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BIBLIOBUS Littérature française

1898


 


Janvier

1er. -- Pas une lettre, pas un ami, pas un sou.

L'exercice de la liberté consiste à se dépouiller de sa volonté propre.

2. _ On meurt de tristesse et de misère Supplice d'entendre notre petite Véronique qui souffre et qui pleure

Je charge un bonhomme de prêtre qui m'aime d'aller trouver l'abbé Olmer, curé de Saint- Laurent, à Paris, et de le solliciter pour moi. Cet Olmer, Juif de naissance et ravi par surprise, dit- on, à la Synagogue dès sa tendre enfance, dispose paraît-il, de sommes considérables, ayant apporté dans la paroissiale boutique le génie des affaires qu'il tient de sa race.

-- Pourquoi, ai-je dit à mon ambassadeur, l'homme qui trouve si facilement des millions pour telle ou telle oeuvre, ne trouverait-il pas les quelques milliers de francs indispensables pour assurer un peu de sécurité matérielle à l'un des rarissimes écrivains que possède encore l'Eglise ? Telle est la question que je soumets à votre jugement et à votre coeur, en supposant que vous ayez quelques moyens d'agir utilement sur ce curé tout en or.

7. -- J'apprends indirectement la mort du nonagénaire Roselly de Lorgues, postulateur de la cause de Christophe Colomb auprès de la simoniaque Congrégation des Rites. J'ai fait pour ce défunt d'énormes et difficiles travaux restés sans salaire. Il laisse, dit-on, sa fortune à un filleul imbécile et méprisé de lui, mais déjà riche, ce qui est sans réplique. On ne doit jamais rien laisser aux pauvres. Je croyais avoir enterré depuis longtemps ce vieillard

9. -- A Henri Provins, à propos du livre sur Naundorff.

Votre lettre de Noël a été pour nous l'occasion d'un étonnement fort pénible. Pourquoi l'aveu de votre impuissance à faire ce que je vous demandais était-il accompagné de réflexions ou de remarques si peu amicales ? Quand et comment vous ai-je donné le droit de me traiter de la sorte ? Est-il généreux de vous prévaloir ainsi des services d'argent que vous m'avez rendus et de manquer si étrangement de justice et de bonté ? Votre lettre a été écrite, sans doute, avec une extrême rapidité. Certaines expressions vous étonneraient.

Mais ce qui ne peut absolument pas être supporté, c'est la situation que vous me faites vis-à-vis de Mme B. Vous allez -- vraiment c'est inouï -- vous allez jusqu'à me dire que cette dame « exige l'exactitude » (!!!), et vous me menacez de son indignation. Suis-je donc aux gages de cette hérétique à qui je n'ai jamais rien demandé et qui n'aurait pas reçu une ligne de moi, si vous ne m'aviez pas pressé de lui écrire ?

Si j'étais un sot illustre, comme Coppée, cette milliardaire ne me reprocherait pas la très-faible somme qu'elle a donnée pour moi. Elle me supplierait de puiser dans ses trésors, vous le savez bien.

Enfin vous tenez à paraître me rendre ma parole, me dégager de toute obligation d'achever le livre entrepris. Ai-je donc engagé ma parole pour qu'on ait à me la rendre ? Suis-je lié pour qu'on me délié ? Longtemps avant de vous connaître, ce projet de livre existait en moi. J'ai trouvé, un jour, par mon bon ami Otto Friedrichs, quelques personnes disposées à m'aider dans une entreprise qui leur plaisait, et j'ai, tout naturellement, accepté cette aide avec joie et gratitude. S'ensuit-il que je sois un ouvrier ou un domestique payé pour accomplir une certaine tâche dans un temps déterminé ? La Femme pauvre a coûté plus de trente mille francs, et il a fallu six ans pour l'écrire, durée pendant laquelle plusieurs autres ouvrages directement rémunérateurs ou supposés tels, ont été faits.

Je ne sais quelle sera l'histoire de mon livre sur Louis XVII. Sera-t-il achevé cette année ou l'année prochaine ? Je l'ignore. Mais l'interruption des subsides non plus que l'état d'âme présent ou à venir de certaines personnes ne changera rien à ceci que j'accomplirai ma volonté, rien que ma volonté, ainsi que j'ai toujours fait, même dans les circonstances où j'étais positivement menacé de mort.

11. -- Au même :

Je ne veux certes pas vous surcharger d'une correspondance avec moi. Mais je crois utile de relever certains passages de votre lettre.

1°) D'abord, je n'ai jamais pensé que vous étiez un bourgeois. Il s'en est tellement fallu que j'ai senti, au contraire, pour vous une sympathie très-vive, une amitié presque tendre qui n'aurait pu naître si vous aviez été un bourgeois ; mais je serais forcé d'en voir un en vous, décidément, si vous vous obstiniez à croire, comme vous semblez le faire, que je ne pense qu'à l'argent et que je mesure strictement la valeur morale ou intellectuelle des personnes à la quantité de monnaie qu'elles me donnent.

2° Il est parfaitement inexact de dire que je suis de ceux qui « recherchent curieusement la petite bête ». Il n'y a rien de plus contraire à ma nature. C'est à peine si j'aperçois la grosse, ordinairement, et si je vous ai repris, c'est qu'en vérité vous m'écriviez des choses énormes.

3° Vous dites que je me suis « campé sur la montagne » -- Il appelle ça une montagne ! m'a dit ma femme en riant. En Norvège, nous appelons ça un trou. Est-ce là votre « précision », votre optique d'homme d'affaires ? !!!

4° Pourquoi dites-vous qu'avant de vous connaître, je vous croyais « un mauvais riche », capable comme tel de toutes les duretés et de toutes les vilenies ? Loin de vous croire un mauvais riche, je ne m'étais adressé à vous dans ma détresse que parce que vous m'aviez dit que vous étiez vous- même à peu près un pauvre, l'expérience de ma vie cruelle, aussi bien que la méditation religieuse, m'ayant appris qu'il ne peut y avoir de BONS riches et que la miséricorde est rencontrable uniquement chez les pauvres.

5° Après avoir dit quelques mots de la facilité avec laquelle vous donnez, vous me demandez si je suis bien sûr d'avoir eu vis-à-vis des autres la même conduite. Je ne vois pas très-bien pourquoi vous me faites cette question, à laquelle il conviendrait que d'autres que moi répondissent -- quelques-uns, par exemple, pour qui je me suis dépouillé jusqu'à la nudité complète et qui m'ont ensuite accusé d'être un mendiant, car telle est ma légende. Ils ont raison. -- Mon frère, disait saint Jean l'Aumônier à un malheureux qu'il avait secouru, pourquoi me remercier ? Je n'ai pas encore répandu mon sang pour vous.

6° En ce qui concerne Mme B, je maintiens que ces libéralités à mon égard ne lui donnent absolument pas le droit de s'enquérir de mes travaux. Quand le livre sera achevé, on l'en informera, en lui faisant tenir un exemplaire de luxe. Et c'est tout. La question de temps ne la regarde pas, et toute enquête sur l'emploi de mes heures ou des sous qu'elle m'a donnés ne pourrait être qu'avilissante ou imbécile.

