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Lettres de George Sand (1804 - 1876) à Gustave Flaubert (1821 - 1880)

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Note de BERGAHAMMOU: En attendant la publication de la correspondance intégrale de la Bonne Dame de Nohant, je vous donne, comme plat d'entrée, ces quelques lettres de George Sand à Gustave Flaubert où on découvrira un Gustave Flaubert plutôt inhabituel! Quoique les passages qui lui sont consacrés dans Le Journal  des frères Goncourt laissassent déjà entrevoir cette face cachée de l'auteur de Madame Bovary.

 

 

A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 2 février 1863,

«Ne rien mettre de son coeur dans ce qu'on écrit?» Je ne comprends pas du tout, oh! mais du tout. Moi, il me semble qu'on ne peut pas y mettre autre chose. Est-ce qu'on peut séparer son esprit de son coeur? est-ce que c'est quelque chose de différent? est-ce que la sensation même peut se limiter? est-ce que l'être peut se scinder? Enfin ne pas se donner tout entier dans son oeuvre, me paraît aussi impossible que de pleurer avec autre chose que ses yeux et de penser avec autre chose que son cerveau. Qu'est-ce que vous avez voulu dire? vous me répondrez quand vous aurez le temps.

 

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M. GUSTAVE FLAUBERT

Paris, 10 mars 1864.

Cher Flaubert,

Je ne sais pas si vous m'avez prêté ou donné le beau livre de M. Taine. Dans le doute, je vous le renvoie; je n'ai eu le temps d'en lire ici qu'une partie, et, à Nohant, je n'aurai que le temps de griffonner pour Buloz; mais, à mon retour, dans deux mois, je vous redemanderai ces excellents volumes d'une si haute et si noble portée.

Je regrette de ne vous avoir pas dit adieu; toutefois, comme je reviens bientôt, j'espère que vous ne m'aurez pas oubliée et que vous me ferez lire aussi quelque chose de vous.

Vous avez été si bon et si sympathique pour moi à la première représentation de Villemer, que je n'admire plus seulement votre admirable talent, je vous aime de tout mon coeur.

GEORGE SAND.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Palaiseau, 22 novembre 1865.

Il me semble que ça me portera bonheur de dire bonsoir à mon cher camarade avant de me mettre à l'ouvrage.

Me voilà toute seule dans ma maisonnette. Le jardinier et son ménage logent dans le pavillon du jardin, et nous sommes la dernière maison au bas du village, tout isolée dans la campagne, qui est une oasis ravissante. Des prés, des bois, des pommiers comme en Normandie; pas de grand fleuve avec ses cris de vapeur et sa chaîne infernale; un ruisselet qui passe muet sous les saules; un silence… ah! mais il me semble qu'on est au fond de la forêt vierge: rien ne parle que le petit jet de la source qui empile sans relâche des diamants au clair de la lune. Les mouches endormies dans les coins de la chambre se réveillent à la chaleur de mon feu. Elles s'étaient mises là pour mourir, elles arrivent auprès de la lampe, elles sont prises d'une gaieté folle, elles bourdonnent, elles sautent, elles rient, elles ont même des velléités d'amour; mais c'est l'heure de mourir, et, paf! au milieu, de la danse, elles tombent raides. C'est fini, adieu le bal!

Je suis triste ici tout de même. Cette solitude absolue, qui a toujours été pour moi vacance et récréation, est partagée maintenant par un mort qui a fini là, comme une lampe qui s'éteint, et qui est toujours là. Je ne le tiens pas pour malheureux, dans la région qu'il habite; mais cette image qu'il a laissée autour de moi, qui n'est plus qu'un reflet, semble se plaindre de ne pouvoir plus me parler.

N'importe! la tristesse n'est pas malsaine: elle nous empêche de nous dessécher. Et vous, mon ami, que faites-vous à cette heure? Vous piochez aussi, seul aussi; car la maman doit être à Rouen. Ça doit être beau aussi, la nuit, là-bas. Y pensez-vous quelquefois au «vieux troubadour de pendule d'auberge, qui toujours chante et chantera le parfait amour»? Eh bien, oui, quand même! Vous n'êtes pas pour la chasteté, monseigneur, ça vous regarde. Moi, je dis qu'elle, a du bon.

Et, sur ce, je vous embrasse de tout mon coeur et je vais faire parler, si je peux, des gens qui s'aiment à la vieille mode.

Vous n'êtes pas forcé de m'écrire quand vous n'êtes pas en train. Pas de vraie amitié sans liberté absolue.

A Paris, la semaine prochaine, et puis à Palaiseau encore, et puis à
Nohant.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, 10 août 1866.

Embrassez d'abord pour moi votre bonne mère et votre charmante nièce. Je suis vraiment touchée du bon accueil que j'ai reçu dans votre milieu de chanoine, où un animal errant de mon espèce est une anomalie qu'on pouvait trouver gênante. Au lieu de ça, on m'a reçue comme si j'étais de la famille et j'ai vu que ce grand savoir-vivre venait du coeur. Ne m'oubliez pas auprès des très aimables amies, j'ai été vraiment très heureuse chez vous.

Et puis, toi, tu es un brave et bon garçon, tout grand homme que tu es, et je t'aime de tout mon coeur. J'ai la tête pleine de Rouen, de monuments, de maisons bizarres. Tout cela vu avec vous me frappe doublement. Mais votre maison, votre jardin, votre citadelle, c'est comme un rêve et il me semble que j'y suis encore.

J'ai trouvé Paris tout petit hier, en traversant les ponts. J'ai envie de repartir. Je ne vous ai pas vus assez, vous et votre cadre; mais il faut courir aux enfants, qui appellent et montrent les dents. Je vous embrasse et je vous bénis tous.

G. SAND.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, 12 août 1856.

Je n'ai pas encore lu ma pièce. J'ai encore quelque, chose, à refaire; rien ne presse. Celle de Bouilhet va admirablement bien, et on m'a dit que celle de mon ami Cadol viendrait ensuite. Or, pour rien au monde, je ne veux passer sur le corps de cet enfant. Cela me remet assez loin et ne me contrarie ni ne me nuit en rien. Quel style! heureusement, je n'écris pas pour Buloz. J'ai vu votre ami, hier soir, au foyer de l'Odéon. Je lui ai serré les mains. Il avait l'air heureux. Et puis j'ai causé avec Duquesnel, de ta féerie. Il a grand envie de la connaître; vous n'avez qu'à vous montrer quand vous voudrez vous en occuper: vous serez reçu à bras ouverts.

Mario Proth me donnera demain ou après-demain les renseignements exacts sur la transformation du journal. Demain, je sors et j'achète les souliers de votre chère maman; la semaine prochaine, je vais à Palaiseau et je cherche mon livre sur la faïence. Si j'oublie quelque chose, rappelez-le-moi.

Je répondrai à toutes les questions, tout bonnement, comme vous avez répondu aux miennes. On est heureux, n'est-ce pas, de pouvoir dire toute sa vie? C'est bien moins compliqué que ne le croient les bourgeois et les mystères que l'on peut révéler à l'ami sont toujours le contraire de ce que supposent les indifférents.

J'ai été très heureuse, pendant ces huit jours, auprès de vous: aucun souci, un bon nid, un beau paysage, des coeurs affectueux et votre belle et franche figure qui a quelque chose de paternel. L'âge n'y fait rien, on sent en vous une protection de bonté infinie, et, un soir que vous avez appelé votre mère ma fille, il m'est venu deux larmes dans les yeux. Il m'en a coûté de m'en aller, mais je vous empêchais de travailler et puis, et puis—une maladie de ma vieillesse, c'est de ne pas pouvoir tenir en place. J'ai peur m'attacher trop et de lasser. Les vieux doivent être d'une discrétion extrême. De loin, je peux vous dire combien je vous aime sans craindre de rabâcher. Vous êtes un des rares restés impressionnables, sincères, amoureux de l'art, pas corrompus par l'ambition, pas grisés par le succès. Enfin, vous aurez toujours vingt-cinq ans par toute sorte d'idées qui ont vieilli, à ce que prétendent les séniles jeunes gens de ce temps-ci. Chez eux, je crois bien que c'est une pose, mais elle est si bête! si c'est une impuissance, c'est encore pis. Ils sont hommes de lettres et pas hommes. Bon courage au roman! Il est exquis; mais, c'est drôle, il y a tout un côté de vous qui ne se révèle ni ne se trahit dans ce que vous faites, quelque chose que vous ignorez probablement. Ça viendra plus tard, j'en suis sûre.

Je vous embrasse tendrement, et la maman aussi et la charmante nièce. Ah! j'oubliais, j'ai vu Couture ce soir; il m'a dit que, pour vous être agréable, il ferait votre portrait au crayon comme le mien pour le prix que vous voudriez fixer. Vous voyez, que je suis bon commissionnaire. Employez-moi.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Nohant, 21 septembre 1866.

Je viens de courir pendant douze jours avec mes enfants, et, en arrivant chez nous, je trouve vos deux lettres; ce qui, ajouté à la joie de retrouver mademoiselle Aurore fraîche et belle, me rend tout à fait heureuse. Et toi, mon bénédictin, tu es tout, seul, dans ta ravissante chartreuse, travaillant et ne sortant jamais? Ce que c'est que d'avoir trop sorti! Il faut à monsieur des Syries, des déserts, des lacs Asphaltites, des dangers et des fatigues! Et cependant on fait des Bovary où tous les petits recoins de la vie sont étudiés et peints en grand maître. Quel drôle de corps qui fait aussi le combat du Sphinx et de la Chimère! Vous êtes un être très à part, très mystérieux, doux comme un mouton avec tout ça. J'ai eu de grandes envies de vous questionner, mais un trop grand respect de vous m'en a empêchée; car je ne sais jouer qu'avec mes propres désastres, et ceux qu'un grand esprit a dû subir, pour être en état de produire, me paraissent choses sacrées qui ne se touchent pas brutalement ou légèrement.

Sainte-Beuve, qui vous aime pourtant, prétend que vous êtes affreusement vicieux. Mais peut-être qu'il voit avec des yeux un peu salis, comme ce savant botaniste qui prétend que la germandrée est d'un jaune sale. L'observation était si fausse, que je n'ai pas pu m'empêcher d'écrire en marge de son livre: C'est vous qui avez les yeux-sales.

Moi, je présume que l'homme d'intelligence peut avoir de grandes curiosités. Je ne les ai pas eues, faute de courage. J'ai mieux aimé laisser mon esprit incomplet; ça me regarde, et chacun est libre de s'embarquer sur un grand navire à toutes voiles ou sur une barque de pêcheur. L'artiste est un explorateur que rien ne doit arrêter et qui ne fait ni bien ni mal de marcher à droite ou à gauche: son but sanctifie tout. C'est à lui de savoir, après un peu d'expérience, quelles sont les conditions de santé de son âme. Moi, je crois que la vôtre est en bon état de grâce, puisque vous avez plaisir à travailler et à être seul malgré la pluie.

Savez-vous que, pendant que le déluge est partout, nous avons eu, sauf quelques averses, un beau soleil en Bretagne? Du vent à décorner les boeufs, sur les plages de I'Océan; mais que c'était beau, la grande houle! et comme la botanique des sables m'emportait! et que Maurice et sa femme ont la passion des coquillages! nous avons tout supporté gaiement. Pour le reste, c'est une fameuse balançoire que la Bretagne.

Nous nous sommes pourtant indigérés de dolmens et de menhirs, et nous sommes tombés dans des fêtes où nous avons vu tous les costumes qu'on dit supprimés et que les vieux portent toujours. Eh bien, c'est laid, ces hommes du passé, avec leurs culottes de toile, leurs longs cheveux, leurs vestes à poches sous les bras, leur air abruti, moitié pochard, moitié dévot. Et les débris celtiques, incontestablement curieux pour l'archéologue; ça n'a rien pour l'artiste, c'est mal encadré, mal composé, Carnac et Erdeven n'ont aucune physionomie. Bref, la Bretagne n'aura pas mes os; j'aimerais mille fois mieux votre Normandie cossue ou, dans les jours où l'on a du drame dans la trompette, les vrais pays d'horreur et de désespoir. Il n'y a rien là où règne le prêtre et où le vandalisme catholique ait passé, rasant les monuments du vieux monde et semant les poux de l'avenir.

Vous dites nous, à propos de la féerie: je ne sais pas avec qui vous l'avez faite, mais je me figure toujours que cela devrait aller à l'Odéon actuel. Si je la connaissais, je saurais bien faire pour vous ce qu'on ne sait jamais faire pour soi-même, monter la tête aux directeurs. Une chose de vous doit être trop originale pour être comprise par ce gros Dumaine. Ayez donc une copie chez vous, et, le mois prochain, j'irai passer une journée avec vous, pour que vous me la lisiez. C'est si près de Palaiseau, le Croisset! et je suis dans une phase d'activité tranquille où j'aimerais bien à voir couler votre grand fleuve et à rêvasser dans votre verger, tranquille lui-même, tout en haut de la falaise. Mais je bavarde, et tu es en train de travailler. Il faut pardonner cette intempérance anormale à quelqu'un qui vient de voir des pierres, et qui n'a pas seulement aperçu une plume depuis douze jours.

Vous êtes ma première visite aux vivants, au sortir d'un ensevelissement complet de mon pauvre moi. Vivez! voilà mon oremus et ma bénédiction. Et je t'embrasse de tout mon coeur.

G. SAND.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Nohant, 28 septembre 1866.

C'est convenu, cher camarade et bon ami. Je ferai mon possible pour être à Paris à la représentation de la pièce de votre ami, et j'y ferai mon devoir fraternel comme toujours; après quoi, nous irons chez vous et j'y resterai huit jours, mais à la condition que vous ne vous dérangiez pas de votre chambre. Ça me désole, de déranger, et je n'ai pas besoin de tant de Chinois pour dormir. Je dors partout, dans les cendres ou sous un banc de cuisine, comme un chien de basse-cour. Tout est reluisant de propreté chez vous, donc on est bien partout. Je ferai le grabuge de votre mère et nous bavarderons, vous et moi, tant et plus. S'il fait beau, je vous forcerai à courir. S'il pleut toujours, nous nous cuirons les os des guiboles en nous racontant nos peines de coeur. Le grand fleuve coulera noir ou gris, sous la fenêtre, disant toujours: Vite! vite! et emportant nos pensées, et nos jours et nos nuits, sans s'arrêter à regarder si peu de chose.

J'ai emballé et mis à la grande vitesse une bonne épreuve du dessin de Couture. C'est la meilleure que j'aie eue; je ne l'ai retrouvée qu'ici. J'y ai joint une épreuve photographique d'un dessin de Marchal, qui a été ressemblant aussi; mais, d'année en année, on change. L'âge donne sans cesse un autre caractère à la figure des gens qui pensent, et c'est pourquoi leurs portraits ne se ressemblent pas longtemps. Je rêvasse tant, et je vis si peu, que je n'ai parfois que trois ans. Mais, le lendemain, j'en ai trois cents, si la rêverie a été noire. N'est-ce pas la même chose pour vous? Ne vous semble-t-il pas, par moments, que vous commencez la vie sans même savoir ce que c'est, et, d'autres fois, ne sentez-vous pas sur vous le poids de plusieurs milliers de siècles, dont vous avez le souvenir vague et l'impression douloureuse? D'où venons-nous et où allons-nous? Tout est possible, puisque tout est inconnu.

Embrassez pour moi la belle et bonne maman que vous avez. Je me fais une joie d'être avec vous deux. Tâchez donc de retrouver cette blague sur les pierres celtiques, ça m'intéresserait beaucoup. Avait-on, quand vous les avez vues, ouvert le galgal de Lockmariaker et déblayé le dolmen auprès de Plouharnel? Ces gens-là écrivaient, puisqu'il y a des pierres couvertes d'hiéroglyphes, et ils travaillaient l'or très bien, puisqu'on a trouvé des torques [1] très bien façonnées.

Mes enfants, qui sont, comme moi, vos grands admirateurs, vous envoient leurs compliments, et je vous embrasse au front, puisque Sainte-Beuve a menti.

G. SAND.

 

NOTE :

[1] Colliers gaulois.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, lundi soir, octobre 1866.

Cher ami,

Votre lettre m'est revenue de Paris. Il ne m'en manque pas, j'y tiens trop pour en laisser perdre. Vous ne me parlez pas inondations, je pense donc que la Seine n'a pas fait de bêtises chez vous et que le tulipier n'y a pas trempé ses racines. Je craignais pour vous quelque ennui, et je me demandais si votre levée était assez haute pour vous protéger. Ici, nous n'avons rien à redouter en ce genre: nos ruisseaux sont très méchants, mais nous en sommes loin.

