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BIBLIOBUS Littérature française

1899

 


Janvier

6 -- Départ. Au dernier moment, serré dans mes bras cinq amis [dont un seul m'est resté fidèle. Trois ont fait ce qu'ils ont pu pour nous tuer et le quatrième, un peintre, m'a lâché avec la plus ignoble candeur, avouant que mon amitié lui semblait plus compromettante qu'utile. C'est mon calviniste abjurateur du 18 décembre 1897].

On se traîne sur la France, la Belgique, l'Allemagne.

7. -- Repos de vingt-quatre heures à Hambourg. Le patron de l'Hôtel Scandinave, un voleur formé à Paris, dans les endroits où l'on s'amuse, nous raffle un bon tiers de notre dernier argent. Je recommande l'établissement aux voyageurs apoplectiques.

8. -- Traversée du Holstein et du Slesvig. Enfin le Danemark. Soulagement de ne plus voir les casques à pointe. Attendrissement bête à l'apparition des premiers fonctionnaires danois, comme si je retrouvais des amis très-chers. Ah ! je devais bientôt la connaître, l'amitié, l'hospitalité danoise.

9. -- Installation provisoire au célèbre village d'Askov, foyer du bavardage grundtvigien et frigidarium des âmes. J'aurai l'occasion de reparler de cette fente à punaises. Dès ce premier jour, une promenade affreuse dans la boue et la neige m'a donné le pressentiment de ce que j'allais avoir à souffrir. Je n'imagine pas une déréliction du coeur qui dépasserait la mélancolie d'un paysage protestant au mois de janvier.

11. -- Voyage à Kolding, petite ville du voisinage où nous vivrons comme nous pourrons. Il s'y trouve une minuscule église catholique trop vaste pour les paroissiens. Emotion de voir une humble crèche d'Epiphanie avec des mages et des chameaux allemands qui nous attendaient. Nous nous sommes tellement éloignés de la France que c'est là seulement, dans ces quelques mètres carrés, sur cet îlot catholique perdu au milieu des glaces de Luther, que Dieu pourra nous parler et que nous pourrons parler à Dieu.

Visite au curé. C'est un Prussien rhénan, très-fier de l'être et la tête de veau ecclésiastique la plus exacte que j'aie jamais vue. Il faudra m'habituer à cela et à plusieurs autres choses.

12. -- Loué un appartement avec jardin au bord d'une rivière de livre d'heures. Le décor ne me déplaît pas. Certains aspects de cette vieille ville jutlandaise donnent une sensation de recul vers le temps ancien. Mais il y a trop de Jutlandais, trop de propriétaires surtout. Comment prévoir que j'allais retrouver, à une telle distance de Montrouge, les mêmes animaux puants ? Comment prévoir surtout l'homicide cherté des loyers dans un trou boréal aussi lointain ? Mon propriétaire est un maître maçon, un murmester, une sorte d'entrepreneur qui bâtit des maisons à vil prix pour y fourrer ses concitoyens et se faire ainsi du vingt pour cent, comme dans la banlieue de Paris. Ce malfaiteur passe la vie à sourire, uniquement pour montrer une gueule qu'il croit de putain et qui me paraît de crocodile.

*Dieu prédestine aux dents des chevreaux les brins d'herbe,
La mer aux coups de vent, les donjons aux boulets,
Aux rayons du soleil les Panthéons superbes,
Vos faces aux larges soufflets.*

15. -- Tristesse et ennui terribles -- déjà ! Sentiment d'horreur pour ce monde protestant où il me faudra vivre. Et si l'homme sur qui je veux compter encore nous a trompés, si nous sommes sans ressources, que devenir ? J'ai froid et peur. Dimanche luthérien à la campagne, sans messe ni prière, sans un acte religieux quelconque.

21. -- Silence enragé de tous mes amis.

24. -- Sur ma demande quelqu'un me fait cadeau d'un abonnement à l'Aurore. A cause de l'affaire Dreyfus qui met en ébullition toutes les fanges, il m'a paru expédient de lire, chaque matin, le plus immonde journal de Paris.

27. -- A un ami :

Nous avons tellement compté sur vous ! Vous n'avez donc pas lu mes dernières lettres ? N'avez-vous pas compris le danger excessif, infernal dont nous sommes actuellement menacés ? Ne sentez-vous pas que le silence ou l'inaction de tous ceux qui devraient m'écrire ou agir pour moi est à détraquer l'âme, à faire chavirer toutes les facultés ? Dites-vous que notre péril est énorme, qu'il augmente chaque jour et que nous ne pouvons obtenir aucune lumière, aucune explication, aucune espérance de qui que ce soit, de quelque façon que je l'implore et quel que soit l'ami que j'implore

Un fait vous fera comprendre l'horrible intensité de notre cas. Nos meubles, en détresse depuis plus de deux mois, ne peuvent pas être dégagés ! Il faudrait plus de 60 francs pour cela seulement.

Or tous nos papiers ou livres rares, tous mes manuscrits, tous les souvenirs impossibles à remplacer de ma vie littéraire ou sentimentale sont dans ces meubles que je croyais revoir au bout de quinze jours

29.-- En attendant l'emménagement à Kolding, impossible sans notre mobilier, il faut plus d'une heure de chemin de fer pour avoir une messe. Et quelle misère ! Pas de chants latins. Rien que des cantiques en langue danoise. On oublie qu'on est dans une église catholique et la détresse de l'âme est affreuse.

30. -- La jeune bonne danoise qui abjura chez nous, l'année dernière, nous quitte. Je l'accompagne tristement à la gare. Ce départ, qui ressemble à un commencement de catastrophe me déchire et je reviens tout en larmes.

 

 

 

Février

2. -- A un jeune jésuite :

Mon cher Paul. Je viens de lire, avec toute l'attention dont peut être capable un homme livré à la torture, les quatre pages où vous me parlez à peu près exclusivement de vous. Je n'ai point d'amertume et je peux, aujourd'hui même, vous répondre sans amertume.

Vous avez fait comme tant d'autres, simplement Ayant trouvé votre voie, ayant obtenu, dès l'âge de vingt ans, « le bonheur et le calme » dont vous me parlez, il était naturel que vous oubliassiez l'instrument, d'ailleurs misérable et douloureux, dont Dieu s'était servi pour vous attirer à lui. Que son Nom soit sanctifié. Tout ce qui arrive est parfaitement adorable. Si vous avez quelque injustice à vous reprocher à notre égard, un autre Juge que moi vous le dira très-certainement, un peu plus tard.

Vous êtes aujourd'hui si loin de moi de toutes manières mon cher enfant, que ma fort cruelle histoire ne pourrait guère vous intéresser. Il serait, sans doute peu profitable à votre avancement spirituel, de savoir par exemple, que j'ai laissé des lambeaux de mon coeur en divers cimetières et que la Main redoutable s'est appesantie rudement sur le pauvre homme qui vous porta dans ses bras.

Ma situation actuelle ne mérite pas davantage d'occuper votre âme. Je suis venu ici, dans le monde luthérien, encouragé par plusieurs abjurations qu'il avait plu à Notre-Seigneur d'opérer ostensiblement par moi. Or voilà que, dès le début, je suis arrêté, et que j'échoue dans un désert, avec ma femme et mes deux petites filles, sans aucune ressource, menacé de tous les malheurs. Que le Sauveur Jésus soit béni dans tous les mondes et dans tous les siècles !

Une fois de plus, je suis déçu par les hommes, et de quelle façon hideuse ! Magnificat ! J'ai passé trop d'années de ma vie à compter sur des gens qui me promettaient beaucoup et ne tenaient jamais rien, vous le savez, Paul. C'est fort bien fait que ceux qui regardent les hommes et non pas Dieu soient traités avec rigueur.

4. -- Lettre de notre bonne convertie envoyant une somme prêtée pour nous par le Mont-de- Piété de Copenhague, car nous en sommes là au bout de trois semaines. Or la lettre de cette fille ne contient que la reconnaissance sans l'argent qu'elle a oublié d'y mettre ou qu'un employé de la poste a volé, ce qui arrive, dit-on, quelquefois. Il faudrait alors admirer l'acharnement de notre mauvaise fortune. L'argent vient quelques heures plus tard. Faible somme qui ne nous rendra pas nos meubles.

Visite à un vieux pharisien, autrefois pasteur, à qui je déclare assez niaisement qu'il n'y a rien pour moi en dehors de l'Obéissance et de l'Autorité, -- mots qui ne signifient absolument rien dans le monde protestant.

5. -- Voyage pour la messe et manqué le train de retour. Grande tristesse de me voir dans cette petite ville morne, privé de tout moyen de manger les heures. Avant de retourner à notre église où il gèle, je vais conter ma peine au curé Storp, -- il se nomme Clément Storp, -- qui m'invite à déjeuner. Conversation pénible avec cet Allemand peu doué dont je suis forcé d'achever toutes les phrases et dont les idées ressemblent à ces vaches dolentes et vautrées qu'il faut faire lever à coups de bâton quand on veut les traire. On parle des protestants et je l'étonne facilement de ma violence. Le pauvre bonhomme est habitué depuis longtemps aux ménagements et aux contacts. Il me raconte des moitiés de conversion, des pasteurs qu'il a connus adhérant à quelques points essentiels et rejetant le reste, sans cesser d'être, dit-il, in bona fide. J'y consens, mais quelle indigence de la raison ! Quelle inaptitude à recevoir les idées absolues ! Dépression intellectuelle d'un peuple qui a trois siècles et demi de protestantisme. Voyagé avec des paysans qui chantent des hymnes en fumant des pipes.

6. -- Le personnage délégué par les démons pour me torturer depuis environ trois mois ne se démasque pas encore. Il veut que j'aie confiance en lui et me le demande par dépêche.

8. -- Trouvé un prêteur de 600 couronnes (840 francs). Quand nous aurons dégagé notre mobilier, il nous restera peu de chose.

10. -- Emménagement à Kolding, 8, Rendebanen. C'est là, maintenant, qu'il faudra souffrir.

14. -- Comme si nous n'étions pas assez malheureux, difficultés horribles avec une bonne qu'on nous a recommandée, laquelle est à la fois, idiote et féroce, arborant une très-haute dignité dans les accalmies. Et notre argent qui ne cesse de diminuer d'une manière épouvantable !

15. -- Mercredi des Cendres. Je songe avec amertume à la multitude des messes à Saint-Pierre de Montrouge -- autrefois. Quelqu'un m'écrit que mon escroc, très-probable désormais, pourrait bien être, en même temps, quelque chose comme un espion.

16. -- Mon curé me demande des leçons de français.

Un inconnu qui me prodigue des louanges m'écrit qu'informé de ma misère, il a pris sur lui d'implorer pour moi Péladan ! Oui, Josephin Péladan, le « fils des anges », qui s'est marié tout en or, il y a quelque temps, avec une personne bien recommandable. Naturellement la démarche n'a pas réussi. Mais quel manque de tact inouï ! Me mettre dans cette situation odieuse et grotesque d'avoir paru implorer un individu si durement jugé par moi ! Quelle joie pour ce Péladan prétendu Sar de pouvoir dire ou même écrire que Léon Bloy, le plus vil des hommes, comme chacun sait, après l'avoir compissé d'outrages pendant des années, a fini par lui demander bassement l'aumône. Ah ! que la franche inimitié paraît suave et rafraîchissante en comparaison de tels dévouements !

Lettre violente et comminatoire, mais infiniment inutile à mon escroc. De telles crapules ne doivent être que rossées ou inaperçues.

17. -- Continuation des farces de notre bonne suédoise qui nous dégoûte et nous épouvante. Lettre à Alexandre Boutique par qui j'ai connu mon escroc. Je le prie d'agir sur ce jean-foutre, s'il est possible d'agir.

20. -- Première leçon au curé. Je lui faire lire de Maistre et Victor Hugo, en les commentant, et je me trouve excessivement ridicule.

Lettre d'un ami qui me parle de la mort de Félix Faure crevé avant-hier, je crois, et de quelle sale
crevaison ! Mon correspondant espère que son successeur présidera surtout aux égorgements.
Dieu le veuille !

22. -- Visite d'un monsieur Kanaris Klein, professeur de français, qui passe ici pour un grand homme et qui veut de moi quelques leçons de littérature française afin de mieux comprendre Coppée. Bien que peu corsaire, il se dit parent de ce Canaris des Orientales qui « arborait l'incendie ». Les Jutlandais adolescents admirent en lui l'Arbiter elegantiarum de leur endroit. [Voir le portrait de cet imbécile, page 271 de mon Exégèse des Lieux Communs].

24. -- Lettre enfin de mon escroc, mensongère d'un bout à l'autre. Il prétend m'avoir écrit plusieurs fois et m'avoir envoyé une dépêche de cinquante mots ! Je ne puis m'empêcher de répondre :

Votre lettre m'arrive, ce matin, recommandée, il est vrai, mais non chargée. A ce propos, je dois vous dire qu'il est inutile de recommander. Il n'y a que les lettres non envoyées qui n'arrivent pas. Les autres arrivent toujours et les dépêches télégraphiques plus sûrement encore. Il n'y a pas d'exemple d'un télégramme qui ne soit pas arrivé, les télégrammes étant assimilés aux lettres recommandées dont la poste répond et qui doivent être retournées à l'expéditeur, si le destinataire est introuvable. Or vous aviez mon adresse exacte, et j'ai cinquante-deux ans passés. Je suis trop vieux pour avaler certaines blagues

Rien ne vous était plus facile que de conserver mon amitié, même en me trompant. Vous n'auriez eu qu'à m'écrire, qu'à répondre à mes lettres. Vous avez préférer m'exaspérer par votre silence, me pousser au désespoir, sans tenir compte, une minute, de l'horrible situation, du danger véritablement mortel où nous plongeait votre trahison. Aujourd'hui je suis devenu implacable et vous ne tarderez pas à le savoir. Vous vous engagez à me prouver que vous n'êtes ni un hypocrite, ni un scélérat, mais au contraire « un homme digne d'être mon ami » Soit, mais il faut le prouver, en effet, c'est absolument nécessaire, car toute confiance a foutu le camp.

Vous me parlez de vendre tout ce qui est chez vous, après m'avoir dit cinquante fois que tout était saisi. Pour quel idiot me prenez-vous ?

Vous me demandez huit jours. Cela m'arrange : ce délai donnera le temps d'arriver à certains documents complémentaires, dont j'ai besoin pour agir contre vous. Car, si vous m'avez trompé, je tiens à ne pas vous rater et je veux vous crever du premier coup. Ce que vous avez fait est trop infâme. Dépouiller des naufragés ! Ma dernière lettre était, je crois, suffisamment explicite Ah ! quand vous me détroussiez, vous ne preniez pas de grands airs, vous ramassiez tout, jusqu'à la pièce de 40 sous, en vous fichant bien d'exposer à des privations deux petits enfants. Il est vrai que vous alliez me former une somme considérable, me donner, un peu plus tard, l'opulence, et qu'en attendant ces largesses, j'ai eu d'énormes frais d'hôtel dont il ne me sera jamais tenu compte. Ah ! la parole d'honneur du salaud que vous êtes ! Et le coup de la conversion pour me mieux taper ! Et les confessions, les communions prétendues ! Et la messe de minuit dans la petite chapelle ! Quelle horreur !

On a enterré aujourd'hui le premier pasteur de la ville. Foule énorme, rues jonchées et pavoisées sur le passage de cette charogne. Rencontré notre curé allant à la cérémonie. Il paraît qu'il faut cela pour obtenir le gain fort hypothétique de quelques paroissiens de plus. Où est le recul épouvanté des premiers chrétiens à la seule pensée des cérémonies des hérétiques ?

27. -- Lettre d'un inconnu qui ne signe pas, qui donne simplement une adresse poste restante. Celui là dit avoir lu le Mendiant ingrat et n'avoir lu que ce livre de moi. Cela lui suffit pour me proposer de lui copier de ma main un conte de Pierre Louys ! Cette lettre envoyée à Montrouge est accompagnée d'un timbre de trois sous. Réponse :

Monsieur ou Madame, j'ai cessé d'habiter le Grand Montrouge dans les derniers jours d'octobre et je suis actuellement domicilié à Kolding, Danemark, où je me suis réfugié avec les miens, pour des raisons que Dieu sait. Ici, nous vivrons peut-être en donnant des leçons. Ce n'est pas gai, mais cela vaut mieux que l'infernale tribulation offerte par la France à l'unique de ses écrivains modernes qui n'ait pas voulu faire le trottoir.

Voici toute la réponse que je peux vous donner. Il est certain que, dans ma situation, je n'ai pas le droit de refuser une aide quelconque. Mais vous me dites avoir lu le Mendiant. Comment alors a-t-il pu tomber dans votre esprit que l'homme d'absolu que je suis pourrait vraiment copier de sa main 260 lignes de P. Louys !!? Cette idée a quelque chose d'inouï, d'effarant, de périlleux pour ma raison. Si c'est simplement mon écriture que vous désirez, ne pourriez-vous trouver autre chose Pour ce qui est des « conditions », que pourrais-je dire à quelqu'un qui a lu le Mendiant ? Si vous êtes riche, ayant exceptionnellement l'âme bien située, il faudrait profiter de cette occasion ou de ce prétexte, pour réparer un peu l'injustice atroce infligée à l'auteur de la Femme pauvre.

 

 

 

Mars

4. -- Au poète catholique Johannes Joergensen, Copenhague :

Monsieur, souffrez que je vous informe de ma présence et de mon installation en Danemark. Vous n'ignorez peut-être pas que j'ai épousé la fille aînée du poète Christian Molbech. Il était donc tout simple que, dans l'état épouvantable où se trouve aujourd'hui la France je demandasse l'hospitalité à votre pays. Je n'espère pas y trouver la joie non plus qu'ailleurs, ni même la paix, puisque je suis toujours aussi pauvre ; mais, du moins, j'ai lieu de croire qu'il me sera permis, en souffrant, d'élever mes deux petites filles chrétiennement, -- catholiquement, -- ce qui va devenir impossible en France. Cela doit suffire à un homme qui n'attend plus rien des hommes et qui pense amoureusement à la mort.

J'ai reçu à Paris, en 1895, -- étant au fond d'un lac de douleurs, -- votre article sur moi dans le Tilskueren et je n'y ai pas répondu parce que j'agonisais. Je n'aurais pu, d'ailleurs, que vous reprocher votre injustice « Ikke fuldt ortodoks », disiez-vous. C'était, sans aucun doute, la plus hostile et la plus funeste parole qui pût être dite sur moi dans votre pays. Quelle énormité ! Avez-vous songé, Monsieur, qu'un catholique surtout a le devoir d'être équitable et que, dans un milieu luthérien où il est lu et estimé, un écrivain catholique a mille fois ce devoir ?

Nouvelle sommation à mon escroc [bien inutile, j'ai fini par le savoir].

5. -- Le dimanche, ici, est particulièrement sinistre. Le salut auquel j'ai assisté, ce soir, était précédé d'un sermon de notre curé. La sottise capitale de cet homme, en langue danoise, bafouillée devant le Saint Sacrement, me paraît avoir quelque chose d'homicide.

6. -- Traits caractéristiques des protestants, à quelque secte qu'ils appartiennent. Haine de la pénitence, amour de tout ce qui est facile, indifférence monstrueuse pour tout ce qui est beau. « Fumer sa pipe devant la Face de Dieu ! » me disait un professeur Grundtvigien. Leur tolérance, d'ailleurs illusoire, n'est qu'un manque inouï d'Absolu, un mépris démoniaque de la Substance.

A Deman :

Mon cher éditeur, avez-vous reçu la lettre que je vous écrivis de Paris aux environs du 1er janvier ? Cette lettre était importante, au moins, en ce sens, qu'elle vous apprenait ma résolution de quitter la France où je ne voyais guère le moyen de subsister et de me réfugier en Danemark où j'espérais pouvoir vivre avec les miens. Jusqu'à présent cette idée pour laquelle j'ai tout sacrifié, tout épuisé, paraît avoir été des plus funestes. Soit. J'ai, par bonheur, cinquante-deux ans, et, selon le cours ordinaire des choses, il y a lieu de croire, étant un peu démoli, que l'heure désirable de mon élargissement approche. En attendant, j'ai pensé qu'il pouvait être utile de ne pas vous laisser ignorer mon adresse.

8. -- Réponse très-bonne de Joergensen m'expliquant le « songe » que je lui reproche. L'article où cela se trouve est de 95 et, à cette époque, il n'était pas encore catholique. J'ai donc un ami en Danemark, porte à porte, à une cinquantaine de lieues.

Deuxième leçon à Kanaris Klein. Je lui persuade que le mieux est de s'habituer d'abord à ma littérature pour qu'ensuite aucune autre prose française ne puisse l'étonner.

[ Ici, je demande la permission d'insérer une étude publiée au Mercure de France, en juin1901, un an après le bienheureux exode qui me tira des griffes de Luther. Travail consciencieux et documenté qui me dispensera de beaucoup d'explications ultérieures]

*Johannes Joergensen et le Mouvement Catholique en Danemark*

* Fuit homo missus a Deo cui nomen erat Joannes. Hic venit in testimonium, ut testimonium perhiberet de lumine, ut omnes crederent per illum.

Initium sancti Evangelii secundum Joannem.*

A Mogens Ballin.

I

S'il est une chose évidente pour un Français ayant habité le Danemark, c'est l'impossibilité absolue de surmonter la médiocrité d'esprit et la médiocrité d'âme du monde scandinave. Un catholique latin n'arrive pas à concevoir ces protestants incurables qu'aucune lumière n'a visités depuis une quinzaine de générations que leurs ancêtres se sont levés pour l'apostasie à l'appel d'un moine en chaleur.

L'affaiblissement de la raison, chez ces êtres, est un prodige accablant. Pour ce qui est de leur ignorance, elle passe tout ce qu'on pourrait imaginer. Ils en sont à ne pouvoir former une idée générale et à vivre exclusivement sur des lieux communs de l'âge de pierre qu'ils lèguent à leurs petits comme des nouveautés.

En Danemark, pour ne rien dire des autres grouillements luthériens, Dieu est immémorialement supplanté par ce qu'on est convenu d'appeler la science, -- depuis l'abolition déjà séculaire du sens des mots, -- laquelle science n'est qu'une pédagogie intensive, calculée, semble-t-il, pour former des sots.

D'étonnants crétins sont, en ce royaume, les produits très-admirés de la plus furieuse culture. Il n'y a presque pas d'exemples d'un Danois capable de s'assimiler une substance métaphysique, et l'oubli des lois profondes est inexprimable. En fait d'art ils en sont à Raphaël et à Thorvaldsen. Il est difficile de dire à quoi ressembleraient leurs grands hommes dans un milieu véritablement intellectuel.

J'ai vu un professeur Moltesen, lumière du parti Grundtvigien, me servir comme des efforts de pensées des rengaines déjà vomies du temps de Luther et que même les cochons de Poméranie ont cessé de réavaler.

L'ignorance altière et la culminante imbécillité de ces hérétiques paraissent insondables et tout à fait sans remède. Ce ne serait pas trop de la Puissance divine sur le pied de guerre pour dompter un si bête orgueil. « Jouir devant la face du Seigneur ! » disent-ils, en vue de signifier leur dédain pour toutes les pratiques onéreuses du Christianisme. Je ne verrais guère pour les assouplir qu'une bonne prédication afflictive, et j'imagine que le luthérien le plus constant menacé, je ne dis pas du gril, mais seulement d'une bastonnade apostolique un peu sérieuse, grimperait vivement à l'arbre des siècles et se retrouverait romain subito.

Le matin, un peu avant huit heures, piétinement immense de tout un peuple se rendant aux écoles, petits garçons et petites filles, hommes et femmes, chargés de livres et de cartons, les uns pour apprendre, les autres pour enseigner, tous pour se mettre en contact avec la mort. Cela fait penser à la multitude flagellée des pauvres mineurs, se hâtant, chaque aurore, vers les gouffres noirs, à l'heure où se lève la flamboyante image de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Car telle est la vie danoise. On va, « de l'utérus au sépulcre », uniquement pour donner des leçons ou pour en recevoir, à moins qu'on n'appartienne à la plus basse classe ouvrière. Et toute l'existence de ces fantômes luthériens condamnés à une science de fosse commune se passe ainsi dans une école morne où ils crèvent, à la fin, dans les ténèbres, sans avoir jamais pu excogiter ou comprendre quoi que ce soit.

Les niais de France, peut-être aussi ceux d'Algérie, de Cochinchine ou de Madagascar, ne manqueront pas de m'objecter Ibsen, Bjoernson ou Strindberg. Une jocrisserie -- très estimable, d'ailleurs, puisqu'elle est latine -- a voulu qu'une foule d'excellents éphèbes, inhabilement émasculés par Zola et sur le point de rendre leurs âmes, crussent trouver la vie du côté où on paraissait gueuler davantage et s'emballassent pour ces insupportables bonshommes, d'autant plus grands n'est-ce pas ? qu'ils parlaient une langue inconnue, à jamais inconnue et intraduisible.