Voyons, mon cher ami, vous avez l'âme noble, je crois. Eh bien ! supposez que j'aie donné à un pauvre la somme de 0 fr. 50, c'est-à-dire infiniment plus, proportion gardée, que je n'ai reçu de Mme B. Pensez-vous que cette largesse me donnera le droit d'infliger à ce pauvre, chaque fois que je le rencontrerai, de soupçonneux interrogatoires ? Mais c'est l'aumône des pharisiens, cela ! telle qu'on la pratique à Genève et dans le monde affreux de Calvin. Ne m'avez-vous pas dit vous-même, que cette dame auprès de qui vous êtes rien financièrement, vous laisse la charge entière de pensionner le Prince ? Quoi de plus concluant ?

Ah ! j'ai touché le vrai point, et c'est pour cela que vous n'avez pas répondu à certaine phrase de ma lettre. Mme B. aurait donné cinquante mille francs à un gâteux triomphant tel que Coppée, elle les aurait donnés spontanément, et elle aurait eu horreur de demander des comptes à un si grand homme ! Avec moi, il n'y a pas à se gêner.

7° Enfin, Mlle de la T. Comment pourrais-je m'y prendre pour croire aux bonnes intentions d'une personne qui après nous avoir donné -- à moi, très-particulièrement, -- des témoignages de la plus soudaine, de la plus violente affection, m'appelant son frère et me serrant dans ses bras, devient, aussitôt après, si froide, si indifférente, si grande dame qu'on a presque besoin, pour s'expliquer un tel changement, de l'hypothèse d'un détraquement ?

Mlle de la T. est le seul être humain que j'aie rencontré, capable de parler exclusivement et passionnément de lui-même, huit heures de suite. Ce spectacle, vraiment inouï, m'a donné à réfléchir. Pourquoi me dire qu'il est « très mal » de penser ainsi ? Puis-je faire autrement, et le changement immédiat et si complet de la personne n'autorisait-il pas tous les soupçons ?

Celle-ci, du moins, ne peut pas dire que je lui aie rien demandé et qu'elle ait fait quoi que ce soit pour moi.

Voici ce que je trouve dans mes notes à la date du 6 novembre :

« A propos de Mlle de la T. Les riches miséricordieux ne savent l'être que pour les pauvres en guenilles. Ceux même d'entre ces riches qui sont capables de se dépouiller, ne se dépouilleraient que pour des miséreux effroyables. Ils remplaceraient le décor de la richesse par le DECOR de la misère. Toujours la concupiscence des yeux. »

Enfin je ne suis pas content de vous, mais il me serait dur de vous perdre, n'ayant rien fait pour cela. Sans le savoir, vous êtes encore si plein de la légende qui flotte autour de moi et le mondain que vous êtes a tant de chemin à faire pour arriver jusqu'au solitaire que je suis !

14. -- A cinq heures du soir, visite d'un inconnu envoyé par les Droits de l'Homme, nouvelle feuille née du conflit Esterhazy et Zola qui passionne, en ce moment, les animalcules. Ce papier veut m'utiliser, à la recommandation de Séverine (!). Mais il faut y aller tout de suite. L'envoyé a heureusement une voiture. Je me résigne, espérant, à la manière des pauvres, je ne sais quoi. Course inutile et fatigante. Rien à faire pour moi dans cette boutique pleine de Zola, où j'ai commencé naïvement par demander sa peau. En supposant que j'y passe écrire, les contacts seraient horribles et le salaire à peu près nul.

15. -- A un prêtre qu'il est impossible de nommer sans le désigner à la rage de ses supérieurs :

Mon cher abbé, je vous prie de fixer définitivement le jour de l'abjuration d'Anna Andersen et de m'en informer par écrit. Cette jeune fille voudrait en finir, et je pense qu'il faudrait profiter de son zèle. Nous avons dû renoncer par force au projet d'une cérémonie dans une église. Les difficultés sont si énormes qu'il serait puéril d'espérer les vaincre. La vérité déclarée, il y a cinquante-deux ans, sur la montagne de la Salette, c'est que très-peu de gens s'intéressent aux choses de Dieu et que la plupart des prêtres croupissent dans l'athéisme le plus fangeux.

Nous nous contenterons humblement de la sacristie, sans cierges, puisque la paroisse de Saint-Pierre est incapable de cette aumône -- en attendant les Catacombes où les rares chrétiens de la fin du siècle devront, sans doute, bientôt redescendre.

Je n'ose vous parler de l'abbé Olmer. Le plus sûr, je pense, est de ne rien espérer des hommes, surtout aujourd'hui. Dieu veut peut être m'éprouver d'une manière plus terrible au moment même où je viens de lui offrir une âme dans chacune de mes deux mains -- une âme payée de son Sang.

Ne faut-il pas que je sois trouvé sur un fumier à l'époque vraisemblablement très-prochaine où l'Esprit de Dieu, que j'attends avec de si grandes larmes, depuis si longtemps, viendra visiter cet affreux monde ?

20. -- Lettre m'apprenant qui le curé Olmer me recevra aujourd'hui. Il m'est dit, en même temps, que ce curé me fera, sans doute, travailler (!!!). On me parle de je ne sais quel abject journalisme de sacristie qui pourrait m'être demandé. Plein d'inquiétude et déjà vomissant, je fais la longue et ennuyeuse course. Trouvé le personnage, un interminable vieillard à tête de cheval de bois. O le pharisien ! l'affreux prêtre ! Il me déclare tout d'abord, du haut d'un glacier, qu'il ne sait absolument pas ce qui m'amène, l'intermédiaire ne lui ayant rien expliqué. Comprenant alors qu'il n'y a pas un centime à espérer et le coeur tordu à la pensée d'une explication à ce Judas au ventre cousu de fil blanc, je réponds avec simplicité : « C'est trop difficile ! » Immédiatement congédié, je pars, navré de dégoût et d'horreur. Voir un prêtre contemporain, un curé de Paris, et avoir quelque chose à lui demander, quelle agonie !

21. -- C'est drôle, Dieu ne se lasse pas de nous voir souffrir. A sa place, il me semble que j'en aurais soupé, depuis longtemps, de la torture de ceux qui m'aiment !

22. -- Tristesse énorme. Tristesse de condamnés à mort, sans murmure.

Hodie mecum eris in Paradiso. Voilà le mot qui console et qui désespère. HODIE. Aujourd'hui. Pour connaître le sens de cette clameur de crucifié, il faut avoir connu la misère.

23. -- Abjuration de notre jeune Danoise. A force de démarches, la cérémonie a pu se faire en secret dans la chapelle d'un hôpital qui n'appartient pas encore à la municipalité. Mais en secret, je vous en réponds. Un tel événement qui devrait être célébré par les carillons de toutes les églises paroissiales qu'accompagnerait le gros bourdon de la métropole, par les pavois et les illuminations et je ne sais quel immense cantique de la multitude, -- un tel événement, dis-je, ne sera connu de personne. C'est tout juste si le clergé ne se scandalise pas de voir un pauvre être humain dont l'âme vaut plus que les mondes, se réfugier dans les bras sanglants de Jésus-Christ.