Vous êtes heureux d'avoir des souvenirs si nets des autres existences. Beaucoup d'imagination et d'érudition, voilà votre mémoire; mais, si on ne se rappelle rien de distinct, on a un sentiment très vif de son propre renouvellement dans l'éternité. J'avais un frère très drôle, qui souvent disait: «Du temps que j'étais chien…» Il croyait être homme très récemment. Moi je crois que j'étais végétal ou pierre. Je ne suis pas toujours bien sûre d'exister complètement, et, d'autres fois, je crois sentir une grande fatigue accumulée pour avoir trop existé. Enfin, je ne sais pas, et je ne pourrais pas, comme vous, dire: «Je possède le passé.

Mais alors vous croyez qu'on ne meurt pas, puisqu'on redevient? Si vous osez le dire aux chiqueurs, vous avez du courage, et c'est bien. Moi, j'ai ce courage-là, ce qui me fait passer pour imbécile; mais je n'y risque rien: je suis imbécile sous tant d'autres rapports.

Je serai enchantée d'avoir votre impression écrite sur la Bretagne; moi, je n'ai rien vu assez pour en parler. Mais je cherchais une impression générale, et ça m'a servi pour reconstruire un ou deux tableaux dont j'avais besoin. Je vous lirai ça aussi, mais c'est encore un gâchis informe.

Pourquoi votre voyage est-il resté inédit? Vous êtes coquet; vous ne trouvez pas tout ce que vous faites digne d'être montré. C'est un tort. Tout ce qui est d'un maître est enseignement, et il ne faut pas craindre de montrer ses croquis et ses ébauches. C'est encore très au-dessus du lecteur, et on lui donne tant de choses à son niveau, que le pauvre diable reste vulgaire, Il faut aimer les bêtes plus que soi; ne sont-elles pas les vraies infortunes de ce monde? Ne sont-ce pas les gens sans goût et sans idéal qui s'ennuient, ne jouissent de rien et ne servent à rien? Il faut se laisser abîmer, railler et méconnaître par eux, c'est inévitable; mais il ne faut pas les abandonner, et toujours il faut leur jeter du bon pain, qu'ils préfèrent ou non l'ordure; quand ils seront soûls d'ordures, ils mangeront le pain; mais, s'il n'y en a pas, ils mangeront l'ordure in secula seculorum.

Je vous ai entendu dire: «Je n'écris que pour dix ou douze personnes.

On dit, en causant, bien des choses qui sont le résultat de l'impression du moment; mais vous n'étiez pas seul à le dire: c'était l'opinion du lundi ou la thèse de ce jour-là; j'ai protesté intérieurement. Les douze personnes pour lesquelles on écrit et qui vous apprécient, vous valent ou vous surpassent; vous n'avez jamais eu, vous, aucun besoin de lire les onze autres pour être vous. Donc, on écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d'être initié; quand on n'est pas compris, on se résigne et on recommence. Quand on l'est, on se réjouit et on continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérants et de notre amour de l'art. Qu'est-ce que c'est que l'art sans les coeurs et les esprits où on le verse? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons, et ne donnerait la vie à rien.

En y réfléchissant, n'est-ce pas votre avis? Si vous êtes convaincu de cela, vous ne connaîtrez jamais le dégoût et la lassitude. Et, si le présent est stérile et ingrat, si on perd toute action, tout crédit sur le public, en le servant de son mieux, reste le recours à l'avenir, qui soutient le courage et efface toute blessure d'amour-propre. Cent fois dans la vie, le bien que l'on fait ne paraît servir à rien d'immédiat; mais cela entretient quand même la tradition du bien vouloir et du bien faire, sans laquelle tout périrait. Est-ce depuis 89 qu'on patauge? Ne fallait—il pas patauger pour arriver à 48, où l'on a pataugé plus encore, mais pour arriver à ce qui doit être? Vous me direz comment vous l'entendez, et je relirai Turgot pour vous plaire. Je ne promets pas d'aller jusqu'à d'Holbach, bien qu'il ait du bon!

Vous m'appellerez à l'époque de la pièce de Bouilhet. Je serai ici, piochant beaucoup, mais prête à courir et vous aimant de tout mon coeur. À présent que je ne suis plus une femme, si le bon Dieu était juste, je deviendrais un homme; j'aurais la force physique et je vous dirais: «Allons donc faire un tour à Carthage ou ailleurs. Mais voilà, on marche à l'enfance, qui n'a ni sexe ni énergie, et c'est ailleurs qu'on se renouvelle; ? Je saurai ça avant vous, et, si je peux, je reviendrai vous le dire en songe.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Paris, 10 novembre 1866.

En arrivant à Paris, j'apprends une triste nouvelle. Hier soir, pendant que nous causions,—et je crois qu'avant-hier nous avions parlé de lui,—mourait mon ami Charles Duveyrier, le plus tendre coeur et l'esprit le plus naïf. On l'enterre demain! Il avait un an de plus que moi. Ma génération s'en va pièce à pièce. Lui survivrai-je? Je ne le désire pas ardemment, surtout les jours de deuil et d'adieux. C'est comme Dieu voudra, à condition qu'il me permette d'aimer toujours dans cette vie et dans l'autre.

Je garde aux morts une vive tendresse. Mais on aime les vivants autrement. Je vous donne la part de mon coeur qu'il avait; ce qui, joint à celle que vous avez, fait une grosse part. Il me semble que ça me console de vous faire ce cadeau-là. Littérairement, ce n'était pas un homme de premier ordre, on l'aimait pour sa bonté et sa spontanéité. Moins occupé d'affaires et de philosophie, il eût eu un talent charmant. Il laisse une jolie pièce: Michel Perrin.

J'ai fait la moitié de la route seule, pensant à vous et à la maman, à Croisset, et regardant la Seine, qui, grâce à vous, est devenue une divinité amie. Après cela, j'ai eu la société d'un particulier et de deux femmes d'une bêtise bruyante et fausse comme la musique de la pantomime de l'autre jour. Exemple: «J'ai regardé le soleil, ça m'a laissé comme deux points dans les yeux.» Le mari: «Ça s'appelle des points lumineux.»

Et ainsi pendant une heure sans débrider. Je vas dormir toute cassée; j'ai pleuré comme une bête, toute la soirée, et je vous embrasse d'autant plus, cher ami.

Aimez-moi plus qu'avant, puisque j'ai de la peine.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Palaiseau, 29 novembre 1866.

Il ne faut être ni spiritualiste ni matérialiste, dites-vous, il faut être naturaliste. C'est une grosse question.

Mon Cascaret—c'est comme ça que j'appelle le petit ingénieur—la résoudra comme il l'entendra. Ce n'est pas une bête, et il passera par bien des idées, des déductions et des émotions avant de réaliser la prédiction que vous faites. Je ne le catéchise qu'avec réserve; car il est plus fort que moi sur bien des points et ce n'est pas le spiritualisme catholique qui l'étouffe. Mais la question par elle-même est très sérieuse et plane sur notre art, à nous troubadours plus ou moins pendulifères, ou penduloïdes. Traitons-la d'une manière toute impersonnelle; car ce qui est bien pour l'un peut avoir son contraire très bien pour l'autre. Demandons-nous, en faisant abstraction de nos tendances ou de nos expériences, si l'être humain peut recevoir et chercher son entier développement physique sans que l'intellect en souffre. Oui, dans une société idéale et rationnelle, cela serait ainsi Mais, dans celle où nous vivons et dont il faut, bien nous contenter, la jouissance et l'abus ne vont-ils pas de compagnie, et peut-on les séparer, les limiter, à moins d'être un sage de première volée? Et, si l'on est un sage, adieu l'entraînement, qui est le père des joies réelles!

La question, pour nous artistes, est de savoir si l'abstinence nous fortifie, ou si elle nous exalte trop, ce qui dégénère en faiblesse.—Vous me direz: «Il y a temps pour tout et puissance suffisante pour toute dépense de forces.» Donc, vous faites une distinction et vous posez des limites, il n'y a pas moyen de faire autrement. La nature, croyez-vous, en pose d'elle-même et nous empêche d'abuser. Ah! mais non, elle n'est pas plus sage que nous, qui sommes aussi la nature.

Nos excès de travail, comme, nos excès de plaisir, nous tuent parfaitement, et plus nous sommes de grandes natures, plus nous dépassons les bornes et reculons la limite de nos puissances.

Non, je n'ai pas de théories. Je passe ma vie à poser des questions et à les entendre résoudre dans un sens ou dans l'autre, sans qu'une conclusion victorieuse et sans réplique m'ait jamais été donnée. J'attends la lumière d'un nouvel état de mon intellect et de mes organes dans une autre vie; car, dans celle-ci, quiconque réfléchit embrasse jusqu'à leurs dernières conséquences les limites du pour et du contre. C'est M. Platon, je crois, qui demandait et croyait tenir le lien. Il ne l'avait pas plus que nous. Pourtant ce lien existe, puisque l'univers subsiste sans que le pour et le contre qui le constituent se détruisent réciproquement. Comment s'appellera-t-il pour la nature matérielle? équilibre, il n'y a pas à dire; et pour la nature spirituelle? modération, chasteté relative, abstinence des abus, tout ce que vous voudrez, mais ça se traduira toujours par équilibre. Ai-je tort, mon maître?

Pensez-y, car, dans nos romans, ce que font ou ne font pas nos personnages ne repose pas sur une autre question que celle-là. Posséderont-ils, ne posséderont-ils pas l'objet de leurs ardentes convoitises? Que ce soit amour ou gloire, fortune ou plaisir, dès qu'ils existent, ils aspirent à un but. Si nous avons en nous une philosophie, ils marchent droit selon nous; si nous n'en avons pas, ils marchent au hasard et sont trop dominés par les événements que nous leur mettons dans les jambes. Imbus de nos propres idées, ils choquent souvent celles des autres. Dépourvus de nos idées et soumis à la fatalité, ils ne paraissent pas toujours logiques. Faut-il mettre un peu ou beaucoup de nous en eux? ne faut-il mettre que ce que la société met dans chacun de nous?

Moi, je suis ma vieille pente, je me mets dans la peau de mes bonshommes. On me le reproche, ça ne fait rien. Vous, je ne sais pas bien si, par procédé ou par instinct, vous suivez une autre route. Ce que vous faites vous réussit; voilà pourquoi je vous demande si nous différons sur la question des luttes intérieures, si l'homme-roman doit en avoir, ou s'il ne doit pas les connaître.

Vous m'étonnez toujours avec votre travail pénible; est-ce une coquetterie? Ça parait si peu! Ce que je trouve difficile, moi, c'est de choisir entre les mille combinaisons de l'action scénique, qui peuvent varier à l'infini, la situation nette et saisissante qui ne soit pas brutale ou forcée. Quant au style, j'en fais meilleur marché que vous.

Le vent joue de ma vieille harpe comme il lui plaît d'en jouer. Il a ses hauts et ses bas; ses grosses notes et ses défaillances; au fond, ça m'est égal, pourvu que l'émotion vienne, mais je ne peux rien trouver en moi. C'est l'autre qui chante à son gré, mal ou bien, et, quand j'essaye de penser à ça, je m'en effraye et me dis que je ne suis rien, rien du tout.

Mais une grande sagesse, nous sauve; nous savons nous dire: «Eh bien, quand nous ne serions absolument que des instruments, c'est encore un joli état et une sensation à nulle autre pareille que de se sentir vibrer.»

Laissez donc le vent courir un peu dans vos cordes. Moi, je crois que vous prenez plus de peine qu'il ne faut, et que vous devriez laisser faire l'autre plus souvent. Ça irait tout de même et sans fatigue. L'instrument pourrait résonner faible à de certains moments; mais le souffle, en se prolongeant, trouverait sa force. Vous feriez après, ce que je ne fais pas, ce que je devrais faire; vous remonteriez le ton du tableau tout entier et vous sacrifieriez ce qui est trop également dans la lumière.

Vale et me ama.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Palaiseau, 30 novembre 1866.

Il y aurait bien à dire sur tout ça, cher camarade. Mon Cascaret, c'est-à-dire le fiancé en question, se garde pour sa fiancée. Elle lui a dit: «: Attendons que vous ayez réalisé certaines questions de travail.» Et il travaille. Elle lui a dit: «Gardons nos puretés l'une pour l'autre.» Et il se garde. Ce n'est pas le spiritualisme catholique qui l'étouffe; mais il se fait un grand idéal de l'amour, et pourquoi lui conseillerait-on d'aller le perdre quand il met sa conscience et son mérite à le garder?

Il y a un équilibre que la nature, notre souveraine, met elle-même dans nos instincts, et elle pose vite la limite de nos appétits. Les grandes natures ne sont pas les plus robustes. Nous ne sommes pas développés dans tous les sens par une éducation bien logique. On nous comprime de toute façon, et nous poussons nos racines et nos branches où et comme nous pouvons. Aussi les grands artistes sont-ils souvent infirmes, et plusieurs ont été impuissants. Quelques-uns, trop puissants par le désir, se sont épuisés vite. En général, je crois que nous avons des joies et des peines trop intenses, nous qui travaillons du cerveau. Le paysan qui fait, nuit et jour, une rude besogne avec la terre et avec sa femme, n'est pas une nature puissante. Son cerveau est des plus faibles. Se développer dans tous les sens, vous dites? Pas à la fois, ni sans repos, allez! Ceux qui s'en vantent blaguent un peu, ou, s'ils mènent tout à la fois, tout est manqué. Si l'amour est pour eux un petit pot-au-feu et l'art un petit gagne-pain, à la bonne heure; mais, s'ils ont le plaisir immense, touchant à l'infini, et le travail ardent, touchant à l'enthousiasme, ils ne les alternent pas comme la veille et le sommeil.

Moi, je ne crois pas à ces don Juan qui sont en même temps des Byron. Don Juan ne faisait pas de poèmes, et Byron faisait, dit-on, bien mal l'amour. Il a dû avoir quelquefois—on peut compter ces émotions-là dans la vie—l'extase complète par le coeur, l'esprit et les sens; il en a connu assez pour être un des poètes de l'amour. Il n'en faut pas davantage aux instruments de notre vibration. Le vent continuel des petits appétits les briserait.

Essayez quelque jour de faire un roman dont l'artiste (le vrai) sera le héros, vous verrez quelle sève énorme, mais délicate et contenue; comme il verra toute chose d'un oeil attentif, curieux et tranquille, et comme ses entraînements vers les choses qu'il examine et pénètre seront rares et sérieux. Vous verrez aussi comme il se craint lui-même, comme il sait qu'il ne peut se livrer sans s'anéantir, et comme une profonde pudeur dés trésors de son âme l'empêche de les répandre et de les gaspiller. L'artiste est un si beau type à faire, que je n'ai jamais osé le faire réellement; je ne me sentais pas digne de toucher à cette figure belle, et trop compliquée, c'est viser trop haut pour une simple femme. Mais ça pourra bien vous tenter quelque jour, et ça en vaudra la peine.

Où est le modèle? Je ne sais pas, je n'en ai pas connu à fond qui n'eût quelque, tache au soleil, je yeux dire quelque côté par où cet artiste touchait à l'épicier. Vous n'avez peut-être pas cette tache, vous devriez vous peindre. Moi, je l'ai. J'aime les classifications, je touche au pédagogue. J'aime à coudre et à torcher les enfants, je touche à la servante. J'ai des distractions et je touche à l'idiot. Et puis, enfin, je n'aimerais pas la perfection; je la sens et ne saurais la manifester. Mais on pourrait bien lui donner des défauts dans sa nature. Quels? Nous chercherons ça quelque jour. Ça n'est pas dans votre sujet actuel et je ne dois pas vous en distraire.

Ayez moins de cruauté envers vous. Allez de l'avant, et, quand le souffle aura produit, vous remonterez le ton général et sacrifierez ce qui ne doit pas venir au premier plan. Est-ce que ça ne se peut pas? Il me semble que si. Ce que vous faites paraît si facile, si abondant! c'est un trop plein perpétuel, je ne comprends rien à votre angoisse.

Bonsoir, cher frère; mes tendresses à tous les vôtres. Je suis revenue à ma solitude de Palaiseau, je l'aime; je m'en retourne à Paris lundi. Je vous embrasse bien fort. Travaillez bien.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, 9 janvier 1867.

Cher camarade,

Ton vieux troubadour a été tenté de claquer. Il est toujours à Paris. Il devait partir le 25 décembre; sa malle était bouclée; ta première lettre l'a attendu tous les jours à Nohant, Enfin, le voilà tout à fait en état de partir et il part demain matin avec son fils Alexandre, qui veut bien l'accompagner.

