Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

Ma mère, Souvenirs de sa vie et de sa sainte mort - Gaston de Ségur fils aîné de la comtesse de Ségur (1820 - 1881)

 

 

Ma mère était née à Saint-Pétersbourg le 19 juillet 1799, jour qui, selon la manière de compter des Russes, correspond chez eux au 1er août. Il est d’usage, en Russie, de donner aux enfants le nom du saint ou de la sainte du jour même de la naissance. Ma mère fut donc baptisée sous le nom de Sophie, la fête de sainte Sophie de Constantinople se célébrant le 1er août, d’après le calendrier oriental.

D’après un autre usage de l’Église grecque, ma mère fut baptisée et confirmée le même jour. Elle eut pour parrain l’empereur Paul Ier, dont mon grand-père, le comte Rostopchine, était alors le premier ministre.

Mon grand-père Rostopchine était un des plus grands propriétaires et seigneurs de Russie. Il descendait en droite ligne du célèbre prince tartare Kingis-Khan (Gengis-Khan), dont un fils, Rastap-Scha, était venu s’établir en Russie.

Militaire dès sa jeunesse, le général comte Rostopchine était un homme éminent, et par l’esprit, et par le cœur, et par le caractère. Il avait une de ces immenses fortunes territoriales dont on n’a même pas idée en France, possédant vingt terres, dont plusieurs avaient quinze et vingt lieues de tour. Lors de la naissance de ma mère, il avait trente-quatre ans. Il eut huit enfants.

Mon grand-père mourut à Moscou, le 30 janvier 1826, dans sa soixante et unième année.

Il avait épousé en 1795 la comtesse Catherine Protassow, l’une des plus charmantes jeunes filles de la cour de l’impératrice Catherine. Elle n’avait pas encore vingt-quatre ans lorsqu’elle donna le jour à ma mère, son quatrième enfant. Elle était extraordinairement instruite et tout appliquée à ses devoirs de mère de famille et de maîtresse de maison. Elle eut le bonheur de se faire catholique à l’âge de trente-deux ans, en 1806. Elle mourut à quatre-vingt-quatre ans, à Moscou. Elle communiait tous les jours, faisait matin et soir une heure d’oraison, et donnait aux pauvres avec une libéralité inépuisable, se contentant pour elle-même de deux ou trois pauvres robes, grises ou brunes, en toile unie, une seule de soie pour les grandes fêtes.

D’après tout ce que j’ai pu recueillir en Russie, et d’après les quelques lettres qui nous restent de cette époque, ma mère montra, dès ses plus jeunes années, un esprit remarquable, très-original, très-fin, très-sérieux ; à un excellent cœur, plein de générosité et de tendresse, elle joignait un charmant caractère : elle était toujours joyeuse, d’humeur égale ; elle avait pour l’étude autant de facilité que d’attrait. À cinq ans, grâce à plusieurs bonnes et gouvernantes étrangères qui prenaient soin d’elle, elle parlait, lisait et commençait à écrire le français, le russe, l’allemand et l’anglais.

J’ai vu à Moscou un portrait d’elle à cet âge. C’était une bonne grosse petite fille, au visage tout épanoui et souriant ; ses cheveux d’un beau blond cendré étaient coupés court, à la Titus ; ses yeux vert-brun assez clair pétillaient d’esprit ; on remarquait déjà les éléments d’une robuste constitution et d’une tournure gracieuse. Les pommettes étaient un peu saillantes, les yeux très-grands, la bouche un peu grande, le teint blanc et rose, éblouissant de fraîcheur ; en un mot, un vrai type d’enfant russe.

Ma mère passa les premières années de son enfance tantôt à Moscou, tantôt à Voronovo, immense et magnifique terre de vingt lieues de tour. En 1812, lors de l’incendie de Moscou, dont mon grand-père a été, sinon matériellement, du moins moralement le patriotique auteur, ma mère, qui venait d’avoir treize ans, avait été envoyée, avec ma grand-mère et avec ses frères et sœurs, à trente-six lieues de la capitale, d’où elle voyait, m’a-t-elle dit, tous les soirs, pendant plus de huit jours, non les flammes mêmes du grand incendie, mais tout l’horizon en feu, semblable à une aurore boréale.

Six semaines après, quand elle revint à Moscou, le feu brûlait encore sous les cendres. Tout avait été dévoré, sauf les gros murs des églises et des palais, qui étaient tous en briques et avaient six à huit pieds d’épaisseur.

Jusque-là, ma mère était schismatique grecque, comme toute sa famille. Ma grand-mère Rostopchine avait eu le bonheur de se faire catholique six ans auparavant, comme je l’ai dit.

En entendant les fréquentes conversations, ou, pour mieux dire, discussions de ma grand-mère Rostopchine avec l’archimandrite (ou archevêque) de Moscou, le très-savant Philarète (qui, au bout de cinq minutes, était régulièrement mis par elle au pied du mur), ma mère comprit aisément de quel côté se trouvait la vérité ; elle demanda des livres, réfléchit, et, une fois convaincue, elle n’hésita pas un instant à se faire catholique, comme son admirable mère. C’était à Moscou, en 1814. Mon grand-père, alors absent, fut très-irrité lorsqu’à son retour il apprit ce qui s’était passé ; mais son excellent cœur pardonna bientôt. Il aima toujours très-tendrement et très-particulièrement ma mère.

Chaque matin, ma grand-mère allait à la messe. À Moscou, où il n’y avait que deux églises catholiques, toutes deux fort éloignées, elle allait en voiture à Saint-Louis-des-Français ; et, selon l’usage des personnes riches, sa calèche était toujours attelée de quatre chevaux. La colonie catholique de Moscou n’était guère fervente ; peu de personnes assistaient à la messe pendant la semaine, et d’ailleurs, ma grand-mère Rostopchine était, sinon la seule catholique riche de la ville, du moins la plus riche. Aussi était-elle seule à se rendre ainsi chaque jour à l’église en équipage.

Un jour, elle reçoit la visite d’un personnage inconnu, fort poli, fort obséquieux.

« Madame la comtesse, lui dit-il, vous allez chaque matin en voiture à l’église catholique de Saint-Louis-des-Français. Permettez-moi de vous prévenir que cela fait un mauvais effet. Si M. le gouverneur de Moscou le savait, il pourrait s’en irriter...

– Monsieur, lui répond ma grand-mère fort surprise, permettez-moi à mon tour de vous prier de vous mêler de vos affaires. Je sais ce que je fais ; je l’ai fait depuis trente ans, et je continuerai. » Et elle le congédia sans plus de façon.

Le lendemain se présente, en grand uniforme, un officier de police : « Madame la comtesse, je viens de la part de M. le gouverneur. Hier, un avis officieux vous a été donné. Celui que je vous apporte aujourd’hui est officiel. Son Excellence vous prie de veiller davantage sur vos faits et gestes parce que, si vous continuiez ces manifestations catholiques, M. le gouverneur se verrait obligé d’en écrire à l’empereur. » C’était alors l’empereur Nicolas, qui ne connaissait guère les ménagements dès qu’il s’agissait de catholicisme.

Sans se laisser intimider autrement, ma grand-mère répondit à l’officier : « Monsieur, allez dire au gouverneur qu’il ne se donne pas la peine d’écrire à l’empereur ; je vais le faire moi-même, et dès aujourd’hui. » Et voici quelle fut à peu près sa lettre :

« Sire, le gouverneur de Moscou me menace de prévenir Votre Majesté que je suis catholique, et que je vais tous les jours ostensiblement à l’église catholique, en voiture, comme j’ai l’habitude de le faire depuis que j’ai eu le bonheur de quitter le schisme pour entrer dans le sein de la véritable Église.

« En agissant ainsi, j’use d’un droit que me donnent et le bon sens, et la loi. Je ne fais rien d’extraordinaire, et rien n’est plus loin de ma pensée que de vouloir irriter qui que ce soit par une ridicule ostentation. Je continuerai donc comme par le passé.

« Votre Majesté peut, si elle le veut, me faire arrêter comme coupable d’être et de me montrer catholique ; elle peut confisquer mes biens et me faire conduire en Sibérie : tout m’est parfaitement égal. Ce qu’elle ne pourra jamais faire, c’est de m’empêcher de suivre ma conscience, de me faire abandonner ma foi et de me détourner du service de mon Dieu.

