BIBLIOBUS Littérature française

Tallemant raconté par lui-même

 

Je n'ai nullement l'intention de publier intégralement Les Historiettes de Gédéon Tallemant des Réaux ; mais seulement quelques artciles et classés par ordre alphabétique. Et à commencer par cet  articles dans lequel l'auteur de ces délicieuses historiettes trace  son portrait;  je vous laisse savourer!


 

Tallemant raconté par lui-même



J'étais encore en logique, quand Louvigny, mon parent, me mena à la campagne voir ses sœurs. Je ne les avais jamais vues chez elles ; je songeais la nuit avant que de partir, que je devenais amoureux de l'aînée. C'était une veuve qui, quoique petite et de l'âge de trente ans, ne laissait pas que d'être fort jolie. Plusieurs personnes avaient soupiré pour elle ; mais on avait point dit qu'elle en eût aimé pas un. Mon songe ne fut pas faux ; je m'attachai à la veuve dès le premier soir. Il fallait que nous eussions quelque sympathie l'un pour l'autre, car elle me traita toujours avec la plus grande bonté du monde ; et quand je lui dis adieu, elle me baisa si fort au milieu de la bouche que ce baiser me fil une profonde plaie au cœur. Louvigny, qui avait une belle femme, et qui était marié il n'y avait pas longtemps, ne voulut pas demeurer là plus de six jours, et me fit partir par une pluie effroyable. Nous étions à cheval ; un écolier n'a pas, pour l'ordinaire, tout ce qu'il lui faut. Je ne sais si c'était ma casaque qui était trop courte, ou si c'étaient mes bottes, mais jamais je ne les pus faire joindre, et l'eau entrait dans mes jambes tout à son aise. Hélas, le cœur me saigne quand je songe à un pauvre bas de soie vert qui fut tout déteint.
À la Saint-Martin, ma veuve revint à Paris ; j'y allai tout aussitôt. Avais honte de paraître crotté devant elle ; alors il n'y avait ni chaises ni galoches, et de la Place-Maubert, où je logeais, il y avait bien loin à la rue Montorgueil, où elle logeait avec sa sœur. Je cherche chez les loueurs ; j'y trouve un cheval qui pouvait passer pour un cheval bourgeois ; je louai une selle honnête et une bride à un sellier : avais déjà un laquais. En cet équipage, mon frère aîné me trouve vers Saint-Innocent (rue Saint-Denis ). " Où vas-tu, chevalier ? " me dit-il. On appelait ainsi à cause que j'étais fou de l'Amadis, - " Je m'en vais, lui dis-je, chez M. d'Agamy  : on y doit lire une comédie. -
" Je ne te demande pas, me dit-il, ce que tu y vas faire. " Il sut après que l'on n'y devait rien lire. En ce commencement je m'excusais toujours, sans qu'on m'accusât et quand on me trouvait chez la belle, et qu'on me disait : " Ah ! vous voilà, chevalier, " je disais toujours, ou : " Je suis venu jouer aux quilles, " ou : " Je suis venu jouer au volant. " Le monde se mettait à rire. Insensiblement je m'enferrais si bien que je ne songeais plus qu'à cela. Les gens en raillaient ; moi, je m'en déferrais. Elle croyait badiner et se plaisait à être aimée ; mais cela alla plus loin qu'elle ne pensait. L'abbé de Cérisy, un des plus beaux esprits du siècle, en était amoureux il y avait plus de deux ans ; elle le souffrait, et il y était fort familier en ce temps-là ; lui et trois autres frères qu'il avait, dont l'un a eu une grande réputation pour la poésie.
Ils étaient dans cette maison tous les jours et à toutes les heures. Deux autres beaux-esprits, Malleville et Gombauld, y venaient souvent l'après-dînée ; Rénevilliers n'en bougeait : on s'y divertissait assez bien.