C'est bête d'être jeté sur le flanc et de perdre pendant trois jours la notion de soi-même et de se relever aussi affaibli que si on avait fait quelque chose de pénible et d'utile. Ce n'était rien, au bout du compte, qu'une impossibilité momentanée de digérer quoi que ce soit. Froid, ou faiblesse, ou travail, je ne sais pas. Je n'y songe plus guère. Sainte-Beuve inquiète davantage, on a dû te l'écrire. Il va mieux aussi, mais il y aura infirmité sérieuse, et, à travers cela, des accidents à redouter. J'en suis tout attristée et inquiète.

Je n'ai pas travaillé depuis plus de quinze jours; donc, ma tâche n'est pas avancée, et, comme je ne sais pas si je vas être en train tout de suite, j'ai donné campo à l'Odéon. Ils me prendront quand je serai prête. Je médite d'aller un peu au Midi, quand j'aurai vu mes enfants. Les plantes du littoral me trottent par la tête. Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n'est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l'analyse; autrefois, c'était le contraire. A présent, ce qui se présente à mes yeux, quand je m'éveille, c'est la planète; j'ai quelque peine à y retrouver le moi qui m'intéressait jadis et que je commence à appeler vous au, pluriel. Elle est charmante, la planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et encore peu praticable; j'espère passer dans une oasis mieux percée et possible à tous. Il faut tant d'argent et de ressources pour voyager ici! et le temps qu'on perd à se procurer ce nécessaire est perdu pour l'étude et la contemplation. Il me semble qu'il m'est dû quelque chose de moins compliqué, de moins civilisé, de plus naturellement luxueux et de plus facilement bon que cette étape enfiévrée. Viendras-tu dans le monde de mes rêves, si je réussis à en trouver le chemin? Ah! qui sait?

Et ce roman marche-t-il? Le courage ne s'est pas démenti? La solitude ne te pèse pas? Je pense bien qu'elle n'est pas absolue, et qu'il y a encore quelque part une belle amie qui va et vient, ou qui demeure par là. Mais il y a de l'anachorète quand même dans ta vie, et j'envie ta situation. Moi, je suis trop seule à Palaiseau, avec un mort; pas assez seule à Nohant, avec des enfants que j'aime trop pour pouvoir m'appartenir,—et, à Paris, on ne sait pas ce qu'on est, on s'oublie entièrement pour mille choses qui ne valent pas mieux que soi. Je t'embrasse de tout coeur, cher ami; rappelle-moi à ta mère, à ta chère famille, et écris-moi à Nohant, ça me fera du bien.

Les fromages? Je ne sais plus, il me semble qu'on m'en a parlé. Je te dirai ça de là-bas.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 15 janvier 1867.

Me voilà chez nous, assez valide, sauf quelques heures le soir. Enfin, ça passera. Le mal ou celui qui l'endure, disait mon vieux curé, ça ne peut pas durer.

Je reçois ta lettre ce matin, cher ami. Pourquoi que je t'aime plus que la plupart des autres, même plus que des camarades anciens et bien éprouvés? Je cherche, car mon état à cette heure, c'est d'être

Toi qui vas cherchant,
  Au soleil couchant,
  Fortune!…

Oui, fortune intellectuelle, lumière! Eh bien, voilà: on se fait, étant vieux, dans le soleil couchant de la vie,—qui est la plus belle heure des tons et des reflets,—une notion nouvelle de toute chose et de l'affection surtout.

Dans l'âge de la puissance et de la personnalité, on tâte l'ami comme on tâte le terrain, au point de la réciprocité. Solide on se sent, solide on veut trouver ce qui vous porte ou vous conduit. Mais, quand s'enfuit l'intensité du moi, on aime les personnes et les choses pour ce qu'elles sont par elles-mêmes, pour ce qu'elles représentent aux yeux de votre âme, et nullement pour ce qu'elles apporteront en plus à votre destinée. C'est comme le tableau ou la statue que l'on voudrait avoir à soi, quand on rêve en même temps un beau chez soi pour l'y mettre.

Mais on a parcouru la verte bohème sans y rien amasser; on est resté gueux, sentimental et troubadour. On sait très bien que ce sera toujours de même et qu'on mourra sans feu ni lieu. Alors, on pense à la statue, au tableau dont on ne saurait que faire et que l'on ne saurait où placer avec honneur si on les possédait. On est content de les savoir en quelque temple non profané par la froide analyse, un peu loin du regard, et on les aime d'autant plus. On se dit: «Je repasserai par le pays où ils sont. Je verrai encore et j'aimerai toujours ce qui me les a fait aimer et comprendre. Le contact de ma personnalité ne les aura pas modifiés, ce ne sera pas moi que j'aimerai en eux.»

Et c'est ainsi, vraiment, que l'idéal, qu'on ne songe plus à fixer, se fixe en vous parce qu'il reste lui. Voilà tout le secret du beau, du seul vrai, de l'amour, de l'amitié, de l'art, de l'enthousiasme et de la foi. Penses-y, tu verras.

Cette solitude où tu vis me paraîtrait délicieuse avec le beau temps. En hiver, je la trouve stoïque et suis forcée de me rappeler que tu n'as pas le besoin moral de la locomotion à l'habitude. Je pensais qu'il y avait pour toi une autre dépense de forces durant cette claustration;—alors c'est très beau, mais il ne faut pas prolonger cela indéfiniment; si le roman doit durer encore, il faut l'interrompre ou le panacher de distractions. Vrai, cher ami, pense à la vie du corps, qui se fâche et se crispe quand on la réduit trop. J'ai vu, étant malade, à Paris, un médecin très fou, mais très intelligent, qui disait là-dessus des choses vraies. Il me disait que je me spiritualisais d'un manière inquiétante, et, comme je lui disais justement à propos de toi que l'on pouvait s'abstraire de toute autre chose que le travail et avoir plutôt excès de force que diminution, il répondait que le danger était aussi grand dans l'accumulation que dans la déperdition, et, à ce propos, beaucoup de choses excellentes que je voudrais savoir te redire.

Au reste, tu les sais, mais tu n'en tiens compte. Donc, ce travail que tu traites si mal en paroles, c'est une passion et une grande! Alors, je te dirai ce que tu me dis. Pour l'amour de nous et pour celui de ton vieux troubadour, ménage-toi un peu.

Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, qu'est-ce que c'est que ça? Est-ce que c'est de moi? Je ne m'en rappelle pas un traître mot. Tu lis ça, toi! Est-ce que vraiment ça t'amuse? Alors, je le relirai un de ces jours et je m'aimerai si tu m'aimes.

Qu'est-ce que c'est aussi que d'être hystérique? Je l'ai peut-être été aussi, je le suis peut-être; mais je n'en sais rien, n'ayant jamais approfondi la chose et en ayant ouï parler sans l'étudier. N'est-ce pas un malaise, une angoisse causés parle désir d'un impossible quelconque? En ce cas, nous en sommes tous atteints, de ce mal étrange, quand nous avons de l'imagination; et pourquoi une telle maladie aurait-elle un sexe?

Et puis encore, il y a ceci pour les gens forts en anatomie: il n'y a qu'un sexe. Un homme et une femme, c'est si bien la même chose, que l'on ne comprend guère les tas de distinctions et de raisonnements subtils dont se sont nourries les sociétés sur ce chapitre-là. J'ai observé l'enfance et le développement de mon fils et de ma fille. Mon fils était moi, par conséquent femme bien plus que ma fille, qui était un homme pas réussi.

Je t'embrasse; Maurice et Lina, qui se sont pourléchés de tes fromages, t'envoient leurs amitiés, et mademoiselle Aurore te crie: Attends, attends, attends! C'est tout ce qu'elle sait dire en riant comme une folle quand elle rit; car, au fond, elle est sérieuse, attentive, adroite de ses mains comme un singe et s'amusant mieux du jeu qu'elle invente que de tous ceux qu'on lui suggère.

Si je ne guéris pas ici, j'irai à Cannes, où des personnes amies m'appellent. Mais je ne peux pas encore en ouvrir la bouche à mes enfants. Quand je suis avec eux, ce n'est pas aisé de bouger. Il y a passion et jalousie. Et toute, ma vie a été comme ça, jamais à moi! Plains-toi donc, toi qui t'appartiens!

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 8 février 1867.

Bah! zut! troulala! aïe donc! aïe donc! je ne suis plus malade ou du moins je ne le suis plus qu'à moitié. L'air du pays me remet, ou la patience, ou l'autre, celui qui veut encore travailler et produire. Quelle est ma maladie? Rien. Tout en bon état, mais quelque chose qu'on appelle anémie, effet sans cause saisissable, dégringolade qui, depuis quelques années, menace, et qui s'est fait sentir à Palaiseau, après mon retour de Croisset. Un amaigrissement trop rapide pour être logique, le pouls trop lent, trop faible, l'estomac paresseux ou capricieux, avec un sentiment d'étouffement et des velléités d'inertie. Il y a eu impossibilité de garder un verre d'eau dans ce pauvre estomac durant plusieurs jours, et cela m'a mise si bas, que je me croyais peu guérissable; mais tout se remet, et même, depuis hier, je travaille.

Toi, cher, tu te promènes dans la neige, la nuit. Voilà qui, pour une sortie exceptionnelle, est assez fou et pourrait bien te rendre malade aussi! Ce n'est pas la lune, c'est le soleil que je te conseillais; nous ne sommes pas des chouettes, que diable! Nous venons d'avoir trois jours de printemps. Je parie que tu n'as pas monté à mon cher verger, qui est si joli et que j'aime tant. Ne fût-ce qu'en souvenir de moi, tu devrais le grimper tous les jours de beau temps à midi. Le travail serait plus coulant après et regagnerait le temps perdu et au delà.

Tu es donc dans des ennuis d'argent? Je ne sais plus ce que c'est depuis que je n'ai plus rien au monde. Je vis de ma journée comme le prolétaire; quand je ne pourrai plus faire ma journée, je serai emballée pour l'autre monde, et alors je n'aurai plus besoin de rien. Mais il faut que tu vives, toi. Comment vivre de ta plume si tu te laisses toujours duper et tondre? Ce n'est pas moi qui t'enseignerai le moyen de te défendre. Mais n'as-tu pas un ami qui sache agir pour toi? Hélas! oui, le monde va à la diable de ce côté-là; et je parlais de toi, l'autre jour, à un bien cher ami, en lui montrant l'artiste, celui qui est devenu si rare, maudissant la nécessité de penser au côté matériel de la vie. Je t'envoie la dernière page de sa lettre; tu verras que tu as là un ami dont tu ne te doutes guère, et dont la signature te surprendra.

Non, je n'irai pas à Cannes malgré une forte tentation! Figure-toi qu'hier, je reçois une petite caisse remplie de fleurs coupées en pleine terre, il y a déjà cinq ou six jours; car l'envoi m'a cherchée à Paris et à Palaiseau. Ces fleurs sont adorablement fraîches, elles embaument, elles sont jolies comme tout.—Ah! partir, partir tout de suite pour les pays du soleil. Mais je n'ai pas d'argent et, d'ailleurs, je n'ai pas le temps. Mon mal m'a retardée et ajournée. Restons. Ne suis-je pas bien? Si je ne peux pas aller à Paris le mois prochain, ne viendras-tu pas me voir ici? Mais oui, c'est huit heures de route. Tu ne peux pas ne pas voir ce vieux nid. Tu m'y dois huit jours, ou je croirai que j'aime un gros ingrat qui ne me le rend pas.

Pauvre Sainte-Beuve! Plus malheureux que nous, lui qui n'a pas eu de gros chagrins et qui n'a plus de soucis matériels. Le voilà qui pleure ce qu'il y a de moins regrettable et de moins sérieux dans la vie, entendue comme il l'entendait! Et puis très altier, lui qui a été janséniste, son coeur s'est refroidi de ce côté-là. L'intelligence s'est peut-être développée, mais elle ne suffit pas à nous faire vivre, et elle ne nous apprend pas à mourir. Barbès, qui depuis si longtemps attend à chaque minute qu'une syncope l'emporte, est doux et souriant. Il ne lui semble pas, et il ne semble pas non plus à ses amis, que la mort le séparera de nous. Celui qui s'en va tout à fait, c'est celui qui croit finir et ne tend la main à personne pour qu'on le suive ou le rejoigne.

Et bonsoir, cher ami de mon coeur. On sonne la représentation, Maurice nous régale ce soir des marionnettes. C'est très amusant, et le théâtre est si joli! un vrai bijou d'artiste. Que n'es-tu là! C'est bête de ne pas vivre porte à porte avec ceux qu'on aime.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 16 février 1867.

Non, je ne suis pas catholique, mais je proscris les monstruosités. Je dis que le vieux laid qui se paye des tendrons ne fait pas l'amour et qu'il n'y a là ni cyprès, ni ogive, ni infini, ni mâle, ni femelle. Il y a une chose contre nature; car ce n'est pas le désir qui pousse le tendron dans les bras du vieux laid, et, là où il n'y a pas liberté et réciprocité, c'est un attentat à la sainte nature.

I1 faut croire que nous nous aimons tout de bon, cher camarade, car nous avons eu tous les deux en même temps la même pensée. Tu m'offres mille francs pour aller à Cannes, toi qui es gueux comme moi, et, quand tu m'as écrit que tu étais embêté de ces choses d'argent, j'ai rouvert ma lettre pour t'offrir la moitié de mon avoir, qui se monte toujours à deux mille; c'est ma réserve. Et puis je n'ai pas osé. Pourquoi? C'est bien bête; tu as été meilleur que moi, tu as été tout bonnement au fait. Donc je t'embrasse pour cette bonne pensée et je n'accepte pas. Mais j'accepterais, sois-en sûr, si je n'avais pas d'autre ressource. Seulement, je dis que, si quelqu'un doit me prêter, c'est le seigneur Buloz, qui a acheté des châteaux et des terres avec mes romans. Il ne me refuserait pas, je le sais. Il m'offre même. Je prendrai donc chez lui, s'il le faut. Mais je ne suis pas en état de partir, je suis retombée ces jours-ci. J'ai dormi trente-six heures de suite, accablée. A présent, je suis sur pied, mais faible. Je t'avoue que je n'ai pas I'énergie de vouloir vivre. Je n'y tiens pas; me déranger d'où je suis bien, chercher de nouvelles fatigues, me donner un mal de chien pour renouveler une vie de chien, c'est un peu bête, je trouve, quand il serait si doux de s'en aller comme ça, encore aimant, encore aimé, en guerre avec personne, pas mécontent de soi et rêvant des merveilles dans les autres mondes; ce qui suppose l'imagination encore assez fraîche.

Mais je ne sais pourquoi je te parle de choses réputées tristes, j'ai trop l'habitude de les envisager doucement. J'oublie qu'elles paraissent affligeantes à ceux qui semblent dans la plénitude de la vie. N'en parlons plus et laissons faire le printemps, qui va peut-être me souffler l'envie de reprendre ma tâche. Je serai aussi docile à la voix intérieure qui me dira de marcher qu'à celle qui me dira de m'asseoir.

Ce n'est pas moi qui t'ai promis un roman sur la sainte Vierge. Je ne, crois pas du moins. Mon article sur la faïence, je ne le retrouve pas. Regarde donc s'il n'a pas été imprimé à la fin d'un de mes volumes pour compléter la dernière feuille. Ça s'appelait Giovanni Freppa ou les Maïoliques.

Oh! mais quelle chance! En t'écrivant, il me revient dans la tête un coin où je n'ai pas cherché. J'y cours, je trouve! Je trouve bien mieux que mon article, et je t'envoie trois ouvrages qui te rendront aussi savant que moi. Celui de Passeri est charmant.

Barbès est une intelligence, certes, mais en pain de sucre. Cerveau tout en hauteur, un crâne indien aux instincts doux, presque introuvables; tout pour la pensée métaphysique, devenant instinct et passion qui dominent tout. De là un caractère que l'on ne peut comparer qu'à celui de Garibaldi. Un être invraisemblable à force d'être saint et parfait. Valeur immense, sans application immédiate en France. Le milieu a manqué à ce héros d'un autre, âge ou d'un autre pays.

Sur ce, bonsoir.—Dieu, que je suis veau! Je te laisse le titre de vache, que tu t'attribues dans tes jours de lassitude. C'est égal, dis-moi quand tu seras à Paris. Il est probable qu'il me faudra y aller quelques jours pour une chose ou l'autre. Nous nous embrasserons, et puis vous viendrez à Nohant cet été. C'est convenu, il le faut!

Mes tendresses à la maman et à la belle nièce.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 9 mai 1867.

