BIBLIOBUS Littérature française

ANNÉE 1858

 

 

Samedi 30 janvier 1858. — Dans la disposition d’esprit de nous amuser au bal de l’Opéra, et devant un perdreau truffé et des sorbets au rhum, servis dans un cabinet de Voisin, Alphonse nous conseille, de la part de son oncle, d’être prudents, nous avertit que le gouvernement continue à être fort mal disposé contre nous. Bonsoir le plaisir de cette nuit, et, les nerfs montés, il nous vient des idées d’exil volontaire, et la tentation d’aller fonder en Belgique un journal, où nous montrerons aux gouvernants du moment, que nous avons certaines qualités de pamphlétaires.

13 février. — Je vais voir un jeune homme de ma connaissance, que je trouve grippé au coin de son feu, et occupant sa soirée ainsi. Il avait devant lui une brochurette qui était le prospectus de M. Wafflard, entrepreneur des pompes funèbres, avec les prix de toutes les classes depuis la dixième jusqu’à la première, et où rien n’est oublié dans cette carte de la mort : le nombre des prêtres, des cierges, des franges, et où même une gravure sur bois, en haut de chaque classe, représente fidèlement ce qu’on aura pour son argent.

Je feuillette la brochure et trouve en marge d’une page une addition au crayon, montant à quatre mille et quelques cents francs, — addition que son père, entré pour lui dire bonsoir, avant de sortir, regarde, et mis soudainement en gaîté — ainsi qu’un père sceptique qui aurait compris.

Son père sorti, moi qui ne comprenais pas, je lui demandai : « Mais pour qui diable fais-tu ce travail-là ? — Pour mon père ! » répondit tranquillement mon jeune ami.

Les plus grands comiques n’ont jamais imaginé une si féroce chose. Au coin du feu, comme distraction d’un rhume, faire, tranquillement et posément et raisonnablement, la facture de la mort de son père en parfaite santé. Et notez que mon jeune ami avait tout allié dans son devis, les convenances à l’économie, les nécessités de la position sociale de son père avec le mépris des fausses dépenses, et le convoi de seconde classe avec la messe de première.

Vendredi 26 février. — Mario Uchard nous emmène à sa répétition du RETOUR DU MARI au Théâtre-Français… Dans la demi-nuit de la salle emballée, une grande filtrée de lumière pareille à la lumière d’un glacier sur un côté de la salle ; tout en haut, par une ouverture du paradis, le jour du dehors frappant sur les rideaux rouges des loges, sur le lustre au milieu de l’obscurité, scintillant en huit ou dix points de petits rubis et de petits saphirs ; et en l’orchestre, et en la salle vide, çà et là, des taches noires comme pochées par Granet, qui sont une vingtaine de spectateurs ; et la rampe basse, et au-dessus du plafond qui s’abaisse lentement, pour rejoindre les décors, des trouées d’échafaudages bleuissants qui semblent la charpente d’un clocher éclairé par un clair de lune.

On charge de braise les chaufferettes traditionnelles et monumentales de la maison de Molière, et la répétition commence avec un sac de bonbons sur une fausse cheminée. Mme Plessy est en brûleuse de maison ; Provost arrive en retard, plié en deux par un rhumatisme ; l’amoureux, tout emmitouflé, joue enfoui dans un cache-nez, et les acteurs, tout en faisant le geste d’ôter leur chapeau, le gardent… Quelque chose de bourgeoisement fantomatique.

5 mars. — Curieux êtres que nos étourdis, nos dissipateurs, nos fous ! qui ne jettent au vent que l’argent des usuriers. La fortune leur vient-elle, les voilà tout à coup rangés, sages, économes, comptant et liardant. X… ce dernier des fils de famille sans famille, ce type d’enfant prodigue, a positivement dans le moment de l’argent à lui. Hier il a ouvert son secrétaire devant des amis, leur a montré quinze cents vrais billets de cent francs, les a feuilletés plusieurs fois, a soupiré… et les a fait rentrer dans le tiroir où ils étaient, en disant : « Je sais que je vous dois à tous de l’argent, mais c’est une drôle de chose, ça m’ennuie de vous le rendre ! Voulez-vous me tenir quitte pour un souper ? »

— Un prêtre que je connais à travers des gens de notre intimité, disait dernièrement à une femme, dont le mari commence à se refroidir auprès d’elle : « Il faut, voyez-vous, ma chère enfant, qu’une femme honnête ait un petit parfum de lorette ! »

— Raphaël a créé le type classique de la vierge par la perfection de la beauté vulgaire, — par le contraire absolu de la beauté, que le Vinci chercha dans l’exquisité du type et la rareté de l’expression. Il lui a attribué un caractère de sérénité tout humaine, une espèce de beauté ronde, une santé presque junonienne. Ses vierges sont des mères mûres et bien portantes, des épouses de saint Joseph. Ce qu’elles réalisent, c’est le programme que le gros public des fidèles se fait de la Mère de Dieu. Par là, elles resteront éternellement populaires : elles demeureront de la vierge catholique, la représentation la plus claire, la plus générale, la plus accessible, la plus bourgeoisement hiératique, la mieux appropriée au goût d’art de la piété.

La VIERGE A LA CHAISE sera toujours l’Académie de la divinité de la femme.

7 mars. — … Un individu étrange avec lequel Gavarni se fait une fête de dîner un de ces jours. C’est un Italien, au passé inconnu, vivant autrefois à Londres où il tirait de connaissances, à peu près tous les jours, de quoi risquer quelques schellings dans les maisons de jeu de la populace. Habitué d’un tripot où il était défendu de dormir, et où il n’y avait rien pour s’asseoir, on l’appelait la mouche, par l’habitude qu’il avait prise de dormir, appuyé contre les murs. Un soir, le jeu s’avive, et un souverain tombe de la table et roule jusqu’à lui. Il avance un pied nu sous une botte qui n’avait guère que le dessus, et saisissant la pièce d’or avec l’orteil, il reste jusqu’au matin, sans le ramasser, de peur d’être soupçonné. Le matin, pour la première fois de sa vie, se trouvant au monde avec un souverain dans sa poche, cet homme, qui ne se couchait jamais, songea à coucher dans un lit. Il frappe à une maison garnie, où il est reçu. A dix heures il est réveillé par la bonne qui lui demande s’il veut déjeuner avec ses maîtresses, deux vieilles governess. Il plaît, devient, quelques jours après, l’amant de l’une, l’épouse, donne bientôt à toutes les deux le goût du jeu, et les ruine. Puis quand il les a ruinées, il fait convertir sa femme au catholicisme, puis sa belle-sœur, et, de l’argent reçu des lords catholiques, tente le jeu à Hombourg, gagne 200, 000 francs, reperd et maintenant… Savez vous ce qu’il fait ? Il va de cabaret en cabaret, autour de la barrière de l’Étoile, organiser une société de jeu parmi les compagnons maçons, pour laquelle il ira jouer en Allemagne, sous la surveillance d’un comité d’une dizaine de maçons, costumés en habit noir, et qui n’auront qu’à manger et à se promener.