L'abbé fut bientôt jaloux de moi ; aussi, pour dire le vrai, la veuve ne prenait guère garde à tout ce qu'elle faisait ; elle appelait d'un bout de la chambre pour lui demander s'il ne trouvait pas que le noir me séiait bien. Alors les jeunes gens ne prenaient pas le noir de si bonne heure qu'on fait maintenant. Un jour qu'elle était au lit, voyant qu'il n'y avait plus de place dans la ruelle, elle me fit mettre dessus, et, pour cela, il fallut que le pauvre abbé se rangeât afin de me laisser passer. Le pis de tout, ce fut quand il la trouva, comme elle me mettait des mouches sur des égratignures que avait faites un impertinent de notre auberge, à qui avais donné un soufflet, pour quelque sottise qu'il avait dite d'un de mes oncles. Un jour on me dit que l'abbé avait parlé de moi comme d'un écolier ; je fis ce couplet sur un air qui courait alors :
Mon rival, il est vrai, vous avez du mérite ; Contre vous ma force est petite. Vous en faites peut-être aussi trop peu d'état : David était ainsi méprisé par Goliath.
Et puis, je le chantai à la belle, qui le trouva fort plaisant. Elle écrivit de sa main de méchants rondeaux que avais faits pour elle, car c'est l'amour qui m'a fait faire des vers, elle pour qui l'abbé avait fait tant de belles choses. Elle et sa sœur étaient jamais d'accord ; elle lui dit une fois familièrement : " Sans moi, vous ne verriez pas une âme. " Il est vrai que sa sœur était et est encore fort laide, car le temps n'embellit pas : mais elle ne laissât pas d'être coquette. J'ai eu quelquefois bien du plaisir à voir toutes les façons qu'elle faisait quand le commissaire d'artillerie  était auprès d'elle.
Ce garçon peut-être pour servir son frère, lui rendait quelque complaisance ; mais, par malheur, il fut tué dès la première année de mes amours. Cette sœur a de l'esprit, mais elle voulait toujours chercher midi à quatorze heures, et il lui échappait souvent des pointes ; à l'autre, il lui échappait des naïvetés. Elle lui disait une fois, pour la consoler de ce que ses enfants étaient pas jolis : " Ma sœur, que voulez-vous ? les souris font des souris. " Pour la veuve, jamais il n'y eut une femme qui se dorlotât comme elle, un jour, à la campagne, d'Agamy, Rénevilliers, et autres chasseurs, avaient dîné-déjeûné à dix heures, pour aller à la chasse, et avant que de partir ils avaient déchargé leurs arquebuses. " Jésus ! dit cette femme, le moyen de dormir céans ? on n'a fait que tirer toute la nuit ! " Elle soutenait qu'il venait du vent par une croisée qu'on avait murée et que puisqu'il y avait eu une fenêtre en cet endroit-là, il ne pouvait jamais être si bien joint que le reste. Quelquefois elle disait, car elle était assez gaie naturellement : " J'ai pensé dire une bonne chose, mais je l'ai bien rangaînée " ; et, après pour peu qu'on la pressât, elle la disait. Il lui prenait de temps en temps des accès de dévotion. On conte qu'allant à Bourbon avec madame de....., elles avaient deux carrosses ; elle s'amusa à la dînée à lire un sermon avec une demoiselle de cette dame ; on met les chevaux ; un carrosse part ; l'autre crut qu'elle et cette demoiselle étaient dedans.
On eût été comme cela jusqu'au gîte, si par hasard, dans un chemin fort large, les deux carrosses ne se fussent joints ; quelqu'un du premier carrosse cria : " Mademoiselle Le G..., parlez un peu. " On répond : " Elle est avec vous - Point, elle est avec vous. "On ne l'a trouve pas : il fallut retourner la quérir. Elle et cette demoiselle lisaient encore de tout leur cœur. Une fois une de leurs amies disait : " Il n'y a pas loin d'ici à notre maison des champs ; j'y vais avec mes mules en deux heures. - Jésus ! dit la veuve, comment pouvez-vous faire ? Je ne saurais aller avec les miennes jusqu'au bout de ce jardin sans me rompre le cou. " On lui faisait accroire qu'elle avait dit que son fils était mort à cause qu'un ver lui avait pissé contre le cœur.
Elle eut une fois une plaisante bizarrerie. D'Agamy avait prié l'abbé (de Cérisy) de faire une chanson qui commence :