« Sire, prenez garde à vous ! Dans quelques années vous mourrez comme tout le monde ; vous serez jugé ; et si le souverain Maître vous trouve, comme vous l’êtes en ce moment, hors de son Église, qui est la sainte Église catholique, apostolique, romaine, et elle seule, il vous condamnera ; et votre puissance actuelle ne vous empêchera pas d’aller en enfer. Que votre Majesté y songe sérieusement : il y va de son salut ! »

La lettre partit ; elle fut remise à Nicolas. Quant à ma grand-mère, elle n’entendit plus parler de rien, et continua le reste de sa vie à se rendre chaque matin, ouvertement, aux mêmes heures et dans le même équipage, à son église de Saint-Louis-des-Français.

En 1817, ma mère suivit son père et sa mère à Paris, où, grâce à la médiation amicale de Mme Swetchine, intime amie de ma grand-mère Rostopchine, ainsi que de ma grand-mère Ségur, elle épousa mon père, le 14 juillet 1819. Ils furent mariés par le cardinal de la Luzerne, dans sa chapelle privée.

Mon père, le comte Eugène de Ségur, était né à Paris, le 15 février 1798. Par sa mère, il était l’arrière-petit-fils du chancelier d’Aguesseau, ainsi que du président de Lamoignon. Par son père, il était arrière-petit-fils du marquis de Ségur, maréchal de France et ministre de la Guerre sous Louis XVI ; et petit-fils du comte de Ségur, ambassadeur de France auprès de l’impératrice Catherine de Russie, grand-maître des cérémonies sous le Premier Empire, pair de France, membre de l’Académie. Mon grand-père, le comte Octave de Ségur, étant mort en 1818, et mon arrière-grand-père en août 1830, mon père, qui était l’aîné, devint chef de la famille, et hérita de la pairie. Je ne sais pourquoi il ne reprit point alors le titre héréditaire de marquis, qui, depuis deux siècles, distinguait l’aîné de la famille ; ce fut sans doute pour ne point paraître blâmer son grand-père, qui avait cru devoir accepter de Napoléon Ier un titre de comte de l’Empire, et qui, d’ailleurs, avait été fort connu sous le titre de comte de Ségur, du vivant du maréchal. Lorsqu’il se maria, mon père n’avait pas encore vingt-deux ans.

Ma mère eut huit enfants, dont je suis l’aîné, quatre garçons et quatre filles. Sauf son second enfant, appelé Renaud, qui mourut au bout de quelques semaines, elle eut le rare bonheur de les conserver tous durant sa longue carrière ; une seule de ses filles, religieuse de la Visitation, ma sainte et douce sœur Sabine, devait la précéder dans l’éternité.

Ma mère aima ses enfants avec une véritable passion, et Dieu sait si nous lui rendions amour pour amour. Elle se sacrifia pour nous toujours, toute sa vie, jusqu’à son dernier soupir.

Sa belle et forte constitution finit par succomber sous les fatigues de la maternité ; et de longues, de dures et très-dures souffrances, qu’un absurde médecin ne sut qu’aggraver, l’obligèrent à rester étendue sur un lit de douleur, pendant plus de treize ans. Dans cet état si pénible, elle gardait toujours sa bonne humeur, sa gaieté, sa douceur inaltérable ; elle était toujours la même, ne se plaignant jamais, uniquement préoccupée de nous, de notre santé, de nos joies, de notre bonheur.

Elle avait même conservé sa noble tournure, ainsi que ses magnifiques cheveux, devenus, avec l’âge, châtain-cendré. Quand elle était plus jeune, elle était svelte et agile, se mêlant à nos jeux ; et, quand le mauvais temps nous empêchait de sortir, elle nous contait mille belles histoires, trouvant toujours de nouveaux moyens de nous amuser.

Sans être régulière de visage, elle avait un si bon, si aimable et si fin sourire, ses grands yeux avaient tant d’expression et de vie, la bonté, l’esprit, la franchise éclataient si bien en elle, qu’elle était sympathique à tous ceux qui l’approchaient.

Ce que ses photographies reproduisent très-fidèlement, c’est l’énergie et la franchise qui faisaient le fond de son caractère. Elle tenait cela de son père, à qui elle ressemblait d’ailleurs beaucoup, physiquement et moralement. Elle n’avait peur de rien.

Cette énergie allait parfois jusqu’à la témérité. Voici un trait qui pourra en donner une idée. Ma mère avait trente et quelques années. Elle était aux Nouettes ; c’était l’été ; et à cause des grandes chaleurs, elle avait laissé ouverte la porte de sa chambre à coucher. Cette porte, qui donnait sur le grand corridor du premier étage, était tout près du palier de l’escalier principal, lequel aboutissait au vestibule d’entrée. Sur ce vestibule s’ouvraient plusieurs portes du rez-de-chaussée, entr’autres celle d’une petite salle à manger, qui communiquait avec l’office et, par l’office, avec la grande salle à manger.

Au milieu de la nuit, ma mère, qui ne dormait point, crut entendre du bruit en bas, dans le vestibule ; elle prêta l’oreille, et entendit fort distinctement comme le bruit d’une porte qui s’ouvrait et se fermait avec précaution. « Il y a là quelque voleur », se dit-elle ; et se levant aussitôt, sans avoir même l’idée de frapper à la porte de mon père et de l’appeler, elle passe sa robe de chambre, met ses pantoufles, et, tenant d’une main son bougeoir allumé, et de l’autre un grand couteau de voyage, elle descend l’escalier et arrive dans le vestibule.

Elle s’arrête ; elle écoute... Elle entend de nouveau ce bruit de porte du côté de la petite salle à manger. Elle avance, ouvre vivement la porte, qui était simplement contre ; et au même instant, la porte de l’office se ferme. Ma mère se dirige de ce côté, et ouvre cette seconde porte. La porte de la grande salle à manger se ferme à son tour. « Ils sont là ! » se dit-elle ; et ouvrant cette troisième porte, qu’aperçoit-elle ? Les deux croisées ouvertes toutes grandes, et toute l’argenterie pêle-mêle sur la table, sur les buffets, sur les fenêtres !... Les fenêtres étaient à quelques pieds du sol. « Je les ai pris en flagrant délit ; sans doute ils ont sauté par les fenêtres. » Et ce disant, ma mère s’approche des croisées ouvertes...

À son grand étonnement, elle n’entend rien, et aperçoit couché là tout près, notre gros chien de garde César, lequel était parfaitement tranquille. Or César était célèbre, à deux lieues à la ronde, pour sa vigilance et son caractère peu endurant. Si un voleur avait sauté par la croisée, César l’eût infailliblement happé, écharpé au passage.

Ma mère n’y comprenait rien. Elle remit avec sang-froid l’argenterie dans les buffets ; elle ferma les persiennes ; et, après s’être assurée qu’il n’y avait personne dans tout le rez-de-chaussée, elle remonta tranquillement se coucher.

Qu’était-il donc arrivé ? – Le lendemain matin, elle eut le mot de l’énigme. Un valet de chambre, remarquablement négligent et qui fut remercié à cette occasion, avait tout simplement oublié de serrer l’argenterie après l’avoir plus ou moins nettoyée ; il avait oublié de fermer les croisées ; il avait oublié de fermer les portes ; et, la nuit, quelques petits courants d’air étant survenus avaient un peu fait battre les portes. En ouvrant la première, ma mère avait activé le courant d’air et fait fermer la seconde, et ainsi de suite.

Il va sans dire que mon père lui reprocha de s’être ainsi exposée, seule, au milieu de la nuit. Mais, je le répète, elle ne savait point ce que c’était que la peur, à moins qu’il ne s’agît de quelqu’un de ses enfants.

Lorsque ma mère put reprendre un peu la vie de tout le monde, vers 1846 ou 47, je venais d’être ordonné prêtre.

C’était à Rome que j’avais pris cette grande décision. Ma pauvre mère qui n’était pas alors à beaucoup près aussi pieuse qu’elle le devint plus tard, fut atterrée à cette nouvelle. J’étais son premier enfant, et elle avait formé, pour ce qu’elle croyait être mon plus grand bonheur, des projets d’avenir que cette résolution ruinait par la base. Elle m’écrivait des lettres navrantes. J’étais, en effet, loin d’elle, à Rome, où je venais de débuter depuis quelques mois dans la carrière diplomatique, comme attaché à l’ambassade de France. Les lettres, qui portaient les traces de ses larmes, me déchiraient le cœur sans m’ébranler un seul instant ; et les émotions premières étaient calmées, lorsque je revins à Paris, à la fin de février 1843, pour prendre mes derniers arrangements, aller à Moscou dire adieu à ma grand-mère Rostopchine et entrer au Séminaire d’Issy, pour l’ouverture des cours du mois d’octobre.