Faut-il être à une époque de famine pour qu'une soi-disant jeunesse française aille quémander sa pitance chez de tels pauvres !

Remarquez que je nomme les plus importants, ceux dont on a beaucoup parlé. C'est une occasion d'étonnement pouvant aller un peu au delà des limites ordinaires de l'effroi, de se dire qu'à Paris même des trésors ont pu être supposés dans la littérature la plus mendiante, la plus contrefaite ou la plus niaisement servile qu'on ait pu voir dans le siècle de Léopold II.

Sans parler de l'athéisme poncif et de l'impiété de camelote qu'on y arbore sans lassitude, que dire, par exemple, du bas romantisme récupéré par Ibsen, et de son « mourir en beauté », par quoi la moiteur des femmes est généralement obtenue ? Que dire des brutalités salopes de Bjoernson ou de la démence cafarde, enchevêtrée et ligamenteuse du dernier livre de Strindberg (1) ?

[l. Je parle, bien entendu, de la machine Inferno, traduction éditée par le Mercure en 1898. Depuis, je ne sais pas. La vie est courte.]

Ce sera une honte bizarre, dans quelques années, d'avoir été si dévot pour ces râclures d'un art médiocre dont la France a cessé de s'enorgueillir depuis environ cinquante-cinq ans, mais qui suffit tel quel à l'éblouissement des Scandinaves.

II

Il se publia, en 1898, à la librairie Perrin, une traduction de Livsloegn og Livssandhed, -- approximativement le Néant et la Vie, -- opuscule de Johannes Joergensen qui fut, je crois, peu remarqué. C'était d'ailleurs, l'un des moindres ouvrages de ce poète et j'ignore ce qui a pu déterminer le choix du traducteur. Toutefois cette plaquette méritait qu'on en parlât, tant elle est douce et pénétrante. C'est un tourbillon de douceur avec des remous puissants de mélancolie.

*Te souviens-tu de l'un de nous qui dut partir sous la bourrasque d'automne, dans la boue, le long des routes désertes ? En vain cherchait-il à se raidir : un immense désespoir s'empara de son être tandis qu'une voix criait en lui : « Ah ! que n'ai-je une Jérusalem où me rendre pieds nus, perdu dans la foule des pieux pèlerins, pour y laver les souillures de mon âme et recommencer la vie, -- cette sainte Vie par nous tellement profanée que, pour expier nos fautes, il nous faudra pleurer mille ans dans le Sein éternel de Dieu !*

Ah ! oui, la sainte Vie, le Sein éternel de Dieu, le voilà l'obstacle ! L'auteur se déclare affamé de Dieu. Tout est dit. On l'a assez vu, assez entendu, qu'on l'éteigne, qu'on l'étouffe, qu'on l'étrangle, qu'il disparaisse avec son ami Bloy dont il est, dès lors, tout à fait digne de partager l'ignominie !

Joergensen est un prédestiné sans chaussure qui chemine douloureusement, parmi les tessons humains, dans la direction des gouffres du Paradis. Et combien il porte cela sur sa figure ! Issu d'une colonie slave établie en un coin de la Fionie, il a, jusqu'à l'outrance, le type de ces mangeurs de chandelles venus des plateaux tartares qui entreprirent, au XIIIe siècle, d'avaler tous les luminaires de l'Occident.

Un prêtre sot, missionnaire prussien en Danemark me parlait de la laideur excessive de Joergensen. Ne l'ayant pas encore vu, je pouvais croire que cette laideur épouvantait les chevaux dans les rues de Copenhague et procurait, à chaque sortie du célèbre catholique, de calamiteuses bousculades.

J'ai trouvé d'abord le Tartare-Mongol déjà dit, puis l'étrange douceur de cette face patiente l'a transfigurée pour moi, et je me suis cru en présence d'une tranquille image byzantine des belles époques, lorsque les effigies de Constantin et de Justinien, aperçues en haut de la Ville aux dix mille châsses d'or, faisaient reculer une dernière fois la croupe du monde. Oui, vraiment, cette figure isocèle, pénitente et contemplative, m'a semblé appartenir à quelqu'une de ces mosaïques déterrées, où le triomphe des Cosme, des Démétrius, des Théodore ou du Mégalomartyr est représenté, pour les siècles, avec des petits cubes de marbre coloré, d'une délicatesse éternelle.

Johannes Joergensen me fit le très-grand honneur de me venir voir à Kolding, petite ville jutlandaise où je subissais, il y a deux ans, le plus bizarre de tous les exils. Heures difficiles à oublier.

C'est une des découvertes de la science moderne que les hommes de génie sont assez souvent dénués d'intelligence. Celui-là est intelligent avec magnificence, avec profondeur, et j'eus une joie merveilleuse à sentir que j'existais vraiment pour un tel homme. Mais quelle destinée et combien la mienne me parut moins intolérable !

Ce grand écrivain catholique, le seul qu'il y ait dans le vaste monde scandinave, est en lutte avec trois ennemis implacables : les protestants, les athées et, bientôt, les catholiques. Il est vrai que les deux premiers groupes se confondent tellement !

Ici, en France, l'Ecrivain de Dieu, s'il existe, ne peut pas être universellement détesté. Il parle, malgré tout, à un peuple fou de ses dons et de ses promesses, fou de sa vieille gloire éteinte, fou de son amour perdu, galvaudé, souillé, et qui versa, quinze siècles, son sang le plus écarlate pour Jésus-Christ. La France a beau être présentement renégate, idolâtre, prostituée à des imbéciles qui ressemblent à des démons, elle est toujours sur le point de pousser un immense cri de désespoir et de tomber comme une morte de peur, s'il se fait un peu de bruit dans son antichambre et si elle croit voir entrer le patient Epoux aux mains et aux pieds percés. Quelle que puisse être l'apparente exécration dont le rémunère la bâtardise, le dit Ecrivain est, tout de même, assuré de rencontrer, à une faible profondeur, un tressaillement quelconque çà et là, fut-ce du côté des empoisonneurs d'enfants, fût-ce même du côté des catholiques.

Les francs-maçons, les protestants, les juifs, les catholiques ont bien pu enterrer le Catholicisme, -- et sous quelle matière ! -- mais ils n'ont pu le tuer tout à fait. L'indestructible générosité française ne le permet pas. « Dieu a besoin de la France » a dit de Maistre, qui n'était pas un Français. Il faudra bien, dans les ténèbres et les poussières du XXe siècle, qu'il y ait au moins une nation qui conserve, en quelques-unes de ses unités raisonnables, ce que l'Europe entière semble avoir perdu : le besoin vivant de la Lumière et de la Beauté.

En Danemark, rien de pareil. Là, on n'a besoin de rien, puisqu'on est mort, et vous pouvez fouiller à dix mille pieds sans rien découvrir -- sauf miracle -- sinon la putréfaction. Il n'y a, sans doute, pas de pays au monde où le développement à outrance et soi-disant scientifique de ce qu'on veut nommer le libre examen ait plus complètement détruit le sens religieux. Aussi quelle situation que celle d'un admirable écrivain tel que Joergensen, forcé de recommencer sans relâche les traditionnels apologétiques, sans l'espérable consolation de la trouvaille d'un coeur palpitant !

Autant parler à ces assistants affreux de « l'église sans autel ni sanctuaire », décrite par Anne-Catherine Emmerich dans une des ses étonnantes visions : « Chacun tirait de son sein une idole différente, la plaçait devant lui et l'adorait. C'était comme si chacun mettait au dehors sa pensée intime, la passion qui l'animait, sous la forme d'un nuage noir qui prenait aussitôt une figure déterminée »

Les seuls ennemis véritables de l'écrivain catholique en France sont les catholiques. Là-bas, c'est tout le monde sans exception. Il scandalise tout le monde. Or, malheur à qui scandalise les peuples tombés en enfance et qui s'imaginent croire en Dieu. Expedit ei ut suspendatur Silence, mesdemoiselles de Bienfilâtre, il n'est pas permis de faire de l'ironie avec le saint Texte.

III

L'un des derniers ouvrages de Joergensen, Notre-Dame de Danemark, Vor Frue af Danmark, sans être ce qu'on peut appeler une autobiographie, raconte néanmoins son évolution d'une manière assez précise. On était un cochon de protestant, un homme sans Dieu, il fallait devenir catholique et ce n'était pas aisé.

Joergensen avait appartenu au milieu des étudiants danois pourris par Georges Brandes, l'un des youtres les plus nuisibles qu'on ait jamais vus. Le Danemark d'abord, et, je crois bien aussi, la Suède et la Norvège lui sont redevables au moins d'une génération de charognes. L'idée fixe, dominante de ce chef d'école, -- simple critique de village qui ne put jamais se recommander d'aucune oeuvre personnelle, -- fut d'identifier l'athéisme avec la noblesse d'âme et d'attribuer systématiquement au christianisme toute bassesse, toute laideur, toute ordure. Rien de plus.

Cette doctrine, obstinément ressemelée, depuis environ deux siècles, par tous les cordonniers philosophiques du vieux monde, s'est nommée Brandésianisme. Elle est à la portée d'un chacun et les plus culs-de-jatte intellectuels y peuvent grimper sans effort.

Aussi quel triomphe dans cette banlieue de Paris nommée Copenhague ! Les jeunes Danois, congestionnés d'enthousiasme, désignèrent, m'a-t-on dit, sous le nom de Lucifer cet éblouissant imbécile. Evidemment une telle basse-cour ne pouvait retenir longtemps un être aussi supérieur que Joergensen. Mais où aller ?

L'ignorance du catholicisme chez les luthériens scandinaves est une sorte de prodige. Elle est à un point tel qu'il est impossible de rien préciser sans avoir l'air d'un farceur de table d'hôte. Leurs plus savants professeurs sont persuadés que l'Eglise romaine met au nombre des réprouvés ceux qui n'adorent pas le bois ou la pierre.

Mais, surtout, l'indifférence, une indifférence très-particulière, d'espèce rare et cultivée avec le grand amour. Au fond, tout Danois est certain que le Danemark seul existe nécessairement et que ce qui n'est pas lui pourrait fort bien ne pas exister. Passé la frontière de cette Chine minuscule, il n'y a plus que des Barbares, une humanité inférieure. Allez dire à ces pauvres gens que l'ombilic du monde pourrait être ailleurs que dans la Baltique !

Pour faire contrepoids à l'école de la Viande inaugurée par Brandes, trois sortes de protestantisme la Haute Eglise, la Mission intérieure et le Grundtvigianisme.

Le numéro 1 comprend tous les fonctionnaires, tous les larbins officiels de la piété luthérienne en Danemark, le ministre de l'Intérieur étant leur pape infaillible. Ils ont des évêques, comme en Angleterre. Pourquoi la succession apostolique, tant réclamée par les hérétiques anglais, n'existerait-elle pas chez les protestants de tous les terroirs ? Judas Iscariote quoique damné autant qu'on le puisse être, n'a pas cessé d'être apôtre. Il lui faut donc des successeurs. Quand on touche à ce corps, les morceaux restent dans la main. Evidemment ce n'était pas à cette porte que le réfractaire de la doctrine du Cul devait frapper.

Les numéros 2 et 3 affectent volontiers une altière indépendance. La Mission soi-disant intérieure a pour spécialité d'offrir l'enfer, des deux mains ; les Grundtvigiens offrent le paradis, quoi qu'on fasse ou quoi qu'on ait, fait. C'est leur unique différence appréciable. Tout le reste paraît identique. Faire ce qui plaît et croire ce qu'on veut. C'est la base même du protestantisme.

Toutefois, les Grundtvigiens, ainsi nommés d'un poète vomitif extrêmement recommandé, se distinguent par l'ostentation d'une hideur, d'une cuistrerie effroyables. Impossible de se faire une idée de ça quand on n'a pas vu le célèbre village d'Askov, en Jutland, où la secte a son quartier général. Ah ! le langage, oh ! les gueules et les toilettes de la vertu !

Enfin les uns et les autres font des conférences et chantent des cantiques insupportables, du matin au soir. Là non plus il n'y avait pas de place pour un artiste.

Herman Ronge, le protagoniste de Vor Frue af Danmark, avait appris d'un professeur fameux de Copenhague que la pensée ne peut se passer des problèmes, mais qu'elle se passe très-bien de leur solution. Il s'agit même de ne jamais les résoudre pour ne pas barrer l'horizon. Sottise empruntée à Renan, l'homme le plus sot du défunt siècle. L'état d'âme résultant de ces théories lui devenait intolérable. Le besoin de s'insensibiliser par des poisons commençant a se faire sentir, il eut le bonheur de rencontrer Ernest Hello.

*Il lisait Hello comme on ne lit que très-rarement dans la vie. Il craignait de perdre la moindre miette de ce pain si précieux pour l'âme. Il tenait le livre sur ses genoux ainsi qu'un avare tiendrait un vase plein de perles précieuses et ses doigts en caressaient les feuilles amoureusement. Il voyait pour la première fois, ayant vécu jusqu'alors comme dans une chambre obscure où il s'était habitué à discerner les objets en tâtonnant.*

Devenu enfin catholique, après les angoisses et les reculades ordinaires, il voulut l'être absolument. « Il faut croire avec le corps, disait-il, s'agenouiller, faire le signe de la croix, se frapper la poitrine. » Voilà ce que ne veulent pas les protestants, suceurs indécourageables de la vieille tétasse de Luther, qui appellent ces actes du paganisme et qui ne voient que des symboles exclusivement spirituels là où se trouve la réalité terrible des sacrements. Par une conséquence directe, on est, avec eux, forcé de se contenter de la pâle doctrine de l'immortalité de l'âme au lieu de la plénitude du dogme chrétien de la Résurrection de la Chair.

C'est à faire frémir de penser qu'avec ses dons exceptionnels d'écrivain et d'artiste et ce besoin de logique absolue qui le traîne dans les voies de l'apostolat, un tel homme va être forcé de parler de Dieu à un tel monde ! Il se sent tout à coup si exilé dans son pays sans prière, au milieu de ces innombrables figures tristes où le sursum corda des enfants de la bienheureuse Eglise a disparu depuis quatre siècles !

*O Seigneur ! s'écrie-t-il, ne me laissez pas périr comme un grain de poussière dans un tourbillon de grains de poussière. Prenez-moi dans votre Main, ô mon Dieu, et ajoutez-moi comme une pauvre pierre dans une place méprisée de la grande Cathédrale de la Vie. Ne me rejetez pas, faites de moi un de vos ouvriers. Montrez-moi le moyen de vivre par un temps de dissolution et de confusion comme firent ces maîtres qui, dans les siècles de foi, remplissaient le monde de beauté. Donnez-moi de travailler comme eux, non par égoïsme ni vanité, mais par le seul besoin de voir votre Nom glorifié sur la terre aussi bien qu'au ciel.*

Il n'est peut-être pas inutile de faire observer que cela n'est qu'une très-misérable traduction.

IV

Qu'il soit bien entendu que je n'ai pas formé le dessein d'une étude des livres de Joergensen. C'est tout à fait au-dessus de mon pouvoir. J'ai voulu seulement et surtout montrer un pauvre homme supérieur dans l'excessive misère d'une lutte épouvantablement inégale avec tout un monde.

Je ne crois pas à la conversion possible du Danemark, non plus que de la Suède ni de la Norvège. Je l'ai déjà dit, on est mort. L'apostasie de ces peuples a été telle que leur retour au catholicisme ne pourrait plus être un miracle distinct de la réapparition terrestre de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Alors que toutes les nations chrétiennes brûlaient de colère au seul nom de l'Hérésie ; alors que des centaines de martyrs arrosaient de leur sang la France, l'Allemagne, les Pays-Bas, l'Angleterre même qui fut si lâche pourtant, si promptement renégate au commandement de son roi ; oui, seuls, alors, les Scandinaves n'opposèrent aucune résistance et renièrent instantanément, avec des outrages, leur mère de Rome qui les avait allaités.

Cette apostasie électrique de toute une race est un prodige d'ignominie, une turpitude septentrionale dont la raison latine reste confondue. La Honte capitale est entrée là comme dans sa maison, sans avoir besoin de frapper.

Comment voudrait-on que le Diable se laissât expulser de ces pays tristes où il est installé comme un père au milieu de ses enfants et qu'une domination si longue, si certaine, si incontestée, fût abandonnée par ce logicien ? Il est mille fois probable, au contraire, que la célèbre douceur danoise, qui est une bien bonne blague, s'exercerait contre les apôtres avec une intensité rare et dont il ne se serait peut-être pas vu d'exemple, même parmi les brutes féroces déchaînées autrefois par le sodomite Calvin.

L'espèce de tolérance dédaigneuse accordée aux missionnaires catholiques -- Allemands pour la plupart -- depuis une cinquantaine d'années, témoigne d'une insultante sécurité que les résultats obtenus ne paraissent pas devoir ébranler demain matin. J'ai vécu plus d'un an, en qualité de brebis, au milieu d'un de ces troupeaux catholiques disséminés en Danemark, et je vous fiche ma parole que c'était un bien joli assemblage. C'était, pour la plupart, des ouvriers et des indigents de la dernière classe, recrutés à force d'aumônes, et j'ai pu me croire souvent parmi les paroissiens ou les paroissiennes magnifiques de Sainte-Clotilde ou de Saint-Thomas d'Aquin, tant ils étaient dénués de foi, puants d'orgueil, tant ils ressemblaient à notre canaille millionnaire !

Le tempérament scandinave réformé par les grands Salauds du XVIe siècle est essentiellement inapte à la piété affective sans laquelle il n'y a pas de catholicisme. Il paraît que cela suffit aux missionnaires, heureux et fiers du recensement platonique de leur bétail, et qui n'ont eux-mêmes, ordinairement, qu'une soif médiocre du martyre.

C'est pour cela qu'un grand écrivain catholique tel que Johannes Joergensen doit avoir pour ennemis les catholiques encore plus que les protestants et surtout les prêtres, un peu plus tôt ou un peu plus tard. Jusqu'à présent, il a réussi à ne pas déplaire à ces derniers, son extrême humilité leur ayant fait croire, sans doute qu'il pouvait y avoir en lui un domestique. Ah ! lorsqu'ils perdront cette illusion ! Ah ! -- surtout, lorsqu'ils sentiront l'artiste! Pauvre Joergensen !

J'ai écrit plus haut qu'il avait tout le monde contre lui. Je m'exprimais, Dieu me le pardonne ! en prophète, c'est-à-dire en raccourci. Pour les protestants et autres athées, c'est déjà fait, car il faut bien remarquer que la tolérance dont il vient d'être parlé n'est pas pour lui. Il n'a pas la même odeur que les boucs du voisinage, et le flair des ogres de la Vie ne s'y trompe pas. On veut bien tolérer le catholicisme, mais à la condition qu'il ne soit pas plus vrai ni surtout plus vivant que n'importe quoi. C'est la mort qu'on veut, rien que la mort.

Les catholiques, à leur tour, détesteront leur apologiste quand ils auront vu l'Absolu redoutable qui est en ce poète si rempli de bonne volonté et de candeur.

En attendant cette découverte, le malheureux s'exténue en un labour désespérant. Il ne croit pas beaucoup, lui non plus, à la conversion de ses compatriotes. Mais il pense que ce n'est jamais inutile de rendre témoignage. Il espère aussi que ses écrits atteindront tout de même quelques âmes, et cela suffit pour qu'il accepte l'étrange peine de s'ajuster en pédagogue aux déplorables cerveaux luthériens. Voilà des années qu'il ne fait que cela. Il instruit, il rompt le pain de la doctrine à ces très-pauvres, il le leur émiette comme à des oiseaux sans nid et périssant de misère.

Dans l'asphyxie d'une telle besogne sans relâche, avoir écrit, entre autres choses, le Dernier Jour, Notre-Dame de Danemarck et, dans ces tout derniers temps, l'éblouissant poème en prose intitulé Eva, voilà ce qui est inouï et ce qui peut à peine se comprendre. Car, enfin, cette propagande à laquelle il se condamne est un extrême danger pour son art. Son public le tire continuellement en bas, et c'est stupéfiant qu'il ne le fasse pas tomber.

Enormément affaibli déjà par ce cauchemar et perdant presque l'équilibre à chaque instant, il lui faut demeurer, quand même, un grand artiste, le plus grand, je crois, de tous les artistes scandinaves, et il y parvient.

Quelques âmes, oui certainement, il doit atteindre, il atteindra quelques âmes, et ce résultat vaut qu'on souffre. En tout cas, il lui restera d'avoir travaillé pour la Gloire de Dieu Je le connais, ce métier terrible.

J'ai reçu à mon tour, le siècle dernier, l'hospitalité la plus fraternelle chez Joergensen, à Copenhague, et j'ai vu à quel point la vie de cet écrivain si bassement calomnié est en harmonie avec ses livres ; combien elle est haute et pure et parfaitement douce dans les amertumes.

Il y a de telles menaces que le martyre peut être prévu pour n'importe quel homme de cette sorte. Je le disais en commençant, mon ami Johannes porte tellement cette vocation sur sa figure ! Le martyre administré par les imbéciles, quel rêve ! Il s'y prépare, je pense, tous les jours, dans le recueillement et la paix chrétienne de sa demeure.

V

Après tout cela, on demandera peut-être comment une telle fleur de catholicisme a pu, pousser dans une terre aussi peu fertile. Le Danemark, en effet, n'y est pour rien. Johannes Joergensen s'est converti en Allemagne ou, du moins, à la suite d'impressions religieuses très-profondes reçues dans l'Allemagne du Sud et en Italie. Il a transcrit ces impressions dans son beau livre Rejsebogen, édité à Copenhague, ante porcos, en 1895

A cette époque, il n'avait pas encore abjuré et il était plutôt artiste que chrétien, juste le contraire de ce qu'il est devenu, pour le mystérieux profit de son art. Qu'il me soit permis d'en détacher une page qui m'a remué avec force et dont la traduction sera ce qu'elle pourra. -- La langue danoise, me disait une Danoise de grande intelligence, n'est pas assez somptueuse pour donner autre chose que des reflets. Combien il faut que l'âme de Joergensen soit belle pour jeter de pareilles couleurs sur le pauvre mur scandinave !

*Don Juan allant, parcourant les rues de la petite ville allemande. C'était le soir. Par les portes ouvertes d'une église, il vit des cierges allumés sur les autels, il entendit les voix claires des moines qui louaient Dieu à l'heure de complies Sicut erat in principio et nunc et semper, etc. Les ondes de la mélodie ambrosienne, pures et simples comme celles de l'Océan, montèrent et moururent. L'office était fini. Les fidèles se dispersèrent autour de don Juan qui continuait sa promenade solitaire. Et les jeunes filles glissaient devant lui, leur livre pressé contre la poitrine ; elles regardaient curieusement son grand chapeau à plumes flottantes, son pardessus à revers de soie rouge, son pantalon large, sa sonnante épée battant les dalles. -- Regardez ! un Espagnol ! chuchotaient-elles, riant un peu et se sauvant par les ruelles, elles disparaissaient bientôt sous des portes obscures abritées par des auvents. Et don Juan ne voyait pas le moyen de leur parler, et restait seul, la place de l'Eglise se vidait, et les rues devenaient désertes, et enfin une vieille femme seule qui avait prié longtemps devant l'autel de Notre Dame se hâta de rentrer.

Alors, don Juan se mit à jurer et à maudire. Et il marchait, fouillant la ville dans tous les sens et son épée sonnait de plus en plus furieusement sur le pavé, et il frappait à toutes les fenêtres éclairées, et il appelait toutes les formes féminines que son rêve lui faisait voir dans le lointain des rues. Mais don Juan ne trouvait aucune femme à serrer dans ses bras, et la ville devenait noire et minuit sonnait à tous les clochers

Enfin, il aperçut une lueur. S'étant approché rapidement, il se trouva devant une vitre grillée. Au-dessus de la fenêtre une lampe était allumée et une femme était derrière la grille. Et elle était belle. Don Juan s'arrêta au milieu de la rue et, ôtant son vaste chapeau, salua si profondément que les plumes balayèrent le sol et il dit ;

-- Noble dame, permettez-moi de me reposer dans votre maison. Je suis un étranger, un voyageur, et j'ai besoin de réconfort.

La dame ne répondit pas, mais à la lumière vacillante il sembla à don Juan qu'elle souriait Et, avec plus de force, il se mit à prier, à lui déclarer sa tendresse, à lui promettre les brûlants trésors de son amour. Mais elle ne répondit pas, continua seulement de sourire.

Alors don Juan, ivre de passion, se rua contre la porte. Mais elle était fermée. Il cria vers la grille, mais la femme ne répondit pas. Alors il se mit à l'insulter, à l'injurier, à l'appeler par tous les méchants noms et tous les mots impurs dont était pleine sa pensée. Mais la femme ne répondit pas, elle continuait son sourire.

Alors don Juan commença à la maudire, appelant sur elle toute la puissance de l'enfer, toute la malice du démon. Mais elle ne répondit pas. Et don Juan jura plus fort, et il la maudissait par l'archange saint-Michel, par saint Jean-Baptiste et par les saints Apôtres, et enfin par la Mère de Dieu elle-même.