12 mars. — Ce soir on cause de 1830, et le marquis de Belloy, pour nous donner une idée de la confraternité de ce temps, et des folies excentriques et généreuses, et des choses ridicules et grandes qu’elle amenait, nous raconte cette anecdote. Quelque temps avant la représentation de MARION DELORME, il écrit à un ami, étudiant de médecine en province. L’ami trouve de la tristesse dans la lettre, croit à un manque d’argent, ramasse la monnaie qu’il peut, et la lui apporte à Paris. De Belloy n’en avait pas besoin, il le remercie, l’empêche de repartir, et le mène le soir chez sa maîtresse.

Alors, une vie à trois, du matin au soir, pendant quelques jours. Puis, tout à coup, de Belloy ne voit plus son ami, il passe un matin chez lui, et trouve au lit… un monstre. Son ami s’était rasé cheveux, sourcils, barbe, moustaches, et il confesse à de Belloy que, devenu amoureux de sa maîtresse, il a voulu se mettre dans l’impossibilité de la revoir. Et le soir, qui était le jour de la première de MARION DELORME, cet ami modèle, amené au théâtre, faillit faire tomber la pièce. Chaque fois qu’il se retournait pour imposer silence au classicisme, la figure de ce monstre, enthousiaste et glabre, faisait éclater de rire la salle.

19 mars. — Reçu la première feuille de l’HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE.

26 mars. — Au Jardin des Plantes… Peu de dépense d’imagination de la part du Créateur. Beaucoup trop de répétitions de formes chez les animaux… Comme nous regardions engloutir une grenouille dans la tête en triangle d’un serpent, et descendre dans son cou à la façon d’un ressort de laiton distendu, une femme, en compagnie de sa bonne, regardait, elle aussi, en détournant les yeux, et criait avec une sensibilité qui faisait du bruit : « C’est affreux ! » J’avais à côté de moi la grande marchande de chair humaine de notre temps : Élisa, la Farcy II.

Plus loin, aux herbivores, devant l’hippopotame ouvrant, à fleur d’eau, cette chose rose et immense et informe, cette bouche ressemblant à un lotus gigantesque fait de muqueuses, c’est Vigneron le lutteur.

Voici donc la promenade et la distraction de ces deux débris du monde antique dans la société moderne : l’athlète et la matrulle.

31 mars. — « Vous ne serez jamais décorés ! » C’est ainsi qu’un ami commence le récit suivant : A Biarritz, il y a une bibliothèque de 25 volumes, votre HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE PENDANT LE DIRECTOIRE s’y trouvait. Damas-Hinard dit à l’Impératrice : « Lisez ce livre, un livre nouveau qui vous intéressera. » L’Impératrice prend le livre, se met à le lire, et tout à coup part d’un grand éclat de rire. L’Empereur s’approche, interroge ; l’Impératrice lui montre le mot tétonnières appliqué aux femmes du Directoire. L’Empereur regarde, relit, s’assure de l’épithète, — et ferme sévèrement le livre.

Avril. — Nous feuilletons depuis quelque temps une sage-femme, intéressante comme la portière de l’existence humaine. Le mouvement instinctif du nouveau-né, lorsqu’il sort de son premier domicile, et qu’il est encore oscillant à l’ouverture, ce mouvement, ce premier acte de vie, est de redresser la tête et de la soulever vers la lumière : coelumque tueri jussit.

11 avril. — Dans un angle glacé de la place Royale, il y deux coupés qui se morfondent à une porte, des sergents de ville, et une queue de ménages du Marais, de ménages à la Daumier, et, derrière ces ménages, de petites ouvrières en cheveux. C’est là. Je monte avec ceux qui montent. Et d’abord une grande pièce éclairée par le jour morne d’une cour, et, tout autour, dans des poses affaissées et pleurantes, les hardes de la morte, hardes de femmes, hardes de reines ; les sorties de bal de satin blanc et les robes d’Athalie, tous les chiffons-reliques de ce corps, tous les costumes de cette gloire, accrochés en grappes, comme aux murs d’une Morgue, avec un aspect d’enveloppes fantomatiques et de vêtements ondoyants et radieux de rêves, immobilisés et morts au premier rayon du jour.

Quelques marchandes à la toilette s’en vont le long de ces nippes orgueilleuses et flétries, semblant, dans la tunique de Camille, chercher l’accroc de l’épée de son frère…

« Passez, messieurs et dames ! » fait la voix glapissante d’un crieur qui pousse par les épaules la foule hébétée.

A côté, voici l’argenterie et les seaux de Champagne, que certes ni Meissonier ni Germain n’ont ciselés, trois nécessaires de voyage, quelques livres en misérable habit, en demi-reliure, des diamants ; un reliquaire de bijoux dessiné sur les étrusques du Vatican et du MUSOEO BORBONICO, une parure zingare aux pierres sans valeur, montée par quelque Gilles l’Égaré du royaume de Thunes, un odieux service de dessert en porcelaine peinte et des tasses de Sèvres moderne.

« Passez, messieurs et dames », glapit encore la voix.

Et c’est le salon : un salon de tapissier du Marais. Puis, la chambre à coucher, avec son petit lit en bois noir, aux rideaux de soie bleue, et jetés dans toute la chambre, sur le lit, les fauteuils, les chaises, des dentelles, des volants d’Angleterre, des garnitures de Malines, des mouchoirs de Valenciennes, qu’une vieille, toute jaune, assise au chevet du lit, surveille et couve de son œil cupide et juif. « Passez… » répète encore la voix.

E tutto… Et voilà ce que laisse Rachel : des diamants, des bijoux, de l’argenterie, des dentelles, des demi-reliures et du faux Sèvres.

— Dans le nu, peint, sculpté, décrit, quelques-uns ne voient que la ligne du Beau. D’autres y voient toujours la peau de la femme et sa tentation. Il y a du Devéria pour certaines gens dans la Vénus de Milo.

— Relu le NEVEU DE RAMEAU. Quel homme, Diderot ! quel fleuve, comme dit Mercier !… Et Voltaire est immortel et Diderot n’est que célèbre. Pourquoi ? Voltaire a enterré le poème épique, le conte, le petit vers, la tragédie. Diderot a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d’art. L’un est le dernier esprit de l’ancienne France, l’autre est le premier génie de la France nouvelle.

16 avril. — Sceptique, être sceptique, professer le scepticisme, hélas ! une mauvaise voie pour faire son chemin. Et d’abord, le moyen du scepticisme n’est-ce pas l’ironie, la formule la moins accessible aux épais, aux obtus, aux sots, aux niais, aux masses ? Puis cette négation, ce doute de tout, choque les illusions de tous, ou du moins celles que tous affichent : le contentement de l’humanité qui suppose le contentement de soi, — cette paix de la conscience humaine, que le bourgeois affecte de donner comme la paix de sa conscience particulière.

