BIBLIOBUS Littérature française

Livre 21

1. Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff. - 2. Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille. - 3. Extrait du dix-huitième bulletin de la grande armée. - 4. Marche en avant des Français. - Rostopchine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopchine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte. - 5. Retraite. - 6. Smolensk. - Suite de la retraite. - 7. Passage de la Bérésina. - 8. Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat.

 

Chapitre 1

Invasion de la Russie. - Wilna ; le sénateur polonais Wibicki ; le parlementaire russe Balascheff. - Smolensk. - Murat. - Le fils de Platoff.

Lorsque Bonaparte franchit le Niémen, quatre-vingt-cinq millions cinq cent mille âmes reconnaissaient sa domination ou celle de sa famille ; la moitié de la population de la chrétienté lui obéissait ; ses ordres étaient exécutés dans un espace qui comprenait dix-neuf degrés de latitude et trente degrés de longitude. Jamais expédition plus gigantesque ne s'était vue, ne se reverra. Le 22 juin, à son quartier général de Wilkowiski, Napoléon proclame la guerre : " Soldats, la seconde guerre de la Pologne est commencée ; la première s'est terminée à Tilsit ; la Russie est entraînée par la fatalité : ses destins doivent s'accomplir. "

Moscou répond à cette voix jeune encore par la bouche de son métropolitain, âgé de cent dix ans : " La ville de Moscou reçoit Alexandre, son Christ, comme une mère dans les bras de ses fils zélés, et chante Hosanna ! Béni soit celui qui arrive ! " Bonaparte s'adressait au Destin, Alexandre à la Providence.

Le 23 juin 1812, Bonaparte reconnut de nuit le Niémen ; il ordonna d'y jeter trois ponts. A la chute du jour suivant, quelques sapeurs passent le fleuve dans un bateau ; ils ne trouvent personne sur l'autre rive. Un officier de Cosaques, commandant une patrouille, vient à eux et leur demande qui ils sont. " Français. - Pourquoi venez-vous en Russie ? - Pour vous faire la guerre. " Le Cosaque disparaît dans les bois ; trois sapeurs tirent sur la forêt ; on ne leur répond point : silence universel.

Bonaparte était demeuré toute une journée étendu sans force et pourtant sans repos : il sentait quelque chose se retirer de lui. Les colonnes de nos armées s'avancèrent à travers la forêt de Pilwisky, à la faveur de l'obscurité, comme les Huns conduits par une biche dans les Palus-Méotides. On ne voyait pas le Niémen ; pour le reconnaître, il en fallut toucher les bords.

Au lever du jour, au lieu des bataillons moscovites, ou des populations lithuaniennes, s'avançant au-devant de leurs libérateurs, on ne vit que des sables nus et des forêts désertes : " A trois cents pas du fleuve, sur la hauteur la plus élevée, on apercevait la tente de l'empereur. Autour d'elle toutes les collines, leurs pentes, les vallées, étaient couvertes d'hommes et de chevaux. " (Ségur.)

L'ensemble des forces obéissant à Napoléon se montait à six cent quatre-vingt mille trois cents fantassins, à cent soixante-seize mille huit cent cinquante chevaux. Dans la guerre de la succession, Louis XIV avait sous les armes six cent mille hommes, tous Français. L'infanterie active, sous les ordres immédiats de Bonaparte, était répartie en dix corps. Ces corps se composaient de vingt mille Italiens, de quatre vingt-mille hommes de la Confédération du Rhin, de trente mille Polonais, de trente mille Autrichiens, de vingt mille Prussiens et de deux cent soixante-dix mille Français.

L'armée franchit le Niémen ; Bonaparte passe lui-même le pont fatal et pose le pied sur la terre russe. Il s'arrête et voit défiler ses soldats, puis il échappe à la vue, et galope au hasard dans une forêt, comme appelé au conseil des esprits sur la bruyère. Il revient ; il écoute ; l'armée écoutait : on se figure entendre gronder le canon lointain ; on était plein de joie : ce n'était qu'un orage ; les combats reculaient. Bonaparte s'abrita dans un couvent abandonné : double asile de paix.

On a raconté que le cheval de Napoléon s'abattit et qu'on entendit murmurer : " C'est un mauvais présage ; un Romain reculerait. " Vieille histoire de Scipion, de Guillaume le Bâtard, d'Edouard III, et de Malesherbes partant pour le tribunal révolutionnaire.

Trois jours furent employés au passage des troupes ; elles prenaient rang et s'avançaient. Napoléon s'empressait sur la route ; le temps lui criait : " Marche ! marche ! " comme parle Bossuet.

A Wilna, Bonaparte reçut le sénateur Wibicki, de la Diète de Varsovie : un parlementaire russe, Balascheff, se présente à son tour ; il déclare qu'on pouvait encore traiter, qu'Alexandre n'était point l'agresseur, que les Français se trouvaient en Russie sans aucune déclaration de guerre. Napoléon répond qu'Alexandre n'est qu'un général à la parade ; qu'Alexandre n'a que trois généraux : Kutuzoff, dont lui, Bonaparte, ne se soucie pas parce qu'il est Russe ; Beningsen, déjà trop vieux il y a six ans et maintenant en enfance ; Barclay, général de retraite. Le duc de Vicence, s'étant cru insulté par Bonaparte dans la conversation, l'interrompit d'une voix irritée : " Je suis bon Français ; je l'ai prouvé : je le prouverai encore, en répétant que cette guerre est impolitique, dangereuse, qu'elle perdra l'armée, la France et l'empereur. "

Bonaparte avait dit à l'envoyé russe : " Croyez-vous que je me soucie de vos jacobins de Polonais ? " Madame de Staël rapporte ce dernier propos ; ses hautes liaisons la tenaient bien informée : elle affirme qu'il existait une lettre écrite à M. de Romanzoff par un ministre de Bonaparte, lequel proposait de rayer des actes européens le nom de Pologne et de Polonais : preuve surabondante du dégoût de Napoléon pour ses braves suppliants.

Bonaparte s'enquit devant Balascheff du nombre des églises de Moscou ; sur la réponse, il s'écrie : " Comment tant d'églises à une époque où l'on n'est plus chrétien ? - Pardon, sire, reprit le Moscovite, les Russes et les Espagnols le sont encore. "

Balascheff renvoyé avec des propositions inadmissibles, la dernière lueur de paix s'évanouit. Les bulletins disaient : " Le voilà donc cet empire de Russie, de loin si redoutable ! c'est un désert. Il faut plus de temps à Alexandre pour rassembler ses recrues qu'à Napoléon pour arriver à Moscou. "

Bonaparte, parvenu à Witepsk, eut un moment l'idée de s'y arrêter. Rentrant à son quartier général, après avoir vu Barclay se retirer encore, il jeta son épée sur des cartes et s'écria : " Je m'arrête ici ! ma campagne de 1812 est finie : celle de 1813 fera le reste. " Heureux s'il eût tenu à cette résolution que tous ses généraux lui conseillaient ! Il s'était flatté de recevoir de nouvelles propositions de paix : ne voyant rien venir, il s'ennuya ; il n'était qu'à vingt journées de Moscou. " Moscou, la ville sainte ! " répétait-il. Son regard devenait étincelant, son air farouche : l'ordre de partir est donné. On lui fait des observations ; il les dédaigne ; Daru, interrogé, lui répond : " qu'il ne conçoit ni le but ni la nécessité d'une pareille guerre ". L'empereur réplique : " Me prend-on pour un insensé ? Pense-t-on que je fais la guerre par goût ? " Ne lui avait-on pas entendu dire à lui, empereur, " que la guerre d'Espagne et celle de Russie étaient deux chancres qui rongeaient la France " ? Mais pour faire la paix il fallait être deux, et l'on ne recevait pas une seule lettre d'Alexandre.

Et ces chancres , de qui venaient-ils ? Ces inconséquences passent inaperçues et se changent même au besoin en preuves de la candide sincérité de Napoléon.

Bonaparte se croirait dégradé s'il s'arrêtait dans une faute qu'il reconnaît. Ses soldats se plaignent de ne plus le voir qu'aux moments des combats, toujours pour les faire mourir, jamais pour les faire vivre : il est sourd à ces plaintes. La nouvelle de la paix entre les Russes et les Turcs le frappe et ne le retient pas : il se précipite à Smolensk. Les proclamations des Russes disaient : " Il vient (Napoléon) la trahison dans le coeur et la loyauté sur les lèvres, il vient nous enchaîner avec ses légions d'esclaves. Portons la croix dans nos coeurs et le fer dans nos mains ; arrachons les dents à ce lion ; renversons le tyran qui renverse la terre. "

Sur les hauteurs de Smolensk Napoléon retrouve l'armée russe, composée de cent vingt mille hommes : " Je les tiens ! " s'écrie-t-il. Le 17, au point du jour, Belliard jette une bande de Cosaques dans le Dniepr ; le rideau replié, on aperçoit l'armée ennemie sur la route de Moscou ; elle se retirait. Le rêve de Bonaparte lui échappe encore. Murat, qui avait trop contribué à la vaine poursuite, dans son désespoir voulait mourir. Il refusait de quitter une de nos batteries écrasée par le feu de la citadelle de Smolensk non encore évacuée : " Retirez-vous tous ; laissez-moi seul ici ! " s'écriait-il. Une attaque effroyable avait lieu contre cette citadelle : rangée sur des hauteurs qui s'élèvent en amphithéâtre, notre armée contemplait le combat au-dessous : quand elle vit les assaillants s'élancer à travers le feu et la mitraille, elle battit des mains comme elle avait fait à l'aspect des ruines de Thèbes.

Pendant la nuit un incendie attire les regards. Un sous-officier de Davoust escalade les murs, parvient dans la citadelle au milieu de la fumée ; le son de quelques voix lointaines arrive à son oreille : le pistolet à la main il se dirige de ce côté et, à son grand étonnement, il tombe dans une patrouille d'amis. Les Russes avaient abandonné la ville, et les Polonais de Poniatowski l'avaient occupée.

Murat, par son costume extraordinaire, par le caractère de sa vaillance qui ressemblait à la leur, excitait l'enthousiasme des Cosaques. Un jour qu'il faisait sur leurs bandes une charge furieuse, il s'emporte contre elles, les gourmande et leur commande : les Cosaques ne comprennent pas, mais ils devinent, tournent bride et obéissent à l'ordre du général ennemi.

Lorsque nous vîmes à Paris l'hetman Platoff, nous ignorions ses afflictions paternelles : en 1812 il avait un fils beau comme l'Orient ; ce fils montait un superbe cheval blanc de l'Ukraine ; le guerrier de dix-sept ans combattait avec l'intrépidité de l'âge qui fleurit et espère : un hulan polonais le tua. Etendu sur une peau d'ours, les Cosaques vinrent respectueusement baiser sa main. Ils prononcent des prières funèbres, l'enterrent sur une butte couverte de pins ; ensuite, tenant en main leurs chevaux, ils défilent autour de la tombe, la pointe de leur lance renversée contre terre : on croyait voir les funérailles décrites par l'historien des Goths, ou les cohortes prétoriennes renversant leurs faisceaux devant les cendres de Germanicus, versi fasces . " Le vent fait tomber les flocons de neige que le printemps du nord porte dans ses cheveux. " ( Edda de Soemund .)

 

Chapitre 2

Retraite des Russes. - Le Borysthène. - Obsession de Bonaparte. - Kutuzoff succède à Barclay dans le commandement de l'armée russe. - Bataille de la Moskowa ou de Borodino. - Bulletin. - Aspect du champ de bataille.

Bonaparte écrivit de Smolensk en France qu'il était maître des salines russes et que son ministre du Trésor pouvait compter sur quatre-vingts millions de plus.

La Russie fuyait vers le pôle : les seigneurs, désertant leurs châteaux de bois, s'en allaient avec leurs familles, leurs serfs et leurs troupeaux. Le Dniepr , ou l'ancien Borysthène , dont les eaux avaient jadis été déclarées saintes par Wladimir, était franchi : ce fleuve avait envoyé aux peuples civilisés des invasions de Barbares ; il subissait maintenant les invasions des peuples civilisés. Sauvage déguisé sous un nom grec, il ne se rappelait même plus les premières migrations des Slaves ; il continuait de couler inconnu, portant dans ses barques, parmi ses forêts, au lieu des enfants d'Odin, des châles et des parfums aux femmes de Saint-Pétersbourg et de Varsovie. Son histoire pour le monde ne commence qu'à l'orient des montagnes où sont les autels d ' Alexandre . De Smolensk on pouvait également conduire une armée à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Smolensk aurait dû avertir le vainqueur de s'arrêter ; il en eut un moment l'envie : " L'empereur, dit M. Fain, découragé, parla du projet de s'arrêter à Smolensk. " Aux ambulances on commençait déjà à manquer de tout. Le général Gourgaud raconte que le général Lariboisière fut obligé de délivrer l'étoupe de ses canons pour panser les blessés. Mais Bonaparte était entraîné ; il se délectait à contempler aux deux bouts de l'Europe les deux aurores qui éclairaient ses armées dans des plaines brûlantes et sur des plateaux glacés.