Cher ami,

Je vas bien, je travaille, j'achève Cadio. Il fait chaud, je vis, je suis calme et triste, je ne sais guère pourquoi. Dans cette existence si unie, si tranquille et si douce que j'ai ici, je suis dans un élément qui me débilite moralement en me fortifiant au physique; et je tombe dans des spleens de miel et de rosés qui n'en sont pas moins des spleens. Il me, semble que tous ceux que j'ai aimés m'oublient et que c'est justice, puisque je vis en égoïste, sans avoir rien à faire pour eux.

J'ai vécu de dévouements formidables qui m'écrasaient, qui dépassaient mes forces et que je maudissais souvent. Et il se trouve que, n'en ayant plus à exercer, je m'ennuie d'être bien. Si la race humaine allait très bien ou très mal, on se rattacherait à un intérêt général, on vivrait d'une idée, illusion ou sagesse. Mais tu vois où en sont les esprits, toi qui tempêtes avec énergie contre les trembleurs. Cela se dissipe, dis-tu? mais c'est pour recommencer! Qu'est-ce que c'est, qu'une société qui se paralyse au beau milieu de son expansion, parce que demain peut amener un orage? Jamais la pensée du danger n'a produit de pareilles démoralisations. Est-ce que nous sommes déchus à ce point qu'il faille nous prier de manger en nous jurant que rien ne viendra troubler notre digestion? Oui, c'est bête, c'est honteux. Est-ce le résultat du bien-être, et la civilisation va-t-elle nous pousser à cet égoïsme maladif et lâche?

Mon optimisme a reçu une rude atteinte dans ces derniers temps. Je me faisais une joie, un courage à l'idée de te voir ici. C'était comme une guérison que je mijotais; mais te voilà inquiet de ta chère vieille mère, et certes je n'ai pas à réclamer.

Enfin, si je peux, avant ton départ pour Paris, finir le Çadio auquel je suis attelée sous peine de n'avoir plus de quoi payer mon tabac et mes souliers, j'irai t'embrasser avec Maurice. Sinon, je t'espérerai pour le milieu de l'été. Mes enfants, tout déconfits de ce retard, veulent t'espérer aussi, et nous le désirons d'autant plus que ce sera signe de bonne santé pour la chère maman.

Maurice s'est replongé dans l'histoire naturelle; il veut se perfectionner dans les micros; j'apprends par contre-coup. Quand j'aurai fourré dans ma cervelle le nom et la figure de deux ou trois mille espèces imperceptibles, je serai bien avancée, n'est-ce pas? Eh bien, ces études-là sont de véritables pieuvres qui vous enlacent et qui vous ouvrent je ne sais quel infini. Tu demandes si c'est la destinée de l'homme de boire l'infini; ma foi, oui, n'en doute pas, c'est sa destinée, puisque c'est son rêve et sa passion.

Inventer, c'est passionnant aussi; mais quelle fatigue, après! Comme on se sent vidé et épuisé intellectuellement, quand on a écrivaillé des semaines et des mois sur cet animal à deux pieds qui a seul le droit d'être représenté dans les romans! Je vois Maurice tout rafraîchi et tout rajeuni quand il retourne à ses bêtes et à ses cailloux, et, si j'aspire à sortir de ma misère, c'est pour m'enterrer aussi dans les études qui, au dire des épiciers, ne-servent à rien. Ça vaut toujours mieux que de dire la messe et de sonner l'adoration du Créateur.

Est-ce vrai, ce que tu me racontes de G…? est-ce possible? je ne peux pas croire ça. Est-ce qu'il y aurait, dans l'atmosphère que la terre engendre en ce moment, un gaz, hilarant ou autre, qui empoigne tout à coup la cervelle et portera faire des extravagances, comme il y a eu, sous la première révolution, un fluide exaspérateur qui portait à commettre des cruautés? Nous sommes tombés de l'enfer du Dante dans celui de Scarron.

Que penses-tu, toi, bonne tête et bon coeur, au milieu de cette bacchanale? Tu es eu colère, c'est bien. J'aime mieux ça que si tu en riais; mais quand tu t'apaises et quand tu réfléchis?

Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l'honneur le devoir et la fatigue de vivre? Moi, je me rejette dans l'idée d'un éternel voyage dans des mondes plus amusants; mais il faudrait y passer vite et changer sans cesse. La vie que l'on craint tant de perdre est toujours trop longue pour ceux qui comprennent vite ce qu'ils voient. Tout s'y répète et s'y rabâche.

Je t'assure qu'il n'y a qu'un plaisir: apprendre ce qu'on ne sait pas, et un bonheur: aimer les exceptions. Donc, je t'aime et je t'embrasse tendrement.

Je suis inquiète de Sainte-Beuve. Quelle perte ce serait! Je suis contente si Bouilhet est content. Est-ce une position et une bonne?

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 30 mai 1867.

Te voilà chez toi, vieux de mon coeur, et il faudra que j'aille t'y embrasser avec Maurice. Si tu es toujours plongé dans le travail, nous ne ferons qu'aller et venir. C'est si près de Paris, qu'il ne faut point se gêner. Moi, j'ai fait Cadio, ouf!!! Je n'ai plus qu'à le relicher un peu. C'est une maladie que de porter si longtemps cette grosse machine dans sa trompette. J'ai été si interrompue par la maladie réelle, que j'ai eu de la peine à m'y remettre. Mais je me porte comme un charme depuis le beau temps et je vas prendre un bain de botanique.

Maurice en prend un d'entomologie. Il fait trois lieues avec un ami de sa force pour aller chercher, au milieu d'une lande immense, un animal qu'il faut regarder à la loupe. Voilà le bonheur! c'est d'être bien toqué. Mes tristesses se sont dissipées en faisant Cadio; à présent, je n'ai plus que quinze ans, et tout me paraît pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Ça durera ce que ça pourra. Ce sont des accès d'innocence, où l'oubli du mal équivaut à l'inexpérience de l'âge d'or.

Comment va la chère mère? Elle est heureuse de te retrouver près d'elle!

Et le roman? Il doit avancer, que diable! Marches-tu un peu? es-tu plus raisonnable?

L'autre jour, il y avait ici des gens pas trop bêtes qui ont parlé de Madame Bovary très bien, mais qui goûtaient moins Salammbô. Lina s'est mise dans une colère rouge, ne voulant pas permettre à ces malheureux la plus petite objection; Maurice a dû la calmer, et, là-dessus, il a très bien apprécié l'ouvrage, en artiste et en savant; si bien que les récalcitrants ont rendu les armes. J'aurais voulu écrire ce qu'il a dit. Il parle peu, et souvent mal; cette fois, c'était, extraordinairement réussi.

Je veux donc te dire non pas adieu, mais au revoir, dès que je pourrai. Je t'aime beaucoup, mon cher vieux, tu le sais. L'idéal serait de vivre à longues années avec un bon et grand coeur comme toi. Mais alors on ne voudrait plus mourir, et, quand on est vieux de fait comme moi, il faut bien se tenir prêt à tout.

Je t'embrasse tendrement, Maurice aussi. Aurore est la personne la plus douce et la plus farceuse. Son père la fait boire en disant: Dominus vobiscum! puis elle boit, et répond: Amen! La voilà qui marche. Quelle merveille que le développement d'un petit enfant! On n'a jamais fait cela. Suivi jour par jour, ce serait précieux à tous égards. C'est de ces choses que nous voyons tous sans les voir.

Adieu encore; pense à ton vieux troubadour, qui pense à toi sans cesse.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Nohant, 14 juin 1867.

Cher ami,

Je pars avec mon fils et sa femme pour passer quinze jours à Paris, peut-être plus si la reprise de Villemer me mène plus tard. Donc, ta bonne chère mère, que, je ne veux pas manquer, non plus, a tout le temps d'aller voir ses filles. J'attendrai à Paris que tu me dises si elle est de retour, ou bien, si je vous fais une vraie visite, vous me donnerez l'époque qui vous ira le mieux.

Mon intention, pour le moment, était tout bonnement d'aller passer une heure avec vous, et Lina était tentée d'en être; je lui aurais montré Rouen, et puis nous eussions été t'embrasser, pour revenir le soir à Paris; car la chère petite a toujours l'oreille et le coeur au guet quand elle est séparée d'Aurore, et ses jours de vacances lui sont comptés par une inquiétude continuelle que je comprends bien. Nous irons donc en courant te serrer les mains. Si cela ne se peut pas, j'irai seule plus tard quand le coeur t'en dira, et, si tu vas dans le Midi, je remettrai jusqu'à ce que tout s'arrange sans entraver en quoi que ce soit les projets de ta mère ou les tiens. Je suis très libre, moi. Donc, ne t'inquiète pas, et arrange ton été sans te préoccuper de moi.

J'ai trente-six projets aussi; mais je ne m'attache à aucun; ce qui m'amuse, c'est ce qui me prend et m'emmène à l'improviste. Il en est du voyage comme du roman: ce qui passe est ce qui commande. Seulement, quand on est à Paris, Rouen n'est pas un voyage, et je serai toujours à même, quand je serai là, de répondre à ton appel. Je me fais un peu de remords de te prendre des jours entiers de travail, moi qui ne m'ennuie jamais de flâner, et que tu pourrais laisser des heures entières sous un arbre, ou devant deux bûches allumées avec la certitude que j'y trouverai quelque chose d'intéressant. Je sais si bien vivre hors de moi! ça n'a pas toujours été comme ça. J'ai été jeune aussi et sujette aux indigestions. C'est fini!

Depuis que j'ai mis le nez dans la vraie nature, j'ai trouvé là un ordre, une suite, une placidité de révolutions qui manquent à l'homme, mais que l'homme peut, jusqu'à un certain point, s'assimiler, quand il n'est pas trop directement aux prises avec les difficultés de la vie qui lui est propre. Quand ces difficultés reviennent, il faut bien qu'il s'efforce d'y parer; mais, s'il a bu à la coupe du vrai éternel, il ne se passionne plus trop pour ou contre le vrai éphémère et relatif.

Mais pourquoi est-ce que je te dis cela? C'est que cela vient au courant de la plume; car, en y pensant bien, ton état de surexcitation est probablement plus vrai, ou tout au moins plus fécond et plus humain que ma tranquillité sénile. Je ne voudrais pas te rendre semblable à moi, quand même, au moyen d'une opération magique, je le pourrais. Je ne m'intéresserais pas à moi, si j'avais l'honneur de me rencontrer. Je me dirais que c'est assez d'un troubadour à gouverner et j'enverrais l'autre à Chaillot.

A propos de bohémiens, sais-tu qu'il y a des bohémiens de mer? J'ai découvert, aux environs de Tamaris, dans des rochers perdus, de grandes barques bien abritées, avec des femmes, des enfants, une population côtière, très restreinte, toute basanée; péchant pour manger, sans faire grand commerce; parlant une langue à part que les gens du pays ne comprennent pas; ne demeurant nulle part que dans ces grandes barques échouées sur le sable, quand la tempête les tourmente dans leurs anses de rochers; se mariant entre eux, inoffensifs et sombres, timides ou sauvages; ne répondant pas quand on leur parle. Je ne sais plus comment on les appelle. Le nom que l'on m'a dit a glissé, mais je pourrais me le faire redire. Naturellement les gens du pays les abominent et disent qu'ils n'ont aucune espèce de religion: si cela est, ils doivent être supérieurs à nous. Je m'étais aventurée toute seule au milieu d'eux. «Bonjour, messieurs.» Réponse: un léger signe de tête. Je regarde leur campement, personne ne se dérange. Il semble qu'on ne me voie pas. Je leur demande si ma curiosité les contrarie.—Un haussement d'épaules comme pour dire: «Qu'est-ce que ça nous fait?» Je m'adresse à un jeune garçon qui refaisait très adroitement des mailles à un filet; je lui montre une pièce de cinq francs en or. Il regarde d'un autre côté. Je lui en montre une en argent. Il daigne la regarder. «La veux-tu?» Il baisse le nez sur son ouvrage. Je la place près de lui, il ne bouge pas. Je m'éloigne, il me suit des yeux. Quand-il croit que je ne le vois plus, il prend la pièce, et va causer, avec un groupe. J'ignore ce qui se passe. J'imagine qu'on joint tout cela au fonds commun. Je me mets à herboriser à quelque distance, en vue, pour savoir si on viendra me demander autre chose ou me remercier. Personne ne bouge. Je retourne comme par hasard de leur côté, même silence, même indifférence. Une heure après, j'étais au haut de la falaise et je demandais au garde-côte ce que c'était que ces gens-là qui ne parlaient ni français, ni italien, ni patois. Il me dit alors le nom, que je n'ai pas retenu.

Dans son idée, c'étaient des Mores, restés à la côte depuis le temps des grandes invasions de la Provence, et il ne se trompait peut-être pas. Il me dit qu'il m'avait vue au milieu d'eux, du haut de son guettoir, et que j'avais eu tort, parce que c'étaient des gens capables de tout; mais, quand je lui demandai quel mal ils faisaient, il m'avoua qu'ils n'en faisaient aucun. Ils vivaient du produit de leur pêche et surtout des épaves qu'ils savaient recueillir avant les plus alertes. Ils étaient l'objet du plus parfait mépris. Pourquoi? Toujours la même histoire. Celui qui ne fait pas comme tout le monde ne peut faire que le mal.

Si tu vas dans ce pays-là, tu pourras peut-être en rencontrer à la pointe du Brusq. Mais ce sont des oiseaux de passage, et il y a des années où ils ne paraissent plus.

Je n'ai pas seulement aperçu le Paris-Guide. On me devait pourtant bien un exemplaire; car j'y ai donné quelque chose sans réclamer aucun payement. C'est à cause de ça, probablement, qu'on m'a oubliée. Pour conclure, je serai à Paris du 20 juin au 5 juillet. Donne-moi là de les nouvelles, toujours rue des Feuillantines,97. Je resterai peut-être davantage, mais je n'en sais rien. Je t'embrasse tendrement, mon grand vieux. Marche un peu, je t'en supplie. Je ne crains rien pour le roman; mais je crains pour le système nerveux prenant trop la place du système musculaire. Moi, je vais très bien, sauf des coups de foudre où je tombe sur mon lit pendant quarante-huit heures sans vouloir qu'on me parle. Mais c'est rare, et, pourvu que je ne me laisse pas attendrir pour qu'on me soigne, je me relève parfaitement guérie.

Tendresses de Maurice. L'entomologie l'a repris cette année; il trouve des merveilles. Embrasse ta mère pour moi et soigne-la bien. Je vous aime de tout mon coeur.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 6 août 1867.

Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature savetée. J'ai fini Cadio; il est depuis longtemps dans les pattes de Buloz. Je fais une autre machine [1] mais je n'y vois pas encore bien clair; que faire sans soleil et sans chaleur? C'est à présent que je devrais être à Paris, revoir l'Exposition à mon aise, et promener ta mère avec toi; mais il faut bien travailler, puisque je n'ai plus que ça pour vivre. Et puis les enfants! cette Aurore est une merveille. Il faut bien la voir, je ne la verrai peut-être pas longtemps, je ne me crois pas destinée à faire de bien vieux os: faut se dépêcher d'aimer!

Oui, tu as raison, c'est là ce qui me soutient. Cette crise d'hypocrisie amasse une rude réplique et on ne perd rien pour attendre. Au contraire, on gagne. Tu verras ça, toi qui es un vieux encore tout jeune. Tu as l'âge de mon fils. Vous rirez ensemble quand vous verrez dégringoler ce tas d'ordures.

Il ne faut pas être Normand, il faut venir nous voir plusieurs jours, tu feras des heureux; et, moi, ça me remettra du sang dans les veines et de la joie dans le coeur.

Aime toujours ton vieux troubadour et parle-lui de Paris; quelques mots quand tu as le temps.

Fais un canevas pour Nohant à quatre ou cinq personnages, nous te le jouerons.

On t'embrasse et on t'appelle.

 

NOTE :

[1] Mademoiselle Merquem.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 18 août 1867.

Où es-tu, mon cher vieux? Si par hasard tu étais à Paris dans les premiers jours de septembre, tâche que nous nous voyions. J'y passe trois jours et je reviens ici. Mais je n'espère pas t'y rencontrer. Tu dois être dans quelque beau pays, loin de Paris et de sa poussière. Je ne sais même pas si ma lettre te joindra. N'importe, si tu peux me donner de tes nouvelles, donne-m'en. Je suis au désespoir. J'ai perdu tout à coup, et sans le savoir malade, mon pauvre cher vieux ami Rollinat, un ange de bonté, de courage, de dévouement. C'est un coup de massue pour moi. Si tu étais là, tu me donnerais du courage; mais mes pauvres enfants sont-aussi consternés que moi: nous l'adorions, tout le pays l'adorait.