Alors la lampe trembla en jetant une très-haute flamme. Et, dans cet éclair, don Juan vit qu'il y avait une image et non une femme derrière la vitre, -- l'image d'une femme, -- de la seule Femme pure et sainte parmi les femmes, -- de la Mère de Dieu !

Avec un blasphème, don Juan s'en alla en chancelant. Mais à l'heure de la mort, sous l'étreinte terrible, don Juan ne se repentait de rien, ne se souvenait de rien, à l'exception d'une seule chose qui lui revenait accompagnée d'une angoisse infinie. Il se rappelait la nuit où il avait parlé à Elle comme à une putain, à Elle qui portait dans ses bras le Sauveur du monde le Juge du monde.. *

VI

Johannes Joergensen n'a que trente-cinq ans. Cela lui fait, selon la loi commune, trente ans à souffrir encore. On l'y aidera, je crois l'avoir assez dit. Il en a besoin, ayant le meilleur de sa tâche à accomplir.

Pourtant, la liste de ses oeuvres est déjà longue même à partir du moment où, devenant chrétien, il lâcha définitivement « la Société pour la protection de la bête humaine », c'est-à-dire il y a environ six ans.

Ce moment plein d'héroïsme lui fut bizarre. Il raconte avoir senti tout à coup un dénuement dont ne peuvent se faire une idée les catholiques de naissance qui n'eurent jamais à se déraciner et qui ne souffrent d'aucun besoin de se développer, fût-ce dans le sens de la bêtise.

*« Herman Ronge se sentait comme l'arbre dont on a coupé les branches pour le mettre en état de pousser avec plus de vigueur. Il se voyait une perche, un épouvantail, mais il avait l'espoir d'une belle cime d'arbre. »*

Chacun de ses livres est une occasion d'étonnement. On l'avait laissé à portée de la main et on est forcé d'entreprendre un voyage pour le rattrapper, tant il a marché dans la poursuite ardente, inlassable de son identité. On se demande où s'arrêtera un artiste qui grandit toujours. Après le Dernier Jour. Den Yderste Dag, publié il y a quatre ans, et qui semble déjà si loin, comment croire que l'écrivain d'un livre si fort n'avait pas atteint son sommet ?

*C'était un soir de novembre, à Sodome, un soir du mois des morts. Toute la journée, il avait fait noir dans les rues étroites, et, dès le matin, on avait allumé les lampes dans les boutiques profondes qui s'enfonçaient sous les maisons, comme des tanières splendidement illuminées, pleines des trésors du monde. Par les rues bitumées et sur les dalles des trottoirs, coulait incessamment le fleuve des hommes sous la lumière blanche des appareils électriques. Et toutes les figures étaient pâles de l'air de Sodome -- tel le linge blanchi au chlore -- et de chaque face regardaient des yeux, et derrière chaque paire d'yeux brûlait une âme.

Tant d'yeux ! -- Et tant d'âmes ! Cela donnait le vertige de plonger dans tous ces regards d'hommes et de penser à toutes ces âmes d'hommes. Et on pouvait se croire au bord d'un gouffre à la vue de tous ces gens de Sodome, -- en se demandant d'où ils venaient, ce qu'ils cherchaient, où ils allaient, ce que serait leur destinée ici et au delà.

On a dit que Pascal voyait toujours un abîme à côté de lui Combien sont-ils ceux pour qui la vie est réelle et qui sentent vraiment qu'ils vivent, et qu'ils sont au milieu des gouffres ? Et ces hommes, pour qui le sentiment d'être est comme une fête perpétuelle et une terreur perpétuelle, ne peuvent vivre sans s'agenouiller, chaque instant, dans leurs coeurs, et leurs âmes tremblent sans cesse comme les étoiles, parce qu'ils regardent sans cesse la puissance de Dieu, comme les étoiles, et ils tombent et ils adorent en tremblant. Mais pour les gens de Sodome, ces paroles n'ont pas de sens*

Les trois derniers chapitres de Den Yderste Dag sont parmi les choses les plus bouleversantes qu'on ait écrites et, cependant, je le sais, l'arbre n'a pas encore obtenu sa cime. Quelqu'un se trouvera-t-il en France pour traduire ce poète qu'il est honteux de ne pas connaître quand on a tant parlé d'Ibsen et des autres ? Si on veut à toute force écarter l'apologiste catholique, nécessairement et inéluctablement voué à l'exécration plus ou moins prochaine de ses coreligionnaires eux-mêmes et qui est à lui seul un spectacle ; il y a l'artiste, étrange à force de candeur, pour lequel il me semble que j'aurai épuisé l'éloge quand j'aurai dit qu'il est un poète de bonne volonté. Les trois ou quatre personnes qui savent encore l'énergie surnaturelle des expressions évangéliques me comprendront.

Malgré sa très-lointaine origine étrangère, Joergensen appartient bien à ce vieux peuple danois fait pour la simplicité, pour l'extrême simplicité, mais dénaturé monstrueusement par le protestantisme qui en a fait un peuple d'hypocrites et de moutardiers. Ce poète, par malheur si difficile à traduire, a retrouvé ou retenu, par un privilège unique, le parfum subtil de cette fleur sauvage que les cuistres barbares de la soi-disant réforme ont piétinée comme des brutes et qui en est morte en même temps que disparaissait Marie. « L'art des vieux jours, dit-il, appartient aux enfants comme le royaume des cieux » Joergensen est un des plus aimables enfants de la Tour d'ivoire.

Dussé-je être l'unique voix d'ici longtemps, je suis heureux de cette occasion de pratiquer la justice en disant et même en criant, s'il le faut, combien je l'admire, ce prophète dans sa patrie, ce solitaire douloureux, ce méconnu, et combien, il contre-balance l'énorme dégoût que ses lamentables compatriotes m'ont inspiré. Ma joie est d'autant plus vive qu'il m'est donné de rendre témoignage à un tel chrétien dans une revue fort étrangère au christianisme et, par là, fort autorisée, car Julien l'Apostat est revenu vainqueur des Perses, au mépris de l'histoire, et triomphe dans Constantinople. J'ai seulement à déplorer mon extrême insuffisance et je lui en demande pardon très-humblement.

Léon Bloy.

10. -- A un poète belge [devenu, deux ans plus tard, un de mes plus lyriques lâcheurs] :

II a fallu me replonger dans le torrent des amertumes, quitter tout, rompre tout lien, cesser -- pour combien de temps ? -- d'habiter la France, arriver enfin en Danemark, d'autant plus agréable à Dieu, j'aime à le croire, qu'un providentiel malfaiteur m'avait dépouillé complètement, un peu avant le départ. N'est-ce pas très-beau ?

Je ne peux donc faire ce que vous désirez, mais il est juste que vous connaissiez ma nouvelle résidence. Vous serez sûr, du moins, que vos lettres, si vous m'écrivez, ne me seront pas présentées pêle-mêle avec des messages de riches ou des épîtres de bienfaiteurs. Elles seront parfaitement isolées. Tout le monde m'a lâché, bien entendu, à commencer par ceux qui se disent mes admirateurs et qui ne verront leur devoir qu'au lit de mort sur la chaussée de leur agonie. Est-il croyable, -- ô poète chrétien, dites-le moi ! -- que le changement des eaux en sang et la venue même du Paraclet aurait le pouvoir de décider un milliardaire à me donner 50 centimes ?

Congédié, ce soir, notre bonne suédoise Tekla, pour cause de possession diabolique. Accident banal en son pays, surtout depuis Bernadotte. Cette créature devenait horriblement dangereuse et faisait de notre existence, déjà si misérable, un cauchemar.

13. -- Notre curé, bienveillant jusqu'à ce jour, m'avance le prix d'un certain nombre de leçons et procure à ma femme une vieille truande, paroissienne d'un catholicisme assisté qui balaie l'église, sonne les cloches et fera désormais notre ménage.

On mange dans la Main de Dieu.

14. -- Je ne reçois plus aucune lettre. Comment continuer à vivre si rien n'arrive de France ?

16. -- Toujours rien. Mes amis en sont à ne plus savoir dans quel gouffre de silence se précipiter.
[Je ne voulais plus parler de mon nauséeux escroc, sinon pour dire comment cela a fini. Je n'ai pu renoncer à la lettre que voici adressée au seul resté fidèle des cinq amis du départ (voir 6 janvier)] :

Cher ami, je me décide à vous écrire, Oh ! sans enthousiasme ni torches et sans espoir d'une réponse. Pourquoi me répondriez-vous ? Personne ne me répond, personne ne m'écrit. Je suis loin et on me sait malheureux. Bon débarras. Peut-être me répondrez-vous, cependant. Mais, j'y pense, vous ignorez, sans doute, que je suis cuit. Refait, cuit et frit, d'une manière complète et qui n'est pas à recommencer.

Vous rappelez-vous le gentilhomme crapoussin qui m'accompagnait à la gare du Nord, le 6 janvier, et qui s'en retourna sans doute avec vous, avec Georges D. et les de Groux, le coeur (!) allégé de ma présence, laquelle aurait pu devenir périlleuse pour ses abatis et pour sa fourrure, si elle s'était prolongée seulement de quelques jours. Eh ! bien, c'est celui-là et non pas un autre qui m'avait débarrassé d'une somme qui m'eût exposé au danger de ne pas souffrir tout de suite en arrivant ici. Avantagé d'un flair qui n'est pas indistinctement accordé à tous les maquereaux, il eut le tact de se manifester au moment extraordinaire où j'avais les sous de mon voyage et de mon installation à l'étranger. Il me rafla à peu près tout, mais en plusieurs fois, de manière à renouveler de temps en temps le bienfait de ses promesses. Car, vous l'avez su, le cher garçon me voulait combler, ayant à recueillir de grandes richesses le lendemain de chacun des jours où le soleil se levait sur moi. C'est en attendant la jubilation de ce coup de veine que nous avons avalé deux mois de garno. Comment pourrai-je rémunérer un tel bienfaiteur, je me le demande ? Quelques jours après notre arrivée en Danemark, nous devions recevoir la forte somme cela va sans dire

La chose a été bien faite. Vous saurez qu'il ne s'agit pas d'un cabot vulgaire, quand je vous aurai dit que la conversion religieuse, les confessions, les communions et jusqu'au cadavre d'une femme morte dont ma littérature aurait consolé les derniers jours, me furent servis chaque matin. Il y eut même un peu de miracle Assez causé de cette charogne..

17.--Lettre de Johannes Joergensen, très-noble, très-affectueuse. Pauvre lui-même il ne peut me proposer d'autre expédient que d'envoyer au Tilskueren une réponse à un article hostile de cette revue. Réponse qui me serait payée honorablement. Jeanne la traduirait en danois. L'article hostile est d'une médiocrité honteuse. Je cherche une idée. Tout est difficile dans un pays où mes violences parisiennes seraient incomprises et inacceptées.

18. -- Commencé avec dégoût le sale travail de laver la gueule à un idiot scandinave. J'y renonce bientôt par l'effet d'une tristesse atroce. J'aime mieux mettre ma confiance en Dieu.

20. -- Aujourd'hui, chez notre curé Storp, j'ai senti l'Allemand. J'avais fait la gaffe de lui prêter Sueur de Sang, qui n'a pu passer et qu'il me reproche comme une mauvaise action. Impossible de me défendre. Si je lui disais le mot de Cambronne, il croirait que je lui offre des excuses.

21. -- Pour faire suite à Cambronne, découverte du magasin de margarine d'un habitant de notre maison, entrepositaire et commissionnaire de cette chose. Le dit magasin est situé derrière les latrines dont une mince cloison ne le sépare qu'à regret. J'abuse de l'ignorance de cet homme qui ne sait pas un mot de français et dont les lèvres en bourrelets évoquent une image obscène, pour lui demander s'il ne se trompe pas, quelquefois, de marchandise.

A mon curé prussien, pour tout arranger :

Comment se pourrait-il qu'un Français digne de ce nom supportât ce qui s'est passé en 1870 ? Un roi hérétique, un roi de cette Prusse misérable qui était encore idolâtre, il y a six cents ans, alors que la France versait son sang pour Jésus-Christ depuis dix siècles ; le triste prêcheur Guillaume, continuateur de Gustave-Adolphe, piétinait la noble France de Marie conçue sans péché, à la tête d'un million de brutes féroces, pendant six mois ! Ah ! dans l'enfer où hurlent, sans doute, à l'heure actuelle, ces trois maudits, Guillaume, Bismarck et de Moltke, je présume qu'ils jugent enfin leur politique de démons comme elle doit être jugée. Mais quel Français, je vous le demande, faudrait-il être pour les absoudre, pour se rappeler, sans palpitations de coeur, l'effroyable guerre de 1870 ?

Certes, il est clair que Dieu voulait châtier sa Fille, et il est certain qu'il ne pouvait pas lui envoyer de pires bourreaux ! Pourquoi pensez-vous que j'ai exagéré l'horreur de cette guerre dont je fus témoin ? Vous étiez alors en Westphalie et ne saviez de ce drame horrible que ce qui vous en était raconté par les gazettes allemandes. Comment auriez-vous pu connaître la vérité ? Une fois pour toutes, rappelez-vous que j'ai vu de mes yeux ces abominations et que j'en ai gardé au fond de l'âme quelque chose comme une vision de ma mère violée sous mes yeux par des incendiaires couverts de sang. C'est ainsi que j'ai pu écrire mon livre vingt-deux ans plus tard

Le miracle, c'est la restitution de l'ordre.

Pourquoi l'Eglise est-elle si haïe ? Parce qu'elle est la conscience du genre humain. -- Jeanne.

Le travail est la prière des esclaves. La prière est le travail des hommes libres.

22. -- Souvent il me semble que tout m'abandonne, que tout croule. Ma vie a été si uniformément terrible, depuis une ou deux générations, qu'il m'est incompréhensible pour moi-même que j'aie pu la supporter. Il y a ce que j'ai écrit, mais il y a surtout ce que je n'ai pas écrit, ce que je n'ai pas eu la force d'écrire et que je n'ose même pas évoquer. Ah ! si on savait ! Il faut avoir été vraiment choisi pour connaître l'horreur de certaines images du passé qu'on est forcé d'écarter à l'instant même en criant vers Dieu Pourquoi le Maître m'a-t-il voulu dans ce pays où la laideur du protestantisme renouvelle pour moi, chaque minute, le pressentiment des amertumes de la mort ? Je n'en sais rien et sans doute je n'až pas besoin de le savoir. J'attends et je prie en larmes.

23. -- Froid atroce depuis le premier jour du printemps.

26. -- Dimanche des Rameaux. Malgré son prussianisme et son imbécillité, notre curé ne laisse pas d'être prêtre et de solenniser ce jour de façon touchante, avec des ressources misérables. Attendri, je rapporte à la maison un humble bouquet de feuilles de houx, de ramuscules de sapin et de buis bénit. Je me demande ce que pourrait être ce souvenir du dimanche des Palmes au Groenland, s'il y avait là une église catholique.

28. -- Mardi saint. Le souvenir atroce de notre escroc nous tourmentait au point d'être un danger pour nos âmes. L'unique moyen d'en finir ne serait-il pas, -- renonçant pour l'amour de Dieu à une vengeance facile, heureusement différée jusqu'ici -- d'écrire à ce scélérat une lettre sans colère où je lui dirais les motifs religieux de mon silence vis-à-vis du parquet :

Monsieur, je croyais que ma lettre du 4 serait la dernière. Mais voici la Semaine sainte, et comme les préceptes chrétiens aussi bien que les pratiques de l'Eglise sont pour nous des choses sérieuses et profondes, j'ai décidé, sur le conseil de ma femme, que vous avez failli tuer, d'offrir à Dieu le sacrifice de ma vengeance -- différée jusqu'à ce jour pour des raisons que je n'ai pas à vous dire.

Je sais que cette idée de vengeance vous a paru ridicule. On m'a écrit que vous en parliez comme d'une illusion fort comique. Vous aviez tort. Non seulement je pouvais vous poursuivre comme un voleur avec de suffisants témoignages, mais je pouvais, entre autres démarches, écrire au Procureur Général Bertrand que vous avez abusé de son nom pour me tromper et qu'ainsi vous l'avez fait votre complice dans une basse manoeuvre d'escroquerie. Il est probable qu'une telle information n'aurait pas disposé ce magistrat à une indulgence extrême.

Je renonce donc, provisoirement, à vous punir, ce qui est méritoire, sans doute, car je ne me rappelle pas qu'aucun homme m'ait fait plus de mal et avec autant d'injustice. Cet effort sera peut-être profitable à l'âme de celle que vous avez laissé mourir sans sacrements, comme une athée ou une hérétique. Peut-être aussi votre petit Charles obtiendra-t-il de la sorte la grâce d'une mort prochaine qui le délivrera de l'épouvantable malheur d'être élevé par son père. Vous avez établi votre vie sur le mensonge et même sur le mensonge sacrilège. Que Dieu ait pitié de vous !

Dédicace à Auguste Marguillier d'un exemplaire -de Léon Bloy devant les cochons : « Souvenir affectueux d'un exilé que les cochons même oublient. »

Appris la mort de Paul Bonnetain. Encore un du Désespéré qui s'en va. Les enterrerai-je tous ? Sur vingt-quatre, en voilà dix de partis. Ce qui n'est pas fait pour guérir mon mépris et mon horreur des contemporains, c'est la vilenie des oraisons funèbres ou dithyrambes après le corbillard. Je parle de ceux que j'ai lu dans l'Aurore : Descaves et Geffroy, et je parle de ceux que je devine. Que penser de ces misérables compagnons de l'écritoire nocturne qui décernent le génie, -- oui, le génie ! -- à cette carcasse qu'ils méprisaient ou haïssaient et dont le malpropre semblant de vie a dû leur paraître quelquefois si long !

Visite à mon élève Kanaris Klein. Ah ! c'est une affaire ! Il me montre avec orgueil une copie d'un portrait de Thorvaldsen par Horace Vernet. Le célèbre poncif au chapeau tromblon du musée de Copenhague était déjà, me dit-on, l'auteur d'un buste du vitrier de la Smala qui lui manifesta sa gratitude en le délayant sur un châssis. Ce portrait, qui donne l'idée bien danoise d'un grand sculpteur en margarine, est exactement hideux. Les deux oeuvres se valent sans doute. C'est étonnant comme on est infaillible et spontané, en pays protestant, quand il s'agit de donner la préférence à des choses laides et ignobles !

29. -- A Georges Rémond, celui de tous mes contemporains qui paraît avoir le plus fait pour moi :

Certaines expressions de votre lettre me donnent à penser que vous m'avez jugé très- imprudent et même, je crois, peu digne d'intérêt pour m'être laissé prendre aussi bêtement par un escroc. Peut-être avez-vous raison. Peut-être vous trompez-vous. Je n'en sais rien et cela m'est tout à fait égal. Etant un homme pécheur, il est vrai, mais de prière amoureuse et de communion fréquente, habitué, d'ailleurs, à une vie qui n'est pas celle des autres hommes, j'ai trouvé tout naturel, en certaines circonstances, que le secours décisif, la délivrance tant espérée, depuis si longtemps, me fût offerte par le moyen d'un instrument quelconque, ridicule ou abject, que j'avais si peu choisi. J'ai donc accueilli cet affreux drôle que je croyais un imbécile. Je parais avoir été roulé, c'est sûr ; mais qui a été roulé certainement et indiscutablement ? Telle est la question

Pourquoi ne viendriez-vous pas me voir, cet été, à Kolding ? Ah ! oui, pourquoi ? Ces questions me donnent envie de pleurer. Pourquoi l'expérience de toutes les générations a-t-elle démontré que ce sera toujours en vain qu'un homme de cinquante ou soixante ans dira à un homme de vingt ans : « Ne passez pas par là, je m'y suis déchiré, c'est un chemin de mort. » L'adolescent, s'il a quelque noblesse, répondra toujours, en descendant à reculons l'escalier du gouffre : « Je ne veux pas être un mufle ! » et ce sera invincible. Et plus il y aura de noblesse plus ce sera invincible Il est clair que vous vous êtes lié vous-même d'une façon cruelle, c'est-à-dire banale, précisément à l'époque de votre vie où vous auriez eu tant besoin d'être libre, étant exceptionnellement doué du côté de l'intelligence, je vous le dis. C'est effrayant de penser que l'Esprit de Dieu se présentera demain à votre porte et que vous serez forcé de lui répondre : Il y a quelqu'un ! Repassez au COMMENCEMENT des siècles.

C'est à détraquer l'entendement, à suggérer le dégoût de vivre, de penser qu'un homme peut se dire admirateur du Salut par les Juifs et croire, en même temps, qu'il y a des choses plus importantes que d'obéir aux commandements de Dieu

31.--Vendredi Saint, à Henry de Groux :

Mon cher Henry, je prends occasion de la Mort de Notre Seigneur pour vous écrire. J'ai reçu de vous, le 23, douze lignes d'une écriture plutôt atroce et signée illisiblement, qui paraissent avoir été écrites au café, dans un mouvement soudain, sous l'empire de je ne sais quoi. Soudainement donc, brièvement et fébrilement, vous me déclarez que vous m'aimez de toutes vos forces et que vous m'êtes fidèle. Mon très-cher, il y a dans le Mendiant, livre plein de vous, je ne sais à quelle page, ceci : « Il y en a qui croient m'aimer et qui me haïssent. » Dieu me préserve de penser que vous êtes de ceux-là. Mais, je me le demande, si vous étiez mon ennemi, comment pourriez-vous être plus séparé de moi ? Vous savez très-bien ce que je veux dire, n'est-ce pas ? Si vous aviez en commun avec moi quelques idées ou sentiments essentiels, ah ! mon pauvre ami, qu'il vous eût été facile de m'écrire plus de douze lignes, me sachant si malheureux ! Je pense à vous avec une tristesse infinie.

Dans l'après-midi, je vais lire l'office de Ténèbres et faire le chemin de croix dans notre église malheureusement trop peu déserte. J'espère qu'il me sera tenu compte de cet effort de prière ayant eu à lutter contre l'impatience et l'horreur que me donnaient de misérables protestants venus pour voir et s'amuser. Car le Vendredi Saint, ici, est un jour de vacance et de soûlerie.

 

 

 

Avril

2. -- Dimanche de Pâques. Allant à l'église, entendu le carillon infâme du temple. Rien ne peut être imaginé de plus odieux, de plus intolérable que cette chaudronnerie d'enfer qui suffit aux protestants. Il y a là, m'a dit notre curé, une pauvre vieille cloche catholique âgée de quatre cents ans qui pleure d'entendre les autres.

Nous avons découvert qu'une masse de petits gâteaux danois faits ici, cette semaine sainte, en vue de Pâques, a disparu complètement. Ils ont été mangés, sans doute, par une jeune fille assez agréable à voir qui a passé chez nous trois jours. La gourmandise, soutenue par une faculté remarquable de s'empiffrer est une chose très-scandinave. Mais plus scandinave et plus protestant encore paraît être le désir des vierges de se faire tripoter par les messieurs. J'ai cru démêler ça chez cette jeune personne, parfaitement élevée d'ailleurs.

Dans l'Aurore venue ce matin (de vendredi, 31 mars), lu un article d'Urbain Gohier qui « entreprend de refaire, un peuple ». La lecture de ce républicain merdeux produit en moi quelque chose d'apocalyptique.
Faut-il que la France soit châtiée, quasi maudite pour que de tels couillons surgissent !

3. -- Encore ce carillon horrible du temple protestant. Arrivé près de notre église, je jouis délicieusement des notes pures de nos cloches bénies. Et le gouffre, le chaos déjà incomblable s'élargit.

Cognoverunt eum in fractione panis, dit le sublime évangile du Lundi de Pâques. Juste ce qui n'arrive pas en Danemark. La forme même des pains ne permet pas qu'on les rompe. On débite le pain en tranches minces au moyen d'une petite guillotine.

Nul ne paraît avoir voulu me faire la surprise d'un secours pascal.

5. -- A propos de je ne sais quoi, ayant dit au curé Storp que je ne suis pas « dans la voie commune », je crois lire en cet homme la pensée bien allemande que je n'ai pas le droit de n'être pas comme les autres.

[Plus tard, j'ai su que cette parole ne m'avait pas été pardonnée et je pense, aujourd'hui, qu'elle ne le sera jamais.]

6. -- Note sur la tolérance luthérienne et sur la célèbre douceur danoise :

Quand un indigent a été secouru par ce qui équivaut en ce pays à l'Assistance publique, il n'a pas le droit de se marier avant cinq ans, à moins qu'il ne rembourse l'argent reçu.

Le concubinage se nomme ici mariage polonais et les concubins se nomment polakker.

Le Danemark étant surtout le pays de la vertu, lorsque les concubins n'obtiennent pas d'enfants, tout va bien et on leur permet de se marier, si ça les amuse. Dans le cas contraire, le mariage leur est interdit (! ! !)

Un séducteur n'a pas le droit (!) d'épouser une fille séduite, si un enfant intervient (!!?)

Un failli n'a pas le droit de prendre une bonne à son service avant d'avoir payé tous ses créanciers.

Je croyais connaître le démon impur et sa haine de la pauvreté !

