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BIBLIOBUS Littérature française

Livre 7

1. Voyage de Philadelphie à New York et à Boston. - Mackenzie. - 2. Rivière du Nord. - Chant de la passagère. - Albany. - M. Swift. - Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet. - 3. Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquée. - Chiens-pêcheurs. - Insectes. - 4. Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache. - 5. Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - Cérémonie de l'hospitalité. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf. - 6. Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. - Abeilles. - Défrichements. - Hospitalité. - Lit. - Serpent à sonnettes enchanté. - 7. Famille indienne. - Nuit dans les forêts. - Départ de la famille. - Sauvage du saut du Niagara. - Le Capitaine Gordon. - Jérusalem. - 8. Cataracte de Niagara. - Serpent à sonnettes. - Je tombe au bord de l'abîme. - 9. Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila. - 10. Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - Dégradation des moeurs. - Vraie civilisation répandue par la religion ; fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - Métis ou Bois-brûlés. - Guerres des Compagnies. - Mort des langues indiennes. - 11. Anciennes possessions françaises en Amérique. - Regrets. - Manie du passé. - Billet de Francis Conyngham.

 

Chapitre 1

Londres, d'avril à septembre 1822.

Revu en décembre 1846.

Voyage de Philadelphie à New York et à Boston. - Mackenzie.

J'étais impatient de continuer mon voyage. Ce n'étaient pas les Américains que j'étais venu voir, mais quelque chose de tout à fait différent des hommes que je connaissais, quelque chose plus d'accord avec l'ordre habituel de mes idées ; je brûlais de me jeter dans une entreprise pour laquelle je n'avais rien de préparé que mon imagination et mon courage.

Quand je formai le projet de découvrir le passage au nord-ouest on ignorait si l'Amérique septentrionale s'étendait sous le pôle en rejoignant le Groënland, ou si elle se terminait à quelque mer contiguë à la baie d'Hudson et au détroit de Behring. En 1772, Hearne avait découvert la mer à l'embouchure de la rivière de la Mine-de-Cuivre, par les 71 degrés 15 minutes de latitude nord, et les 119 degrés 15 minutes de longitude ouest de Greenwich [Latitude et longitude reconnues aujourd'hui trop fortes de 4 degrés 1/4. (N.d.A.1832)] .

Sur la côte de l'océan Pacifique, les efforts du capitaine Cook et ceux des navigateurs subséquents avaient laissé des doutes. En 1787, un vaisseau disait être entré dans une mer intérieure de l'Amérique septentrionale ; selon le récit du capitaine de ce vaisseau, tout ce qu'on avait pris pour la côte non interrompue au nord de la Californie, n'était qu'une chaîne d'îles extrêmement serrées. L'amirauté d'Angleterre envoya Vancouver vérifier ces rapports qui se trouvèrent faux. Vancouver n'avait point encore fait son second voyage.

Aux Etats-Unis, en 1797, on commençait à s'entretenir de la course de Mackenzie : parti le 3 juin 1789 du fort Chipewan, sur le lac des Montagnes, il descendit à la mer du pôle par le fleuve auquel il a donné son nom.

Cette découverte aurait pu changer ma direction et me faire prendre ma route droit au nord ; mais je me serais fait scrupule d'altérer le plan arrêté entre moi et M. de Malesherbes. Ainsi donc, je voulais marcher à l'ouest, de manière à intersecter [entre-croiser, ou couper] la côte nord-ouest au-dessus du golfe de Californie ; de là, suivant le profil du continent, et toujours en vue de la mer, je prétendais reconnaître le détroit de Behring, doubler le dernier cap septentrional de l'Amérique, descendre à l'est le long des rivages de la mer polaire, et rentrer dans les Etats-Unis par la baie d'Hudson, le Labrador et le Canada.

Quels moyens avais-je d'exécuter cette prodigieuse pérégrination ? aucun. La plupart des voyageurs français ont été des hommes isolés, abandonnés à leurs propres forces ; il est rare que le gouvernement ou des compagnies les aient employés ou secourus. Des Anglais, des Américains, des Allemands, des Espagnols, des Portugais ont accompli, à l'aide du concours des volontés nationales, ce que chez nous des individus délaissés ont commencé en vain. Mackenzie, et après lui plusieurs autres au profit des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, ont fait sur la vastitude de l'Amérique des conquêtes que j'avais rêvées pour agrandir ma terre natale. En cas de succès, j'aurais eu l'honneur d'imposer des noms français à des régions inconnues, de doter mon pays d'une colonie sur l'océan Pacifique, d'enlever le riche commerce des pelleteries à une puissance rivale, d'empêcher cette rivale de s'ouvrir un plus court chemin aux Indes, en mettant la France elle-même en possession de ce chemin. J'ai consigné ces projets dans l ' Essai historique , publié à Londres en 1796, et ces projets étaient tirés du manuscrit de mes voyages écrit en 1791. Ces dates prouvent que j'avais devancé par mes voeux et par mes travaux les derniers explorateurs des glaces arctiques.

Je ne trouvai aucun encouragement à Philadelphie. J'entrevis dès lors que le but de ce premier voyage serait manqué, et que ma course ne serait que le prélude d'un second et plus long voyage. J'en écrivis dans ce sens à M. de Malesherbes, et en attendant l'avenir, je promis à la poésie ce qui serait perdu pour la science. En effet si je ne rencontrai pas en Amérique ce que j'y cherchais, le monde polaire, j'y rencontrai une nouvelle muse.

Un stage-coach semblable à celui qui m'avait amené de Baltimore me conduisit de Philadelphie à New-York ville gaie, peuplée, commerçante, qui cependant était loin d'être ce qu'elle est aujourd'hui, loin de ce qu'elle sera dans quelques années : car les Etats-Unis croissent plus vite que ce manuscrit. J'allai en pèlerinage à Boston saluer le premier champ de bataille de la liberté américaine. J'ai vu les champs de Lexington ; j'y cherchai, comme depuis à Sparte, la tombe de ces guerriers qui moururent pour obéir aux saintes lois de la patrie . Mémorable exemple de l'enchaînement des choses humaines ! un bill de finances, passé dans le Parlement d'Angleterre en 1765, élève un nouvel empire sur la terre en 1782 et fait disparaître du monde un des plus antiques royaumes de l'Europe en 1789 !

 

Chapitre 2

Londres, d'avril à septembre 1822.

Rivière du Nord. - Chant de la Passagère. - Albanie. - M. Swift. - Départ pour la cataracte de Niagara avec un guide hollandais. - M. Violet.