Elle m’avoua depuis qu’elle était alors quasi désespérée, que cet état d’angoisse ne disparut qu’au bout de cinq longues années devant l’évidence de la réalité. L’expérience s’était chargée de lui démontrer que ma sainte et belle vocation venait de Dieu, et qu’elle m’apportait, non pas du bonheur, mais le bonheur.

Ce fut ma mère qui reçut ma première bénédiction sacerdotale, dans le parloir du Séminaire de Saint-Sulpice, au sortir de mon ordination, le samedi 18 décembre 1847 ; et le lendemain matin, ce fut encore elle qui, la première, reçut de mes mains consacrées la très-sainte communion, quand je célébrai ma première messe à l’autel de la chapelle de la Sainte-Vierge, dans l’église de Saint-Sulpice.

Elle n’avait, certes, jamais cessé de remplir ses devoirs religieux ; mais les soins de plus en plus astreignants que lui avait créés sa belle maternité, le délabrement progressif de sa santé, les longues années de réclusion forcée que je viens de dire, et, il faut bien l’ajouter, le milieu libéral, où elle s’était trouvée jetée depuis son mariage, avaient naturellement modifié ses anciennes habitudes religieuses. Elle se remit peu à peu à la communion fréquente. Quelque temps après, Notre-Seigneur lui fit la grande et très-grande grâce d’entrer dans le Tiers-Ordre de Saint-François. J’eus la joie de l’y recevoir moi-même dans notre chapelle des Nouettes, le jour de l’Assomption, en l’année 1866, si mes souvenirs ne me trompent pas. Son nom de Tertiaire, inscrit sur son tombeau comme un noble souvenir, fut « Sœur Marie-Françoise du Saint-Sacrement ».

Ma mère priait beaucoup. Cinq ou six fois par jour, elle allait à la chère petite chapelle adorer le Saint-Sacrement. Elle avait fait vœu de réciter tous les jours son chapelet.

Pour obtenir du bon Dieu une bénédiction toute particulière sur les livres qu’elle composait pour les enfants, chaque fois qu’elle en commençait un, elle faisait vœu de faire célébrer un certain nombre de messes pour la délivrance des âmes du Purgatoire. Elle comptait beaucoup sur leur reconnaissance, une fois qu’elles seraient au Ciel.

En 1852, je quittai Paris pour aller me fixer à Rome. Je venais d’être nommé par le Pape Pie IX, Auditeur de Rote et Prélat de la Maison de Sa Sainteté. Cette Prélature, qui jadis avait une importance très-grande, est considérée à Rome comme la première après le Cardinalat ; et, jusqu’à ces derniers temps, les Auditeurs de Rote, à la fin de leur service, recevaient la Pourpre Romaine avec le titre d’Archevêque. Ma mère fut à la fois peinée et flattée de cette nomination ; et elle se consola quelque peu de mon départ, qui eut lieu dans les derniers jours d’avril, par la perspective de venir passer avec moi à Rome l’hiver entier.

Ce bon projet s’exécuta, en effet. Ma mère arriva à Rome au commencement d’octobre, en compagnie de trois de ses filles et d’un de mes beaux-frères, Armand Fresneau, jeune député de l’ex-Assemblée nationale, que le coup d’État du 2 décembre avait évincé des affaires publiques, l’année précédente.

Mon excellente mère eut donc le bonheur de passer à Rome, auprès de moi, et dans les meilleures conditions possibles, tout l’hiver, depuis les premiers jours d’octobre jusqu’au 25 avril 1853. Elle eut l’honneur inappréciable d’être reçue plusieurs fois à l’audience de Notre Très-Saint Père le Pape, qui daigna, depuis lors, lui conserver le plus bienveillant souvenir.

La foi vive, simple, aimante, de ma mère lui fit goûter Rome plus qu’à bien d’autres. Nous allions souvent faire ensemble de ces belles et saintes excursions, qui font du séjour de Rome un séjour unique au monde. C’était aux grandes basiliques, à Saint-Pierre, à Sainte-Marie-Majeure, à Sainte-Croix de Jérusalem, à Saint-Paul-hors-les-Murs ; c’était aux Catacombes, où nous passâmes à plusieurs reprises de longues heures ; c’était à la prison Mamertine, ou bien aux sanctuaires du Forum, au Colisée, à Sainte-Sabine, sur le mont Aventin.

Nos soirées étaient délicieuses ; elles se passaient presque toujours dans l’intimité de la famille et de l’amitié, au palais Brancadoro, sur la place Colonna ; et tous ceux qui y ont pris part en conservaient, plus de vingt ans après, le plus doux, le plus aimable souvenir.

Rome est la ville des arts, non moins que de la foi. À ce point de vue encore, elle avait pour ma mère des attraits tout spéciaux. Ma bonne mère, en effet, était artiste dans toute la force du terme ; non seulement elle s’entendait parfaitement en dessin, en peinture dans tous les genres, mais elle peignait encore elle-même avec un vrai talent ; elle réussissait surtout dans les paysages et dans les marines. Notre château des Nouettes, en Normandie, qui lui avait été donné pour étrennes par mon grand-père Rostopchine le 1er janvier 1821, était orné de quantité de toiles, peintes par elle avant la longue maladie dont j’ai parlé.

Cinq ou six jours après le départ de ma mère, dans la nuit du 1er mai, je fus atteint de l’infirmité qui devait changer toute ma vie. Le matin, je me réveillai, l’œil gauche perdu. Comme il arrive trop souvent, les médecins n’y comprirent rien ; et la meilleure ordonnance que je recueillis à cet égard, fut celle que me donna gracieusement le Saint-Père, quelques semaines après l’accident. Dans une audience, il me demandait avec bonté ce qu’en avaient dit les médecins, et il ajoutait : « Pour ces maladies-là, je ne connais que trois remèdes : la bonne nourriture, l’eau fraîche et la patience. – Très-Saint Père, lui répondis-je, j’ai encore plus confiance au troisième ingrédient qu’aux deux premiers. »

Ma pauvre mère fut désolée à cette nouvelle. Mon infirmité devait cependant être pour elle la cause de bien grandes grâces : c’est elle, en effet, qui m’obtint du cœur miséricordieux de Pie IX une inappréciable faveur dont ma mère profita comme moi jusqu’à la fin de sa vie, je veux dire la permission de conserver dans ma chapelle le Très-Saint Sacrement. « Je vous l’accorde pour votre consolation, me dit le Pape avec une bonté charmante, parce que je vous aime. » En outre, ce fut cette bienheureuse infirmité, si dure en apparence, si excellente en réalité et si sanctifiante, qui fut l’occasion de mon retour à Paris, auprès de ma mère, que je ne devais plus quitter qu’accidentellement pendant les dix-huit années que la Providence lui réservait encore.

Ce fut l’année suivante, le 2 septembre 1854 que je perdis l’œil droit et devins complètement aveugle. Nous étions aux Nouettes, tous en famille. Je pus cacher à ma pauvre mère la triste vérité pendant quelques heures ; car extérieurement on ne s’en apercevait pas ; mais le soir, au dîner, il fallut bien me faire aider, et ce fut une scène douloureuse.

Dans les derniers mois de 1855, je donnai au Saint-Père d’une part, et au gouvernement français de l’autre, ma démission d’Auditeur de Rote. Assimilé aux Évêques démissionnaires, je fus nommé Chanoine de Saint-Denis, et je revins auprès de ma mère le 29 janvier 1856, le jour même de la fête de ce grand saint François de Sales, qui devait bientôt prendre pour fille une de mes sœurs et exercer sur ma mère et sur nous tous une action si douce et si féconde.

 

 

 

Ma mère aimait tout naturellement les pauvres. Pour elle-même, elle se privait de tout ; mais pour les pauvres, comme pour ses enfants et petits-enfants, elle donnait, donnait toujours, sans jamais compter.

Elle cachait si bien ses charités, que je n’en ai jamais connu le détail que par hasard. Ainsi personne de nous n’avait entendu parler de ce trait qu’un de nos amis, l’excellent docteur D..., inséra dans une petite notice nécrologique, quelques jours après la mort de ma mère.