27. -- Fragment de lettre d'un éditeur qui ne veut rien savoir :

Je conçois très bien que vous écartiez habituellement les images de ma misère. Certes, vous n'assumez pas le devoir de vous y arrêter en gémissant, comme si j'étais pour vous un frère tendrement aimé, et je ne suis pas assez insensé pour exiger cela. Mais moi je ne puis rien écarter du tout, et c'est déjà passablement surnaturel que je parvienne à supporter sans désespoir un fardeau qu'aucun de mes frères ne voudrait toucher du doigt

Février

3. -- Deux ou trois heures du travail le plus douloureux, le plus acharné, tant ma répugnance est forte, sont employées à écrire deux pages à la milliardaire mentionnée plus haut. Sans rien livrer à cette Vaudoise, sans lui promettre en retour un globule de reconnaissance, je la prie de m'encourager au travail par l'allocation d'un nouveau subside. Cela est-il très habile ? J'en doute. Il est incontestable que Mme B. qui va mourir demain matin ou demain soir, comme chacun de nous, a non pas le droit, mais la liberté de faire, en attendant, tel ou tel emploi de la substance des pauvres dont une si énorme masse lui fut confiée pour l'effroyable danger de son âme, et de se préparer ainsi telle ou telle demeure

7.--Le propriétaire nous menace de l'huissier dans une semaine. [Voir le portrait de ce drôle dans mon Exégèse des Lieux-communs, publiée quatre ans plus tard, aux deux endroits : La Crême des honnêtes gens et Il y a du bon dans toutes les religions.]

11.--De toutes les facultés humaines, la mémoire paraît la plus ruinée par la chute. Une preuve bien certaine de l'infirmité de notre mémoire, c'est notre ignorance de l'avenir.

12. _ Le milliardaire me fait remettre une faible partie de la somme demandée. Juste ce qu'il faut pour contenter à demi quelques-uns de nos créanciers, gueules toujours béantes imploratrices d'excréments.

14. -- De Groux me parle de Zola à propos de l'affaire Dreyfus, qui déséquilibre tout le monde. Aveu incroyable d'une sympathie de cet artiste pour cette crapule. Commencement de la fin de notre amitié.

20. -- A propos des gens qui ne savent pas distinguer leur droite de leur gauche : -- Qui donc en est capable et qui pourrait dire où est la droite de Jésus-Christ. quelle est la place des boucs et celle des brebis ?

24. -- Condamnation douce de l'immonde Zola. Efforts d'Henry de Groux pour m'embarquer. J'essaie vainement de lui rappeler que la place d'un artiste n'est pas dans les ordures.

Mars

4. -- Autographe pour Mariani :

Cher monsieur, j'ai reçu un tel secours de votre vin au moment de mes dernières couches, que je vous conjure de m'en faire envoyer d'urgence une nouvelle caisse.

Léon Bloy.

10. -- Réclame furieuse de Coppée pour le nouveau livre de Huysmans, La Cathédrale. A ses yeux, Huysmans et lui même ne réalisent pas moins qu'une « Renaissance chrétienne » !

Avril

20. -- Après un immense travail de correction d'épreuves, le Mendiant ingrat est imprimé enfin. C'est une merveille de typographie qui fait le plus grand honneur à Deman. Amoureux de la netteté en toutes choses, il a voulu que j'eusse le choix de la justification du tirage. J'ai choisi de signer toutes les premières feuilles, c'est-à-dire de donner douze cents signatures. Je reçois donc le colis énorme. Mais il a fallu des formalités, des courses infinies et un versement horrible de ma pauvre monnaie à la Douane. Enfin on m'a délivré l'objet, non sans exiger que je reconnusse, au moins verbalement, l'excessive condescendance de messieurs les employés. Si la caisse avait contenu de l'eau-de-vie, je ne l'aurais jamais obtenue. Jamais !

24. -- Longue lettre d'un éditeur me démontrant qu'il n'a rien à se reprocher. Je le savais. Tous les éditeurs sont sans reproches. C'est un privilège qu'ils ont en commun avec les femmes et les domestiques,

Mai

10. -- A Rachilde :

Rachilde, ma très-chère amie, votre belle et fort noble lettre me surprend et me touche à un tel point qu'il m'est assez difficile d'y répondre comme je voudrais. C'est vrai que j'avais dit à Vallette mon désir d'un article de vous sur le Mendiant. Mais quelques objections présentées par lui m'y avaient fait renoncer, et je n'y pensais plus. Jugez si votre consentement inattendu a pu me réjouir.

Il n'y a personne, dans l'horrible monde des plumes, dont le suffrage me soit aussi précieux que le vôtre. Pourquoi ? Parce que vous devriez être mon ennemie, et que vous ne pouvez me tendre la main sans devenir adultère à quelque démon.

Personne, d'ailleurs, ne réclame « l'honneur » de parler de moi, et je ne cours en cette occasion, nul danger de blesser ou de décevoir qui que ce soit.

Vous ne me défendrez pas. O la bonne et rafraîchissante parole ! Sans doute, je vous savais assez de courage et de générosité pour me suivre ; mais je pouvais craindre aussi que votre condition de femme ne vous exposât à quelque gaffe de miséricorde. Quelle bizarre folie ne serait-ce pas, en effet, d'entreprendre la défense d'un « martyr » qui enterre successivement tous ses tourmenteurs !

11. -- J'apprends qu'un jeune homme qui m'avait imploré dans une église, à un autel qui m'est particulièrement consacré, et que j'ai nourri et secouru de diverses manières, pendant des semaines, est simplement un jeune bandit. S'il devient journaliste, comme on est en droit de l'espérer, nul doute qu'il ne s'emploie généreusement à propager mon renom de Mendiant Ingrat. Il se nomme Ferdinand From Je le recommande à la bienveillance publique.

14. _ Idée plus ou moins probable. Dans le Paradis terrestre, Adam et les autres animaux ne devaient se nourrir que des fruits de la terre. Les carnivores sont nés de la chute. L'abstinence voulue par l'Eglise serait donc un retour au Paradis terrestre.

18. -- Lettre d'un Alfred P., ami d'un ami de trente ans qui m'a lâché et d'une gueuse qui m'a fait tout le mal possible. Il me demande le moyen de se procurer un exemplaire du Salut par les Juifs. J'ajoute au renseignement que, pour lire cet ouvrage, il faut aimer Dieu à en mourir et « savoir quelque chose ».

20. -- Nouvelle lettre d'Alfred P., le correspondant d'avant-hier. Il avoue que le Salut par les Juifs était un prétexte et il meurt d'envie de me voir. Réponse :

Cher monsieur, deux mots seulement. Je vous verrais volontiers, n'étant pas du tout l'homme farouche et impossible supposé par la légende.

Mais je sais que vous êtes l'ami de certaines personnes qui, non contentes de m'avoir odieusement abandonné, ont travaillé depuis environ huit ans à répandre les plus venimeuses calomnies contre ma femme et contre moi. Vous avez compris, sans doute, que mon domicile est l'Absolu. Alors, comment voulez-vous que je vous reçoive et que je supporte seulement votre présence, si vous n'êtes pas l'ennemi de mes ennemis ? Qui non est mecum, contra me est.

21. -- A Gabriel Randon (Jehan Rictus), en l'invitant à déjeuner :

Si vous venez, il faudra nous excuser, ma femme et moi, de ne pouvoir vous offrir le décor d'une vermineuse indigence. Notre demeure n'est plus cet antre fétide où les braves coeurs aimeraient à nous voir croupir et que j'ai dépeint dans la Femme pauvre. Tout cela est fini. J'ajoute que nous ne sommes pas exactement vêtus de haillons fangeux et qu'à l'heure des repas nous avons quelquefois de quoi manger.

Je vous dis tout cela pour vous épargner le saisissement de trouver une sorte d'installation bourgeoise au lieu de la caverne dangereuse et nauséabonde que vous auriez pu rêver.

