; de là, elle se rendait à Vienne. Vieux attachements rajeunis par l'espionnage ! Quelles affaires, et quels plaisirs ! Mademoiselle Esterhazy n'est pas jolie, elle a l'air spirituel et méchant.

La vicomtesse d'Agoult, aujourd'hui dévote, est une personne importante comme on en trouve dans tous les cabinets des princesses. Elle a poussé sa famille tant qu'elle a pu, en s'adressant à tout le monde, particulièrement à moi : j'ai eu le bonheur de placer ses neveux ; elle en avait autant que feu l'archichancelier Cambacérès.

Le dîner fut si mauvais et si exigu que j'en sortis mourant de faim ; il était servi dans le salon même de madame la Dauphine, car elle n'avait point de salle à manger. Après le repas on enleva la table ; Madame revint s'asseoir sur le sofa, reprit son ouvrage, et nous fîmes cercle autour. Trogoff conta des histoires, Madame les aime. Elle s'occupe particulièrement des femmes. Il fut question de la duchesse de Guiche : " Ses tresses ne lui vont pas bien ", dit la Dauphine, à mon grand étonnement.

De son sofa, Madame voyait à travers la fenêtre ce qui se passait au dehors : elle nommait les promeneurs et les promeneuses. Arrivèrent deux petits chevaux avec deux jockeys vêtus à l'écossaise, Madame cessa de travailler, regarda beaucoup et dit : " C'est madame..... (j'ai oublié le nom) qui va dans la montagne avec ses enfants. " Marie-Thérèse curieuse, sachant les cancans du voisinage, la princesse des trônes et des échafauds descendue de la hauteur de sa vie au niveau des autres femmes, m'intéressait singulièrement ; je l'observais avec une sorte d'attendrissement philosophique.

A cinq heures, la Dauphine s'alla promener en calèche ; à sept, j'étais revenu à la soirée. Même établissement. Madame sur le sofa, les personnes du dîner et cinq ou six jeunes et vieilles buveuses d'eau élargissant le cercle. La Dauphine faisait des efforts touchants, mais visibles pour être gracieuse ; elle adressait un mot à chacun. Elle me parla plusieurs fois, en affectant de me nommer pour me faire connaître ; mais entre chaque phrase elle retombait dans une distraction. Son aiguille multipliait ses mouvements, son visage se rapprochait de sa broderie, j'apercevais la princesse de profil, et je fus frappé d'une ressemblance sinistre : Madame a pris l'air de son père quand je voyais sa tête baissée comme sous le glaive de la douleur, je croyais voir celle de Louis XVI attendant la chute du fer.

A huit heures et demie la soirée finit, je me couchai accablé de sommeil et de lassitude.

Le vendredi, premier de juin, j'étais debout à cinq heures ; à six, je me rendis au Mühlenbad (bain du moulin) : les buveurs et les buveuses se pressaient autour de la fontaine, se promenaient sous la galerie de bois à colonnes, ou dans le jardin attenant à cette galerie. Madame la Dauphine arriva, vêtue d'une mesquine robe de soie grise ; elle portait sur ses épaules un châle usé et sur sa tête un vieux chapeau. Elle avait l'air d'avoir raccommodé ses vêtements, comme sa mère à la Conciergerie. M. O'Hégerty, son écuyer, lui donnait le bras. Elle se mêla à la foule et présenta sa tasse aux femmes qui puisent l'eau de la source. Personne ne faisait attention à madame la comtesse de Marne. Marie-Thérèse, sa grand-mère, bâtit en 1762 la maison dite du Mühlenbad ; elle octroya aussi à Carlsbad les cloches qui devaient appeler sa petite-fille au pied de la croix.

Madame étant entrée dans le jardin, je m'avançai vers elle : elle sembla surprise de cette flatterie de courtisan. Je m'étais rarement levé si matin pour les personnes royales, hors peut-être le 13 février 1820, lorsque j'allai chercher le duc de Berry à l'Opéra. La princesse me permit de faire cinq ou six tours de jardin à ses côtés, causa avec bienveillance, me dit qu'elle me recevrait à deux heures et me donnerait une lettre. Je la quittai par discrétion ; je déjeunai à la hâte, et j'employai le temps qui me restait à parcourir la vallée.

 

Chapitre 2

Carlsbad, 1er juin 1833.

Incidences. - Sources. - Eaux minérales. - Souvenirs historiques.

Comme Français, je ne trouvais à Carlsbad que des souvenirs pénibles. Cette ville prend son nom de Charles IV, roi de Bohême, qui s'y vint guérir de trois blessures reçues à Crécy, en combattant auprès de son père Jean. Lobkowitz prétend que Jean fut tué par un Ecossais ; circonstance ignorée des historiens.

Sed cum Gallorum fines et amica tuetur

Arva, Caledonia cuspide fossus obit.

" Tandis qu'il défend les confins des Gaules et les champs amis, il meurt percé d'une lance calédonienne. " Le poète n'aurait-il pas mis Caledonia pour la quantité ? En 1346, Edouard était en guerre avec Robert Bruce, et les Ecossais étaient alliés de Philippe.

La mort de Jean de Bohême l'Aveugle, à Crécy, est une des aventures les plus héroïques et les plus touchantes de la chevalerie. Jean voulait aller au secours de son fils Charles ; il dit à ses compagnons : " Seigneurs, vous êtes mes amis : je vous requiers que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d'espée, ils répondirent que volontiers ils le feraient... Le roi de Bohême alla si avant, qu'il férit un coup de son épée, voire plus de quatre, et recombattit moult vigoureusement, et aussi firent ceux de sa compagnie ; et si avant s'y boutèrent sur les Anglais, que tous y demeurèrent et furent le lendemain trouvés sur la place autour de leur seigneur, et tous leurs chevaux liés ensemble. "

On ne sait guère que Jean de Bohême était enterré à Montargis, dans l'église des Dominicains et qu'on lisait sur sa tombe ce reste d'une inscription effacée :

" Il trépassa à la tête de ses gens, ensemblement les recommandant à Dieu le Père. Priez Dieu pour ce doux roi. "

Puisse ce souvenir d'un Français expier l'ingratitude de la France, lorsqu'aux jours de nos nouvelles calamités nous épouvantâmes le ciel par nos sacrilèges et jetâmes hors de sa tombe un prince mort pour nous aux jours de nos anciens malheurs !

A Carlsbad les chroniques racontent que Charles IV fils du roi Jean, étant à la chasse, un de ses chiens s'élançant après un cerf tomba du haut d'une colline dans un bassin d'eau bouillante. Ses hurlements firent accourir les chasseurs, et la source du Sprudel fut découverte. Un pourceau qui s'échauda dans les eaux de Toeplitz les indiqua à des pâtres.

Telles sont les traditions germaniques. J'ai passé à Corinthe ; les débris du temple des courtisanes étaient dispersés sur les cendres de Glycère ; mais la fontaine Pirène, née des pleurs d'une nymphe, coulait encore parmi les lauriers-roses où volait, au temps des Muses le cheval Pégase. La vague d'un port sans vaisseaux baignait des colonnes tombées dont le chapiteau trempait dans la mer, comme la tête de jeunes filles noyées étendues sur le sable ; le myrte avait poussé dans leur chevelure et remplaçait la feuille d'acanthe : voilà les traditions de la Grèce.

On compte à Carlsbad huit fontaines ; la plus célèbre est le Sprudel , découverte par le limier. Cette fontaine émerge de terre entre l'église et la Tèple avec un bruit creux et une vapeur blanche ; elle saute par bonds irréguliers à six ou sept pieds de haut. Les sources de l'Islande sont seules supérieures au Sprudel, mais nul ne vient chercher la santé dans les déserts de l'Hécla où la vie expire ; où le jour de l'été, sortant du jour, n'a ni couchant ni aurore ; où la nuit de l'hiver, renaissant de la nuit, est sans aube et sans crépuscule.

L'eau du Sprudel cuit les oeufs et sert à laver la vaisselle ; ce beau phénomène est entré au service des ménagères de Carlsbad : image du génie qui se dégrade en prêtant sa puissance à des oeuvres viles.

M. Alexandre Dumas a fait une traduction libre de l'ode latine de Lobkowitz sur le Sprudel :

Fons heliconianum, etc.

Fontaine consacrée aux hymnes du poète,

Quel est donc le foyer de ta chaleur secrète ?

D'où vient ton lit brûlant et de soufre et de chaux ?

La flamme dont l'Etna n'embrase plus les nues

S'ouvre-t-elle vers toi des routes inconnues,

Ou, voisine du Styx, fait-il bouillir tes eaux ?

Carlsbad est le rendez-vous ordinaire des souverains ; ils devraient bien s'y guérir de la couronne pour eux et pour nous.

On publie une liste quotidienne des visiteurs du Sprudel : sur les anciens rôles on lit les noms des poètes et des hommes de lettres les plus éclairés du Nord, Gurowsky, Traller, Dunker, Weisse, Herder, Goethe ; j'aurais voulu y trouver celui de Schiller, objet de ma préférence. Dans la feuille du jour, parmi la foule des arrivants obscurs, on remarque le nom de la comtesse de Marne ; il est seulement imprimé en petites capitales.