« Il y a quelques années, celui qui écrit ces lignes avait été chargé par Mme de Ségur, qui daignait l’honorer de son amitié, de visiter une pauvre famille d’artisans réduite, – comme tant d’autres à Paris, – à la plus affreuse misère, par l’ivrognerie du mari. La femme et ses deux enfants étaient atteints de la petite vérole, et pendant plus de trois mois Mme de Ségur pourvut à tous les besoins de la maison. Lorsque ces pauvres gens furent rétablis, je crus devoir faire observer à Mme de Ségur que son œuvre charitable me paraissait terminée. “Non, mon cher docteur, me répondit-elle avec ce bon sourire que je me rappellerai toujours, non, il faut maintenant que vous m’aidiez à guérir le mari. C’est une rude tâche, mais on peut en venir à bout à force de charité.”

« Ensemble nous entreprîmes une œuvre dont j’ai appris depuis longtemps à connaître toutes les difficultés ; et la charité, la douceur infatigable et aussi la fermeté de caractère de la sainte femme opérèrent un miracle là où la pauvre science du médecin et toute son expérience échouent si souvent. Celui-là aussi fut sauvé et pendant longtemps cet ouvrier, qui est redevenu un bon père de famille et un honnête homme, ne parlait de “la bonne dame” qu’avec des larmes dans les yeux. »

Quelques mois avant sa mort, aux approches de sa fête, le 19 juillet 1873, je voulus lui faire un petit présent, et je demandai à sa femme de chambre ce dont ma mère pourrait avoir ou besoin ou envie. « Si Monseigneur, me répondit la femme de chambre, veut faire à madame la comtesse un bien grand plaisir, il n’a qu’à lui donner une robe de soie noire ; voilà plus de deux ans que madame en a envie, sans pouvoir jamais y arriver. » Et ce modeste cadeau fit à ma pauvre mère une joie d’enfant. Hélas ! elle ne porta cette robe qu’une seule fois, le jour de l’an, quelques semaines avant sa mort, pour présider la réunion de famille.

Depuis assez longtemps déjà, ma mère s’était complètement remise de ses souffrances d’autrefois ; elle était même redevenue robuste et florissante. Le 1er janvier de l’année 1863, un accident subit, qui pensa l’enlever, porta à sa constitution un premier coup dont elle ne se releva jamais complètement : un étranglement d’intestins la mit, pendant près de vingt-quatre heures, à deux doigts de la mort.

Toutefois, le coup qui l’abattit tout de bon, qui l’obligea d’interrompre ses travaux littéraires, de changer le fond même de son genre de vie, ce fut la terrible attaque qui faillit nous la ravir dans la nuit du 17 octobre 1869. On vint me chercher en toute hâte à 6 heures du matin. Sa femme de chambre l’avait trouvée gisante à terre et dans un état effrayant. On venait de la remettre dans son lit. Elle avait cependant toute sa connaissance. Je la confessai et lui donnai l’absolution générale franciscaine, cette magnifique grâce qui la consola si puissamment dans les dernières années de sa vie, mais surtout aux approches de la mort. Je lui donnai le Saint-Viatique et l’Extrême-Onction, et je reçus, pour moi-même et pour ceux de mes frères et sœurs qui n’avaient pu arriver encore, sa bénédiction maternelle et ses dernières recommandations. Le médecin avait déclaré, de la manière la plus positive, que le mal était sans remède. « Madame votre mère, m’avait-il dit, a un commencement de décomposition cérébrale. Elle n’a plus que quarante ou quarante-deux pulsations. Il n’y a rien à faire. Elle va s’éteindre doucement, sans secousse. Cela peut durer au plus quarante-huit heures. »

Je m’étais fait un devoir de prévenir ma bonne mère de son état : « Je le savais bien, me dit-elle tranquillement ; je sens bien que je suis frappée à mort. La sainte volonté de Dieu soit faite ! » Et comme je lui recommandais d’exciter son cœur à une immense confiance en la miséricorde, en la bonté de Dieu, et à rejeter les angoisses de la crainte : « Je n’en ai pas, me dit-elle doucement ; j’espère que Dieu me recevra en sa miséricorde. » Sur ces entrefaites, une de nos meilleures amies d’enfance nous apporta de l’eau de la source miraculeuse de Lourdes.

Je mis quelques gouttes de l’eau miraculeuse dans l’eau glacée où l’on trempait, toutes les cinq minutes, les linges destinés à combattre l’apoplexie, et qui jusque-là n’avaient produit aucun effet. Quelques minutes après, ma mère s’endormait doucement ; elle se réveillait vers cinq heures, plutôt mieux, pour se rendormir quelques heures après et passer une bonne nuit.

Le surlendemain, elle était hors de danger. Elle avait gardé en face de la mort une telle sérénité, que nous en étions tous dans l’admiration.

Cette violente secousse laissa à ma mère des vertiges qui l’ébranlèrent beaucoup pendant un an ou deux, qui allèrent ensuite en diminuant, pour disparaître tout à fait. Mais ses travaux de composition littéraire furent interrompus à tout jamais, comme je le disais tout à l’heure. Elle avait terminé aux Nouettes, quelques semaines auparavant, son dernier ouvrage, le seul qu’elle ne m’ait point lu elle-même : Après la pluie, le beau temps.

C’était le vingtième de cette collection véritablement charmante qui a fait le bonheur de tant d’enfants, et qui, on peut le dire hardiment, intéressera, touchera et réjouira longtemps encore ses petits lecteurs. Chez ma mère, cette facilité de conception était un don naturel, qui, dès son enfance à elle-même, avait déjà frappé mon grand-père Rostopchine. « Sophaletta (diminutif russe de Sophie), écrivait-il quand ma mère n’avait encore que six ou sept ans, Sophaletta est pleine d’intelligence et aime à inventer des historiettes. »

Pendant toute notre enfance, comme je l’ai dit, elle nous charmait en nous racontant quantité de belles histoires, de contes palpitants qui nous faisaient rire et pleurer tour à tour, et dont elle se servait pour développer en nous tous les bons sentiments et nous inspirer l’horreur du mal. Malheureusement, ce ne fut que fort tard, vers l’âge de cinquante-sept ou cinquante-huit ans, qu’elle eut l’heureuse inspiration d’écrire pour les enfants. Elle publia d’abord les Nouveaux contes de fées, puis Les petites filles modèles, puis Les vacances, les Mémoires d’un âne ; ravissantes compositions, faites d’après nature, dont nous avons connu presque tous les personnages, et dont les récits n’étaient pour la plupart que des souvenirs de notre jeunesse à nous-mêmes. En douze ou treize ans, près de soixante-dix mille exemplaires des Mémoires d’un âne ont été écoulés par l’éditeur.

Les malheurs de Sophie, vrai petit chef-d’œuvre, n’étaient guère que le récit des petites aventures de ma pauvre mère elle-même, dans ses premières années. Cette habitude d’écrire toujours ainsi d’après nature donne à tous les livres de ma mère un naturel, un charme tout spécial. Mille qualités précieuses éclatent dans toutes ces pages et vont droit au cœur des enfants, pour ne pas dire de tout le monde ; simplicité, gaieté, bonté, tendresse, saillies d’originalité et de fine observation, profonde connaissance du cœur et de l’esprit des enfants, étude très-délicate des caractères, forte et chrétienne moralité, style limpide et gracieux, enfin, conclusions toujours consolantes : rien n’y manque, et les connaisseurs ont dit maintes fois que, dans ce genre, il semble difficile de mieux faire. L’amour, qui rend aveugle, portait toujours ma très-bonne et trop bonne mère à une excessive indulgence vis-à-vis de tous les enfants. On voit ce sentiment poindre dans toutes les pages de ses récits ; et nous qui connaissions presque toujours les originaux de ses jeunes héros et de ses héroïnes, nous trouvions souvent la photographie plus parfaite que le petit modèle.

Ma mère était adorée des enfants. Ceux-là mêmes qui ne la connaissaient que par ses livres, avaient souvent pour elle des sentiments vraiment touchants d’affection et de reconnaissance. Une fois, un gentil petit garçon de huit ou neuf ans l’aperçut dans la rue, courut à elle et lui dit avec une naïveté charmante : « Madame, maman me dit que vous êtes madame de Ségur ; est-ce vrai ?

– Oui, mon petit enfant, c’est très vrai.