La commère au cul crotté

Veut toujours qu'on la gratte, etc.

ou plutôt des couplets que chantait Gaultier-Garguille autrefois, et sur le sens de la chanson qui commençait ainsi la commère au cul crotté. Il les fit et les lui dit : la veuve ne trouva pas bon que son mourant eût fait cela pour le mari de sa sœur et elle lui défendit de la donner ; lui, qui osait dire la vérité, disait : " Cette chanson me pourra nuire si elle est vue " ; et il trouvait toujours quelque échappatoire. On découvrit enfin ce que c'était ; et son frère, pour l'obliger à ne plus faire le renchéri : " Laissez-le là, dit-il, j'en ferai une plus belle. "
Il en fit cinq ou six couplets ; mais ceux de l'abbé étaient plus naturels ; car il réussissait admirablement bien en chansons à danser. L'abbé, voyant qu'on chantait les couplets de son frère, fut tout glorieux de donner les siens.
Pour revenir à mon amour, j'eus bientôt des bracelets de cheveux, et la pauvre femme en tenait, quand tout-à-coup je lui fis un tour de jeune homme. J'étais sur le point de sortir du collège, lorsque mon père ayant changé de logis, un samedi que je pensais coucher chez lui, la maison où il allait n'étant pas encore toute meublée, on m'envoya coucher chez une de nos cousines. Le père était à la cour ; on me mit dans le lit de la fille, qui alla coucher avec sa mère. Cette fille était toute jeune et toute belle ; je n'y fis que rêver toute la nuit et le lendemain je trouvai que avais une grande disposition à l'aimer ; insensiblement je me pris, et un sot camarade que avais eu au collège et qui était un peu roman, acheva de me gâter. Nous prenions tous deux la générosité de travers ; et, quoique ce parti me fût fort désavantageux, j'eusse fait volontiers une sottise, si on me l'eût laissé faire. Elle aimait un garçon qui avait aimé sa sœur aînée qui était morte, disait-on, d'amour pour lui, mais avec une bonne fluxion sur le poumon, et à cause de laquelle on lui fit faire un voyage en Hollande, où il avait aucune affaire. Pour dire ce que je pense brièvement, je crois que cette fille, se trouvant un parti fort au-dessous de moi, car on parlait de me faire conseiller, ne crut nullement que je fusse pour elle, et qu'elle avait plus d'espérance d'épouser l'autre. Quoi qu'il en soit, me voilà triste à un point étrange, et plus transi que l'abbé, mon rival. Je tombai dans une telle mélancolie que mon oncle de La Leu, je ne sais si c'est son esprit qui lui suggéra cela, s'alla mettre dans la tête que avais quelque maladie de garçon. On députe mon frère aîné pour m'en parler : " Qu'à cela ne tienne, lui dis-je, vous en aurez le cœur éclairci " ; et sur l'heure je lui fis exhibition des pièces. Au bout de trois mois, convaincu que la demoiselle était un peu férue de l'autre, je fis un effort pour me délivrer. Je passai une nuit entière sans dormir ; mais le lendemain, il n'y avait pas un chaînon entier à mes chaînes. Le dépit fit ce que la raison avait pu faire. Je trouvai à propos, pour plus grande sûreté, de faire un petit voyage en Berry, chez madame d'Harambure.
Cependant la veuve, comme j'ai su depuis, avait pensé enrager. Il y avait une jeune veuve dans notre rue, qui me témoignait la meilleure volonté du monde ; elle reçut des vers où je disais qu'elle aimait ; elle me permit de lui écrire, mais en jeune homme, j'oubliai de lui demander l'adresse : ce qu'il y avait de bon en cette affaire, c'est qu'elle était accordée, et effectivement elle fut mariée à un mois de là. Je pars avec Tallemant, frère de madame d'Harambure ; il voulut passer par cette maison, où j'étais devenu amoureux de la veuve.
Là je me renflammais quasi, car la pauvre femme me voulait rattraper. En Berry il fut question de voir si je devais écrire à cette autre veuve qui était mariée. Tallemant, qui tout le long du chemin avait conté ses bonnes fortunes de Languedoc, et que je prenais pour un héros en galanterie, me fit écrire contre mon avis, et chargea un si habile homme de rendre ma lettre en main propre, que le mari la reçut au lieu de la femme, et toute ma galanterie s'en alla au diable
Je cajolais un peu la fille d'un gentilhomme, voisin de madame d'Harambure ; après nous allâmes voir madame Bigot, à Argent, où je m'épris terriblement de mademoiselle de Mouriou. Ils me faisaient la guerre, qu'en un bal, quand je lui tenais la main, je mettais mon chapeau dessus, de peur qu'on ne s'en aperçut, cl qu'une fois je m'endormis quasi sur son épaule. J'étais pourtant bien amoureux, et en revenant je songeai tant à elle, toute la nuit, que je ne fis que parler et que pleurer et me plaindre jusques au jour.
Me voilà revenu à Paris. je fis des vers sur mon absence car j'en tins encore un mois durant pour mademoiselle de Mouriou. On me les fit lire chez la veuve, où était l'abbé de Cérisy, à qui avais donné bien du relâche ; il les loua fort. Or, la petite fille que avais quittée, et cette autre, à qui Tallemant avait fait écrire si à propos, s'y rencontrèrent ; elles étaient parentes de la veuve. La veuve, comme chacune d'elles, croyait que c'était pour elle que avais fait ces vers dans mon voyage : car toute femelle aime à être aimée. Cela me servit auprès de ma veuve, elle s'imagina que je ne avais pas oubliée ; et, un jour, à propos de je ne sais quoi, elle me dit : " Cela n'est pas si vrai, qu'il est vrai que je suis votre servante " Nous voilà mieux ensemble que jamais. Ce fut de ce temps-là qu'elle me conta combien l'abbé était jaloux : " Il ne me demande qu'un peu d'amitié et il lui arrive souvent de pleurer auprès de moi ; il ne parle jamais de vous. " Je m'aperçus bien, à son discours, que les amants qui prétendent si peu de chose ne sont pas les mieux reçus ; d'ailleurs on avait là-dedans une certaine opinion qu'il avait toujours la foire ; en effet, son teint un peu jaune et pâle était le teint d'un foireux. Il avait beaucoup d'esprit et beaucoup de vivacité ; mais il disait quelquefois des pointes ; et, quand il lui semblait qu'il avait dit quelque chose de plaisant, il en riait tout le premier, et, si quelqu'un ne avait pas entendu, il lui disait : " 'Vous ne savez pas, je disais telle chose. " Pour moi, j'étais gai, remuant, sautant, et faisant une fois plus de bruit qu'un autre ; car quoique mon tempérament penchât vers la mélancolie, c'était une mélancolie douce, et qui ne empêchait jamais d'être gai quand il le fallait ; avec cela, la veuve me trouvait beaucoup de brillant dans l'esprit : je ne sais pas si les autres étaient de son avis. J'étais de toutes les promenades, de tous les divertissements, et la belle ne pouvait rien faire sans moi ; aussi n'étais-je guère sans elle : j'étudiais tout le matin, et l'après-dînée, je la lui donnais tout entière. Je n'ai jamais mieux passé mon temps, car j'étais bien aimé et bien amoureux : on avait toute liberté de se parler et de se baiser, car les deux sœurs ne mangeaient point ensemble, et étaient moins unies que jamais. D'Agamy et sa femme voyaient bien que la veuve en tenait, et cela commençait à leur déplaire, aussi bien qu'à l'abbé. Dans nos caresses nous avions quelquefois les plus violents transports du monde : nous étions bien épris tous deux. Elle avait de l'esprit, et faisait parfois des vers dans sa passion. Un jour, je la trouvai pâle au Cours ; je lui envoyai le lendemain des vers que j'ai perdus, où je parlais de la frayeur que cette pâleur me donnait. Elle me répondit par ce quatrain :