Roland, dans son cercle étroit de chevalerie, courait après Angélique ; les conquérants de première race poursuivent une plus haute souveraine : point de repos pour eux qu'ils n'aient pressé dans leurs bras cette divinité couronnée de tours, épouse du Temps, fille du Ciel et mère des dieux. Possédé de sa propre existence, Bonaparte avait tout réduit à sa personne ; Napoléon s'était emparé de Napoléon ; il n'y avait plus que lui en lui. Jusqu'alors il n'avait exploré que des lieux célèbres ; maintenant il parcourait une voie sans nom le long de laquelle Pierre avait à peine ébauché les villes futures d'un empire qui ne comptait pas un siècle. Si les exemples instruisaient, Bonaparte aurait pu s'inquiéter au souvenir de Charles XII qui traversa Smolensk en cherchant Moscou. A Kolodrina il y eut une affaire meurtrière : on avait enterré à la hâte les cadavres des Français, de sorte que Napoléon ne put juger de la grandeur de sa perte. A Dorogobouj, rencontre d'un Russe avec une barbe éblouissante de blancheur descendant sur sa poitrine : trop vieux pour suivre sa famille, resté seul à son foyer, il avait vu les prodiges de la fin du règne de Pierre le Grand, et il assistait, dans une silencieuse indignation, à la dévastation de son pays.

Une suite de batailles présentées et refusées amenèrent les Français sur le champ de la Moskowa. A chaque bivouac, l'empereur allait discutant avec ses généraux, écoutant leurs contentions, tandis qu'il était assis sur des branches de sapin ou se jouait avec quelque boulet russe qu'il poussait du pied.

Barclay, pasteur de Livonie, et puis général, était l'auteur de ce système de retraite qui laissait à l'automne le temps de le rejoindre : une intrigue de cour le renversa. Le vieux Kutuzoff, battu à Austerlitz parce qu'on n'avait pas suivi son opinion, laquelle était de refuser le combat jusqu'à l'arrivée du prince Charles, remplaça Barclay. Les Russes voyaient dans Kutuzoff un général de leur nation, l'élève de Suwaroff, le vainqueur du grand vizir en 1811, et l'auteur de la paix avec la Porte, alors si nécessaire à la Russie. Sur ces entrefaites, un officier moscovite se présente aux avant-postes de Davoust ; il n'était que de propositions vagues ; sa mission réelle semblait être de regarder et d'examiner : on lui montra tout. La curiosité française, insouciante et sans frayeur, lui demanda ce qu'on trouverait de Viazma à Moscou : " Pultava ", répondit-il.

Arrivé sur les hauteurs de Borodino, Bonaparte voit enfin l'armée russe arrêtée et formidablement retranchée. Elle comptait cent vingt mille hommes et six cents pièces de canon ; du côté des Français, égale force. La gauche des Russes examinée, le maréchal Davoust propose à Napoléon de tourner l'ennemi : " Cela me ferait perdre trop de temps ", répond l'empereur. Davoust insiste ; il s'engage à avoir accompli sa manoeuvre avant six heures du matin ; Napoléon l'interrompt brusquement : " Ah ! vous êtes toujours pour tourner l'ennemi. "

On avait remarqué un grand mouvement dans le camp moscovite : les troupes étaient sous les armes ; Kutuzoff, entouré des popes et des archimandrites, précédé des emblèmes de la religion et d'une image sacrée sauvée des ruines de Smolensk, parle à ses soldats du ciel et de la patrie ; il nomme Napoléon le despote universel.

Au milieu de ces chants de guerre, de ces choeurs de triomphe mêlés à des cris de douleur, on entend aussi dans le camp français une voix chrétienne ; elle se distingue de toutes les autres ; c'est l'hymne saint qui monte seul sous les voûtes du temple. Le soldat dont la voix tranquille, et pourtant émue, retentit la dernière, est l'aide de camp du maréchal qui commandait la cavalerie de la garde. Cet aide de camp s'est mêlé à tous les combats de la campagne de Russie ; il parle de Napoléon comme ses plus grands admirateurs ; mais il lui reconnaît des infirmités ; il redresse des récits menteurs et déclare que les fautes commises sont venues de l'orgueil du chef et de l'oubli de Dieu dans les capitaines. " Dans le camp russe, dit le lieutenant-colonel de Baudus, on sanctifia cette vigile d'un jour qui devait être le dernier pour tant de braves.

" Le spectacle offert à mes yeux par la piété de l'ennemi, ainsi que les plaisanteries qu'il dicta à un trop grand nombre d'officiers placés dans nos rangs, me rappela que le plus grand de nos rois, Charlemagne, se disposa lui aussi à commencer la plus périlleuse de ses entreprises par des cérémonies religieuses.

" Ah ! sans doute, parmi ces chrétiens égarés, il s'en trouva un grand nombre dont la bonne foi sanctifia les prières ; car si les Russes furent vaincus à la Moskowa, notre entier anéantissement, dont ils ne peuvent se glorifier en aucune façon, puisqu'il fut l'oeuvre manifeste de la Providence, vint prouver quelques mois plus tard que leur demande n'avait été que trop favorablement écoutée. "

Mais où était le czar ? Il venait de dire modestement à madame de Staël fugitive qu'il regrettait de n ' être pas un grand général . Dans ce moment paraissait à nos bivouacs M. de Beausset, officier du palais : sorti des bois tranquilles de Saint-Cloud, et suivant les traces horribles de notre armée, il arrivait la veille des funérailles à la Moskowa ; il était chargé du portrait du roi de Rome que Marie-Louise envoyait à l'empereur. M. Fain et M. de Ségur peignent les sentiments dont Bonaparte fut saisi à cette vue ; selon le général Gourgaud, Bonaparte s'écria après avoir regardé le portrait : " Retirez-le, il voit de trop bonne heure un champ de bataille. "

Le jour qui précéda l'orage fut extrêmement calme : " Cette espèce de sagesse que l'on met, dit M. de Baudus, à préparer de si cruelles folies, a quelque chose d'humiliant pour la raison humaine quand on y pense de sang-froid à l'âge où je suis arrivé : car, dans ma jeunesse, je trouvais cela bien beau. "

Vers le soir du 6, Bonaparte dicta cette proclamation ; elle ne fut connue de la plupart des soldats qu'après la victoire :

" Soldats, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l'abondance et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk et à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou. "

Bonaparte passa la nuit dans l'anxiété : tantôt il croyait que les ennemis se retiraient, tantôt il redoutait le dénûment de ses soldats et la lassitude de ses officiers. Il savait que l'on disait autour de lui : " Dans quel but nous a-t-on fait faire huit cents lieues pour ne trouver que de l'eau marécageuse, la famine et des bivouacs sur des cendres ? Chaque année la guerre s'aggrave ; de nouvelles conquêtes forcent d'aller chercher de nouveaux ennemis. Bientôt l'Europe ne lui suffira plus ; il lui faudra l'Asie. " Bonaparte, en effet, n'avait pas vu avec indifférence les cours d'eau qui se jettent dans le Volga ; né pour Babylone, il l'avait déjà tentée par une autre route. Arrêté à Jaffa à l'entrée occidentale de l'Asie, arrêté à Moscou à la porte septentrionale de cette même Asie, il vint mourir dans les mers qui bordent cette partie du monde d'où se levèrent l'homme et le soleil. Napoléon, au milieu de la nuit, fit appeler un de ses aides de camp ; celui-ci le trouva la tête appuyée dans ses deux mains : " Qu'est-ce que la guerre ? disait-il ; un métier de barbares où tout l'art consiste à être le plus fort sur un point donné. " Il se plaint de l'inconstance de la fortune ; il envoie examiner la position de l'ennemi : on lui rapporte que les feux brillent du même éclat et en égal nombre ; il se tranquillise. A cinq heures du matin, Ney lui envoie demander l'ordre d'attaque ; Bonaparte sort et s'écrie : " Allons ouvrir les portes de Moscou. " Le jour paraît ; Napoléon montrant l'Orient qui commençait à rougir : " Voilà le soleil d'Austerlitz ! " s'écria-t-il.

 

Chapitre 3

Extrait du dix-huitième bulletin de la grande-armée.

" Mojaïsk, 12 septembre 1812.

" Le 6, à deux heures du matin, l'empereur parcourut les avant-postes ennemis : on passa la journée à se reconnaître. L'ennemi avait une position très resserrée. (...)

" Cette position parut belle et forte. Il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à l ' évacuer ; mais cela aurait remis la partie . (...)

" Le 7, à six heures du matin, le général comte Sorbier, qui avait armé la batterie droite avec l'artillerie de la réserve de la garde, commença le feu. (...)

" A six heures et demie, le général Compans est blessé. A sept heures, le prince d'Eckmühl a son cheval tué.(...)

" A sept heures, le maréchal duc d'Elchingen se remet en mouvement et, sous la protection de soixante pièces de canon que le général Foucher avait placées la veille contre le centre de l'ennemi, se porte sur le centre. Mille pièces de canon vomissent de part et d'autre la mort.

" A huit heures, les positions de l'ennemi sont enlevées, ses redoutes prises, et notre artillerie couronne ses mamelons. (...)

" Il restait à l'ennemi ses redoutes de droite ; le général comte Morand y marche et les enlève ; mais à neuf heures du matin, attaqué de tous côtés, il ne peut s'y maintenir. L'ennemi, encouragé par ce succès, fit avancer sa réserve et ses dernières troupes pour tenter encore la fortune. La garde impériale russe en fait partie. Il attaque notre centre sur lequel avait pivoté notre droite. On craint pendant un moment qu'il n'enlève le village brûlé ; la division Friant s'y porte : quatre-vingts pièces de canon françaises arrêtent d'abord et écrasent ensuite les colonnes ennemies qui se tiennent pendant deux heures serrées sous la mitraille, n'osant pas avancer, ne voulant pas reculer et renonçant à l'espoir de la victoire. Le roi de Naples décide leur incertitude ; il fait charger le quatrième corps de cavalerie qui pénètre dans les brèches que la mitraille de nos canons a faites dans les masses serrées des Russes et les escadrons de leurs cuirassiers ; ils se débandent de tous côtés. (...)

" Il est deux heures après midi, toute espérance abandonne l'ennemi : la bataille est finie, la canonnade continue encore ; il se bat pour sa retraite et pour son salut, mais non pour la victoire.

" Notre perte totale peut être évaluée à dix mille hommes ; celle de l'ennemi à quarante ou cinquante mille. Jamais on n'a vu pareil champ de bataille. Sur six cadavres il y en avait un français et cinq russes. Quarante généraux russes ont été tués, blessés ou pris : le général Bagration a été blessé.

" Nous avons perdu le général de division comte Montbrun, tué d'un coup de canon ; le général comte Caulaincourt, qui avait été envoyé pour le remplacer, tué d'un même coup une heure après.

" Les généraux de brigade Compère, Plauzonne, Marion, Huart, ont été tués ; sept ou huit généraux ont été blessés, la plupart légèrement. Le prince d'Eckmühl n'a eu aucun mal. Les troupes françaises se sont couvertes de gloire et ont montré leur grande supériorité sur les troupes russes.

" Telle est en peu de mots l'esquisse de la bataille de la Moskowa, donnée à deux lieues en arrière de Mojaïsk et à vingt-cinq lieues de Moscou.

" L'empereur n'a jamais été exposé ; la garde, ni à pied ni à cheval, n'a pas donné et n'a pas perdu un seul homme. La victoire n'a jamais été incertaine. Si l'ennemi, forcé dans ses positions, n'avait pas voulu les reprendre, notre perte aurait été plus forte que la sienne ; mais il a détruit son armée en la tenant depuis huit heures jusqu'à deux sous le feu de nos batteries et en s'opiniâtrant à reprendre ce qu'il avait perdu. C'est la cause de son immense perte. "

Ce bulletin froid et rempli de réticences est loin de donner une idée de la bataille de la Moskowa, et surtout des affreux massacres à la grande redoute : quatre-vingt mille hommes furent mis hors de combat ; trente mille d'entre eux appartenaient à la France. Auguste de La Rochejaquelein eut le visage fendu d'un coup de sabre et demeura prisonnier des Moscovites : il rappelait d'autres combats et un autre drapeau. Bonaparte, passant en revue le 61e régiment presque détruit, dit au colonel : " Colonel, qu'avez-vous fait d'un de vos bataillons ? - Sire, il est dans la redoute. " Les Russes ont toujours soutenu et soutiennent encore avoir gagné la bataille : ils vont élever une colonne triomphale funèbre sur les hauteurs de Borodino.

Le récit de M. de Ségur va suppléer à ce qui manque au bulletin de Bonaparte : " L'empereur parcourut, dit-il, le champ de bataille. Jamais aucun ne fut d'un si horrible aspect. Tout y concourait : un ciel obscur, une pluie froide, un vent violent, des habitations en cendres, une plaine bouleversée, couverte de ruines et de débris, à l'horizon, la triste et sombre verdure des arbres du Nord ; partout des soldats errants parmi des cadavres et cherchant des subsistances jusque dans les sacs de leurs compagnons morts ; d'horribles blessures, car les balles russes sont plus grosses que les nôtres, des bivouacs silencieux ; plus de chants, point de récits : une morne taciturnité.