23 avril. — Nous revenons de chez Gavarni avec Guys, le dessinateur de l’ILLUSTRATED LONDON.

Un petit homme à la figure énergique, aux moustaches grises, à l’aspect d’un grognard ; marchant en boitaillant, et sans cesse, d’un coup de plat de main sec relevant ses manches sur ses bras osseux, diffus, débordant de parenthèses, zigzaguant d’idées en idées, déraillé, perdu, mais se retrouvant et reprenant votre attention avec une métaphore de voyou, un mot de la langue des penseurs allemands, un terme savant de la technique de l’art ou de l’industrie, et toujours vous tenant sous le coup de sa parole peinte et comme visible aux yeux. Et ce sont mille souvenirs qu’il évoque dans cette promenade, où il jette, de temps en temps, des poignées d’ironies, des croquis, des paysages, des villes trouées de boulets, saignantes, éventrées, des ambulances où les rats entament les blessés.

Puis au revers de cela, comme, dans un album, ou au revers d’un dessin de Decamps se voit une pensée de Balzac, il sort de la bouche de ce diable d’homme, des silhouettes sociales, des aperçus sur l’espèce française et sur l’espèce anglaise, toutes nouvelles, et qui n’ont pas moisi dans les livres, des satires de deux minutes, des pamphlets d’un mot, une philosophie comparée du génie national des peuples.

Et c’est Janina prise, et ce ruisseau de sang tout barboteux de chiens, coulant entre les jambes du jeune Guys…

Et c’est Dembinski, en chemise bleue, sa dernière chemise, jetant un louis, son dernier louis, sur un tapis vert, et sans pâlir le poussant à 40,000 francs.

Et c’est le château anglais, la haute futaie, la chasse, trois toilettes par jour et bal tous les soirs, une vie royale menée, conduite, payée par un monsieur qui s’appelle Simpson ou Tompson, et dont le fils de vingt ans inspecte dans la Méditerranée les 18 bateaux de son père, dont pas un n’a moins de deux mille tonneaux, « une flotte comme l’Egypte n’en a jamais eu », dit Guys. Puis c’est nous qu’il compare aux Anglais, nous ! et il s’écrie : « Un Français qui ne fit rien, qui fut à Londres pour dépenser de l’argent tranquillement, qui a vu cela ? Les Français voyagent pour se distraire d’un chagrin d’amour, d’une perte au jeu, ou pour placer des rouenneries, mais là, un Français dans une calèche, un Français qui ne soit ni un acteur, ni un ambassadeur, un Français ayant à ses côtés une femme comme une mère ou une sœur, et pas une fille, une actrice, une couturière, non on n’en a jamais vu ! »

24 avril. — Entre le soufflé au chocolat et la chartreuse, Maria desserre son corsage et commence ses mémoires.

Elle naît dans un petit paysage au bord de la Marne, ombreux et mouillé, comme les aimait le paysagiste Huet. Elle est la fille d’un pauvre constructeur de bateaux. Elle est toute blonde, et restée toute blanche sous le soleil noircisseur de la Brie. Elle a treize ans et demi. Un jeune homme, qu’elle croit un architecte, lui fait la cour. Ce jeune homme ainsi que dans les romans, est un comte, propriétaire d’un des châteaux voisins, un jeune homme menant grand train et au bord de la ruine. Elle se laisse enlever, et voici la fillette installée au château, où le comte s’amuse de sa villageoiserie, de son ignorance de tout, et l’enferme à clef dans sa chambre, le jour où il fait venir de Paris, des filles qu’il s’amuse à chasser nues dans son parc, sous des robes de gaze, que déchirent deux petits chiens de la Havane.

Cela se termine au bout de moins d’une année, par une ruine complète du comte, qui, traqué par les recors, monte sur le toit de son château et se brûle la cervelle, à la façon d’un châtelain du vieux temps. La fillette est mise à la porte du château avec, pour tout argent, une montre garnie de perles, et deux boucles d’oreilles en diamants. Elle est grosse. Elle va accoucher chez une sage-femme qui la vend à un entrepreneur de maçonnerie qu’elle prend aussitôt en dégoût, et pour vivre, revient apprendre le métier de sage-femme, chez celle qui l’a accouchée.

28 avril. — J’ai été une première fois à l’Hôtel de Ville. Cette fois, j’y ai vu dans la salle Saint-Jean, les tués de Février, très proprement embaumés, et dans une chemise de percale.

Je fus une seconde fois à l’Hôtel de Ville. Cette fois-là, dans la même salle, je me suis mis aussi nu qu’un ver, j’ai endossé des lunettes bleues, et le conseil de révision me trouvant trop bel homme pour être myope, me nomma à la majorité des voix : hussard.

Je vais à l’Hôtel de Ville pour la troisième fois, ce soir, mais au bal. Cela est riche et cela est pauvre. De l’or, et puis c’est toute la magnificence des salles et des galeries ; du damas partout et à peine du velours, le tapissier en tout lieu, l’art nulle part ; et sur les murs chargés de plates allégories, peintes par des Vasari dont je ne veux pas savoir le nom, moins d’art encore qu’ailleurs… Ah ! la galerie d’Apollon ! la galerie d’Apollon ! Mais l’émerveillement des douze mille paires d’yeux qui sont là, n’est pas bien exigeant.

Pour le bal, c’est un bal. L’on se coudoie et même l’on valse, et c’est là que j’ai vu valser une institution vieille comme le général Foy : ce n’étaient qu’élèves de l’École polytechnique voltigeant dans des robes de gaze bleue ou rose.

Ce qui m’a plus frappé, et ce qui est vraiment une belle chose, ce sont les encriers syphoïdes du Conseil municipal : on les voit, ils sont ouverts au public, ces grands jours-là. Ces encriers sont monumentaux, sérieux, graves, recueillis, carrés, opulents, imposants. Ils ont tout à la fois quelque chose des pyramides d’Egypte et du ventre de M. Prud’homme : ils ressemblent à la fortune du Tiers-État.

— Quand le XVIIIe siècle va mourir et que la grâce de Watteau en cet art d’esprit, n’a plus que le souffle, il tombe dans l’art français, une invasion de lourds barbares qui se gracieusent, de teutomanes qui font les gentils : les Wille, Schenau, Freudeberg, etc., — et même Lawreince.

Mai. — C’est une drôle de chose — et personne ne l’a remarqué — que le grand monument littéraire de l’atticisme, des élégantes mœurs, du délicat esprit d’Athènes, Aristophane enfin, soit le plus gros monument scatologique de la littérature de tous les peuples. La m…. y est le gros sel et la m…. y semble le dieu du Rire. Qu’on me parle du goût raffiné des spectateurs des NUÉES, de LYSISTRATA, des GRENOUILLES, allons donc ! La délicatesse d’esprit est une corruption, longue, longue à acquérir, et que ne possèdent jamais les peuples jeunes. Ce ne sont que les peuples usés, les peuples auxquels ne suffisent plus les sièges de fer et les bains de marbre, les peuples au corps douillet et lassé, les peuples mélancolieux et anémiés, les peuples attaqués de ces maladies de vieillesse qui viennent aux arbres fruitiers qui ont trop porté.