7. -- A Bigand-Kaire, capitaine au long cours, dédicataire de la Femme pauvre, à Cancale :

Mon cher Bigand, peut-être vous rappelez-vous le nom de ce Léon Bloy qui vous dédia l'un de ses livres, le meilleur, dit-on. Cet écrivain malheureux vous a écrit, depuis, sans obtenir de réponse, il y a bien longtemps déjà. Pourquoi n'en a-t-il pas obtenu ? C'est Dieu qui le sait. Ensuite il a publié un livre important,
le Mendiant ingrat, où vous êtes mentionné, naturellement. Privé de votre adresse, Léon Bloy, n'avait aucun moyen de vous envoyer le volume. Aujourd'hui, en Danemark, déçu de la façon la plus atroce, la plus mortelle, par un prétendu sauveur, dénué de tout secours humain et sur le point, croirait-on, de périr décidément et ignominieusement avec sa femme et ses deux enfants, il pense que ce serait tout de même trop cochon de crever comme ça, sans que vous sachiez au moins, vous, son bienfaiteur, en quel lieu du monde il crève.

[Sans réponse, éternellement.] Ce Bigand-Kaire, à qui j'ai fait une des plus belles dédicaces qui soient en littérature, est un personnage extraordinaire. Ayant résolu, en mars 95, de me procurer un secours sérieux, ce marin ne fut pas longtemps sans découvrir qu'un certain projet de tombola, qu'il avait conçu et qui a réussi, rencontrait beaucoup d'obstacles. A partir de ce moment, je vis paraître le bienfaiteur dolent et onéreux, forcé de me pardonner, chaque jour d'être pour lui l'occasion d'un tas de tourments. Je ne lui avais jamais rien demandé.

Le brave homme avait l'air d'être traîné, comme un esclave ou un galérien, à l'accomplissement de son propre bienfait : -- Ah ! si j'avais su ! disait-il souvent. J'insiste sur ce point qu'il s'était offert de lui-même, spontanément, avant que je le connusse .

On peut se représenter le délice de ma situation. Mais, après un premier mouvement de révolte, il m'advint d'être immobilisé par une profonde méditation sur le cas presque inouï de cet homme envoyé pour me secourir très-utilement, un certain jour, et qui obéissait avec rage, comme un matelot hargneux commandé pour le service des pompes, en péril de mer. La corvée finie, le marsouin a disparu à jamais dans les antres de l'océan.

Visite de la femme Kanaris-Klein, une des grandes dames du trou. Ses deux filles, de sept à dix ans, l'accompagnent. Ma Véronique, en compagnie de ces enfants déplorables que leur mère habille une demi-douzaine de fois par jour, ressemble à une petite princesse pauvre qui n'aurait que deux oies à garder.

8. -- Fête anniversaire de l'imbécile Christian, le vieux roi reproducteur. On se pavoise, des fanfares parcourent les rues. Pour échapper à ce boucan, lu le Scarabée d'or de Poë et de Baudelaire, avec une indicible volupté.

9. -- Quasimodo. Très-bel article de Joergensen sur le Mendiant ingrat , dans le Katholiken, feuille hebdomadaire dont il est l'unique rédacteur et qui est une sorte de gazette officielle dans le petit monde catholique en Danemark. Rien de pareil en France où ce qu'on nomme « la bonne presse » est cuisiné dans des casseroles sans art par d'innombrables tapirs. Réponse :

Cher ami, votre article si généreux et si fort a été pour nous une consolation que nous avons reçue comme le reste, quasimodo geniti infantes. Nous avions été si tristes pendant tant de jours ! Et quand nous sommes très-tristes, nous pensons à nos chers petits qui sont sous la terre et dans les cieux. Il a donc fallu, par la bonté infinie, qu'un peu de consolation nous arrivât précisément en ce jour, Dominica in albis, où l'Eglise paraît avoir donné aux petits enfants un pouvoir très-particulier d'intercession

Votre distinction entre les catholiques convertis et les autres est d'un penseur. Ah ! si vous saviez ce que c'est que le catholicisme de Huysmans, par exemple, et ce qu'il m'a fallu de temps, de paroles, de prières, de larmes et de souffrances pour engendrer cet avorton des Théologales que tous les médiocres admirent !

11. -- O le beau commencement de ce jour où l'Eglise fait la fête de saint Léon ! Le seul, je crois, de tous les saints papes à qui elle donne le même évangile qu'à saint Pierre, comme pour affirmer aux dissidents le dogme essentiel de la Succession apostolique. Trois autels ont été disposés dans notre petite église pour les messes d'une dizaine de prêtres. Toutes les missions du Jutland représentées. Il paraît s'agir d'une conférence ecclésiastique où des pipes incalculables seront fumées. Au fond, Jeanne pense que, pour célébrer convenablement ma fête, il ne fallait pas moins de dix prêtres à Kolding.

13. -- Horrible, épouvantable, homicide odeur de nos latrines pareilles à toutes les latrines danoises qui sont une espèce de honte barbare et d'inexprimable ignominie particulière à ce royaume. J'aurai trop l'occasion d'y revenir.

14. -- Lu dans l'Aurore un discours de Clémenceau où il nomme Dreyfus hérétique (forme de louange, bien entendu). Le savant Clémenceau croit que les Juifs sont des hérétiques. Ce fait imperceptible n'éclaire-t-il pas toute l'histoire contemporaine ?

17. -- Il y a en Danemark, région sentimentale, une grande miséricorde pour les petits oiseaux. Devant chaque maison on est sûr de trouver au moins une perche, un mât, le long duquel sont fixées des boîtes garnies de trous pour servir de refuges aux volatiles vagabonds, merles ou alouettes. Même sur les arbres j'aperçois ces boîtes ressemblant à des ex-voto et me rappelant avec dérision les petites niches de saints qu'on voit encore en France, dans quelques campagnes de l'Ouest et du Midi. C'est à pleurer.

18. -- Le curé Storp avait promis de payer mon terme qui tombe aujourd'hui. Il s'exécute, mais en profitant de l'ascendant de son bienfait pour démasquer le terrible bourgeois allemand qui est en lui et me reprocher avant tout de n'avoir pas de ressources fixes. -- Vous comptez exclusivement sur les autres pour vivre ! bafouille-t-il en un français impossible. Je lui montre alors la liste de mes oeuvres, laquelle suppose, j'imagine, une somme considérable d'efforts personnels. Peine perdue, on se fout de mes oeuvres, puisqu'elles ne représentent pas d'argent. Enfin ce pasteur, oubliant ou n'oubliant pas qu'il vient de me rendre un service et qu'un autre moment serait mieux choisi, dévoile tout à coup ses blessures. Ayant lu ou cru lire le Mendiant ingrat que j'ai été assez imprudent pour donner à un pareil idiot, la manière dont j'y parle de quelques prêtres infâmes de Paris tels que les Pères Augustins de l'Assomption, l'a exaspéré. D'une part, 1e mot propre, qu'il saisit à peine une fois sur dix, lui fait horreur ; d'autre part, il ne peut admettre la clairvoyance d'un séculier sans soutane en matière ecclésiastique ou religieuse. Il affirme que je me trompe et que j'ai tort d'écrire comme je le fais. A cette occasion, je remarque l'inutilité absolue de tout ce qui a pu être dit entre nous depuis deux mois. Les imbéciles sont fuyants et imperméables comme des glaires. Quoique très-irrité, je me borne à répondre que je suis un homme craignant Dieu, que je viens de Paris, que je sais les choses dont je parle et qu'il les ignore. Là-dessus fureur extrême. Voilà un curé Storp qui se met tout à coup à gueuler. Et, soudain, la Prusse de 70 m'apparaît. C'est l'ennemi! Je quitte cet énergumène médiocre, le coeur inondé d'amertume. Et nous n'avons ici que ce seul prêtre !

Bonne réponse à faire, si nous avions la ressource d'une autre soutane : -- Vous avez de l'argent et je n'en ai pas. Donc nous ne pouvons nous entretenir ni de politique, ni de philosophie, ni d'art, ni d'histoire, ni de religion, ni de quoi que ce soit.

Combien de fois ai-je remarqué que la citation des Textes les plus forts ne produit absolument aucun effet sur ces animaux. J'ai connu un personnage de grande autorité dans le monde religieux qui trouvait cela futile, et certains prêtres de l'espèce de Storp paraissent regarder les Préceptes mêmes de l'Evangile comme de bonnes blagues un peu vieillottes. On croit les entendre dire : -- Oui, oui, je la connais, ça ne prend pas. En général ces prêtres effrayants sont habitués, dès le séminaire, à voir dans l'Ecriture une matière à examen qui n'a rien de commun avec ce qu'ils nomment la vie pratique.

Pour tout dire je me suis cogné, une fois de plus, à l'orgueil sacerdotal, le sentiment le plus judaïque et le plus invincible qui soit.

Aujourd'hui encore, trentième jour du printemps, notre petite Madeleine, qui vient d'avoir deux ans, se plaint du froid. Il y a de la neige, en effet, et tous les rugissements ne remplaceraient pas un sac de charbon.

20. -- Sur le chemin de l'église une petite fille me donne une lettre de Storp. Il m'apprend qu'il a la grippe et qu'il est forcé de garder le lit. Il me semble qu'un prêtre mangé du zèle de la Maison de Dieu aurait trouvé la force de célébrer la messe, ne fût-ce que pour n'en pas priver un seul chrétien. Sa lettre, d'une écriture ferme et nette, ne donne pas l'idée d'un moribond. Je suis donc privé de la messe, mais en même temps délivré de la leçon de français de ce jour, ce qui est une sorte de consolation.

Je commence à me pénétrer de cette idée que les missions catholiques dans les pays scandinaves ou le martyre est peu décerné sont, pour des prêtres suffisamment riches, une très-douillette situation. L'évêque est loin, le ministère à peu près nul et, quand on a la gueule fine, il y a bien des douceurs.

21. -- Lorsque les hommes se réunissent, il, ne font ordinairement rien de noble. Un chrétien ne peut être sauvé que par UN de ses frères qui le prend dans ses bras et le porte seul à travers l'eau et le feu -- comme j'ai fait pour quelques-uns. J'ai cherché ce frère dans les royaumes et les républiques.

22. -- Visite bien imprévue de Storp venu comme un chien mouillé sous un prétexte quelconque. Je me suis fort apaisé depuis quatre jours. Je profite cependant de l'occasion pour lui dire à peu près tout. Mais il m'écoute avec des yeux tellement dénués d'intelligence ! Il ne revient pas de mon Mendiant, il n'en reviendra jamais. « Le membrum virile » de la page 276 lui est particulièrement insupportable. C'est une chose qui ne peut pas se dire devant les jeunes filles. Deux ou trois autres critiques de même force et c'est tout. Jeanne étant venue prendre part à cette absurde conversation, je crois remarquer en notre curé ce mépris armé contre la femme qui est un signe si profondément caractéristique de l'homme médiocre.

A propos de mépris, j'ai eu l'occasion de lui exprimer le mien pour les luthériens danois, disant qu'à mon avis le meilleur missionnaire serait un tout-puissant, un dominateur formidable qui exigerait le rétablissement du catholicisme sous peine d'extermination. Il a objecté que je ne connaissais pas ces hérétiques et que certainement beaucoup donneraient leur vie pour Luther.

-- Eh bien ! lui ai-je répondu, cela ferait du fumier et les enfants, du moins, seraient catholiques ! Ce ton horrifie le curé Storp.

23. -- La ville se pavoise derechef. Il paraît que c'est aujourd'hui l'anniversaire d'une victoire des Danois sur les Allemands en 48. C'est comme si nous faisions en France l'anniversaire d'Iéna après Sedan. Passant près du cimetière, je remarque des drapeaux sur quelques tombes. Pauvres morts, eux aussi se réjouissent de la gloire du Danemark ! Voilà ce qui nous enfonce, nous autres catholiques romains qui avons encore du respect et de la pitié pour les défunts. Le 14 juillet, date rudement glorieuse pourtant, nous ne penserions pas à planter des drapeaux ou des oriflammes sur les tombes de nos cimetières. Cela viendra sans doute.

Malgré le ridicule de cette fête, le drapeau danois, le Danebrog, est une chose belle et vénérable, d'origine catholique, ainsi que tout ce qui est resté beau chez les protestants. Cette croix blanche sur un champ de feu et de sang est un peu plus belle que nos trois couleurs.

A propos de Storp et de cent mille autres. Objection inexprimée et sans réplique : Ma santé ne me permet pas de devenir un saint. Tel est le fond de ces serviteurs de Dieu.

24. -- Après une sottise nouvelle de notre curé, indignation et peine très-grandes. Puis le calme. Je me souviens de la Providence et je songe à la Mort qui arrive sur nous tous au grand galop. Nous serons tous morts et en putréfaction demain matin.

25. -- J'apprends que les Danois, dans les rues de leurs villes, se comportent exactement comme les voitures dans les rues de Paris. Un piéton éduqué doit toujours prendre la droite. Le diable alors ne le dérangerait pas. Une vieille femme malade qui viendrait à sa rencontre, ayant pris la gauche par nécessité ou par mégarde, aurait le devoir de lui céder le passage et de descendre dans la crotte.

28. -- Ce jour est bizarre. On l'appelle ici le Grand Jour de Prière, « Store Bededag », parce que d'ingénieux pontifes luthériens imaginèrent, je ne sais quand, de mettre sur un jour unique toutes les fêtes réparties dans l'année ecclésiastique et d'empiler en un seul tas toutes les prières éparses. Est-il besoin de le dire ? ce jour de prière est surtout de soûlographie.

Fin d'une lettre à un Polonais qui veut écrire sur moi et qui m'a prié de le documenter :

La demande des notes biographiques est étrange de la part d'un « admirateur ». Ma vie de misère est racontée dans le Désespéré, dans la deuxième partie de la Femme pauvre et dans le Mendiant ingrat. Il y a des gens qui savent cela en Islande, peut-être même au Groenland. Cette documentation doit vous suffire Je ne refuse pas de répondre à une nouvelle lettre, mais ne recommencez pas la farce atroce de ce matin. Je suis ici, en exil, abandonné, presque sans ressources. Votre lettre arrivant recommandée et paraissant contenir de l'argent -- ô Dieu éternel ! -- fait bondir de joie une famille. Concevez-vous l'horreur d'un tel désappointement ? Si vous êtes incapable de la concevoir, gardez-vous bien d'entreprendre votre « étude ». Vous ne comprendrez jamais.

29. -- Inquiétude cruelle au sujet de Madeleine. C'est en revenant d'Askov, où l'avait menée sa mère par un temps pluvieux et froid, que cette enfant est tombée malade. L'endroit, d'ailleurs est abominable. Qui sait l'influence subie par cette innocente en ce lieu d'orgueil et de mort, si manifestement dévolu aux Puissances invisibles et mauvaises ?

Oh ! l'horreur insurmontable, indicible de nos latrines luthériennes et scandinaves qu'on ne vide pas et qui débordent comme un poème de Grundtvig !

Question sans réponse. Pourquoi est-il impossible, en Danemark, d'avoir de l'huile à manger ? Jeanne s'était procuré une laitue dont elle voulait me régaler. Cette salade assaisonnée avait le goût de l'huile à cheveux. On dit que c'est la meilleure huile de table. Il y a quelques années à peine, ce produit étonnant ne se trouvait que chez les pharmaciens (!) qui le débitaient comme un poison sûr, dans des fioles mystérieuses. Aujourd'hui, les épiciers en vendent. Occasion de mélancolie. Tous les mystères foutent le camp.

 

 

 

Mai

1er. -- Immense besoin de fuir un pays qui ne veut pas de Marie et qui n'a pas de fleurs en mai.

Un ami de Belgique a eu l'idée de me faire une mensualité de 50 francs jusqu'à l'achèvement du prochain livre. Mais, comme il est riche, il lui faut pour ça une dizaine de coopérateurs, et il n'en trouve que quatre. J'apprendrai un jour que cela se passe entre millionnaires. Ils se fendent chacun de cent sous pour sauver de la tribulation un écrivain qu'ils disent grand. J'imagine que mon livre sera fini, et même quelques autres, avant que ces bonnes volontés aient pu se grouper suffisamment et former le mastic. O les nobles et braves coeurs belges ! Ça me rappelle les 40 francs de la Chevalière de la mort (Voir l'introduction de ce livre). Je songe aux mensualités de 80 ou 100 francs qu'il m'est arrivé de faire sans que rien d'humain m'y forçât du fond de ma misère, du fond de mes agonies !

Entendu par occasion, dans la première école de la ville, une lecture d'histoire de gnômes faite à des petites filles de quatre à cinq ans. Aussitôt que les petits enfants ont cessé de téter leurs mères, Luther leur propose l'exemple des démons, naturellement. C'est du protestantisme ultra fin. Je pense à ma petite Madeleine qui me parle tous les jours du « petit Jésus ».

2. -- Encore une question sans réponse. Pourquoi, dans ce pays où on trouve, en somme, quelques industries et quelques bons ouvriers, est-il impossible de découvrir un boucher, je ne dis pas sachant son métier, mais l'ayant appris ou essayé de l'apprendre ? Les étrangers doivent s'étonner de ces terribles quartiers de bêtes mortes que les garçons de boucherie apportent sur leurs épaules en de vastes pelles à mortier et que les clients sont forcés de découper eux-mêmes.

Silence de quiconque pourrait m'écrire. Je dis à Jeanne la joie que j'aurais à lire une lettre longue, fervente, pleine d'âme, pleine de pensée, comme j'ai souvent essayé d'en écrire ! Je suis le Mendiant ingrat, c'est bien vrai, mais qui donc m'a donné autant qu'il avait reçu de moi ?

3. -- Engueulade prodigieusement comique à l'adresse de mon propriétaire qui ne sait pas un mot de français. Avec une véhémence dont cet homme est inutilement accablé, je parle de la bouche en pot de chambre de notre voisin, le commissionnaire en margarine, et de l'emmagasinage de son infâme produit derrière la cloison de nos lieux, proximité d'une perturbante et inexprimable dégoûtation.

4. -- Pourquoi ne parlerais-je pas de ces pauvres marronniers plantés le long de la rue où est située notre église et qui font chaque jour de si navrants efforts pour développer leurs premières feuilles ? Pourront-ils seulement donner de l'ombre dans un mois, ces pauvres arbres en exil parmi cette nation gelée qui n'a pas une rose à offrir à Marie le jour de l'Invention de la Croix ?

Le facteur vêtu de rouge comme un bourreau -- ils sont ainsi costumés en Danemark -- me réclame par erreur une signature. Il s'agissait d'un misérable imprimé, poème ridicule inexplicablement envoyé par un certain abbé Fouéré-Macé, de Dinan, se disant « Ermite de Lehon », qui joint sa carte à ce chef-d'oeuvre. J'écris :

Monsieur l'Ermite ou monsieur le Recteur, comme il vous plaira, il est manifeste que vous aimez à rire, et je suis forcé d'avouer que je ne hais pas la plaisanterie. Mais il y a des moments. Omnia tempus habent. Bref, je suis ici, à cette adresse danoise que vous connaissez, je ne sais comment, dans la plus complète misère, ne pouvant compter pour vivre et faire vivre les miens que sur des miracles sans cesse renouvelés et obtenus à force de prières. Or, le facteur se présente réclamant ma signature que je me prépare à donner avec allégresse, croyant à une lettre chargée ! Le terrible fumiste se trompait, la lettre chargée était pour un autre, et je recevais le poème inspiré par Ovide où l'Ermite de Lehon me parle de mes « salons dorés ». L'ironie m'a paru féroce, venant surtout d'un prêtre. Je vous en supplie, monsieur le Recteur, épargnez-moi désormais ce genre de facétie, et si vous ne pouvez ou ne voulez rien pour votre frère, laissez-le, du moins, souffrir en paix.

5. -- Reçu un beau portrait de Joergensen. Réponse :

Cher ami, c'est vrai que vous n'êtes pas beau comme un ténor ou un perruquier, mais, ainsi que j'aimais à le supposer, vous avez une excellente figure de martyr. Peut-être même, si j'en crois l'énergie de quelques-uns de vos traits, seriez-vous peu éloigné de ce terrible saint dont je ne peux, en ce moment, retrouver le nom, qui, saisissant un lambeau de sa chair qu'on lui arrachait, le jeta au juge avec ce cri : « Es Canis, mange, chien ». L'Eglise qui est parfaitement douce et infaillible, a placé ce violent sublime sur ses autels, à côté de saint Laurent qui paraît avoir mis en pratique la sacrée Sentence : Hilarem datorem diligit Deus.

Le martyre. Ah ! voilà vingt ans que j'y pense, comme le pauvre vidangeur pense à son salaire, et si des paroles qui me furent dites autrefois s'accomplissent, je peux compter sur une mort joyeuse, peut-être, mais sans douceur. Serez-vous alors mon compagnon ?

7. -- Suite du silence de tout le monde. Je passe maintenant des quinze jours sans recevoir une lettre de France. De Groux lui-même, l'ami du Mendiant, m'a complètement abandonné. Si je venais à mourir de chagrin ou de misère, on ne le saurait même pas.

9. -- Nouvelle douloureuse. J'apprends la mort de mon cher Soirat, l'éditeur du Désespéré. Avec déchirement je me rappelle notre dernière entrevue, la veille du départ, et la manière presque emportée dont je l'ai serré dans mes bras, au dernier instant. Pauvre homme, si simple, si affectueux ! C'était un ami sûr. Combien m'en reste- t-il maintenant ? Je lui avais souvent dit mon désir de lui être utile, un jour. Je croyais que ce serait en ce monde, et il y comptait. Ce sera donc en l'autre, et nous commençons dès aujourd'hui. Quelque chose de très-suave nous fait comprendre qu'il s'agit d'une âme qui plaisait à Dieu.

Nous avons enfin une ennemie à Kolding. Aujourd'hui, une laveuse déjà employée une fois est venue pleine du désir de faire une querelle. Elle était enragée d'un reproche, d'ailleurs très-doux, que Jeanne lui avait fait, hier soir, au sujet d'une pièce de linge mal lavée. Nous avons senti une sorte de fureur démoniaque ne demandant qu'une occasion d'éclater. Je note ce fait imperceptible, parce qu'il montre bien, au plus bas étage de cette société, le fétide orgueil qu'on y cultive, dès l'enfance, comme la plus précieuse fleur. Un protestant n'a jamais tort.

10. -- L'argent des pauvres, des plus pauvres, arrivant toujours à la minute où on ne peut plus s'en passer et l'argent des riches n'arrivant jamais. Nous ne vivons pas autrement depuis des années.

11. -- Ce matin, à la sortie de la grand'messe, j'ai eu l'impression que voici. Il m'a semblé que le petit troupeau catholique, dont je suis, est fort méprisé ici. De fait, il n'est recruté que parmi les indigents. Il y avait à quelques pas de notre église une belle voiture, un landau fort élégant, attelé de deux chevaux reluisants où deux dames, en toilettes furieuses, attendaient. Peut-être me suis-je trompé, mais il m'a bien semblé, encore une fois, que nous étions regardés du haut de la lune. Après tout, n'était-ce pas le devoir de ces belles dames accoutumées à sucer Luther, de nous conchier du fond des astres ? Telle a été ma première rencontre de la richesse en Danemark.

12. -- Il pleut chez nous. Le voisin, l'homme à la margarine, prend des bains à l'étage supérieur. L'idée de ces bains, de cette nudité qui trempe au-dessus de nos têtes et de ces gouttes qui tombent, tout cela me casse, me détruit, me jette dans le gouffre. Ce triton a pour soeur une hérétique vénérable qui a dit à Jeanne : -- Ah ! oui, vous êtes catholiques, vous autres ! Chacun sa foi ! Vous avez un crucifix, moi j'ai le portrait de Luther au-dessus de mon lit, c'est plus sûr.

14. -- Lu dans l'Aurore un article surprenant d'Urbain Gohier (Biens nationaux, vendredi 12 mai, No 571). Je dis surprenant, parce que tout préparé que je sois à la sottise et au goujatisme de ce domestique des Loges, il y avait pourtant, aujourd'hui, une transcendance imprévue dans son crétinisme voltairien. Quel rêve, quel sale rêve, ô Seigneur ! de lire, en 1899, des gargouillades libérâtres et antireligieuses qui eussent paru décrépites en 1850 ! Cet Urbain, pour qui l'auteur du Juif Errant est évidemment un grand homme, croit à une Congrégation instituée depuis les siècles à seule fin de soutirer l'argent des peuples et de sodomiser la jeunesse. C'est ainsi qu'il conçoit l'Eglise. En conséquence, il conclut au massacre et au pillage de toutes les communautés religieuses. Je crois qu'il est possible d'être aussi bête, mais comment pourrait-on être plus bête ?

Clémenceau, qui est une crapule douée, doit souffrir, parfois, du voisinage de ce pauvre.