Je m'embarquai à New-York sur le paquebot qui faisait voile pour Albany, situé en amont de la rivière du Nord. La société était nombreuse. Vers le soir de la première journée, on nous servit une collation de fruits et de lait ; les femmes étaient assises sur les bancs du tillac, et les hommes sur le pont, à leurs pieds. La conversation ne se soutint pas longtemps : à |'aspect d'un beau tableau de la nature, on tombe involontairement dans le silence. Tout à coup, je ne sais qui s'écria : " Voilà l'endroit où Asgill fut arrêté. " On pria une quakeresse de Philadelphie de chanter la complainte connue sous le nom d' Asgill . Nous étions entre des montagnes ; la voix de la passagère expirait sur la vague, ou se renflait lorsque nous rasions de plus près la rive. La destinée d'un jeune soldat, amant, poète et brave, honoré de l'intérêt de Washington et de la généreuse intervention d'une reine infortunée ajoutait un charme au romantique de la scène. L'ami que j'ai perdu, M. de Fontanes, laissa tomber de courageuses paroles en mémoire d'Asgill, quand Bonaparte se disposait à monter au trône où s'était assise Marie-Antoinette. Les officiers américains semblaient touchés du chant de la Pennsylvanienne : le souvenir des troubles passés de la patrie leur rendait plus sensible le calme du moment présent. Ils contemplaient avec émotion ces lieux naguère chargés de troupes, retentissant du bruit des armes, maintenant ensevelis dans une paix profonde ; ces lieux dorés des derniers feux du jour, animés du sifflement des cardinaux, du roucoulement des palombes bleues, du chant des oiseaux-moqueurs, et dont les habitants, accoudés sur des clôtures frangées de bignonias, regardaient notre barque passer au-dessous d'eux.

Arrivé à Albany, j'allai chercher un M. Swift, pour lequel on m'avait donné une lettre. Ce M. Swift trafiquait de pelleteries avec les tribus indiennes enclavées dans le territoire cédé par l'Angleterre aux Etats-Unis ; car les puissances civilisées, républicaines et monarchiques, se partagent sans façon en Amérique des terres qui ne leur appartiennent pas. Après m'avoir entendu, M. Swift me fit des objections très raisonnables. Il me dit que je ne pouvais pas entreprendre de prime-abord, seul, sans secours, sans appui, sans recommandation pour les postes anglais, américains, espagnols, où je serais forcé de passer, un voyage de cette importance ; que, quand j'aurais le bonheur de traverser tant de solitudes, j'arriverais à des régions glacées où je périrais de froid et de faim : il me conseilla de commencer par m'acclimater, m'invita à apprendre le sioux, l'iroquois et l'esquimau, à vivre au milieu des coureurs de bois et des agents de la compagnie de la baie d'Hudson. Ces expériences préliminaires faites, je pourrais alors, dans quatre ou cinq ans, avec l'assistance du gouvernement français, procéder à ma hasardeuse mission.

Ces conseils, dont au fond je reconnaissais la justesse, me contrariaient. Si je m'en étais cru, je serais parti tout droit pour aller au pôle, comme on va de Paris à Pontoise. Je cachai à M. Swift mon déplaisir ; je le priai de me procurer un guide et des chevaux pour me rendre à Niagara et à Pittsburgh : à Pittsburgh, je descendrais l'Ohio et je recueillerais des notions utiles à mes futurs projets. J'avais toujours dans la tête mon premier plan de route.

M. Swift engagea à mon service un Hollandais qui parlait plusieurs dialectes indiens. J'achetai deux chevaux et je quittai Albany.

Tout le pays qui s'étend aujourd'hui entre le territoire de cette ville et celui de Niagara, est habité et défriché ; le canal de New-York le traverse ; mais alors une grande partie de ce pays était déserte.

Lorsqu'après avoir passé le Mohawk, j'entrai dans des bois qui n'avaient jamais été abattus, je fus pris d'une sorte d'ivresse d'indépendance : j'allais d'arbre en arbre, à gauche, à droite, me disant : " Ici plus de chemins, plus de villes, plus de monarchie, plus de république, plus de présidents, plus de rois, plus d'hommes. " Et, pour essayer si j'étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté qui faisaient enrager mon guide lequel, dans son âme, me croyait fou.

Hélas ! je me figurais être seul dans cette forêt où je levais une tête si fière ! tout à coup, je viens m'énaser [Arracher le nez] contre un hangar. Sous ce hangar s'offrent à mes yeux ébaubis les premiers sauvages que j'aie vus de ma vie. Ils étaient une vingtaine, tant hommes que femmes, tous barbouillés comme des sorciers, le corps demi-nu, les oreilles découpées, des plumes de corbeau sur la tête et des anneaux passés dans les narines. Un petit Français, poudré et frisé, habit vert-pomme, veste de droguet, jabot et manchettes de mousseline, raclait un violon de poche et faisait danser Madelon Friquet à ces Iroquois. M. Violet (c'était son nom) était maître de danse chez les sauvages. On lui payait ses leçons en peaux de castors et en jambons d'ours. Il avait été marmiton au service du général Rochambeau, pendant la guerre d'Amérique. Demeuré à New-York après le départ de notre armée, il se résolut d'enseigner les beaux-arts aux Américains. Ses vues s'étant agrandies avec le succès, le nouvel Orphée porta la civilisation jusque chez les hordes sauvages du Nouveau-Monde. En me parlant des Indiens, il me disait toujours : " Ces messieurs sauvages et ces dames sauvagesses ". Il se louait beaucoup de la légèreté de ses écoliers ; en effet, je n'ai jamais vu faire de telles gambades. M. Violet, tenant son petit violon entre son menton et sa poitrine, accordait l'instrument fatal ; il criait aux Iroquois : A vos places ! Et toute la troupe sautait comme une bande de démons.

- N'était-ce pas une chose accablante pour un disciple de Rousseau que cette introduction à la vie sauvage par un bal que l'ancien marmiton du général Rochambeau donnait à des Iroquois ? J'avais grande envie de rire, mais j'étais cruellement humilié.

 

Chapitre 3

Londres, d'avril à septembre 1822.

Mon accoutrement sauvage. - Chasse. - Le carcajou et le renard canadien. - Rate musquée. - Chiens pêcheurs. - Insectes.

J'achetai des Indiens un habillement complet : deux peaux d'ours, l'une pour demi-toge, l'autre pour lit. Je joignis, à mon nouvel accoutrement, la calotte de drap rouge à côtes, la casaque, la ceinture, la corne pour rappeler les chiens, la bandoulière des coureurs de bois. Mes cheveux flottaient sur mon cou découvert ; je portais la barbe longue : j'avais du sauvage, du chasseur et du missionnaire. On m'invita à une partie de chasse qui devait avoir lieu le lendemain, pour dépister un carcajou.

Cette race d'animaux est presque entièrement détruite dans le Canada, ainsi que celle des castors.

Nous nous embarquâmes avant le jour, pour remonter une rivière sortant du bois où l'on avait aperçu le carcajou. Nous étions une trentaine, tant Indiens que coureurs de bois américains et canadiens : une partie de la troupe côtoyait, avec les meutes, la marche de la flottille, et des femmes portaient nos vivres.