En 1830, au moment même de la chute de la famille royale à Saint-Cloud, la veuve et les filles de Christophe prenaient les eaux de Carlsbad. LL. MM. haïtiennes se sont retirées en Toscane auprès des Majestés napoléoniennes. La plus jeune fille du roi Christophe, très instruite et fort jolie, est morte à Pise : sa beauté d'ébène repose libre sous les portiques du Campo-Santo , loin du champ des cannes et des mangliers à l'ombre desquels elle était née esclave.

On a vu à Carlsbad, en 1826, une Anglaise de Calcutta passée du figuier banian à l'olivier de Bohême, du soleil du Gange à celui de la Tèple ; elle s'éteignait comme un rayon du ciel indien égaré dans le froid et la nuit.

Le spectacle des cimetières, dans les lieux consacrés à la santé, est mélancolique : là sommeillent de jeunes femmes étrangères les unes aux autres : sur leurs tombeaux sont gravés le nombre de leurs jours et l'indication de leur patrie : on croit parcourir une serre où l'on cultive des fleurs de tous les climats et dont les noms sont écrits sur une étiquette aux pieds de ces fleurs.

La loi indigène est venue au-devant des besoins de la mort exotique ; prévoyant le décès des voyageurs loin de leur pays, elle a permis d'avance les exhumations. J'aurais donc pu dormir dans le cimetière de Saint-André une dizaine d'années, et rien n'aurait entravé les dispositions testamentaires de ces Mémoires . Si madame la Dauphine décédait ici, les lois françaises permettraient-elles le retour de ses cendres ? Ce serait un point délicat de controverse entre les sorboniqueurs de la doctrine et les casuistes de proscription.

Les eaux de Carlsbad sont, assure-t-on, bonnes pour le foie et mauvaises pour les dents. Quant au foie, je n'en sais rien ; mais il y a beaucoup d'édentés à Carlsbad ; les années plus que les eaux sont peut-être coupables du fait : le temps est un insigne menteur et un grand arracheur de dents.

Ne vous semble-t-il pas que je recommence le chef-d'oeuvre d'un inconnu ? un mot me mène à un autre ; je m'en vais en Islande et aux Indes.

Voici les Apennins et voici le Caucase.

Et pourtant je ne suis pas encore sorti de la vallée de la Tèple.

 

Chapitre 3

Suite des incidences. - Vallée de la Tèple. - Sa flore.

Pour voir d'un coup d'oeil la vallée de la Tèple, je gravis une colline, à travers un bois de pins : les colonnes perpendiculaires de ces arbres formaient un angle aigu avec le sol incliné ; les uns avaient leurs cimes, les deux tiers, la moitié, le quart de leur tronc où les autres avaient leur pied.

J'aimerai toujours les bois : la flore de Carlsbad, dont le souffle avait brodé les gazons sous mes pas, me paraissait charmante ; je retrouvais la laîche digitée, la belladone vulgaire, la salicaire commune, le millepertuis, le muguet vivace, le saule cendré : doux sujets de mes premières anthologies.

Voilà que ma jeunesse vient suspendre ses réminiscences aux tiges de ces plantes que je reconnais en passant. Vous souvenez-vous de mes études botaniques chez les Siminoles, de mes oenothères, de mes nymphéas dont je parais mes Floridennes, des guirlandes de clématite dont elles enlaçaient la tortue, de notre sommeil dans l'île au bord du lac, de la pluie de roses du magnolia qui tombait sur nos têtes ? Je n'ose calculer l'âge qu'aurait à présent ma volage fille peinte ; que cueillerais-je aujourd'hui sur son front ? les rides qui sont sur le mien. Elle dort sans doute à l'éternité sous les racines d'une cyprière de l'Alabama ; et moi qui porte en ma mémoire ces souvenirs lointains, solitaires, ignorés, je vis ! Je suis en Bohême, non pas avec Atala et Céluta, mais auprès de madame la Dauphine qui va me donner une lettre pour madame la duchesse de Berry.

 

Chapitre 4

Dernière conversation avec la Dauphine. - Départ.

A une heure, j'étais aux ordres de madame la Dauphine.

" Vous voulez partir aujourd'hui, monsieur de Chateaubriand ?

" - Si Votre Majesté le permet. Je tâcherai de retrouver en France madame de Berry ; autrement je serais obligé de faire le voyage de Sicile, et Son Altesse Royale serait trop longtemps privée de la réponse qu'elle attend.

" - Voilà un billet pour elle. J'ai évité de prononcer votre nom pour ne pas vous compromettre en cas d'événement. Lisez. "

Je lus le billet ; il était tout entier de la main de madame la Dauphine : je l'ai copié exactement.

" Carlsbad, ce 31 mai 1833.

" J'ai éprouvé une vraie satisfaction, ma chère soeur, à recevoir enfin directement de vos nouvelles. Je vous plains de toute mon âme. Comptez toujours sur mon intérêt constant pour vous et surtout pour vos chers enfants, qui me sont plus précieux que jamais. Mon existence, tant qu'elle durera, leur sera consacrée. Je n'ai pas encore pu faire vos commissions à notre famille, ma santé ayant exigé que je vinsse ici prendre les eaux. Mais je m'en acquitterai aussitôt mon retour près d'elle, et croyez que nous n'aurons, eux et moi, jamais que les mêmes sentiments sur tout.

" Adieu, ma chère soeur, je vous plains du fond de mon coeur, et vous embrasse tendrement.

" M. T. "

Je fus frappé de la réserve de ce billet : quelques expressions vagues d'attachement couvraient mal la sécheresse du fond. J'en fis la remarque respectueuse, et plaidai de nouveau la cause de l'infortunée prisonnière. Madame me répondit que le Roi en déciderait. Elle me promit de s'intéresser à sa soeur ; mais il n'y avait rien de cordial ni dans la voix ni dans le ton de la Dauphine, on y sentait plutôt une irritation contenue. La partie me sembla perdue quant à la personne de ma cliente. Je me rabattis sur Henri V. Je crus devoir à la Princesse la sincérité dont j'avais toujours usé à mes risques et périls pour éclairer les Bourbons ; je lui parlai sans détour et sans flatterie de l'éducation de M. le duc de Bordeaux. " Je sais que Madame a lu avec bienveillance une brochure à la fin de laquelle j'exprimais quelques idées relatives à l'éducation de Henri V. Je crains que les entours de l'enfant ne nuisent à sa cause : MM. de Damas, de Blacas et Latil ne sont pas populaires. "

Madame en convint ; elle abandonna même tout à fait M. de Damas, en disant deux ou trois mots à l'honneur de son courage, de sa probité et de sa religion.

" Au mois de septembre, Henri V sera majeur : Madame ne pense-t-elle pas qu'il serait utile de former auprès de lui un conseil dans lequel on ferait entrer des hommes que la France regarde avec moins de prévention ?

" - Monsieur de Chateaubriand, en multipliant les conseillers, on multiplie les avis : et puis, qui proposeriez-vous au choix du Roi ?

" - M. de Villèle. "

Madame, qui brodait, arrêta son aiguille, me regarda avec étonnement, et m'étonna à mon tour par une critique assez judicieuse du caractère et de l'esprit de M. de Villèle. Elle ne le considérait que comme un administrateur habile.

" Madame est trop sévère, lui dis-je : M. de Villèle est un homme d'ordre, de comptabilité, de modération, de sang-froid, et dont les ressources sont infinies ; s'il n'avait eu l'ambition d'occuper la première place, pour laquelle il n'est pas suffisant, c'eût été un ministre à garder éternellement dans le conseil du Roi ; on ne le remplacera jamais. Sa présence auprès de Henri V serait du meilleur effet.

" - Je croyais que vous n'aimiez pas M. de Villèle ?

" - Je me mépriserais si, après la chute du trône, je continuais de nourrir le sentiment de quelque mesquine rivalité. Nos divisions royalistes ont déjà fait trop de mal ; je les abjure de grand coeur et suis prêt à demander pardon à ceux qui m'ont offensé. Je supplie Votre Majesté de croire que ce n'est là ni l'étalage d'une fausse générosité, ni une pierre posée en prévision d'une future fortune. Que pourrais-je demander à Charles X dans l'exil ? Si la Restauration arrivait, ne serais-je pas au fond de ma tombe ? "

Madame me regarda avec affabilité ; elle eut la bonté de me louer par ces seuls mots : " C'est très bien, monsieur de Chateaubriand ! " Elle semblait toujours surprise de trouver un Chateaubriand si différent de celui qu'on lui avait peint.

" - Il est une autre personne, madame, qu'on pourrait appeler, repris-je : mon noble ami, M. Lainé. Nous étions trois hommes en France qui ne devions jamais prêter serment à Philippe : moi, M. Lainé et M. Royer-Collard. En dehors du gouvernement et dans des positions diverses, nous aurions formé un triumvirat de quelque valeur. M. Lainé a prêté son serment par faiblesse, M. Royer-Collard par orgueil ; le premier en mourra ; le second en vivra, parce qu'il vit de tout ce qu'il fait, ne pouvant rien faire qui ne soit admirable.

" - Vous avez été content de monsieur le duc de Bordeaux ?

" - Je l'ai trouvé charmant. On assure que Votre Majesté le gâte un peu.