17. -- Aurore du 15, premier feuilleton de Fécondité oeuvre nouvelle de Zola et résolution de consigner, chaque jour, mes sentiments. Rien de tel pour faire passer le temps de la vie que de conspuer un pareil auteur. [Ces notes réparties sur plus de cinq mois, durée totale de la monstrueuse publication, ont été assez abondantes pour former un volume intitulé Je m'accuse !..., édité en 1900 par la Maison d'Art.]

A un Belge :

Vous demandez pourquoi j'ai souligné dans le Texte des Machabées (lib. II, cap. VI v. 19) les mots : Voluntarie præbat ad supplicium, Quel enfantillage ! J'ai souligné ces mots pour toutes les raisons que vous avez supposées et pour toutes celles que vous pourriez supposer encore -- mais surtout parce que je suis un de ces fous clairsemés pour qui le Saint Livre est un MIROIR, le miroir aux énigmes de saint Paul, miroir immense, infini où se précipitent leurs âmes, aussitôt qu'une Parole les éveille, pour y vérifier leur identité

Vous avez été mal renseigné. Le Salut par les Juifs -- le plus important de mes livres -- n'est pas recherché des bibliophiles. Il en est, au contraire, ignoré ou méprisé profondément, ainsi qu'il convient, et rien n'est plus facile que de se le procurer, quand on sait le moyen et qu'on peut sacrifier 2 ou 3 francs.

Voici la très-sotte et très-déplorable histoire. Le Salut par les Juifs, édité en 92 par un humble marchand de papier devenu éditeur pour ce seul ouvrage dont il espérait quelque succès, n'en eut aucun. Deux cents exemplaires à peine se vendirent ou furent distribués. Un peu plus tard le commerce de vendeur-commissionnaire pratiqué par mon éditeur ne marchant plus, il se vit forcé d'y renoncer et ne garda que le bouillon de mon livre, huit cents exemplaires environ, comptant qu'un jour il trouverait une occasion de s'en défaire avantageusement. Calcul pas trop bête, mais combien onéreux pour moi ! Ecoutez la suite. Adrien Demay, tel est le nom de cet éditeur, est devenu plombier. Il met du zinc sur des maisons, pose des tuyaux de gaz, des robinets, installe des appareils de cabinets d'aisances. Le bouillon du Salut par les Juifs, le seul livre du XIXe siècle où il soit parlé de la Troisième Personne divine, est parmi ces ustensiles depuis environ sept ans. Adrien Demay habite Gentilly, 63, route de Fontainebleau. A défaut d'un acheteur en bloc, il vend volontiers ses exemplaires au détail. Mais que pensez-vous de cette misère ? Un tel livre sorti de mon coeur percé, après des maux inouïs et jeté hors de la circulation, enseveli dans la poussière, au milieu des horribles objets d'un commerce ridicule, sans qu'il soit possible de rêver seulement un millionnaire chrétien qui consentirait à changer cela pour quelques centaines de francs !

Et factus est sudor ejus sicut guttæ sanguinis decurrentis in terram

18. -- J'apprends la mort de Francisque Sarcey. Médiocre nouvelle. Enfin, cela fait toujours une charogne de plus. Il était du Désespéré. Combien m'en reste-t-il encore à enterrer ?

Visité l'école de gymnastique pour fillettes de dix à quatorze ans. Exercices variés. C'est utile, peut-être, mais laid. Je ne peux me défendre d'une horreur intime. C'est l'absence de Dieu. Je pense à sainte Agnès, à sainte Rose de Lima, à des milliers d'autres. Comment concevoir ces sublimes vierges sur le trapèze hygiénique et roboratif de Luther ? Oh ! cette femme qui commandait, avec une voix de sous-officier prussien, les exercices !

19. -- Pourquoi, aujourd'hui seulement, relisant le XVIIIe chapitre de saint Mathieu, ai-je remarqué l'immensité de la somme due par le premier « débiteur » : dix mille talents, c'est-à-dire 55 millions si on suppose des talents d'argent ? En supposant des talents d'or, cela ferait à peu près 900 millions !!! C'est l'unique fois qu'un chiffre aussi énorme est mentionné dans l'Evangile. Les cent deniers de l'autre « débiteur » faisaient un peu moins de 80 francs. Il n'en a fallu que le tiers pour payer le Sang de Jésus-Christ.

Une vieille marchande de poisson qui nous vend quelquefois du hareng fumé s'est présentée, ce matin, les mains vides quoique très-sales et réclamant une gratification pour Pentecôte. Elle tombait mal. Nous avons objecté à cette protestante le Saint-Esprit qui ne permet pas de donner à ceux qui le méprisent.

20. -- Reçu un numéro de septembre 98 de l'Humanité nouvelle, revue évidemment littéraire, où un monsieur proclame ceci :

Dieu seul est épargné par Léon Bloy (!) ; son âme, pour un court instant dégorgée de pus, s'aromatise de louanges vers Celui qui créa le morpion, l'hyène, la vipère, la mouche charbonneuse, le crapaud, le vautour, la punaise et l'acarus de la gale et qui sut, un jour, les réunir en un seul être pour l'édification des catholiques et la gloire des lettres françaises.

J'ai copié la phrase parce qu'elle me pénètre de consolation et me semble plus honorable que cinquante brochures apologétiques. Le Mendiant ingrat fut l'occasion de ce suffrage.

Envoyé à un pauvre habitant Paris une autorisation de mendier pour moi ainsi libellée : « Vivant à cinq cents lieues de Paris, privé de tout moyen d'existence et menacé de périr, j'autorise mon ami dévoué L. D. à mendier pour moi ». Suivait une liste de victimes, une dizaine de noms d'individus rêvés exorables.

21. -- Dimanche de Pentecôte. Chacun, ici, me dit-on, est exclusivement et continuellement occupé à rechercher ce qui, dans la conduite ou les paroles d'autrui, peut être offensant ou non offensant. C'est à donner le vertige de se pencher sur le gouffre de ces âmes vides.

Grand jour, celui de Pentecôte, dans le monde luthérien. N'est-ce pas à mourir d'indignation, de les voir s'associer à nos fêtes chrétiennes, ces vils hérétiques, ces parricides renégats qui n'ont su que couvrir d'ordures et assassiner, autant qu'ils ont pu, la sainte Mère Eglise, depuis près de quatre cents ans !

22. -- Au retour de la messe, que dis-je ? pendant la communion même, entendu les exécrables cloches du temple protestant. J'ai parlé de cette chaudronnerie affreuse, tout à fait sans nom, qui contente la piété des luthériens, et par laquelle ils prétendent solenniser des fêtes inexplicablement conservées dans des almanachs de néant. En ce moment, j'ai sous les yeux le calendrier luthérien. C'est stupéfiant de niaiserie, de bassesse et d'ignorance. En général, il n'y a qu'un mot à dire aux protestants : Vous êtes hideux !

23. -- Notre curé, homme fort à l'aise, a un bateau à voiles sur le fiord, et il m'invite à une promenade en Fionie. La distance est faible et on arrive bientôt malgré un vent peu favorable. Visité le célèbre parc d'Hindsgavl, ancien domaine royal d'un Christian et propriété magnifique d'un seigneur qui avale chaque matin le Petit Belt. Sensation toujours pénible pour moi d'une richesse exorbitante.

Visité à l'un des confins du parc la petite ville de Middelfart, assez semblable, avec ses petites maisons peintes, à un jouet d'enfant. Décor exquis, assez fréquent en Danemark et qui ferait beaucoup pardonner. Mais c'est tout. On a bientôt fait d'admirer tout ce qui est admirable, la mer, les bois de hêtres et les maisons peintes. D'une extrémité à l'autre du royaume, inutile de chercher autre chose. Rien du passé, nulle trace des temps catholiques, la griffe de Luther a tout gratté, tout effacé, tout avili.

Navigation de retour extrêmement pénible avec un vent contraire. Il faut louvoyer trois heures. Enfin je rentre dans « ma petite France », épuisé de fatigue et même d'ennui, content tout de même d'avoir accompli cette expédition, mais combien heureux de revoir mon gîte et d'embrasser les miens ! Je suis d'ailleurs, un peu moins capable, chaque jour, de jouir de ce qui plaît aux autres individus de mon espèce.

24. -- Un de ceux sur qui je comptais m'écrit pour me féliciter de l'amélioration de mon sort ! Voilà un garçon tranquille, désormais. Nous sommes à la veille de manquer de tout

Temps froid, pluie noire et affreuse. Je suis étouffé de tristesse et de dégoût dans ce chenil d'apostats que le soleil semble regarder avec humeur, quand le souffle vagabond, qui est l'image du Saint-Esprit, ne courbe pas tous ses arbres vers le sol en lui crachant l'écume des mers.

25. -- Nous pensons aux lépreux de Molokaï, ayant lu depuis peu l'admirable Vie du P. Damien, leur missionnaire. Que deviennent ces malheureux, depuis dix ans qu'ils ont perdu leur apôtre, et quels ont pu être ses successeurs ? Sans doute une telle mission exige le sacrifice préalable de la vie et l'acceptation d'une épouvantable mort. Mais la médiocrité sacerdotale est une telle pente que, même dans ces terribles emplois, des médiocres peuvent être rencontrés, et nous avons le témoignage de saint Paul qu'il est possible de livrer son corps aux flammes sans avoir la charité. Bonne réponse à faire aux protestants, aux calvinistes surtout, qui parlent tant de leurs martyrs.

A propos de la Vie du P. Damien, Jeanne me faisait remarquer que ces récits ont une force surnaturelle si grande que tout est remis en sa place instantanément. Aussitôt qu'intervient la Lèpre, par exemple Dieu et l'homme sont aperçus à leurs plans et on sait tout à coup ce que vaut la prétendue vie de ce monde.

26. -- Sujet de méditation offert à un sourd :

Moi, G. R., je suis frappé de la foudre, enveloppé dans une catastrophe quelconque, ad arbitrium fati, et me voilà mort soudainement, laissant, par force et contre mon gré, tout ce que je possède à des gens riches déjà, et que je méprise. Il me faut donc paraître devant le Juge, ayant raté l'oeuvre pour laquelle j'étais si précisément désigné, c'est-à-dire le sauvetage de Léon Bloy, le seul de mes contemporains que je crusse capable de dire quelque chose à Dieu et aux hommes. Je laisse derrière moi ce grand artiste malheureux, plus dénué que jamais, privé de toute assistance humaine dans un pays lointain. Mais il aurait fallu simplement recommencer ce que j'avais déjà fait, que dis-je ? mettre ma joie et mon espérance à le recommencer, et je n'en serais pas devenu plus pauvre. Mais il aurait fallu aussi m'exposer au mécontentement de certaines personnes, encourir des scènes. Je n'en ai pas eu le courage et me voilà jeté dans les chemins éternels sans le viatique de cette oeuvre pour laquelle j'avais été si particulièrement, si exceptionnellement marqué.

Voulez-vous, cher ami, lire encore quelques lignes. Si je ne vous disais pas très-nettement ma situation vraie, mon danger extrême, si je ne vous faisais pas remarquer, avec des attitudes plus ou moins suppliantes, que vous pourriez me délivrer si vous le vouliez de toute votre âme, savez-vous à quoi je m'exposerais ? Très-certainement à ceci que, dans l'autre vie que nous appellerons, s'il vous plaît, la vie absolue, vous me reprocheriez avec des sanglots surnaturels d'avoir su ce que vous deviez faire, ce que Dieu attendait de vous et de vous l'avoir laissé ignorer.

28. -- Si on était capable d'envelopper d'un unique regard, comme font les anges, tous les aspects d'un événement et les concordances ou coïncidences presque toujours inobservées d'une multitude de faits, si on pouvait, à force d'attention et d'amour, réunir et tisser ensemble tous ces fils épars, on finirait, sans doute, par entrevoir le plan de Dieu. C'est ainsi que les démons, qui sont des anges, ont le pouvoir, quelquefois, de prophétiser par la bouche de leurs serviteurs Si je savais, par exemple, ce qui s'est passé dans un village du Thibet, dans l'entrepont d'un navire en perdition sur l'Atlantique, au fond d'une galerie souterraine du Borinage ou dans le palais de tel ou tel prince, à la minute précise où ma décision de venir en Danemark fut irrévocable -- alors, peut-être, je lirais, comme en un livre à tranches de feu le motif divin de ce voyage de tribulation.

31. -- Un petit professeur de la ville qui veut quelques leçons, m'a dit : « Les Français sont des dieux pour les autres hommes ». Le sachant ivrogne, j'avais envie de lui répondre : « Les dieux ont soif ! » [Information qui eût été, d'ailleurs, bien inutile. Ce joyeux Danois n'est pas venu, je crois, une seule fois, sans apporter une ou même deux bouteilles. Je n'aurais jamais imaginé, fût-ce en rêve, de pareilles leçons de littérature.]

 

 

 

Juin

1er. -- Je suis inanimé, stupide, absolument privé d'enthousiasme. Excellent état pour écrire.

2. -- Nouveau sujet de plainte contre le curé Storp. Il nous avait dit de lui amener Véronique pour que cette enfant fût exercée avec d'autres petites filles pour la procession de la Fête-Dieu, qui se fera dans deux jours. Une heure après on nous la ramène dans un état inquiétant, ayant été laissée en plein soleil longtemps et tête nue, sans nécessité, sans utilité, par un effet de cet instinct de muflerie, de tyrannie et de basse férocité qui est le fond de la nature prussienne.

3. -- A celui que j'avais chargé de mendier pour moi à Paris (Voir plus haut, 20 mai) et qui n'a pu récolter aucune aumône :

Ce matin, à la pauvre église catholique, notre seule ressource en ce pays, comme je gémissais lâchement de cette attitude mendicitaire qui est l'inchangeable état d'un homme qu'on aurait pu croire si désigné pour faire l'aumône à des multitudes, il me fut dit par ma femme :

-- Tu as remarqué, bien des fois, et tu as fait remarquer le Texte de saint Paul disant que nous voyons tout « dans un miroir », à l'envers par conséquent. Il faut aller à l'extrémité de cette parole nécessairement absolue, puisqu'elle est donnée par l'Esprit-Saint. Donc nous voyons exactement l'INVERSE de ce qui est. Quand nous croyons voir notre main droite, c'est notre main gauche que nous voyons, quand nous croyons recevoir nous donnons et quand nous croyons donner, nous recevons.

Cette pensée m'a consolé et m'a mis dans le cas de vous répondre avec une grande sérénité Je voudrais, mon ami, vous mettre le coeur tout à fait en paix. Je voudrais surtout vous savoir au point de vue surnaturel qui est l'unique. J'ai eu tort de vous donner l'alarme. Je suis un misérable, un gueux, un parfait mufle, un incomestible pourceau, un républicain, un honnête homme !!! pour avoir exprimé une inquiétude quelconque, ayant la ressource de prier, de communier. -- Quand donc as-tu manqué de pain, sotte créature ? Quand as-tu demandé du secours sans en recevoir, homme de peu de foi ? Telles sont les interrogations qui me poursuivent

Vous avez connu par moi Henry de Groux, l'un des hommes les plus lamentables et les plus extraordinaires. Il vous sera peut-être donné de le secourir. C'est une pauvre âme désorbitée -- comme sa peinture. Il y a eu des choses de premier ordre à son début, le Christ aux Outrages entre autres. Ensuite c'est à pleurer. J'ai tout fait pour mettre en lui un équilibre. Il a fini par se dégoûter de m'entendre parler de Dieu et j'ai perdu tout ascendant. Un autre serait peut-être plus heureux, le plus humble, le plus timide.

Ma femme qui partage tous les sentiments exprimés ici, vous supplie de mépriser, de détester et, s'il est possible, de détruire le soi-disant portrait de son mari que vous avez vu chez de Groux et qui est une caricature intolérable.

4. -- Procession du Saint Sacrement dans le jardin du curé attenant à l'église. Tout est convenable et aussi bien fait que possible, le curé ayant été aidé par trois religieuses allemandes installées ici pour l'enseignement des petites danoises catholiques. Malheureusement il y a trop de chants en danois. Même le Te Deum est travesti en cette langue où le somptueux Cantique a l'air d'être vêtu de guenilles. Je ne croyais pas que cela fût permis. Beaucoup de curieux à la porte et aux fenêtres des maisons voisines, gens ignorants, sinon haineux, qui regardent le Saint Sacrement comme le regarderaient des bestiaux.

5. -- Le curé m'offre une nouvelle promenade à bateau. Lâche et triste, j'accepte, songeant au délice de la première heure, et j'en suis puni par une journée de fatigue et d'ennui. Voyage à Strib, point terminus de la ligne de Fionie, en face de Frédéricia, qui est la porte du Jutland. Lieu banal. Aller et retour, dix heures sur mer. Je suis navré. Le curé semble jouir beaucoup et je me demande si c'est aussi sacerdotal que possible, cette joie-là. Si un agonisant, si quelque malheureux catholique, victime d'un accident imprévu, avait besoin de lui, pourtant ! Je crains qu'à force de fréquenter les protestants il n'ait pris quelque chose de leurs pasteurs.

8.--A de Groux :

Cher ami, je trouve heureusement dans mes papiers cette carte postale qu'il ne me serait pas facile d'acheter et qui sera, peut-être, le dernier mot de Léon Bloy. On meurt enfin, enfin ! Il aurait fallu, il faudrait encore peu de chose, pourtant. Depuis un mois je n'ai reçu que vos quelques lignes. Ah ! vous ne vous tuez pas.

Vous m'aviez promis une lettre importante très-prochaine. J'étais donc averti qu'il me faudrait attendre un nombre indéterminé de mois. De ce côté pas de surprise Adieu donc, mon pauvre Henry. Deux jours pour aller, deux jours pour venir. En supposant votre réponse immédiate, ce qu'aucune imploration humaine ou divine n'obtiendrait, il serait encore bien tard. Ne vous hâtez pas. Il est beaucoup plus pressé d'aller déposer votre carte chez le Crétin qui avantage Paris de sa présence depuis qu'il n'a plus la chiasse.

9. -- Impossible d'obtenir une lettre de Paris. Peut-on dire : le coeur enragé ? -- Oui. -- Alors, je vais à l'église, le coeur enragé.

13. -- Longue lettre enfin de Groux. Il a beaucoup de peine à mettre ensemble ses pauvres idées. Il déclare les sacrements « inefficaces » sur son coeur, il se dit « sans amour » et privé de « paix ». En somme, les protestants, dont le contact m'afflige, lui semblent moins odieux que les catholiques, universellement complices de la condamnation de Dreyfus. Quand il entre dans une église, il se voit environné d'une cohue « d'hypocrites assassins », etc. Voilà donc le fruit d'une culture amoureuse de cette âme de peintre pendant des années !

14. -- Excursion par un bateau-omnibus à l'île Fænoe, à l'embouchure du fiord. Parcouru le nord de cette île, chevance magnifique d'un seul personnage, et l'admirable bois de hêtres d'où la mer est aperçue par toutes les éclaircies. Qui ne m'accuserait d'être un envieux ? Cette promenade, si capable de m'enivrer, me comble de tristesse et d'amertume. Irrésistiblement mes yeux comptent les morceaux de bois innombrables, branches mortes et souches destinées sans doute à pourrir sur le sol et qu'aucun pauvre, je pense, n'aurait le droit d'emporter. Du moins cela se passe ainsi à peu près dans tous les pays d'Europe. Les riches aiment mieux perdre que donner. Beatius est magis perdere (Conférez S. Paul, Actes des Apôtres, XX, 35.)

Trois sortes d'êtres dont le contact m'est, chaque jour, plus insupportable les riches, les goujats et les protestants.

15. -- A de Groux :

Mon cher Henry, je ne veux pas me venger bassement de vos silences en ne vous répondant pas. J'ai d'ailleurs des choses à vous dire Vous n'avez pas de droit d'ignorer mes sentiments. Vous savez d'une manière certaine que je communie tous les jours, que je mange le Corps du Christ, chaque matin, en vue d'obtenir de Dieu et de tous les habitants du ciel que Dreyfus soit maintenu ou condamné derechef. Vous savez aussi -- oh ! combien ! -- que je suis, à cet égard, dans la tradition universelle de l'Eglise et que, par toute la terre, les chrétiens n'ont prié, pleuré, souffert depuis dix-neuf siècles, que pour cet objet.

Urbain Gohier, qu'il ne faudrait pas confondre avec Urbain II, vous est garant de ce fait que les Croisades furent une entreprise criminelle de l'Etat-Major dont il n'a tenu qu'à un fil que Piquart et le doux Crétin des Pyrénées ne devinssent les déplorables victimes.

Ces idées, pas banales du tout, pas gâteuses pour un centime, comme on peut voir, appuyées, d'ailleurs, sur une science énorme et vérifiées par un déclanchement philosophique très-supérieur, vous sont devenues nues précieuses, et votre amitié pour moi est d'autant plus attendrissante qu'il demeure constant que je suis parmi la « cohue des hypocrites assassins » qu'on est toujours sûr de rencontrer dans ces petites chapelles homicides où on ne verrait que vous, Henry, s'il n'y avait pas cet inconvénient, où on n'entendrait que vos sanglots de contrition et d'amour au pied des autels

Il m'est impossible naturellement de deviner ce que vous sentirez à la lecture de cette lettre. Je consens, s'il le faut, à être pour vous un assassin, voire un hypocrite à la façon de ces missionnaires dont les Chinois ouvrent le ventre pour les alléger de leurs intestins et qui mettent quelquefois trois jours à mourir. Mais comment pourrais-je consentir à vous mépriser ? Il y a trop peu de mois que vous adorez le Salaud pour avoir pu déjà devenir abject ou complètement gaga. Quand on a fait le Christ aux Outrages, il faut, sans doute, un peu plus de temps. Mais, en souvenir d'une époque où, fier de tenir votre main dans la mienne, vous ne baissiez pas le front devant un individu reconnu par vous-même immonde ; en mémoire de ce temps si peu lointain où les sales millions du tripoteur du cul des bourgeois vous faisaient horreur ; Léon Bloy, resté pauvre pour l'Amour de Dieu, vous supplie d'avoir pitié de vous-même

Vous le savez, Henry, quand on n'est pas avec moi, on est contre moi, et c'est un miracle inouï que vous ne soyez pas devenu mon ennemi depuis que vous marchez avec les bourgeois et que vous vous faites casser la figure pour les Propriétaires. Car, il n'y a pas à dire, vous serrez la main à des gens que je craindrais d'honorer d'un coup de soulier dans le derrière et qui me haïssent. Et vous avez tellement renié les grandes choses pour lesquelles seules j'ai voulu vivre et mourir que, lorsque nous nous reverrons, nous n'aurons pas plus à nous dire que si nous étions deux morts.

20. -- La bicyclette me ravit la très-maigre ressource de mes leçons au petit professeur ivrogne. Ami du cycle et de la bouteille, le pauvre garçon s'est infailliblement cassé la figure en pédalant et voilà les leçons interrompues.

21. -- Privés de messe par l'absence de notre curé qui a été se promener à Odense, exténués de misère et de tristesse, nous pensons que ce prêtre aurait pu se faire remplacer, par pitié, par miséricorde ou justice sacerdotale, par tendresse pour de pauvres âmes. Dans ce sentiment d'angoisse et de déréliction, nous faisons un chemin de croix après avoir suivi attentivement la messe d'un autre prêtre invisible et inconnu que nous supposons présent et dont c'est l'heure de célébrer, en un lieu quelconque de la terre.

24. -- Il n'est pas indifférent de vérifier que l'Argent est au fond de la plupart des lâchages ou lâchetés dont je fus victime. Si on apprenait demain que je viens d'hériter d'un demi-milliard légué par un maquereau, je serais forcé de louer de vastes bureaux et d'appointer beaucoup d'employés pour dénombrer les amis fidèles, les admirateurs anciens qui se précipiteraient.

L'amitié d'Henry de Groux devient pour moi comme un local ténébreux où je n'ose pénétrer. Autrefois, c'était comme une galerie des glaces où j'étais reflété, répercuté dans tous les sens. Melius est mori quam vivere.

A L. D. :

Vous savez combien j'ai aimé Henry de Groux, puisque vous avez lu le Mendiant. Il est donc tout simple qu'il soit désigné pour me faire souffrir plus qu'un autre. L'épouvantable séduction exercée par le Crétin sur cette âme merveilleuse est une de mes plus intimes douleurs. Je porte cela comme une peine excessive par-dessus mes autres peines. J'avais tellement mis cet homme dans mon coeur que son « admiration » pour Zola me souille, m'empuantit.

Impossible qu'il ne me trahisse pas un jour
Il est assez connu, le secret de ma solitude.

C'est la solitude de Polichinelle. On renonce à être mon ami, parce qu'on ne veut pas me suivre, voilà tout. Pour moi, il n'y a RIEN en dehors de la prière. Tout ce qui n'est pas la recherche passionnée de Dieu est, à mes yeux, méprisable. Quand cela est bien vu et bien senti, on fout le camp. Maintenant, vous voilà docteur.

25. -- Grande, interminable procession. La société de Tempérance déambule sous nos fenêtres, bannières déployées, pendant un quart d'heure. Il y a des bannières rouges, bleues, vertes, blanches, etc., toutes portées avec un respect, un recueillement infini, le recueillement de tout un peuple. Il faudrait une imagination foudroyante pour inventer une chose plus grotesque. Inutile de dire que ces gens-là jugent infiniment ridicules les processions du Saint-Sacrement. Il y a lieu de croire, d'ailleurs, que cette société de tempérance est une sélection de pochards.