6 mai. — La langue javanaise, la langue argotique de toutes les impures de Paris, — le croirait-on, — a été inventée à Saint-Denis, par les pensionnaires pour se cacher des sous-maîtresses. Mais c’est un javanais plus compliqué que celui qui met un va après chaque syllabe : dans celui-ci, après chaque syllabe, il y a un doublement de deux syllabes à la même désinence. Ainsi, par exemple : Je vais bien, se dit : « Je de gue vais dai gai bien den gen. » Une langue impossible, martelée de sonorités de diphtongues, et qui vous passe contre l’oreille comme une brosse dure.

A mesure que je vois des ménages, deux choses me frappent. D’abord c’est, la solennité de cette chose, le mariage. Cela donne à l’homme une assiette, une dignité, une sorte de fonction, je ne sais quoi d’occupant et d’officiel. Bref, le mariage me semble une magistrature couchée. Mais encore ceci, le mariage vu dans les intérieurs, m’apparaît comme un concubinage affiché et s’étalant dans une impudeur glorieuse. J’y vois l’image d’un monsieur et d’une dame dans leur lit, la conjonction corporelle par-dessus les blonds petits cheveux de l’enfant ; et l’enfant arrive à me faire l’effet d’un phallus dessiné sur les murs.

Dimanche 9 mai. — Nous dînons à Bellevue, chez les Charles Edmond, dans une petite maison, toute pleine de mousseline, d’un frais et joli luxe de tapissier et de femme : un petit nid avec un jardin grand comme une corbeille, où il n’y a de la place que pour des fleurs. Et là dedans le sourire de l’œil de Charles Edmond, et l’accueil et la bonne enfance et le franc rire de Julie. La causerie va à Proudhon et à son livre, dont Saint-Victor jette des morceaux au vent, et Charles Edmond parle curieusement de l’homme qui se cache derrière cette plume révoltée, et de la tendresse et de la sensibilité de ce rude pamphlétaire. Et après des gros mots des uns et des autres contre l’Église, il arrive que quelqu’un cite cette parole de Montrond, le viveur, l’ami de Talleyrand, auquel un prêtre demandait à son lit de mort, s’il avait blasphémé l’Église : « Monsieur le curé, j’ai toujours vécu dans la bonne compagnie ! »

— Les sociétés commencent par la polygamie et finissent par la polyandrie.

20 mai. — Alors que nous étions sur le quai de la Rapée, il y avait, devant un petit poste, des militaires qui faisaient l’exercice, comme des soldats de bois sur cette espèce de herse avançante et reculante qui amuse les enfants. En face du peloton, à l’ombre des arbres, les coudes sur la terre et les mains au menton, de grands voyous hors d’âge, mystérieux comme des sphinx, le regard immobile, voilé et dormant, regardaient la troupe travailler, ainsi que des voleurs étudieraient une porte à crocheter, — semblant vouloir voler la charge en douze temps pour des journées futures.

27 mai. — Un éclat de rire que l’entrée de Maria, une fête que son visage. C’est, quand elle est dans la chambre, une grosse joie et des embrassades de campagne. Une grasse femme, les cheveux blonds, crespelés et relevés autour du front, des yeux d’une douceur singulière, un bon visage à pleine chair : l’ampleur et la majesté d’une fille de Rubens. Après tant de grâces maigres, tant de petites figures tristes, préoccupées, avec des nuages de saisie sur le front, toujours songeuses et enfoncées dans l’enfantement de la carotte ; après tous ces bagous de seconde main, ces chanterelles de perroquets, cette pauvre misérable langue argotique et malsaine, piquée dans les miettes de l’atelier et du TINTAMARRE ; après ces petites créatures grinchues et susceptibles, cette santé de peuple, cette bonne humeur de peuple, cette langue de peuple, cette force, cette cordialité, cette exubérance de contentement épanoui et dru, ce cœur qui apparaît là dedans, avec de grosses formes et une brutalité attendrie : tout en cette femme m’agrée comme une solide et simple nourriture de ferme, après les dîners de gargotes à trente-deux sous.

Et pour porter un torse flamand, elle a gardé les jambes fines d’une Diane d’Allegrain, et le pied aux doigts longs d’une statue, et des genoux d’un modelage…

Puis l’homme a besoin de dépenser, à certaines heures, des grossièretés de langue, et surtout l’homme de lettres, le brasseur de nuages, en qui la matière opprimée par le cerveau, se venge parfois. C’est sa manière de descendre du panier, où les NUÉES font monter Socrate…

— Nous venons de voir un amateur singulier, jaloux de sa collection comme un sultan, et peut-être est-ce la sagesse. Il a une maison à lui, dont il se rappelle à peine le chemin, une maison toute pleine de tableaux, de dessins qui se piquent aux murs, restant des six mois sans voir leur possesseur.

Cet original d’un très grand goût, s’appelle M. Laperlier. Il nous montre ses Chardin et ses Prud’hon, — et nous qui avons fait le vœu de ne jamais acheter de tableaux, — nous revenons amoureux de deux tableaux, il est vrai que ce sont deux esquisses : l’esquisse des TOURS DE CARTES de Chardin, une merveille de couleur gaie et papillotante qu’on ne rencontre pas d’ordinaire chez lui, et le portrait de Mlle Mayer par Prud’hon, le portrait que le peintre eut jusqu’à sa mort dans son alcôve, — un portrait où l’on dirait le sourire de la Joconde dans l’ovale ramassé d’une nymphe de Clodion.

6 juin. — Dîner chez le garde de la forêt de Saint-Germain. Saint-Victor, Mario Uchard, Aurélien Scholl et Jules Lecomte.

Jules Lecomte, cet homme dont nous n’avions entrevu dans l’ombre de son cabinet que le regard froid, métallique, mystérieusement intimidant, ne nous semble plus au grand soleil qu’un bourgeois, qui aurait des remords ou une maladie d’estomac. Il a l’air de porter son passé sur les épaules, avec la gêne et la réserve d’un monsieur qui ne veut tendre la main, que bien sûr d’en trouver une autre au bout, — sympathique après tout, et même vous attristant de pitié.