Nous ne rencontrâmes pas le carcajou ; mais nous tuâmes des loups-cerviers et des rats musqués. Jadis les Indiens menaient un grand deuil, lorsqu'ils avaient immolé, par mégarde, quelques-uns de ces derniers animaux, la femelle du rat musqué étant comme chacun sait, la mère du genre humain. Les Chinois, meilleurs observateurs, tiennent pour certain, que le rat se change en caille, et la taupe en loriot.

Des oiseaux de rivière et des poissons fournirent abondamment à notre table. On accoutume les chiens à plonger ; quand ils ne vont pas à la chasse ils vont à la pêche : ils se précipitent dans les fleuves et saisissent le poisson jusqu'au fond de l'eau. Un grand feu autour duquel nous nous placions, servait aux femmes pour les apprêts de notre repas.

Il fallait nous coucher horizontalement, le visage contre terre, pour nous mettre les yeux à l'abri de la fumée, dont le nuage, flottant au-dessus de nos têtes, nous garantissait tellement quellement [Ni fort bien ni fort mal, mais plutôt mal que bien.] de la piqûre des maringouins.

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d'énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd'hui à l'état d'insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d'aujourd'hui.

 

Chapitre 4

Londres, d'avril à septembre 1822.

Campement au bord du lac des Onondagas. - Arabes. - Course botanique. - L'Indienne et la vache.

M. Violet m'offrit ses lettres de créance pour les Onondagas, reste d'une des six nations Iroquoises. J'arrivai d'abord au lac des Onondagas. Le Hollandais choisit un lieu propre à établir notre camp : une rivière sortait du lac ; notre appareil fut dressé dans la courbe de cette rivière. Nous fichâmes en terre, à six pieds de distance l'un de l'autre, deux piquets fourchus ; nous suspendîmes horizontalement dans l'endentement de ces piquets une longue perche. Des écorces de bouleau, un bout appuyé sur le sol, l'autre sur la gaule transversale, formèrent le toit incliné de notre palais. Nos selles devaient nous servir d'oreillers et nos manteaux de couvertures. Nous attachâmes des sonnettes au cou de nos chevaux et nous les lâchâmes dans les bois près de notre camp : ils ne s'en éloignèrent pas.

Lorsque, quinze ans plus tard, je bivouaquais dans les sables du désert de Sabba, à quelques pas du Jourdain, au bord de la mer Morte, nos chevaux, ces fils légers de l'Arabie, avaient l'air d'écouter les contes du scheik, et de prendre part à l'histoire d'Antar et du cheval de Job. Il n'était guère que quatre heures après midi lorsque nous fûmes huttés. Je pris mon fusil et j'allai flâner dans les environs. Il y avait peu d'oiseaux. Un couple solitaire voltigeait seulement devant moi, comme ces oiseaux que je suivais dans mes bois paternels ; à la couleur du mâle je reconnus le passereau-blanc, passer nivalis des ornithologistes. J'entendis aussi l'orfraie, fort bien caractérisée par sa voix. Le vol de l ' exclamateur m'avait conduit à un vallon resserré entre des hauteurs nues et pierreuses ; à mi-côte s'élevait une méchante cabane ; une vache maigre errait dans un pré au-dessous.

J'aime les petits abris : " A chico pajarillo chiro nidillo , à petit oiseau petit nid. " Je m'assis sur la pente en face de la hutte plantée sur le coteau opposé.

Au bout de quelques minutes, j'entendis des voix dans le vallon : trois hommes conduisaient cinq ou six vaches grasses ; ils les mirent paître et éloignèrent à coups de gaule la vache maigre. Une femme sauvage sortit de la hutte, s'avança vers l'animal effrayé et l'appela. La vache courut à elle en allongeant le cou avec un petit mugissement. Les planteurs menacèrent de loin l'Indienne, qui revint à sa cabane. La vache la suivit.

Je me levai, descendis le rampant de la côte, traversai le vallon et montant la colline parallèle, j'arrivai à la hutte.

Je prononçai le salut qu'on m'avait appris : " Siegoh ! Je suis venu " : l'Indienne, au lieu de me rendre mon salut par la répétition d'usage : " Vous êtes venu ", ne répondit rien. Alors je caressai la vache : le visage jaune et attristé de l'Indienne laissa paraître des signes d'attendrissement. J'étais ému de ces mystérieuses relations de l'infortune : il y a de la douceur à pleurer sur des maux qui n'ont été pleurés de personne.

Mon hôtesse me regarda encore quelque temps avec un reste de doute, puis elle s'avança et vint passer la main sur le front de sa compagne de misère et de solitude.

Encouragé par cette marque de confiance, je dis en anglais, car j'avais épuisé mon indien : " Elle est bien maigre ! " L'Indienne repartit en mauvais anglais : " Elle mange fort peu, she eats very little . " - " On l'a chassée rudement ", repris-je. Et la femme répondit : " Nous sommes accoutumées à cela toutes deux ; Both . " Je repris : " Cette prairie n'est donc pas à vous ? " Elle répondit : " Cette prairie était à mon mari qui est mort. Je n'ai point d'enfants, et les chairs blanches mènent leurs vaches dans ma prairie. "

Je n'avais rien à offrir à cette créature de Dieu. Nous nous quittâmes. Mon hôtesse me dit beaucoup de choses que je ne compris point ; c'étaient sans doute des souhaits de prospérité ; s'ils n'ont pas été entendus du ciel, ce n'est pas la faute de celle qui priait, mais l'infirmité de celui pour qui la prière était offerte. Toutes les âmes n'ont pas une égale aptitude au bonheur, comme toutes les terres ne portent pas également des moissons.

Je retournai à mon ajoupa , où m'attendait une collation de pommes de terre et de maïs. La soirée fut magnifique ; le lac, uni comme une glace sans tain, n'avait pas une ride ; la rivière baignait en murmurant notre presqu'île que les calycanthes parfumaient de l'odeur de la pomme. Le weep-poor-mill répétait son chant : nous l'entendions tantôt plus près, tantôt plus loin, suivant que l'oiseau changeait le lieu de ses appels amoureux. Personne ne m'appelait. Pleure, pauvre William ! weep, poor Will !

 

Chapitre 5

Londres, d'avril à septembre 1822.

Un Iroquois. - Sachem des Onondagas. - Velly et les Franks. - Cérémonie de l'hospitalité. - Anciens Grecs. - Montcalm et Wolf.

Le lendemain, j'allai rendre visite au sachem des Onondagas ; j'arrivai à son village à dix heures du matin. Aussitôt, je fus environné de jeunes sauvages qui me parlaient dans leur langue, mêlée de phrases anglaises et de quelques mots français ; ils faisaient grand bruit, et avaient l'air joyeux, comme les premiers Turcs que je vis depuis à Coron, en débarquant sur le sol de la Grèce. Ces tribus indiennes, enclavées dans les défrichements des blancs, ont des chevaux et des troupeaux. leurs cabanes sont remplies d'ustensiles achetés, d'un côté, à Québec, à Montréal, à Niagara, au Détroit, et, de l'autre, aux marchés des Etats-Unis.