" On voyait autour des aigles le reste des officiers et sous-officiers, et quelques soldats, à peine ce qu'il en fallait pour garder le drapeau. Leurs vêtements étaient déchirés par l'acharnement du combat, noircis de poudre, souillés de sang ; et pourtant, au milieu de ces lambeaux, de cette misère, de ce désastre, un air fier, et même, à l'aspect de l'empereur, quelques cris de triomphe, mais rares et excités : car, dans cette armée, capable à la fois d'analyse et d'enthousiasme, chacun jugeait de la position de tous. (...)

" L'empereur ne put évaluer sa victoire que par les morts. La terre était tellement jonchée de Français étendus sur les redoutes, qu'elles paraissaient leur appartenir plus qu'à ceux qui restaient debout. Il semblait y avoir là plus de vainqueurs tués que de vainqueurs vivants.

" Dans cette foule de cadavres, sur lesquels il fallait marcher pour suivre Napoléon, le pied d'un cheval rencontra un blessé et lui arracha un dernier signe de vie ou de douleur. L'empereur, jusque-là muet comme sa victoire, et que l'aspect de tant de victimes oppressait, éclata ; il se soulagea par des cris d'indignation et par une multitude de soins qu'il fit prodiguer à ce malheureux. Puis il dispersa les officiers qui le suivaient pour qu'ils secourussent ceux qu'on entendait crier de toutes parts.

" On en trouvait surtout dans le fond des ravines où la plupart des nôtres avaient été précipités, et où plusieurs s'étaient traînés pour être plus à l'abri de l'ennemi et de l'ouragan. Les uns prononçaient en gémissant le nom de leur patrie ou de leur mère : c'étaient les plus jeunes. Les plus anciens attendaient la mort d'un air ou impassible ou sardonique, sans daigner implorer ni se plaindre : d'autres demandaient qu'on les tuât sur-le-champ : mais on passait vite à côté de ces malheureux, qu'on n'avait ni l'inutile pitié de secourir, ni la pitié cruelle d'achever. "

Tel est le récit de M. de Ségur. Anathème aux victoires non remportées pour la défense de la patrie et qui ne servent qu'à la vanité d'un conquérant !

La garde, composée de vingt-cinq mille hommes d'élite, ne fut point engagée à la Moskowa : Bonaparte la refusa sous divers prétextes. Contre sa coutume, il se tint à l'écart du feu et ne pouvait suivre de ses propres yeux les manoeuvres. Il s'asseyait ou se promenait près d'une redoute emportée la veille : lorsqu'on venait lui apprendre la mort de quelques-uns de ses généraux, il faisait un geste de résignation. On regardait avec étonnement cette impassibilité ; Ney s'écriait : " Que fait-il derrière l'armée ? Là, il n'est à portée que des revers, et non des succès. Puisqu'il ne fait plus la guerre par lui-même, qu'il n'est plus général, qu'il veut faire partout l'empereur, qu'il retourne aux Tuileries et nous laisse être généraux pour lui. " Murat avouait que dans cette grande journée il n'avait plus reconnu le génie de Napoléon.

Des admirateurs sans réserve ont attribué l'engourdissement de Napoléon à la complication des souffrances dont, assurent-ils, il était alors accablé ; ils affirment qu'à tous moments il était obligé de descendre de cheval, et que souvent il restait immobile, le front appuyé contre des canons. Cela peut être : un malaise passager pouvait contribuer dans ce moment à la prostration de son énergie ; mais si l'on remarque qu'il retrouva cette énergie dans la campagne de Saxe et dans sa fameuse campagne de France, il faudra chercher une autre cause de son inaction à Borodino. Comment ! vous avouez dans votre bulletin qu' il était facile de manoeuvrer et d ' obliger l ' ennemi à évacuer sa belle position, mais que cela aurait remis la partie ; et vous, qui avez assez d'activité d'esprit pour condamner à la mort tant de milliers de nos soldats, vous n'avez pas assez de force de corps pour ordonner à votre garde d'aller au moins à leur secours ? Il n'y a d'autre explication à ceci que la nature même de l'homme : l'adversité arrivait ; sa première atteinte le glaça. La grandeur de Napoléon n'était pas de cette qualité qui appartient à l'infortune ; la prospérité seule lui laissait ses facultés entières : il n'était point fait pour le malheur.

 

Chapitre 4

Marche en avant des Français. - Rostopschine. - Bonaparte au Mont-du-Salut. - Vue de Moscou. - Entrée de Napoléon au Kremlin. - Incendie de Moscou. - Bonaparte gagne avec peine Petrowski. - Ecriteau de Rostopschine. - Séjour sur les ruines de Moscou. - Occupations de Bonaparte.

Entre la Moskowa et Moscou, Murat engagea une affaire devant Mojaïsk. On entra dans la ville où l'on trouva dix mille morts et mourants. On jeta les morts par les fenêtres pour loger les vivants. Les Russes se repliaient en bon ordre sur Moscou.

Dans la soirée du 13 septembre, Kutuzoff avait assemblé un conseil de guerre : tous les généraux déclarèrent que Moscou n ' était pas la patrie . Buturlin ( Histoire de la campagne de Russie ), le même officier qu'Alexandre envoya au quartier de monseigneur le duc d'Angoulême en Espagne, Barclay, dans son Mémoire justificatif , donnent les motifs qui déterminèrent l'opinion du conseil. Kutuzoff proposa au roi de Naples une suspension d'armes tandis que les soldats russes traverseraient l'ancienne capitale des czars. La suspension fut acceptée, car les Français voulaient conserver la ville ; Murat seulement serrait de près l'arrière-garde ennemie, et nos grenadiers emboîtaient le pas du grenadier russe qui se retirait. Mais Napoléon était loin du succès auquel il croyait toucher : Kutuzoff cachait Rostopschine.

Le comte Rostopschine était gouverneur de Moscou. La vengeance promettait de descendre du ciel : un ballon monstrueux, construit à grands frais, devait planer sur l'armée française, choisir l'empereur entre mille, s'abattre sur sa tête dans une pluie de fer et de feu. A l'essai, les ailes de l'aérostat brisèrent ; force fut de renoncer à la bombe des nuées ; mais les artifices restèrent à Rostopschine. Les nouvelles du désastre de Borodino étaient arrivées à Moscou, tandis que, sur un bulletin de Kutuzoff, on se flattait encore de la victoire dans le reste de l'empire. Rostopschine avait fait diverses proclamations en prose rimée ; il disait :

" Allons, mes amis les Moscovites, marchons aussi ! Nous rassemblerons cent mille hommes, nous prendrons l'image de la sainte Vierge, cent cinquante pièces de canon et nous mettrons fin à tout. "

Il conseillait aux habitants de s'armer simplement de fourches, un Français ne pesant pas plus qu'une gerbe.

On sait que Rostopschine a décliné toute participation à l'incendie de Moscou ; on sait aussi qu'Alexandre ne s'est jamais expliqué à ce sujet. Rostopschine a-t-il voulu échapper au reproche des nobles et des marchands dont la fortune avait péri ? Alexandre a-t-il craint d'être appelé un Barbare par l'Institut ? Ce siècle est si misérable, Bonaparte en avait tellement accaparé toutes les grandeurs, que quand quelque chose de digne arrivait, chacun s'en défendait et en repoussait la responsabilité.

L'incendie de Moscou restera une résolution héroïque qui sauva l'indépendance d'un peuple et contribua à la délivrance de plusieurs autres. Numance n'a point perdu ses droits à l'admiration des hommes. Qu'importe que Moscou ait été brûlé ! ne l'avait-il pas été déjà sept fois ? N'est-il pas aujourd'hui brillant et rajeuni, bien que dans son vingt-unième bulletin Napoléon eût prédit que l' incendie de cette capitale retarderait la Russie de cent ans ? " Le malheur même de Moscou, dit admirablement madame de Staël, a régénéré l'empire : cette ville religieuse a péri comme un martyr dont le sang répandu donne de nouvelles forces aux frères qui lui survivent. " ( Dix années d ' exil .)

Où en seraient les nations si Bonaparte, du haut du Kremlin, eût couvert le monde de son despotisme comme d'un drap mortuaire ? Les droits de l'espèce humaine passent avant tout pour moi, la terre fût-elle un globe explosible, je n'hésiterais pas à y mettre le feu s'il s'agissait de délivrer mon pays. Toutefois, il ne faut rien moins que les intérêts supérieurs de la liberté humaine pour qu'un Français, la tête couverte d'un crêpe et les yeux pleins de larmes, puisse se résoudre à raconter une résolution qui devait devenir fatale à tant de Français.

On a vu à Paris le comte Rostopschine, homme instruit et spirituel : dans ses écrits la pensée se cache sous une certaine bouffonnerie ; espèce de Barbare policé, de poète ironique, dépravé même, capable de généreuses dispositions, tout en méprisant les peuples et les rois : les églises gothiques admettent dans leur grandeur des décorations grotesques.

La débâcle avait commencé à Moscou ; les routes de Cazan étaient couvertes de fugitifs à pied, en voiture, isolés ou accompagnés de serviteurs. Un présage avait un moment ranimé les esprits : un vautour s'était embarrassé dans les chaînes qui soutenaient la croix de la principale église ; Rome eût, comme Moscou, vu dans ce présage la captivité de Napoléon.

A l'approche des longs convois de blessés russes qui se présentaient aux portes, toute espérance s'évanouit. Kutuzoff avait flatté Rostopschine de défendre la ville avec quatre-vingt-onze mille hommes qui lui restaient : vous venez de voir que le conseil de guerre l'obligeait de se retirer. Rostopschine demeura seul.

La nuit descend : des émissaires vont frapper mystérieusement aux portes, annoncent qu'il faut partir et que Ninive est condamnée. Des matières inflammables sont introduites dans les édifices publics et les bazars, dans les boutiques et les maisons particulières ; les pompes sont enlevées. Alors Rostopschine ordonne d'ouvrir les prisons : du milieu d'une troupe immonde on fait sortir un Russe et un Français ; le Russe, appartenant à une secte d'illuminés allemands, est accusé d'avoir voulu livrer sa patrie et d'avoir traduit la proclamation des Français ; son père accourt ; le gouverneur lui accorde un moment pour bénir son fils : " Moi, bénir un traître ! " s'écrie le vieux Moscovite, et il le maudit. Le prisonnier est livré à la populace et abattu.

" Pour toi, dit Rostopschine au Français, tu devais désirer l'arrivée de tes compatriotes : sois libre. Va dire aux tiens que la Russie n'a eu qu'un seul traître et qu'il est puni. "

Les autres malfaiteurs relâchés reçoivent, avec leur grâce, les instructions pour procéder à l'incendie, quand le moment sera venu. Rostopschine sort le dernier de Moscou, comme un capitaine de vaisseau quitte le dernier son bord dans un naufrage.

Napoléon, monté à cheval, avait rejoint son avant-garde. Une hauteur restait à franchir ; elle touchait à Moscou de même que Montmartre à Paris ; elle s'appelait le Mont-du-salut , parce que les Russes y priaient à la vue de la ville sainte, comme les pèlerins en apercevant Jérusalem. Moscou aux coupoles dorées , disent les poètes slaves, resplendissait à la lumière du jour, avec ses deux cent quatre-vingt-quinze églises, ses quinze cents châteaux, ses maisons ciselées, colorées en jaune, en vert. en rose : il n'y manquait que les cyprès et le Bosphore. Le Kremlin faisait partie de cette masse couverte de fer poli ou peinturé. Au milieu d'élégantes villas de briques et de marbre, la Moskowa coulait parmi des parcs ornés de bois de sapins, palmiers de ce ciel : Venise, aux jours de sa gloire, ne fut pas plus brillante dans les flots de l'Adriatique. Ce fut le 14 septembre, à deux heures de l'après-midi, que Bonaparte, par un soleil orné des diamants du pôle, aperçut sa nouvelle conquête. Moscou, comme une princesse européenne aux confins de son empire, parée de toutes les richesses de l'Asie, semblait amenée là pour épouser Napoléon.

Une acclamation s'élève : " Moscou ! Moscou ! " s'écrient nos soldats ; ils battent encore des mains : au temps de la vieille gloire, ils criaient, revers ou prospérités, vive le roi ! " Ce fut un beau moment, dit le lieutenant-colonel de Baudus, que celui où le magnifique panorama présenté par l'ensemble de cette immense cité s'offrit tout à coup à mes regards. Je me rappellerai toujours l'émotion qui se manifesta dans les rangs de la division polonaise ; elle me frappa d'autant plus qu'elle se fit jour par un mouvement empreint d'une pensée religieuse. En apercevant Moscou, les régiments entiers se jetèrent à genoux et remercièrent le Dieu des armées de les avoir conduits par la victoire dans la capitale de leur ennemi le plus acharné. "

Les acclamations cessent ; on descend muets vers la ville ; aucune députation ne sort des portes pour présenter les clefs dans un bassin d'argent. Le mouvement de la vie était suspendu dans la grande cité. Moscou chancelait silencieuse devant l'étranger : trois jours après elle avait disparu ; la Circassienne du Nord, la belle fiancée, s'était couchée sur son bûcher funèbre.