Porte-toi bien, toi, et pense quelquefois, aux amis absents. Nous t'embrassons tendrement. La petite va très bien, elle est charmante.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, août 1867.

Je te bénis, mon cher vieux pour la bonne pensée que tu as eue de venir; mais tu as bien fait de ne pas voyager malade. Ah! mon Dieu, je ne rêve que maladie et malheur: soigne-toi, mon vieux camarade. J'irai te voir si je peux me remonter; car, depuis ce nouveau coup de poignard, je suis faible et accablée et je traîne une espèce de fièvre. Je t'écrirai un mot de Paris. Si tu es empêché, tu me répondras par télégramme. Tu sais qu'avec moi, il n'y a pas besoin d'explications: je sais tout ce qui est empêchement dans la vie et jamais je n'accuse les coeurs que je connais. —Je voudrais que, dès à présent, si tu as un moment pour m'écrire, tu me dises où il faut que j'aille passer trois jours pour voir la côte normande sans tomber dans les endroits où va le monde. J'ai besoin, pour continuer mon roman, de voir un paysage de la Manche, dont tout le monde n'ait pas parlé, et où il y ait de vrais habitants chez eux, des paysans, des pécheurs, un vrai village dans un bon coin à rochers. Si tu étais en train, nous irions ensemble. Sinon ne t'inquiète pas de moi. Je vas partout et je ne m'inquiète de rien. Tu m'as dit que cette population des côtes était la meilleure du pays, qu'il y avait là de vrais bonshommes trempés. Il serait bon de voir leurs figures, leurs habits, leurs maisons et leur horizon. C'est assez pour ce que je veux faire, je n'en ai besoin qu'en accessoires; je ne veux guère décrire; il me suffit de voir, pour ne pas mettre un coup de soleil à faux. Comment va ta mère? as-tu pu la promener et la distraire un peu? Embrasse-la pour moi comme je t'embrasse.

Maurice t'embrasse; j'irai à Paris sans lui: il tombe au jury pour le 2 septembre jusqu'au… on ne sait pas. C'est une corvée. Aurore est très coquette de ses bras, elle te les offre à embrasser; ses mains sont des merveilles, et d'une adresse inouïe pour son âge.

Au revoir donc, si je peux me tirer bientôt de l'état où je suis. Le diable, c'est l'insomnie; on fait trop d'efforts le jour pour ne pas attrister les autres. La nuit, on retombe dans soi.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 10 septembre 1867.

Cher vieux,

Je suis inquiète, de n'avoir pas de tes nouvelles depuis cette indisposition dont tu me parlais. Es-tu guéri? Oui, nous irons voir les galets et les falaises, le mois prochain, si tu veux, si le coeur t'en dit. Le roman galope; mais je le saupoudrerai de couleur locale après coup.

En attendant, je suis encore ici, fourrée jusqu'au menton dans la rivière tous les jours, et reprenant mes forces tout à fait dans ce ruisseau froid et ombragé que j'adore, et où j'ai passé tant d'heures de ma vie à me refaire après les trop longues séances en tête-à-tête avec l'encrier. Je serai définitivement le 16 à Paris; le 17 à une heure, je pars pour Rouen et Jumièges, où m'attend, chez M. Lepel-Cointet, propriétaire, mon amie madame Lebarbier de Tinan; j'y resterai le 18 pour revenir à Paris le 19. Passerai-je si près de toi sans t'embrasser? J'en serai malade d'envie; mais je suis si absolument forcée de passer la soirée du 19 à Paris, que je ne sais pas si j'aurai le temps. Tu me le diras. Je peux recevoir un mot de toi le 16 à Paris, rue des Feuillantines, 97. Je ne serai pas seule: j'ai pour compagne de voyage une charmante jeune femme de lettres, Juliette Lamber. Si tu étais joli, joli, tu viendrais te promener à Jumièges le l9. Nous reviendrions ensemble, de manière que je puisse être à Paris à six heures du soir au plus tard. Mais, si tu es tant soit peu souffrant encore, ou plongé dans l'encre, prends que je n'ai rien dit et remettons à nous voir au mois prochain. Quant à la promenade d'hiver à la grève normande, ça me donne froid dans le dos, moi qui projette d'aller au golfe Jouan à cette époque-là!

J'ai été malade de la mort de mon pauvre Rollinat. Le corps est guéri, mais l'âme! Il me faudrait passer huit jours avec toi pour me retremper à de l'énergie tendre; car le courage froid et purement philosophique, ça me fait comme un cautère sur une jambe de bois.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Paris, mardi 1er octobre 1867.

D'où crois-tu que j'arrive? De Normandie! Une charmante occasion m'a enlevée il y a six jours. Jumièges m'avait passionnée. Cette fois, j'ai vu Étretat, Yport, le plus joli de tous les villages, Fécamp, Sàint-Valery, que je connaissais, et Dieppe, qui m'a éblouie; les environs, le château d'Arques, la cité de Limes, quels pays! J'ai donc repassé deux fois à deux pas de Croisset et je t'ai envoyé de gros baisers, toujours prête à retourner avec toi au bord de la mer ou à bavarder avec toi, chez toi, quand tu seras libre. Si j'avais été seule, j'aurais acheté une vieille guitare et j'aurais été chanter une romance sous la fenêtre de ta mère. Mais je ne pouvais te conduire une smala.

Je retourne à Nohant et je t'embrasse de tout mon coeur.

Je crois que les Bois-Doré vont bien, mais je n'en sais rien. J'ai une manière d'être à Paris, le long de la Manche, qui ne me met guère au courant de quoi que ce soit. Mais j'ai cueilli des gentianes dans les grandes herbes de l'immense oppidum de Limes avec une vue de mer un peu chouette. J'ai marché comme un vieux cheval: je reviens toute guillerette.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 12 octobre 1867.

J'ai envoyé ta lettre à Barbès; elle est bonne et brave comme toi. Je sais que le digne homme en sera heureux. Mais, moi, j'ai envie de me jeter par les fenêtres; car mes enfants ne veulent pas entendre parler de me laisser repartir si tôt. Oui; c'est bien bête d'avoir vu ton toit quatre fois sans y entrer. Mais j'ai des discrétions qui vont jusqu'à l'épouvante. L'idée de t'appeler à Rouen pour vingt minutes au passage m'est bien venue. Mais tu n'as pas, comme moi, un pied qui remue, et toujours prêt à partir. Tu vis dans ta robe de chambre, le grand ennemi de la liberté et de l'activité. Te forcer à t'habiller, à sortir, peut-être au milieu d'un chapitre attachant, et tout cela pour voir quelqu'un qui ne sait rien dire au vol et qui, plus il est content, tant plus il est stupide. Je n'ai pas osé. Me voilà forcée d'ailleurs d'achever quelque chose qui traîne, et, avant la dernière façon, j'irai encore en Normandie probablement. Je voudrais aller par la Seine à Honfleur: ce sera le mois prochain, si le froid ne me rend pas malade, et je tenterai, cette fois, de t'enlever en passant. Sinon, je te verrai du moins et puis j'irai en Provence.

Ah! si je pouvais t'enlever jusque-là! Et si tu pouvais, si tu voulais, durant cette seconde quinzaine d'octobre où tu vas être libre, venir me voir ici! C'était promis, et mes enfants en seraient si contents! Mais tu ne nous aimes pas assez pour ça, gredin que tu es! Tu te figures que tu as un tas d'amis meilleurs: tu te trompes joliment; c'est toujours les meilleurs qu'on néglige ou qu'on ignore.

Voyons, un peu de courage; on part de Paris à neuf heures un quart du matin, on arrive à quatre à Châteauroux, on trouve ma voiture, et on est ici à six pour dîner. Ce n'est pas le diable, et, une fois ici, on rit entre soi comme de bons ours; on ne s'habille pas, on ne se gêne pas, et on s'aime bien. Dis oui. Je t'embrasse. Et moi aussi, je m'embête d'un an sans te voir.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 28 octobre 1867.

Je viens de résumer en quelques pages mon impression de paysagiste sur ce que j'ai vu de la Normandie: cela a peu d'importance, mais j'ai pu y encadrer entre guillemets trois lignes de Salammbô qui me paraissent peindre le pays mieux que toutes mes phrases, et qui m'avaient toujours frappée comme un coup de pinceau magistral. En feuilletant pour retrouver ces lignes, j'ai naturellement relu presque tout, et je reste, convaincue que c'est un des plus beaux livres qui aient été faits depuis qu'on fait des livres.

Je me porte bien et je travaille vite et beaucoup, pour vivre de mes rentes cet hiver dans le Midi. Mais quels seront les délices de Cannes et où sera le coeur pour s'y plonger? J'ai l'esprit dans le pot au noir en songeant qu'à cette heure on se bat pour le pape. Ah! Isodore!

J'ai vainement tenté d'aller revoir ma Normandie ce mois-ci, c'est-à-dire mon gros cher ami de coeur. Mes enfants m'ont menacée de mort si je les quittais si vite. A présent, il nous arrive du monde. Il n'y a que toi qui ne parles pas d'arriver. Ce serait si bon pourtant! Je t'embrasse.

G. SAND.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Nohant, 5 décembre 1867.

Ton vieux troubadour est infect, j'en conviens. Il a travaillé comme un boeuf, pour avoir de quoi s'en aller, cet hiver, au golfe Jouan, et, au moment de partir, il voudrait rester. Il a de l'ennui de quitter ses enfants et la petite Aurore; mais il souffre du froid, il a peur de l'anémie et il croit faire son devoir en allant chercher une terre que la neige ne rende pas impraticable, et un ciel sous lequel on puisse respirer sans avoir des aiguilles dans le poumon.

Voilà.

Il a pensé à toi, probablement plus que toi à lui; car il a le travail bête et facile, et sa pensée trotte ailleurs, bien loin de lui et de sa tâche, quand sa main est lasse d'écrire. Toi, tu travailles pour de vrai et tu t'absorbes, et tu n'as pas dû entendre mon esprit, qui a fait plus d'une fois toc toc à la porte de ton cabinet pour te dire: C'est moi. Ou tu as dit: «C'est un esprit frappeur; qu'il aille au diable!»

Est-ce que tu ne vas pas venir à Paris? J'y passe du 15 au 20. J'y reste quelques jours seulement, et je me sauve à Cannes. Est-ce que tu y seras? Dieu le veuille! En somme, je me porte assez bien; j'enrage contre toi, qui ne veux pas venir à Nohant; je ne te le dis pas, parce que je ne sais pas faire de reproches. J'ai fait un tas de pattes de mouches sur du papier; mes enfants sont toujours excellents et gentils pour moi dans toute l'acception du mot; Aurore est un amour.

Nous avons ragé politique; nous tâchons de n'y plus penser et d'avoir patience. Nous parlons de toi souvent, et nous t'aimons. Ton vieux troubadour surtout, qui t'embrasse de tout son coeur, et se rappelle au souvenir de ta bonne mère.

G. SAND.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 31 décembre 1867.

Je ne suis pas dans ton idée qu'il faille supprimer le sein pour tirer l'arc. J'ai une croyance tout à fait contraire pour mon usage et que je crois bonne pour beaucoup d'autres, probablement pour le grand nombre. Je viens de développer mon idée là-dessus dans un roman qui est à la Revue et qui paraîtra après celui d'About.

Je crois que l'artiste doit vivre dans sa nature le plus possible. A celui qui aime la lutte, la guerre; à celui qui aime les femmes, l'amour; au vieux qui, comme moi, aime la nature, le voyage et les fleurs, les roches, les grands paysages, les enfants aussi, la famille, tout ce qui émeut, tout ce qui combat l'anémie morale.

Je crois que l'art a besoin d'une palette toujours débordante de tons doux ou violents suivant le sujet du tableau; que l'artiste est un instrument dont tout doit jouer avant qu'il joue des autres; mais tout cela n'est peut-être pas applicable à un esprit de ta sorte, qui a beaucoup acquis et qui n'a plus qu'à digérer. Je n'insisterai que sur un point; c'est que l'être physique est nécessaire à l'être moral et que je crains pour toi, un jour ou l'autre, une détérioration de la santé qui te forcerait à suspendre ton travail et à le laisser refroidir.

Enfin, tu viens à Paris au commencement de janvier et nous nous verrons; car je n'y vais qu'après le premier de l'an. Mes enfants m'ont fait jurer de passer avec eux ce jour-là, et je n'ai pas su résister, malgré un grand besoin de locomotion. Ils sont si gentils! Maurice est d'une gaieté et d'une invention intarissables. Il a fait de son théâtre de marionnettes une merveille de décors, d'effets, de trucs, et les pièces qu'on joue dans cette ravissante boîte sont inouïes de fantastique.

La dernière s'appelle «1870». On y voit Isidore avec Antonelli commandant les brigands de la Calabre pour reconquérir son trône et rétablir la papauté. Tout est à l'avenant; à la fin, la veuve Euphémie épouse le Grand Turc, seul souverain resté debout. Il est vrai que c'est un ancien démoc et on reconnaît qu'il n'est autre que Coqenbois, le grand tombeur masqué. Ces pièces-là durent jusqu'à deux heures du matin et on est fou en sortant. On soupe jusqu'à cinq heures. Il y a représentation deux fois par semaine et, le reste du temps on fait des trucs, et< la pièce continue avec les mêmes personnages, traversant les aventures les plus incroyables.

Le public se compose de huit ou dix jeunes gens, mes trois petits-neveux et les fils de mes vieux amis. Ils se passionnent jusqu'à hurler. Aurore n'est pas admise; ces jeux ne sont pas de son âge; moi, je m'amuse à en être éreintée. Je suis sûre que tu t'amuserais follement aussi; car il y a dans ces improvisations une verve et un laisser aller splendides, et les personnages sculptés par Maurice ont l'air d'être vivants, d'une vie burlesque, à la fois réelle et impossible; cela ressemble à un rêve. Voilà comme je vis depuis quinze jours que je ne travaille plus.

Maurice me donne cette récréation dans mes intervalles de repos, qui coïncident avec les siens. Il y porte autant d'ardeur et de passion que quand il s'occupe de science. C'est vraiment une charmante nature et on ne s'ennuie jamais avec lui. Sa femme aussi est charmante, toute ronde en ce moment; agissant toujours, s'occupant de tout, se couchant sur le sofa vingt fois par jour, se relevant pour courir à sa fille, à sa cuisinière, à son mari, qui demande un tas de choses pour son théâtre, revenant se coucher; criant qu'elle a mal et riant aux éclats d'une mouche qui vole; cousant des layettes, lisant des journaux avec rage, des romans qui la font pleurer; pleurant aussi aux marionnettes quand il y a un bout de sentiment, car il y en a aussi. Enfin, c'est une nature et un type: ça chante à ravir, c'est colère et tendre, ça fait des friandises succulentes pour nous surprendre, et chaque journée de notre phase de récréation est une petite fête qu'elle organise.

La petite Aurore s'annonce toute douce et réfléchie, comprenant d'une manière merveilleuse ce qu'on lui dit et cédant à la raison à deux ans. C'est très extraordinaire et je n'ai jamais vu cela. Ce serait même inquiétant si on ne sentait un grand calme dans les opérations de ce petit cerveau.

Mais comme je bavarde avec toi! Est-ce que tout ça t'amuse? Je le voudrais pour qu'une lettre de causerie te remplaçât un de nos soupers que je regrette aussi, moi, et qui seraient si bons ici avec toi, si tu n'étais un cul de plomb qui ne te laisses pas entraîner, à la vie pour la vie. Ah! quand on est en vacances, comme le travail, la logique, la raison semblent d'étranges balançoires! On se demande s'il est possible de retourner jamais à ce boulet.

Je t'embrasse tendrement, mon cher vieux et Maurice trouve ta lettre si belle, qu'il va en fourrer tout de suite des phrases et des mots dans la bouche de son premier philosophe. Il me charge de t'embrasser.

Madame Juliette Lamber [1] est vraiment charmante; tu l'aimerais beaucoup, et puis il y a là-bas 18 degrés au-dessus de O, et ici nous sommes dans la neige. C'est, dur; aussi, nous ne sortons guère, et mon chien lui-même ne veut pas aller dehors. Ce n'est pas le personnage le moins épatant de la société. Quand on l'appelle Badinguet, il se couche par terre honteux et désespéré, et boude toute la soirée.

 

NOTE :

[1] Depuis, madame Edmond Adam.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 21 juin 1868.

Me voilà encore à t'embêter avec l'adresse de M. Du Camp, que tu ne m'as jamais donnée. Je viens de lire son livre des Forces perdues; je lui avais promis de lui en dire mon avis et je lui tiens parole. Écris l'adresse, puis donne au facteur, et merci.