– Alors, madame, voulez-vous me permettre de vous embrasser ? »

Il nous est revenu de divers côtés qu’à la nouvelle de la mort de ma pauvre mère, des enfants, lecteurs de ses livres, s’étaient mis à pleurer. Quelques-uns disaient : « Qui donc maintenant écrira des livres pour nous ? » Deux ou trois demandèrent à leurs parents la permission d’assister aux funérailles de celle qui leur avait fait passer de si bons moments, et les avait tant et si bien amusés. On m’a cité plusieurs petits enfants que l’on n’a pu décider à apprendre à lire qu’avec la perspective de lire ces beaux livres qu’on n’avait pu jusque-là que leur raconter.

Les grandes personnes elles-mêmes tombaient parfois sous le charme de cette bonne, joyeuse et émouvante lecture. Un homme d’infiniment d’esprit, l’abbé Huc, célèbre par les récits de ses missions en Chine et au Thibet, fît un jour à ma mère un compliment assez original, et qui montre combien ces petits livres, écrits pour les enfants, ont le don de captiver les esprits les plus sérieux. Il était venu dîner chez nous, et ma mère lui avait offert, presque en plaisantant, un des premiers exemplaires des Nouveaux contes de fées. Il revint la voir le lendemain.

« Madame, lui dit-il en l’abordant, madame, je vous prie de ne pas recommencer ce que vous avez fait hier. Je suis éreinté. Vous m’avez joué un tour indigne. »

Et comme ma mère ouvrait de grands yeux, ne comprenant pas ce que cela voulait dire :

« Vous êtes cause, ajouta-t-il, que je n’ai point fermé l’œil de la nuit.

– Moi ? Comment cela ?

– En me couchant, j’ai ouvert vos Contes, pour en feuilleter les premières pages. Et voilà qu’il m’a fallu continuer jusqu’au bout. Pas moyen de m’arrêter, surtout quand est arrivé ce malheureux ourson. Et, vous l’avouerai-je ? il m’a fait pleurer comme un imbécile. Quand j’ai eu fini, et quand j’ai vu l’heure qu’il était, j’étais furieux contre moi-même, et un peu contre vous. Madame, ne me donnez jamais plus de vos livres le soir. »

Ma mère était devenue veuve en 1863. Mon pauvre père avait eu plusieurs attaques depuis cinq ou six ans. Sans être paralysé, ni même impotent, il avait perdu presque toute sa vigueur et il marchait avec peine. C’était un beau et grand vieillard à cheveux blancs, à l’air noble et distingué. Son visage était quelque peu sévère, et son aspect général commandait le respect ; mais un sourire charmant, joint à une exquise politesse, tempérait cette gravité. Il était au château de Méry, chez son frère, le vicomte de Lamoignon, lorsqu’il fut frappé à mort, le 14 juillet 1863. Il fit appeler aussitôt le curé de Méry et lui dit, en l’apercevant : « Monsieur le Curé, vous êtes mon premier et mon meilleur médecin » ; et il se confessa de tout son cœur. Il avait communié douze jours avant de quitter Paris. Il était bon, simple, très-juste, plein de foi et de droiture. Le lendemain matin, 15, vers 6 heures, il reçut l’Extrême-Onction et le Saint-Viatique avec beaucoup de ferveur. À 7 heures, il perdit la parole et expira le lendemain matin, jeudi 16 juillet, fête de Notre-Dame du Mont-Carmel, entre 4 heures 1/4 et 4 heures 1/2 du matin. Dix ans et demi après, ma pauvre mère devait mourir exactement à la même heure.

J’étais tranquillement aux Mouettes, avec ma mère. Nous ne pûmes être prévenus à temps. Mes deux frères seuls eurent le bonheur de recevoir, en notre nom à tous, la bénédiction paternelle, et d’assister mon père à ses derniers instants. Ce jour-là même, sans me douter de rien, je quittais les Nouettes pour revenir à Paris, où me rappelait mon ministère. C’est en rentrant chez moi que j’appris la fatale nouvelle. Je partis immédiatement pour Méry, où ma mère, mandée par une lettre, vint me rejoindre le lendemain matin. Les obsèques de mon pauvre et excellent père eurent lieu dans l’église de Méry, le 18 juillet, et ses restes furent déposés dans le caveau de famille des Lamoignon, dans le parc du château.

Ma mère, toujours grande et généreuse, nous abandonna de son plein gré une partie de sa fortune, se réduisant, pour l’amour de ses enfants, à une modeste aisance. Elle quitta le logement, si plein de souvenirs, que nous occupions depuis vingt-sept ans, rue de Grenelle, n° 91. Elle alla demeurer dans la même rue, au n° 53 ; puis quand elle reprit un appartement à Paris, après la guerre et la Commune, elle demeura tout près de l’église Sainte-Clotilde, rue Casimir-Périer, n° 27.

Sa maison était le rendez-vous de la famille. Tous les jeudis, en particulier, les enfants, les petits-enfants, les intimes, s’asseyaient à cette table si hospitalière, si joyeuse, si véritablement aimable.

Tout cela fut interrompu, en 1870, par les désastres de l’invasion et de la Commune. La Providence permit qu’au moment où commença la guerre, ma mère fût au fond de la Bretagne, à Kermadio, chez ma sœur Henriette Fresneau. Elle a laissé dans tous les environs d’Auray les souvenirs les plus touchants.

 

 

 

Ce fut à Malaret, dans l’hiver de 1872 à 1873, que ma mère ressentit pour la première fois, à l’état aigu, la terrible maladie de cœur qui, un an après, devait l’enlever à l’amour de ses enfants. Il y avait longtemps qu’elle en portait les germes ; elle le sentait, elle le disait, et les médecins ne voulaient point la croire. Pauvre mère ! Elle n’avait jamais vécu que par le cœur.

Ses défauts n’étaient, en effet, que des excès de précieuses qualités : elle ne gâtait ses enfants, et surtout ses petits-enfants, que par excès de bonté et de tendresse. L’ardeur avec laquelle elle exprimait parfois ses sentiments et ses impressions n’était jamais, chez elle, qu’un excès de franchise. Je l’ai vue bien souvent s’indigner contre le mal et l’injustice, ou du moins contre ce qu’elle croyait être injuste et mauvais ; mais jamais, aussi loin que se reportent mes souvenirs, jamais je ne l’ai vue se mettre en colère ni même s’impatienter.

À partir de ce moment, ses souffrances devinrent plus fréquentes et plus vives. Elle avait des maux de cœur, des faiblesses, de l’oppression ; ses forces diminuaient rapidement ; elle se voûtait, marchait avec une difficulté chaque jour plus sensible, et, malgré l’usage d’une canne, il lui arrivait souvent de tomber.

Un eczéma très-douloureux vint compliquer et aggraver cet état de faiblesse. Il paraît qu’on le fit passer trop brusquement ; toujours est-il qu’à partir du moment où il disparut survinrent des crises de suffocations qui, dès le mois de septembre 1873, mirent presque ses jours en danger. Elle était devenue maigre et débile ; si bien que, à son retour à Paris, vers le milieu d’octobre, elle pouvait tout au plus aller le matin à la messe à Sainte-Clotilde, éloignée de cent pas à peine de sa nouvelle demeure (rue Casimir-Périer). Ces crises, en se rapprochant, ne lui permettaient plus de se remettre et de reprendre des forces pour supporter de nouvelles souffrances.

Du reste, jamais une plainte, jamais une impatience, jamais un mouvement de mauvaise humeur. La seule chose qu’elle redoutait, c’était de devenir tout à fait impotente ; mais ce n’était pas pour elle-même qu’elle craignait la paralysie ; c’était à cause de nous et de ses domestiques.

Le 22 novembre, elle put sortir pour la dernière fois pour aller à la messe. Le médecin lui interdit absolument la marche et l’air froid.

Ses crises d’étouffements devinrent violentes. Ma sœur Nathalie de Malaret, qui était venue passer l’hiver auprès d’elle, accompagnée de sa fille Madeleine, était souvent obligée de se lever pendant la nuit pour lui procurer quelques soulagements. Vers le milieu de décembre, nous commençâmes à nous inquiéter tout de bon.

Le vendredi soir, 19, je fus sur le point de lui proposer de l’administrer ; néanmoins, comme elle semblait mieux, je remis à un peu plus tard, plus encore pour ménager mes frères et sœurs que pour elle-même.