Lorsque la ville était encore debout, Napoléon en marchant vers elle s'écriait : " La voilà donc cette ville fameuse ! " et il regardait : Moscou, délaissée, ressemblait à la cité pleurée dans les Lamentations . Déjà Eugène et Poniatowski ont débordé les murailles ; quelques-uns de nos officiers pénètrent dans la ville ; ils reviennent et disent à Napoléon : " Moscou est déserte ! - Moscou est déserte ? c'est invraisemblable ! qu'on m'amène les boyards. " Point de boyards, il n'est resté que des pauvres qui se cachent. Rues abandonnées, fenêtres fermées : aucune fumée ne s'élève des foyers d'où s'en échapperont bientôt des torrents. Pas le plus léger bruit. Bonaparte hausse les épaules.

Murat, s'étant avancé jusqu'au Kremlin, y est reçu par les hurlements des prisonniers devenus libres pour délivrer leur patrie : on est contraint d'enfoncer les portes à coups de canon.

Napoléon s'était porté à la barrière de Dorogomilow ; il s'arrêta dans une des premières maisons du faubourg, fit une course le long de la Moskowa, ne rencontra personne. Il revint à son logement, nomma le maréchal Mortier gouverneur de Moscou, le général Durosnel commandant de la place et M. de Lesseps chargé de l'administration en qualité d'intendant. La garde impériale et les troupes étaient en grande tenue pour paraître devant un peuple absent. Bonaparte apprit bientôt avec certitude que la ville était menacée de quelque événement. A deux heures du matin on lui vient dire que le feu commence. Le vainqueur quitte le faubourg de Dorogomilow et vient s'abriter au Kremlin : c'était dans la matinée du 15. Il éprouva un moment de joie en pénétrant dans le palais de Pierre le Grand ; son orgueil satisfait écrivit quelques mots à Alexandre, à la réverbération du bazar qui commençait à brûler, comme autrefois Alexandre vaincu lui écrivait un billet du champ d'Austerlitz.

Dans le bazar on voyait de longues rangées de boutiques toutes fermées. On contient d'abord l'incendie ; mais dans la seconde nuit il éclate de toutes parts ; des globes lancés par des artifices crèvent, retombent en gerbes lumineuses sur les palais et les églises. Une bise violente pousse les étincelles et lance les flammèches sur le Kremlin : il renfermait un magasin à poudre ; un parc d'artillerie avait été laissé sous les fenêtres mêmes de Bonaparte. De quartier en quartier nos soldats sont chassés par les effluves du volcan. Des Gorgones et des Méduses, la torche à la main, parcourent les carrefours livides de cet enfer ; d'autres attisent le feu avec des lances de bois goudronné. Bonaparte, dans les salles du nouveau Pergame, se précipite aux croisées, s'écrie : " Quelle résolution extraordinaire ! quels hommes ! ce sont des Scythes ! "

Le bruit se répand que le Kremlin est miné : des serviteurs se trouvent mal, des militaires se résignent. Les bouches des divers brasiers en dehors s'élargissent, se rapprochent, se touchent : la tour de l'Arsenal, comme un haut cierge, brûle au milieu d'un sanctuaire embrasé. Le Kremlin n'est plus qu'une île noire contre laquelle se brise une mer ondoyante de feu. Le ciel, reflétant l'illumination, est comme traversé des clartés mobiles d'une aurore boréale.

La troisième nuit descendait ; on respirait à peine dans une vapeur suffocante : deux fois des mèches ont été attachées au bâtiment qu'occupait Napoléon. Comment fuir ? les flammes attroupées bloquent les portes de la citadelle. En cherchant de tous les côtés, on découvre une poterne qui donnait sur la Moskowa. Le vainqueur avec sa garde se dérobe par ce guichet de salut. Autour de lui dans la ville, des voûtes se fondent en mugissant, des clochers d'où découlaient des torrents de métal liquéfié se penchent, se détachent et tombent. Des charpentes, des poutres, des toits craquant, pétillant, croulant, s'abîment dans un Phlégéthon dont ils font rejaillir la lame ardente et des millions de paillettes d'or. Bonaparte ne s'échappe que sur les charbons refroidis d'un quartier déjà réduit en cendres : il gagna Petrowski, villa du czar.

Le général Gourgaud, critiquant l'ouvrage de M. de Ségur, accuse l'officier d'ordonnance de l'empereur de s'être trompé : en effet, il demeure prouvé, par le récit de M. de Baudus, aide de camp du maréchal Bessières, et qui servit lui-même de guide à Napoléon, que celui-ci ne s'évada pas par une poterne, mais qu'il sortit par la grande porte du Kremlin. Du rivage de Sainte-Hélène Napoléon revoyait brûler la ville des Scythes : " Jamais, dit-il, en dépit de la poésie, toutes les fictions de l'incendie de Troie n'égaleront la réalité de celui de Moscou. "

Remémorant antérieurement cette catastrophe, Bonaparte écrit encore : " Mon mauvais génie m ' apparut et m ' annonça ma fin, que j ' ai trouvée à l ' île d ' Elbe . " Kutuzoff avait d'abord pris sa route à l'orient ; ensuite il se rabattit au midi. Sa marche de nuit était à demi éclairée par l'incendie lointain de Moscou, dont il sortait un bourdonnement lugubre ; on eût dit que la cloche qu'on n'avait jamais pu monter à cause de son énorme poids eût été magiquement suspendue au haut d'un clocher brûlant pour tinter les glas. Kutuzoff atteignit Voronowo, possession du comte Rostopschine ; à peine avait-il aperçu la superbe demeure, qu'elle s'enfonce dans le gouffre de nouvelle conflagration. Sur la porte de fer d'une église on lisait cet écriteau, la scritta morta , de la main du propriétaire :

" J'ai embelli pendant huit ans cette campagne et j'y ai vécu heureux au sein de ma famille ; les habitants de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt la quittent à votre approche, et moi je mets le feu à ma maison pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moscou, avec un mobilier d'un demi-million de roubles. Ici vous ne trouverez que des cendres. "

" Rostopschine. "

Bonaparte avait au premier moment admiré les feux et les Scythes comme un spectacle apparenté à son imagination ; mais bientôt le mal que cette catastrophe lui faisait le refroidit et le fit retourner à ses injurieuses diatribes. En envoyant la lettre de Rostopschine en France, il ajoute : " Il paraît que Rostopschine est aliéné ; les Russes le regardent comme une espèce de Marat. " Qui ne comprend pas la grandeur dans les autres ne la comprendra pas pour soi quand le temps des sacrifices sera venu.

Alexandre avait appris sans abattement son adversité " Reculerons-nous, écrivait-il dans ses instructions circulaires, quand l'Europe nous encourage de ses regards ? Servons-lui d'exemple ; saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté. " Suivait une invocation au Très-Haut.

Un style dans lequel se trouvent les mots de Dieu, de vertu, de liberté, est puissant : il plaît aux hommes, les rassure et les console ; combien il est supérieur à ces phrases affectées, tristement empruntées des locutions païennes et fatalistes à la turque : il fut, ils ont été, la fatalité les entraîne ! phraséologie stérile, toujours vaine, alors même qu'elle est appuyée sur les plus grandes actions.

Sorti de Moscou dans la nuit du 15 septembre, Napoléon y rentra le 18. Il avait rencontré, en revenant, des foyers allumés sur la fange, nourris avec des meubles d'acajou et des lambris dorés. Autour de ces foyers en plein air étaient des militaires noircis, crottés, en lambeaux, couchés sur des canapés de soie ou assis dans des fauteuils de velours, ayant pour tapis sous leurs pieds, dans la boue, des châles de cachemire, des fourrures de la Sibérie, des étoffes d'or de la Perse, mangeant dans des plats d'argent une pâte noire ou de la chair sanguinolente de cheval grillé.

Un pillage irrégulier ayant commencé, on le régularisa ; chaque régiment vint à son tour à la curée. Des paysans chassés de leurs huttes, des Cosaques, des déserteurs de l'ennemi, rôdaient autour des Français et se nourrissaient de ce que nos escouades avaient rongé. On emportait tout ce qu'on pouvait prendre ; bientôt, surchargé de ces dépouilles, on les jetait, quand on venait à se souvenir qu'on était à six cents lieues de son toit.

Les courses que l'on faisait pour trouver des vivres produisaient des scènes pathétiques : une escouade française ramenait une vache ; une femme s'avança, accompagnée d'un homme qui portait dans ses bras un enfant de quelques mois ; ils montraient du doigt la vache qu'on venait de leur enlever. La mère déchira les misérables vêtements qui couvraient son sein, pour montrer qu'elle n'avait plus de lait ; le père fit un mouvement comme s'il eût voulu briser la tête de l'enfant sur une pierre. L'officier fit rendre la vache, et il ajoute : " L'effet que produisit cette scène sur mes soldats fut tel, que, pendant longtemps, il ne fut pas prononcé une seule parole dans les rangs. "

Bonaparte avait changé de rêve ; il déclarait qu'il voulait marcher à Saint-Pétersbourg ; il traçait déjà la route sur ses cartes ; il expliquait l'excellence de son plan nouveau, la certitude d'entrer dans la seconde capitale de l'empire : " Qu'a-t-il à faire désormais sur des ruines ? Ne suffit-il pas à sa gloire qu'il soit monté au Kremlin ? " Telles étaient les nouvelles chimères de Napoléon ; l'homme touchait à la folie, mais ses songes étaient encore ceux d'un esprit immense.

" Nous ne sommes qu'à quinze marches de Saint-Pétersbourg, dit M. Fain : Napoléon pense à se rabattre sur cette capitale. " Au lieu de quinze marches , à cette époque et dans de pareilles circonstances, il faut lire deux mois . Le général Gourgaud ajoute que toutes les nouvelles qu'on recevait de Saint-Pétersbourg annonçaient la peur qu'on avait du mouvement de Napoléon. Il est certain qu'à Saint-Pétersbourg on ne doutait point du succès de l'empereur s'il se présentait ; mais on se préparait à lui laisser une seconde carcasse de cité, et la retraite sur Archangel était jalonnée. On ne soumet point une nation dont le pôle est la dernière forteresse. De plus les flottes anglaises, pénétrant au printemps dans la Baltique, auraient réduit la prise de Saint-Pétersbourg à une simple destruction.

Mais tandis que l'imagination sans frein de Bonaparte jouait avec l'idée d'un voyage à Saint-Pétersbourg il s'occupait sérieusement de l'idée contraire : sa foi dans son espérance n'était pas telle qu'elle lui ôtât tout bon sens. Son projet dominant était d'apporter à Paris une paix signée à Moscou. Par là il se serait débarrassé des périls de la retraite, il aurait accompli une étonnante conquête, et serait rentré aux Tuileries le rameau d'olivier à la main. Après le premier billet qu'il avait écrit à Alexandre en arrivant au Kremlin, il n'avait négligé aucune occasion de renouveler ses avances. Dans un entretien bienveillant avec un officier général russe, M. de Toutelmine, sous-directeur de l'hôpital des Enfants trouvés à Moscou, hôpital miraculeusement épargné de l'incendie, il avait glissé des paroles favorables à un accommodement. Par M. Jacowleff, frère de l'ancien ministre russe à Stuttgard, il écrivit directement à Alexandre, et M. Jacowleff prit l'engagement de remettre cette lettre au czar sans intermédiaire. Enfin le général Lauriston fut envoyé à Kutuzoff : celui-ci promit ses bons offices pour une négociation pacifique ; mais il refusa au général Lauriston de lui délivrer un sauf-conduit pour Saint-Pétersbourg.

Napoléon était toujours persuadé qu'il exerçait sur Alexandre l'empire qu'il avait exercé à Tilsit et à Erfurt, et cependant Alexandre écrivait le 21 octobre au prince Michel Larcanowitz : " J'ai appris, à mon extrême mécontentement, que le général Beningsen a eu une entrevue avec le roi de Naples. (...) Toutes les déterminations dans les ordres qui vous sont adressés par moi doivent vous convaincre que ma résolution est inébranlable, que dans ce moment aucune proposition de l'ennemi ne pourrait m'engager à terminer la guerre et à affaiblir par là le devoir sacré de venger la patrie. "

Les généraux russes abusaient de l'amour-propre et de la simplicité de Murat, commandant de l'avant-garde ; toujours charmé de l'empressement des Cosaques, il empruntait des bijoux de ses officiers pour faire des présents à ses courtisans du Don ; mais les généraux russes, loin de désirer la paix, la redoutaient, malgré la résolution d'Alexandre. Ils connaissaient la faiblesse de leur empereur, et ils craignaient la séduction du nôtre. Pour la vengeance, il ne s'agissait que de gagner un mois, que d'attendre les premiers frimas : les voeux de la chrétienté moscovite suppliaient le ciel de hâter ses tempêtes.