Te voilà seul aux prises avec le soleil, dans ta villa charmante!

Que ne suis-je la… rivière qui te berce de son doux murmure et qui t'apporte la fraîcheur dans ton antre! Je causerais discrètement avec toi entre deux pages de ton roman, et je ferais taire ce fantastique grincement de chaîne[1] que tu détestes et dont l'étrangeté ne me déplaisait pourtant pas. J'aime tout ce qui caractérise un milieu, le roulement des voitures et le bruit des ouvriers à Paris, les cris de mille oiseaux à la campagne, le mouvement des embarcations sur les fleuves. J'aime aussi le silence absolu, profond, et, en résumé, j'aime tout ce qui est autour de moi, n'importe où je suis; c'est de l'idiotisme auditif, variété nouvelle. Il est vrai que je choisis mon milieu et ne vais pas au Sénat.

Tout va bien chez nous, mon troubadour. Les enfants sont beaux, on les adore; il fait chaud, j'adore ça. C'est toujours la même rengaine que j'ai à le dire, et je t'aime comme le meilleur des amis et des camarades. Tu vois, ça n'est pas nouveau. Je garde bonne et forte impression de ce que tu m'as lu; ça m'a semblé si beau, qu'il n'est pas possible que ce ne soit pas bon. Moi, je ne fiche rien; la flânerie me domine. Ça passera; ce qui ne passera pas, c'est mon amitié pour toi.

Tendresses des miens, toujours.

 

NOTE :

[1] La chaîne du bateau remorqueur descendant ou remontant la Seine.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 31 juillet 1868.

Je t'écris à Croisset quand même, je doute que tu sois encore à Paris par cette chaleur de Tolède; à moins que les ombrages de Fontainebleau ne t'aient gardé. Quelle jolie forêt, hein? mais c'est surtout en hiver, sans feuilles, avec ses mousses fraîches, qu'elle a du chic. As-tu vu les sables d'Arbonne? il y a là un petit Sahara qui doit être gentil à l'heure qu'il est.

Nous, nous sommes très heureux ici. Tous les jours, un bain dans un ruisseau toujours froid et ombragé; le jour, quatre heures de travail; le soir, récréation et vie de polichinelle. Il nous est venu un Roman comique en tournée, partie de la troupe de l'Odéon, dont plusieurs vieux amis, à qui nous avons donné à souper à la Châtre: deux nuits de suite avec toute leur bande, après la représentation; chants et rires avec champagne frappé, jusqu'à trois heures du matin, au grand scandale des bourgeois, qui faisaient des bassesses pour en être. Il y avait là un drôle de comique normand, un vrai Normand qui nous a chanté de vraies chansons de paysans dans le vrai langage. Sais-tu qu'il y en a d'un esprit et d'un malin tout à fait gaulois? Il y a là une mine inconnue, des chefs-d'oeuvre de genre. Ça m'a fait aimer encore plus la Normandie. Tu connais peut-être ce comédien. Il s'appelle Fréville: c'est lui qui est chargé, dans le répertoire, de faire les valets lourdauds et de recevoir les coups de pied au c… Sorti du théâtre, c'est un garçon charmant et amusant comme dix. Ce que c'est que la destinée!

Nous avons eu chez nous des hôtes charmants, et nous avons mené joyeuse vie, sans préjudice des Lettres d'un voyageur dans la Revue, et des courses botaniques dans des endroits sauvages très étonnants. Le plus beau de l'affaire, ce sont les petites filles. Gabrielle, un gros mouton qui dort et rit toute la journée; Aurore, plus fine, des yeux de velours et de feu, parlant à trente mois comme les autres à cinq ans, et adorable en toute chose. On la retient pour qu'elle n'aille pas trop vite.

Tu m'inquiètes en me disant que ton livre accusera les patriotes de tout le mal; est-ce bien vrai, ça? et puis les vaincus! c'est bien assez d'être vaincu par sa faute sans qu'on vous crache au nez toutes vos bêtises. Aie pitié: il y a eu tant de belles âmes quand même! Le christianisme a été une toquade, et j'avoue qu'en tout temps, il est une séduction quand on n'en voit que le côté tendre; il prend le coeur. Il faut songer au mal qu'il a fait pour s'en débarrasser. Mais je ne m'étonne pas qu'un coeur généreux comme celui de Louis Blanc ait rêvé de le voir épuré et ramené à son idéal. J'ai eu aussi cette illusion; mais, aussitôt qu'on fait un pas dans le passé, on voit que ça ne peut pas se ranimer, et je suis bien sûre qu'a cette heure Louis Blanc sourit de son rêve. Il faut penser à cela aussi!

Il faut se dire que tous ceux qui avaient une intelligence ont terriblement marché depuis vingt ans et qu'il ne serait pas généreux de leur reprocher ce qu'ils se reprochent probablement à eux-mêmes.

Quant à Proudhon, je ne l'ai jamais cru de bonne foi. C'est un rhéteur de génie, à ce qu'on dit. Moi, je ne le comprends pas: c'est un spécimen d'antithèse perpétuelle, sans solution. Il me fait l'effet d'un de ces sophistes dont se moquait le vieux Socrate.

Je me fie à toi pour le sentiment du généreux. Avec un mot de plus ou de moins, on peut donner le coup de fouet sans blessure quand la main est douce dans la force. Tu es si bon, que tu ne peux pas être méchant.

Irai-je à Croisset cet automne? Je commence à craindre que non et que Cadio ne soit en répétition. Enfin je tâcherai de m'échapper de Paris, ne fût-ce qu'un jour.

Mes enfants t'envoient des amitiés. Ah diable! il y a eu une jolie prise de bec pour Salammbô; quelqu'un que tu ne connais pas se permettait de ne pas aimer ça. Maurice l'a traité de bourgeois, et, pour arranger l'affaire, la petite Lina, qui est rageuse, a déclaré que son mari avait eu tort de dire un mot pareil, vu qu'il aurait dû dire imbécile. Voilà. Je me porte comme un Turc. Je t'aime et je t'embrasse.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBEKT, A CROISSET

Paris, août 1868

Pour le coup, cher ami, il y a une rafle sur les correspondances. De tous les côtés, on me reproche à tort de ne pas répondre. Je t'ai écrit de Nohant, il y a environ quinze jours, que je partais pour Paris, afin de m'occuper de Cadio:—et, je repars pour Nohant, demain dès l'aurore, pour revoir mon Aurore. J'ai écrit, depuis huit jours, quatre tableaux du drame, et ma besogne est finie jusqu'à la fin des répétitions, dont mon ami et collaborateur, Paul Meurice, veut bien se charger. Tous ses soins n'empêchent pas que les débrouillagés du commencement ne soient qu'un affreux gâchis. Il faut voir les difficultés de monter une pièce, pour y croire, et, si l'on n'est pas cuirassé d'humour et de gaieté intérieure pour étudier la nature humaine, dans les individus réels que va recouvrir la fiction, il y a de quoi rager. Mais je ne rage plus, je ris; je connais trop tout ça, pour m'en émouvoir et je t'en conterai de belles quand nous nous verrons.

Comme je suis optimiste quand même, je considère le bon côté des choses et dès gens; mais la vérité est que tout est mal et que tout est bien en ce monde.

La pauvre THUILLIER n'est pas brillante de santé; mais elle espère porter le fardeau du travail encore une fois. Elle a besoin de gagner sa vie, elle est cruellement pauvre. Je te disais, dans ma lettre perdue, que Sylvanie[1] avait passé quelques jours à Nohant. Elle est plus belle que jamais el bien ressuscitée après une terrible maladie.

Croirais-tu que je n'ai pas vu Sainte-Beuve? que j'ai eu tout juste ici le temps de dormir un peu et de manger à la hâte? C'est comme ça. Je n'ai entendu parler de qui que ce soit en dehors du théâtre et des comédiens. J'ai eu des envies folles de tout lâcher et d'aller te surprendre deux heures; mais on ne m'a pas laissé un jour sans me tenir aux arrêts forcés.

Je reviendrai ici à la fin du mois, et, quand on jouera Cadio, je te supplierai de venir passer ici vingt-quatre heures pour moi. Le voudras-tu? Oui; tu es trop bon troubadour pour me refuser. Je t'embrasse de tout mon coeur, ainsi que ta chère maman. Je suis heureuse qu'elle aille bien.

G. SAND.

 

NOTE :

[1] Madame Arnould-Plessy.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Nohant, 18 septembre 1868.

Ce sera, je crois, pour le 8 le ou 10 octobre. Le directeur annonce pour le 26 septembre. Mais cela paraît impossible à tout le monde. Rien n'est prêt; je serai prévenue, je te préviendrai. Je suis venue passer ici les jours de répit que mon collaborateur, très consciencieux et très dévoué, m'accorde. Je reprends un roman sur le théâtre dont j'avais laissé une première partie sur mon bureau, et je me flanque tous les jours dans un petit torrent glacé qui me bouscule et me fait dormir comme un bijou. Qu'on est donc bien ici, avec ces deux petites filles qui rient et causent du matin au soir comme des oiseaux, et qu'on est bête d'aller composer et monter des fictions, quand la réalité est si commode et si bonne! Mais on s'habitue à regarder tout ça comme une consigne militaire, et on va au feu sans se demander si on sera tué ou blessé. Tu crois que ça me contrarie? Non, je t'assure; mais ça ne m'amuse pas non plus. Je vas devant moi, bête comme un chou et patiente comme un Berrichon. Il n'y a d'intéressant, dans ma vie à moi, que les autres. Te voir à Paris bientôt me sera plus doux que mes affaires ne me seront embêtantes. Ton roman m'intéresse plus que tous les miens. L'impersonnalité, espèce d'idiotisme qui m'est propre, fait de notables progrès. Si je ne me portais bien, je croirais que c'est une maladie. Si mon vieux coeur ne devenait tous les jours plus aimant, je croirais que c'est de l'égoïsme; bref, je ne sais pas, c'est comme ça. J'ai eu du chagrin ces jours-ci, je te le disais dans la lettre que tu n'as pas reçue. Une personne que tu connais, que j'aime beaucoup, s'est faite dévote, oh! mais, dévote extatique, mystique, moliniste, que sais-je? Je suis sortie de ma gangue, j'ai tempêté, je lui ai dit les choses les plus dures, je me suis moquée. Rien n'y fait, ça lui est bien égal. Le Père *** remplace pour elle toute amitié, toute estime; comprend-on cela? un très noble esprit, une vraie intelligence; un digne caractère! et voilà! T*** est dévote aussi, mais sans être changée; elle n'aime pas les prêtres, elle ne croit pas au diable, c'est une hérétique sans le savoir. Maurice et Lina sont furieux contre l'autre Ils ne l'aiment plus du tout. Moi, ça me fait beaucoup de peine de ne plus l'aimer.

Nous t'aimons, nous t'embrassons.

Je te remercie de venir à Cadio.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 20 novembre 1868.

Tu me dis «Quand se verra-t-on?» Vers le 15 décembre, ici, nous baptisons protestantes nos, deux fillettes. C'est l'idée de Maurice, qui s'est marié devant le pasteur, et qui ne veut pas de persécution et d'influence catholique autour de ses filles. C'est notre ami Napoléon qui est le parrain d'Aurore; moi qui suis la marraine. Mon neveu est le parrain de l'autre. Tout cela se passe entre nous, en famille. Il faut venir, Maurice le veut, et, si tu dis non, tu lui feras beaucoup de peine. Tu apporteras ton roman, et, dans une éclaircie, tu me le liras; ça te fera du bien de le lire à qui écoute bien. On se résume et on se juge mieux. Je connais ça. Dis oui à ton vieux troubadour, il t'en saura un gré soigné.

Je t'embrasse six fois, si tu dis oui.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 21 décembre 1868.

Certainement que je te boude et que je t'en veux, non pas par exigence ni par égoïsme, mais, au contraire, parce que nous avons été joyeux et hilares, et que tu n'as pas voulu te distraire et t'amuser avec nous. Si c'était pour t'amuser ailleurs, tu serais pardonné d'avance; mais c'est pour t'enfermer, pour te brûler le sang, et encore pour un travail que tu maudis, et que—voulant et devant le faire quand même—tu voudrais pouvoir faire à ton aise et sans t'y absorber.

Tu me dis que tu es comme ça. Il n'y a rien à dire; mais on peut bien se désoler d'avoir pour ami qu'on adore un captif enchaîné loin de soi, et que l'on ne peut pas délivrer. C'est peut-être un peu coquet de ta part, pour te faire plaindre et aimer davantage. Moi qui ne suis pas enterrée dans la littérature, j'ai beaucoup ri et vécu dans ces jours de fête, mais en pensant toujours à toi et en parlant de toi avec l'ami du Palais-Royal, qui eût été heureux de te voir et qui t'aime et t'apprécie beaucoup. Tourguenef a été plus heureux que nous, puisqu'il a pu t'arracher à ton encrier. Je le connais très peu, lui, mais je le sais par coeur. Quel talent! et comme c'est original et trempe! Je trouve que les étrangers font mieux que nous. Ils ne posent pas, et nous, ou nous nous drapons, ou nous nous vautrons; le Français n'a plus de milieu social, il n'a plus de milieu intellectuel.

Je t'en excepte, toi qui te fais une vie d'exception, et je m'en excepte à cause du fonds de bohème insouciante qui m'a été départi; mais, moi, je ne sais pas soigner et polir, et j'aime trop la vie, je m'amuse trop à la moutarde et à tout ce qui n'est pas le dîner, pour être jamais un littérateur. J'ai eu des accès, ça n'a pas duré. L'existence où on ne connaît plus son moi est si bonne, et la vie où on ne joue pas de rôle est une si jolie pièce à regarder et à écouter! Quand il faut donner de ma personne, je vis de courage et de résolution, mais je ne m'amuse plus.

Toi, troubadour enragé, je te soupçonne de t'amuser du métier plus que de tout au monde. Malgré ce que tu en dis, il se pourrait bien que l'art fut ta seule passion, et que ta claustration, sur laquelle je m'attendris comme une bête que je suis, fût ton état de délices. Si c'est comme ça, tant mieux, alors; mais avoue-le, pour me consoler.

Je te quitte pour habiller les marionnettes, car on a repris les jeux et les ris avec le mauvais temps, et en voilà pour une partie de l'hiver, je suppose. Voilà l'imbécile que tu aimes et que tu appelles maître. Un joli maître, qui aime mieux s'amuser que travailler!

Méprise-moi profondément, mais aime-moi toujours. Lina me charge de te dire que tu n'es qu'un pas grand'chose, et Maurice est furieux aussi; mais on t'aime malgré soi et on t'embrasse tout de même. L'ami Plauchut veut qu'on le rappelle à ton souvenir; il t'adore aussi.

A toi, gros ingrat.

J'avais lu la bourde du Figaro et j'en avais ri. Il parait que ça a pris des proportions grotesques. Moi, on m'a flanqué dans les journaux un petit-fils à la place de mes deux fillettes et un baptême catholique à la place d'un baptême protestant. Ça ne fait rien, il faut bien mentir un peu pour se distraire.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT. A CROISSET

Nohant, 17 janvier 1869.

L'individu nommé George Sand se porte bien; il savoure le merveilleux hiver qui règne en Berry, cueille des fleurs, signale des anomalies botaniques intéressantes, coud des robes et des manteaux pour sa belle-fille, des costumes de marionnettes, découpe des décors, habille des poupées, lit de la musique, mais surtout passe des heures avec sa petite Aurore, qui est une fillette étonnante. Il n'y a pas d'être plus calme et plus heureux dans son intérieur que ce vieux troubadour retiré des affaires, qui chante de temps en temps sa petite romance à la lune, sans grand souci de bien ou mal chanter, pourvu qu'il dise le motif qui lui trotte dans la tête, et qui, le reste du temps, flâne délicieusement. Ça n'a pas été toujours si bien que ça. Il a eu la bêtise d'être jeune; mais, comme il n'a point fait de mal, ni connu les mauvaises passions, ni vécu pour la vanité, il a le bonheur d'être paisible et de s'amuser de tout.

Ce pâle personnage a le grand loisir de t'aimer de tout son coeur, de ne point passer un jour sans penser à l'autre vieux troubadour, confiné dans sa solitude en artiste enragé, dédaigneux de tous les plaisirs de ce monde, ennemi de la flânerie et de ses douceurs. Nous sommes, je crois, les deux travailleurs les plus différents qui existent; mais, puisqu'on s'aime comme ça, tout va bien. Puisqu'on pense l'un à l'autre à la même heure, c'est qu'on a besoin de son contraire; on se complète en s'identifiant par moments à ce qui n'est pas soi.