26. -- Nuit mauvaise. J'ai l'âme agitée et douloureuse. Un peu après trois heures, je descends au jardin, dans la clarté de l'aube. Je pense aux saints Jean et Paul, dont c'est le jour, en attendant l'heure de la messe. Multæ tribulationes justorum J'aime ces Martyrs étrangement privilégiés, en si petit nombre, qui sont nommés tous les matins au Sacrifice dans le monde entier. Ils sont exactement Trente-Neuf. Ces personnages extraordinaires ne devraient-ils pas être invoqués comme des Puissants d'une hiérarchie supérieure ?

Quelques lettres utiles ne peuvent être envoyées faute de timbres. Rien ne part parce que rien n'arrive. Que faire ? Je vais me détraquer complètement. Pourquoi Dieu semble-t-il m'abandonner ? Tout travail me devient impossible et je ne sais plus prier. Faudra-t-il que je meure dans ce pays atroce ?

27. -- Enterrement d'une vieille catholique. Notre église était remplie de protestants qui se sont assez bien tenus. Effet d'une disposition générale ou particulière, j'étais tout en larmes, presque incapable de ne pas sangloter devant ces étrangers. J'ai le coeur si percé et de tant de coups, depuis si longtemps !

29. -- Lettre d'un homme à qui j'ai beaucoup donné. Unique en six mois et combien insignifiante ! Ah ! il ne faudrait pas recevoir ça dans le désert au moment de mourir de soif !

30. -- Tout mon travail, depuis quelques jours, consiste à relire l'Histoire des Variations avec une douceur extrême. Lampe du Corpus Christi _ dans les Catacombes.

 

 

 

Juillet

1er -- Ayant exceptionnellement un peu de monnaie, nous décidons un voyage en bateau-omnibus à Loeverodde, la station du fiord avant Fænoe. Idée malheureuse. Le bateau est plein de filles et de voyoux et nous sommes traités avec un tel mépris qu'il me faut gifler un jeune polisson. Kanaris-Klein, qui se trouvait à l'autre bout du pont, s'empresse de filer à la première escale. Un instant, j'ai cru que nous allions avoir sur les bras une meute de crapules. Délivrés de nos ignobles compagnons à Loeverodde, nous poussons jusqu'à Fænoe, espérant y trouver la paix. Là nous tombons dans un bal énorme d'ouvriers et de filles du port visiblement disposés à l'insolence. Me voilà menacé du désespoir. Il faut fuir encore. Une barque nous porte de l'autre côté du petit Belt, en Fionie. Arrivée à Middelfart, la villette aux maisons peintes. On respire enfin, mais impossible de revenir à Kolding, sinon par Frédéricia et au milieu de la nuit, bateau et chemin de fer. Cette misérable journée m'a été une occasion de prendre contact avec le goujatisme danois et d'acquérir une idée de plus sur la douceur hospitalière des luthériens.

4. -- Lettre d'un bourgeois de la ville, marchand de papier, qui se dit le père du petit voyou que j'ai calotté samedi. Ce père exige des excuses !!! parle de témoins et sous-entend de vagues menaces. J'écris alors au bourgmestre pour lui demander sa protection en le faisant responsable des avanies ou des outrages que ses administrés pourraient vouloir infliger à un citoyen français. [Cette plainte n'a pas été vaine, on nous a laissés tranquilles. Mais il paraît que la claque a fait grand bruit. Tous les Koldingois se sont sentis giflés en la personne du jeune merdeux. S'ils savaient comme je les gifle encore, après quatre ans, et de tout mon coeur !]

Autre trait d'hospitalité. J'apprends que je suis imposé pour 42 couronnes (58 fr. 80), mon revenu (!) étant évalué à 1.500, car on est ici sous le régime idiot et inique de l'impôt sur le revenu. On vous a vu dépenser 500 couronnes, un certain mois, donc vous avez un revenu fixe de 6.000. C'est aussi génial que ça. Le curé m'assure qu'avec une bonne déclaration d'indigence, je m'en tirerai. Exquis.

Ah ! les villégiatures, le temps des villégiatures, où les pauvres sont abandonnés ! Voilà ce qui sera dit par le Saint-Esprit, quand l'heure sera venue de dire enfin quelque chose ! -- Avez-vous songé parfois, crierait mon effrayant frère Hello, à cette villégiature terrible du Rédempteur qui commença le jour de l'Ascension et qui dure encore ? Ah ! Jésus adorable qui clamâtes, avant de mourir, le « Lamma Sabacthani », que vous avez cruellement abandonné vos pauvres pendant dix-neuf siècles !

Toujours pas de nouvelles de la mensualité de 50 francs promise, il y a deux mois. Sans doute qu'on n'arrive pas à former le bloc d'une douzaine de jeunes gens riches. Peut-être faudrait-il qu'ils fussent une cinquantaine ou même cinq cents, une cohorte, une légion thébaine, que sais-je ? Naturellement ça ne se trouve pas. J'ai écrit pour m'informer. Pas de réponse. On m'assure, d'autre part, que le suprême chic, le dernier bateau chez les Belges riches, c'est de foutre le camp en donnant l'ordre de ne pas faire suivre les lettres. Comme ça on est sûr de ne pas être embêté par Jésus-Christ mourant de faim.

6. -- A un mathématicien :

Vos lettres ne m'apprennent rien, sinon la banqueroute de votre raison. Eh quoi ! mon cher, vous doutez de l'Eglise parce qu'il y a des prêtres ou des fidèles indignes dont vous ne pouvez, d'ailleurs, savoir le compte. En d'autres termes, vous doutez des mathématiques parce que vous connûtes un professeur ou trois cent soixante-dix-sept professeurs d'algèbre ou de trigonométrie qui étaient des porcs. Vraiment, c'est trop bête, souffrez que je vous le dise avec amour comme je l'ai tant dit à de Groux, trop garno, trop table d'hôte, trop commis-voyageur en pétroles ou en peaux de vache. Tout est pardonnable, excusable, supportable, mais il ne faut pas être médiocre. Ça, c'est impossible. Vous ne connaissez pas, dites-vous, « de prêtre qui aurait pu obtenir votre obéissance ». Pourquoi me dire cela, à moi, mon cher ami ? Je ne suis pas un voisin de café, ni un employé de bureau, ni un sergot, ni un concierge, ni même un de ces profonds cordonniers dont la sagesse étonne. Je pense que vous n'avez pu écrire ces mots sans un peu de honte. J'ai connu des prêtres qui étaient d'admirables hommes, j'en connais encore et j'en connaîtrai d'autres qui n'ont en vue que la Gloire de Dieu, le Salut des Ames, l'Evangélisation des Pauvres. On est tombé si bas que ces mots sont devenus grotesques, mais je n'ai pas peur de les écrire

Les objections sentimentales n'ont aucune valeur. A-t-on, oui ou non, le devoir d'obéir à Dieu et à l'Eglise ? Tout est là. De ce point de vue très-simple le prêtre n'est plus qu'un instrument surnaturel, un générateur d'Infini, et il faut être un âne pour voir autre chose, car tout cela se passe et doit se passer dans l'Absolu. Depuis plus de trente ans, j'entends des messes dites par des prêtres inconnus de moi et je me confesse à d'autres dont j'ignore s'ils sont des saints ou des assassins. Suis-je donc leur juge et quel sot ne serais-je pas si je prétendais m'enquérir ? Il me suffit de savoir que l'Eglise est divine, qu'elle ne peut être que divine et que les Sacrements administrés par un mauvais prêtre ont la même efficace qu'administrés par un saint.

N'est-ce pas à pleurer, mon cher ami ? Je suis ici chez des chameaux, livré aux tourments, et il me faut vous écrire, à vous catholique, ces choses rudimentaires qu'un hérétique instruit n'a pas le droit d'ignorer, c'est désolant

Voici une remarque très-simple et qui doit, je pense, frapper votre esprit, car elle a quelque chose de mathématique. Le monde protestant qui m'environne, est incontestablement laid, médiocre, dénué d'absolu autant que possible. Quel est le caractère propre de ce monde-là ? C'est l'exclusion du surnaturel, c'est le Surnaturel exclu du Christianisme. c'est-à-dire l'idée la plus illogique et la plus déraisonnable qui ait jamais pu entrer dans la tête humaine. Conséquence, le mépris du Sacerdoce, l'avilissement de la fonction sacerdotale en dehors de quoi le surnaturel ne peut être manifesté. Sans le pouvoir de consacrer, de lier et de délier, le Christianisme s'évanouit pour faire place, dans les étables de Luther et de Calvin, à un rationalisme abject, certainement inférieur à l'athéisme. Le prêtre catholique a une telle investiture que, s'il est indigne, la sublimité de son Ordre éclate d'autant. Voici un prêtre criminel, passible, si on veut, de la plus ample damnation, et qui, cependant, a le pouvoir de transsubstantier ! Comment ne pas sentir cette Beauté infinie ?

Revenant de la messe, je trouve Jésus dans notre maison. Madeleine s'est réveillée en prononçant son nom, en disant qu'il était à la porte et qu'il fallait lui ouvrir. C'est la Douleur

7. -- A un géographe. Récit préalable de nos aventures jusqu'à l'installation à Kolding, puis :

Alors commencèrent les estimables rapsodies d'une existence de prophète catholique sorti naguère du Chat noir et forcé de vivre sans un sou dans un pays protestant épris de laideur, fanatique d'imbécillité et crapuleusement hostile. Je crois superflu de vous dire que je suis en guerre avec les trois quarts de cette population dont j'ignore la langue, ce qui est déjà suffisamment rigolo, et que le quatrième quart ne me nourrit pas du tout. Comment ai-je pu subsister jusqu'à ce jour ? Mystère. Il est vrai qu'on est plein de dettes, ce qui est un autre mystère. Je ne comprendrai jamais que nous ayons pu trouver un crédit quelconque chez ces mufles jutlandais. L'échéance va être mignonne. Si je parlais le danois avec une facilité éblouissante,
je tenterais une révolution politique, d'ailleurs inutile avec un monarque reproducteur dont l'éloge n'est plus à faire. -- Ah ! nous nous en souviendrons de cette planète ! me disait Villiers de l'Isle-Adam, étant tous deux, les pieds dans la crotte froide, un certain soir où il semblait que nous aurions pu livrer nos droits d'aînesse pour un bon dîner devant un bon feu.

Pourquoi vous remercierais-je de vos démarches, mon vieil ami ? Qu'ajouteraient mes actions de grâces à votre manière d'être d'individu qui ne pense comme moi sur l'ombre d'aucun point et qui, cependant, m'aime comme il peut, avec le tronçon de coeur que lui a laissé la géographie.

8. -- Tiens ! tiens ! voilà les gens de l'Aurore qui commencent à démonétiser leur Dreyfus. Quel article à faire sur ce « martyr » : Le piano de Clémenceau ! -- Vous suivre ! me dit quelqu'un. Personne ne l'a voulu jusqu'à cette heure, et c'est pourquoi tout le monde vous a lâché. -- Si, pourtant, Bloy était avec Dieu ! Si Dieu était avec Bloy ! Voilà ce qui épouvante.

9. -- Etonnante stupidité des protestants qui ne peuvent pas comprendre la différence des Ordres religieux et qui croient par exemple, comme nos plus savants cordonniers, qu'être franciscain ou chartreux, c'est une manière d'être jésuite ou camaldule. L'ignorance hautaine de ces hérétiques et leur mépris des notions exactes en matière de religion sont incroyables, insondables et sans remède. Il faudrait la puissance de Dieu pour surmonter l'orgueil de ces insectes. Humainement, toutefois, j'imagine que la peur les materait fort bien et que tout protestant menacé du gril ou seulement d'une confiscation bénigne deviendrait catholique subito. Ce n'est pas l'avis du curé Storp, mais je me fiche tellement de ce qu'il pense !

10. --Si tu veux, faisons un rêve Catastrophe immédiate, si complète qu'il n'y aurait pas à y revenir. Tel bienfaiteur jeune encore, mais raisonnable et sans promptitude, resterait avec son argent et ses espérances. Moi je serais bientôt enterré. O la belle jambe ! -- quand je serais, un peu avant de mourir, errant et sans pain, à 400 lieues de Paris, avec ma femme et mes enfants, -- de me savoir passionnément admiré en diverses parties du globe. Je recevrais, peut-être alors, dans les chemins ou dans les champs, des lettres belges ou françaises me nommant « cher maître » et me demandant de la copie.

Il faut subir les inconvénients de son état. Quand on a de l'argent, c'est pour le donner en pleurant d'amour, à moins que ce ne soit en grinçant des dents. Un jeune homme de mes amis a dit ce mot effrayant qu'il n'était pas né pour être pauvre, ayant eu la chance presque incroyable de venir au monde après son père. Moi j'ai eu le guignon de naître avant le mien. On ne fait pas sa destinée, affirment avec raison MM. les Bourgeois.

11.-- A un Sicilien qui prétend faire une étude sur d'Aurevilly et me demande des documents :

Cher Monsieur. votre carte, après avoir couru longtemps après moi, m'arrive enfin, en Danemark, où je suis actuellement domicilié. Mon embarras est grand. Je suis, ici livré à la misère ce qui mettra fin, je n'en doute pas une minute, à votre estime pour moi. Je suis privé de tout document sur Barbey d'Aurevilly, que j'ai, en effet, beaucoup connu. Outre le Brelan d'excommuniés, vous pourriez consulter utilement le Mendiant ingrat. Ce dernier livre, je pense, vous dégoûtera. Vous êtes Italien et même Sicilien, c'est-à-dire plein de haine pour tout ce qui est français, pour tout ce qui n'est pas la servitude ou la plus lâche impiété. Je termine en sollicitant avidement votre mépris et s'il est possible, vos injures. Elles me consoleront de quelques éloges.

12. -- Les villégiatures. C'est universel, d'une tristesse extrême. L'abandon des pauvres par tous les riches, sans exception. Si j'avais le malheur de devenir un riche, je ne consentirais jamais à m'éloigner dans cette saison. Je tiendrais à rester au milieu des pauvres, estimant ne pouvoir faire autrement sans infamie, sachant ce que je sais. Je ne voyagerais que pendant ce qu'on appelle la mauvaise saison, inexactement, puisqu'alors les mufles rentrent, les redoutables mufles d'or, et qu'ainsi on ne les rencontre plus par les chemins.

16. -- A propos du Sacrifice perpétuel sur notre globe où une messe est toujours célébrée quelque part, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit : -- C'est, sans doute, ce qui fait tourner la terre, me dit quelqu'un. Parole d'une simplicité angélique.

Un de nos voisins, voiturier abject, fait baptiser son enfant qui paraît sur le point de mourir. Le baptême luthérien est valable. C'est tout ce qui reste à ces peuples. L'Eglise ne devrait-elle pas ordonner des prières publiques pour demander la mort, aussitôt après le baptême, des petits enfants des hérétiques voués autrement à une existence d'imbécillité et d'impiété ?

17. -- Excursion à Skamlingsbanke et à Christiansfeld. Quelques sous étant venus, on décida hier de s'amuser. Aujourd'hui donc, avec beaucoup de fatigue et par une chaleur excessive, on fait le voyage de Skamlingsbanke dans un char à bancs dénué de faste. Ce lieu, qui attire un grand nombre de visiteurs, passe pour le point le plus élevé du Danemark et d'où l'on découvre des étendues immenses. Assertion un peu trop lyrique. La carte spéciale que j'ai sous les yeux, indiquant le périmètre, c'est-à-dire ce qui peut être vu, Udsigten, de Skamlingsbanke, est absolument illusoire. Les bois cachent plus de la moitié des pays à voir et, même quand le temps est clair, le reste, à l'exception de quelques écuries ou water-closets du voisinage, est à peu près indistinct. Il est vrai qu'on peut se soûler sous l'oeil de Christian IX dont le buste ne chôme pas. Donc station au restaurant et mangeaille triste.

Visité la fameuse colonne commémorative des héros danois, victimes de l'Allemagne en 64 ou à une autre époque. Cette colonne a été, paraît-il, canonnée par les Allemands, et ainsi s'expliquent les brèches ou dentelures qui donnent de loin à ce monument l'aspect d'un inconcevable tire-bouchon dressé vers le ciel.

Paysage comme il s'en trouve quatre-vingt-dix mille en Danemark. Devant nous la mer (Lille Belt) et la Fionie, à une portée de canon ; des champs, des arbres et surtout l'absence de Dieu. Une seule joie, l'orage. Tonnerre, foudre, carreaux luisants d'un déluge tombant sur Kolding à l'horizon. A quelque distance, une ferme incendiée du ciel. Accident banal dans ces campagnes aux toits de chaume. Je renais à l'espérance. Vers quatre heures, il faut s'arracher de ce paradis médiocre et courir vers Christiansfeld en Prusse, car nous sommes à la frontière du Slesvig. Oh ! la sensation de se trouver en Allemagne, ne fût-ce qu'une heure ! Et qu'est-ce que cela auprès de la sensation d'être chez les Hernhutes ou disciples de Jean Hus, à Christiansfeld même !

Ces Hernhutes ont, en cet endroit, une sorte de couvent de femmes, Schwesternhaus, et il y vient des curieux en assez grand nombre.

Nous savions que, pour être bienvenu dans cette maison, il faut acheter quelque chose à la boutique annexée, espèce de bazar sulpicien du protestantisme le plus acariâtre, le plus répugnant, le plus morose. Ayant donc acquis deux ou trois bibelots peu précieux, une gueuse nous introduit. J'ai senti rarement une oppression aussi forte, une aussi pesante présence de l'Abhorré. Je demande naturellement un abrégé de la doctrine religieuse de ce garno, un catéchisme de ce diocèse du Puant. Mais je ne l'obtiens pas tout de suite. Il faut que Jeanne dise que je suis un journaliste parisien, affirmation mensongère productrice d'éblouissement. Alors tout change. Plusieurs vieilles à physionomies obsolètes, cafardes et ligamenteuses, se précipitent pour me procurer une brochure allemande rare, paraît-il, autant que fétide.

Presque rien à mentionner, sinon que la renardière de ces parpaillotes, grouillant là au nombre de quatre-vingts, est extérieurement semblable à toutes les maisons de même sorte, imitations basses et hideuses des communautés catholiques. A peine remarqué-je la cuisine aux cafetières innombrables où des filles épluchent des carrelets ou des limandes, et les deux chapelles, c'est-à-dire deux vastes pièces garnies de bancs peints à la céruse dont la blancheur ajoutée à celle des rideaux et des murs produit un effet de brouillard étrange, obsédant et contraire autant qu'il se peut à tout recueillement humain ou divin.

La première de ces deux salles, ou plutôt celle qui nous fut montrée d'abord est avantagée d'une copie de la Transfiguration qui est bien ce que j'ai jamais vu de plus atroce. L'espèce de table de nuit située au-dessous de cette croûte et derrière laquelle pérore, j'imagine, le prédicateur, est couverte d'une nappe où se lisent, -- brodés par des doigts ignorants, on veut le croire, de toute pratique libidineuse -- en l'abject patois allemand, les premiers mots du psaume XCIV, par lequel commence traditionnellement l'Office divin. Cette prostitution nous est révélée avec respect et tremblement, un tapis impénétrable cachant d'ordinaire la nappe aux yeux des profanes. L'autre prétendue chapelle n'a pas davantage sollicité notre enthousiasme. Je subodorais, d'ailleurs, une hypocrisie si insalubre, si malpropre, si gluante à l'âme que le coeur me manquait et que j'avais honte de me voir là avec Jeanne et notre pauvre Véronique.

Les habitants horribles ignorent le français, mais le ton de quelques-unes de mes remarques inquiète visiblement notre conductrice, et c'est à la fois comique et bizarre de se demander ce qui adviendrait de nous chez ces vieilles si elles comprenaient.

La visite s'est terminée, bien entendu, par une escale devant un tronc, au-dessus duquel semble flotter, comme la fumée agréable d'un holocauste, une de ces émollientes gravures de propagande évangélique dont s'étonne assurément le royaume des cieux. Un contemporain de René ou du Dernier des Abencerages en redingote, annonçant on ne sait quoi, les deux bras au ciel, à des guerriers iroquois assis devant le feu du conseil et l'écoutant avec l'étonnement le plus légitime.

Inutile de dire que, bravant tous les opprobres, nous nous abstenons de verser la moindre obole, l'horreur d'une offrande au diable, entre les mains d'un petit nègre agenouillé sur le tronc, étant d'ailleurs, trop maladroitement rappelée par une réduction en plâtre ou graisse de brebis de la Jeanne d'Arc de Chapu, réduction et oeuvre dont je n'entreprendrai pas d'estimer l'ignominie. Nous sortons enfin de ce mauvais lieu, vraisemblablement chargés de mépris.

Mais nous avons encore à visiter le cimetière Hernhute -- hommes et femmes, cette fois -- et cela, vraiment, dépasse tout.

Quelques cents pas. Une grille et je ne sais quelle banale inscription allemande, tirée naturellement de la Bible. En pareil cas, il est mieux de ne rien citer. Quand les hérétiques prennent dans ce qu'ils croient leurs mains ou qu'ils touchent de l'extrémité de ce qu'ils croient leur langue la Parole vivante, cette Parole tombe morte instantanément.

La grille franchie, voici le damier de l'enfer. De longues et multiples rangées de dalles sur un sol noir qui semble nivelé à la broyeuse automobile, sans herbes ni fleurs, avec le visible souci de tuer tout ce qui pourrait être vivant autour des charognes. Dortoir piaculaire, platitude épouvantable de l'abîme, sous des arbres sombres. Quelles nuits doivent avoir lieu en ce cimetière ? Quels fantômes sur ces sépulcres !

Au fond de l'allée principale, une baraque en planches, que des voyageurs, plusieurs fois, ont dû prendre pour un pissoir, si j'en crois l'odeur, et où se lisent de salopes exclamations germaniques. C'est là que viennent se recueillir les âmes hernhutes.

20. -- Réponse généralisée et synthétisée de divers penseurs qui ont des plumes au derrière et qui les dégainent contre moi de temps en temps : -- Ah pardon, j'ai dit que vous étiez un grand écrivain, un homme de génie même, et je le dis encore. Mais je ne vous ai demandé ni vos conseils, ni vos réprimandes. Je ne suis pas de la crotte de chien, moi ; j'existe, moi, plus que vous, peut-être, je suis quelqu'un, MOI, et je me fous de vous, etc., etc. C'est ainsi que j'ai perdu, hélas ! les plus précieuses relations.

A un mathématicien déjà mentionné, qui ne dégaine pas [qui ne dégainera pas, mais qui doit s'esquiver un jour par la tangente] :

Il n'y a qu'une action, c'est l'Obéissance, qui est la marque des hommes supérieurs, des vrais hommes, la sublime, et sainte, et salutaire, et virginale, et miraculeuse, et primitive Obéissance qui est tout uniment la dénomination théologique du Paradis terrestre perdu Allez donc trouver un pauvre prêtre, celui que je vous ai déjà désigné ou n'importe quel autre, mais un Prêtre, ô enfant, c'est-à-dire un homme bon ou mauvais, mais revêtu du caractère sacerdotal, ayant dès lors le pouvoir même de Dieu pour donner la paix à votre âme qui est un empire dont vous ne savez pas la grandeur. -- Mon père, ayez pitié de moi, lavez-moi, purifiez-moi, déliez-moi ! -- et puis, la douceur des cieux, les yeux en larmes, le coeur battant, le coeur brûlant, la joie dont il semble qu'on va mourir Ah ! si vous saviez, si vous pouviez entrevoir une seule fois ! La voilà l'Activité ! Savez-vous que la messe, le Sacrifice de la Messe est l'acte unique d'obéissance, l'Acte essentiel, à ce point que lorsqu'il s'accomplit, tous les peuples, dans un périmètre de dix mille lieues, ont l'air de se tenir là, les deux bras coupés, les jambes paralysées, le tronc inerte, la voix morte

23. -- Bouchers danois. J'ai déjà parlé de ces mufles insolents, voleurs et inexprimablement étrangers à leur profession. J'ai mentionné ce fait remarquable, ce trait de moeurs barbares : les bouchers de ce pays ne sachant ni découper, ni parer la viande, ni même, semble-t-il, distinguer les différents morceaux, et portant à leurs clients, comme à des bêtes féroces, sur des espèces de grandes truelles en bois, des quartiers saignants que rien ne protège, en été, contre le soleil et les mouches. Un boucher danois ne trouverait pas à gagner sa vie à Paris, comme balayeur dans un abattoir. Hier matin, Jeanne commandait un gigot désignant très-exactement le morceau. Nous devions en vivre aujourd'hui. Ce matin, un autre morceau, naturellement, nous fut servi, et Jeanne le refusa. Le voyou, forcé de le reprendre, répondit que n'ayant pas autre chose à nous donner, nous pouvions crever de faim si cela nous plaisait ce qui implique nécessairement, pour ce goujat, le droit de choisir à la place de ses clients et de les servir comme il lui convient. Peut-être aussi est-ce un simple trait de l'hospitalité danoise à l'égard d'une famille française qu'on devine pauvre. Je pense avec amertume aux triques sans nombre qui poussent dans les bois du Danemark et qui, autrefois, sans doute, servaient à quelque chose. Au fait, cette histoire imbécile de boucher ne semble-t-elle pas une sorte d'apologue rétrospectif du Luthéranisme qui sert en effet ses tristes clients comme des animaux en cage, depuis trois siècles, et qui choisit pour eux, à son gré, les plus horribles lambeaux ?