Quand on parcourut l'intérieur de l'Amérique septentrionale, on trouva dans l'état de nature, parmi les diverses nations sauvages, les différentes formes de gouvernement connues des peuples civilisés. L'Iroquois appartenait à une race qui semblait destinée à conquérir les races indiennes, si des étrangers n'étaient venus épuiser ses veines et arrêter son génie. Cet homme intrépide ne fut point étonné des armes à feu, lorsque pour la première fois on en usa contre lui ; il tint ferme au sifflement des balles et au bruit du canon, comme s'il les eût entendus toute sa vie ; il n'eut pas l'air d'y faire plus d'attention qu'à un orage. Aussitôt qu'il se put procurer un mousquet, il s'en servit mieux qu'un Européen. Il n'abandonna pas pour cela le casse-tête, le couteau de scalp, l'arc et la flèche ; mais il y ajouta la carabine, le pistolet, le poignard et la hache : il semblait n'avoir jamais assez d'armes pour sa valeur. Doublement paré des instruments meurtriers de l'Europe et de l'Amérique, la tête ornée de panaches, les oreilles découpées, le visage bariolé de diverses couleurs, les bras tatoués et teints de sang, ce champion du Nouveau-Monde devint aussi redoutable à voir qu'à combattre, sur le rivage qu'il défendit pied à pied contre les envahisseurs.

Le sachem des Onondagas était un vieil Iroquois dans toute la rigueur du mot ; sa personne gardait la tradition des anciens temps du désert.

Les relations anglaises ne manquent jamais d'appeler le sachem indien the old gentleman . Or, le vieux gentilhomme est tout nu ; il a une plume ou une arête de poisson passée dans ses narines, et couvre quelquefois sa tête, rase et ronde comme un fromage, d'un chapeau bordé à trois cornes, en signe d'honneur européen. Velly ne peint-il pas l'histoire avec la même vérité ? Le cheftain frank Khilpérick se frottait les cheveux avec du beurre aigre, infunders acido coma butyro , se barbouillait les joues de vert, et portait une jaquette bigarrée ou un sayon de peau de bête ; il est représenté par Velly comme un prince magnifique jusqu'à l'ostentation dans ses meubles et dans ses équipages, voluptueux jusqu'à la débauche, croyant à peine en Dieu, dont les ministres étaient le sujet de ses railleries. Le sachem Onondagas me reçut bien et me fit asseoir sur une natte. Il parlait anglais et entendait le français ; mon guide savait l'iroquois : la conversation fut facile. Entre autres choses le vieillard me dit que, quoique sa nation eût toujours été en guerre avec la mienne, elle l'avait toujours estimée. Il se plaignit des Américains ; il les trouvait injustes et avides, et regrettait que dans le partage des terres indiennes sa tribu n'eût pas augmenté le lot des Anglais.

Les femmes nous servirent un repas. L'hospitalité est la dernière vertu restée aux sauvages au milieu des vices de la civilisation européenne ; on sait quelle était autrefois cette hospitalité ; le foyer avait la puissance de l'autel.

Lorsqu'une tribu chassée de ses bois, ou lorsqu'un homme venait demander l'hospitalité, l'étranger commençait ce qu'on appelait la danse du suppliant ; l'enfant de la hutte touchait le seuil de la porte et disait : " Voici l'étranger ! " Et le chef répondait : " Enfant, introduis l'homme dans la hutte. " L'étranger, entrant sous la protection de l'enfant, s'allait asseoir sur la cendre du foyer. Les femmes disaient le chant de la consolation : " L'étranger a retrouvé une mère et une femme ; le soleil se lèvera et se couchera pour lui comme auparavant. "

Ces usages semblent empruntés des Grecs : Thémistocle, chez Admète, embrasse les pénates et le jeune fils de son hôte (j'ai peut-être foulé à Mégare l'âtre de la pauvre femme sous lequel fut cachée l'urne cinéraire de Phocion) ; et Ulysse, chez Alcinoüs, implore Arété : " Noble Arété, fille de Rhexénor, après avoir souffert des maux cruels, je me jette à vos pieds... " En achevant ces mots, le héros s'éloigne et va s'asseoir sur la cendre du foyer. - Je pris congé du vieux sachem. Il s'était trouvé à la prise de Québec. Dans les honteuses années du règne de Louis XV, l'épisode de la guerre du Canada vient nous consoler comme une page de notre ancienne histoire retrouvée à la Tour de Londres.

Montcalm, chargé sans secours de défendre le Canada contre des forces souvent rafraîchies et le quadruple des siennes, lutte avec succès pendant deux années ; il bat lord Loudon et le général Abercromby. Enfin la fortune l'abandonne ; blessé sous les murs de Québec, il tombe et deux jours après il rend le dernier soupir : ses grenadiers l'enterrent dans le trou creusé par une bombe, fosse digne de l'honneur de nos armes ! Son noble ennemi Wolf meurt en face de lui ; il paye de sa vie celle de Montcalm et la gloire d'expirer sur quelques drapeaux français.

 

Chapitre 6

Londres, d'avril à septembre 1822.

Voyage du lac des Onondagas à la rivière Genesee. - Abeilles. - Défrichements. - Hospitalité. - Lit. - Serpent à sonnettes enchanté.

Nous voilà, mon guide et moi, remontés à cheval. Notre route, devenue plus pénible, était à peine tracée par des abattis d'arbres. Les troncs de ces arbres servaient de ponts sur les ruisseaux ou de fascines dans les fondrières. La population américaine se portait alors vers les concessions de Genesee. Ces concessions se vendaient plus ou moins cher selon la bonté du sol, la qualité des arbres, le cours et la foison des eaux.

On a remarqué que les colons sont souvent précédés dans les bois par des abeilles : avant-garde des laboureurs, elles sont le symbole de l'industrie et de la civilisation qu'elles annoncent. Etrangères à l'Amérique, arrivées à la suite des voiles de Colomb, ces conquérants pacifiques n'ont ravi à un nouveau monde de fleurs que des trésors dont les indigènes ignoraient l'usage ; elles ne se sont servi de ces trésors que pour enrichir le sol dont elles les avaient tirés.

Les défrichements sur les deux bords de la route que je parcourais, offraient un curieux mélange de l'état de nature et de l'état civilisé. Dans le coin d'un bois qui n'avait jamais retenti que des cris du sauvage et des bramements de la bête fauve, on rencontrait une terre labourée ; on apercevait du même point de vue le wigwam d'un Indien et l'habitation d'un planteur. Quelques-unes de ces habitations, déjà achevées, rappelaient la propreté des fermes hollandaises ; d'autres n'étaient qu'à demi terminées et n'avaient pour toit que le ciel.