Le lendemain matin, à 5 heures, Saint-Jean, le fidèle serviteur de ma mère, accourait en toute hâte et m’appelait auprès d’elle. Depuis deux longues heures, d’horribles étouffements se succédaient presque sans interruption. C’était navrant, même à entendre. « Viens vite, me dit à demi-voix ma sœur, dès qu’elle m’aperçut. Cela va un peu moins mal depuis quelques minutes ; mais, mon Dieu ! que c’était affreux tout à l’heure ! J’ai trouvé la pauvre maman la tête renversée en arrière, la bouche ouverte, et haletante ; sa pauvre poitrine se soulevait comme des vagues ; les veines du cou se gonflaient à se briser. Plusieurs fois j’ai cru que le dernier moment était venu. »

Je n’hésitai plus. Je lui proposai l’Extrême-Onction, qu’elle accueillit non avec résignation, ce serait trop peu dire, mais avec empressement, avec bonheur. C’était le 20 décembre.

Cependant, quelques jours après, elle se remit encore une fois de cette crise, assez du moins pour pouvoir aller et venir un peu dans son appartement, et quelquefois même se mettre à table avec nous. Habituellement, pour éviter une fatigue dont les conséquences immédiates étaient des étouffements et des crises, elle restait dans sa chambre, assise dans un grand fauteuil, qu’après sa mort j’ai recueilli comme une sorte de relique. C’était là, à ses côtés, que je passai toutes mes soirées ; mes frères et sœurs venaient tour à tour passer auprès d’elle quelques instants, pour ne pas la fatiguer par des conversations trop suivies ou trop bruyantes. Quand elle était seule, elle lisait, ou priait, ou sommeillait, épuisée par les progrès intérieurs du mal.

Le jour de l’an, elle présida avec une joie toute maternelle le bon repas de famille, qui groupait autour d’elle la plupart de ses enfants et petits-enfants. Elle était enchantée des rires, de l’entrain de la jeunesse, à qui elle venait de distribuer, pour la dernière fois, hélas ! des étrennes toujours trop petites pour son cœur, quoique trop grandes pour sa bourse.

Au milieu de cette amélioration momentanée, et d’ailleurs bien relative, elle ne se faisait aucune illusion. À quelques paroles qui lui échappaient par-ci par-là, dans l’intimité, elle se montrait à nous vivant dans la pensée tranquille et constante de sa fin prochaine, humble et douce devant Dieu. Jusqu’à la fin elle conserva toutes ses facultés, ainsi que son regard si intelligent, si tendre. Le corps seul s’affaissait de plus en plus ; les jambes lui refusaient leur service.

La médecine inventa contre les suffocations plusieurs palliatifs, qui réussirent d’abord, puis s’usèrent les uns après les autres. À partir du 23 ou 24 janvier, la désorganisation générale s’accentua ; les crises devinrent si violentes, si aiguës, si prolongées, que ma pauvre mère entra dans une sorte d’agonie. C’était surtout le matin, aux approches du jour, et dans l’après-midi, qu’elle souffrait le plus. Chacune de ses respirations étranglées paraissait devoir être la dernière.

À partir du dimanche, 25 janvier, je ne quittai pour ainsi dire plus celle qui allait nous quitter bientôt. Assis ou agenouillé à côté de son lit de douleur, je tenais habituellement sa pauvre main dans la mienne, avec le cher petit crucifix sur lequel notre Sabine avait, cinq ans auparavant, rendu son dernier soupir. Ce crucifix d’argent, béni par Grégoire XVI d’abord, puis par Pie IX, ne m’a pas quitté depuis le 16 janvier 1847, jour de la mort de ma grand-mère Ségur, à qui je l’avais donné en revenant de Rome, trois ans auparavant. À la mort de mon pauvre père, je le mis dans ses mains glacées, et il y demeura jusqu’au moment où l’on déposa le corps dans le cercueil. Le 28 août 1868, lorsque Sabine reçut l’Extrême-Onction, je le lui confiai, et elle ne le quitta plus jusqu’au jour même de sa mort, le 20 octobre. Elle le garda dans ses pauvres mains, sur son cœur, jusqu’au moment où, suivant les saints usages du monastère, son cercueil ouvert, semé de fleurs blanches, passa par la grille de la communion pour être transporté au caveau des Religieuses de la Visitation.

 

 

 

Au commencement de cette longue et vraiment affreuse agonie, ma mère renouvela, avec une gravité, une tendresse, une bonté profondes, ses bénédictions maternelles.

J’eus le bonheur de recevoir le premier cette bénédiction suprême, que Dieu ratifie toujours.

« Que je te bénisse encore une fois... toi surtout, mon cher enfant, me dit-elle... toi qui as été la consolation de toute ma vie. Que serais-je devenue sans toi ?... » Et comme je lui demandais de me pardonner les peines que j’avais pu lui faire, elle ajouta tendrement : « Tu ne m’en as jamais fait. » Et elle rentra dans un de ces demi-assoupissements, fruit de l’extrême fatigue qui suivait ordinairement ses crises.

Elle me chargea de régler pour le mieux les difficultés qui pourraient s’élever au sujet des questions d’affaires. « Tu feras pour le mieux, me dit-elle à plusieurs reprises. Je te donne plein pouvoir sur mon testament... Je veux que mon testament demeure une affaire de famille... Je ne veux pas qu’on y mêle les hommes de loi. » Et elle me fit quelques recommandations de détail auxquelles elle tenait davantage.

Nous nous succédions auprès d’elle pour la veiller, tant la nuit que le jour. Sauf pendant de courts moments de sommeil, qu’elle rachetait ordinairement par des suffocations plus aiguës, plus prolongées, nous nous employions tour à tour à lui donner de l’air à l’aide d’un grand éventail de toile, qui, à la fin de sa maladie, se trouvait déjà tout usé. Bien souvent la pauvre malade s’écriait, d’une voix brève et sourde : « De l’air ! de l’air ! » Nous étions désespérés de ne pouvoir la soulager que très-imparfaitement, soit avec l’éventail, soit en ouvrant les fenêtres, soit en lui faisant respirer de l’éther. Par moments, les suffocations furent telles, qu’elle tombait en syncope.

Nous avions placé en face d’elle, sur un des rayons de sa bibliothèque, une jolie statuette de Notre-Dame de Lourdes. Cette pieuse image resta devant les regards de ma mère jusqu’à la fin.

Depuis le dimanche, 25, jusqu’à la triste nuit du 9 février, je passai les nuits dans une petite chambre attenante à celle de ma pauvre mère. J’allais à elle dans les grandes crises, ou bien lorsque j’entendais s’augmenter le râle de ses oppressions. Je priais avec elle ; car elle me dit une fois qu’elle priait toujours.

Le matin, lorsque la crise du lever du jour paraissait ou terminée ou avortée, à genoux auprès de ma mère bien-aimée, je lui disais doucement, et comme cœur à cœur, quelques paroles de foi, d’amour, d’espérance, avant que d’aller célébrer pour elle le saint Sacrifice. Elle m’entendait toujours alors, même quand elle n’entendait plus autre chose. Le mercredi, 28, au matin, je lui dis donc :

« Chère maman, je vais dire la messe pour vous et demander au Sacré-Cœur, à Notre-Dame de Lourdes, à notre Père saint François et à notre bon saint François de Sales, et aussi à Sabine, n’est-ce pas ? de vous accorder une fin douce et sainte.

– Oh ! je te remercie, me répondit-elle à demi-voix ; mais demande surtout que je souffre avec courage et amour. » Et je la bénis, au nom de Notre-Seigneur.

Dans la journée, après un assoupissement, elle me dit doucement :

« Est-ce bientôt la fin ?

– Pas encore, chère maman.

– Oh ! tant pis... Qu’elle vienne vite !... Cependant la sainte volonté de Dieu... et non la mienne !... Tant qu’il voudra. »

Ma mère n’eut, à ma connaissance du moins, que quelques instants de crainte et de terreurs. Elle dut voir alors quelque chose du démon. Elle m’appela avec une sorte d’angoisse, me disant plusieurs fois de suite : « Gaston !... Gaston ! au secours !... Il lutte... il lutte... il lutte. »

Toute sa vie, elle avait manifesté une singulière crainte d’être enterrée vivante ; et il avait été convenu depuis longtemps qu’après sa mort, son cœur serait embaumé et déposé au monastère de la Visitation, où avait vécu notre bonne Sabine. Je le lui rappelai.

« De cette manière, lui dis-je, votre cœur sera toujours au milieu de nous, et reposera jour et nuit près du Saint-Sacrement.