A ce propos, je tiens à signaler, comme une remarque des plus importantes, l'effrayant et universel ombrage de ces protestants qu'il est à peu près impossible, quoi qu'on fasse, de ne pas offenser un jour ou l'autre. Le comble de la déraison serait de croire qu'on peut dire avec bonhomie à quelqu'un, comme cela se fait en France : Mon ami, que vous êtes bête ! et rire ensemble de bon coeur aussitôt après. Ici le cas est grave. Il n'en faut pas plus pour qu'une ville soit informée de votre exécrable caractère, de votre insolence inouïe et du danger excessif de votre fréquentation. Cette manière d'être paraît une chose nationale comme le Danebrog.

Il y a un trésor non moins difficile à trouver que la « femme forte » des Proverbes, c'est un Danois humble et bon enfant, eût-il même abjuré le protestantisme. Songez à l'état d'une pauvre âme dont les ancêtres, pendant 350 ans, ont rejeté comme des ordures, en même temps que les six commandements de l'Eglise, les 4e, 5e, 6e et 7e du Seigneur Dieu. Que Notre-Dame de la Merci ait pitié de ce misérable peuple !

25. -- Spectacle extraordinaire dans la rue. Défilé, musique en tête, d'une « Société des frères d'armes du Danemark. » Cette dénomination est déjà à se rouler par terre. Mais comment narrer le défilé lui-même, le défilé des musiciens recueillis et des messieurs graves en amont et en aval, d'une théorie de petites filles vêtues de blanc, à l'exception de la coiffure, képis ou casquettes de jockey, rouge et blanche, et chacun portant un petit drapeau national. La cocasserie de cette vision est indicible en toute langue. Il faut se rappeler que ces hérétiques, si désignés pour décrotter la botte allemande, jugent grotesques nos processions du Saint Sacrement.

Excursion à Krybbely, à l'extrémité du fiord de Kolding. De ce point nous voyons exactement devant nous la petite île de Fænoe et la Fionie. Paysages exquis, si on veut, mais lassants. Il est permis à un Français, à un guelfe surtout, de demander s'il existe au monde un pays aussi complètement et uniformément dénué de grandeur. C'est toujours la même aquarelle. Des échancrures de mer bleue, des hêtres au tronc clair sur des fonds sombres, comme dans les chromos anglais, des moulins à vent et des maisons peintes. Assez, mon Dieu ! Je demande une autre pénitence.

27. -- Mon passé, tout mon douloureux passé ! Combien je voudrais pouvoir en effacer de souvenir ! Si on savait de quel Orient je suis tombé et par quelle catastrophe ! Epoque mystérieuse, peines qui parurent au-dessus des forces d'un homme. Et ces années de déréliction, d'infidélité, d'ignominie, venues après l'Eblouissement !!! Il m'est arrivé -- je vois encore le lieu, tout près de Paris, dans un pavillon solitaire -- de veiller pendant des nuits d'un hiver très-rude et d'interrompre les premiers chapitres du Désespéré par des gémissements si lugubres, que des voisins en étaient troublés Dieu qui avait voulu cette épreuve, savait qu'elle serait pour moi l'occasion de tomber, de rouler au fond d'un gouffre. Mais je tombais devant sa Face couverte de sang et je n'ai pas, un jour, cessé de la voir. C'est ainsi que le Désespéré a pu être écrit. On dit que c'est un livre terrible. Si on savait ! J'ai été abandonné par une multitude d'amis plus ou moins ignobles, plus ou moins clairvoyants. On voulait bien être avec moi, à condition que cela ne coûtât pas trop, ne dérangeât pas Puis, abierunt
tristes

Il y a le Coeur de Jésus, fuyons par cette porte adorable. Le boulanger, le boucher, le charbonnier, le propriétaire ne nous y suivront pas. Tout s'arrangera, les fantômes s'évanouiront. Depuis dix ans, nous ne vivons pas autrement, ma femme et moi. Ne sommes-nous pas les bohèmes du Saint-Esprit, les vagabonds du Consolateur ?

29. -- Le Mont-de-Piété de Copenhague ne prête que pour trois mois, sans rémission, et il exige des intérêts presque aussi forts que le Mont-de-Piété de Paris pour toute une année. -- Les protestants nous enfoncent, me disait, en 92, un juif parisien.

30. -- Dimanche. Grand'messe. Vu dans notre église quelques protestants. A côté de moi, deux femmes venues, sans doute, par curiosité, dont le voisinage me dégoûte, me serre le coeur. Le contact protestant me devient chaque jour plus odieux, me fait un peu plus sentir mon exil, ma captivité. Je serais cent fois mieux au milieu des Juifs, des mahométans ou des idolâtres. Ceux-là, du moins, représentent, chacun à sa manière, une pétition quelconque de l'Absolu. Mais la médiocrité protestante, la laideur, la fadeur, l'insipidité, la moisissure, l'ignorance pédantesque et la sottise empanachée du protestantisme, quelle horrible dégoûtation ! Partout ailleurs, la haine du Beau, du Grand, du Vrai, de l'Absolu ne peuvent être que des pentes. Ici, c'est le gouffre même.

 

 

 

Août

3. -- Une personne qui me fut très-chère est morte en Périgord, la semaine dernière. Cette nuit, étant profondément endormi, je suis jeté soudain hors de mon lit par un vacarme à notre porte, comme si quelqu'un de très-pressé demandait qu'on lui ouvrît. Un moment fort indécis et même anxieux, j'écoute battre mon coeur. Mais, remarquant que le sommeil de personne, excepté le mien, n'a été troublé, je comprends que ce bruit a été pour moi seul et que les âmes souffrantes m'appellent. Cela m'est arrivé déjà et j'ai l'obéissance facile.

Eglise presque vide à l'heure de la messe. Il n'y a que nous, les trois religieuses et une demi- douzaine de pauvres enfants. Voyant cela, je repense à cette homicide époque des vacances où les pauvres sont si abandonnés et je vois clairement que le plus abandonné de tous, c'est notre Seigneur Jésus-Christ.

Suggestion triste et combien profonde ! Ne suffirait-il pas de rassembler, de réunir, en faisceau, en gerbe, toutes les misères, toutes les afflictions des pauvres et toutes leurs souffrances ? On aurait l'Histoire de Dieu.

On est embêté par une bonne. Histoire éternelle de ces créatures dans tous les pays du monde. L'erreur moderne est de croire que les individus faits pour servir peuvent être élevés au-dessus de leur niveau par des égards, de la bonté, de la patience. Il est trop certain que, jusqu'à la venue de l'Esprit qui renouvellera la face de la terre, les hommes en général doivent être gouvernés avec le bâton -- que ce bâton soit une trique de chef de bande ou une crosse épiscopale.

4. -- Pas de lettres, silence universel. Peine très-spéciale. Le Silence règne sur moi dans un magnifique trône de misère.

Salut du Saint Sacrement avec des cantiques allemands chantés par les religieuses au nombre extraordinaire de dix, vu le temps des vacances qui leur permet de se réunir de divers points du Jutland ou de la Fionie et de former une sorte de retraite ici. Tout cela est très-pieux et très-touchant. Il ne tient qu'à moi de me croire dans le vieux et pauvre couvent des Augustins de Dulmen

5. -- On m'apprend que le triste de Groux est tellement déséquilibré par la sale affaire Dreyfus qu'il a fait un tableau horrible : « Zola aux Outrages !!! » De profundis.

Vu une personne sans originalité à qui le seul mot de surnaturel fait horreur. Trois siècles de protestantisme ont affaibli la raison, dans ce pays, au point qu'il est quasi impossible de rencontrer un chrétien capable de concevoir le christianisme s'il n'est pas exclusivement humain.

6. -- « L'Amour de Dieu. » Parole qui ne fait rien vibrer ici. L'Amour de Dieu ! Me voici en larmes. Le ciel me préserve de sermonner, mais ne puis-je pas dire, sans ridicule ou sans importunité, qu'il y a une fontaine sur le seuil de tous ceux qui meurent de soif ? Pourquoi ces malheureux ne boivent-ils pas ?

Allant à la grand'messe, croisé un luthérien à figure basse et sale qui va au temple tenant d'une main un gros livre à tranches d'or et de l'autre une pipe infecte qu'il fume « devant la Face de Dieu », sans doute, comme le disait, parlant à moi-même, le professeur Grundtvigien Laurent Moltesen. Il y a des temples où on fume la pipe. Pourquoi n'y mangerait-on pas aussi ? Pourquoi ne s'y soûlerait-on pas ? Etc. Toutes les fonctions s'accompliraient devant la Face de Dieu. Ce serait très-beau.

7. -- Une des trois religieuses qui se consument à instruire gratuitement les enfants qu'on veut leur confier nous apprend que la petite chrétienté de Kolding passe pour la moins fervente. Ce serait l'oeuvre d'une famille soi-disant catholique qui aurait, autrefois, répandu des calomnies atroces contre le curé Storp et contre les soeurs. C'est au point qu'après des années, les pauvres religieuses ne peuvent s'occuper des enfants qu'avec des gants parfumés et des égards infinis, sous peine d'encourir des reproches amers, des accusations violentes. Telle est, je ne cesserai de le dire, la plus belle fleur de l'esprit luthérien en Danemark, une susceptibilité diabolique ne permettant pas à un Danois d'excogiter autre chose que le soupçon.

Quant à l'abbé Storp, quoi qu'il fasse, il sera toujours blâmé, et je lui pardonne volontiers le prussianisme dont il m'accable par manque d'éducation et débilité d'esprit, en le voyant payé de la plus ignoble ingratitude par des familles pauvres qu'il a littéralement tirées de la crotte.

Il y a près de notre église une espèce de casino dénommé Alhambra et une sorte de jardin public affublé du nom de Tivoli, comme à Copenhague. Les Danois sont encagés pour ces appellations de leurs bastringues. J'aimerais à voir l'Alcazar de Rejkjavik ou la Folie-Méricourt du Groenland.

8. -- Bavardages, potins horribles sur nous. La méchanceté et l'hypocrisie de ces gens donnent une idée de la compagnie des démons.

Au mathématicien :

Vous espérez de moi des conseils, des indications de bonnes lectures au point de vue religieux. C'est un peu difficile, puisque je ne sais rien de votre culture intellectuelle. Votre désir d'une Bible en français me donne à penser que vous ignorez le latin, comme de Groux.

C'est un malheur. Le latin est la Langue de Dieu, la langue du commandement et de la prière. C'est avec le fumier de Virgile, d'Horace, d'Ovide et de Ciceron que l'Eglise obtint la fleur merveilleuse, aujourd'hui flétrie, qui s'est nommée la Raison chrétienne. Il est indiscutable que les peuples, aussi bien que les particuliers, valent à proportion de leur culture latine. Cependant il y a eu des Saints, des Grands do l'Amour qui n'eurent besoin d'aucun engrais. Vous êtes peut-être de ceux-là.

Mais je suis peu capable de vous indiquer une traduction française de la Bible, n'en ayant jamais fait usage. Les quais sont encombrés de traductions protestantes signées Osterwald qu'il faut écarter comme des ordures. Celle du janséniste Lemaistre de Sacy vaut-elle mieux ? Je n'en sais rien, mais il y a des chances pour qu'elle soit meilleure. Tout est meilleur que les protestants..

Les Confessions de saint Augustin sont assurément un très-bon livre, mais vous vous trompez quand vous dites que le monde profane d'alors n'avait rien pour retenir un tel génie. Vous oubliez les lois de la perspective, ô mathématicien, et vous regardez ce grand personnage comme s'il était immédiatement sous vos yeux, sans tenir compte du recul énorme de quinze siècles. Vous ne prenez pas garde aux transformations eu translations indicibles que ce millénaire et demi a dû produire nécessairement. Pour ce qui est de la séduction du Paganisme, je ne peux rien vous dire, sinon que, n'étant pas humaniste, vous ignorez la Coupe d'or où le Démon fit boire les hommes, quatre mille ans.

Vous cherchez d'autres lectures ? Eh ! bien, jetez-vous sur les Vies de Saints. Soûlez-vous-en, gavez-vous-en. Avalez surtout ce qui vous paraîtra imbécile. Et vous verrez ! Je ne pourrais pas donner un plus sage conseil à mon propre enfant

Vous me parlez de points obscurs pour vous, « le dogme de l'enfer, l'irrévocabilité de la damnation, la prédestination et la réprobation à concilier avec le libre arbitre » Tous ces points de foi, aussi tridenlins les uns que les autres, puisqu'ils ont tous été fixés par le concile de Trente, ne sont pas moins obscurs pour moi que pour vous, et j'ose dire qu'ils le sont pour tout le monde. Mais il ne le sont pas plus que n'importe quel axiome de géométrie élémentaire ou de telle autre science qu'il vous plaira. Quand on dit, par exemple, que le « tout est plus grand que la partie », si, dans la même minute, je pense à l'Eucharistie, je me trouve en face de la plus contestable des évidences. Ainsi de tout. Nous sommes dans les ténèbres et voilà ce que l'orgueil n'accorde pas. La Foi seule est claire et c'est pour cela que l'Orgueil, prince des Ténèbres, la repousse, ayant l'horrible prétention d'être cru lui-même la Lumière. La Foi seule est certaine, qu'avons-nous besoin d'autre chose ?

Vous voudriez comprendre comment la prescience de Dieu peut se concilier avec la liberté humaine. Ah ! pour moi, c'est bien simple. C'est comme si vous me disiez que vous ne comprenez pas comment l'idée du nombre trente peut se concilier avec l'idée du nombre cinq multiplié par le nombre six, ce que je ne comprends pas davantage. Je sais, sans pouvoir le comprendre, que la prescience divine et la liberté humaine n'ont aucun besoin d'être conciliées parce qu'elles sont exactement, absolument, essentiellement et substantiellement la MEME CHOSE.

Vous voudriez comprendre et vous vous croyez ambitieux !

Vous ne voyez pas qu'il vaut mieux savoir que comprendre. Vous avez étudié je ne sais quelles sciences naturelles pour en arriver à l'ignorance totale de ce rudiment de l'unique Science ! Autrefois, du temps des Saints, au sublime Treizième Siècle surtout qui fut l'apogée de l'esprit humain, les enfants même n'avaient pas la permission d'ignorer que le rôle unique, infiniment glorieux de la raison, c'est de croire et que croire c'est savoir, savoir EN HAUT. Le reste découlait de là, le plus simplement du monde. Aussi les plus ordinaires paroles des gens d'alors produisent-elles en nous l'éblouissement, quand nous les lisons dans les chroniques.

Aujourd'hui, on s'imagine que la raison consiste à expliquer des théorèmes ou à conditionner des catalogues. On dit d'un homme qu'il est raisonnable, comme les putains disent d'un client qu'il est sérieux. Nous ne pourrions même plus faire de bons esclaves, tant nous sommes devenus imbéciles. Cor Jésu sacratissimum, miserere nobis. Au sujet du conflit apparent des deux libertés, lisez les dernières lignes de la page 248 duMendiant. Je m'ennuie de toujours écrire les mêmes choses.

Un homme intelligent, un ingénieur, expliquera très-bien que deux parallèles ne peuvent pas se couper à angle droit. Un pauvre homme incapable de comprendre quoi que ce soit et ne faisant usage que de sa raison, SAURA, sans pouvoir l'expliquer, qu'il en est ainsi et qu'il a fallu, absolument, que les deux parallèles se rencontrassent pour que le monde fût sauvé. On ne démontre que le contingent, et cette démonstration est la besogne des esclaves. Le Nécessaire, c'est-à-dire l'Absolu, c'est-à-dire l'Eblouissement, est indémontrable, et les Amis de Dieu sont assis dans des demeures impossibles à concevoir dont ils n'auront jamais le souci d'étudier l'architecture.

Le voici, le seuil de la Prière. De même que le Miracle est une restitution de l'Ordre, de même l'harmonie béatifique a pour départ l'humble acceptation des antinomies. « Par ce Verbe éternel qui est le lieu des esprits et qui rend raisonnables les intelligences, j'ose vous prier, Messieurs, » disait Ernest Hello.

Quel secours, pour moi, si vous vouliez faire ce que je vous demande ! Songez qu'ayant, jusqu'à ce jour et depuis environ trente ans, donné à tout le monde ainsi qu'il convient aux mendiants, je me trouve, au plus beau milieu du onzième lustre de ma vie, dans cette situation de n'avoir à peu près jamais rien reçu en retour. Ah ! pardon, j'ai reçu quelques pièces de 20 francs et même, pour tout dire, un certain nombre de billets de banque dont je fis tel ou tel usage. Mais, à l'exception de quelques très-rares malheureux, qui donc m'a fait l'aumône dont j'avais besoin, l'aumône de lui-même? En d'autres termes, qui a voulu prier pour moi ? confesser ses péchés, faire pénitence, communier pour moi ? pleurer d'amour devant un autel sans art, en se souvenant de moi ? comme j'ai fait pour tant d'autres qui m'ont payé d'humiliations et de tortures

Vous-même qui êtes, pourtant, on le croirait, un homme de bonne volonté, qui donneriez, je le vois bien, jusqu'à votre pain, vous ne savez pas me donner cela, et j'aurais beau vous dire « Je meurs », vous ne me le donneriez pas. Vous m'opposeriez des vues sentimentales, des spéculations de votre esprit ! peut-être quelque misérable histoire, et ma pauvre chair noircirait dans les supplices, -- pendant vos admirations

Il faudrait pouvoir écrire des cris, noter comme de la musique les clameurs de l'âme ! Comment ! j'aurai enduré, deux cent quarante ou trois cents mois, tout ce qui peut être enduré pour que des misérables à jamais inintelligibles, des vendeurs de Dieu, des charcutiers de Jésus-Christ, eussent au moins, sous la terre, un pauvre lit sans malédiction où il leur fût accordé de dormir sans désespoir et je n'obtiendrais pas, l'ayant demandé éperdument, qu'un infortuné bougre acheté par moi, en saignant, me rémunérât d'un timide effort !

Au fond, de quoi s'agit-il pour ne pas être un idiot ou un porc ? Simplement, de faire quelque chose de grand, de mettre de côté toutes les sottises d'une existence plus ou moins longue, de décider qu'on paraîtra ridicule à trois concierges et à un notaire pour entrer en condition dans la Splendeur. Alors, vous saurez ce que c'est que d'être l'ami de Dieu.

L'ami de Dieu ! Je suis sur le point de sangloter quand j'y pense. On ne sait plus sur quel billot mettre sa tête, on ne sait plus où on est, on ne sait plus où il faut aller. On voudrait s'arracher le coeur, tant il brûle et on ne peut pas regarder une créature sans trembler d'amour. On voudrait se traîner sur les genoux d'église en église, des poissons pourris pendus au cou, comme disait la sublime Angèle. Et quand on sort de ces églises après des heures où on parle à Dieu, comme un amoureux à une amoureuse, on se voit tel que les pauvres bonshommes si mal dessinés et si mal peints des chemins de croix, marchant et gesticulant avec piété dans des fonds d'or. Toutes les pensées qu'on ne sait pas, séquestrées jusqu'alors dans les cavernes du coeur, accourent ensemble ainsi que des vierges mutilées, aveugles, affamées, nues et sanglotantes. Ah ! certes, en de tels instants, le plus atroce de tous les martyres serait choisi -- avec quels transports !

11. -- Pas de lettres. L'Aurore seulement. Voilà mon unique lien avec la France. Quel sale et ignoble lien, ô mon Dieu ! J'y vois que le Conseil de guerre de Rennes a voté le huis clos pour l'examen du dossier secret de Polichinelle. Faut-il croire au dessein formé de traîner le procès indéfiniment, c'est-à-dire jusqu'à la minute, ordinairement espérée par tous les criminels, d'un coup d'Etat ou d'un déluge ?

12. -- A Vallette forcé de refuser l'édition de Je m'accuse, brochure en forme de journal sur le roman de Zola, Fécondité, et devant finir en même temps que le feuilleton de ce porc :

Votre refus m'a fort embêté, cela va sans dire, mais je comprends que vous n'ayez pas pu faire ce que je vous demandais, et j'ai eu si peu d'amertume que vous continuez à être l'un des hommes à qui je pense volontiers, c'est-à-dire avec douceur et affection, dans ma détresse terrible. Mais, tout de même, je crois que ma brochure pourrait bien être la « torche » que vous dites et avoir le succès d'une torche.

Verriez-vous un inconvénient à insérer dans le Mercure de septembre la réclame que voici, en vous disant que je n'ai pas d'autres ressources que la pitié de mes très-rares amis.

« Mon cher Vallette, voulez-vous informer vos lecteurs que Léon Bloy, provisoirement domicilié à Kolding, Danemark, cherche quelqu'un d'assez poilu pour éditer une brochure de 150 à 200 pages, intitulée : Je m'accuse Cette sorte de pamphlet, -- si on tient absolument à ce mot -- où il est surtout parlé de Zola, traite accessoirement de l'Affaire d'une façon très-impartiale, c'est-à-dire de manière à calciner tout ce que les sinistres précédents n'auraient pas réduit en cendres. »

On vient nous réclamer 21 couronnes pour les contributions. Salauds !

14. -- Impression de Chemin de croix. A la huitième station, quand Jésus parle aux Filles de Jérusalem, j'aperçois un homme horriblement peint qui frappe Jésus d'un coup de bâton sur la tête au moment où il parle à ces créatures en pleurs et, alors, je me vois moi-même en cet homme. Remarqué aussi, à la sixième station, celle de Véronique, le mot extraordinaire tiré du Missel romain : Deus, qui nos ad imaginem tuam SANGUINE PRETIOSO RENOVAS. J'ai pensé quelquefois à écrire un Chemin de Croix.

15.-- Cette journée si grande autrefois, si glorieuse encore dans le monde catholique, où l'Eglise, à peu près comme au dimanche de Pâques, n'a pas assez de chants joyeux et de luminaires pour honorer l'Assomption de Marie ; cette journée que je vois, que j'entends encore, dans le lointain de mon enfance ; qui commençait par des salves d'artillerie auxquelles succédait immédiatement le carillon sublime de notre vieille cathédrale ; qui me semblait toute remplie de fleurs, de parfums, de cris d'allégresse et qui finissait dans les illuminations et les exploits du feu d'artifice ; qu'est-elle ici, cette journée magnifique de ma pauvre enfance ? Absolument rien. Celebratio translata, dit tranquillement l'Ordo. Douloureuse impression d'exil.

Vers le soir, tout devient sombre. Explosion d'une jeune drôlesse à notre service. J'avais exigé que ses parents -- brebis, comme elle, du troupeau catholique de Kolding et superfines crapules -- s'abstinssent de venir chez nous. Offense qui ne sera jamais pardonnée. La vierge sale issue de leurs émonctoires nous gratifie d'une scène atroce.

Véronique, restée seule avec moi, se jette à mon cou et me dit en pleurant : -- Papa, je voudrais mourir !

17. -- Tout chrétien qui ne regarde pas chaque pauvre comme pouvant être Jésus-Christ doit être tenu pour un protestant.

18. -- J'apprends que Deman, l'éditeur du Mendiant ingrat à qui j'avais proposé Je m'accuse aussitôt après le refus de Vallette, vient de partir pour l'éternelle villégiature des démons qui sert, chaque année, trois ou quatre mois, dans tous les pays du monde, à désespérer les pauvres.

19. -- Il y a des chrétiens qui manqueraient la messe dominicale avec une extrême facilité, mais qui se feraient scrupule de secourir efficacement un pauvre, -- au point de se donner beaucoup de mal et de vaincre des difficultés presque insurmontables pour en rater l'occasion. J'ai des bienfaiteurs belges qui sont comme ça

20. -- Pour les âmes fortes, il y a très-peu de choses impossibles. Pour les modernes, pour les riches modernes surtout, l'impossible c'est de faire une chose qui gênerait.

21 -- Cette nuit, vers trois heures, je suis réveillé par mon nom prononcé distinctement, réveillé d'une manière complète. Comprenant fort bien, je me lève et je dis un chapelet pour les morts, particulièrement pour une morte dont j'ai cru reconnaître la voix, très-vaguement.