Troisième épitre d'Alfred, sentimentale et puant l'ami de trente ans. Réponse pour en finir :

Monsieur, je ne sais rien de plus révoltant que le manque de virilité. Que signifie votre « admiration » pour moi si vous êtes un sentimental ? Je vous ai écrit, vous supposant un homme, des choses nettes et fermes ; vous me répondez par des phrases molles et fuyantes. En vue de préciser simplement, je vous ai fait l'honneur incroyable de vous parler de ma femme, odieusement calomniée et vilipendée par un drôle qui vous est très-cher.

Votre réponse la supprime. Savez-vous, Monsieur, que cela est d'un goujatisme et d'une insolence rares

Ah ! je comprends, on voudrait vous utiliser pour faire un peu d'espionnage dans ma maison. Trop tard, cher monsieur, trop tard.

22. -- A Deman, éditeur du Mendiant ingrat :

Mon cher monsieur. Etant, je le vois, d'humeur difficile et peu capable d'endurer le mécontentement d'autrui, vous arborez aujourd'hui une quasi intention de vous brouiller avec moi. Est-ce bien nécessaire ? Je ne le pense pas.

Vous savez d'où est venu mon déplaisir. Il y a eu de cruels retards dont vous convenez à peine et une autre chose un peu mortifiante pour moi dont vous ne convenez pas du tout. Mettons que je me suis trompé sur ce dernier point.

Cela dit, le livre est très-beau et vous fait le plus grand honneur. Vendons-le. Et la paix, je vous en prie, la paix. Nous n'avons, je crois, aucune raison de vous haïr, et nous allons mourir demain l'un et l'autre. Vivons donc en paix, aujourd'hui, pour l'amour de Dieu !

Juin

4. -- A Rachilde qui vient de donner au Mercure le plus bel article qu'on ait jamais fait sur moi :

Rachilde, chère amie, ma femme vient de me lire votre article que vous avez voulu que nous connussions avant tout le monde, et nous avons pleuré ensemble. Vous savez pourquoi. Je veux vous écrire un peu plus que quelques lignes ; mais je suis forcé de vous demander trois ou quatre jours. Demain je fais un voyage, un vrai voyage pour tâcher de sauver du désespoir une mourante. Je roulerai plusieurs heures et je ne trouverai ni le temps ni l'état d'esprit. Ceci est seulement pour que vous sachiez d'abord qu'il m'est absolument égal d'avoir ou non ce qu'on appelle du succès, mais que certaines choses écrites par vous nous ont été au fond du coeur.

5. -- Relu l'article du Mercure. On ne se lasse pas de cette chose extraordinaire.

« Un homme qui a contre lui tous les hommes, surtout ses meilleurs amis, doit être plus près de la vérité que les autres. -- L'Absolu partout. -- Léon Bloy eut à choisir, dans la vie des lettres, entre la prostitution perpétuelle et l'éternelle indigence : il a mendié.

« Il fut jeune, aimé, admiré, craint, et devint tout de suite pauvre. Serait-on empereur, on est toujours si pauvre devant son rêve de gloire ! Demi-fortune ou demi-misère. Voilà le choix de la terre. Il a préféré le choix du ciel et a mendié. -- Deux petits enfants morts d'un peu plus que de misère, c'est-à-dire de médiocrité. Il y a de quoi, vous savez, marteler ses phrases au front des gens quand on a eu la poitrine sur une telle enclume ! etc. »

6. -- Jeanne à Rachilde :

Chère madame, ayant eu l'occasion de vous remercier une fois, je ne le ferai pas une seconde, sûre que votre généreux article, vous ne l'avez pas écrit pour vous plaire, ni pour nous plaire, mais uniquement par sentiment de justice et amour de la vérité. Comme nous en avons soif, nous voilà désaltérés dans une certaine mesure.

Combien je vous suis reconnaissante de m'avoir appris de quoi nos enfants sont morts. Ah ! oui, la médiocrité de ce monde les a tués. De quelle autre mort les fils de Léon Bloy pourraient- ils mourir ?. .

« Cette âme, dites-vous, est une âme d'enfant. Elle peut pécher, succomber à des tentations, à des vertiges ; elle restera blanche. » Chère amie, je croyais être seule à le savoir. Je vous embrasse.

Jeanne Léon Bloy.

Moi à la même :

Je vous ai écrit, à l'époque de la Femme pauvre que votre article sur ce livre était ce que j'avais eu de meilleur. Et aujourd'hui donc ? Samedi, lorsque je vous bâclais quelques lignes un peu avant l'heure d'un train, j'avais le projet d'une lettre à tout casser dont je me vois bien incapable maintenant. Ce que vous venez de faire est si étonnant, si exceptionnel, si beau !

J'étais averti, je savais que vous marcheriez avec la plus entière générosité, mais comme cela et jusqu'à ce point, non vraiment, et j'en reste confondu. Ah ! sans doute, je pourrais vous offrir des phrases. On le sait. Mais quelle pitié, quelle sortie misérable, quelle réponse vile au geste soudain par lequel vous fîtes l'aumône de toute votre âme à votre vieux frère agonisant au bord du chemin.

Dieu vous aime, Rachilde. voilà tout ce que je sais vous dire. Il vous aime comme vous êtes et, quoi que vous fassiez, vous serez traitée avec douceur. C'est à peu près ce que vous dites de moi et ce sont de telles pensées qui « dépassent toute littérature »

9. -- Le Balzac de Rodin au Champ de Mars. L'an dernier, le comble de la finesse, pour obtenir une immolation immédiate, eût été la publication, vers le milieu ou la fin de mai, de ma lettre sur l'incendie du Bazar de Charité (pour exaspérer les imbéciles). Voir plus haut, 9 mai 1897. Cette année, le même résultat s'obtiendrait par l'aveu d'une admiration médiocre pour la statue de Rodin. La conscience unanime de nos esthètes me condamnerait aux tourments les plus compliqués, si je déclarais mon sentiment à l'égard de ce prodige de hideur et de déraison.

Le coup de folie absolument inconcevable de Rodin, hypnotisé, dit-on, par certains pontifes, est d'avoir oublié que la statuaire est un art plastique et d'avoir exécuté son effigie comme une sonate. La matière, si monstrueusement violentée, n'a pu retenir de la tentative que des traces d'horreur

Puis, le Poète de la Comédie Humaine n'est pas un personnage mythique, une allégorie. Il a été un homme vivant au milieu des autres hommes, en plein XIXe siècle. Ses traits reproduits par tous les procédés iconographiques, sont universellement connus. Les supposer inexistants, hypothétiques, remplaçables par on ne sait quoi, est une démence inouïe que rien n'explique ni n'excuse.

La personnalité, l'individualité humaine écrite et signée de Dieu sur chaque face, et si formidablement, quelquefois, sur celle d'un grand homme, est une chose tout à fait sacrée, une chose pour la Résurrection, pour la Vie éternelle, pour l'Union béatifique. Chaque physionomie d'homme est une porte du Paradis très-particulière, impossible à confondre avec les autres et par laquelle n'entrera jamais qu'une seule âme

Le Démon est un sentimental. Il faut avoir-vu crever des bourgeois pour connaître les effusions de ce Crocodile. Il s'agit surtout d'épargner au moribond le coup de l'extrême-onction et, par conséquent, d'écarter le confesseur. C'est là que se vérifie l'indiscutable sensibilité des familles. Songez donc ! La pénitence peut si facilement égarer un testateur jusqu'à la restitution !