" - Oh ! non, non. Sa santé, en avez-vous été content ?

" - Il m'a semblé se porter à merveille, il est délicat et un peu pâle.

" - Il a souvent de belles couleurs, mais il est nerveux. Monsieur le Dauphin est fort estimé dans l'armée, n'est-ce pas ? fort estimé ? on se souvient de lui, n'est-ce pas ? "

Cette brusque question, sans liaison avec ce que nous venions de dire, me dévoila une plaie secrète que les journées de Saint-Cloud et de Rambouillet avaient laissée dans le coeur de la Dauphine. Elle ramenait le nom de son mari pour se rassurer ; je courus au-devant de la pensée de la princesse et de l'épouse ; j'affirmai, avec raison, que l'armée se souvenait toujours de l'impartialité, des vertus, du courage de son généralissime.

Voyant l'heure de la promenade arriver :

" - Votre Majesté n'a plus d'ordres à me donner ? je crains d'être importun.

" - Dites à vos amis combien j'aime la France ; qu'ils sachent bien que je suis Française. Je vous charge particulièrement de dire cela ; vous me ferez plaisir de le dire : je regrette bien la France, je regrette beaucoup la France.

" - Ah ! madame, que vous a donc fait cette France ? vous qui avez tant souffert, comment avez-vous encore le mal du pays ?

" - Non, non, monsieur de Chateaubriand, ne l'oubliez pas ; dites-leur bien à tous que je suis Française, que je suis Française. "

Madame me quitta ; je fus obligé de m'arrêter dans l'escalier avant de sortir ; je n'aurais pas osé me montrer dans la rue ; mes pleurs mouillent encore ma paupière en retraçant cette scène.

Rentré à mon auberge, je repris mon habit de voyage. Tandis qu'on apprêtait la voiture, Trogoff bavardait ; il me redisait que madame la Dauphine était très contente de moi, qu'elle ne s'en cachait pas, qu'elle le racontait à qui voulait l'entendre. " C'est une chose immense que votre voyage ! " criait Trogoff, tâchant de dominer la voix de ses deux rossignols. " Vous verrez les suites de cela ! " Je ne croyais à aucune suite.

J'avais raison ; on attendait le soir même M. le duc de Bordeaux. Bien que tout le monde connût son arrivée, on m'en avait fait mystère. Je me donnai garde de me montrer instruit du secret.

A six heures du soir, je roulais vers Paris. Quelle que soit l'immensité de l'infortune à Prague, la petitesse de la vie de prince réduite à elle-même est désagréable à avaler, pour en boire la dernière goutte, il faut avoir brûlé son palais et s'être enivré d'une foi ardente. - Hélas ! nouveau Symmaque, je pleure l'abandon des autels, je lève les mains vers le Capitole ; j'invoque la majesté de Rome ! mais si le dieu était devenu de bois et que Rome ne se ranimât plus dans sa poussière ?

 

Chapitre 5

1er juin au soir, 1833.

Journal de Carlsbad à Paris. - Cynthie. - Egra. - Wallenstein.

Le chemin de Carlsbad jusqu'à Ellbogen, le long de l'Egra, est agréable. Le château de cette petite ville est du XIIe siècle et placé en sentinelle sur un rocher, à l'entrée d'une gorge de vallée. Le pied du rocher, couvert d'arbres, s'enveloppe d'un pli de l'Egra : de là le nom de la ville et du château, Ellbogen (le coude). Le donjon rougissait du dernier rayon du soleil, lorsque je l'aperçus du grand chemin. Au-dessus des montagnes et des bois penchait la colonne torse de la fumée d'une fonderie.

Je partis à neuf heures et demie du relais de Zwoda. Je suivais la route où passa Vauvenargues dans la retraite de Prague ; ce jeune homme à qui Voltaire, dans l'éloge funèbre des officiers morts en 1741, adresse ces paroles :

" Tu n'es plus, ô douce espérance du reste de mes jours ; je t'ai toujours vu le plus infortuné des hommes et le plus tranquille. "

Du fond de ma calèche, je regardais se lever les étoiles. N'ayez pas peur, Cynthie ; ce n'est que la susurration des roseaux inclinés par notre passage dans leur forêt mobile. J'ai un poignard pour les jaloux et du sang pour toi. Que ce tombeau ne vous cause aucune épouvante, c'est celui d'une femme jadis aimée comme vous : Cecilia Metella reposait ici.

Qu'elle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes les sommets cendrés de bleu d'Albano, les lignes plus lointaines et moins gravées du Soracte. Le long canal des vieux aqueducs laisse échapper quelques globules de son onde à travers les mousses, les ancolies, les gérofliers, et joint les montagnes aux murailles de la ville. Plantés les uns sur les autres, les portiques aériens, en découpant le ciel, promènent dans les airs le torrent des âges et le cours des ruisseaux. Législatrice du monde, Rome, assise sur la pierre de son sépulcre, avec sa robe de siècles, projette le dessin irrégulier de sa grande figure dans la solitude lactée.

Asseyons-nous : ce pin, comme le chevrier des Abruzzes, déploie son ombrelle parmi des ruines. La lune neige sa lumière sur la couronne gothique de la tour du tombeau de Metella et sur les festons de marbre enchaînés aux cornes des bucranes ; pompe élégante qui nous invite à jouir de la vie, sitôt écoulée.

Ecoutez ! la nymphe Egérie chante au bord de sa fontaine ; le rossignol se fait entendre dans la vigne de l'hypogée des Scipions ; la brise alanguie de la Syrie nous apporte indolemment la senteur des tubéreuses sauvages. Le palmier de la villa abandonnée se balance à demi noyé dans l'améthyste et l'azur des clartés phébéennes. Mais toi, pâlie par les reflets de la candeur de Diane, ô Cynthie, tu es mille fois plus gracieuse que ce palmier. Les mânes de Délie, de Lalagé, de Lydie, de Lesbie, d'Olympia posés sur des corniches ébréchées, balbutient autour de toi des paroles mystérieuses. Tes regards se croisent avec ceux des étoiles et se mêlent à leurs rayons.

Mais, Cynthie, il n'y a de vrai que le bonheur dont tu peux jouir. Ces constellations si brillantes sur ta tête ne s'harmonisent à tes félicités que par l'illusion d'une perspective trompeuse. Jeune Italienne, le temps fuit ! sur ces tapis de fleurs tes compagnes ont déjà passé.

Une vapeur se déroule, monte et enveloppe l'oeil de la nuit d'une rétine argentée ; le pélican crie et retourne aux grèves ; la bécasse s'abat dans les prêles des sources diamantées ; la cloche résonne sous la coupole de Saint-Pierre ; le plain-chant nocturne, voix du moyen âge, attriste le monastère isolé de Sainte-Croix ; le moine psalmodie à genoux les ante-laudes, sur les colonnes calcinées de Saint-Paul ; des vestales se prosternent sur la dalle glacée qui ferme leurs cryptes ; le pifferaro souffle sa complainte de minuit devant la Madone solitaire, à la porte condamnée d'une catacombe. Heure de la mélancolie, la religion s'éveille et l'amour s'endort !

Cynthie, ta voix s'affaiblit : il expire sur tes lèvres, le refrain que t'apprit le pécheur napolitain dans sa barque vélivole, ou le rameur vénitien dans sa gondole légère. Va aux défaillances de ton repos ; je protégerai ton sommeil. La nuit dont tes paupières couvrent tes yeux dispute de suavité avec celle que l'Italie assoupie et parfumée verse sur ton front. Quand le hennissement de nos chevaux se fera entendre dans la campagne, quand l'étoile du matin annoncera l'aube, le berger de Frascati descendra avec ses chèvres, et moi je cesserai de te bercer de ma chanson à demi-voix soupirée :

" Un faisceau de jasmins et de narcisses, une Hébé d'albâtre, récemment sortie de la cavée d'une fouille, ou tombée du fronton d'un temple, gît sur ce lit d'anémones : non, Muse, vous vous trompez. Le jasmin, l'Hébé d'albâtre, est une magicienne de Rome, née il y a seize mois de mai et la moitié d'un printemps, au son de la lyre, au lever de l'aurore, dans un champ de roses de Paestum.

" Vent des orangers de Palerme qui soufflez sur l'île de Circé ; brise qui passez au tombeau du Tasse, qui caressez les nymphes et les amours de la Farnésine ; vous qui vous jouez au Vatican parmi les vierges de Raphaël, les statues des Muses, vous qui mouillez vos ailes aux cascatelles de Tivoli ; génies des arts qui vivez de chefs-d'oeuvre et voltigez avec les souvenirs venez : à vous seuls je permets d'inspirer le sommeil de Cynthie.

" Et vous, filles majestueuses de Pythagore, Parques à la robe de lin, soeurs inévitables assises à l'essieu des sphères, tournez le fil de la destinée de Cynthie sur des fuseaux d'or ; faites-les descendre de vos doigts et remonter à votre main avec une ineffable harmonie, immortelles filandières, ouvrez la porte d'ivoires à ces songes qui reposent sur un sein de femme sans l'oppresser. Je te chanterai, ô canéphore des solennités romaines, jeune Charite nourrie d'ambroisie au giron de Vénus, sourire envoyé de l'Orient pour glisser sur ma vie ; violette oubliée au jardin d'Horace. (...) "

" Mein Herr ? dix kreutzer bour la parrière . "

Peste soit de toi avec tes cruches ! j'avais changé de ciel ! j'étais si en train ! la muse ne reviendra pas ! ce maudit Egra, où nous arrivons, est la cause de mon malheur.