Qui sur mon teint étaient écloses,
Daphnis, ne t'en étonne pas,
C'est qu'elles descendoient plus bas.
Si tu n'as point trouvé les roses

Moi qui aime à conclure, je voulus voir si je pourrais mettre l'aventure à fin. Je me hasarde : on me rebute, on me gronde, on me menace ; mais en sortant on me dit : " Je vous aurais bien plus maltraité, si je ne craignais de vous perdre encore une fois. " Cela me rassure fort ; je recommence : on me repousse, on me déclare que pour tout le reste on me le permettait, mais que, pour cela, je avais que faire d'y prétendre. Désespérant d'en venir à bout, j'entendis bien plus volontiers que je n'eusse fait à un voyage d'Italie que deux de mes frères me proposèrent ; et puis je avais que dix-huit ans, j'étais en âge d'aimer à courir.
Ce voyage ne fut pas plus tôt conclu que la veuve se met en courroux, et elle le témoignait si visiblement que tout le monde s'en apercevait. En jouant aux quilles, elle ne voulait plus prendre la boule de ma main, et faisait mille autres choses d'une grande prudence. Je l'apaisai pourtant en une visite de quatre heures, où je lui représentais qu'elle me désespérait ; et je l'attendris si bien que moitié figue, moitié raisin, j'en eus ce que je demandais il y avait si longtemps. Je voulus rompre mon voyage, ou du moins je m'en remis entièrement à elle. C'était une chose si arrêtée qu'elle eut assez de sens pour me dire qu'il fallait le faire, et que cela ferait trop parler les gens. Regardez quelle bizarrerie, d'attendre à la veille de mon départ. Elle me laissa encore, en une autre visite, faire tout ce que je voulus ; elle me donna son portrait, elle voulut avoir le mien. Elle me chargea de bagues et de bracelets ; mais ni elle ni moi ne songeâmes à aucune adresse pour nous écrire. Après je fus dire adieu à mon rival, qui eut la plus grande joie du monde de me voir partir.