13. -- J'attendais une somme d'argent. Arrive une longue lettre, grandis epistola, non de Caprée, mais d'un monsieur se disant mathématicien et qui en abuse pour être lyrique jusqu'à me traiter de prophète, de lion, d'aigle, etc. Je me demande quel châtiment conviendrait à ces homicides bougres.

16. -- Excellent article sur le Mendiant dans la Presse. Auteur Paul Souchon. Je ne sais rien de lui, sinon qu'il veut être juste et qu'il est admirablement généreux. Ah ! la générosité et la justice envers un artiste malheureux ! Cherchez donc cela dans les journaux. « Qu'on adoucisse les conditions de sa vie, et une oeuvre puissante jaillira, sans doute, du coeur de cet homme né pour la paix méditative et qui n'a connu que la tribulation » Tels sont les derniers mots de l'article.

[Personne, bien entendu, n'a répondu à cet appel. Aujourd'hui, après cinq ans, je mets en ordre ces souvenirs et je me dis avec amertume que je n'ai jamais remercié cet étranger qui venait à moi et dont l'amitié, peut-être, m'eût été douce. S'il vit encore, qu'il me pardonne, en songeant à ma vie terrible.]

27. -- A un monsieur Alb. Plasschaert, à la Haye :

J'ignore si cette lettre pourra vous arriver. Mais je viens de recevoir les quelques lignes émues que vous m'adressez après lecture de mon très-douloureux livre. Vous ajoutez gracieusement que vous êtes « à moi ». Peut-être, en Hollande, ces deux mots ne sont-ils pas, comme en France, une dérisoire formule.

Au petit bonheur, je vous remercie d'avoir bien voulu m'exprimer vos sentiments. J'en suis d'autant plus touché que, depuis longtemps, les admirateurs de mes livres ont pris l'habitude sage de se désintéresser complètement de l'auteur, dans la crainte, je le suppose, d'être forcés, en conscience, de lui donner son salaire. Il est, sans doute, plus avantageux d'ignorer qu'il meurt.

[Inutile de dire que la correspondance avec ce Batave en est restée là.]

28. -- Lettre d'Edmond de Bruijn, directeur du Spectateur catholique d'Anvers, m'offrant un magnifique ouvrage, reproduction in-4° d'un livre d'heures célèbre. Il me demande si je consentirais a faire une notice dans sa revue. Réponse :

Monsieur, le peu de temps qui m'est accordé me force à vous répondre en toute hâte et en aussi peu de mots que possible.

Sans doute, il me serait extrêmement agréable de recevoir le beau livre que vous voulez bien m'offrir, et je m'efforcerais d'en parler de manière convenable dans le Spectateur. Mais il est clair qu'il n'y a pas une minute à perdre, puisque la notice devait, hier, être écrite « avant quinze jours ». Il faut donc, de toute nécessité, me faire parvenir l'objet très-rapidement.

Je suis d'autant plus ravi de ce présent que, malgré le service gracieux qui m'était fait du Spectateur, cette revue me paraissait plutôt hostile. Je me suis demandé comment une telle feuille catholique pouvait avoir laissé passer un livre tel que la Femme pauvre sans en dire un mot, alors qu'on y décernait une réclame énorme aux pénibles documentations de M. Folantin. Une injustice de plus n'est pas pour me démonter ; mais celle-là m'avait semblé un peu forte

Une prière pour finir. Voulez-vous m'envoyer le colis de telle sorte que je n'aie rien à payer en le recevant ? Je pourrais être forcé de le refuser, faute de quelques sous, car il n'y a rien de plus beau que la régularité astronomique avec laquelle mon salaire d'artiste m'est refusé, si ce n'est l'unanimité de mes admirateurs à me laisser crever de misère depuis vingt ans.

30. -- Reçu les Heures de Notre Dame, dites de Hennessy. Sur la feuille de garde : « Hommage de l'éditeur à Monsieur Edm. de Bruijn, Lyon-Claesen, éditeur », puis « et conscienscieusement transmis par le donataire à l'enlumineur Léon Bloy qui lui paraît être le véritable destinataire. Edmond de Bruijn, Anvers, ce 28 juin 98 ». Voilà, certes, un beau travail de typographie et de gravure. Mais, tout de même, je suis déçu. En ma qualité d'enlumineur, j'aurais eu besoin d'un peu de palette. Or, c'est une reproduction sans couleurs.

Juillet

9. -- A Edmond de Bruijn :

Je suis prêt à faire la notice que vous attendez de moi et je peux l'écrire en quelques instants. Mais j'ai été fort déçu. Publier en noir des enluminures et vendre une telle collection 60 francs, c'est simplement se moquer du monde. M. Lyon-Claesen, qui est riche à tuer, dit-on, a voulu faire un gain usuraire en même temps qu'une ignoble économie, et je ne comprends rien à la tentation avouée par vous de « voler un livre si beau ». Voilà, en aussi peu de mots que possible, toute la substance de la notice que je pourrais vous envoyer. Cela vous convient-il ? Si oui, écrivez-moi un seul mot et, par le retour du courrier, vous aurez ma prose, à coup sûr très-malgracieuse pour M. Claesen.

20. -- Nous avions une fleur unique dans notre petit jardin. Comme c'était aujourd'hui la fête d'une amie de mon enfance, malade et probablement près de sa fin, nous avons coupé cette pauvre fleur et, après un voyage pénible dans Paris, c'est notre innocente Madeleine que nous avons chargée de l'offrir à cette personne qui est sa marraine. La maison était pleine d'autres fleurs magnifiques et rares apportées par des gens riches. Notre malade, ayant fort appartenu au monde et sur le point de mourir, j'en ai peur, dans les ténèbres du monde, n'a même pas regardé celle que lui tendait la petite main sans péché, et nous sommes partis l'âme glacée, ayant eu comme l'impression d'un coeur se retournant contre la muraille.

25. -- Fête de saint Jacques et du Christophore. Aucun événement remarquable. Voilà ce que je trouve presque à chaque page de ce journal. Faut-il être privé de clairvoyance, indigent d'esprit et de coeur pour écrire cela ! Il est vrai que je suis si las de consigner des tourments, d'orthographier des lamentations !

27. -- Lu dans l'Aurore un entrefilet disant que de Groux a illustré d'un portrait de Zola la brochure d'un jeune porc glorifiant le vieux pour avoir fait la guerre au catholicisme Envoyé la coupure à de Groux avec ceci : « Joli ! Tout s'explique. Devenu l'ami et le collaborateur de ces crapules, pourquoi viendriez-vous chez moi ? »

28. -- Réponse irritée d'Henry de Groux. Ma réponse à cette réponse :

Mon cher Henry, votre lettre pleine de colère me prouve hélas ! que c'est le plus vainement du monde que je vous ai écrit les lettres nombreuses qui remplissent le Mendiant ingrat. Evidemment c'est le fiasco le plus complet. Vous n'avez rien compris, rien voulu comprendre. L'humiliation n'est pas médiocre.