Les nuits sont funestes à Egra. Schiller nous montre Wallenstein trahi par ses complices s'avançant vers la fenêtre d'une salle de la forteresse d'Egra : " Le ciel est orageux et troublé, dit-il, le vent agite l'étendard placé sur la tour ; les nuages passent rapidement sur le croissant de la lune qui jette à travers la nuit une lumière vacillante et incertaine. "

Wallenstein, au moment d'être assassiné, s'attendrit sur la mort de Max Piccolomini, aimé de Thécla : " La fleur de ma vie a disparu, il était près de moi comme l'image de ma jeunesse. Il changeait pour moi la réalité en un beau songe. "

Wallenstein se retire au lieu de son repos : " La nuit est avancée ; on n'entend plus de mouvement dans le château : allons ! que l'on m'éclaire, ayez soin que l'on ne me réveille pas trop tard ; je pense que je vais dormir longtemps, car les épreuves de ce jour ont été rudes. "

Le poignard des meurtriers arrache Wallenstein aux rêves de l'ambition, comme la voix du préposé à la barrière a mis fin à mon rêve d'amour. Et Schiller, et Benjamin Constant (qui fit preuve d'un talent nouveau en imitant le tragique allemand), sont allés rejoindre Wallenstein, tandis que je rappelle aux portes d'Egra leur triple renommée.

 

Chapitre 6

2 juin 1833.

Weissenstadt. - La voyageuse. - Berneck et souvenirs. - Baireuth. - Voltaire. - Hohlfeld. - Eglise. - La petite fille à la hotte. - L'hôtelier et sa servante.

Je traverse Egra, et samedi 2 juin, à la pointe du jour, j'entre en Bavière : une grande fille rousse, nu-pieds, tête nue, vient m'ouvrir la barrière, comme l'Autriche en personne. Le froid continue ; l'herbe des fossés est couverte d'une gelée blanche ; des renards mouillés sortent des aveinières ; des nues grises, échancrées, à grande envergure sont croisées dans le ciel comme des ailes d'aigle.

J'arrive à Weissenstadt à neuf heures du matin ; au même moment, une espèce de voiturin emportait une jeune femme coiffée en cheveux ; elle avait bien l'air de ce que probablement elle était : joie, courte fortune d'amour, puis l'hôpital et la fosse commune. Plaisir errant, que le ciel ne soit pas trop sévère à tes tréteaux ! il y a dans ce monde tant d'acteurs plus mauvais que toi.

Avant de pénétrer dans le village, j'ai traversé des wastes : ce mot s'est trouvé au bout de mon crayon, il appartenait à notre ancienne langue franke : il peint mieux l'aspect d'un pays désolé que le mot lande , qui signifie terre .

Je sais encore la chanson qu'on chantait le soir en traversant les landes :

C'est le chevalier des Landes :

Malheureux chevalier !

Quand il fut dans la lande,

A ouï les sings sonner.

Après Weissenstadt vient Berneck. En sortant de Berneck, le chemin est bordé de peupliers, dont l'avenue tournoyante m'inspirait je ne sais quel sentiment mêlé de plaisir et de tristesse. En fouillant dans ma mémoire j'ai trouvé qu'ils ressemblaient aux peupliers dont le grand chemin était aligné autrefois du côté de Paris à l'entrée de Villeneuve-sur-Yonne. Madame de Beaumont n'est plus ; M. Joubert n'est plus ; les peupliers sont abattus, et, après la quatrième chute de la monarchie, je passe au pied des peupliers de Berneck : " Donnez-moi, dit saint Augustin, un homme qui aime, et il comprendra ce que je dis. "

La jeunesse se rit de ces mécomptes ; elle est charmante, heureuse ; en vain vous lui annoncez le moment où elle en sera à de pareilles amertumes ; elle vous choque de son aile légère et s'envole aux plaisirs : elle a raison si elle meurt avec eux.

Voici Baireuth, réminiscence d'une autre sorte. Cette ville est située au milieu d'une plaine creuse mélangée de céréales et d'herbages : les rues en sont larges, les maisons basses, la population faible. Du temps de Voltaire et de Frédéric II, la margrave de Baireuth était célèbre : sa mort inspira au chantre de Ferney la seule ode où il ait montré quelque talent lyrique :

Tu ne chanteras plus, solitaire Sylvandre,

Dans ce palais des arts où les sons de ta voix

Contre les préjugés osaient se faire entendre

Et de l'humanité faisaient parler les droits.

Le poète se loue ici justement, si ce n'est qu'il n'y avait rien de moins solitaire au monde que Voltaire-Sylvandre. Le poète ajoute, en s'adressant à la margrave :

Des tranquilles hauteurs de la philosophie,

Ta pitié contemplait, avec des yeux sereins,

Les fantômes changeants du songe de la vie,

Tant de rêves détruits, tant de projets si vains.

Du haut d'un palais, il est aisé de contempler avec des yeux sereins les pauvres diables qui passent dans la rue, mais ces vers n'en sont pas moins d'une raison puissante... Qui les sentirait mieux que moi ? J'ai vu défiler tant de fantômes à travers le songe de la vie ! Dans ce moment même, ne viens-je pas de contempler les trois larves royales du château de Prague et la fille de Marie-Antoinette à Carlsbad ? En 1733, il y a juste un siècle, de quoi s'occupait-on ici ? avait-on la moindre idée de ce qui est aujourd'hui ? Lorsque Frédéric se mariait en 1733, sous la rude tutelle de son père, avait-il vu dans Matthieu Laensberg M. de Tournon intendant de Baireuth, et quittant cette intendance pour la préfecture de Rome ? En 1933, le voyageur passant en Franconie demandera à mon ombre si j'aurais pu deviner les faits dont il sera le témoin.

Tandis que je déjeunais, j'ai lu des leçons qu'une dame allemande, jeune et jolie nécessairement, écrivait sous la dictée d'un maître :

" Celui qu'il est content, est riche. Vous et je nous, avons peu d'argent ; mais nous sommes content . Nous sommes ainci à mon avis plus riches que tel qui a un tonne d'or, et il est. "

C'est vrai, mademoiselle, vous et je avons peu d'argent ; vous êtes contente, à ce qu'il paraît, et vous vous moquez d'une tonne d'or ; mais si par hasard je n'étais pas content, moi, vous conviendrez qu'une tonne d'or pourrait m'être assez agréable.

Au sortir de Baireuth, on monte. De minces pins élagués me représentaient les colonnes de la mosquée du Caire, ou de la cathédrale de Cordoue, mais rapetissées et noircies, comme un paysage reproduit dans la chambre obscure. Le chemin continue de coteaux en coteaux et de vallées en vallées ; les coteaux larges avec un toupet de bois au front, les vallées étroites et vertes, mais peu arrosées. Dans le point le plus bas de ces vallées, on aperçoit un hameau indiqué par le campanile d'une petite église. Toute la civilisation chrétienne s'est formée de la sorte : le missionnaire devenu curé s'est arrêté ; les Barbares se sont cantonnés autour de lui, comme les troupeaux se rassemblent autour du berger. Jadis ces réduits écartés m'auraient fait rêver de plus d'une espèce de songe ; aujourd'hui, je ne rêve rien et ne suis bien nulle part.

Baptiste souffrant d'un excès de fatigue m'a contraint de m'arrêter à Hohlfeld. Tandis qu'on apprêtait le souper, je suis monté au rocher qui domine une partie du village. Sur ce rocher s'allonge un beffroi carré ; des martinets criaient en rasant le toit et les faces du donjon. Depuis mon enfance à Combourg, cette scène composée de quelques oiseaux et d'une vieille tour ne s'était pas reproduite ; j'en eus le coeur tout serré. Je descendis à l'église sur un terrain pendant à l'ouest ; elle était ceinte de son cimetière délaissé de nouveaux défunts. Les anciens morts y ont seulement tracé leurs sillons, preuve qu'ils ont labouré leur champ. Le soleil couchant, pâle et noyé à l'horizon d'une sapinière, éclairait le solitaire asile où nul autre homme que moi n'était debout. Quand serai-je couché à mon tour ? Etres de néant et de ténèbres, notre impuissance et notre puissance sont fortement caractérisées : nous ne pouvons nous procurer à volonté ni la lumière ni la vie ; mais la nature, en nous donnant des paupières et une main, a mis à notre disposition la nuit et la mort.

Entré dans l'église dont la porte entre-baillait, je me suis agenouillé avec l'intention de dire un Pater et un Ave pour le repos de l'âme de ma mère ; servitudes d'immortalité imposées aux âmes chrétiennes dans leur mutuelle tendresse. Voilà que j'ai cru entendre le guichet d'un confessionnal s'ouvrir ; je me suis figuré que la mort au lieu d'un prêtre, allait apparaître à la grille de la pénitence. Au moment même le sonneur de cloches est venu fermer la porte de l'église, je n'ai eu que le temps de sortir.