À Lyon, comme si je ne pouvais voyager sans devenir amoureux, je m'épris terriblement de la fille d'un de nos amis chez lequel nous logions. C'était une fille bien faite, bien brusque, qui avait de la voix et de l'esprit. Pour cette fois-là, je n'ai pas tant de tort qu'à l'autre, car, je ne sais par quelle fatalité, cette fille eut d'abord de la bonne volonté pour moi, quoique je ne fusse pas le plus beau des trois ; elle fit, dès le premier jour, une alliance avec moi, et m'appela ma sympathie. On nous mena promener aux jardins de l'Athénée, qu'on appelle aujourd'hui Ainay ; nous nous détournâmes un peu, elle et moi ; j'étais le plus aise du monde et il me semblait que j'étais pour le moins Périandre ou Mérindor Il fallut partir au bout de trois jours ; mais, pour me consoler, j'emportai des bracelets de cheveux, et j'eus permission d'écrire. Tout cela ne m'empêcha pas de me bien divertir en Italie, tant c'est belle chose que jeunesse ; à la vérité, avais quelquefois de mauvaises heures. La veuve m'écrivit par la voie du petit Guénault, son médecin, qui fit adresser la lettre à Quillet, à Rome. Il n'y avait rien de particulier. Je lui répondis, et n'en reçus jamais qu'une seule lettre.
De retour en France, nous voilà encore logés à Lyon chez la belle. Je voulais familièrement qu'elle me laissât monter dans sa chambre par une échelle de corde, et je lui proposai de l'aller trouver l'été à la campagne, où elle devait demeurer trois mois. Elle me dit qu'il y avait trop de péril à tout cela. Je reçus de ses lettres à Paris pendant quelque temps : elle écrivait bien ; puis tout-à-coup elle cessa de m'écrire. Je n'ai jamais pu savoir pourquoi, car elle mourut bientôt après.
Revenons à la veuve. Je croyais qu'elle me recevrait avec la plus grande joie du monde : mais je fus bien attrapé quand elle me rebuta plus que jamais, et me reprocha la peine où je avais mise,. Cette peine venait de ce que, s'étant saisie, à mon départ, ou depuis, en songeant à ce qu'elle venait de faire pour moi, ce que vous savez s'arrêta aussitôt. Quoique je ne l'eusse pas mise en danger de devenir grosse, elle crut pourtant l'être et se découvrit au jeune Guénault, afin d'y remédier de bonne heure ; ce fut dans cette inquiétude qu'elle m'écrivit.
Je la blâmais fort de s'être effrayée si à la légère, et d'avoir tout dit à un tiers. " Hé ! pourquoi ? me répondit-elle ; il sait bien que c'est à bonne intention, et je lui ai dit que vous m'aviez promis de m'épouser. " Je crois, mais je ne l'assurerais pas, qu'en badinant, ou peut-être dans l'action même, elle pourrait bien m'avoir dit : " N'es-tu pas mon mari` ? " et que lui ayant répondu : " Oui, oui, " elle pourrait avoir pris cela pour argent comptant. Nous voilà brouillés. L'abbé, bien loin de profiter de mon absence, avait trouvée plus chagrine que jamais. Le crucifix prit ce temps-là pour lui donner un coup de pied, et depuis il ne fut amoureux que de la vierge Marie. La pauvre Lyonnaise mourut durant notre divorce, et la veuve qui passait déjà pour une capricieuse dans mon esprit, avait besoin de cela pour me retenir ; car, n'ayant plus personne, je fis bien plus de choses que je n'en eusse fait pour me remettre bien avec elle.
Un peu plus habile que je n'étais, je m'avisai de cajoler une fille qui en avait bonne envie : elle était parente-suivante d'une madame de Mérouville, avec laquelle Louvigny demeurait.
Tout ce monde-là, aussi bien que mon père, ne logeait pas loin du logis de la veuve, où, à cause du grand jardin qui y était, on se divertissait plus qu'en aucune autre maison. Je badinais avec cette fille à ses yeux : cela la fit revenir, et je remontais sur ma bête. Cette fille, qui s'appelle..., appelait mon mari, et aimait de tout son cœur.
J'ai parlé ailleurs de la maison de La Honville, où nous allions souvent, quoique la veuve ne fût pas de ces parties-là. Tout le monde de chez M. de Honville aimait fort ; j'étais le bel esprit de la troupe, et on m'estimait terriblement. Une fois, une madame du Candal, veuve d'un conseiller au Parlement, grande femme fort bien faite et fort raisonnable, mais un peu coiffée de la parenté, vint avec nous à la Honville. Elle était fille d'une sœur de La Honville, qui logeait avec son frère. De tout temps, cette femme avait plu ; aussi a-t-elle un agrément que j'ai vu à peu de personnes. Mon humeur, mon emportement, ma gaieté ne lui déplurent pas non plus. En badinant, nous faisons une alliance ; nous voilà aussi mari et femme. Depuis cela, je la visitai plus soigneusement ; mais il n'y avait aucune liberté chez son beau-père, où elle logeait. La première femme  voyant que je me trouvais presque toujours chez La Honville quand l'autre y venait dîner, entra en quelque jalousie et me fit la mine.
Le lendemain, je la vais trouver dans sa chambre, et, après l'avoir bien haranguée, pour l'obliger de me dire ce qu'elle avait contre moi, elle me prend la main et me baise. " Allez ? dit-elle, vous ne le saurez jamais, mais je ne vous en aimerai pas moins. " Voyant cela, je voulus tenter si je ne trouverais point l'heure du berger. " Non, me dit-elle, si j'étais capable de faire une sottise, ce serait pour l'amour de vous ; contentez-vous de cela, et aimez-moi à cela près, si vous en êtes capable. " Avec elle, j'en suis toujours demeuré là ; elle est encore fille, et nous nous aimons encore de bonne amitié.
La veuve grondait assez de ces petits voyages à La Honville, mais je lui disais qu'il fallait donc que je rompisse avec mes frères, et ma belle-sœur, et toute sa famille.
Sa sœur  malicieusement, ne manquait pas de lui faire remarquer que je n'étais jamais si ajusté que quand j'allais voir madame du Candal, qui alors délogea de chez son beau-père, et alla demeurer avec sa mère, vers le Marais.
Tout ce qu'elle et son mari disaient contre moi ne servait qu'à les faire regarder comme des espions. Une fois que nous étions à un divertissement chez une des parentes de la veuve, on se mit à danser aux chansons ; elle me tenait par la main, et sans y penser elle alla chanter :