– Oui, me répondit-elle. Quel bonheur !.... Cela vous aidera à mieux prier et davantage pour moi. »

Le jeudi, 29, après avoir dit pour elle la messe de notre grand et cher saint François de Sales, je lui apportai le Saint-Viatique, vers 7 heures du matin. La plupart de mes frères et sœurs étaient là présents, ainsi que nos bons serviteurs. Nous priâmes autour d’elle, pour elle, avec elle. Elle nous bénit tous de nouveau. Cette communion du 29 janvier devait être la dernière.

 

 

 

Le lendemain matin, vendredi, 30 janvier, la bonne Providence, exauçant un des vœux les plus ardents de cette chère mère, voulut que tous ses enfants, sans exception, fils et filles, gendres et belles-filles, se trouvassent réunis autour de son lit de mort. Les absents, mandés en toute hâte, venaient d’arriver. Et alors, dans une sorte de transport qui nous arrachait à tous des larmes d’attendrissement, d’admiration, de bonheur et de douleur tout ensemble, elle trouva la force de s’écrier, au milieu de ses étouffements : « Merci, mon Dieu ! merci, merci !... Tout ce que je désirais !... Dernier bonheur !... »

Puis, se tournant vers nous, et levant sa pauvre main sur nos têtes : « Tous, tous !... Je vous bénis tous, chers enfants ! Vous êtes tous en moi... Vous êtes là intérieurement », et elle montrait son cœur.

Ce jour-là, dans la matinée, ma pauvre mère crut que le dernier moment était venu. D’une voix brève, sans souffle, elle nous dit : « C’est fini.. Je n’ai plus de connaissance... Vite !... une dernière fois... de l’eau de Notre-Dame de Lourdes..., afin que je meure avec elle... dans son sein ! » Et après avoir bu quelques gouttes de l’eau bienfaisante, elle s’assoupit.

C’était un véritable martyre. Le médecin pensait qu’elle passerait dans une de ces syncopes. Il lui donna quelques calmants, à très-petites doses ; aussi les assoupissements devinrent-ils plus habituels, plus prolongés. Pendant des heures entières, elle semblait ne plus rien entendre.

Vers 11 heures, ma sœur Henriette et mon frère Edgard étaient de garde avec moi auprès d’elle : « Faut-il que je souffre, dit-elle à demi-voix ; faut-il que je souffre, pour en être réduite à désirer quitter... ce que j’aime le plus ! »

Et, sentant venir une crise de suffocation, elle ajouta : « Gaston, j’ai peur... Je deviens méchante... J’ai peur d’une crise. »

Vers le soir, après un long assoupissement, elle murmura, en revenant à elle : « Je ne suis pas morte ? » Et, avec une expression de tristesse : « Encore une nuit pour mes pauvres enfants !... C’est terrible ! »

Dans cet état, elle ne pensait qu’aux autres.

Parmi ses dernières recommandations, elle pensa à son ancien et très-pauvre jardinier des Nouettes, à qui elle faisait une petite rente. Elle voulut que ses souliers fussent donnés après elle à la femme de mon bon serviteur Méthol. « Ils lui vont bien », dit-elle. Et elle ajouta quantité de petites recommandations de détail sur la distribution de quelques objets auxquels elle tenait davantage. Puis elle parla des principaux ouvrages de sa bibliothèque, de son argenterie, de ses services de table, de ses tableaux, exprimant ses derniers désirs avec une parfaite lucidité d’esprit et de mémoire.

Une charmante petite attention, vrai souvenir du cœur, lui fit dire encore : « Je laisse, comme souvenir, à notre bonne Sœur Marie Donat mes lunettes, avec l’étui. Elle a de mauvais yeux, et mes lunettes lui allaient très-bien. »

Chaque jour nous nous attendions à la voir mourir. Hélas ! le martyre, ou, pour mieux dire, le purgatoire de ma mère devait durer dix jours encore !

Une consultation avait été décidée pour le mardi, 3 ; elle eut lieu, en effet, à 5 heures du soir. Mais dans quel état les médecins trouvèrent-ils notre pauvre mère ! Dans la matinée, afin de lui donner un peu de soulagement, et pour pouvoir faire son lit à fond, nous l’avions assise dans son grand fauteuil, et ce changement de position avait paru lui faire plaisir. Mais bientôt, vers 10 heures, un sommeil léthargique s’empara d’elle ; elle demeurait assise, sans mouvement, la tête tombant sur la poitrine, de telle sorte qu’au bout de quelques heures on fut obligé de la lui relever doucement et de la soutenir au moyen d’une bande de toile fixée au dossier du fauteuil. La congestion cérébrale était complète : ma mère n’entendait plus, ne voyait plus ; sa respiration, quoique forte et régulière, avait quelque chose d’insolite. Ses mains étaient violacées ; la gauche se refroidissait très-sensiblement. Son pauvre visage commençait à se gonfler. On essaya vainement de faire pénétrer entre ses lèvres contractées quelques gouttes de vin de Frontignan ou d’eau de Lourdes. La terrible asphyxie augmentait d’heure en heure.

Quand les médecins arrivèrent, ils déclarèrent que c’était fini, qu’il n’y avait rien à faire, que la pauvre mourante gagnerait peut-être le milieu de la nuit, tout au plus le lendemain matin. Cette fois, notre mère était pleinement en agonie, et notre seule consolation devant cette mort vivante était qu’elle ne souffrait plus et qu’elle allait s’éteindre sans ces épouvantables crises de suffocation qui nous avaient si souvent déchiré le cœur.

Dans la soirée, nous récitâmes tous ensemble, autour de ma pauvre mère, les admirables prières des agonisants, et mes frères et beaux-frères ne voulurent à aucun prix s’éloigner pendant cette dernière nuit.

Chose étrange, et tout à fait inexplicable ! Vers 10 ou 11 heures, des phénomènes inattendus se manifestèrent : les mains froides se réchauffèrent ; le pouls monta, monta si bien, qu’à la plus profonde léthargie succéda, sans motif apparent, un violent accès de fièvre : cent trente pulsations ! La connaissance, la vie, le mouvement revinrent peu à peu. On put reporter dans son lit la pauvre malade. Elle put avaler un peu d’eau de Lourdes, et elle recommença à vivre, et par conséquent à souffrir.

Le reste de la nuit se passa sans qu’il y eût rien de nouveau. La fièvre tomba peu à peu ; et à la congestion, à l’asphyxie de la veille, avait succédé, sinon le sommeil, du moins l’assoupissement accoutumé des derniers jours. Nous ne savions plus que penser.

 

 

 

La nuit du mercredi au jeudi fut agitée, fiévreuse ; presque point de repos. À 5 heures du matin, elle me dit, ainsi qu’à Nathalie, qui l’avait veillée : « Je me sens très-mal... J’ai eu... toute la nuit... un poids terrible..., qui m’écrase... Qu’est-ce que c’est donc ? » Elle avait presque toujours les yeux fermés, et quand elle les ouvrait, elle ne distinguait plus guère.

Se rappelant que c’était son valet de chambre qui avait passé une partie de la nuit pour aider à la veiller, son bon cœur s’émut en pensant à lui. « Et mon pauvre Saint-Jean ? demanda-t-elle : est-il bien fatigué ? »

La soirée et la nuit furent très-agitées, très-douloureuses. Depuis sa congestion du 3, une pensée étrange lui revenait de temps à autre, durant le demi-assoupissement où elle demeurait plongée pendant des heures et des heures : elle se croyait morte déjà, morte et enterrée dans notre sépulture de Sainte-Anne, à Pluneret. Cette idée perçait de temps en temps. Et comme nous la rappelions à la réalité, elle revenait peu à peu à elle-même, ou bien rentrait dans l’assoupissement et le silence. Elle nous dit plusieurs fois : « Je suis morte. »

Le bon Méthol la veilla cette nuit du jeudi, 5, au vendredi, 6. Il l’entendait murmurer à demi-voix et répéter : « Encore sur la terre !... Je les bénis tous... C’est dur... très-dur... Ô mon Dieu ! ô mon Dieu !... je vous offre tout. » Elle invoquait à chaque instant Notre-Dame de Lourdes et disait : « Sainte-Vierge, priez pour moi. »

La nuit du vendredi au samedi fut terrible. Depuis les reins jusqu’au milieu des jambes, et depuis une hanche jusqu’à l’autre, ce n’était qu’une plaie vive, toute saignante, à laquelle il était impossible de porter remède. L’inflammation était telle, qu’après sa mort on s’aperçut que la gangrène y était déjà. Le moindre mouvement était donc un déchirement. Le côté gauche, sous le bras, était également à vif.