Le général Wilson, en qualité de commissaire anglais à l'armée russe, était arrivé : il s'était déjà trouvé sur le chemin de Bonaparte en Egypte. Fabvier, de son coté, était revenu de notre armée du midi à celle du nord. L'Anglais poussait Kutuzoff à l'attaque, et l'on savait que les nouvelles apportées par Fabvier n'étaient pas bonnes. Des deux bouts de l'Europe, les deux seuls peuples qui combattaient pour leur liberté se donnaient la main par-dessus la tête du vainqueur à Moscou. La réponse d'Alexandre n'arrivait point ; les estafettes de France s'attardèrent ; l'inquiétude de Napoléon augmentait ; des paysans avertissaient nos soldats : " Vous ne connaissez pas notre climat, leur disaient-ils, dans un mois le froid vous fera tomber les ongles. " Milton, dont le grand nom agrandit tout, s'exprime aussi naïvement dans sa Moscovie : " Il fait si froid dans ce pays que la sève des branches mises au feu gèle en sortant du bout opposé à celui qui brûle... "

Bonaparte, sentant qu'un pas rétrograde rompait le prestige et faisait évanouir la terreur de son nom, ne pouvait se résoudre à descendre : malgré l'avertissement du prochain péril, il restait, attendant de minute en minute des réponses de Saint-Pétersbourg ; lui, qui avait commandé avec tant d'outrages, soupirait après quelques mots miséricordieux du vaincu. Il s'occupe au Kremlin d'un règlement pour la Comédie-Française ; il met trois soirées à achever ce majestueux ouvrage ; il discute avec ses aides de camp le mérite de quelques vers nouveaux arrivés de Paris ; autour de lui on admirait le sang-froid du grand homme, tandis qu'il y avait encore des blessés de ses derniers combats expirant dans des douleurs atroces, et que, par ce retard de quelques jours, il dévouait à la mort les cent mille hommes qui lui restaient. La servile stupidité du siècle prétend faire passer cette pitoyable affectation pour la conception d'un esprit incommensurable.

Bonaparte visita les édifices du Kremlin. Il descendit et remonta l'escalier sur lequel Pierre le Grand fit égorger les Strélitz ; il parcourut la salle des festins où Pierre se faisait amener des prisonniers, abattant une tête entre chaque rasade, proposant à ses convives, princes et ambassadeurs, de se divertir de la même façon. Des hommes furent roués alors, et des femmes enterrées vives ; on pendit deux mille Strélitz dont les corps restèrent accrochés autour des murailles.

Au lieu de l'ordonnance sur les théâtres, Bonaparte eût mieux fait d'écrire au sénat conservateur la lettre que des bords du Pruth Pierre écrivait au sénat de Moscou : " Je vous annonce que, trompé par de faux avis, et sans qu'il y ait de ma faute, je me trouve ici enfermé dans mon camp par une armée quatre fois plus forte que la mienne. S'il arrive que je sois pris, vous n'avez plus à me considérer comme votre czar et seigneur, ni à tenir compte d'aucun ordre qui pourrait vous être porté de ma part, quand même vous y reconnaîtriez ma propre main. Si je dois périr vous choisirez pour mon successeur le plus digne d'entre vous. "

Un billet de Napoléon adressé à Cambacérès, contenait des ordres inintelligibles : on délibéra, et quoique la signature du billet portât un nom allongé d'un nom antique, l'écriture ayant été reconnue pour être celle de Bonaparte, on déclara que les ordres inintelligibles devaient être exécutés.

Le Kremlin renfermait un double trône pour deux frères : Napoléon ne partageait pas le sien. On voyait encore dans les salles le brancard brisé d'un coup de canon sur lequel Charles XII blessé se faisait porter à la bataille de Pultava. Toujours vaincu dans l'ordre des instincts magnanimes, Bonaparte, en visitant les tombeaux des czars, se souvint-il qu'aux jours de fête on les couvrait de draps mortuaires superbes ; que lorsqu'un sujet avait quelque grâce à solliciter, il déposait sa supplique sur un des tombeaux, et que le czar avait seul le droit de l'en retirer ?

Ces placets de l'infortune, présentés par la mort à la puissance, n'étaient point du goût de Napoléon. Il était occupé d'autres soins : moitié désir de tromper, moitié nature, il prétendait comme en quittant l'Egypte, faire venir des comédiens de Paris à Moscou, et il assurait qu'un chanteur italien arrivait. Il dépouilla les églises du Kremlin, entassa dans ses fourgons des ornements sacrés et des images de saints avec les croissants et les queues de cheval conquis sur les mahométans. Il enleva l'immense croix de la tour du grand Yvan ; son projet était de la planter sur le dôme des Invalides : elle eût fait le pendant des chefs-d'oeuvre du Vatican dont il avait décoré le Louvre. Tandis qu'on détachait cette croix, des corneilles vagissantes voletaient autour : " Que me veulent ces oiseaux ? " disait Bonaparte.

On touchait au moment fatal : Daru élevait des objections contre divers projets qu'exposait Bonaparte : " Quel parti prendre donc ? " s'écria l'empereur. " - Rester ici ; faire de Moscou un grand camp retranché ; y passer l'hiver ; faire saler les chevaux qu'on ne pourra nourrir ; attendre le printemps : nos renforts et la Lithuanie armée viendront nous délivrer et achever la conquête. - C'est un conseil de lion, répond Napoléon : mais que dirait Paris ? La France ne s'accoutumerait pas à mon absence. " - " Que dit-on de moi à Athènes ? " disait Alexandre.

Il se replonge aux incertitudes : partira-t-il ? ne partira-t-il pas ? Il ne sait. Maintes délibérations se succèdent.

Enfin une affaire engagée à Winkovo, le 18 octobre, le détermine subitement à sortir des débris de Moscou avec son armée : ce jour-là même, sans appareil, sans bruit, sans tourner la tête, voulant éviter la route directe de Smolensk, il s'achemine par l'une des deux routes de Kalouga.

Durant trente-cinq jours, comme ces formidables dragons de l'Afrique qui s'endorment après s'être repus, il s'était oublié : c'était apparemment les jours nécessaires pour changer le sort d'un homme pareil. Pendant ce temps-là l'astre de sa destinée s'inclinait. Enfin il se réveille pressé entre l'hiver et une capitale incendiée ; il se glisse au dehors des décombres : il était trop tard ; cent mille hommes étaient condamnés. Le maréchal Mortier, commandant l'arrière-garde, a l'ordre, en se retirant, de faire sauter le Kremlin [On achève d'imprimer à Saint-Pétersbourg les papiers d'Etat sur cette campagne, trouvés dans le cabinet d'Alexandre après sa mort. Ces documents, formant cinq à six volumes, jetteront sans doute un grand jour sur les événements si curieux d'une partie de notre histoire. Il sera bon de lire avec précaution les récits de l'ennemi, et cependant avec moins de défiance que les documents officiels de Bonaparte. Il est impossible de se figurer à quel point celui-ci altérait la réalité et la rendait insaisissable ; ses propres victoires se transformaient en roman dans son imagination. Toutefois, au bout de ses relations fantasmagoriques, restait cette vérité, à savoir que Napoléon, par une raison ou par une autre, était le maître du monde. (Paris, note de 1841. N.d.A.)] .

 

Chapitre 5

Retraite.

Bonaparte, se trompant ou voulant tromper les autres, écrivit le 18 d'octobre au duc de Bassano une lettre que rapporte M. Pain : " Vers les premières semaines de novembre, mandait-il, j'aurai ramené mes troupes dans le carré qui est entre Smolensk, Mohilow, Minsk et Witepsk. Je me décide à ce mouvement, parce que Moscou n'est plus une position militaire ; j'en vais chercher une autre plus favorable au début de la campagne prochaine. Les opérations auront alors à se diriger sur Pétersbourg et sur Kiew. " Pitoyable forfanterie, s'il ne s'agissait que du secours passager d'un mensonge ; mais dans Bonaparte une idée de conquête, malgré l'évidence contraire de la raison, pouvait toujours être une idée de bonne foi.

On marchait sur Malojaroslawetz : par l'embarras des bagages et des voitures mal attelées de l'artillerie, le troisième jour de marche on n'était encore qu'à dix lieues de Moscou. On avait l'intention de devancer Kutuzoff : l'avant-garde du prince Eugène le prévint en effet à Fominskoï. Il restait encore cent mille hommes d'infanterie au début de la retraite. La cavalerie était presque nulle, à l'exception de trois mille cinq cents chevaux de la garde. Nos troupes, ayant atteint la nouvelle route de Kalouga le 21, entrèrent le 22 à Borowsk, et le 23 la division Delzons occupa Malojaroslawetz. Napoléon était dans la joie ; il se croyait échappé.

Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, la terre trembla : cent quatre-vingt-trois milliers de poudre, placés sous les voûtes du Kremlin, déchirèrent le palais des czars. Mortier, qui fit sauter le Kremlin, était réservé à la machine infernale de Fieschi. Que de mondes passés entre ces deux explosions si différentes et par les temps et par les hommes !

Après ce sourd mugissement, une forte canonnade vint à travers le silence dans la direction de Malojaroslawetz : autant Napoléon avait désiré ouïr ce bruit en entrant en Russie, autant il redoutait de l'entendre en sortant. Un aide de camp du vice-roi annonce une attaque générale des Russes : à la nuit les généraux Compans et Gérard arrivèrent en aide au prince Eugène. Beaucoup d'hommes périrent des deux côtés ; l'ennemi parvint à se mettre à cheval sur la route de Kalouga, et fermait l'entrée du chemin intact qu'on avait espéré suivre. Il ne restait d'autre ressource que de retomber dans la route de Mojaïsk et de rentrer à Smolensk par les vieux sentiers de nos malheurs : on le pouvait ; les oiseaux du ciel n'avaient pas encore achevé de manger ce que nous avions semé pour retrouver nos traces.

Napoléon logea cette nuit à Ghorodnia dans une pauvre maison où les officiers attachés aux divers généraux ne purent se mettre à couvert. Ils se réunirent sous la fenêtre de Bonaparte ; elle était sans volets et sans rideaux : on en voyait sortir une lumière, tandis que les officiers restés en dehors étaient plongés dans l'obscurité. Napoléon était assis dans sa chétive chambre, la tête abaissée sur ses deux mains. Murat, Berthier et Bessières se tenaient debout à ses côtés, silencieux et immobiles. Il ne donna point d'ordre, et monta à cheval le 25 au matin, pour examiner la position de l'armée russe.

A peine était-il sorti que roula jusqu'à ses pieds un éboulis de Cosaques. La vivante avalanche avait franchi la Luja, et s'était dérobée à la vue, le long de la lisière de bois. Tout le monde mit l'épée à la main, l'empereur lui-même. Si ces maraudeurs avaient eu plus d'audace, Bonaparte demeurait prisonnier. A Malojaroslawetz incendié, les rues étaient encombrées de corps à moitié grillés, coupés, sillonnés, mutilés par les roues de l'artillerie, qui avait passé sur eux. Pour continuer le mouvement sur Kalouga, il eût fallu livrer une seconde bataille ; l'empereur ne le jugea pas convenable. Il s'est élevé à cet égard une discussion entre les partisans de Bonaparte et les amis des maréchaux. Qui donna le conseil de reprendre la première route parcourue par les Français ? Ce fut évidemment Napoléon : une grande sentence funèbre à prononcer ne lui coûtait guère ; il en avait l'habitude.

Revenu le 26 à Borowsk, le lendemain, près de Wercia, on présenta au chef de nos armées le général Vitzingerode et son aide de camp le comte Nariskin : ils s'étaient laissé surprendre en entrant trop tôt dans Moscou. Bonaparte s'emporta : " Qu'on fusille ce général ! s'écrie-t-il hors de lui ; c'est un déserteur du royaume de Wurtemberg ; il appartient à la Confédération du Rhin. " Il se répand en invectives contre la noblesse russe et finit par ces mots : " J'irai à Saint-Pétersbourg, je jetterai cette ville dans la Newa ", et subitement il commande de brûler un château que l'on apercevait sur une hauteur : le lion blessé se ruait en écumant sur tout ce qui l'environnait.

Néanmoins, au milieu de ses folles colères, lorsqu'il intimait à Mortier l'ordre de détruire le Kremlin, il se conformait en même temps à sa double nature ; il écrivait au duc de Trévise des phrases de sensiblerie ; pensant que ses missives seraient connues, il lui enjoignait avec un soin tout paternel de sauver les hôpitaux ; " car c'est ainsi, ajoutait-il, que j'en ai usé à Saint-Jean-d'Acre ". Or, en Palestine il fit fusiller les prisonniers turcs, et, sans l'opposition de Desgenettes, il eût empoisonné ses malades ! Berthier et Murat sauvèrent le prince Vitzingerode.