Je t'ai dit, je crois, que j'avais fait une pièce en revenant de Paris. Ils l'ont trouvée bien; mais je ne veux pas qu'on la joue au printemps, et leur fin d'hiver est remplie, à moins que la pièce qu'ils répètent ne tombe. Comme je ne sais pas faire de voeux pour le mal de mes confrères, je ne suis pas pressée et mon manuscrit est sur la planche. J'ai le temps. Je fais mon petit roman de tous les ans, quand j'ai une ou deux heures par jour pour m'y remettre; il ne me déplait pas d'être empêchée d'y penser. Ça le mûrit. J'ai toujours avant de m'endormir, un petit quart d'heure agréable pour le continuer dans ma tête; voilà!

Je ne sais rien, mais rien de l'incident Sainte-Beuve; je reçois une douzaine de journaux dont je respecte tellement la bande, que, sans Lina, qui me dit de temps en temps les nouvelles principales, je ne saurais pas si Isidore est encore de ce monde.

Sainte-Beuve est extrêmement colère, et, en fait d'opinions, si parfaitement sceptique, que je ne serai jamais étonnée, quelque chose qu'il fasse, dans un sens ou dans l'autre. Il n'a pas toujours été comme ça, du moins tant que ça; je l'ai connu plus croyant et plus républicain que je ne l'étais alors. Il était maigre, pâle et doux; comme on change! Son talent, son savoir, son esprit ont grandi immensément, mais j'aimais mieux son caractère. C'est égal, il y a encore bien dû bon. Il y a l'amour et le respect des lettres, et il sera le dernier des critiques. Le critique proprement dit disparaîtra. Peut-être n'a-t-il plus sa raison d'être. Que t'en semble?

Il paraît que tu étudies le pignouf; moi, je le fuis, je le connais trop. J'aime le paysan berrichon qui ne l'est pas, qui ne l'est jamais, même quand il ne vaut pas grand'chose; le mot pignouf a sa profondeur; il a été créé pour le bourgeois exclusivement, n'est-ce pas? Sur cent bourgeoises de province, quatre-vingt-dix sont pignouflardes renforcées, même avec de jolies petites mines, qui annonceraient des instincts délicats. On est tout surpris de trouver un fond de suffisance grossière dans ces fausses dames. Où est la femme maintenant? Ça devient une excentricité dans le monde.

Bonsoir, mon troubadour; je t'aime et je t'embrasse bien fort; Maurice aussi.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Nohant, 11 février 1869.

Pendant que tu trottes pour ton roman, j'invente tout ce que je peux pour ne pas faire le mien. Je me laisse aller à des fantaisies coupables, une lecture m'entraîne et je me mets à barbouiller du papier qui restera dans mon bureau et ne me rapportera rien. Ça m'a amusé ou plutôt ça m'a commandé, car c'est en vain que je lutterais contre ces caprices; ils m'interrompent et m'obligent… Tu vois que je n'ai pas la force que tu crois.

Tu dis de très bonnes choses sur la critique. Mais, pour la faire comme tu dis, il faudrait des artistes, et l'artiste est trop occupé de son oeuvre pour s'oublier à approfondir celle des autres.

Mon Dieu, quel beau temps! En jouis-tu au moins de ta fenêtre? Je parie que le tulipier est en boutons. Ici, pêchers et abricotiers sont en fleurs. On dit qu'ils seront fricassés; ça ne les empêche pas d'être jolis et de ne pas se tourmenter.

Nous avons fait notre carnaval de famille: la nièce, les petits neveux, etc. Nous tous avons revêtu des déguisements; ce n'est pas difficile ici, il ne s'agît que de monter au vestiaire et on redescend en Cassandre, en Scapin, en Mezzetin, en Figaro, en Basile, etc., tout cela exact et très joli. La perle, c'était Lolo en petit Louis XIII satin cramoisi, rehaussé de satin blanc frangé et galonné d'argent. J'avais passé trois jours à faire ce costume avec un grand chic; c'était si joli et si drôle sur cette fillette de trois ans, que nous étions tous stupéfiés à la regarder. Nous avons joué ensuite des charades, soupé, folâtré jusqu'au jour. Tu vois que, relégués dans un désert, nous gardons pas mal de vitalité. Aussi je retarde tant que je peux le voyage à Paris et le chapitre des affaires. Si tu y étais, je ne me ferais pas tant tirer l'oreille. Mais tu y vas à la fin de mars et je ne pourrai tirer la ficelle jusque-là. Enfin, tu jures de venir cet été et nous y comptons absolument. J'irai plutôt te chercher par les cheveux.

Je t'embrasse de toute ma force sur ce bon espoir.

 

 

 

 

À GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 21 février 1869.

Je suis toute seule à Nohant, comme tu es tout seul à Croisset. Maurice et Lina sont partis pour Milan, pour voir Calamatta dangereusement malade. S'ils ont la douleur de le perdre, il faudra que, pour liquider ses affaires, ils aillent à Rome; un ennui sur un chagrin, c'est toujours comme cela. Cette brusque séparation a été triste, ma pauvre Lina pleurant de quitter ses filles et pleurant de ne pas être auprès de son père. On m'a laissé les enfants, que je quitte à peine et qui ne me laissent travailler que quand ils dorment; mais je suis encore heureuse d'avoir ce soin sur les bras pour me consoler. J'ai tous les jours, en deux heures, par télégramme, des nouvelles de Milan. Le malade est mieux; mes enfants ne sont encore qu'à Turin aujourd'hui et ne savent pas encore ce que je sais ici. Comme ce télégraphe change les notions de la vie, et, quand les formalités et formules seront encore simplifiées, comme l'existence sera pleine de faits et dégagée d'incertitudes!

Aurore, qui vit d'adorations sur les genoux de son père et de sa mère et qui pleure tous les jours quand je m'absente, n'a pas demandé une seule fois où ils étaient. Elle joue et rit, puis s'arrête; ses grands beaux yeux se fixent, elle dit: Mon père? Une autre fois, elle dit: Maman? Je la distrais, elle n'y songe plus, et puis elle recommence. C'est très mystérieux, les enfants! ils pensent sans comprendre. Il ne faudrait qu'une parole triste pour faire sortir son chagrin. Elle le porte sans savoir. Elle me regarde dans les yeux pour voir si je suis triste ou inquiète; je ris et elle rit. Je crois qu'il faut tenir la sensibilité endormie le plus longtemps possible et qu'elle ne me pleurerait jamais si on ne lui parlait pas de moi.

Quel est ton avis, à toi qui as élevé une nièce intelligente et charmante? Est-il bon de les rendre aimants et tendres de bonne heure? J'ai cru cela autrefois: j'ai eu peur en voyant Maurice trop impressionnable et Solange trop le contraire et réagissant. Je voudrais qu'on ne montrât aux petits que le doux et le bon de la vie, jusqu'au moment où la raison peut les aider à accepter ou à combattre le mauvais. Qu'est-ce que tu en dis?

Je t'embrasse et te demande de me dire quand tu iras à Paris, mon voyage étant retardé, vu que mes enfants peuvent être un mois absents. Je pourrai peut-être me trouver avec toi à Paris.

TON VIEUX SOLITAIRE.

Quelle admirable définition je retrouve avec surprise dans le fataliste
Pascal:

«La nature agit par progrès, itus et reditus. Elle passe et revient, puis va plus loin, puis deux fois moins, puis plus que jamais.»

Quelle manière de dire, hein? Comme la langue fléchit, se façonne, s'assouplit et se condense sous cette patte grandiose!

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 2 avril 1869.

Cher ami de mon coeur, nous voici redevenus calmes. Mes enfants me sont arrivés bien fatigués. Aurore a été un peu malade. La mère de Lina est venue s'entendre avec elle pour leurs affaires. C'est une loyale et excellente femme, très artiste et très aimable. J'ai eu aussi un gros rhume, mais tout se remet, et nos charmantes fillettes consolent leur petite mère. S'il faisait moins mauvais temps et si j'étais moins enrhumée, je me rendrais tout de suite à Paris, car je veux t'y trouver. Combien de temps y restes-tu? Dis-moi vite.

Je serai bien contente de renouer connaissance avec Tourguenef, que j'ai un peu connu sans l'avoir lu, et que j'ai lu depuis avec une admiration entière. Tu me parais l'aimer beaucoup: alors je l'aime aussi, et je veux que, quand ton roman sera fini, tu l'amènes chez nous. Maurice aussi le connaît et l'apprécie beaucoup, lui qui aime ce qui ne ressemble pas aux autres.

Je travaille à mon roman de cabotins, comme un forçat. Je tâche que cela soit amusant et explique l'art; c'est une forme nouvelle pour moi et qui m'amuse. Ça n'aura peut-être aucun succès. Le goût du jour est aux marquises et aux lorettes; mais qu'est-ce que ça fait?—Tu devrais bien me trouver un titre qui résumât cette idée: le roman comique moderne[1].

Mes enfants t'envoient leurs tendresses; ton vieux troubadour embrasse son vieux troubadour.

Réponds vite combien tu comptes rester à Paris.

Tu dis que tu payes des notes et que tu es agacé. Si tu as besoin de quibus, j'ai pour le moment quelques sous à toucher. Tu sais que tu m'as offert une fois de me prêter et que, si j'avais été gênée, j'aurais accepté. Dis toutes mes amitiés à Maxime Du Camp et remercie-le de ne pas m'oublier.

 

NOTE :

[1] Pierre, qui roule.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 15 novembre 1869.

Qu'est-ce que tu deviens, mon vieux troubadour chéri? tu corriges tes épreuves comme un forçat, jusqu'à la dernière minute? On annonce ton livre pour demain depuis deux jours. Je l'attends avec impatience, car tu auras soin de ne pas m'oublier? On va te louer et t'abîmer; tu t'y attends. Tu as trop de vraie supériorité pour n'avoir pas des envieux et tu t'en bats l'oeil, pas vrai? Et moi aussi pour toi. Tu es de force à être stimulé par ce qui abat les autres. Il y aura du pétard, certainement; ton sujet va être tout à fait de circonstance en ce moment de Régimbards. Les bons progressistes, les vrais démocrates t'approuveront. Les idiots seront furieux, et tu diras: «Vogue la galère!»

Moi, je corrige aussi les épreuves de Pierre qui roule et je suis à la moitié d'un roman nouveau qui ne fera pas grand bruit; c'est tout ce que je demande pour le quart d'heure. Je fais alternativement mon roman, celui qui me plaît et celui qui ne déplaît pas autant à la Revue, et qui me plaît fort peu. C'est arrangé comme cela; je ne sais pas si je ne me trompe pas. Peut-être ceux que je préfère sont-ils les plus mauvais. Mais j'ai cessé de prendre souci de moi, si tant est que j'en aie jamais eu grand souci. La vie m'a toujours emportée hors de moi et elle m'emportera jusqu'à la fin. Le coeur est toujours pris au détrimen de la tête. A présent, ce sont les enfants qui mangent tout mon intellect; Aurore est un bijou, une nature devant laquelle je suis en admiration; ça durera-t-il comme ça?

Tu vas passer l'hiver à Paris, et, moi, je ne sais pas quand j'irai. Le succès du Bâtard continue; mais je ne m'impatiente pas; tu as promis de venir dès que tu serais libre, à Noël, au plus tard, faire réveillon avec nous. Je ne pense qu'à ça, et, si tu nous manques de parole, ça sera un désespoir ici. Sur ce, je t'embrasse à plein coeur comme je t'aime.

G. SAND.

 

NOTE :

[1] Malgré tout.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 30 novembre 1869.

Cher ami,

J'ai voulu relire ton livre[1]; ma belle-fille l'a lu aussi, et quelques-uns de mes jeunes gens, tous lecteurs de bonne foi et de premier jet—et pas bêtes du tout. Nous sommes tous du même avis, que c'est un beau livre, de la force des meilleurs de Balzac et plus réel, c'est-à-dire plus fidèle à la vérité d'un bout à l'autre.

Il faut le grand art, la forme exquise et la sévérité de ton travail pour se passer des fleurs de la fantaisie. Tu jettes pourtant la poésie à pleines mains sur ta peinture, que tes personnages la comprennent ou non. Rosanette à Fontainebleau ne sait sur quelle herbe elle marche, et elle est poétique quand même.

Tout cela est d'un maître et ta place est bien conquise pour toujours. Vis donc tranquille autant que possible, pour durer longtemps et produire beaucoup.

J'ai vu deux bouts d'article qui ne m'ont pas eu l'air en révolte contre ton succès; mais je ne sais guère ce qui se passe; la politique me paraît absorber tout.

Tiens-moi au courant. Si on ne te rendait pas justice, je me fâcherais et je dirais ce que je pense. C'est mon droit.

Je ne sais au juste quand, mais, dans le courant du mois, j'irai sans doute t'embrasser et te chercher, si je peux te démarrer de Paris. Mes enfants y comptent toujours, et, tous, nous t'envoyons nos louanges et nos tendresses.

À toi, mon vieux troubadour.

G. SAND.

 

NOTE :

[1] L'Éducation sentimentale.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET.

Nohant, 4 décembre 1869.

J'ai refait aujourd'hui et ce soir mon article[1]. Je me porte mieux, c'est un peu plus clair. J'attends demain ton télégramme. Si tu n'y mets pas ton veto, j'enverrai l'article à Ulbach, qui, le 15 de ce mois, ouvre son journal, et qui m'a écrit ce matin pour me demander avec instance un article quelconque. Ce premier numéro sera, je pense, beaucoup lu, et ce serait une bonne publicité. Michel Lévy serait meilleur juge que nous de ce qu'il y a de plus utile à faire: consulte-le.

Tu sembles étonné de la malveillance. Tu es trop naïf. Tu ne sais pas combien ton livre est original, et ce qu'il doit froisser de personnalités par la force qu'il contient. Tu crois faire des choses qui passeront comme une lettre à la poste; ah bien, oui!

J'ai insisté sur le dessin de ton livre; c'est ce que l'on comprend le moins et c'est ce qu'il y a de plus fort. J'ai essayé de faire comprendre aux simples comment ils doivent lire; car ce sont les simples qui font les succès. Les malins ne veulent pas du succès des autres. Je ne me suis pas occupée des méchants; ce serait leur faire trop d'honneur.

Quatre heures. Je reçois ton télégramme et j'envoie mon manuscrit à
Girardin.

G. SAND.

 

NOTE :

[1] Sur l'Éducation sentimentale.

 

 

 

 

A M. GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 11 décembre 1869.

Je ne vois pas paraître mon article et il en paraît d'autres qui sont mauvais et injustes. Les ennemis sont toujours mieux servis que les amis. Et puis, quand une grenouille commence à coasser, toutes les autres s'en mêlent. Un certain respect violé, c'est à qui sautera sur les épaules de la statue; c'est toujours comme ça. Tu subis les inconvénients d'une manière qui n'est pas encore consacrée par la routine et c'est à qui se fera idiot pour ne pas comprendre.

L'impersonnalité absolue est discutable, et je ne l'accepte pas absolument; mais j'admire que Saint-Victor, qui l'a tant prêchée et qui a abîmé mon théâtre parce qu'il n'était pas impersonnel, t'abandonne au lieu de te défendre. La critique ne sait plus où elle en est; trop de théorie!

Ne t'embarrasse pas de tout cela et va devant toi. N'aie pas de système, obéis à ton inspiration.

Voilà le beau temps, chez nous du moins, et nous nous préparons à nos fêtes de Noël en famille, au coin du feu. J'ai dit à Plauchut de tâcher de t'enlever; nous t'attendons. Si tu ne peux venir avec lui, viens du moins faire le réveillon et te soustraire au jour de l'an de Paris; c'est si ennuyeux!

Lina me charge de te dire qu'on t'autorisera à ne pas quitter ta robe de chambre et tes pantoufles. Il n'y a pas de dames, pas d'étrangers. Enfin tu nous rendras bien heureux et il y a longtemps que tu promets.

Je t'embrasse et suis encore plus en colère que toi de ces attaques, mais non démontée, et, si je t'avais là, nous nous remonterions si bien, que tu repartirais de l'autre jambe tout de suite pour un nouveau roman.

Je t'embrasse.

Ton vieux troubadour,

G. SAND.

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 17 décembre 1869

Plauchut nous écrit que tu promets de venir le 24. Viens donc le 23 au soir, pour être reposé dans la nuit du 24 au 25 et faire réveillon avec nous. Autrement tu arriveras de Paris fatigué et endormi, et nos bêtises ne t'amuseront pas. Tu viens chez des enfants, je t'en avertis, et, comme tu es bon et tendre, tu aimes les enfants. Plauchut t'a-t-il dit d'apporter ta robe de chambre et les pantoufles, parce que nous ne voulons pas te condamner à la toilette? J'ajoute que je compte que tu apporteras quelque manuscrit. La féerie refaite, Saint-Antoine, ce qu'il y a de fait. J'espère bien que tu es en train de travailler. Les critiques sont un défi qui stimule.