Un homme rempli d’histoires qu’il tire comme de tiroirs, et qu’il raconte sans chaleur et avec le même accent, ainsi qu’il lirait un procès-verbal. Sans goût littéraire, mais fureteur sagace, intelligemment curieux, le seul homme, à l’heure présente, qui dans la presse soit un chroniqueur un peu universel, un peu informé de ce qui court, de ce qui se dit, de ce qui se fait, le seul ayant des oreilles autre part que dans le café du Helder et dans le petit monde des lettres, sur la pointe du pied, à la porte entre-bâillée du monde, et de tous les mondes, du monde des filles au monde de la diplomatie, écoutant, pompant, aspirant ce journal de la vie contemporaine qui n’est nulle part imprimé, à la piste de tous les moyens d’information, ayant essayé par exemple, nous dit-il, de donner des dîners où il faisait asseoir toutes les professions à sa table, espérant que chaque spécialité se confesserait à l’autre, et que toute l’histoire intime et secrète de Paris débonderait au dessert, de la bouche du banquier, du médecin, de l’homme de lettres, de l’homme de loi.

« Savez-vous, nous dit Lecomte, pourquoi Véron a vendu sa collection ? Il se figure que ça va finir demain ou après-demain, et comme il se croit un des grands auteurs du 2 décembre, une tête à prix, il se figure que tout chez lui sera mis en miettes, et il a tout vendu. Il n’a plus qu’un lit, un fauteuil et sa malle. »

— On nous conte, en tournant dans cet insipide manège de Mabille, un beau mot de fille. Il appartient à Mlle A. C… En soirée un monsieur lui propose de la reconduire. Elle dit : « Oui. » A un second, elle dit : « Peut-être. » A un troisième, elle est forcée de dire : « Impossible ! » A un quatrième, n’y tenant plus, elle s’écrie : « Sacré cochon de métier, où l’on ne peut pas prendre des ouvrières ! »

Dimanche 13 juin. — Le soir, après dîner, dans le jardinet de Charles Edmond, sur la petite terrasse contre la ruelle menant aux champs, Saint-Victor et nous, nous évoquons le passé, remontant aux Grecs et aux Latins, faisant de nos souvenirs de classe, jaillir les étincelles et les rapprochements, appréciant et commentant le latin de Tacite, le latin de Cicéron, le latin de M. Dupin. Puis la conversation s’élevant peu à peu, atteint, comme un ballon qui aurait jeté tout son lest, ce panthéon de lumière et de sérénité, cette haute demeure où la place est marquée pour tous ceux qui conservent ou augmentent la patrie, ce temple de l’astronomie antique, cette architecture d’un supra-monde que nous ouvre le Songe de Scipion l’Africain, quand détonne dans la grande évocation, un rappel du présent, le : « Ohé, les petits agneaux ! » beuglé dans la ruelle…

Saint-Victor a une grande histoire en tête, et déjà commencée : « les Borgia » toute l’Italie et la Renaissance. Un beau livre ! Puis se livrant à nous, ses copains politiques et artistiques, selon son expression, il se met à nous parler de son ambition de décrire les métopes du Parthénon, furieux d’enthousiasme, et désespérant, désespérant de pouvoir dire cela avec des mots, et se lamentant qu’il n’y ait pas dans la langue française de vocables assez religieux pour rendre ces torses « où la divinité circule comme le sang ». — « Le Parthénon, le Parthénon, répète-t-il deux ou trois fois, ça me remplit de l’horreur sacrée du lucus. »

Et le voilà, prenant feu sur le beau antique, comme un dévot à propos de sa foi, et il nous conte en riant, mais avec une sorte de peur au fond de lui, la peur d’un païen contemporain des Eginètes, il nous conte l’histoire de ce savant allemand Ottfried Muller, qui avait nié la divinité solaire d’Apollon, et qui fut tué d’un coup de soleil.

— Trop suffit quelquefois à la femme.

23 juin. — Malgré notre foi au succès, — l’HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE avait paru le 19, — des doutes, des inquiétudes, et des étalages rétifs à l’exposition, et des retards de réclames… enfin dans le lointain un petit bruissement du livre dont on commence à parler, des échos d’impressions de celui-ci et de celui-là, et ce matin une demande de trois exemplaires de la part de l’ambassade de Russie.

2 juillet. — Dans ces jours de la campagne qui ne semblent plus avoir de nom, qui ne sont plus ni jeudi, ni vendredi, ni samedi, parce qu’il n’est rien qui les distingue, qui les date par un fait, dans ces jours incolores que mesurent deux seuls événements : le déjeuner et le dîner ; — lu RICHELIEU ET LA FRONDE de Michelet. Style haché, coupé, tronçonné, où la trame et la liaison de la phrase ne sont plus, avec des idées jetées comme des couleurs sur la palette, et quelquefois une sorte d’empâtement au pouce… Mais plus haut, et au fond, une terrible menace que ce dernier livre du grand poète, et un peu l’ouverture de la grande Ruine qui sera demain. En ce livre déshabillé, plus de couronnes de lauriers, plus de manteaux fleurdelisés plus de chemises même. Les hommes y perdent leur piédestal comme les choses y perdent leur pudeur. La Gloire y a des ulcères et la matrice des Reines des avortements. Ce n’est plus le stylet de la Muse, c’est le scalpel et le spéculum du médecin. L’historien y apparaît comme le docteur des urines du peintre hollandais. Le bassin d’Anne d’Autriche y est visité comme en d’autres oubliettes de Blaye, et l’anus du Roi-Soleil y est interrogé comme en un dispensaire de police… Fin des dieux, des religions, des superstitions, et l’arrière-faix de l’histoire exposé en public. Cependant où va cela, où va ce siècle qui n’avait plus de culte que dans son passé historique ? Où aboutira cette grande avenue de l’histoire qui n’est plus qu’une avenue de monarques, de reines, de ministres, de capitaines, de pasteurs de peuples, montrés dans leurs ordures et leurs misères humaines, — de Rois passant au conseil de révision ?

7 juillet. — Été un peu revivre à Paris. Chez Saint-Victor, 49, rue de Grenelle Saint-Germain, au fond d’une grande cour, un petit salon aux murs tout couverts de dessins de Raphaël et des grands maîtres italiens, fac-similés par Leroy. Saint-Victor arrive, ébouriffé, non peigné, non bichonné, en déshabillé de tout l’être, et charmant garçon ainsi et beau comme un éphèbe de la Renaissance dans son rayonnant désordre, car il n’est pas fait pour l’habillement moderne qui le vulgarise et le perruquifie…

— Un ouvrier ébéniste, d’un de ces mots de peuple, a devant moi défini le style de ce temps sans style, le style du XIXe siècle. Il a dit : « C’est une julienne ! »

— Pour arriver il faut enterrer deux générations, celle de ses professeurs et celle de ses amis de collège : la génération qui vous a précédé et la vôtre.

— Tous ces temps-ci, détente complète de l’activité physique et morale ; une somnolence qui irait à des nuits de dix-huit heures ; — dans l’éveil les yeux paresseux à voir, à observer ; — notre regard, sans notre pensée, feuilletant les livres et se traînant de l’un à l’autre ; — un grand effroi de faire moins que rien ; — la tête vide et pourtant lourde ; — le sang comme envahi par la lymphe ; — un lâche ennui ; — le remuement de la cervelle et du corps aussi durs pour nous que pour l’aï, qui passe une journée à se dérouler de son arbre ; — un état de l’âme sur lequel tout passe sans la secouer : les distractions, l’orgie, les grattements de vanité. — C’est la maladie qui vient aux activités retraitées, aux têtes qui restent trop longtemps à se reposer, à nous qui, depuis cinq mois, ne vivons pas dans une œuvre et pour une idée.