Cependant Kutuzoff nous poursuivait mollement. Wilson pressait-il le général russe d'agir, le général répondait : " Laissez venir la neige. " Le 29 septembre, on touche aux fatales collines de la Moskowa : un cri de douleur et de surprise échappe à notre armée. De vastes boucheries se présentaient, étalant quarante mille cadavres diversement consommés. Des files de carcasses alignées semblaient garder encore la discipline militaire ; des squelettes détachés en avant, sur quelques mamelons écrêtés, indiquaient les commandants et dominaient la mêlée des morts. Partout armes rompues, tambours défoncés, lambeaux de cuirasses et d'uniformes, étendards déchirés, dispersés entre des troncs d'arbres coupés à quelques pieds du sol par les boulets : c'était la grande redoute de la Moskowa.

Au sein de la destruction immobile on apercevait une chose en mouvement : un soldat français privé des deux jambes se frayait un passage dans des cimetières qui semblaient avoir rejeté leurs entrailles au dehors. Le corps d'un cheval effondré par un obus avait servi de guérite à ce soldat : il y vécut en rongeant sa loge de chair ; les viandes putréfiées des morts à la portée de sa main lui tenaient lieu de charpie pour panser ses plaies et d'amadou pour emmailloter ses os. L'effrayant remords de la gloire se traînait vers Napoléon : Napoléon ne l'attendit pas.

Le silence des soldats, hâtés du froid, de la faim et de l'ennemi, était profond ; ils songeaient qu'ils seraient bientôt semblables aux compagnons dont ils apercevaient les restes. On n'entendait dans ce reliquaire que la respiration agitée et le bruit du frisson involontaire des bataillons en retraite.

Plus loin on retrouva l'abbaye de Kotloskoï transformée en hôpital ; tous les secours y manquaient : là restait encore assez de vie pour sentir la mort. Bonaparte arrivé sur le lieu, se chauffa du bois de ses chariots disloqués. Quand l'armée reprit sa marche, les agonisants se levèrent, parvinrent au seuil de leur dernier asile, se laissèrent dévaler jusqu'au chemin, tendirent aux camarades qui les quittaient leurs mains défaillantes : ils semblaient à la fois les conjurer et les ajourner.

A chaque instant retentissait la détonation des caissons qu'on était forcé d'abandonner. Les vivandiers jetaient les malades dans les fossés. Des prisonniers russes, qu'escortaient des étrangers au service de la France, furent dépêchés par leurs gardes : tués d'une manière uniforme, leur cervelle était répandue à côté de leur tête. Bonaparte avait emmené l'Europe avec lui ; toutes les langues se parlaient dans son armée ; toutes les cocardes, tous les drapeaux s'y voyaient. L'Italien, forcé au combat, s'était battu comme un Français ; l'Espagnol avait soutenu sa renommée de courage : Naples et l'Andalousie n'avaient été pour eux que les regrets d'un doux songe. On a dit que Bonaparte n'avait été vaincu que par l'Europe entière, et c'est juste ; mais on oublie que Bonaparte n'avait vaincu qu'à l'aide de l'Europe, de force ou de gré son alliée.

La Russie résista seule à l'Europe guidée par Napoléon ; la France, restée seule et défendue par Napoléon, tomba sous l'Europe retournée ; mais il faut dire que la Russie était défendue par son climat, et que l'Europe ne marchait qu'à regret sous son maître. La France, au contraire, n'était préservée ni par son climat ni par sa population décimée ; elle n'avait que son courage et le souvenir de sa gloire.

Indifférent aux misères de ses soldats, Bonaparte n'avait souci que de ses intérêts : lorsqu'il campait, sa conversation roulait sur des ministres vendus, disait-il, aux Anglais, lesquels ministres étaient les fomentateurs de cette guerre ; ne se voulant pas avouer que cette guerre venait uniquement de lui. Le duc de Vicence, qui s'obstinait à racheter un malheur par sa noble conduite éclatait au milieu de la flatterie au bivouac. Il s'écriait. " Que d'atroces cruautés ! Voilà donc la civilisation que nous apportons en Russie ! " Aux incroyables dires de Bonaparte, il faisait un geste de colère et d'incrédulité, et se retirait. L'homme que la moindre contradiction mettait en fureur souffrait les rudesses de Caulaincourt en expiation de la lettre qu'il l'avait jadis chargé de porter à Ettenheim. Quand on a commis une chose reprochable, le ciel en punition vous en impose les témoins : en vain les anciens tyrans les faisaient disparaître ; descendus aux enfers, ces témoins entraient dans le corps des Furies et revenaient.

Napoléon, ayant traversé Gjatsk, poussa jusqu'à Wiasma ; il le dépassa, n'ayant point trouvé l'ennemi qu'il craignait d'y rencontrer. Il arriva le 3 novembre à Slawskowo : là il apprit qu'un combat s'était donné derrière lui à Wiasma ; ce combat contre les troupes de Miloradowitch nous fut fatal : nos soldats, nos officiers blessés, le bras en écharpe, la tête enveloppée de linge, miracle de vaillance, se jetaient sur les canons ennemis.

Cette suite d'affaires dans les mêmes lieux, ces couches de morts ajoutées à des couches de morts, ces batailles doublées de batailles, auraient deux fois immortalisé des champs funestes, si l'oubli ne passait rapidement sur notre poussière. Qui pense à ces paysans laissés en Russie ? Ces rustiques sont-ils contents d'avoir été à la grande bataille sous les murs de Moscou ? Il n'y a peut-être que moi qui, dans les soirées d'automne, en regardant voler au haut du ciel les oiseaux du Nord, me souvienne qu'ils ont vu la tombe de nos compatriotes. Des compagnies industrielles se sont transportées au désert avec leurs fourneaux et leurs chaudières ; les os ont été convertis en noir animal : qu'il vienne du chien ou de l'homme, le vernis est du même prix, et il n'est pas plus brillant, soit qu'il ait été tiré de l'obscurité ou de la gloire. Voilà le cas que nous faisons des morts aujourd'hui ! Voilà les rites sacrés de la nouvelle religion ! Diis Manibus . Heureux compagnons de Charles XII, vous n'avez point été visités par ces hyènes sacrilèges ! Pendant l'hiver l'hermine fréquente les neiges virginales, et pendant l'été les mousses fleuries de Pultava.

Le 6 novembre (1812) le thermomètre descendit à dix-huit degrés au-dessous de zéro : tout disparaît sous la blancheur universelle. Les soldats sans chaussures sentent leurs pieds mourir ; leurs doigts violâtres et raidis laissent échapper le mousquet dont le toucher brûle ; leurs cheveux se hérissent de givre, leurs barbes de leur haleine congelée ; leurs méchants habits deviennent une casaque de verglas. Ils tombent, la neige les couvre ; ils forment sur le sol de petits sillons de tombeaux. On ne sait plus de quel côté les fleuves coulent ; on est obligé de casser la glace pour apprendre à quel orient il faut se diriger. Egarés dans l'étendue, les divers corps font des feux de bataillon pour se rappeler et se reconnaître, de même que des vaisseaux en péril tirent le canon de détresse. Les sapins changés en cristaux immobiles s'élèvent çà et là, candélabres de ces pompes funèbres. Des corbeaux et des meutes de chiens blancs sans maîtres suivaient à distance cette retraite de cadavres.

Il était dur, après les marches, d'être obligé, à l'étape déserte, de s'entourer des précautions d'un ost sain largement pourvu, de poser des sentinelles, d'occuper des postes, de placer des grand'gardes. Dans des nuits de seize heures, battu des rafales du nord, on ne savait ni où s'asseoir, ni où se coucher ; les arbres jetés bas avec tous leurs albâtres refusaient de s'enflammer ; à peine parvenait-on à faire fondre un peu de neige, pour y démêler une cuillerée de farine de seigle. On ne s'était pas reposé sur le sol nu que des hurlements de Cosaques faisaient retentir les bois ; l'artillerie volante de l'ennemi grondait ; le jeûne de nos soldats était salué comme le festin des rois, lorsqu'ils se mettent à table ; les boulets roulaient leurs pains de fer au milieu des convives affamés. A l'aube, que ne suivait point l'aurore, on entendait le battement d'un tambour drapé de frimas ou le son enroué d'une trompette : rien n'était triste comme cette diane lugubre, appelant sous les armes des guerriers qu'elle ne réveillait plus. Le jour grandissant éclairait des cercles de fantassins raidis et morts autour des bûchers expirés.

Quelques survivants partaient ; ils s'avançaient vers des horizons inconnus qui, reculant toujours, s'évanouissaient à chaque pas dans le brouillard. Sous un ciel pantelant, et comme lassé des tempêtes de la veille, nos files éclaircies traversaient des landes après des landes, des forêts suivies de forêts et dans lesquelles l'océan semblait avoir laissé son écume attachée aux branches échevelées des bouleaux. On ne rencontrait même pas dans ces bois ce triste et petit oiseau de l'hiver qui chante, ainsi que moi, parmi les buissons dépouillés. Si je me retrouve tout à coup par ce rapprochement en présence de mes vieux jours, ô mes camarades ! (les soldats sont frères), vos souffrances me rappellent aussi mes jeunes années, lorsque, me retirant devant vous, je traversais, si misérable et si délaissé, la bruyère des Ardennes.

Les grandes armées russes suivaient la nôtre : celle-ci était partagée en plusieurs divisions qui se subdivisaient en colonnes : le prince Eugène commandait l'avant-garde, Napoléon le centre, l'arrière-garde le maréchal Ney. Retardés de divers obstacles et combats, ces corps ne conservaient pas leur exacte distance : tantôt ils se devançaient les uns les autres ; tantôt ils marchaient sur une ligne horizontale très souvent sans se voir et sans communiquer ensemble faute de cavalerie. Des Tauridiens, montés sur de petits chevaux dont les crins balayaient la terre, n'accordaient de repos ni jour ni nuit à nos soldats harassés par ces taons de neige. Le paysage était changé : là où l'on avait vu un ruisseau, on retrouvait un torrent que des chaînes de glace suspendaient aux bords escarpés de sa ravine. " Dans une seule nuit, dit Bonaparte (Papiers de Sainte-Hélène), on perdit trente mille chevaux. On fut obligé d'abandonner presque toute l'artillerie, forte alors de cinq cents bouches à feu ; on ne put emporter ni munitions, ni provisions. Nous ne pouvions, faute de chevaux, faire de reconnaissance ni envoyer une avant-garde de cavalerie reconnaître la route. Les soldats perdaient le courage et la raison, et tombaient dans la confusion. La circonstance la plus légère les alarmait. Quatre ou cinq hommes suffisaient pour jeter la frayeur dans tout un bataillon. Au lieu de se tenir réunis, ils erraient séparément pour chercher du feu. Ceux qu'on envoyait en éclaireurs abandonnaient leurs postes et allaient chercher les moyens de se réchauffer dans les maisons. Ils se répandaient de tous côtés, s'éloignaient de leurs corps et devenaient facilement la proie de l'ennemi. D'autres se couchaient sur la terre, s'endormaient : un peu de sang sortait de leurs narines, et ils mouraient en dormant. Des milliers de soldats périrent. Les Polonais sauvèrent quelques-uns de leurs chevaux et un peu de leur artillerie ; mais les Français et les soldats des autres nations n'étaient plus les mêmes hommes. La cavalerie a surtout beaucoup souffert. Sur quarante mille hommes je ne crois pas qu'il en soit échappé trois mille. "

Et vous qui racontiez cela sous le beau soleil d'un autre hémisphère, n'étiez-vous que le témoin de tant de maux ?

Le jour même (6 novembre) où le thermomètre tomba si bas, arriva de France, comme une fresaie égarée, la première estafette que l'on eût vue depuis longtemps : elle apportait la mauvaise nouvelle de la conspiration de Malet. Cette conspiration eut quelque chose du prodigieux de l'étoile de Napoléon. Au rapport du général Gourgaud, ce qui fit le plus d'impression sur l'empereur fut la preuve trop évidente " que les principes monarchiques dans leur application à sa monarchie avaient jeté des racines si peu profondes que de grands fonctionnaires, à la nouvelle de la mort de l'empereur oublièrent que, le souverain étant mort, un autre était là pour lui succéder ".

Bonaparte à Sainte-Hélène ( Mémorial de Las Cases) racontait qu'il avait dit à sa cour des Tuileries, en parlant de la conspiration de Malet : " Eh bien, messieurs, vous prétendiez avoir fini votre révolution ; vous me croyiez mort : mais le roi de Rome, vos serments, vos principes, vos doctrines ? Vous me faites frémir pour l'avenir ! " Bonaparte raisonnait logiquement ; il s'agissait de sa dynastie : aurait-il trouvé le raisonnement aussi juste s'il s'était agi de la race de saint Louis ?

Bonaparte apprit l'accident de Paris au milieu d'un désert, parmi les débris d'une armée presque détruite dont la neige buvait le sang ; les droits de Napoléon fondés sur la force s'anéantissaient en Russie avec sa force, tandis qu'il avait suffi d'un seul homme pour les mettre en doute dans la capitale : hors de la religion, de la justice et de la liberté, il n'y a point de droits.