J'étais reçu dans ces demeures, ouvrages d'un matin ; j'y trouvais souvent une famille avec les élégances de l'Europe : des meubles d'acajou, un piano, des tapis, des glaces, à quatre pas de la hutte d'un Iroquois. Le soir, lorsque les serviteurs étaient revenus des bois ou des champs avec la cognée ou la houe, on ouvrait les fenêtres. Les filles de mon hôte, en beaux cheveux blonds annelés, chantaient au piano le duo de Pandolfetto de Paësiello, ou un cantabile de Cimarosa, le tout à la vue du désert et quelquefois au murmure d'une cascade.

Dans les terrains les meilleurs, s'établissaient des bourgades. La flèche d'un nouveau clocher s'élançait du sein d'une vieille forêt. Comme les moeurs anglaises suivent partout les Anglais, après avoir traversé des pays où il n'y avait pas trace d'habitants, j'apercevais l'enseigne d'une auberge qui brandillait à une branche d'arbre. Des chasseurs, des planteurs, des Indiens, se rencontraient à ces caravansérails ; la première fois que je m'y reposai, je jurai que ce serait la dernière.

Il arriva qu'en entrant dans une de ces hôtelleries, je restai stupéfait à l'aspect d'un lit immense, bâti en rond autour d'un poteau : chaque voyageur prenait place dans ce lit, les pieds au poteau du centre, la tête à la circonférence du cercle, de manière que les dormeurs étaient rangés symétriquement, comme les rayons d'une roue ou les bâtons d'un éventail. Après quelque hésitation, je m'introduisis dans cette machine, parce que je n'y voyais personne. Je commençais à m'assoupir, lorsque je sentis quelque chose se glisser contre moi : c'était la jambe de mon grand Hollandais ; je n'ai de ma vie éprouvé une plus grande horreur. Je sautai dehors du cabas hospitalier, maudissant cordialement les usages de nos bons aïeux. J'allai dormir, dans mon manteau, au clair de lune : cette compagne de la couche du voyageur n'avait rien du moins que d'agréable, de frais et de pur.

Au bord de la Genesee nous trouvâmes un bac. Une troupe de colons et d'indiens passa la rivière avec nous.

Nous campâmes dans des prairies peinturées de papillons et de fleurs. Avec nos costumes divers, nos différents groupes autour de nos feux, nos chevaux attachés ou paissant, nous avions l'air d'une caravane. C'est là que je fis la rencontre de ce serpent à sonnettes qui se laissait enchanter par le son d'une flûte. Les Grecs auraient fait de mon Canadien, Orphée ; de la flûte, une lyre ; du serpent, Cerbère, ou peut-être Eurydice.

 

Chapitre 7

Londres, d'avril à septembre 1822.

Famille indienne. - Nuit dans la forêt Forêts. - Départ de la famille. - Sauvage du Saut du Niagara. - Le capitaine Gordon. - Jérusalem.

Nous avançâmes vers Niagara. Nous n'en étions plus qu'à huit ou neuf lieues, lorsque nous aperçûmes, dans une chênaie, le feu de quelques sauvages, arrêtés au bord d'un ruisseau, où nous songions nous-mêmes à bivouaquer. Nous profitâmes de leur établissement : chevaux pansés, toilette de nuit faite, nous accostâmes la horde. Les jambes croisées à la manière des tailleurs, nous nous assîmes avec les Indiens, autour du bûcher, pour mettre rôtir nos quenouilles de maïs.

La famille était composée de deux femmes, de deux enfants à la mamelle, et de trois guerriers. La conversation devint générale, c'est-à-dire par quelques mots entrecoupés de ma part et par beaucoup de gestes ; ensuite chacun s'endormit dans la place où il était. Resté seul éveillé, j'allai m'asseoir à l'écart, sur une racine qui traçait au bord du ruisseau.

La lune se montrait à la cime des arbres ; une brise embaumée, que cette reine des nuits amenait de l'orient avec elle, semblait la précéder dans les forêts, comme sa fraîche haleine. L'astre solitaire gravit peu à peu dans le ciel : tantôt il suivait sa course, tantôt il franchissait des groupes de nues, qui ressemblaient aux sommets d'une chaîne de montagnes couronnées de neiges. Tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d'un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, on entendait les sourds mugissements de la cataracte de Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert, et expiraient à travers les forêts solitaires. C'est dans ces nuits que m'apparut une muse inconnue ; je recueillis quelques-uns de ses accents ; je les marquai sur mon livre, à la clarté des étoiles, comme un musicien vulgaire écrirait les notes que lui dicterait quelque grand maître des harmonies.

Le lendemain, les Indiens s'armèrent, les femmes rassemblèrent les bagages. Je distribuai un peu de poudre et de vermillon à mes hôtes. Nous nous séparâmes en touchant nos fronts et notre poitrine. Les guerriers poussèrent le cri de marche et partirent en avant ; les femmes cheminèrent derrière, chargées des enfants qui, suspendus dans des fourrures aux épaules de leurs mères, tournaient la tête pour nous regarder. Je suivis des yeux cette marche, jusqu'à ce que la troupe entière eût disparu entre les arbres de la forêts.

Les sauvages du Saut de Niagara dans la dépendance des Anglais étaient chargés de la police de la frontière de ce côté. Cette bizarre gendarmerie, armée d'arcs et de flèches, nous empêcha de passer. Je fus obligé d'envoyer le Hollandais au fort Niagara chercher un permis afin d'entrer sur les terres de la domination britannique. Cela me serrait un peu le coeur, car il me souvenait que la France avait jadis commandé dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Mon guide revint avec le permis : je le conserve encore ; il est signé : le capitaine Gordon . N'est-il pas singulier que j'aie retrouvé le même nom anglais sur la porte de ma cellule à Jérusalem ? " Treize pèlerins avaient écrit leurs noms sur la porte en dedans de la chambre : le premier s'appelait Charles Lombard, et il se trouvait à Jérusalem en 1669 ; le dernier est John Gordon, et la date de son passage est de 1804. " (Itinéraire.)

 

Chapitre 8

Londres, d'avril à septembre 1822.

Cataracte de Niagara. - Serpent à sonnette. - Je tombe au bord de l'abîme.

Je restai deux jours dans le village indien, d'où j'écrivis encore une lettre à M. de Malesherbes. Les Indiennes s'occupaient de différents ouvrages ; leurs nourrissons étaient suspendus dans des réseaux aux branches d'un gros hêtre pourpre. L'herbe était couverte de rosée, le vent sortait des forêts tout parfumé, et les plantes à coton du pays, renversant leurs capsules, ressemblaient à des rosiers blancs. La brise berçait les couches aériennes d'un mouvement presque insensible ; les mères se levaient de temps en temps pour voir si leurs enfants dormaient, et s'ils n'avaient point été réveillés par les oiseaux. Du village indien à la cataracte, on comptait trois à quatre lieues : il nous fallut autant d'heures, à mon guide et à moi, pour y arriver. A six milles de distance, une colonne de vapeur m'indiquait déjà le lieu du déversoir. Le coeur me battait d'une joie mêlée de terreur en entrant dans le bois qui me dérobait la vue d'un des plus grands spectacles que la nature ait offerts aux hommes.