En retournant à l'auberge, j'ai rencontré une petite hotteuse : elle avait les jambes et les pieds nus ; sa jupe était courte, son corset déchiré ; elle marchait courbée et les bras croisés. Nous montions ensemble un chemin escarpé ; elle tournait un peu de mon côté son visage hâlé : sa jolie tête échevelée se collait contre sa hotte. Ses yeux étaient noirs ; sa bouche s'entrouvrait pour respirer : on voyait que, sous ses épaules chargées, son jeune sein n'avait encore senti que le poids de la dépouille des vergers. Elle donnait envie de lui dire des roses :

Roda m eirhcax (Aristophane.)

Je me mis à tirer l'horoscope de l'adolescente vendangeuse : vieillira-t-elle au pressoir, mère de famille obscure et heureuse ? Sera-t-elle emmenée les camps par un caporal ? Deviendra-t-elle la proie de quelque Don Juan ? La villageoise enlevée aime son ravisseur autant d'étonnement que d'amour ; il la transporte dans un palais de marbre sur le détroit de Messine, sous un palmier au bord d'une source, en face de la mer qui déploie ses flots d'azur, et de l'Etna qui jette des flammes.

J'en étais là de mon histoire, lorsque ma compagne, tournant à gauche sur une grande place, s'est dirigée vers quelques habitations isolées. Au moment de disparaître elle s'est arrêtée ; elle a jeté un dernier regard sur l'étranger ; puis, inclinant la tête pour passer avec sa hotte sous une porte abaissée, elle est entrée dans une chaumière, comme un petit chat sauvage se glisse dans une grange parmi des gerbes. Allons retrouver dans sa prison Son Altesse Royale madame la duchesse de Berry.

Je la suivis, mais je pleurai

De ne pouvoir plus suivre qu'elle.

Mon hôte de Hohlfeld est un singulier homme : lui et sa servante sont aubergistes à leur corps défendant ; ils ont horreur des voyageurs. Quand ils découvrent de loin une voiture, ils se vont cacher en maudissant ces vagabonds qui n'ont rien à faire et courent les grands chemins, ces fainéants qui dérangent un honnête cabaretier et l'empêchent de boire le vin qu'il est obligé de leur vendre. La vieille voit bien que son maître se ruine ; mais elle attend pour lui un coup de la Providence ; comme Sancho elle dira : " Monsieur, acceptez ce beau royaume de Micomicon qui vous tombe du ciel dans la main. "

Une fois le premier mouvement d'humeur passé, le couple, flottant entre deux vins, fait bonne mine. La chambrière écorche un peu le français, vous bigle ferme, et a l'air de vous dire : " J'ai vu d'autres godelureaux que vous dans les armées de Napoléon ! " Elle sentait la pipe et l'eau-de-vie comme la gloire au bivouac ; elle me jetait une oeillade agaçante et maligne : qu'il est doux d'être aimé au moment même où l'on n'avait plus d'espérance de l'être ! Mais, Javotte, vous venez trop tard à mes tentations cassées et mortifiées , comme parlait un ancien Français ; mon arrêt est prononcé : " Vieillard harmonieux, repose-toi " m'a dit M. Lherminier. Vous le voyez, bienveillante étrangère, il m'est défendu d'entendre votre chanson :

Vivandière du régiment,

Javotte l'on me nomme.

Je vends, je donne et bois gaîment

Mon vin et mon rogomme.

J'ai le pied leste et l'oeil mutin,

Tin tin, tin tin, tin tin, tin tin,

R'lin tin tin.

C'est encore pour cela que je me refuse à vos séductions ; vous êtes légère, vous me trahiriez. Volez donc dame Javotte de Bavière, comme votre devancière madame Isabeau.

 

Chapitre 7

2 juin 1833.

Bamberg. - Une bossue. - Würtzbourg : ses chanoines. - Un ivrogne. - L'hirondelle.

Parti de Hohlfeld, il est nuit quand je traverse Bamberg. Tout dort : je n'aperçois qu'une petite lumière dont la débile clarté vient du fond d'une chambre pâlir à une fenêtre. Qui veille ici ? le plaisir ou la douleur ? l'amour ou la mort ?

A Bamberg, en 1815, Berthier, prince de Neuchâtel tomba d'un balcon dans la rue : son maître allait tomber de plus haut.

Dimanche, 2 juin.

A Dettelbach, réapparition des vignes. Quatre végétaux marquent la limite de quatre natures et de quatre climats : le bouleau, la vigne, l'olivier et le palmier toujours en marchant vers le soleil.

Après Dettelbach, deux relais jusqu'à Würtzbourg, et une bossue assise derrière ma voiture ; c'était l'Andrienne de Térence : Inopia... egregia forma, oetate integra . Le postillon la veut faire descendre ; je m'y oppose pour deux raisons :1 o parce que je craindrais que cette fée me jetât un sort ; 2 o parce qu'ayant lu dans une de mes biographies que je suis bossu, toutes les bossues sont mes soeurs. Qui peut s'assurer de n'être pas bossu ? qui vous dira jamais que vous l'êtes ? Si vous vous regardez au miroir, vous n'en verrez rien ; se voit-on jamais tel qu'on est ? Vous trouverez à votre taille un tour qui vous sied à merveille. Tous les bossus sont fiers et heureux ; la chanson consacre les avantages de la bosse. A l'ouverture d'un sentier, ma bossue, affistolée, mit pied à terre majestueusement : chargée de son fardeau, comme tous les mortels, Serpentine s'enfonça dans un champ de blé, et disparut parmi les épis plus hauts qu'elle.

A midi, 2 juin, j'étais arrivé au sommet d'une colline d'où l'on découvrait Würtzbourg. La citadelle sur une hauteur, la ville au bas avec son palais, ses clochers et ses tourelles. Le palais, quoique épais, serait beau même à Florence, en cas de pluie, le prince pourrait mettre tous ses sujets à l'abri dans son château, sans leur céder son appartement.

L'évêque de Würtzbourg était autrefois souverain à la nomination des chanoines du chapitre. Après son élection, il passait, nu jusqu'à la ceinture, entre ses confrères rangés sur deux files ; ils le fustigeaient. On espérait que les princes, choqués de cette manière de sacrer un dos royal, renonceraient à se mettre sur les rangs. Aujourd'hui cela ne réussirait pas : il n'est pas de descendant de Charlemagne qui ne se laissât fouetter trois jours de suite pour obtenir la couronne d'Yvetot. J'ai vu le frère de l'empereur d'Autriche, duc de Würtzbourg ; il chantait à Fontainebleau très agréablement, dans la galerie de François Ier, aux concerts de l'impératrice Joséphine.

On a retenu Schwartz deux heures au bureau des passeports. Laissé avec ma voiture dételée devant une église, j'y suis entré : j'ai prié avec la foule chrétienne, qui représente la vieille société au milieu de la nouvelle. Une procession est sortie et a fait le tour de l'église ; que ne suis-je moine sur les ruines de Rome ! les temps auxquels j'appartiens s'accompliraient en moi.

Quand les premières semences de la religion germèrent dans mon âme, je m'épanouissais comme une terre vierge qui, délivrée de ses ronces, porte sa première moisson. Survint une brise aride et glacée, et la terre se dessécha. Le ciel en eut pitié ; il lui rendit ses tièdes rosées ; puis la brise souffla de nouveau. Cette alternative de doute et de foi a fait longtemps de ma vie un mélange de désespoir et d'ineffables délices. Ma bonne sainte mère, priez pour moi Jésus-Christ : votre fils a besoin d'être racheté plus qu'un autre homme.

Je quitte Würtzbourg à quatre heures et prends la route de Manheim. Entrée dans le duché de Bade ; village en goguettes ; un ivrogne me donne la main en criant : Vive l'Empereur ! Tout ce qui s'est passé, à compter de la chute de Napoléon, est en Allemagne comme non avenu. Ces hommes, qui se sont levés pour arracher leur indépendance nationale à l'ambition de Bonaparte, ne rêvent que de lui, tant il a ébranlé l'imagination des peuples, depuis les Bédouins sous leurs tentes jusqu'aux Teutons dans leurs huttes.

A mesure que j'avançais vers la France, les enfants devenaient plus bruyants dans les hameaux, les postillons allaient plus vite : la vie renaissait.