Vous me dites que vous avez « gueulé » votre estime pour l'homme le plus méprisable du siècle « devant une bande d'assassins », et que vous ne voulez pas être -- comme moi, sans doute -- « avec les traîtres, les amis des traîtres, les faussaires, les assassins, les journalistes, etc. », oubliant que l'individu en question (Zola) est, par excellence et dans l'Absolu, le type des traîtres, des faussaires, des assassins, des journalistes qui vous font horreur. C'est de la démence.

Vous terminez par ces mots : « Je n'ai vraiment pas autre chose à dire (c'est peu) et je ne vois pas dans votre oeuvre un meilleur enseignement. »

Je ne sais pas comment vous m'avez lu, mon pauvre Henry. J'ai passé ma vie à dire ou à écrire qu'il n'y a qu'un intérêt au monde : la Gloire de Dieu, et que tout le reste est vain et haïssable. Que faites-vous ? Vous m'opposez un personnage qui, depuis vingt ans, ne se lasse pas de lancer des ordures à la Face infiniment adorable de Jésus-Christ et qui, à l'heure même où il joue cette pantalonnade ignoble de « défendre un innocent », après avoir blessé à mort des milliers d'âmes sans défense, continue l'attitude atroce pour laquelle il n'est pas de châtiment.

Pour tout dire, vous croyez, comme tout le monde, qu'il y a des considérations qui doivent passer avant la considération de l'Honneur de Dieu, qui sont plus urgentes, plus sérieuses et vous êtes rempli de cette idée qu'un misérable qui outragea Dieu toute sa vie et qui en est fier, peut être autre chose qu'une puante et horrible canaille ! Quelle intelligence !

Je vous assure, mon cher Henry, que je suis profondément humilié, profondément affligé, triste à pleurer, en songeant que l'homme dont j'ai répondu devant la Troisième Personne va peut-être m'apporter, un de ces jours, une main prostituée dans les abatis merdeux de Zola ou de ses amis.

31. -- La personnalité, l'individualité, c'est la vision particulière que chaque homme a de Dieu.

Août

A Edmond de Bruijn :

Cher Monsieur, je suis forcé de vous rappeler que votre lettre du 26 juin, par laquelle vous m'annonçâtes votre résolution de m'envoyer les Heures de Noire Dame, me laissait toute ma liberté. Il était convenu que je devais être, dans tous les cas, le « destinataire définitif » de cet ouvrage et que son acceptation ne m'engageait pas à écrire une notice.

Vous savez combien j'ai été déçu. Sur cette impression je vous ai répondu, à peu près, que je me sentais incapable d'écrire autre chose qu'une notice désobligeante, espérant bien, je l'avoue, que cet acte d'humilité vous découragerait complètement Vous insistez. Que puis-je, sinon vous déclarer formellement que je ne veux pas ? Si cela vous paraît insupportable, j'ajoute que je suis prêt à vous renvoyer l'objet, aussitôt, bien entendu, que je serai assez riche pour dépenser les quinze ou vingt sous de frais de poste. Car je tiens à ne perdre aucune occasion de dire que je suis un gueux, ne fût-ce que pour dégoûter les bons chrétiens qui ont la misère en horreur et qui, se prétendant passionnés pour l'art, laisseraient périr sans secours les plus grands artistes du monde -- à moins qu'ils ne les comblassent d'opprobre en les assistant d'une manière sordide et ignominieuse.

Il y a encore une autre raison de mon refus. Cette raison est qu'il ne me convient pas d'écrire dans une revue qui m'est hostile Vous avez lu le Mendiant ingrat, vous savez très bien ce que je veux dire. Vous savez que le silence est la forme la plus meurtrière de l'hostilité universelle contre moi. Dans le cas du Spectateur, la parfaite inimitié de ce silence est aggravée par la réclame scandaleuse à la Cathédrale de Huysmans. Ah ! sans doute, vous avez nié cette réclame dans le dernier numéro, lequel numéro est une sorte d'affiche illustrée à la gloire du naturaliste chrétien_ que je m'accuse, hélas ! d'avoir poussé dans l'Eglise. Dieu veuille avoir égard à mon intention qui était charitable, en somme, et me pardonner cette mauvaise oeuvre !

Il est vrai que vous vous séparez de Huysmans, mais c'est un sentiment tout personnel exprimé, d'ailleurs, en fort bons termes, et le Spectateur n'en continue pas moins à tambouriner pour Folantin, comme il fait depuis plusieurs mois.

Vous m'assurez de votre amitié et de votre considération littéraire. Comment pourrais-je y croire alors que, sachant très-bien qui je suis et l'injustice énorme dont je souffre, vous êtes néanmoins, par votre silence, avec ceux qui me haïssent ? Vous vous dites chrétien, vous disposez d'une grande publicité littéraire, et vous avez pu laisser passer un livre tel que la Femme pauvre sans dire un seul mot !

8. -- Pour en finir avec un poète persécuteur :

Cher Monsieur, je vous renvoie, dûment recommandé le manuscrit que vous m'avez fait l'honneur de me confier et que je me reproche d'avoir gardé si longtemps. Il m'est absolument impossible, en conscience, de faire la préface d'un pareil livre. Le christianisme en est absent et la forme en est trop ennuyeuse.

Croyez que je suis très-vexé d'avoir à vous écrire cela. Mais votre insistance me force à vous déclarer la vérité, et vous savez que je ne puis être le camarade de personne, fût-ce de mon meilleur ami.

9. -- En prévision d'une somme qui doit tomber sur moi, nous cherchons un nouveau gîte, une habitation avec jardin. Voyage à Jouy-en-Josas que je connus, il y a vingt ans, et qui était alors un pays très-humble. C'est, aujourd'hui, une banlieue comme les autres, impossible pour les pauvres gens. Les riches environnent Paris comme une circonvallation de fumier autour d'une porcherie monstrueuse. Jouy-en-Josas est, en outre, parfumé de protestantisme Décidément nous chercherons ailleurs.

14. -- Une jeune Allemande, amie d'une Danoise atroce qui souille notre maison, est admise à déjeuner. Aussitôt elle exhale des ordures : l'admiration pour Bismarck et la haine de la Sainte Vierge. Vainement je tâche de lui démontrer qu'elle est une idiote. Dégoûtés bientôt, nous nous retirons sans aucune formule polie, laissant cette Prussienne à ses saletés. Si bête qu'elle soit, elle finit par comprendre qu'on l'a assez vue et s'en va furieuse.

17. -- A Mme H., à Bruxelles :

Je vois avec un peu de peine que vous me supposez tout autre que je ne suis. Le Mendiant que vous lisez aurait dû pourtant vous mettre en garde contre la légende si accréditée d'un Léon Bloy très farouche, et vous auriez pu vous dire qu'avec un peu de simplicité et de bonté, il est, en effet, bien facile de me parler ou de m'écrire amicalement. Au surplus, ne venez­ vous pas de le faire ? Persuadez-vous, chère Madame, que je suis exactement, strictement, un chrétien pauvre et humilié, rien de plus. Il a plu à Dieu de m'affubler de littérature et d'art, à tel point qu'il m'a fallu devenir presque un vieillard pour que je reconnusse mon âme triste sous ce travestissement

Ah ! je sais que vous ne me croirez pas. Vous penserez que cela encore c'est de la littérature. Que faire, pourtant ? Je vous jure que, quand on me parle de mes dons d'écrivain ou que j'en parle moi-même aux autres, je ne comprends absolument pas. Il m'est arrivé de relire certaines pages de mes livres et d'être écrasé par le sentiment de l'épouvantable supériorité sur moi de celui qui avait écrit ces pages.