Nous mîmes pied à terre. Tirant après nous nos chevaux par la bride, nous parvînmes, à travers des brandes et des halliers, au bord de la rivière Niagara, sept ou huit cents pas au-dessus du Saut. Comme je m'avançais incessamment, le guide me saisit par le bras ; il m'arrêta au rez même de l'eau, qui passait avec la vélocité d'une flèche. Elle ne bouillonnait point, elle glissait en une seule masse sur la pente du roc ; son silence avant sa chute formait contraste avec le fracas de sa chute même. L'Ecriture compare souvent un peuple aux grandes eaux, c'était ici un peuple mourant, qui, privé de la voix par l'agonie, allait se précipiter dans l'abîme de l'éternité.

Le guide me retenait toujours, car je me sentais pour ainsi dire entraîné par le fleuve, et j'avais une envie involontaire de m'y jeter. Tantôt je portais mes regards amont, sur le rivage ; tantôt aval, sur l'île qui partageait les eaux et où ces eaux manquaient tout à coup, comme si elles avaient été coupées dans le ciel.

Après un quart d'heure de perplexité et d'une admiration indéfinie, je me rendis à la chute. On peut chercher dans l' Essai sur les révolutions et dans Atala les deux descriptions que j'en ai faites. Aujourd'hui, de grands chemins passent à la cataracte ; il y a des auberges sur la rive américaine et sur la rive anglaise, des moulins et des manufactures au-dessous du chasme.

Je ne pouvais communiquer les pensées qui m'agitaient à la vue d'un désordre si sublime. Dans le désert de ma première existence, j'ai été obligé d'inventer des personnages pour la décorer ; j'ai tiré de ma propre substance des êtres que je ne trouvais pas ailleurs, et que je portais en moi. Ainsi j'ai placé des souvenirs d' Atala et de René aux bords de la cataracte de Niagara, comme l'expression de sa tristesse. Qu'est-ce qu'une cascade qui tombe éternellement à l'aspect insensible de la terre et du ciel, si la nature humaine n'est là avec ses destinées et ses malheurs ? S'enfoncer dans cette solitude d'eau et de montagnes, et ne savoir avec qui parler de ce grand spectacle. Les flots, les rochers, les bois, les torrents pour soi seul ! Donnez à l'âme une compagne, et la riante parure des coteaux, et la fraîche haleine de l'onde, tout va devenir ravissement : le voyage du jour, le repos plus doux de la fin de la journée, le passer sur les flots, le dormir sur la mousse, tireront du coeur sa plus profonde tendresse. J'ai assis Velléda sur les grèves de l'Armorique, Cymodocée sous les portiques d'Athènes, Blanca dans les salles de l'Alhambra. Alexandre créait des villes partout où il courait : j'ai laissé des songes partout où j'ai traîné ma vie.

J'ai vu les cascades des Alpes avec leurs chamois et celles des Pyrénées avec leurs isards ; je n'ai pas remonté le Nil assez haut, pour rencontrer ses cataractes, qui se réduisent à des rapides ; je ne parle pas des zones d'azur de Terni et de Tivoli, élégantes écharpes de ruines ou sujets de chansons pour le poète :

Et praeceps Anio a Tiburni lucus.

" Et l'Anio rapide et le bois sacré de Tibur. "

Niagara efface tout. Je contemplais la cataracte que révélèrent au vieux monde, non d'infimes voyageurs de mon espèce, mais des missionnaires qui, cherchant la solitude pour Dieu, se jetaient à genoux, à la vue de quelque merveille de la nature, et recevaient le martyre, en achevant leur cantique d'admiration. Nos prêtres saluèrent les beaux sites de l'Amérique et les consacrèrent de leur sang ; nos soldats ont battu des mains aux ruines de Thèbes et présenté les armes à l'Andalousie : tout le génie de la France est dans la double milice de nos camps et de nos autels.

Je tenais la bride de mon cheval entortillée à mon bras ; un serpent à sonnettes vint à bruire dans les buissons. Le cheval effrayé se cabre et recule en approchant de la chute. Je ne puis dégager mon bras des rênes ; le cheval, toujours plus effarouché, m'entraîne après lui. Déjà ses pieds de devant quittent la terre ; accroupi sur le bord de l'abîme, il ne s'y tenait plus qu'à force de reins. C'en était fait de moi, lorsque l'animal, étonné lui-même du nouveau péril, volte en dedans par une pirouette. En quittant la vie au milieu des bois canadiens, mon âme aurait-elle porté au tribunal suprême les sacrifices, les bonnes oeuvres, les vertus des pères Jogues et Lallemand, ou des jours vides et de misérables chimères ?

Ce ne fut pas le seul danger que je courus à Niagara : une échelle de lianes servait aux sauvages pour descendre dans le bassin inférieur ; elle était alors rompue. Désirant voir la cataracte de bas en haut, je m'aventurai, en dépit des représentations du guide, sur le flanc d'un rocher presqu'à pic. Malgré les rugissements de l'eau qui bouillonnait au-dessous de moi, je conservai ma tête et je parvins à une quarantaine de pieds du fond. Arrivé là, la pierre nue et verticale n'offrait plus rien pour m'accrocher ; je demeurai suspendu par une main à la dernière racine, sentant mes doigts s'ouvrir sous le poids de mon corps : il y a peu d'hommes qui aient passé dans leur vie deux minutes comme je les comptai. Ma main fatiguée lâcha la tenue ; je tombai. Par un bonheur inouï, je me trouvai sur le redan d'un roc où j'aurais dû me briser mille fois, et je ne me sentis pas grand mal ; j'étais à un demi-pied de l'abîme et je n'y avais pas roulé : mais lorsque le froid et l'humidité commencèrent à me pénétrer, je m'aperçus que je n'en étais pas quitte à si bon marché : j'avais le bras gauche cassé au-dessus du coude. Le guide, qui me regardait d'en haut et auquel je fis des signes de détresse, courut chercher des sauvages. Ils me hissèrent avec des harts [Cordes.] par un sentier de loutres, et me transportèrent à leur village. Je n'avais qu'une fracture simple : deux lattes, un bandage et une écharpe suffirent à ma guérison.

 

Chapitre 9

Londres, d'avril à septembre 1822.

Douze jours dans une hutte. - Changement de moeurs chez les sauvages. - Naissance et mort. - Montaigne. - Chant de la couleuvre. - Pantomime d'une petite Indienne, original de Mila.