A Bischofsheim, où j'ai dîné, une jolie curieuse s'est présentée à mon grand couvert : une hirondelle, vraie Procné, à la poitrine rougeâtre, s'est venue percher à ma fenêtre ouverte, sur la barre de fer qui soutenait l'enseigne du Soleil d'Or ; puis elle a ramagé le plus doucement du monde, en me regardant d'un air de connaissance et sans montrer la moindre frayeur. Je ne me suis jamais plaint d'être réveillé par la fille de Pandion, je ne l'ai jamais appelée babillarde , comme Anacréon ; j'ai toujours, au contraire, salué son retour de la chanson des enfants de l'île de Rhodes : " Elle vient, elle vient l'hirondelle, ramenant le beau temps et les belles années ! ouvrez, ne dédaignez pas l'hirondelle. "

" François, m'a dit ma convive de Bischofsheim, ma trisaïeule logeait à Combourg, sous les chevrons de la couverture de ta tourelle ; tu lui tenais compagnie chaque année en automne, dans les roseaux de l'étang, quand tu rêvais le soir avec ta sylphide. Elle aborda ton rocher natal le jour même que tu t'embarquais pour l'Amérique, et elle suivit quelque temps ta voile. Ma grand-mère nichait à la croisée de Charlotte ; huit ans après, elle arriva à Jaffa avec toi ; tu l'as remarqué dans ton Itinéraire . Ma mère, en gazouillant à l'aurore, tomba un jour par la cheminée dans ton cabinet aux Affaires étrangères ; tu lui ouvris la fenêtre. Ma mère a eu plusieurs enfants ; moi qui te parle, je suis de son dernier nid ; je t'ai déjà rencontré sur l'ancienne voie de Tivoli dans la campagne de Rome : t'en souviens-tu ? Mes plumes étaient si noires et si lustrées ! tu me regardas tristement. Veux-tu que nous nous envolions ensemble ? "

- " Hélas ! ma chère hirondelle, qui sais si bien mon histoire, tu es extrêmement gentille ; mais je suis un pauvre oiseau mué, et mes plumes ne reviendront plus ; je ne puis donc m'envoler avec toi. Trop lourd de chagrins et d'années, me porter te serait impossible. Et puis, où irions-nous ? le printemps et les beaux climats ne sont plus de ma saison. A toi l'air et les amours, à moi la terre et l'isolement. Tu pars ; que la rosée rafraîchisse tes ailes ! qu'une vergue hospitalière se présente à ton vol fatigué, lorsque tu traverseras la mer d'Ionie ! qu'un octobre serein te sauve du naufrage ! Salue pour moi les oliviers d'Athènes et les palmiers de Rosette. Si je ne suis plus quand les fleurs te ramèneront, je t'invite à mon banquet funèbre : viens au soleil couchant happer des moucherons sur l'herbe de ma tombe ; comme toi, j'ai aimé la liberté, et j'ai vécu de peu. "

 

Chapitre 8

3 et 4 juin 1833.

Auberge de Wiesenbach. - Un Allemand et sa femme. - Ma vieillesse. - Heidelberg. - Pèlerins. - Ruines. - Manheim.

Je me mis moi-même en route par terre, quelques instants après que l'hirondelle eut appareillé. La nuit fut couverte, la lune se promenait, affaiblie et rongée, entre des nuages ; mes yeux, à moitié endormis, se fermaient en la regardant ; je me sentais comme expirer à la lumière mystérieuse qui éclaire les ombres : " J'éprouvais je ne sais quel paisible accablement, avant-coureur du dernier repos. " (Manzoni.)

Je m'arrête à Wiesenbach : auberge solitaire, étroit vallon cultivé entre deux collines boisées. Un Allemand de Brunswick, voyageur comme moi, ayant entendu prononcer mon nom, accourt. Il me serre la main, me parle de mes ouvrages ; sa femme, me dit-il, apprend à lire le français dans le Génie du Christianisme . Il ne cessait de s'étonner de ma jeunesse . " Mais, a-t-il ajouté, c'est la faute de mon jugement ; je devais vous croire, à vos derniers ouvrages, aussi jeune que vous me le paraissez. "

Ma vie a été mêlée à tant d'événements que j'ai, dans la tête de mes lecteurs, l'ancienneté de ces événements mêmes. Je parle souvent de ma tête grise : calcul de mon amour-propre, afin qu'on s'écrie en me voyant : " Ah ! il n'est pas si vieux ! " On est à l'aise avec des cheveux blancs : on s'en peut vanter ; se glorifier d'avoir les cheveux noirs serait de bien mauvais goût : grand sujet de triomphe d'être comme votre mère vous a fait ! mais être comme le temps, le malheur et la sagesse vous ont mis c'est cela qui est beau ! Ma petite ruse m'a réussi quelquefois. Tout dernièrement, un prêtre avait désiré me connaître ; il resta muet à ma vue ; recouvrant enfin la parole, il s'écria : " Ah ! monsieur, vous pourrez donc encore combattre longtemps pour la foi ! "

Un jour, passant par Lyon, une dame m'écrivit, elle me priait de donner une place à sa fille dans ma voiture et de la mener à Paris. La proposition me parut singulière ; mais enfin, vérification faite de la signature, l'inconnue se trouve être une dame fort respectable, je répondis poliment. La mère se présenta avec sa fille, divinité de seize ans. La mère n'eut pas plutôt jeté les yeux sur moi, qu'elle devint rouge écarlate ; sa confiance l'abandonna : " Pardonnez, monsieur, me dit-elle en balbutiant : je n'en suis pas moins remplie de considération... Mais vous comprendrez les convenances... Je me suis trompée... Je suis si surprise... " J'insistai en regardant ma future compagne, qui semblait rire du débat ; je me confondais en protestations que je prendrais tous les soins imaginables de cette belle jeune personne ; la mère s'anéantissait en excuses et en révérences. Les deux dames se retirèrent. J'étais fier de leur avoir fait tant de peur. Pendant quelques heures, je me crus rajeuni par l'Aurore. La dame s'était figuré que l'auteur du Génie du Christianisme était un vénérable abbé de Chateaubriand, vieux bonhomme grand et sec, prenant incessamment du tabac dans une énorme tabatière de fer blanc, et lequel pouvait très bien se charger de conduire une innocente pensionnaire au Sacré-Coeur.

On racontait à Vienne, il y a deux ou trois lustres, que je vivais tout seul dans une certaine vallée appelée la Vallée-aux-Loups. Ma maison était bâtie dans une île : lorsqu'on voulait me voir, il fallait sonner du cor au bord opposé de la rivière. (La rivière à Châtenay !) Alors, je regardais par un trou : si la compagnie me plaisait (chose qui n'arrivait guère), je venais moi-même la chercher dans un petit bateau ; sinon, non. Le soir, je tirais mon canot à terre, et l'on n'entrait point dans mon île. Au fait, j'aurais dû vivre ainsi ; cette histoire de Vienne m'a toujours charmé : M. de Metternich ne l'a pas sans doute inventée ; il n'est pas assez mon ami pour cela.

J'ignore ce que le voyageur allemand aura dit de moi à sa femme, et s'il se sera empressé de la détromper sur ma caducité. Je crains d'avoir les inconvénients des cheveux noirs et des cheveux blancs, et de n'être ni assez jeune ni assez sage. Au surplus, je n'étais guère en train de coquetterie à Wiesenbach ; une bise triste gémissait sous les portes et dans les corridors de l'hôtellerie : quand le vent souffle, je ne suis plus amoureux que de lui.

De Wiesenbach à Heidelberg, on suit le cours du Necker, encaissé par des collines qui portent des forêts sur un banc de sable et de sulfate sanguine. Que de fleuves j'ai vus couler ! Je rencontrai des pèlerins de Walthuren : ils formaient deux files parallèles des deux côtés du grand chemin : les voitures passaient au milieu. Les femmes marchaient pieds nus, un chapelet à la main, un paquet de linge sur la tête ; les hommes nu-tête, le chapelet aussi à la main. Il pleuvait ; dans quelques endroits, les nues aqueuses rampaient sur le flanc des collines. Des bateaux chargés de bois descendaient la rivière, d'autres la remontaient à la voile ou à la traîne. Dans les brisures des collines étaient des hameaux parmi les champs, au milieu de riches potagers ornés de rosiers du Bengale et différents arbustes à fleurs. Pèlerins, priez pour mon pauvre petit Roi : il est exilé, il est innocent ; il commence son pèlerinage quand vous accomplissez le vôtre et quand je finis le mien. S'il ne doit pas régner, ce me sera toujours quelque gloire d'avoir attaché le débris d'une si grande fortune à ma barque de sauvetage. Dieu seul donne le bon vent et ouvre le port.

En approchant de Heidelberg, le lit du Necker, semé de rochers, s'élargit. On aperçoit le port de la ville et la ville elle-même qui fait bonne contenance. Le fond du tableau est terminé par un haut horizon terrestre : il semble barrer le fleuve.

Un arc de triomphe en pierres rouges annonce l'entrée de Heidelberg. A gauche, sur une colline, s'élèvent les ruines moyen-âgées d'un château. A part leur effet pittoresque et quelques traditions populaires, les débris du temps gothique n'intéressent que les peuples dont ils sont l'ouvrage. Un Français s'embarrasse-t-il des seigneurs palatins, des princesses palatines, toutes grasses, toutes blanches qu'elles aient été, avec des yeux bleus ? On les oublie pour sainte Geneviève de Brabant. Dans ces débris modernes, rien de commun aux peuples modernes, sinon la physionomie chrétienne et le caractère féodal.

Il en est autrement (sans compter le soleil) des monuments de la Grèce et de l'Italie, ils appartiennent à toutes les nations : ils en commencent l'histoire ; leurs inscriptions sont écrites dans des langues que tous les hommes civilisés connaissent. Les ruines mêmes de l'Italie renouvelée ont un intérêt général, parce qu'elles sont empreintes du sceau des arts, et les arts tombent dans le domaine public de la société. Une fresque du Dominiquin ou du Titien, qui s'efface, un palais de Michel-Ange ou de Palladio, qui s'écroule, mettent en deuil le génie de tous les siècles.