2 août. — Par la littérature qui court, c’est vraiment un noble type littéraire que ce Saint-Victor, cet écrivain dont la pensée vit toujours dans le chatouillement de l’art ou dans l’aire des grandes idées et des grands problèmes, couvant de ses amours et de ses ambitions voyageuses la Grèce d’abord, puis l’Inde qu’il vous peint sans l’avoir vue, comme au retour d’un rêve haschisché, et poussant sa parole, ardente et emportée et profonde et peinte, autour de l’origine des religions, parmi tous les grandioses et primitifs rébus de l’humanité : curieux des berceaux du monde, de la constitution des sociétés, pieux, respectueux, son chapeau à la main devant les Antonins, qu’il appelle le sommet moral de l’humanité, et faisant son évangile de la morale de Marc-Aurèle, ce sage et ce si raisonnable maître du monde.

Et quand il redescend de ces cimes, et qu’il parle de ces temps-ci et de leurs hommes, c’est avec une ironie à la Michel-Ange, comparant Janin et son œuvre à la Chimère de Rabelais « bombycinant dans le vide », chimera bombycinam in vagum.

Tout cela coulant, débordant, en une nuit d’été, de cet éloquent toqué du passé et de l’antiquité, dans l’ombre d’un mylord qui roule au petit pas, à travers le bois de Boulogne, avec un cocher dormant sur le siège, et dont il dit : « Ne le dirait-on pas accoudé sur un triclinium ? »

— Croissy. En entrant sous bois, j’ai tout de suite le silence, mais un silence murmurant de toutes les petites et caressantes voix de la vie et de l’amour, que domine, comme une dièze profonde, la plainte amoureuse du ramier. L’herbe même est susurrante. La feuille parle à la feuille, et la plus petite poussant la plus grande qui lui cache le soleil, dit : « Range-toi, » et cela basso basso, jusqu’à ce que la brise, passant dans la tête du bois, fasse un frémissement longuement s’en allant, qui emporte tous les bruits, dans un remolo de feuilles, ressemblant au doux et effacé murmure d’une eau qui coule au loin.

— A-t-on jamais songé à l’être moral que doit faire le fils d’un restaurant, conçu aussitôt après que son père a donné l’ordre aux garçons d’ajouter le numéro du cabinet à l’addition des soupers de la nuit ?

6 août. — Nous voici près de Blois, à la Chaussée-Saint-Victor, dans une façon de château et dans une manière de parc, avec Mario Uchard et sa perpétuelle bonne humeur, avec les beaux yeux de son bébé et son babil d’oiseau, et avec le nez rouge de miss Charlotte, la gouvernante du bébé.

Une fantastique personne que cette miss Charlotte, passant automatiquement dans le paysage, ombragée de son chapeau de paille brun en forme de tourtière, tenant dans la paume d’une main levée en l’air, une toute petite cage garnie de ouate, sur laquelle trébuche un oisillon aux ailes coupées, suivie à trois pas, par un de ces petits chiens ratiers, auquel Landseer fait agacer un perroquet. Mais vieux, vieux, ce chien ! et le derrière râpé comme une couverture d’hôpital, et sautillant sur trois pattes, la quatrième étant paralysée par un rhumatisme, — un petit chien qui est une chienne appelée Fanny, dite familièrement Fane.

— Un original que j’ai connu, se trouve faire une visite au printemps, dans un château, à une toute jeune femme qui lui dit : « Vous aimez la campagne au printemps, Monsieur ?

— Moi, Madame, pas du tout, au printemps j’adore Paris : les jours sont devenus longs et c’est le meilleur mois pour bien voir les petites filles qui sortent des magasins !

— C’est curieux le mépris de la vieille Grèce pour la Rome du temps d’Auguste, pour la Rome polie, considérée par elle comme barbare, et dont ni Lucien, ni Denys d’Halicarnasse qui parla si bien des choses romaines, n’osent mentionner les poètes et les artistes : mépris d’une douce civilisation pour un peuple de soldats, et dont nous avons la délicate traduction dans ce refus d’une courtisane de coucher avec un fanfaron guerrier, se figurant coucher avec le bourreau.

15 août. — … La table est mise dans la cour, entourée d’un treillage vert attendant les plantes grimpantes, et à l’entrée de laquelle se tiennent scellés deux beaux ânes gris, harnachés de rouge et tout pomponnés de houppettes à l’espagnole. Nous nous asseyons dix-neuf sur des chaises de jardin. Villemessant blaguant l’appétit de celui-ci, les fours de celui-là, criant à sa femme : « Bois du bordeaux, ça te fera vivre quinze jours de plus, » appelant « Fouyou » sa fille, qu’il traite en vrai gamin, et nous disant : « On m’a demandé à Blois qui vous êtes, j’ai répondu que vous étiez les frères Lionnet, des chanteurs de chansonnettes, et que vous alliez chanter quelque chose aux fêtes. »

Il y a parmi les convives un dur à cuire de 76 ans, qui en paraît 40, et qui est en pantalon blanc, en redingote de lasting, en chaussettes de soie dans fins escarpins. Un homme qui a fait sa carrière dans les intendances de Napoléon Ier, et qui, depuis rallié aux Bourbons et mêlé à de grands événements, et devenu le familier de nombre de personnages, est tout plein d’anecdotes donnant un relief aux faits historiques. C’est le baron Penguilly, père de Penguilly le peintre.

Lors de l’entrée de l’armée française à Moscou, il prend possession d’un palais. Dans la visite des chambres, il entend un frôlement de robe, aperçoit un pied sous un lit, tire à lui un bas de soie noire, au bout duquel il y a une jolie femme, et encore un autre pied et une autre jolie femme. Des deux femmes, il fait ses maîtresses à tour de rôle. L’après-demain, survient un de ses amis qui lui dit : « Tu es heureux, toi seul as des femmes ! — Et toi du madère ! répond Penguilly. Eh bien ! donnant donnant, je t’échange une de mes femmes contre dix tonnelets de madère. » L’échange fut fait.

Moscou évacué, voici Penguilly, chargé par le maréchal je ne sais plus qui, de ramener dans sa voiture deux actrices de la troupe française. Un cheval meurt, puis deux, puis trois, puis plus de calèche. Les deux femmes alors hissées sur un cheval que Penguilly trouve par un heureux hasard à acheter. Et l’une des deux prise de dysenterie et attachée avec des cordes sur le cheval. Enfin l’agonie de la femme, disant au moment de mourir : « Penguilly, en cas de mort tout le monde peut baptiser et donner l’absolution », et elle le force à écouter sa confession. Elle était la fille d’un marchand du faubourg Saint-Antoine, enlevée à 13 ans, et ayant promené sa vie amoureuse dans les quatre coins du monde. Et sa confession faite, elle lui donnait sa bourse pour qu’il fît dire des prières à la première ville. En Pologne, Penguilly lui faisait faire un service, et il reçoit encore, tous les ans, une lettre de remerciement de la survivante.