Je demeurai douze jours chez mes médecins, les Indiens de Niagara. J'y vis passer des tribus qui descendaient du Détroit ou des pays situés au midi et à l'orient du lac Erié. Je m'enquis de leurs coutumes ; j'obtins pour de petits présents des représentations de leurs anciennes moeurs, car ces moeurs elles-mêmes n'existent presque plus. Cependant, au commencement de la guerre de l'indépendance américaine les sauvages mangeaient encore les prisonniers, ou plutôt les tués : un capitaine anglais, puisant du bouillon dans une marmite indienne avec la cuiller à pot, en retira une main.

La naissance et la mort ont le moins perdu des usages indiens, parce qu'elles ne s'en vont point à la vanvole [A la légère.] comme la partie de la vie qui les sépare ; elles ne sont point choses de mode qui passent. On confère encore au nouveau-né, afin de l'honorer, le nom le plus ancien sous son toit, celui de son aïeule, par exemple : car les noms sont toujours pris dans la lignée maternelle. Dès ce moment, l'enfant occupe la place de la femme dont il a recueilli le nom ; on lui donne, en lui parlant, le degré de parenté que ce nom fait revivre ; ainsi, un oncle peut saluer un neveu du titre de grand-mère. Cette coutume en apparence risible est néanmoins touchante. Elle ressuscite les vieux décédés ; elle reproduit dans la faiblesse des premiers ans la faiblesse des derniers ; elle rapproche les extrémités de la vie, le commencement et la fin de la famille ; elle communique une espèce d'immortalité aux ancêtres et les suppose présents au milieu de leur postérité.

En ce qui regarde les morts, il est aisé de trouver les motifs de l'attachement du sauvage à de saintes reliques. Les nations civilisées ont, pour conserver les souvenirs de leur patrie, les mnémoniques des lettres et des arts ; elles ont des cités, des palais, des tours, des colonnes des obélisques ; elles ont la trace de la charrue dans les champs jadis cultivés. les noms sont entaillés dans l'airain et le marbre, les actions consignées dans les chroniques.

Rien de tout cela aux peuples de la solitude : leur nom n'est point écrit sur les arbres ; leur hutte, bâtie en quelques heures, disparaît en quelques instants ; la crosse de leur labour ne fait qu'effleurer la terre, et n'a pu même élever un sillon. Leurs chansons traditionnelles périssent avec la dernière mémoire qui les retient, s'évanouissent avec la dernière voix qui les répète. Les tribus du Nouveau-Monde n'ont donc qu'un seul monument : la tombe. Enlevez à des sauvages les os de leurs pères vous leur enlevez leur histoire, leurs lois, et jusqu'à leurs dieux ; vous ravissez à ces hommes, parmi les générations futures, la preuve de leur existence comme celle de leur néant.

Je voulais entendre le chant de mes hôtes. Une petite Indienne de quatorze ans, nommée Mila, très jolie (les femmes indiennes ne sont jolies qu'à cet âge) chanta quelque chose de fort agréable. N'était-ce point le couplet cité par Montaigne ? " Couleuvre, arreste toy ; arreste toy, couleuvre, à fin que ma soeur tire sur le patron de ta peincture, la façon et l'ouvrage d'un riche cordon, que ie puisse donner à ma mie : ainsi, soit en tout temps ta beauté et ta disposition préférée à tous les aultres serpens. "

L'auteur des Essais vit à Rouen des Iroquois qui selon lui, étaient des personnages très sensés : " Mais quoi , ajoute-t-il, ils ne portent point de hauts-de-chausses ! "

Si jamais je publie les stromates ou folies de ma jeunesse, pour parler comme saint Clément d'Alexandrie, on y verra Mila. [ Voir dans les textes retranchés la Pantomime de Mila[C M 1 571] .]

 

Chapitre 10

Londres, d'avril à septembre 1822.

Incidences. - Ancien Canada. - Population indienne. - Dégradation des moeurs. - Vraie civilisation répandue par la religion. - Fausse civilisation introduite par le commerce. - Coureurs de bois. - Factoreries. - Chasses. - Métis ou Bois-brûlés. - Guerres des compagnies. - Mort des langues indiennes.

Les Canadiens ne sont plus tels que les ont peints Cartier, Champlain, La Hontan, Lescarbot, Laffiteau, Charlevoix et les Lettres édifiantes : le seizième siècle et le commencement du dix-septième étaient encore le temps de la grande imagination et des moeurs naïves ; la merveille de l'une reflétait une nature vierge, et la candeur des autres reproduisait la simplicité du sauvage. Champlain, à la fin de son premier voyage au Canada, en 1603, raconte que " proche de la baye des Chaleurs, tirant au sud, est une isle, où fait résidence un monstre épouvantable que les sauvages appellent Cougou ". Le Canada avait son géant comme le cap des Tempêtes avait le sien. Homère est le véritable père de toutes ces inventions ; ce sont toujours les Cyclopes, Charybde et Scylla, ogres ou gougous.

La population sauvage de l'Amérique septentrionale, en n'y comprenant ni les Mexicains, ni les Esquimaux, ne s'élève pas aujourd'hui à quatre cent mille âmes, en deçà et au delà des montagnes Rocheuses ; des voyageurs ne la portent même qu'à cent cinquante mille. La dégradation des moeurs indiennes a marché de pair avec la dépopulation des tribus. Les traditions religieuses sont devenues confuses ; l'instruction répandue par les jésuites du Canada a mêlé des idées étrangères aux idées natives des indigènes : on aperçoit, au travers des fables grossières, les croyances chrétiennes défigurées ; la plupart des sauvages portent des croix en guise d'ornements et les marchands protestants leur vendent ce que leur donnaient les missionnaires catholiques. Disons, à l'honneur de notre patrie et à la gloire de notre religion, que les Indiens s'étaient fortement attachés à nous ; qu'ils ne cessent de nous regretter, et qu'une robe noire (un missionnaire) est encore en vénération dans les forêts américaines. Le sauvage continue de nous aimer sous l'arbre où nous fûmes ses premiers hôtes, sur le sol que nous avons foulé, et où nous lui avons confié des tombeaux.

Quand l'Indien était nu ou vêtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble ; à cette heure, des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent sa misère : c'est un mendiant à la porte d'un comptoir, ce n'est plus un sauvage dans sa forêt.

Enfin, il s'est formé une espèce de peuple métis, né des colons et des Indiennes. Ces hommes, surnommés Bois-brûlés , à cause de la couleur de leur peau, sont les courtiers de change entre les auteurs de leur double origine. Parlant la langue de leurs pères et de leurs mères ils ont les vices des deux races. Ces bâtards de la nature civilisée et de la nature sauvage, se vendent tantôt aux Américains, tantôt aux Anglais, pour leur livrer le monopole des pelleteries ; ils entretiennent les rivalités des compagnies anglaises de la Baie d ' Hudson et du Nord-Ouest , et des compagnies américaines, Fur Colombian-Américan company, Missouri ' s fur Company et autres : ils font eux-mêmes des chasses au compte des traitants et avec des chasseurs soldés par les compagnies.