On montre à Heidelberg un tonneau démesuré, Colysée en ruine des ivrognes ; du moins aucun chrétien n'a perdu la vie dans cet amphithéâtre des Vespasiens du Rhin ; la raison, oui : ce n'est pas grande perte.

Au débouché de Heidelberg, les collines à droite et à gauche du Necker s'écartent, et l'on entre dans une plaine. Une chaussée tortueuse, élevée de quelques pieds au-dessus du niveau des blés, se dessine entre deux rangées de cerisiers maltraités du vent et de noyers souvent du passant insultés .

A l'entrée de Manheim, on traverse des plants de houblon dont les longs échalas secs n'étaient encore décorés qu'au tiers de leur hauteur par la liane grimpante ; Julien l'Apostat a fait contre la bière une jolie épigramme ; l'abbé de La Bletterie l'a imitée avec assez d'élégance :

Tu n'es qu'un faux Bacchus,...

J'en atteste le véritable.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Que le Gaulois, pressé d'une soif éternelle

Au défaut de la grappe ait recours aux épis,

De Cérès qu'il vante le fils :

Vive le fils de Semèle.

Quelques vergers, des promenades ombragées de saules, à toute venue, forment le faubourg verdoyant de Manheim. Les maisons de la ville n'ont souvent qu'un étage au-dessus du rez-de-chaussée. La principale rue est large et plantée d'arbres au milieu : c'est encore une cité déchue. Je n'aime pas le faux or : aussi n'ai-je jamais voulu d'or de Manheim ; mais j'ai certainement de l'or de Toulouse , à en juger par les désastres de ma vie ; qui plus que moi cependant a respecté le temple d'Apollon ?

 

Chapitre 9

3 et 4 juin 1833.

Le Rhin. - Le Palatinat. - Armée aristocratique ; armée plébéienne. - Couvent et château. - Monts Tonnerre. - Auberge solitaire. - Kaiserslautern. - Sommeil. - Oiseaux. - Saarbrück.

J'ai traversé le Rhin à deux heures de l'après-midi ; au moment où je passais, un bateau à vapeur remontait le fleuve. Qu'eût dit César s'il eût rencontré une pareille machine lorsqu'il bâtissait son pont ?

De l'autre côté du Rhin, en face de Manheim, on retrouve la Bavière, par une suite des odieuses coupures et des tripotages des traités de Paris, de Vienne et d'Aix-la-Chapelle. Chacun a fait sa part avec des ciseaux, sans égard à la raison, à l'humanité, à la justice, sans s'embarrasser du lopin de population qui tombait dans une gueule royale.

En roulant dans le Palatinat cis-rhénan, je songeais que ce pays formait naguère un département de la France, que la blanche Gaule était ceinte de l'écharpe bleue de la Germanie, le Rhin. Napoléon, et la République avant lui, avaient réalisé le rêve de plusieurs de nos rois et surtout de Louis XIV. Tant que nous n'occuperons pas nos frontières naturelles, il y aura guerre en Europe, parce que l'intérêt de la conservation pousse la France à saisir les limites nécessaires à son indépendance nationale. Ici, nous avons planté des trophées pour réclamer en temps et lieu.

La plaine entre le Rhin et les monts Tonnerre est triste ; le sol et les hommes semblent dire que leur sort n'est pas fixé, qu'ils n'appartiennent à aucun peuple ; ils paraissent s'attendre à de nouvelles invasions d'armées comme à de nouvelles inondations du fleuve. Les Germains de Tacite dévastaient de grands espaces à leurs frontières et les laissaient vides entre elles et les ennemis. Malheur à ces populations limitrophes qui cultivent les champs de bataille où les nations doivent se rencontrer !

En approchant de..., j'ai vu une chose mélancolique : un bois de jeunes pins de cinq à six pieds abattus et liés en fagots, une forêt coupée en herbe. J'ai parlé du cimetière de Lucerne où se pressent à part les sépultures des enfants. Je n'ai jamais senti plus vivement le besoin de finir mes courses, de mourir sous la protection d'une main amie appliquée sur mon coeur pour l'interroger lorsqu'on dira : " Il ne bat plus. " Du bord de ma tombe je voudrais pouvoir jeter en arrière un regard de satisfaction sur mes nombreuses années, comme un pontife arrivé au sanctuaire bénit la longue file de lévites qui lui servirent de cortège.

Louvois incendia le Palatinat ; malheureusement la main qui tenait le flambeau était celle de Turenne. La révolution a ravagé le même pays, témoin et victime tour à tour de nos victoires aristocratiques et plébéiennes. Il suffit des noms des guerriers pour juger de la différence des temps : d'un côté, Condé, Turenne, Créqui, Luxembourg, La Force, Villars, de l'autre, Kellermann, Hoche, Pichegru, Moreau. Ne renions aucun de nos triomphes, les gloires militaires surtout n'ont connu que des ennemis de la France, et n'ont eu qu'une opinion : sur le champ de bataille, l'honneur et le péril nivellent les rangs. Nos pères appelaient le sang sorti d'une blessure non mortelle, sang volage : mot caractéristique de ce dédain de la mort, naturel aux Français dans tous les siècles. Les institutions ne peuvent rien changer à ce génie national. Les soldats qui, après la mort de Turenne, disaient : " Qu'on lâche la Pie, nous camperons où elle s'arrêtera, " auraient parfaitement valu les grenadiers de Napoléon.

Sur les hauteurs de Dunkeim, premier rempart des Gaules de ce côté, on découvre des assiettes de camps et des positions militaires aujourd'hui dégarnies de soldats : Burgondes, Francs, Goths, Huns, Suèves, flots du déluge des Barbares, ont tour à tour assailli ces hauteurs.

Non loin de Dunkeim on aperçoit les éboulements d'un monastère. Les moines enclos dans cette retraite avaient vu bien des armées circuler à leurs pieds, ils avaient donné l'hospitalité à bien des guerriers : là, quelque croisé avait fini sa vie, changé son heaume contre le froc ; là furent des passions qui appelèrent le silence et le repos avant le dernier repos et le dernier silence. Trouvèrent-elles ce qu'elles cherchaient ? ces ruines ne le diront pas.

Après les débris du sanctuaire de la paix, viennent les décombres du repaire de la guerre, les bastions, mantelets, courtines, tourillons démolis d'une forteresse. Les remparts s'écroulent comme les cloîtres. Le château était embusqué dans un sentier scabreux pour le fermer à l'ennemi : il n'a pas empêché le temps et la mort de passer.

De Dunkeim à Frankenstein, la route se faufile dans un vallon si resserré qu'il garde à peine la voie d'une voiture ; les arbres descendant de deux talus opposés se joignent et s'embrassent dans la ravine. Entre la Messénie et l'Arcadie, j'ai suivi des vallons semblables, au beau chemin près : Pan n'entendait rien aux ponts et chaussées. Des genêts en fleurs et un geai m'ont reporté au souvenir de la Bretagne ; je me souviens du plaisir que me fit le cri de cet oiseau dans les montagnes de Judée. Ma mémoire est un panorama ; là, viennent se peindre sur la même toile les sites et les cieux les plus divers avec leur soleil brûlant ou leur horizon brumeux.

L'auberge à Frankenstein est placée dans une prairie de montagnes, arrosée d'un courant d'eau. Le maître de la poste parle français ; sa jeune soeur, ou sa femme, ou sa fille, est charmante. Il se plaint d'être Bavarois ; il s'occupe de l'exploitation des forêts ; il me représentait un planteur américain.

A Kaiserslautern, où j'arrivai de nuit comme à Bamberg, je traversai la région des songes : que voyaient dans leur sommeil tous ces habitants endormis ? Si j'avais le temps, je ferais l'histoire de leurs rêves ; rien ne m'aurait rappelé la terre, si deux cailles ne s'étaient répondu d'une cage à l'autre. Dans les champs en Allemagne, depuis Prague jusqu'à Manheim, on ne rencontre que des corneilles, des moineaux et des alouettes ; mais les villes sont remplies de rossignols, de fauvettes, de grives, de cailles ; plaintifs prisonniers et prisonnières qui vous saluent aux barreaux de leur geôle quand vous passez. Les fenêtres sont parées d'oeillets, de réséda, de rosiers, de jasmins. Les peuples du nord ont les goûts d'un autre ciel ; ils aiment les arts et la musique : les Germains vinrent chercher la vigne en Italie ; leurs fils renouvelleraient volontiers l'invasion pour conquérir aux mêmes lieux des oiseaux et des fleurs.

Le changement de la veste du postillon m'avertit, le mardi 4 juin, à Saarbruck, que j'entrais en Prusse. Sous la croisée de mon auberge je vis défiler un escadron de hussards ; ils avaient l'air fort animés : je l'étais autant qu'eux ; j'aurais joyeusement concouru à frotter ces messieurs, bien qu'un vif sentiment de respect m'attache à la famille royale de Prusse, bien que les emportements des Prussiens à Paris n'aient été que les faibles représailles des brutalités de Napoléon à Berlin ; mais si l'histoire a le temps d'entrer dans ces froides justices qui font dériver les conséquences des principes, l'homme témoin des faits vivants est entraîné par ces faits, sans aller chercher dans le passé les causes dont ils sont sortis et qui les excusent. Elle m'a fait bien du mal, ma patrie mais avec quel plaisir je lui donnerais mon sang ! Oh ! les fortes têtes, les politiques consommés, les bons Français surtout, que ces négociateurs des traités de 1815 !