J'ai essayé d'expliquer ce cas au chapitre trente-huitième du Désespéré, chapitre qui est un des plus terribles cris d'agonie que le siècle ait entendus. On veut à toute force que je sois un très-grand et très-haut artiste, dont la principale affaire est d'agiter l'âme de ses contemporains, alors que je suis bonnement un pauvre homme qui cherche son Dieu, en l'appelant avec des sanglots par tous les chemins. J'ai écrit cela de bien des façons et personne n'a voulu me croire

Je viens a la chose que vous me faites l'honneur de me demander. C'est bien en effet, de l'abbé T. de M. qu'il est question à la page 279 et suivantes du Mendiant, et c'est bien à son frère habitant la Meuse que la lettre fut adressée. Ce frère, étranger à la littérature, comme la plupart des gens honorables, ignore probablement la publication de cette lettre à laquelle il n'a jamais répondu. Plus d'une fois, j'avais été tenté de l'en instruire, au risque de m'exposer au soupçon de chantage. Car le monde religieux très spécial auquel appartient le personnage, le monde de la Croix et du Pèlerin, est si bas qu'il faut toujours s'attendre aux plus viles interprétations. Je peux assurer, en conscience, que mon cher ami l'abbé en mourrait littéralement de honte et de douleur.

Je sais que M. de M. a reçu ma lettre. Non content de la recommander, j'avais eu la précaution d'exiger un récépissé de la poste. En la publiant, il m'eût été facile de désigner cet homme plus clairement, mais il me répugnait de déshonorer le nom d'un prêtre que j'avais aimé et j'eusse été bien sot de fournir des armes contre moi.

Cependant M. de M. est un vieillard, à la veille peut-être de mourir. Ne pensez-vous pas, Madame, qu'il serait équitable de lui redire qu'il y a un chrétien qui l'accuse tous les jours devant Dieu ?

Vous savez ce que je lui reproche, mais vous ne pouvez savoir avec quelle véhémence. Dites-vous seulement que toutes les tortures que raconte le Mendiant lui sont imputées rigoureusement et que tout ce qui reste encore à avaler de ce calice d'épouvantes et d'atrocités lui sera imputé de même. Songez aussi que c'est terrible, vraiment, de se présenter au seuil de l'éternité chargé des malédictions d'un pauvre, mais surtout d'un pauvre qu'on a empêché d'obéir à Dieu.
23. -- A un ami [qui semble avoir disparu pour toujours] :

J'ai beau chercher, je ne vois pas en quoi ni comment j'aurais pu vous offenser Vous m'aviez tellement donné le droit de vous parler avec une entière confiance ! Vos lettres, qui étaient venues me trouver dans ma solitude, avaient, nécessairement, à mes yeux un tel caractère providentiel ! Vous allâtes jusqu'à m'écrire que vous espériez être pour moi « l'Ami qui viendra sans être attendu », le mystérieux ami à qui j'avais dédié le dernier chapitre des Histoires désobligeantes et dont j'espérais, en effet, la venue depuis tant d'années. Quelle parole à un artiste pauvre, abandonné et quasi désespéré ! Quelle espérance à un homme qui agonise !

Septembre

1er. -- Lettre d'un Belge qui me nomme « Elie » et qui désire mon « manteau ». En attendant cet héritage, il me demande ma « bénédiction » et sollicite de moi un « bref » l'autorisant à entrer à l' « Ecole des Prophètes ». Message très-long et daté de la date de saint Fiacre.

11.-- A Mme H., à Bruxelles :

C'est vrai, chère Madame, que j'ai attendu avec impatience une nouvelle lettre de vous. C'est tellement le rôle des malheureux d'attendre sans cesse et d'espérer quand même ! J'avais cru plus directe et moins compliquée la démarche dont je vous chargeais avec tant d'audace. Je me suis trompé, pardonnez-moi.

Cependant je ne crois pas et je n'ai pas cru précisément à une restitution. Sans doute, Dieu peut la vouloir, cette restitution, après dix-neuf ans -- restitution qui délivrerait en une manière l'âme de ce mauvais homme sans réparer les maux effroyables que son infidélité a causés. Mais il faudrait que Dieu la voulût bien, et ce ne serait pas le moindre miracle de sa Toute-Puissance.

Je pense que les catholiques de l'espèce de M. de M. sont les pharisiens les plus invincibles qu'il y ait jamais eu et je n'oserais affirmer que les prodiges même du Pentateuque, tels que le changement des eaux en sang, pourraient produire en eux d'autres effets que de leur endurcir le coeur, comme aux Egyptiens. Irréprochables, peut-être, quant aux pratiques extérieures et méprisant comme surérogatoires les grands préceptes évangéliques, ils croupissent en lisant la Croix et le Pèlerin dans une sécurité inexpugnable. L'injustice la plus énorme, si elle a pu se passer sans éclat, surtout si elle est ancienne, leur paraît simplement l'effet d'une prudence de père de famille, et si quelque imperfection a pu s'y mêler, conséquence, hélas ! de l'universelle fragilité des hommes, tout n'est-il pas surabondamment réparé depuis tant d'années par leur édifiante vie ?

Les misérables ne savent pas que cette injustice, à laquelle il est impossible de toucher, est devenue « la pupille même de leur oeil », et on les ferait mourir d'étonnement si on leur disait qu'ils en sont venus à un état si diabolique, si mortel, qu'il équivaut à l'exécration de l'innocence. Je vous dis, Madame, que cette dérision de l'Evangile est une chose qui n'a pas de nom et qu'il m'est impossible de me représenter autrement la plénière iniquité qui doit soûler de fureur toutes les puissances des Cieux, à la fin des fins

Essayer de faire entrevoir à M. de M. son danger voilà, Madame, toute la mission que j'offre à qui voudra s'en charger. Rien de plus. Dieu et la conscience de ce moribond feraient le reste, s'il y a un reste -- ce qui est furieusement incertain avec un catholique de l'école du P. Picard et du P. Bailly.

N'enviez personne. Les Histoires désobligeantes n'ont pas de « clef ». Plusieurs, il est vrai, sont des récits exacts, mais sans allusion à aucune personnalité fameuse. Presque toujours il s'agit de petits bourgeois, dont j'ai fait ce que j'ai voulu. Mais, en général, je veux dire la vérité à mon temps d'une manière plus ou moins enveloppée. Telle de ces allégories, Tout ce que tu voudras ou la Fin de don Juan, par exemple, se rapporte à l'histoire horrible de nos moeurs, et d'autres, la Taie d'argent, On n'est pas parfait, etc., sont un raccourci caricatural de notre histoire intellectuelle. J'ai dit ce que je pouvais, page 200, du Mendiant ingrat.

12. -- Relu avec enthousiasme la vie d'Anne-Catherine Emmerich par le P. Schmoeger. Conçu le projet d'un livre sur cette visionnaire envisagée comme l'un des plus grands hommes du siècle.

17. -- Nouvelle lettre du Belge déjà dit. Il m'offre la dédicace prodigieuse d'un volume de vers que je ne connais pas et que je ne désire pas connaître : « Voci Miserorum Clamanti In Desertis, Leoni Solitudinum, Ultionum Dei Verba Rugienti, Per Ingrata Pravi Sæculi Silentia Mirabiliter »

Réponse immédiate pour décourager cet homme effrayant.