Ce pauvre Saint René Taillandier est aussi cuistre que la Revue. Sont-ils assez pudiques, dans cette pyramide? Je bisque un peu contre Girardin. Je sais bien que je n'ai pas de puissance dans les lettres, je ne suis pas assez lettrée pour ces messieurs; mais le bon public me lit et m'écoute un peu quand même.

Si tu ne venais pas, nous serions désolés et tu serais un gros ingrat.
Veux-tu que je t'envoie une voiture à Châteauroux le 23 à quatre heures?
J'ai peur que tu ne sois mal dans cette patache qui fait le service, et
il est si facile de t'épargner deux heures et demie de malaise!

Nous t'embrassons pleins d'espérance. Je travaille comme un boeuf pour avoir fini mon roman et n'y plus penser une minute quand tu seras là.

G. SAND.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 18 décembre 1869.

Les femmes s'en mêlent aussi? Viens donc oublier cette persécution à nos cent mille lieues de la vie littéraire et parisienne; ou, plutôt, viens t'en réjouir; car ces grands éreintements sont l'inévitable consécration d'une grande valeur. Dis-toi bien que ceux qui n'ont pas passé par là restent bons pour l'Académie.'

Nos lettres, se sont croisées. Je te priais, je te prie encore de venir, non pas la veille de Noël, mais l'avant-veille pour faire réveillon le lendemain soir, la veille c'est-à-dire le 24. Voici le programme: On dîne à six heures juste, on fait l'arbre de Noël et les marionnettes pour les enfants, afin qu'ils puissent se coucher à neuf heures. Après ça, on jabote et on soupe à minuit. Or la diligence arrive au plus tôt ici à six heures et demie; ce qui rendrait impossible la grande joie de nos petites, trop attardées. Donc, il faut partir jeudi 23 à neuf heures du matin, afin qu'on se voie à l'aise, qu'on s'embrasse tous à loisir, et qu'on ne soit pas dérangé de la joie de ton arrivée par des fanfans impérieux et fous.

Il faut rester avec nous bien longtemps, bien longtemps; on refera des folies pour le jour de l'an, pour les Rois. C'est une maison bête, heureuse, et c'est le temps de la récréation après le travail. Je finis ce soir ma tâche de l'année. Te voir, cher vieux ami bien-aimé, serait ma récompense; ne me la refuse pas.

G. SAND

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 9 janvier 1870.

J'ai eu tant d'épreuves à corriger, que j'en suis abrutie. Il me fallait cela pour me consoler, de ton départ, troubadour de mon coeur.

On continue à abîmer ton livre. Ça ne l'empêche pas d'être un beau et bon livre. Justice se fera plus tard, justice se fait toujours. Il n'est pas arrivé à son heure apparemment; ou plutôt, il y est trop bien arrivé: il a trop constaté le désarroi qui règne dans les esprits; il a froissé la plaie vive; on s'y est trop reconnu.

Tout le monde, t'adore ici, et on est trop pur de conscience pour se fâcher de la vérité: nous parlons de toi tous les jours. Hier, Lina me disait qu'elle admirait beaucoup tout ce que tu fais, mais qu'elle préférait Salammbo à tes peintures modernes. Si tu avais été dans un coin, voici ce que tu aurais entendu d'elle, de moi et des autres:

«Il est plus grand et plus gros que la moyenne des êtres. Son esprit est comme lui, hors des proportions communes. En cela, il a du Victor Hugo, au moins autant que du Balzac; et il est artiste, ce que Balzac n'était pas.—Il n'a pas encore donné toute sa voix. Le volume énorme de son cerveau le trouble. Il ne sait s'il sera poète ou réaliste; et, comme il est l'un et l'autre, ça le gêne.—Il faut qu'il se débrouille dans ses rayonnements. Il voit tout et veut tout saisir à la fois.—Il n'est pas à la taille du public, qui veut manger par petites bouchées, et que les gros morceaux étouffent. Mais le public ira à lui, quand même, quand il aura compris.—Il ira même assez vite, si l'auteur descend à vouloir être bien compris.—Pour cela, il faudra peut-être demander quelques concessions à la paresse de son intelligence.—Il y a à réfléchir avant d'oser donner ce conseil.»

Voilà le résumé de ce qu'on a dit. Il n'est pas inutile de savoir l'opinion des bonnes gens et des jeunes gens. Les plus jeunes disent que l'Éducation sentimentale les a rendus tristes. Ils ne s'y sont pas reconnus, eux qui n'ont pas encore vécu; mais ils ont des illusions, et disent: «Pourquoi cet homme si bon, si aimable, si gai, si simple, si sympathique, veut-il nous décourager de vivre?—C'est mal raisonné, ce qu'ils disent, mais, comme c'est instinctif, il faut peut-être en tenir compte.

Aurore parle de toi et berce toujours ton baby sur son coeur; Gabrielle appelle Polichinelle son petit, et ne veut pas dîner s'il n'est vis-à-vis d'elle. Elles sont toujours nos idoles, ces marmailles.

J'ai reçu hier, après ta lettre d'avant-hier, une lettre de Berton, qui croit qu'on ne jouera l'Affranchi que du 18 au 20. Attends-moi, puisque tu peux retarder un peu ton départ. Il fait trop mauvais pour aller à Croisset; c'est toujours pour moi un effort de quitter mon cher nid pour aller faire mon triste état; mais l'effort est moindre quand j'espère te trouver à Paris.

Je t'embrasse pour moi et pour toute la nichée.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A PARIS

Nohant, 19 mars 1870.

Je sais, mon ami, que tu lui es très dévoué. Je sais qu'Elle[1] est très bonne pour les malheureux qu'on lui recommande; voilà tout ce que je sais de sa vie privée. Je n'ai jamais eu ni révélation ni document sur son compte, pas un mot, pas un fait, qui m'eût autorisée à la peindre. Je n'ai donc tracé qu'une figure de fantaisie, je le jure, et ceux qui prétendraient la reconnaître dans une satire quelconque seraient, en tout cas, de mauvais serviteurs et de mauvais amis.

Moi, je ne fais pas de satires: j'ignore même ce que c'est. Je ne fais pas non plus de portraits: ce n'est pas mon état. J'invente. Le public, qui ne sait pas en quoi consiste l'invention, veut voir partout des modèles. Il se trompe et rabaisse l'art.

Voilà ma réponse sincère. Je n'ai que le temps de la mettre à la poste.

G. SAND.

 

NOTE :

[1] Lettre écrite à propos du bruit qui courait, que, dans un des principaux personnages de son roman de Malgré tout, George Sand avait voulu peindre l'impératrice Eugénie; lettre qui fut envoyée par Flaubert à madame Cornu, filleule de la reine Hortense et soeur de lait de Napoléon III.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 30 mars 1870. Nuit de mercredi à jeudi, trois heures du matin.

Ah! mon cher vieux, que j'ai passé douze tristes jours! Maurice a été très malade. Toujours ces affreuses angines, qui d'abord ne paraissent rien et qui se compliquent d'abcès et tendent à devenir couenneuses. Il n'a pas été en danger, mais toujours en danger de danger, et des souffrances cruelles, extinction de voix, impossibilité d'avaler; toutes les angoisses attachées aux violents maux de gorge que tu connais bien, puisque tu sors d'en prendre. Chez lui, ce mal tend toujours au pire, et la muqueuse a été si souvent le siège du même mal, qu'elle manque d'énergie pour réagir. Avec cela, peu ou point de fièvre, presque toujours debout, et l'abattement moral d'un homme habitué à une action continuelle du corps et de l'esprit, à qui l'esprit et le corps défendent d'agir. Nous l'avons si bien soigné, que le voilà, je crois, hors d'affaire, bien que, ce matin, j'aie eu encore des craintes et demandé le docteur Eavre, notre sauveur ordinaire.

Dans la journée, je lui ai parlé, pour le distraire, de tes recherches sur les monstres; il s'est fait apporter ses cartons pour y chercher ce qu'il pouvait avoir à ton service: mais il n'a trouvé que de pures fantaisies de son cru. Je les ai trouvées, moi, si originales et si drôles, que je l'ai encouragé à te les envoyer. Elles ne te serviront de rien, si ce n'est à pouffer de rire, dans tes heures de récréation.

J'espère que nous allons revivre sans rechutes nouvelles. Il est l'âme et la vie de la maison. Quand il s'abat, nous sommes mortes: mère, femme et filles. Aurore dit qu'elle voudrait être bien malade à la place de son père. Nous nous aimons passionnément nous cinq, et la sacro-sainte littérature, comme tu l'appelles, n'est que secondaire pour moi dans la vie. J'ai toujours aimé quelqu'un plus qu'elle, et ma famille plus que ce quelqu'un.

Pourquoi donc ta pauvre petite mère est-elle aussi désespérée, au beau milieu d'une vieillesse que j'ai vue si verte encore et si gracieuse! Est-ce la surdité subite? Y avait-il manque absolu de philosophie et de patience avant les infirmités? J'en souffre avec toi, parce que je comprends ce que tu en souffres.

Une autre vieillesse qui se fait pire, puisqu'elle se fait méchante; c'est celle de madame Colet. Je croyais que toute sa haine était contre moi, et cela me semblait un coin de folie; car jamais je n'ai rien fait, rien dit contre elle, même après ce pot de chambre de bouquin où elle a excrété toute sa fureur sans cause. Qu'à-t-elle contre toi, à présent que la passion est à l'état de légende? Estrange! estrange! Et, à propos de Bouilhet, elle le haïssait donc, lui aussi, ce pauvre poète? C'est une folle.

Tu penses bien que je n'ai pu écrire une panse d'a, depuis ces douze jours. Je vais, j'espère, me remettre à la besogne dès que j'aurai fini mon roman, qui est resté une patte en l'air aux dernières pages. Il va commencer à paraître et il n'est pas fini d'écrire. Je veille pourtant toutes les nuits jusqu'au jour; mais je n'ai pas eu l'esprit assez tranquille pour me distraire de mon malade.

Bonsoir, cher bon ami de mon coeur.

Mon Dieu! ne travaille et ne veille pas trop, puisque, toi aussi, tu as des maux de gorge. C'est un mal cruel et perfide. Nous t'aimons et nous t'embrassons tous. Aurore est charmante; elle apprend tout ce qu'on veut, on ne sait comment, sans avoir l'air de s'en apercevoir elle-même.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 20 mai 1870.

Il y a bien longtemps que je suis sans nouvelles de mon vieux troubadour. Tu dois être à Croisset. S'il y fait aussi chaud qu'ici, tu dois souffrir; nous avons, 34 degrés à l'ombre, et la nuit 24. Maurice a eu une forte rechute de mal de gorge. Enfin, cette chaleur insensée l'a guéri, elle nous va à tous ici. Les enfants sont gais et embellissent à vue d'oeil. Moi, je ne fiche rien; j'ai eu trop à faire pour soigner et veiller encore mon garçon, et, à présent que la petite mère est absente, les fillettes m'absorbent. Je travaille tout de même en projets et rêvasseries. Ce sera autant de fait quand je pourrai barbouiller du papier.

Je suis toujours sur mes pieds, comme dit le docteur Favre. Pas encore de vieillesse, ou plutôt la vieillesse normale, le calme… de la vertu, cette chose dont on se moque, et que je dis par moquerie, mais qui correspond, par un mot emphatique et bête, à un état d'inoffensivité forcée, sans mérite par conséquent, mais agréable et bon à savourer. Il s'agit de le rendre utile à l'art quand on s'y dévoue; je n'ose pas dire combien je suis naïve et primitive de ce côté-là. C'est la mode de s'en moquer; mais qu'on se moque, je ne veux pas changer.

Voilà mon examen de conscience: du printemps, pour ne plus penser, de tout l'été, qu'à ce qui ne sera pas moi.

Voyons, toi, ta santé d'abord? Et cette tristesse, ce mécontentement que Paris t'a laissé, est-ce oublié? N'y a-t-il plus de circonstances extérieures douloureuses? Tu as été trop frappé, aussi. Deux amis de premier ordre partis coup sur coup. Il y a des époques de la vie où le sort nous est féroce. Tu es trop jeune pour te concentrer dans l'idée d'un recouvrement des affections dans un monde meilleur, ou dans ce monde-ci amélioré. Il faut donc, à ton âge (et, au mien, je m'y essaye encore), se rattacher d'autant plus à ce qui nous reste. Tu me l'écrivais quand j'ai perdu Rollinat, mon double en cette vie, l'ami véritable, dont le sentiment de la différence des sexes n'avait jamais entamé la pure affection, même quand nous étions jeunes. C'était mon Bonilhet et plus encore; car, à mon intimité de coeur, se joignait un respect religieux pour un véritable type de courage moral qui avait subi toutes les épreuves avec une douceur sublime. Je lui ai tout ce que j'ai de bon, je tâche de le conserver pouf l'amour de lui. N'est-ce pas un héritage que nos morts aimés nous laissent?

Le désespoir qui nous ferait nous abandonner nous-mêmes serait une trahison envers eux et une ingratitude. Dis-moi que tu es tranquille, et adouci, que tu ne travailles pas trop et que tu travailles bien. Je ne suis pas sans quelque inquiétude de n'avoir pas de lettre de toi depuis longtemps. Je ne voulais pas t'en demander avant de pouvoir te dire que Maurice était bien guéri; il t'embrasse, et les enfants ne t'oublient pas. Moi, je t'aime.

 

 

 

 

A GUSTAVE FLAUBERT, A CROISSET

Nohant, 29 juin 1870.

Nos lettres se croisent toujours et j'ai maintenant la superstition qu'en l'écrivant le soir, je recevrai une lettre de toi le lendemain matin; nous pourrions nous dire:

Vous m'êtes, en dormant, un peu triste apparu.

Ce qui me préoccupe dans la mort de ce pauvre Jules de Goncourt, c'est le survivant. Je suis sûre que les morts sont bien, qu'ils se reposent peut-être avant de revivre, et que, dans tous les cas, ils retombent dans le creuset pour en ressortir avec ce qu'ils ont eu de bon, et du progrès en plus. Barbès n'a fait que souffrir toute sa vie. Le voilà qui dort profondément. Bientôt il se réveillera; mais nous, pauvres bêtes de survivants, nous ne les voyons plus. Peu de temps avant sa mort, Duveyrier, qui paraissait guéri, me disait: «Lequel de nous partira le premier?» Nous étions juste du même âge. Il se plaignait de ce que les premiers envolés ne pouvaient pas faire savoir à ceux qui restaient s'ils étaient heureux et s'ils se souvenaient de leurs amis. Je disais: Qui sait? Alors nous nous étions juré de nous apparaître l'un à l'autre, de tâcher du moins de nous parler, le premier mort au survivant.

Il n'est pas venu, je l'attendais, il ne m'a rien dit. C'était un coeur des plus tendres et une sincère volonté. Il n'a pas pu; cela n'est pas permis, ou bien, moi, je n'ai ni entendu ni compris.

C'est, dis-je, ce pauvre Edmond qui m'inquiète. Cette vie à deux, finie, je ne comprends pas le lien rompu, à moins qu'il ne croie aussi qu'on ne meurt pas.

Je voudrais bien aller te voir; apparemment, tu as du frais à Croisset, puisque tu voudrais dormir sur une plage chaude. Viens ici, tu n'auras pas de plage, mais 36 degrés à l'ombre et une rivière froide comme glace, ce qui n'est pas à dédaigner. J'y vais tous les jours barboter après mes heures de travail; car il faut travailler, Buloz m'avance trop d'argent. Me voilà faisant mon état, comme dit Aurore, et ne pouvant pas bouger avant l'automne. J'ai trop flâné après mes fatigues de garde-malade. Le petit Buloz est venu ces jours-ci me relancer. Me voilà dans la pioche.

Puisque tu vas à Paris en août, il faut venir passer quelques jours avec nous. Tu y as ri quand même; nous tâcherons de te distraire et de te secouer un peu. Tu verras les fillettes grandies et embellies; la petiote commence à parler. Aurore bavarde et argumente. Elle appelle Plauchut vieux célibataire. Et, à propos, avec toutes les tendresses de la famille, reçois les meilleures amitiés de ce bon et brave garçon.

Moi, je t'embrasse tendrement et te supplie de te bien porter.

 

NOTE :

[1] Sobriquet donné à Maurice Sand à cause de ses charges sur les sergents et caporaux.]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021