Encore quelques heures, et ma terre natale va de nouveau tressaillir sous mes pas. Que vais-je apprendre ? Depuis trois semaines j'ignore ce qu'ont dit et fait mes amis. Trois semaines ! long espace pour l'homme qu'un moment emporte, pour les empires que trois journées renversent ! Et ma prisonnière de Blaye, qu'est-elle devenue ? Pourrai-je lui transmettre la réponse qu'elle attend ? Si la personne d'un ambassadeur doit être sacrée, c'est la mienne, ma carrière diplomatique devint sainte auprès du chef de l'Eglise ; elle achève de se sanctifier auprès d'un monarque infortuné : j'ai négocié un nouveau pacte de famille entre les enfants du Béarnais ; j'en ai porté et rapporté les actes de la prison à l'exil, et de l'exil à la prison.

 

Chapitre 10

4 et 5 juin.

Terre de France. - Arabesques. - Dans ma casquette, s'il vous plaît . Metz. - Regard sur ma famille et ma vie. - Présent des enfants exilés. - Verdun, Valmy. - Châlons. - Vallée de la Marne.

En passant la limite qui sépare le territoire de Saarbruck de celui de Forbach, la France ne s'est pas montrée à moi d'une manière brillante : d'abord un cul-de-jatte, puis un autre homme qui rampait sur les mains et sur les genoux, traînant après lui ses jambes comme deux queues torses ou deux serpents morts ; ensuite ont paru dans une charrette deux vieilles, noires, ridées, avant-garde des femmes françaises. Il y avait de quoi faire rebrousser chemin à l'armée prussienne.

Mais après j'ai trouvé un beau jeune soldat à pied avec une jeune fille ; le soldat poussait devant lui la brouette de la jeune fille, et celle-ci portait la pipe et le sabre du troupier. Plus loin une autre jeune fille tenant le manche d'une charrue, et un laboureur âgé piquant les boeufs ; plus loin un vieillard mendiant pour un enfant aveugle ; plus loin une croix. Dans un hameau, une douzaine de têtes d'enfants, à la fenêtre d'une maison non achevée, ressemblaient à un groupe d'anges dans une gloire. Voici une garçonnette de cinq à six ans, assise sur le seuil de la porte d'une chaumière ; tête nue, cheveux blonds, visage barbouillé, faisant une petite mine à cause d'un vent froid ; ses deux épaules blanches sortant d'une robe de toile déchirée, les bras croisés sur ses genoux haussés et rapprochés de sa poitrine, regardant ce qui se passait autour d'elle avec la curiosité d'un oiseau ; Raphaël l'aurait croquée , moi j'avais envie de la voler à sa mère.

A l'entrée de Forbach, une troupe de chiens savants se présente : les deux plus gros attelés au fourgon des costumes ; cinq ou six autres de différentes queues, museaux, tailles et pelage, suivent le bagage, chacun son morceau de pain à la gueule. Deux graves instructeurs, l'un portant un gros tambour, l'autre ne portant rien guident la bande. Allez, mes amis, faites le tour de la terre comme moi, afin d'apprendre à connaître les peuples. Vous tenez tout aussi bien votre place dans le monde que moi ; vous valez bien les chiens de mon espèce. Présentez la patte à Diane, à Mirza, à Pax, chapeau sur l'oreille, épée au côté, la queue en trompette entre les deux basques de votre habit ; dansez pour un os ou pour un coup de pied, comme nous faisons nous autres hommes, mais n'allez pas vous tromper en sautant pour le Roi !

Lecteurs, supportez ces arabesques ; la main qui les dessina ne vous fera jamais d'autre mal ; elle est séchée. Souvenez-vous, quand vous les verrez, qu'ils ne sont que les capricieux enroulements tracés par un peintre à la voûte de son tombeau.

A la douane, un vieux cadet de commis a fait semblant de visiter ma calèche. J'avais préparé une pièce de cent sous ; il la voyait dans ma main, mais il n'osait la prendre à cause des chefs qui le surveillaient. Il a ôté sa casquette sous prétexte de mieux fouiller, l'a posée sur le coussin devant moi, me disant tout bas : " Dans ma casquette, s'il vous plaît. " Oh ! le grand mot ! il renferme l'histoire du genre humain ; que de fois la liberté, la fidélité, le dévouement, l'amitié l'amour ont dit : " Dans ma casquette, s'il vous plaît ! " Je donnerai ce mot à Béranger pour le refrain d'une chanson.

Je fus frappé en entrant à Metz, d'une chose que je n'avais pas remarquée en 1821 ; les fortifications à la moderne enveloppent les fortifications à la gothique : Guise et Vauban sont deux noms bien associés.

Nos ans et nos souvenirs sont étendus en couches régulières et parallèles, à différentes profondeurs de notre vie, déposés par les flots du temps qui passent successivement sur nous. C'est de Metz que sortit en 1792 la colonne engagée sous Thionville avec notre petit corps d'émigrés. J'arrive de mon pèlerinage à la retraite du prince banni que je servais dans son premier exil. Je lui donnai alors un peu de mon sang, je viens de pleurer auprès de lui ; à mon âge on n'a guère plus que des larmes.

En 1821 M. de Tocqueville [Père d'Alexis de Tocqueville. (N.d.A.)] , beau-frère de mon frère, était préfet de la Moselle. Les arbres, gros comme des échalas, que M. de Tocqueville plantait en 1820 à la porte de Metz, donnent maintenant de l'ombre. Voilà une échelle à mesurer nos jours ; mais l'homme n'est pas comme le vin, il ne s'améliore pas en comptant par feuilles. Les anciens faisaient infuser des roses dans le Falerne ; lorsqu'on débouchait une amphore d'un consulat séculaire, elle embaumait le festin. La plus pure intelligence se mêlerait à de vieux ans, que personne ne serait tenté de s'enivrer avec elle.

Je n'avais pas été un quart d'heure dans l'auberge à Metz, que voici venir Baptiste en grande agitation : il tire mystérieusement de sa poche un papier blanc dans lequel était enveloppé un cachet ; M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle l'avaient chargé de ce cachet, lui recommandant de ne me le donner que sur terre de France . Ils avaient été bien inquiets toute la nuit avant mon départ, craignant que le bijoutier n'eût pas le temps d'achever l'ouvrage.

Le cachet a trois faces : sur l'une est gravée une ancre ; sur la seconde les deux mots que Henri m'avait dits lors de notre première entrevue : " Oui, toujours ! " ; sur la troisième la date de mon arrivée à Prague. Le frère et la soeur me priaient de porter le cachet pour l'amour d'eux . Le mystère de ce présent, l'ordre des deux enfants exilés de ne me remettre le témoignage de leur souvenir que sur terre de France, remplirent mes yeux de larmes. Le cachet ne me quittera jamais, je le porterai pour l'amour de Louise et de Henri .

J'eusse aimé à voir à Metz la maison de Fabert, soldat devenu maréchal de France, et qui refusa le collier des ordres, sa noblesse ne remontant qu'à son épée.

Les Barbares nos pères égorgèrent, à Metz, les Romains surpris au milieu des débauches d'une fête, nos soldats ont valsé au monastère d'Alcobaça avec le squelette d'Inès de Castro : malheurs et plaisirs, crimes et folies, quatorze siècles vous séparent, et vous êtes aussi complètement passés les uns que les autres. L'éternité commencée tout à l'heure est aussi ancienne que l'éternité datée de la première mort, du meurtre d'Abel. Néanmoins les hommes, durant leur apparition éphémère sur ce globe, se persuadent qu'ils laissent d'eux quelque trace : eh ! bon Dieu, oui, chaque mouche a son ombre.

Parti de Metz, j'ai traversé Verdun où je fus si malheureux, où demeure aujourd'hui l'amie solitaire de Carrel. J'ai côtoyé les hauteurs de Valmy ; je n'en veux pas plus parler que de Jemmapes : j'aurais peur d'y trouver une couronne.

Châlons m'a rappelé une grande faiblesse de Bonaparte ; il y exila la beauté. Paix à Châlons qui me dit que j'ai encore des amis.

A Château-Thierry, j'ai retrouvé mon dieu, La Fontaine. C'était l'heure du salut : la femme de Jean n'y était plus, et Jean était retourné chez madame de La Sablière.

En rasant le mur de la cathédrale de Meaux, j'ai répété à Bossuet ses paroles : " L'homme arrive au tombeau traînant après lui la longue chaîne de ses espérances trompées. "

A Paris j'ai passé les quartiers habités par moi avec mes soeurs dans ma jeunesse ; ensuite le Palais de justice remémoratif de mon jugement ; ensuite la Préfecture de police, qui me servit de prison. Je suis enfin rentré dans mon hospice, en dévidant ainsi le fil de mes jours. Le fragile insecte des bergeries descend au bout d'une soie vers la terre, où le pied d'une brebis va l'écraser.

 

 

Livre 39

 

Date de dernière mise à jour : 03/04/2016