26 septembre. — Bar-sur-Seine. — On vendange. Une côte caillouteuse montant dans le ciel implacablement bleu, toute grise et toute violette : d’un gris de perle dans la lumière, d’un violet de fleur de bruyère dans l’ombre. Elle monte, la petite côte, hérissée d’échalas flambants, comme des piques au soleil, et au bas desquels, sous l’abri de quelques feuilles recroquevillées et écarlates, des grappillons brillent comme des perles noires.

Sur le petit sentier serpentant par la côte, et derrière les caprices de la haie, l’écho retentissant des sabots d’une vendangeuse, dont la chemise blanche éclate, de temps en temps, à travers les trous de la haie, et que l’on voit, d’une main, abaissant son chapeau de paille sur les yeux. Partout, montant et descendant, des hommes qui portent la hotte, la tête inclinée en avant, les bras ballants, et partout, çà et là, dans le vignoble, et tout là-bas, où ils ne sont que des points rouges, des points bleus, des reins baissées de femmes, que relèvent en plis puissants les courts cotillons. Tout bruit, chantonne et rit. Et la parole, et l’attaque, et la riposte soudaine, par des voix comme grisées, et que semble applaudir, à la cantonade, la batterie sonnant creux des marteaux sur les futailles vides…

Sous le hangar aux vieilles poutres, couleur de glaise, là, près des tonneaux rangés en ligne sur un plan incliné, en un air enivré de l’odeur du raisin qui fermente, et dans lequel roulent, les ailes lourdes, des mouches à miel, au milieu du murmure du vin qui coule, goutte à goutte, faisant dans les rigoles de la chanlatte, un ruisseau rouge, sur lequel surnage une mousse rose et comme fouettée, dans le bruit mat de la verrée, tombant d’un coup, toutes les quatre ou cinq secondes, contre le bois du baquet, et scandant le temps comme un hoquet d’ivrogne, parmi le glouglou incessant des canelles de bois, au bout desquelles pend toujours une goutte, où le soleil met la pourpre d’un rubis ; près de ce raisin foulé qui sera du vin un jour, — la pensée fermente et bout, et le crayon à la main, j’y foule mon livre.

— Ici, il y a un propriétaire qui dit à son fils : « Tu es riche, parle fort ! »

Octobre. — Ayant ouvert un livre de Gerdy : PHYSIOLOGIE PHILOSOPHIQUE DES SENSATIONS, je pense au beau travail qu’il y aurait pour un Michelet, au lieu de mettre sa pensée sur l’Insecte ou l’Oiseau, de prendre, comme sujet d’étude, ce petit monde inconnu : l’Enfant, et de raconter, avec des observations mitoyennes à la médecine, mais planant au-dessus, l’éveil successif de ses sensations et l’éclairage, petit à petit, de la rose intellectuelle de son cerveau.

— Personne n’a remarqué, et cependant cela saute aux yeux et aux oreilles, combien la langue de Napoléon Ier, cette langue par petites phrases de commandement, la langue conservée par Las Cases dans le MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE, et encore mieux dans les ENTRETIENS de Roederer, a été prise et mise par Balzac dans la bouche de ses types militaires, gouvernementaux, humanitaires, depuis les tirades de ses hommes d’Etat jusqu’aux tirades de Vautrin.

— Dans cette concurrence des falsifications, on arrivera, peut-être avant cent ans, à désigner du doigt dans la société un homme qui aura mangé, une fois dans sa vie, de la viande, de la vraie viande venant d’un vrai bœuf.

— Une révélation curieuse, à la fois sur le luxe et la misère de Paris. Tous les hivers, 3,000 amazones sont déposées au Mont-de-Piété.

Octobre. — La curieuse étude qu’il y avait à faire, il y a une vingtaine d’années, sur les originaux de la province, légués par le XVIIIe siècle à ces temps-ci.

Mon cousin me parlait aujourd’hui de son maître de pension, le père Cerceau, un ancien oratorien, marié à une ci-devant religieuse. Affecté d’une myopie qui lui donnait un perpétuel mouvement grimaçant dans la face, c’était le type du gobe-mouche, mais un gobe-mouche avec une latinité énorme, et si passionné de Virgile, qu’il avait taillé les deux grands buis de l’entrée de son jardin : l’un en un Enée, l’autre en une Lavinie.

Ce pauvre homme, la faiblesse même, avait besoin, pour la tenue de sa classe, de l’énergie et au besoin de la poigne de Mme Cerceau, qu’il appelait à la rescousse dans les moments de crise.

— Eh bien ! y a-t-il quelque chose de nouveau ? était la phrase traditionnelle par laquelle il commençait toujours sa classe. — Marmont a trahi ! — Deux cents vers, toi ! Pourquoi dis-tu des choses comme ça ? — Mais, Monsieur, vous me demandez… — Vois-tu, j’ai connu une personne qui m’a donné tous les détails ! — Mais, Monsieur, il y avait du son dans les cartouches ! — Qui est-ce qui t’a dit ça ? — Je l’ai vu, monsieur Cerceau ! — Tu l’as vu ? » Et il s’approchait de l’élève pour le jeter dehors, mais, voyant le bambin se mettre en état de défense, on l’entendait s’écrier : « Madame Cerceau ! madame Cerceau ! mettez cet homme à la porte ! »

Un autre jour : « Y a-t-il quelque chose de nouveau ? — Monsieur, il y a eu un duel ! — Un duel ici, on s’est moqué de toi ! — Mais c’est entre M*** et M***, même que nous avons vu par terre des gouttes de sang. — De sang, Messieurs, c’est trop curieux. Vous ne le direz pas. Ficelez vos livres. Nous allons aller voir cela ! »

C’était le grand moment de la restauration des idées catholiques, et le pauvre père Cerceau disait sur un ton lamentable, à ses élèves : « Messieurs, vous serez cause de ma ruine. Mme de Noiron se plaint que vous lui faites des grimaces à l’église… » Mme de Noiron, la mère du procureur du roi, faisait trembler le prêtre marié. Alors on reprenait, dans les classes, l’étude de l’Évangile, et mon cousin lui disant : « Moi, je ne veux pas l’apprendre ! — Eh bien ! je t’en prie, apprends-le pour moi seulement le samedi. Faut-il que je me mette à tes genoux ? Le veux-tu ? Tu es trop jeune pour comprendre… »