Guillot est mon ami,
Quoique le monde en raille ;
Il n'est point endormi,
Quand il faut qu'il travaille.
Ah ! je ris alors qu'il me baise ;
Car il meurt de plaisir et moi d'aise.

Ma foi, le monde en railla cette fois-là, et nous fûmes un peu déferrés tous deux. La veuve, qui de soi déjà était assez capricieuse, le devint encore davantage par les soupçons que ses parents lui mirent dans l'esprit. Un jour que je la trouvai seule auprès du feu, elle se glisse dans un cabinet au coin de la cheminée, dont la porte avait un petit contre-poids qui la faisait fermer fort aisément. Voilà visage de bois : je presse, je prie ; elle ne veut point ouvrir. Je m'en vais : à la porte de la rue, je me ravise, et me vais cacher de l'autre côté de la cheminée, après être rentré fort doucement, puis je laisse aller l'huis vert de toute ma force, pour lui faire accroire que je m'en allais : cela réussit. Elle sort ; je la happe, et coetera. Cette bizarrerie me le fit trouver trois fois meilleur. Comme cette femme était pas naturellement dévergondée, et que ce était que la force de la passion qui emportait, elle ne se put jamais résoudre à me donner un rendez-vous : il la fallait toujours culbuter, mais pour l'ordinaire il n'y avait jamais que la première pinte de chère, et pour une après-dînée elle m'en laissa tant prendre... que j'en eus la sciatique bien forte, car c'était toujours à recommencer. On ne pouvait pas bien prendre ses mesures, et se cacher de sa femme, mais je n'en ai jamais vu une si désintéressée ; elle ne voulut pas seulement prendre des gants quand je revins d'Italie.
Elle devint insensiblement si jalouse qu'elle était de toutes les femmes que je voyais, mais bien plus de madame d'Harambure que de pas une autre : elle a toujours eu plus de jalousie de celles que je n'aimais pas que de celles que j'aimais ; car elle n'en eut pas le quart autant de madame du Candal ni de mademoiselle des Marais, dont nous parlerons ailleurs.
Cependant je m'enflammais pour cette autre veuve, car la première me grondait trop.
Chez sa mère, on avait un peu plus de liberté. Un jour que nous y faisions collation, elle nous donna des abricots, et nous conta que, croyant en avoir fait de bien plus beaux que sa mère, elle mit sur les siens : Abricots de ma façon. Par malheur, ses abricots se candirent, et ceux de sa mère se conservèrent fort bien : elle en changea un beau matin toutes les couvertures, et dit : " Regardez comme les miens se sont bien conservés. " Or, elle avait une fille qui était guère jolie. " Ma foi, ce lui dis-je, madame, votre bonne maman vous surpasse bien autant en filles qu'en abricots : vous êtes une belle ouvrière au prix d'elle !
Une fois, je trouvai bien du crachottis auprès de son feu. " Jésus ! lui dis-je, qu'est-ce que cela ? - Hélas ! dit-elle, c'est M. Mestresat qui a fait là le lac de Genève.
Je lui donnais fort souvent des vers ; mais, comme elle vit que j'en tenais, elle me fit une petite querelle pour ne m'appeler plus son mari ; j'entendis bien sa finesse, et fis semblant d'en être un peu alarmé. Comme elle logeait fort loin, je ne la voyais pas bien à mon aise et fus ravi quand on parla de la faire loger auprès de M. de La Honville. Toute la difficulté était que, pour avoir la maison qu'on voulait faire prendre à sa mère, il fallait perdre un quartier de celle qu'elle quittait : la bonne femme ne pouvait s'y résoudre. J'envoyai un de mes amis, qui loua cette maison sous main pour un quartier, disant qu'une dame de sa connaissance se trouvait sur le carreau. Je trouvai moyen de le faire savoir à la belle, qui prit cela le mieux du monde, et fit pourtant en sorte qu'elle délogea sans qu'il en coûtât un sou, ni à sa mère, ni à moi, car elle persuada au propriétaire d'y aller loger lui-même. Mais je fus bien attrapé, car ses tantes, ses cousines étaient toujours avec elle, et je lui parlais dix fois moins que je ne faisais auparavant. Enfin elle se résolut, croyant n'avoir point d'enfants, d'épouser M. de Montlouet d'Angennes, parce qu'il n'en avait point eu avec sa première femme ; elle n'en a eu que tous les ans. Il était de mes amis, et appelait son pupille ; j'étais même le confident de ses amours, et j'ai quelquefois fait des vers pour lui. Elle