Presque au même moment que Bonaparte apprenait ce qui s'était passé à Paris, il recevait une lettre du maréchal Ney. Cette lettre lui faisait part " que les meilleurs soldats se demandaient pourquoi c'était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres ; pourquoi l'aigle ne protégeait plus et tuait ; pourquoi il fallait succomber par bataillons, puisqu'il n'y avait plus qu'à fuir ? "

Quand l'aide de camp de Ney voulut entrer dans des particularités affligeantes, Bonaparte l'interrompit : " Colonel, je ne vous demande pas ces détails. " - Cette expédition de la Russie était une vraie extravagance que toutes les autorités civiles et militaires de l'Empire avaient blâmée : les triomphes et les malheurs que rappelait la route de retraite aigrissaient ou décourageaient les soldats : sur ce chemin monté et redescendu, Napoléon pouvait trouver aussi l'image des deux parts de sa vie.

 

Chapitre 6

Smolensk. - Suite de la retraite.

Le 9 novembre, on avait enfin gagné Smolensk. Un ordre de Bonaparte avait défendu d'y laisser entrer personne avant que les postes n'eussent été remis à la garde impériale. Des soldats du dehors confluent au pied des murailles ; les soldats du dedans se tiennent renfermés. L'air retentit des imprécations des désespérés forclos vêtus de sales lévites de Cosaques, de capotes rapetassées, de manteaux et d'uniformes en loques, de couvertures de lit ou de cheval, la tête couverte de bonnets, de mouchoirs roulés, de schakos défoncés, de casques faussés et rompus ; tout cela sanglant ou neigeux, percé de balles ou haché de coups de sabre. Le visage hâve et dévalé, les yeux sombres et étincelants, ils regardaient au haut des remparts en grinçant les dents, ayant l'air de ces prisonniers mutilés qui, sous Louis le Gros, portaient dans leur main droite leur main gauche coupée : on les eût pris pour des masques en furie ou pour des malades affolés, échappés des hôpitaux. La jeune et la vieille garde arrivèrent ; elles entrèrent dans la place incendiée à notre premier passage. Des cris s'élèvent contre la troupe privilégiée : " L'armée n'aurait-elle jamais que ses restes ? " Ces cohortes faméliques courent tumultuairement aux magasins comme une insurrection de spectres. On les repousse. On se bat : les tués restent dans les rues, les femmes, les enfants, les mourants sur les charrettes. L'air était empesté de la corruption d'une multitude d'anciens cadavres ; des militaires étaient atteints d'imbécillité ou de folie ; quelques-uns dont les cheveux s'étaient dressés et tordus, blasphémant ou riant d'un rire hébété, tombaient morts. Bonaparte exhale sa colère contre un misérable fournisseur impuissant dont aucun des ordres n'avait été exécuté.

L'armée de cent mille hommes, réduite à trente mille, était côtoyée d'une bande de cinquante mille traîneurs : il ne se trouvait plus que dix-huit cents cavaliers montés. Napoléon en donna le commandement à M. de Latour-Maubourg. Cet officier, qui menait les cuirassiers à l'assaut de la grande redoute de Borodino, eut la tête fendue de coups de sabre ; depuis il perdit une jambe à Dresde. Apercevant son domestique qui pleurait, il lui dit : " De quoi te plains-tu ? tu n'auras plus qu'une botte à cirer. " Ce général, resté fidèle au malheur, est devenu le gouverneur de Henri V dans les premières années de l'exil du jeune prince : j'ôte mon chapeau en passant devant lui, comme en passant devant l'honneur.

On séjourna par force jusqu'au 14 dans Smolensk. Napoléon ordonna au maréchal Ney de se concerter avec Davoust et de démembrer la place en la déchirant avec des fougasses : pour lui, il se rendit à Krasnoï, où il s'établit le 15, après que cette station eut été pillée par les Russes. Les Moscovites rétrécissaient leur cercle : la grande armée dite de Moldavie était dans le voisinage ; elle se préparait à nous cerner tout à fait et à nous jeter dans la Bérésina.

Le reste de nos bataillons diminuait de jour en jour. Kutuzoff, instruit de nos misères, remuait à peine : " Sortez seulement un moment de votre quartier général ", s'écriait Wilson ; " avancez-vous sur les hauteurs, vous verrez que le dernier moment de Napoléon est venu. La Russie réclame cette victime : il n'y a plus qu'à frapper ; une charge suffira ; dans deux heures la face de l'Europe sera changée. "

Cela était vrai ; mais il n'y aurait eu que Bonaparte de particulièrement frappé, et Dieu voulait appesantir sa main sur la France.

Kutuzoff répondait : " Je fais reposer mes soldats tous les trois jours ; je rougirais, je m'arrêterais aussitôt, si le pain leur manquait un seul instant. J'escorte l'armée française ma prisonnière ; je la châtie dès qu'elle veut s'arrêter ou s'éloigner de la grande route. Le terme de la destinée de Napoléon est irrévocablement marqué : c'est dans les marais de la Bérésina que s'éteindra le météore en présence de toutes les armées russes. Je leur aurai livré Napoléon affaibli, désarmé, mourant : c'est assez pour ma gloire. " Bonaparte avait parlé du vieux Kutuzoff avec ce dédain insultant dont il était si prodigue : le vieux Kutuzoff à son tour lui rendait mépris pour mépris.

L'armée de Kutuzoff était plus impatiente que son chef ; les Cosaques eux-mêmes s'écriaient : " Laissera-t-on ces squelettes sortir de leurs tombeaux ? "

Cependant on ne voyait pas venir le quatrième corps qui avait dû quitter Smolensk le 15 et rejoindre Napoléon le 16 à Krasnoï ; les communications étaient coupées ; le prince Eugène, qui menait la queue, essaya vainement de les rétablir : tout ce qu'il put faire, ce fut de tourner les Russes et d'opérer sa jonction avec la garde sous Krasnoï, mais toujours les maréchaux Davoust et Ney ne paraissaient pas.

Alors Napoléon retrouva subitement son génie : il sort de Krasnoï le 17, un bâton à la main, à la tête de sa garde réduite à treize mille hommes, pour affronter d'innombrables ennemis, dégager la route de Smolensk, et frayer un passage aux deux maréchaux. Il ne gâta cette action que par la réminiscence d'un mot peu proportionné à son masque : " J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le général. " Henri IV, partant pour le siège d'Amiens, avait dit : " J'ai assez fait le roi de France, il est temps que je fasse le roi de Navarre. " Les hauteurs environnantes, au pied desquelles marchait Napoléon, se chargeaient d'artillerie et pouvaient à chaque instant le foudroyer ; il y jette un coup d'oeil et dit : " Qu'un escadron de mes chasseurs s'en empare ! " Les Russes n'avaient qu'à se laisser rouler en bas, leur seule masse l'eût écrasé ; mais, à la vue de ce grand homme et des débris de la garde serrée en bataillon carré, ils demeurèrent immobiles, comme fascinés : son regard arrêta cent mille hommes sur les collines.

Kutuzoff, à propos de cette affaire de Krasnoï, fut honoré à Pétersbourg du surnom de Smolenski : apparemment pour n'avoir pas, sous le bâton de Bonaparte, désespéré du salut de la République.

 

Chapitre 7

Passage de la Bérésina.

Après cet inutile effort, Napoléon repassa le Dniepr le 19 et vint camper à Orcha : il y brûla les papiers qu'il avait apportés pour écrire sa vie dans les ennuis de l'hiver, si Moscou restée entière lui eût permis de s'y établir. Il s'était vu forcé de jeter dans le lac de Semlewo l'énorme croix de saint Jean : elle a été retrouvée par des Cosaques et replacée sur la tour du grand Yvan.

A Orcha les inquiétudes étaient grandes : malgré la tentative de Napoléon pour la rescousse du maréchal Ney, il manquait encore. On reçut enfin de ses nouvelles à Baranni : Eugène était parvenu à le rejoindre. Le général Gourgaud raconte le plaisir que Napoléon en éprouva, bien que les bulletins et les relations des amis de l'empereur continuent de s'exprimer avec une réserve jalouse sur tous les faits qui n'ont pas un rapport direct avec lui. La joie de l'armée fut promptement étouffée. On passait de péril en péril. Bonaparte se rendait de Kokhanow à Tolozcim, lorsqu'un aide de camp lui annonça la perte de la tête du pont de Borisow, enlevé par l'armée de Moldavie au général Dombrowski. L'armée de Moldavie, surprise à son tour par le duc de Reggio dans Borisow, se retira derrière la Bérésina après avoir détruit le pont. Tchitchakoff se trouvait ainsi en face de nous, de l'autre côté de la rivière.

Le général Corbineau, commandant une brigade de notre cavalerie légère, renseigné par un paysan, avait découvert au-dessous de Borisow le gué de Vésélovo. Sur cette nouvelle, Napoléon, dans la soirée du 24, fit partir de Bobre d'Eblé et Chasseloup avec les pontonniers et les sapeurs : ils arrivèrent à Stoudianka, sur la Bérésina, au gué indiqué.

Deux ponts sont jetés : une armée de quarante mille Russes campait au bord opposé. Quelle fut la surprise des Français, lorsqu'au lever du jour ils aperçurent le rivage désert et l'arrière-garde de la division de Tchaplitz en pleine retraite ! Ils n'en croyaient pas leurs yeux. Un seul boulet, le feu de la pipe d'un Cosaque eussent suffi pour mettre en pièces ou pour brûler les faibles pontons de d'Eblé. On court avertir Bonaparte ; il se lève à la hâte, sort, voit et s'écrie : " J'ai trompé l'amiral ! " L'exclamation était naturelle. les Russes avortaient au dénouement et commettaient une faute qui devait prolonger la guerre de trois années ; mais leur chef n'avait point été trompé. L'amiral Tchitchakoff avait tout aperçu ; il s'était simplement laissé aller à son caractère : quoique intelligent et fougueux, il aimait ses aises ; il craignait le froid, restait au poêle, et pensait qu'il aurait toujours le temps d'exterminer les Français quand il se serait bien chauffé : il céda à son tempérament. Retiré aujourd'hui à Londres, ayant abandonné sa fortune et renoncé à la Russie, Tchitchakoff a fourni au Quaterly-Review de curieux articles sur la campagne de 1812 : il cherche à s'excuser, ses compatriotes lui répondent ; c'est une querelle entre les Russes. Hélas ! si Bonaparte, par la construction de ses deux ponts et l'incompréhensible retraite de la division Tchaplitz, était sauvé, les Français ne l'étaient pas : deux autres armées russes s'aggloméraient sur la rive du fleuve que Napoléon se préparait à quitter. Ici celui qui n'a point vu doit se taire et laisser parler les témoins.

" Le dévouement des pontonniers dirigés par d'Eblé, dit Chambray, vivra autant que le souvenir du passage de la Bérésina. Quoique affaiblis par les maux qu'ils enduraient depuis si longtemps, quoique privés de liqueurs et d'aliments substantiels, on les vit, bravant le froid qui était devenu très rigoureux, se mettre dans l'eau quelquefois jusqu'à la poitrine ; c'était courir à une mort presque certaine ; mais l'armée les regardait ; ils se sacrifièrent pour son salut. "

" Le désordre régnait chez les Français, dit à son tour M. de Ségur, et les matériaux avaient manqué aux deux ponts ; deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s'était rompu et le passage en avait été retardé de sept heures : il se brisa une troisième fois le 27, vers quatre heures du soir. D'un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnants n'avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s'étaient présentés à la fois pour passer les ponts.

" Ce fut surtout quand la garde, sur laquelle ils se réglaient, s'ébranla. Son départ fut comme un signal : ils accoururent de toutes parts ; ils s'amoncelèrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse d'hommes, de chevaux et de chariots assiéger l'étroite entrée des ponts qu'elle débordait. Les premiers, poussés par ceux qui les suivaient, repoussés par les gardes et par les pontonniers, ou arrêtés par le fleuve, étaient écrasés, foulés aux pieds, ou précipités dans les glaces que charriait la Bérésina. Il s'élevait de cette immense et horrible cohue, tantôt un bourdonnement sourd, tantôt une grande clameur, mêlée de gémissements et d'affreuses imprécations.

" Le désordre avait été si grand, que, vers deux heures, quand l'empereur s'était présenté à son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde, et Latour-Maubourg, renoncèrent, par pitié, à se faire jour au travers de ces malheureux.(...)

La multitude immense entassée sur la rive, pêle-mêle avec les chevaux et les chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos : ils furent le signal d'un désespoir universel.

" Beaucoup de ceux qui s'étaient lancés les premiers de cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l'escalader par ses côtés ; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu'on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfants dans leurs bras, les élevant à mesure qu'elles s'enfonçaient ; déjà submergées, leurs bras raidis les tenaient encore au-dessus d'elles.

" Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l'artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur n'écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour.

" Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d'artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs, et rapidement emportées sur une pente raide et inégale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles ; puis s'entre-choquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers d'hommes éperdus poussés sur ces obstacles s'y embarrassent, culbutent, et sont écrasés par des masses d'autres infortunés qui se succèdent sans interruption.

" Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres. On n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié comme des ennemis. Dans cet épouvantable fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissements, de jurements effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait. "

Les autres témoignages sont d'accord avec les récits de M. de Ségur : pour leur collation et leur preuve, je ne citerai plus que ce passage des Mémoires de Vaudoncourt : " La plaine assez grande qui se trouve devant Vésélovo offre, le soir, un spectacle dont l'horreur est difficile à peindre. Elle est couverte de voitures et de fourgons, la plupart renversés les uns sur les autres et brisés. Elle est jonchée de cadavres d'individus non militaires, parmi lesquels on ne voit que trop de femmes et d'enfants traînés, à la suite de l'armée, jusqu'à Moscou, ou fuyant cette ville pour suivre leurs compatriotes, et que la mort avait frappés de différentes manières. Le sort de ces malheureux, au milieu de la mêlée des deux armées, fut d'être écrasés sous les roues des voitures ou sous les pieds des chevaux ; frappés par les boulets ou par les balles des deux partis ; noyés en voulant passer les ponts avec les troupes, ou dépouillés par les soldats ennemis et jetés nus sur la neige où le froid termina bientôt leurs souffrances. "

Quel gémissement Bonaparte a-t-il pour une pareille catastrophe, pour cet événement de douleur, un des plus grands de l'histoire ; pour des désastres qui surpassent ceux de l'armée de Cambyse ? Quel cri est arraché de son âme ? Ces quatre mots de son bulletin : " Pendant la journée du 26 et du 27 l ' armée passa . " Vous venez de voir comment ! Napoléon ne fut pas même attendri par le spectacle de ces femmes élevant dans leurs bras leurs nourrissons au-dessus des eaux. L'autre grand homme qui par la France a régné sur le monde, Charlemagne, grossier barbare apparemment, chanta et pleura (poète qu'il était aussi) l'enfant englouti dans l'Ebre en se jouant sur la glace :

Trux puer adstricto glacie dum ludit in Hebro.

Le duc de Bellune était chargé de protéger le passage. Il avait laissé en arrière le général Partouneaux qui fut obligé de capituler. Le duc de Reggio, blessé de nouveau, était remplacé dans son commandement par le maréchal Ney. On traversa les marais de la Gaina : la plus petite prévoyance des Russes aurait rendu les chemins impraticables. A Malodeczno, le 3 décembre, se trouvèrent toutes les estafettes arrêtées depuis trois semaines. Ce fut là que Napoléon médita d'abandonner le drapeau. " Puis-je rester, disait-il, à la tête d'une déroute ? " A Smorgoni, le roi de Naples et le prince Eugène le pressèrent de retourner en France. Le duc d'Istrie porta la parole ; dès les premiers mots Napoléon entra en fureur, il s'écria : " Il n'y a que mon plus mortel ennemi qui puisse me proposer de quitter l'armée dans la situation où elle se trouve. " Il fit un mouvement pour se jeter sur le maréchal, son épée nue à la main. Le soir il fit rappeler le duc d'Istrie et lui dit : " Puisque vous le voulez tous, il faut bien que je parte. " La scène était arrangée ; le projet de départ était arrêté lorsqu'elle fut jouée. M. Fain assure en effet que l'empereur s'était déterminé à quitter l'armée pendant la marche qui le ramena le 4 de Malodeczno à Biclitza . Telle fut la comédie par laquelle l'immense acteur dénoua son drame tragique.

A Smorgoni l'empereur écrivit son vingt-neuvième bulletin. Le 5 décembre il monta sur un traîneau avec M. de Caulaincourt : il était dix heures du soir. Il traversa l'Allemagne caché sous le nom de son compagnon de fuite. A sa disparition, tout s'abîma : dans une tempête, lorsqu'un colosse de granit s'ensevelit sous les sables de la Thébaïde, nulle ombre ne reste au désert. Quelques soldats dont il ne restait de vivant que les têtes finirent par se manger les uns les autres sous des hangars de branches de pins. Des maux qui paraissaient ne pouvoir augmenter se complètent : l'hiver, qui n'avait encore été que l'automne de ces climats, descend. Les Russes n'avaient plus le courage de tirer, dans des régions de glace, sur les ombres gelées que Bonaparte laissait vagabondes après lui.

A Wilna on ne rencontra que des juifs qui jetaient sous les pieds de l'ennemi les malades qu'ils avaient d'abord recueillis par avarice. Une dernière déroute abîma le demeurant des Français, à la hauteur de Ponary. Enfin on touche au Niémen : des trois ponts sur lesquels nos troupes avaient défilé, aucun n'existait ; un pont, ouvrage de l'ennemi, dominait les eaux congelées. Des cinq cent mille hommes, de l'innombrable artillerie qui au mois d'août, avaient traversé le fleuve, on ne vit repasser à Kowno qu'un millier de fantassins réguliers, quelques canons et trente mille misérables couverts de plaies. Plus de musique, plus de chants de triomphe ; la bande à la face violette, et dont les cils figés forçaient les yeux à se tenir ouverts, marchait en silence sur le pont ou rampait de glaçons en glaçons jusqu'à la rive polonaise. Arrivés dans des habitations échauffées par des poêles, les malheureux expirèrent : leur vie se fondit avec la neige dont ils étaient enveloppés. Le général Gourgaud affirme que cent vingt-sept mille hommes repassèrent le Niémen : ce serait toujours même à ce compte une perte de trois cent treize mille hommes dans une campagne de quatre mois.

Murat, parvenu à Gumbinnen, rassembla ses officiers et leur dit : " Il n'est plus possible de servir un insensé ; il n'y a plus de salut dans sa cause ; aucun prince de l'Europe ne croit plus à ses paroles ni à ses traités. " De là il se rendit à Posen et, le 16 janvier 1813, il disparut. Vingt-trois jours après, le prince de Schwartzenberg quitta l'armée : elle passa sous le commandement du prince Eugène. Le général York, d'abord blâmé ostensiblement par Frédéric-Guillaume et bientôt réconcilié avec lui, se retira en emmenant les Prussiens : la défection européenne commençait.

 

Chapitre 8

Jugement sur la campagne de Russie. - Dernier bulletin de la grande armée. - Retour de Bonaparte à Paris. - Harangue du Sénat.

Dans toute cette campagne Bonaparte fut inférieur à ses généraux, et particulièrement au maréchal Ney. Les excuses que l'on a données de la fuite de Bonaparte sont inadmissibles : la preuve est là, puisque son départ, qui devait tout sauver, ne sauva rien. Cet abandon, loin de réparer les malheurs, les augmenta et hâta la dissolution de la Fédération rhénane.

Le vingt-neuvième et dernier bulletin de la grande armée, daté de Molodetschino le 3 décembre 1812, arrivé à Paris le 18, n'y précéda Napoléon que de deux jours : il frappa la France de stupeur, quoiqu'il soit loin de s'exprimer avec la franchise dont on l'a loué ; des contradictions frappantes s'y remarquent et ne parviennent pas à couvrir une vérité qui perce partout. A Sainte-Hélène (comme on l'a vu ci-dessus), Bonaparte s'exprimait avec plus de bonne foi : ses révélations ne pouvaient plus compromettre un diadème alors tombé de sa tête. Il faut pourtant écouter encore un moment le ravageur :

" Cette armée, dit-il dans le bulletin du 3 décembre 1812, si belle le 6, était bien différente dès le 14. Presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports, nous ne pouvions nous éclairer à un quart de lieue...

" Les hommes que la nature n'a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune parurent ébranlés, perdirent leur gaieté, leur bonne humeur, et ne rêvèrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu'elle a créés supérieurs à tout conservèrent leur gaieté, leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.

" Dans tous ces mouvements l'empereur a toujours marché au milieu de sa garde, la cavalerie commandée par le maréchal duc d'Istrie, et l'infanterie commandée par le duc de Dantzick. Sa Majesté a été satisfaite du bon esprit que sa garde a montré ; elle a toujours été prête à se porter partout où les circonstances l'auraient exigé ; mais les circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi, et qu'elle n'a pas été dans le cas de donner.

" Le prince de Neuchâtel, le grand maréchal, le grand écuyer et tous les aides de camp et les officiers militaires de la maison de l'empereur, ont toujours accompagné Sa Majesté.

" Notre cavalerie était tellement démontée, que l'on a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l'empereur dans tous ses mouvements. La santé de Sa Majesté n'a jamais été meilleure. "

Quel résumé de tant de victoires ! Bonaparte avait dit aux Directeurs : " Qu'avez-vous fait de cent mille Français, tous mes compagnons de gloire ? Ils sont morts ! " La France pouvait dire à Bonaparte : " Qu'avez-vous fait dans une seule course des cinq cent mille soldats du Niémen, tous mes enfants ou mes alliés ? Ils sont morts ! "

Après la perte de ces cent mille soldats républicains regrettés de Napoléon, du moins la patrie fut sauvée : les derniers résultats de la campagne de Russie ont amené l'invasion de la France et la perte de tout ce que notre gloire et nos sacrifices avaient accumulé depuis vingt ans. Bonaparte a sans cesse été gardé par un bataillon sacré qui ne le perdit pas de vue dans tous ses mouvements ; dédommagement des trois cent mille existences immolées : mais pourquoi la nature ne les avait-elle pas trempées assez fortement ? Elles auraient conservé leurs manières ordinaires . Cette vile chair à canon méritait-elle que ses mouvements eussent été aussi précieusement surveillés que ceux de Sa Majesté ?

Le bulletin conclut, comme plusieurs autres, par ces mots : " La santé de Sa Majesté n ' a jamais été meilleure . "

Familles, séchez vos larmes : Napoléon se porte bien.

A la suite de ce rapport, on lisait cette remarque officielle dans les journaux : " C'est une pièce historique du premier rang ; Xénophon et César ont ainsi écrit, l'un la retraite des Dix mille, l'autre ses Commentaires . " Quelle démence de comparaison académique ! Mais, laissant à part la bénévole réclame littéraire, on devait être satisfait parce que d'effroyables calamités causées par Napoléon lui avaient fourni l'occasion de montrer ses talents comme écrivain ! Néron a mis le feu à Rome, et il chante l'incendie de Troie. Nous étions arrivés jusqu'à la féroce dérision d'une flatterie qui déterrait dans ses souvenirs Xénophon et César, afin d'outrager le deuil éternel de la France.

Le Sénat conservateur accourt : " Le Sénat, dit Lacépède, s'empresse de présenter au pied du trône de V. M. I. et R. l'hommage de ses félicitations sur l’heureuse arrivée de V. M. au milieu de ses peuples. Le Sénat, premier conseil de l'empereur et dont l ' autorité n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement , est établi pour la conservation de cette monarchie et de l'hérédité de votre trône, dans notre quatrième dynastie . La France et la postérité le trouveront, dans toutes les circonstances, fidèle à ce devoir sacré, et tous ses membres seront toujours prêts à périr pour la défense de ce palladium de la sûreté et de la prospérité nationales. " Les membres du Sénat l'ont merveilleusement prouvé en décrétant la déchéance de Napoléon !

L'empereur répond : " Sénateurs, ce que vous me dites m'est fort agréable. J'ai à coeur la gloire et la puissance de la France ; mais nos premières pensées sont pour tout ce qui peut perpétuer la tranquillité intérieure... Pour ce trône auquel sont attachées désormais les destinées de la patrie... J'ai demandé à la Providence un nombre d' années déterminé ... J'ai réfléchi à ce qui a été fait aux différentes époques ; j'y penserai encore. "

L'historien des reptiles, en osant congratuler Napoléon sur les prospérités publiques, est cependant effrayé de son courage ; il a peur d' être ; il a bien soin de dire que l'autorité du Sénat n ' existe que lorsque le monarque la réclame et la met en mouvement . On avait tant à craindre de l'indépendance du Sénat !

Bonaparte, s'excusant à Sainte-Hélène, dit : " Sont-ce les Russes qui m'ont anéanti ? Non, ce sont de faux rapports, de sottes intrigues, de la trahison, la bêtise, bien des choses enfin qu'on saura peut-être un jour et qui pourront atténuer ou justifier les deux fautes grossières, en diplomatie comme en guerre, que l'on a le droit de m'adresser. "

Des fautes qui n'entraînent que la perte d'une bataille ou d'une province permettent des excuses en paroles mystérieuses, dont on renvoie l'explication à l'avenir ; mais des fautes qui bouleversent la société, et font passer sous le joug l'indépendance d'un peuple, ne sont pas effacées par les défaites de l'orgueil.

Après tant de calamités et de faits héroïques, il est rude à la fin de n'avoir plus à choisir dans les paroles du Sénat qu'entre l'horreur et le mépris.

 

 

Livre 22

Date de dernière mise à jour : 03/04/2016