20. -- Le vieux peintre Gérôme, qui me fut autrefois bienfaisant, paraît avoir subi je ne sais quelle influence hostile. Un ami le sollicitant aujourd'hui pour moi a été rebuté sans douceur. Ce peintre millionnaire ne s'explique pas que je ne puisse pas gagner ma vie. -- Il doit y avoir quelque chose, dit-il.

Il se pourrait, en effet, qu'il y eût quelque chose. En 85, Paul Bourget ne me conseillait-il pas, un peu avant que je commençasse le Désespéré, de chercher un emploi d'expéditionnaire. L'eunuque des dames n'a pas tardé à savoir que j'avais choisi un bureau d'ingratitude. A cette époque lointaine, il y avait déjà quelque chose, mais non pas dans cette culotte.

21. -- Les menaces deviennent si terribles que nous pensons sérieusement à fuir en Danemark. Pour ce cas extrême, nous savons où prendre l'argent du voyage. Là-bas, nous donnerions des leçons pour vivre.

De Groux vient nous voir. Le malheureux est possédé de cette affaire Dreyfus et semble voué à la mort.

24. -- A Georges Rémond :

Avant-hier de Groux est venu et nous a laissé fort tristes. Le malheureux semble désormais incapable de penser à autre chose qu'à cette diabolique affaire qui déséquilibre tant de gens. c'est une obsession, un cas effrayant d'hypnotisme noir

Une pensée terrible, c'est que mon amitié pour lui est précisément ce qui me condamne à être le plus redoutable de ses accusateurs. Vous avez lu le Mendiant. Quel homme a pu être plus AVERTI que celui-là ? Depuis plusieurs années, j'ai fait les plus grands, les plus continuels efforts pour tourner cette âme vers Dieu. A l'heure actuelle, -- c'est de quoi pleurer, -- il en est à cette imbécillité, qui fait honte et peur, de dire que le Symbole des Apôtres est une « théorie » et de ne plus vouloir du tout de l'Eglise parce qu'il existe des individus comme Drumont ou le P. Bailly ? Pour tout dire, en un mot, il n'est plus du tout avec moi.

-- Vous aurez beau faire, lui ai-je dit, vous finirez par être contre moi, c'est absolument certain.

Cette pensée douloureuse en éveille une autre, mon cher ami. Je me demande si vous-même pouvez être avec moi, ayant tellement congédié la vie divine. Faites attention que vous êtes exceptionnellement averti, vous aussi, et que le conseil d'être avec moi peut devenir pour vous un précepte rigoureux, une clause de vie ou de mort. Vous savez à peine qui je suis, vous ignorez ce que Dieu veut faire de nous et vous êtes infiniment éloigné de prévoir ce qui va venir.

Il faudrait que vous fussiez prêt, vraiment prêt, car votre destin ne vous sera pas donné à choisir et la Réquisition de l'Absolu sautera sur vous comme un tigre. Souvenez-vous de cette parole, mon cher Georges, et croyez que c'est à peine moi qui vous parle en cet instant


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Ici mon journal est interrompu trois mois, et je le constate avec la plus vive satisfaction. Le Mendiant Ingrat et la plupart de mes autres livres font assez voir que ma carcasse n'a pas vieilli sur des lits de roses. Peut-être même trouvera-t-on qu'il est difficile d'aller plus loin dans ce golfe de misère et d'épouvante qui me fait penser au terrible canton de mer du pôle antarctique si tragiquement nommé par les explorateurs « Erebus et Terror ». Pourtant les trois mois que je viens de dire sont un passage de ma vie que je n'ose pas trop regarder.

La fuite en Danemark décidée et nos meubles emballés et expédiés, il nous fallut vivre plus de deux mois, misérables et suant d'angoisse, dans une chambre d'hôtel, par la volonté d'un escroc qui me dépouilla du précieux argent recueilli pour ce voyage. Ma stupidité, je l'avoue, dépassa les bornes, mais j'avais été si bien englué par cette canaille ! Enfin, le 6 janvier, fête de l'Epiphanie, ayant obtenu difficilement un nouveau subside, on put partir. J'avais un moyen de me venger de l'atroce ordure si validement élue contre moi par les démons. Lorsque j'eus la preuve de l'étonnante vilenie d'un individu qui m'avait choisi, moi, le mendiant célèbre, parmi tous les gens à dépouiller, il m'eût été possible encore, du fond du Danemark, de le frapper d'une façon très- rude. J'y renonçai, considérant que j'étais en exil, abandonné, dénué, menacé chaque jour, enveloppé d'un bourdonnement de désespoir et que j'avais moi-même un besoin extraordinaire de miséricorde

« Quant la main d'un père veut châtier son enfant, dit sainte Gertrude rapportant une parole divine, les verges ne peuvent point s'y opposer. C'est pourquoi je voudrais que mes élus n'imputassent jamais leurs souffrances aux hommes dont je me sers pour les purifier, mais qu'ils jetassent plutôt les yeux sur ma charité paternelle qui ne permettrait pas que le moindre souffle de vent approchât d'eux, si je ne considérais leur salut éternel que je leur donnerai pour récompense ; et ainsi ils auraient de la compassion pour ces personnes qui se souillent en rendant les autres plus purs. »

Le séjour de dix semaines en cet hôtel sinistre de l'avenue d'Orléans, où tout nous semblait perdu, est pour moi un souvenir formidable accompagné, même après cinq ans, d'une crispation de coeur si douloureuse que je voudrais pouvoir en effacer complètement les images, s'il n'y avait pas un point, un unique point suave Ah ! que Dieu fut bon pour ses pauvres, ce jour-là !

C'était le 13 novembre. On venait de voir disparaître les derniers centimes, on pouvait être jeté dans la rue, le lendemain ; nos meubles, en compagnie de ma bibliothèque et de mes papiers, flottaient sur la mer du Nord.

Notre petite Madeleine, ravissante fillette de vingt mois, se mit à ramper sur le lit de sa mère, en appelant Jésus comme elle aurait appelé un frère. La tendresse pure de ce mouvement fut inexprimable. Je me souviendrai toujours de ces grands yeux bleus limpides où se peignait l'adorable Image, fixés sur un point de l'ignoble chambre garnie, pratiquée seulement, jusqu'à ce jour, par les blasphèmes et les luxures. Même après la mort, surtout après la mort, j'entendrai le nom du Sauveur proféré par cette bouche sans péché, par cette bouche d'innocence et de cantique. L'aimable enfant se traînait sur les genoux, tirée par la Vision et se retournant plusieurs fois, comme si nous avions été des tarasques aveugles domptées par elle, qui eussent eu besoin qu'on les instruisît, qu'on leur apprît à voir Dieu, qu'on leur enseignât le latin de l'Invisible ! Et cette chose merveilleuse dura longtemps, puis il nous sembla que toutes les étoiles se couchaient.

Alors nous comprîmes que le Sauveur, qui avait voulu ce témoignage, était infiniment éloigné de nous redemander nos âmes, qu'il nous sollicitait seulement de les lui prêter un peu en vue d'accomplir quelque chose qui avait « manqué à sa Passion ». Ce quelque chose qu'il est seul à savoir jusqu'à la consommation des siècles, allait, en effet, s'accomplir, à une distance énorme des autels de Jésus-Christ, par deux souffrantes unités de la Communion des Saints.


DIX-SEPT MOIS EN DANEMARK

 

 

 

1899

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016