Avec cela, elle étouffait, et ressentait par moments de vives douleurs dans la région du cœur. Enfin, comme surcroît d’épreuve, le bon Dieu avait permis que, depuis deux jours, se développât dans sa pauvre bouche, sur toute la langue, sur toutes les muqueuses du palais et de la gorge, une affreuse éruption de gros aphtes, mal très-douloureux, connu sous le nom de muguet, et qui, dans les grandes maladies, est toujours l’annonce d’une fin peu éloignée.

Le matin, je la bénis comme d’habitude.

À partir de 11 heures, assoupissements continuels jusqu’au lendemain dimanche, 8 février.

Le matin, à peine connaissance, ou du moins presque aucune parole. La vie s’en allait définitivement. À deux heures, somnolence interrompue par quelques gémissements. Je lui dis en la bénissant : « Souffrez-vous beaucoup... pauvre maman ? » Et, autant que sa faiblesse, ses aphtes pouvaient lui permettre de parler encore, elle me répondit : « Beaucoup... de partout. »

Elle était dévorée par une soif ardente, et elle pouvait à peine boire.

Elle sembla retrouver un peu de forces et de souffle pour répéter après moi : « Ô Jésus !... je vous aime... » Et elle ajouta d’elle-même : « De tout mon cœur. » Il était environ 2 heures. Cet acte de foi et d’amour fut la dernière parole qui sortit de ses lèvres en ce monde.

La congestion au cerveau priva bientôt ma mère bien-aimée de toute connaissance, de tout sentiment.

Vers 1 heure du matin, je m’éveillai, et n’entendant absolument rien dans la chambre voisine, je crus devoir attendre ; mais ne pouvant reposer, je me décidai à me lever vers 3 heures, et, accompagné de mon fidèle Méthol, je vins m’agenouiller auprès du lit de ma pauvre mère. Le râle de l’agonie proprement dite était commencé depuis près d’une heure. Depuis la veille au soir, elle n’avait fait aucun mouvement, aucun signe ; il était évident qu’elle ne souffrait plus. Le pouls était insensible, les mains froides.

Vers 3 heures et demie, la respiration me semblant devenir plus haletante, plus faible, plus entrecoupée, je me décidai à faire réveiller ma sœur de Malaret toute brisée de fatigue qu’elle était, et nous envoyons Méthol prévenir à la hâte mes frères et sœurs.

Tout à coup les hoquets s’arrêtent. Nous tombons à genoux. Je saisis le crucifix et l’applique sur les lèvres de ma mère. Je bénis son dernier soupir... Après quelques secondes d’une angoisse, d’une émotion qui me brise encore le cœur, j’entends deux ou trois bruits sourds qui partaient du fond de la gorge... ; puis, plus rien. Ma mère chérie était devant Dieu !

C’était le lundi 9 février. Il était 4 heures 20 minutes du matin. Mes pauvres frères n’avaient pas eu le temps d’arriver.

Le lendemain matin, mardi 10 février, vers 9 heures et demie, le docteur Ferrand et son digne ami, M. Roussel, retirèrent le cœur pour l’embaumer, et, suivant le saint désir de ma mère, le faire déposer au monastère de la Visitation. J’appris, bientôt après, une chose qui m’émut et me consola grandement, et dont je fis part, avec toute la réserve convenable, à mes frères et sœurs : M. Roussel, qui depuis trois jours avait une fièvre violente, et qui, le matin même du mardi, ne savait trop comment il pourrait tenir sa parole et aller au rendez-vous fixé par le docteur, se sentit complètement délivré de sa fièvre au moment où le cœur de ma sainte mère fut déposé dans ses mains. Dans les premiers jours de son agonie, ma mère m’avait dit : « J’espère que dans sa bonté, Dieu daignera lorsque je ne serai plus, te donner un signe quelconque pour te consoler et te faire connaître où je serai. »

Le mardi soir, vers 8 heures, on apporta le cercueil de plomb et de chêne qui devait recevoir la dépouille mortelle de ma mère. Mes frères et beaux-frères, assistés de nos fidèles serviteurs, Méthol et Saint-Jean, lui rendirent ce dernier devoir.

Le mercredi, 11, à 9 heures, eurent lieu les funérailles dans l’église Sainte-Clotilde. On m’a dit que l’aspect de la nombreuse assistance qui remplissait l’église était non seulement grave et respectueux, mais particulièrement sympathique, recueilli, édifiant.

Le cher cercueil fut déposé dans le caveau de l’église ; et, dès le jour même, les dalles du caveau furent pieusement ornées de fleurs et de couronnes.

Le dimanche soir, 15 février, le cercueil, transporté au chemin de fer de l’Ouest, où nous l’attendions, arriva avec nous le lendemain matin à la gare de Sainte-Anne d’Auray. L’arrivée de ma bonne mère fut saluée par un arc-en-ciel, gage d’espérance. L’excellent recteur de Pluneret avait tout préparé.

À 11 heures, l’abbé Diringer célébra une messe basse, à laquelle assistèrent beaucoup de pauvres. Et après, les restes de ma bonne, tendre, admirable et pieuse mère furent confiés à la terre, où je les bénis une dernière fois, au milieu de larmes bien douces et à la fois bien amères, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit.

Ma mère repose là, tournée vers le grand crucifix du cimetière, presque en face et tout près de l’image de son Dieu et de son Sauveur. Sur sa tombe a été placée par notre piété filiale une belle dalle de granit, portant cette inscription :

 

ICI REPOSE

EN NOTRE-SEIGNEUR JÉSUS-CHRIST

SOPHIE ROSTOPCHINE

COMTESSE DE SÉGUR

AU TIERS-ORDRE DE SAINT-FRANÇOIS

SŒUR MARIE-FRANÇOISE DU SAINT-SACREMENT

NÉE À SAINT-PÉTERSBOURG

LE 19 JUILLET 1799

DÉCÉDÉE À PARIS LE 9 FÉVRIER 1874

*

**

PIE JESU DOMINE

DONA EIS REQUIEM SEMPITERNAM

(Sept ans d’Indulgences.)

 

Au chevet de la tombe, se dresse une croix massive également en granit, d’un pied et demi à deux pieds de hauteur, avec ces paroles, qui résument toute la vie, tout le cœur de ma bonne mère :

 

DIEU ET MES ENFANTS !

 

Le cœur de ma mère, embaumé avec un religieux respect par M. Roussel, a été déposé dans ma chapelle d’abord, pendant quelques jours puis, quand tout a été prêt, dans l’avant-chœur du monastère de la Visitation. L’opération de l’embaumement a duré plus d’un mois. Elle a été faite avec les soins les plus délicats, et a réussi, paraît-il, au-delà de toute attente.

Pendant tout ce temps, le pauvre et cher cœur déposé sur des linges blancs, était toujours couvert, et personne n’entrait dans la petite pièce où se faisait l’opération. Il était entouré de fleurs ; une petite croix ou une petite médaille semblait le garder, et une veilleuse brûlait nuit et jour à côté de lui, dans une pensée de vénération et de prière.

Dans la petite châsse de plomb où il a été renfermé, enveloppé de ouate et de satin blanc, nous avons tenu à faire déposer, au milieu des aromates, un petit crucifix d’argent, une médaille à l’effigie du Saint-Père, bénite et donnée par lui-même, une belle médaille de Notre-Dame de Lourdes, une autre de saint Joseph, une de sainte Anne, et enfin une de saint François d’Assise, et une de saint François de Sales et de sainte Jeanne de Chantal, bénite à Annecy. À ces objets pieux, on a voulu joindre un Agnus Dei donné jadis par le Pape. Sur le couvercle de plomb est gravée la même inscription que sur la pierre tombale.

La châsse de plomb est renfermée elle-même dans une sorte de petit sarcophage d’ébène, doublé de velours violet, et dont l’unique ornement est un cordon de Saint-François, incrusté artistiquement dans le bois et enveloppant, encadrant une petite plaque d’ivoire qui porte ces mots :

 

ICI EST DÉPOSÉ

LE CŒUR DE SOPHIE ROSTOPCHINE,

COMTESSE DE SÉGUR

DÉCÉDÉE LE 9 FÉVRIER 1874

____

 

IN PACE