fut longtemps cruelle jusqu'au mépris. " Hélas ! disais, le pauvre homme ! il ne fait que blanchir contre. " Il était trop vieux pour elle. Dès qu'il l'eut épousée, je résolus de ne plus penser à elle, et un jour je lui dis : " Je gage, madame, que vous avez brûlé tous les vers que je vous ai donnés. - Point, dit-elle ; je vous les montrerai encore tous. - Cela n'est plus bon à rien, lui dis-je ; vous êtes devenue la femme de mon ami : je vous conseille de les brûler, cela pourrait faire du désordre. " Elle vit pourquoi je le disais, et me répondit en rougissant : " On en fera ce que vous voudrez. " Je ne sais ce qui en est arrivé depuis, mais nous avons toujours bien de l'estime l'un pour l'autre.
Madame d'Harambure morte, je croyais que la veuve ne serait plus si folle que par le passé ; mais ce fut encore pis que jamais. Elle était si extravagante sur ce chapitre qu'elle croyait que je couchais avec toutes les femmes que je voyais. " Le moyen que les autres vous résistent, disait, si je ne vous ai pu résister ! " Enfin elle vint à un tel excès qu'elle accusait de coucher avec ses sœurs ; elle en avait deux, toutes deux laides, et qui me haïssaient comme la peste ; elle m'en accusait aussi avec les miennes " Oui, disait, et je ne voudrais pas jurer que même vous épargniez vos tantes. - Mais comment est-ce donc que je fais ? Car vous savez que je vous sers assez bien. - Ah ! répondit-elle, il n'y a jamais rien eu de si brutal, de si animal que vous ; vous avez une sensualité infatigable. " Elle me faisait beaucoup plus d'honneur qu'à moi appartenait.
Voici deux des plus plaisantes visions qu'elle ait eues. Madame Tallemant, la maîtresse des requêtes se blessa ; elle s'alla mettre dans l'esprit que cette femme était grosse de mon fait, et qu'ayant reconnu combien j'étais infidèle elle avait mieux aimé se blesser que de mettre au jour l'enfant d'un si méchant homme. L'autre fut que mademoiselle de Mérouville, aujourd'hui la marquise de La Barre-Chivray, ayant eu la petite vérole, au retour d'un petit voyage de La Honville, où avais été avec elle, la veuve raisonna ainsi : " Il n'y a rien qui donne tant la petite vérole que l'émotion. Cette fille lui a tout accordé, cela l'a émue. " Si la moindre des trois personnes avec lesquelles elle disait que je concubinais eût voulu me laisser faire, je l'eusse bien plantée là ; car elle ne me faisait coucher qu'avec Lolo, madame du Candal et mademoiselle des Marais, aujourd'hui madame de Launay, sans compter madame de Louvigny et bien d'autres.
La vision qu'elle eut de sa sœur, avec laquelle elle logeait, vint de ce que cette femme eut un mal de mère si furieux qu'elle parla un langage articulé que personne n'entendait et elle voulait que cela vint de ce que je lui avais brouillé la cervelle. Je ne savais plus où j'en étais ; je ne voulais pas pourtant jeter le manche après la cognée, parce que avais dessein de faire durer cela jusqu'à ce que je pusse me déclarer pour la petite Rambouillet que j'ai épousée. Elle me fit une proposition : " Mettez, disait, ma conscience en repos. - Eh bien ! voulez-vous que je vous épouse ? - Non. - Que voulez-vous donc ? - Trouvez quelque invention. " Et après, elle me disait : " Mais n'est-ce-pas assez que vous m'ayez cinq ans durant violée ? " Elle appelait cela violer, parce qu'elle faisait d'abord quelque résistance ; puis changeant tout-à-coup de discours : " Ah ! si étais assurée que vous m'aimassiez bien, je ne m'en soucierais pas ; mais vous avez honte de m'aimer. " Et alors elle me voulait obliger à faire des extravagances pour lui témoigner que je l'aimais. Tout ce que je pus faire, ce fut de prendre quelque prétexte, comme je fis, pour ne plus voir sa sœur, avec qui elle était mal ; car l'autre avait obligée d'assez mauvaise grâce à déloger d'avec elle. Il fallut, pour lui ôter de la tête que je craignisse d'être obligé de l'épouser, faire tout comme font un mari et une femme. Il n'en arriva point d'accident ; elle était point féconde et n'a jamais eu qu'un enfant.