La grande guerre de l'indépendance américaine est seule connue. On ignore que le sang a coulé pour les chétifs intérêts d'une poignée de marchands. La compagnie de la Baie d ' Hudson vendit, en 1811, à lord Selkirk un terrain au bord de la rivière Rouge ; l'établissement se fit en 1812. La compagnie du Nord-Ouest, ou du Canada, en prit ombrage. Les deux compagnies, alliées à diverses tribus indiennes et secondées des Bois-brûlés , en vinrent aux mains. Ce conflit domestique, horrible dans ses détails, avait lieu au milieu des déserts glacés de la baie d'Hudson. La colonie de lord Selkirk fut détruite au mois de juin 1815, précisément à l'époque de la bataille de Waterloo. Sur ces deux théâtres, si différents par l'éclat et par l'obscurité, les malheurs de l'espèce humaine étaient les mêmes.

Ne cherchez plus en Amérique les constitutions politiques artistement construites dont Charlevoix a fait l'histoire : la monarchie des Hurons, la république des Iroquois. Quelque chose de cette destruction s'est accompli et s'accomplit encore en Europe, même sous nos yeux ; un poète prussien, au banquet de l'ordre Teutonique, chanta, en vieux prussien, vers l'an 1400, les faits héroïques des anciens guerriers de son pays : personne ne le comprit, et on lui donna, pour récompense cent noix vides. Aujourd'hui, le bas-breton, le basque, le gaëlique meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs.

Dans la province anglaise de Cornouailles, la langue des indigènes s'éteignit vers l'an 1676. Un pécheur disait à des voyageurs : " Je ne connais guère que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante à quatre-vingts ans ; tout ce qui est jeune n'en sait plus un mot. "

Des peuplades de l'Orénoque n'existent plus ; il n'est resté de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d'Agrippine gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. Quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé franco-gaulois, dira, du haut d'un clocher en ruine, à des peuples étrangers, nos successeurs : " Agréez les accents d'une voix qui vous fut connue : vous mettrez fin à tous ces discours. "

Soyez donc Bossuet, pour qu'en dernier résultat votre chef-d'oeuvre survive dans la mémoire d'un oiseau, à votre langage et à votre souvenir chez les hommes !

 

Chapitre 11

Londres, d'avril à septembre 1822.

Anciennes possessions françaises en Amérique. - Regrets. - Manie du passé. - Billet de Francis Conyngham.

En parlant du Canada et de la Louisiane, en regardant sur les vieilles cartes l'étendue des anciennes colonies françaises en Amérique, je me demandais comment le gouvernement de mon pays avait pu laisser périr ces colonies, qui seraient aujourd'hui pour nous une source inépuisable de prospérité.

De l'Acadie et du Canada à la Louisiane, de l'embouchure du Saint-Laurent à celle du Mississippi, le territoire de la Nouvelle-France entoura ce qui formait la confédération des treize premiers états unis : les onze autres, avec le district de la Colombie, le territoire de Michigan, du Nord-ouest, du Missouri, de l'Oregon et d'Arkansas, nous appartenaient, ou nous appartiendraient, comme ils appartiennent aux Etats-Unis par la cession des Anglais et des Espagnols, nos successeurs dans le Canada et dans la Louisiane. Le pays compris entre l'Atlantique au nord-est, la mer Polaire au nord, l'océan Pacifique et les possessions russes au nord-ouest, le golfe Mexicain au midi, c'est-à-dire plus des deux tiers de l'Amérique septentrionale, reconnaîtraient les lois de la France.

J'ai peur que la Restauration ne se perde par les idées contraires à celles que j'exprime ici ; la manie de s'en tenir au passé, manie que je ne cesse de combattre, n'aurait rien de funeste si elle ne renversait que moi en me retirant la faveur du prince ; mais elle pourrait bien renverser le trône. L'immobilité politique est impossible ; force est d'avancer avec l'intelligence humaine. Respectons la majesté du temps ; contemplons avec vénération les siècles écoulés, rendus sacrés par la mémoire et les vestiges de nos pères ; toutefois n'essayons pas de rétrograder vers eux, car ils n'ont plus rien de notre nature réelle, et si nous prétendions les saisir, ils s'évanouiraient. Le chapitre de Notre-Dame d'Aix-la-Chapelle fit ouvrir, dit-on, vers l'an 1450, le tombeau de Charlemagne. On trouva l'empereur assis dans une chaise dorée, tenant dans ses mains de squelette le livre des Evangiles écrit en lettres d'or ; devant lui étaient posés son sceptre et son bouclier d'or ; il avait au côté sa Joyeuse engainée dans un fourreau d'or. Il était revêtu des habits impériaux. Sur sa tête, qu'une chaîne d'or forçait à rester droite, était un suaire qui couvrait ce qui fut son visage et que surmontait une couronne. On toucha le fantôme ; il tomba en poussière.

Nous possédions outre-mer de vastes contrées : elles offraient un asile à l'excédant de notre population, un marché à notre commerce, un aliment à notre marine. Nous sommes exclus du nouvel univers, où le genre humain recommence : les langues anglaise, portugaise, espagnole servent en Afrique, en Asie, dans l'Océanie, dans les lies de la mer du Sud, sur le continent des deux Amériques, à l'interprétation de la pensée de plusieurs millions d'hommes ; et nous, déshérités des conquêtes de notre courage et de notre génie, à peine entendons-nous parler dans quelque bourgade de la Louisiane et du Canada, sous une domination étrangère, la langue de Colbert et de Louis XIV : elle n'y reste que comme un témoin des revers de notre fortune et des fautes de notre politique.

Et quel est le roi dont la domination remplace maintenant la domination du Roi de France, sur les forêts canadiennes ? Celui qui jadis me faisait écrire ce billet :

" Royal-Lodge Windsor, 4 juin 1822.

" Monsieur le vicomte,

" J'ai les ordres du Roi d'inviter Votre Excellence à venir dîner et coucher ici jeudi 6 courant.

" Le très humble et très obéissant serviteur,

" Francis Conyngham.. "

Il était dans ma destinée d'être tourmenté par les princes. Je m'interrompais ; je repassais l'Atlantique ; je remettais mon bras cassé à Niagara ; je me dépouillais de ma peau d'ours ; je reprenais mon habit doré ; je me rendais du wigwam d'un Iroquois à la royale Loge de Sa Majesté britannique, monarque des trois royaumes unis et dominateur des Indes ; je laissais mes hôtes aux oreilles découpées et la petite sauvage à la perle ; souhaitant à lady Conyngham la gentillesse de Mila, avec cet âge qui n'appartient encore qu'au plus jeune printemps, qu'à ces jours qui précèdent le mois de mai, et que nos poètes gaulois appelaient l'Avrillée.

 

 

Livre 8

 

Date de dernière mise à jour : 02/04/2016