Plus tard, quand mon cousin était sorti du collège, son ancien maître s’invitait à dîner chez lui en ces termes : « Labille, tu me feras faire un petit dîner… moi, je ne suis pas gourmand, je suis friand… tu auras une petite truite saumonée, non citronnée… un pain au lait, où tu ne mettras que trois œufs, c’est plus douillet… » Et, le petit dîner dégusté et arrosé d’une ou deux bouteilles de bon bourgogne, l’ancien oratorien disait à son élève : « Crois-tu en Dieu, Labille ? — Mais oui, monsieur Cerceau ! — C’est comme moi… mais en Jésus-Christ, non… c’est une trop jeune barbe ! »

— Je ne suis pas aussi heureux que ces gens qui portent, comme un gilet de flanelle qu’ils ne quittent même pas la nuit, la croyance en Dieu. Du soleil ou de la pluie, du poisson frais ou du gibier faisandé me font croire ou douter. Il y a aussi, dans la fortune des coquins, des complicités de la Providence qui me rendent terriblement incrédule. La survie immortelle me sourit aussi, quand je pense à ma mère, quand je pense à nous ; mais une survie impersonnelle, une survie à la gamelle, comme je le disais à Saint-Victor, ça m’est bien égal. Et me voilà matérialiste…

Mais, si je me mets à penser que mes idées sont le choc de sensations, et que tout ce qu’il y a de surnaturel et de spirituel en moi, ce sont mes sens qui battent le briquet, — aussitôt je suis spiritualiste.

— La compagne, dans l’antiquité, n’était ni une mère, ni une sœur, ni une consolation, ni une amie de cœur. Elle n’était pas, comme pour nous, l’élégie de la Nature, ce pays romanesque, cette patrie de rêverie, teinte du panthéisme d’un dimanche de bourgeois. Elle était un repos, un déliement des affaires, une excuse de paresse, l’endroit où la conversation échappait aux choses de la vie et de la ville, où la pensée prenait sa récréation.

La campagne était le salon d’été de l’âme d’Horace.

28 octobre. — M. de Vailly, qui ne nous connaît pas plus que nous ne le connaissons, dans une étude sur nos livres publiée ces jours-ci par l’ILLUSTRATION, a fait sur nous une prédiction qui pourrait peut-être se réaliser. Il affirme que si nous aimons, nous aimerons ensemble, et que les lois et les mœurs doivent faire une exception en faveur de notre dualité phénoménale.

Dimanche. Novembre. — Gavarni, Flaubert, Saint-Victor, Mario Uchard dînent chez nous. Flaubert, une intelligence hantée par de Sade, auquel il revient comme à un mystère et à une turpitude qui l’affriolent, et gourmand de la turpitude et la collectionnant, et heureux, selon son expression, de voir un vidangeur manger de ce qu’il transporte, et s’écriant, toujours à propos de M. de Sade : « C’est la bêtise la plus amusante que j’aie rencontrée ! »

Et de Sade lâché, le voilà à dresser d’énormes et pantagruéliques ironies contre les attaqueurs de Dieu. Et il narre qu’un individu est mené à la pêche par un ami, qui jette l’épervier et retire une pierre sur laquelle est écrit : Je n’existe pas. Signé : Dieu. Et l’ami athée lui dit : Tu vois bien !

Flaubert a choisi pour son roman antique, Carthage, comme le lieu de la civilisation la plus pourrie du globe, et, en six mois, il n’a fait encore, dit-il, que deux chapitres : un repas de mercenaires et un lupanar de jeunes garçons[1]. [Note 1 : Le chapitre a dû être abandonné.]

Là dessus Saint-Victor se met à proclamer sa catholicité d’artiste et de lettré, à dire qu’il lit avec un plaisir énorme les débats de l’affaire Mortara, pris d’un intérêt passionné pour tout ce qui touche à la mythologie. « Ah ! s’écrie l’original catholique, je ne connais rien de beau comme une grande fête dans Saint-Pierre, les cardinaux qui lisent leurs bréviaires, dans ces poses insolemment renversées des pendentifs, avez-vous vu, avez-vous vu ?… Oui, la religion catholique, au fond c’est une fameuse mythologie ! »

Et c’est un convive qui compare Aubryet à un chat dans un courant électrique ; et c’est un autre qui, énumérant les journaux en possession des juifs, la PRESSE, le CONSTITUTIONNEL, les DÉBATS, le COURRIER DE PARIS, déclare que la littérature est déjà domestiquée par eux.

Le dîner se termine par un humoristique récit d’une pendaison à Londres, fait par Gavarni. Une petite pluie fine, — il pleut toujours quand on pend, — le patient en paletot de caoutchouc et en bonnet de coton, un ministre anglican qui lui lit du Bonhomme Richard, pendant qu’on passe dans la foule des assiettes de petites dragées blanches.

13 novembre. — Habiles gens, ces philosophes académiques du XVIIIe siècle, les Suard, les Morellet, plats, serviles, rentés par les seigneurs, à peu près entretenus de pensions par des grandes dames, avec aux jambes, les culottes de Mme Geoffrin. Ces âmes d’hommes de lettres-là font tache dans ce libre XVIIIe siècle par la bassesse sourde du caractère, sous la hauteur des mots et l’orgueil des idées. Le monde de l’art, au contraire, contient les nobles âmes, les âmes mélancoliques, les âmes désespérées, les âmes fières et gouailleuses, comme Watteau qui échappe aux amitiés des grands, et parle de l’hôpital ainsi que d’un refuge ; comme Lemoyne qui se suicide, comme Gabriel de Saint-Aubin qui boude l’officiel, les académies, et suit son génie dans la rue, comme Le Bas qui met son honneur d’artiste sous la garde de la blague moderne.

Aujourd’hui, nous avons changé cela : ce sont les lettres qui ont pris cette libre misanthropie de l’art.

— Dans les tableaux italiens, l’écartement des yeux dans les têtes, marque l’âge de la peinture. De Cimabué à la Renaissance, les yeux vont de maître en maître en s’éloignant du nez, quittent le caractère du rapprochement byzantin, regagnent les tempes, et finissent par revenir chez le Corrège et chez André del Sarte à la place où les mettaient l’Art et la Beauté antique.

Décembre. — La plus étonnante modernité étonne et charme dans Lucien. Ce Grec de la fin de la Grèce et du crépuscule de l’Olympe, est notre contemporain par l’âme et l’esprit. Son ironie d’Athènes commence la « blague de Paris ». Ses dialogues des courtisanes semblent nos tableaux de mœurs. Son dilettantisme d’art et de scepticisme se retrouve dans la pensée d’aujourd’hui. La Thessalie de Smarra, la patrie nouvelle du fantastique s’ouvre devant son âne. Son style même a l’accent du nôtre. Le boulevard pourrait entendre les voix qu’il fait parler sous la Lesché ! Un écho de son rire rit encore, sur nos tréteaux, contre le ciel des dieux… Lucien ! en le lisant, il me semble lire le grand-père de Henri Heine : des mots du grec reviennent dans l’allemand, et tous deux ont vu aux femmes des yeux de violettes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ANNÉE 1859  

 

Date de dernière mise à jour : 15/03/2016