Il lui prit une nouvelle bizarrerie. Elle avait je ne sais quelle espèce de demoiselle avec elle qu'elle faisait tenir toujours dans sa chambre. Un beau jour je l'attrapai plaisamment. Comme elle était allée conduire une dame jusqu'à la porte de l'antichambre, je la suivis ; sa petite demoiselle demeura auprès du feu. Je prends la veuve et je l'emporte de l'antichambre dans une garde-robe, où je m'enferme avec elle, et je la tins tant que je voulus. Je la fis un peu revenir de ses folies, et le lendemain, l'ayant trouvée au lit, je la tâtais tant, elle avait le corps admirablement beau, et je la vis en si belle humeur, qu'encore que ses filles fussent en un cabinet qui répondait sur le lit, elle ne laissa pas, en mettant le rideau par-dessus moi, de s'approcher.....
Elle sortit de sa maison parce que l'horloge de l'hôtel d'Epernon sonnait les demi-heures et les quarts, et que cela lui coupait, disait, sa vie en trop de morceaux.
Quand l'abbé de Cérisy, qui était de ses amis, eut fait la Vie du cardinal de Bérulle, il lui en envoya un exemplaire. Elle lui manda gracieusement, quelques jours après, qu'elle avait jamais cru qu'il pût devenir assez idiot pour écrire de si sots miracles. On n'en vendit quasi point. M. de Grasse (Godeau) disait que c'était une vie écrite par épigrammes, tant il y avait de traits. Patru disait qu'il y avait cinq ou six cents têtes à cet ouvrage, car il commence à tout bout de champ, comme s'il était à la première ligne. Le libraire s'y pensa ruiner. Le bon abbé avait plus d'esprit que de jugement.
Nous nous brouillâmes encore bien des fois, et nous raccomodâmes aussi. Enfin, las de ses bizarreries, et ayant été obligé, par des considérations de famille, à faire demander la petite Rambouillet, me voilà accordé sans le lui dire. Mon frère l'abbé, par malice, lui alla annoncer cette nouvelle. Elle n'a jamais été si sage que cette fois-là, car elle reçut cela comme une chose indifférente. Je ne laissais pas d'aller chez elle ; mais je prenais garde qu'il y eût compagnie. Une fois, par malheur, je la trouvai seule ; elle sortit de sa chambre en colère et me donna un grand coup de poing ; après je ne m'y frottais plus. La sœur et son mari eurent une joie étrange de voir que je me mariais : nous nous étions remis bien ensemble, il y avait quelque temps, du consentement de la veuve ; elle-même était réconciliée avec eux. Or, quand M. Rambouillet se voulut remarier, elle y prétendit fort, tant pour être plus magnifique que sa sœur, que peut-être pour me faire enrager à mon tour. Le bonhomme n'y voulut point entendre. Il était accorde, il y avait deux jours, quand une fille que je ne connaissais point me vint dire que M. Le Faucheur, le ministre, qui logeait en même maison que la veuve, était fort mal et demandait à parler à moi. Je fais mettre les chevaux au carrosse, et cependant je dis à tous ceux que je rencontrai que le pauvre M. Le Faucheur était bien mal. J'y vais vite, mais je trouve cette même fille au bas de l'escalier qui me dit : " Monsieur, c'est mademoiselle Le G...  qui veut vous parler. "
Je monte. Elle commence par des larmes et par des reproches, et me dit enfin qu'il fallait que je l'épousasse, ou que je lui fisse épouser mon beau-père. " Pour moi, lui dis-je, mes articles sont signés il y a longtemps, et ceux de mon beau-père futur le furent avant-hier " Elle se mit à tempêter, que je m'en repentirais, que quelque jour son fils serait grand, que la petite Rambouillet ne serait jamais que ma g..., et que si elle eût su cela, elle l'eût laissée tomber en la présentant au baptême. Elle est sa marraine. Je lui parlai doucement, la remis du mieux que je pus, et me retirais quand je la vis un peu apaisée. Cependant je fus en transes jusque devant l'arche que j'appris qu'elle était point au prêche ; car elle était si outrée que je craignais qu'elle n'allât faire quelque opposition ridicule. Sa sœur a été assez étourdie pour me dire depuis : " Il me semble que vous deviez marier ma sœur avec votre beau-père ; c'était le moins que vous fussiez obligé de faire pour elle. " Cette pauvre femme ne me saurait encore voir sans surprise. J'ai eu du déplaisir à ne pouvoir l'assister en quelques affaires qu'elle a eues ; mais il n'y a jamais eu moyen d'en approcher. Elle hait le cardinal, et dit assez plaisamment que le soleil de mars est mazarin à cause qu'il fait mal à la tête.

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021