Rencontré, en sortant, cet imbécile de Kanaris-Klein qui nous salue. Les vacances sont finies et les cours recommencent. La vie mécanique reprend. Une moitié de ce royaume donnera des leçons, l'autre en recevra. Ainsi chaque jour, jusqu'à ce qu'on crève. Et cela est inutile, à jamais inutile, éternellement inutile. Pas une seule fois, fût-ce par erreur, ne se glissera une idée, une lueur de raison, capable d'éclairer, une seconde, cet enseignement automatique. On apprendra des langues étrangères, on saura par coeur des manuels ou des catalogues, mais les imbéciles resteront imbéciles pour toute la durée des siècles, et les talents, s'il y en a, demeureront enfouis sous cette science de mort.

22. -- A Joergensen :

Vous quittez le Danemark pour longtemps peut-être, sans m'avoir vu. Si je suis pour vous ce que vous m'avez écrit, comment cela est-il possible ? Comment n'avez-vous pu trouver aucun moyen de me voir durant six mois ? Voilà ce que je n'arrive pas à comprendre. J'étais si près de vous et si malheureux, dans votre propre pays ! Vous déplorez de n'avoir pu rien faire pour ma délivrance. Mais, mon ami, je n'ai pas besoin des hommes. Trente ou quarante ans, je n'ai reçu d'eux que des traitements cruels et d'horribles injustices. J'ai donc pris l'habitude de ne jamais compter même sur les meilleurs, et nous vivons, sans aucune ressource terrestre, exclusivement sur le Quærite primum regnum Dei, de l'Evangile, surtout depuis que nous habitons le Danemark. Ce que vous pouviez faire ou tenter de faire pour moi, vous le saviez. Je vous l'avais écrit et ma femme vous l'avait écrit. Cette action charitable de nous venir voir a dû être possible, ne fût-ce qu'un jour ou deux, dans le long espace de six mois. En l'accomplissant, vous auriez eu part aux douces paroles : Hospes eram et collegisti me ; in carcere eram et venisti ad me. Pourquoi faut-il que vous vous soyez privé de ce mérite et, qui sait ? d'une telle consolation ? Car, enfin, Dieu m'avait peut-être conduit en Danemark pour vous donner quelque chose. Vous écrivez que je n'ai rien perdu en ne vous voyant pas. Hélas ! qu'en savez-vous ? Adieu donc, mon cher Jean. Que Jésus et sa Mère vous accompagnent. Vous avez fait, sans doute, pour l'étranger et le captif, ce que vous saviez faire. Etant un homme de bonne volonté, vous apprendrez certainement un jour -- Dieu veuille que ce ne soit pas en souffrant ! -- que la droiture, l'humilité, la pureté, la foi, l'espérance, la charité même sont fades, s'il ne s'y mêle un grain d'héroïsme

23. -- Il est convenu que, dès demain, nous commencerons une neuvaine pour une pauvre vieille protestante, morte depuis longtemps, que Jeanne a beaucoup aimée. Occasion, une fois de plus, d'admirer le mystère de la Communion des Saints. Voilà une malheureuse créature enterrée dans l'hérésie, il y a beaucoup d'années, et qui était aussi éloignée de moi, en apparence, que le pourrait être une sauvagesse du Canada ou de la Terre de Feu. Eh bien ! je vais prier pour elle comme je prierais pour une parente qui m'aurait été très-chère, et, certainement, avec la même efficacité. Pourquoi cela ? Il y a donc des parentés d'âme indépendantes de toute consanguinité. J'y ai pensé bien souvent, et c'est par cette fente que j'ai entrevu les grandes orgues de la Vie éternelle..

Je constate avec chagrin qu'il n'y a plus d'esprit en France, mais plus du tout. Cette forteresse de la rue de Chabrol, ce blocus de l'Anti-Juif, ces parlementaires, etc. Si tous ces saltimbanques ne mentent pas de concert, comme je l'imagine, que fait-on des pompes à incendie au moyen desquelles un commissaire de police désarmé noierait tranquillement les imbéciles factieux dans leur citadelle, les forçant à fuir trempés jusqu'aux os, inondés d'un ridicule infini.

24. -- Réponse généreuse de Joergensen disant que ma lettre lui a déchiré le coeur, s'accusant d'avoir été lâche et m'annonçant sa visite, aujourd'hui même. Un moment nous déplorons notre misère qui ne nous permet pas de le recevoir comme nous voudrions. Mais quelle crainte vaine ! Assurément un mandat va venir. C'est toujours ainsi. Je reçois, en effet, 35 couronnes, trois heures avant l'arrivée de notre hôte.

Délice de cette journée ! Comment douter d'un homme qui, lâchant tout, spontanément, accourt sur une lettre capable de révolter tant d'autres ? Il me paraît admirable. Il comprend tout, il devine tout, il est toujours prêt à s'humilier. Pourquoi faut-il qu'un tel ami me soit montré juste au moment où il va s'éloigner du Danemark et habiter Rome, six mois, en qualité de pensionnaire du gouvernement danois ? Heures douces et bienfaisantes ! Je me plonge dans cette âme comme dans une fraîche fontaine au milieu d'un bois. Je lui dis mon attente amoureuse du Saint-Esprit, ma certitude ancienne d'un Avènement prochain, ma satiété infinie des hommes et mon inaptitude surnaturelle aux ombres de ce monde

Il m'avoue avec douleur la misère inouïe des catholiques danois, incapables de zèle, privés de lumière, à peine décrottés du protestantisme, et la hideuse canaillerie de la plupart des convertis ouvriers, devenus catholiques par intérêt

[Pour la configuration extérieure et physique de Joergensen, voir plus haut, 8 mars, mon étude sur lui et le mouvement catholique en Danemark.]

26. -- J'ai la sensation de manger les miettes d'un festin. La visite de Joergensen n'a-t-elle pas été, humainement, l'unique rais de lumière dans notre existence misérable. Ma lettre d'adieu :

Vous êtes mon hôte pour toujours. Votre générosité nous a unis d'un lien très-fort. L'espace est vaincu. En quelque lieu que vous alliez, nous serons ensemble. Prions attentivement l'un pour l'autre. Il arrivera sans doute que vous vous souviendrez de mon âme douloureuse à Saint-Pierre, à Saint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-Majeure, à Lorette ou dans quelque autre sanctuaire fameux, pendant que je me souviendrai de la vôtre dans l'humble église de Kolding où Dieu veut peut-être que je le supplie avec larmes longtemps encore. J'ose espérer, cependant, qu'il me sera donné bientôt de quitter ce pays hostile à la Rédemption. En attendant, ma captivité est aussi étroite que dure, et il faut qu'on m'aide. Souvenez-vous de mes fillettes priant pour vous, matin et soir, vous en avez été le témoin. Faites, en retour, prier pour moi vos innocents devant les tombeaux des Saints

P. S. A l'instant même, j'apprends que le père jésuite que vous avez vu ici part demain soir et que l'abbé Storp ne reviendra que vendredi. Pas de messes pendant quatre jours. Pays cruel ! Ne pouvait-on pas laisser ce prêtre quatre jours encore ? Si un chrétien meurt, il faudra qu'il se passe des sacrements et qu'il soit enfoui comme une charogne ?

Ai-je parlé de l'Angelus luthérien ? C'est l'usage de sonner les cloches au coucher du soleil et, je crois, à son lever. Inutile de dire que cela ne correspond à aucune prière. C'est simplement un appel aux âmes poétiques.

27. On m'écrit de Bruxelles que Deman, dont j'attendais toujours la réponse à ma proposition d'éditer Je m'accuse, a donné l'ordre de ne lui transmettre aucune correspondance. Aggravation belge de la villégiature démoniaque. Evasion, disparition, évanouissement complet, absolu. Quelle horreur !

Rage des toilettes claires. Il faudra pourtant parler de ça. C'est tellement caractéristique du Danemark !

28. -- Les bras en croix, gestes pour écarter les bourgeois et les démons.

Lettre d'Yves Berthou, malheureux mais plein d'affection, impatient de connaître mon sort et demandant ce qu'il peut faire pour me servir. C'est une âme singulièrement rafraîchissante et douce que celle de ce simple.

29. -- Paroles pour séduire. -- Je ne suis et ne veux être ni dreyfusard, ni antidreyfusard, ni antisémite. Je suis anticochon, simplement, et, à ce titre, l'ennemi, le vomisseur de tout le monde, à peu près. Je suis, si on veut, l'homme impossible de la Genèse, « manus cujus contra omnes et manus omnium contra eum, dont la main est levée contre tous et contre qui la main de tous est levée ». Avec moi on est sûr de ne prendre parti pour personne, sinon pour moi contre tout le monde et d'écoper immédiatement de tous les côtés à la fois.

30. -- J'ai parlé des bouchers danois, j'aurais pu parler des lits danois, c'est-à-dire de l'absence du Lit conjugal. J'ai parlé aussi des latrines danoises et de plusieurs autres choses remarquables. Il serait étonnant que je n'eusse pas un mot à dire du pain de Luther. Les ennemis de l'Eucharistie ne sauront jamais faire du pain.

31. -- Hier soir, vers dix heures, Véronique, étant endormie, a récité en latin et en entier le Pater, sans se réveiller. Le coeur battant, la respiration suspendue, nous avons écouté cela.

 

 

 

Septembre

3. -- Ce matin, comme je sortais de l'Eglise, chargé de peine, ayant vu donner le Corps de Jésus-Christ à des canailles, un bicycliste arrive sur nous avec une telle violence que j'en suis épouvanté. Une seconde plus tard, il renverse un petit enfant, et accélère son mouvement, sans même retourner la tête. Il y aurait plaisir à l'abattre d'un coup de fusil.

Arrivé à la maison, je vois une grande partie des capucines dont j'avais rempli notre jardin arrachées, brisées avec méchanceté, je ne sais par qui. J'en ai le coeur crevé. Mes pauvres fleurs m'avaient coûté beaucoup de soins et elle étaient pour moi une consolation. Voilà donc la tristesse complète et affreuse qui me ressaisit. Que Dieu ait pitié de moi !

Jeanne, me voyant dans cette détresse, écrit à un ami dévoué qui pourrait facilement me délivrer.

[Cette lettre, un cri des plus douloureux, n'a produit, naturellement, aucun effet.]

Allons-nous être forcés de fuir le Danemark précipitamment ? Le Lock-out qui est, si j'ai bien compris, une sorte de grève des capitalistes en réponse aux grèves ouvrières, menace le royaume d'une ruine prochaine. On va jusqu'à dire que, dès demain, à la suite de je ne sais quelle décision, il se pourrait que tout commerce fût interrompu et que la vie devînt impossible. Il y aurait par-dessous tout cela une horrible et démoniaque main invisible.

4. -- Dormant plus tard que de coutume, après une mauvaise nuit, je suis réveillé vers cinq heures par le mot Léon prononcé avec la plus grande netteté. Je me lève aussitôt et je dis l'office des morts.

6. -- On m'informe que de Groux qui ne m'écrit plus jamais a une existence des plus misérables. Affaire Dreyfus d'un côté, vadrouille continuelle de l'autre, je ne vois aucun moyen pour ce malheureux, acharné au massacre de sa volonté, d'échapper à l'abrutissement. Son talent de peintre qu'en 92 j'ai pu prendre pour du génie, qu'est-il devenu déjà ? Qu'en a-t-il fait ? Les dernières choses que j'ai vues étaient exécrables.

A un agité qui part pour la Grande Chartreuse

J'espère que vous me donnerez un récit de votre expédition. Ah ! je prévois un découragement peu ordinaire. Vous partez, autant que je peux comprendre, à la recherche du décor mentionné dans le Désespéré. Eh bien, Vous ne le trouverez pas, d'abord parce que Marchenoir visita la Chartreuse au coeur de l'hiver, ensuite, parce qu'il était peut-être autrement disposé que vous. Je vous plains de tomber dans l'horrible cohue des touristes dont le Désert de la Grande-Chartreuse est souillé, empuanti à ce moment de l'année. Que deviendrez-vous ? Moi qui suis probablement plus armé, je ne pourrais pas supporter cela deux heures.

Quel malheur que vous ne m'ayez consulté ! Avec la plus grande énergie, je vous aurais dit : N'allez pas, en cette saison, à la Grande-Chartreuse qui, d'ailleurs, je crois, n'existe plus depuis le Désespéré. A cette époque, ancienne déjà, elle agonisait. Allez plutôt à La Salette. Arrivant là dans les premiers jours de septembre, vous serez à peu près seul et ce que vous recevrez, étant un homme de bonne volonté envoyé par moi, c'est indicible.

7. -- Rêves bizarres. 1° On m'offre d'éditer Je m'accuse, et la proposition vient précisément de Charpentier, l'éditeur de Zola ; 2° le facteur me verse 11.556 francs et des centimes. Je crois voir encore ces chiffres et je sens encore l'émotion de ce coup de fortune. Ces songes, étranges chez un homme qui rêve aussi peu que moi, ne me font pas un joyeux réveil. C'est tout juste si le facteur a la bonté de m'apporter l'Aurore.
9. -- Choses vues chez un bienfaiteur : 1° une crainte extrême de passer pour avare ; 2° le besoin peu dissimulé de prouver l'ingratitude de l'obligé ; 3° le désir bien évident de mettre désormais sur le dos des autres le fardeau qui incommode. Il paraît que ces choses vont très-bien ensemble. Que répondrait ce chrétien si un apôtre, par exemple, mettons saint André, venu tout exprès du Paradis, lui disait : -- Etes-vous bien sûr que vous n'avez pas le devoir d'offrir à Léon Bloy tout ce que vous possédez sans vous réserver un centime ? Etes-vous bien sûr que telle n'est pas la destination vraie, la destination divine de cet argent que vous n'avez pas même acquis par votre travail et qui vous est tombé du ciel ?

11. -- Suite des villégiatures. On va se rafraîchir le poitrail dans de vertes prairies en donnant l'ordre aux larbins de ne faire suivre aucun message. Les pauvres, cela s'entend, peuvent se taper, et pour ce qui est des Anges dont parle saint Paul qui demandent quelquefois l'hospitalité en habits de pauvres, ils attendront le Jugement universel ou toute autre époque aussi incertaine.

12. -- Nous connaissons un jeune homme riche qui a, chaque jour, un peu plus de dix-huit ans, mais notre confiance en Dieu en a toujours quinze.

15. -- Suite de mes leçons de français au curé Storp qui s'efforce toujours de paraître bonhomme, sans cesser toutefois d'être imbécile résolument. Il me parle de la beauté du Suffrage universel ou, tout au moins, de son utilité, me blâmant fort de mon système d'abstention. Les idées de Léon XIII. Impossibilité absolue de faire entrer une idée supérieure dans de tels cerveaux.

Employé la plus grande partie de ce jour à ma brochure Je m'accuse qui devient un livre et dont la confection est pénible. Il est difficile et si répugnant de lier, de maintenir continuellement ensemble l'ignoble roman et l'ignoble Affaire !

16. -- Hier nous avions reçu un choc très rude. Aujourd'hui rien pour adoucir notre peine. Cependant nous sommes très-calmes, à peu près sans douleur. Effet tout surnaturel d'une vie meilleure, d'une appétence plus vive de la vie spirituelle. Quand nous aurons donné la vie à cette pensée que nous n'avons rien à attendre des hommes et que Dieu doit nous suffire, nous serons devenus inaccessibles à toute sollicitude, à toute souffrance.

A un fonctionnaire colonial qui se dit pauvre et même paralytique. Un incendie a brûlé ses livres et autographes et il voudrait renouveler son fonds :

Monsieur, votre lettre me donne lieu de croire que vous êtes un pauvre, et c'est pour cela que je vous réponds. Si vous étiez un riche je ne vous répondrais pas, à moins que ce fût pour vous adresser des malédictions avec l'assurance la plus injurieuse d'un mépris absolu. Mais vous êtes un pauvre et un malade. Alors non seulement je vous écris, mais encore je vous prie d'accepter mon dernier livre Peut-être ne le connaissez-vous pas.

J'habite le Danemark en qualité de naufragé, avec ma femme et mes enfants, au milieu des hérétiques, sans moyen de fuir. Ma vie est un miracle. J'ai des « admirateurs passionnés » qui sont riches, et qui aimeraient mieux jeter leur argent dans les latrines que de m'épargner une heure de souffrance. Pourquoi ? C'est le mystère de la richesse que Jésus a tant condamnée. Les démons doivent être riches. Encore une fois, je vous offre le Mendiant ingrat dont je possède quelques exemplaires. Cadeau absolument désintéressé, veuillez le croire, d'un écrivain détesté détestateur de ce monde abominable.

17. -- Je veux consigner ici la merveille de bonne volonté et de piété dont, chaque jour, notre petite Madeleine nous donne le spectacle et de plus en plus. Elle fait souvent le signe de croix, à tout propos. Quand je dis la prière avec Véronique, elle vient s'agenouiller près de nous, joint ses petites mains, essaie de répéter nos paroles et donne tous les signes de l'attention la plus amoureuse. A l'église silence parfait, quelle que soit la longueur de l'office, à la grand'messe par exemple. Combien de traits encore ! Chère enfant de chrétiens venue après tant de douleurs, et quelles douleurs ! Pourquoi est-elle dans cet affreux pays ? Pourquoi cette fleur parmi ces ordures ?

18. -- A de Groux :

N'avez-vous pas compris, depuis longtemps, que les infâmes catholiques actuels ne peuvent être jugés que par un catholique de ma sorte ? Quand vous dites, de manière ou d'autre, votre indignation contre cette racaille, vous me faites suer. Pour les vomir comme il faut, il est indispensable d'avoir, auparavant, dégueulé Zola, vous comprendrez ça plus tard. Et vos fureurs, à côté des miennes, vous paraîtront une sorte d'attendrissement eucharistique et fraternel Ah ! ça, que me dites-vous de « l'Immaculée Conception et du Saint-Esprit dont ces salauds peuvent dégoûter » ? Est-ce bien à moi que vous avez cru écrire ? Et depuis quand l'infamie, fût-ce d'une multitude, aurait-elle le pouvoir d'altérer, d'abolir la Vérité ?

20. -- On vient nous réclamer encore 20 couronnes pour nos contributions. Tapirs !

22. -- A mon pèlerin de la Chartreuse qui n'est autre que le mathématicien à qui j'ai déjà beaucoup écrit :

Quel enfantillage d'avoir espéré embraser le fond d'une citerne en y précipitant un tison ? Les ecclésiastiques modernes, à figures de mouflons ou d'alligators, observables dans les défilés dominicaux de Saint-Sulpice -- étant des puits et même quelquefois des fosses -- ont au fond d'eux la Vérité, ne l'oubliez pas. J'entends non la Vérité absolue que tout chrétien porte en son coeur, mais la vérité scientifique universelle : théologie, philosophie, histoire, arts et littérature. Par conséquent ils n'ont besoin de rien, pas même de Dieu, et le comble du délire est de prétendre les emballer sur n'importe quoi.

2. -- Deman refuse d'éditer la brochure Zola. Ce refus s'est fait attendre, mais il est aussi net qu'on puisse le désirer. J'écris à d'autres.

29. -- Le mathématicien me lâche [pour aller, m'a-t-on dit, à un pasteur]. Que Dieu ait pitié de cette âme !

 

 

 

Octobre

1er. -- Dimanche du Rosaire et commencement de l'interminable hiver danois. O Sauveur Jésus, adorable Evêque suant le sang, n'allez-vous pas nous tirer d'ici !

8. -- Ai-je ou n'ai-je pas mentionné déjà les tabliers blancs des bouchers ? Cela, je pense, mérite furieusement d'être remarqué. Donc les bouchers danois ont autour du ventre des tabliers blancs grands comme des jupes, avec des entre-deux de dentelles. Il m'est arrivé, marchant les yeux fixés à terre, de me croire tout à coup en présence d'une putain battant son quart. Vérification faite, j'étais face à face avec un pauvre goujat fumant sa pipe devant des viandes.

Le roman de Zola est fini et l'Affaire paraît enterrée. L'Aurore n'aura donc plus à m'offrir que des blasphèmes ou des cochonneries sans intérêt. Journal puant et illisible.

10. -- Appris une chose horrible. Il paraît qu'en Danemark on a tellement peur de l'inhumation prématurée qu'on ouvre la carotide aux morts ou prétendus morts avant de les enterrer, quand ils en ont fait la demande. Vainement objecterait-on qu'il faut alors, de toute nécessité, adopter à la fois l'idée de suicide et l'idée d'assassinat. Telles sont les fioretti du protestantisme.

13. -- On vient de me dire que je passe, à Kolding, pour le cousin de Dreyfus !!! Je cogne les astres de mon front sublime.

14. -- Impression sinistre. Ce soir, la nuit tombée, vu dans la petite rue voisine un groupe à peu près indistinct, à l'entrée d'un passage peu éclairé. Des gens étaient là pour la levée d'un corps qui devait être porté par eux dans le temple protestant où il attendra, cercueuil entr'ouvert, l'heure de l'enfouissement. Toujours dans les ténèbres, bien entendu. Les familles engendrées de Luther ne gardent pas leurs morts, un seul jour.

Cela sans un geste religieux quelconque, sans rien qui rappelle qu'on est des chrétiens ni même des hommes. L'infamie de cette chose est indicible. Un sauvage croirait que ces gens appartiennent à la voirie et qu'ils sont là pour accomplir une besogne sanitaire dangereuse et particulièrement fétide. En quoi il se tromperait très-peu. Dans un monde où le suffrage pour les défunts n'existe pas plus que la notion de vie éternelle, un parent très-cher, un excellent ami décédés sont, dans la minute qui suit leur dernier soupir, d'affligeantes charognes que la raison prescrit d'oublier à l'instant même.

A ce propos, il y a lieu de parler des innombrables boutiques de cercueils dont s'enorgueillit le Danemark. A chaque pas, étalage de ces meubles à tous les prix. On peut acheter en même temps pour sa fiancée un piano, un cercueil et une salle à manger, les deux derniers articles en vieux chêne, et le tout à tempérament, j'ose le croire. On penserait naturellement que ce peuple est très-brave devant la mort. C'est le contraire. On crève de peur, mais comme tout le monde meurt en naissant, c'est un commerce considérable.

15. -- 21e dimanche après Pentecôte. Evangile des deux débiteurs. Tristesse et langueur en songeant à la nécessité de prolonger notre séjour, combien de temps ? A la messe, je pense à l'autre nécessité d'accomplir ma vocation, de faire ce que Dieu veut de moi, et je demande que cette chose inconnue arrive enfin, puisque je commence à devenir vieux. Comme toujours en pareil cas je crois entendre la multitude infinie des faibles qu'on écrase et des torrents de soldats en marche

Payé notre terme. Nous revoilà sans le sou. Il fallait cela. Notre propriétaire semblait attendre. Il faisait des chiffres et, certes, il nous aurait traités avec la plus extrême rigueur. On peut dire que celui-là se fiche un peu de l'Evangile des deux débiteurs. C'est un cochon luthérien douceâtre et féroce.

16. -- Crise de tristesse épouvantable, étouffante, mortelle si elle se prolongeait. Je me vois cadenassé dans un prison noire sans secours, ni consolation, presque sans Dieu. Tel est effet de ce commencement d'hiver scandinave. Si le contact du protestantisme est déjà horrible en été, que sera-ce par les jours noirs et les nuits glacées ? Ne claudas ora canentium te, Domine.

Envoyé à un éditeur belge le manuscrit de Je m'accuse, avec une crainte extrême qu'il ne le garde, sans daigner me répondre, ut fert illorum consuetudo piratarum.

20. -- Yves Berthou, ami excellent que j'avais prié de me chercher un éditeur à Paris, m'envoie deux lettres de refus, une de Champion, l'autre de Fasquelle, éditeur de Zola. Cette dernière est fort curieuse. Avoir écrit à cet ennemi était déjà une gaffe extraordinaire, mais, tout de même cela me ravit de savoir que Zola sera ainsi infailliblement informé de la tournée paradoxale de coups de soulier dans le derrière que je lui prépare. Cette réponse donc où Fasquelle proteste de son admiration pour moi -- ce qui ne manque pas de cocasserie -- est, en outre, surprenante, mise en regard de la réponse de son confrère Champion. Celui-ci, qui déclare plus énergiquement encore son admiration, ne saurait m'éditer parce qu'il « n'édite jamais de livres de littérature pure », et que « sa maison a une spécialité de livres » que, par conséquent, on est en droit de supposer aussi étrangers à la littérature qu'à la pureté. Fasquelle, au contraire ne peut m'éditer parce que je n'entre pas « dans le cadre exclusivement littéraire des publications de sa maison ».

Il serait peu équitable de méconnaître que les éditeurs de tout genre crèvent en même temps d'admiration pour Léon Bloy et du chagrin de ne pouvoir l'éditer, juste au moment où cet écrivain agonise lui-même d'une autre manière. Le désespoir de ces braves gens est « à faire pleurer les pierres », comme le dit, avec tant d'originalité, notre délicieux Crétin.

21. -- Guerre du Transvaal. L'univers entier fait des voeux pour la défaite des Anglais. C'est la première fois, je pense, qu'une pareille unanimité s'est vue. Je ne me lasse pas d'admirer qu'un grand homme à peu près sans Dieu, Napoléon, ait eu l'intuition prophétique de la délivrance du monde par l'humiliation ou la destruction de l'Angleterre.

24. -- Ce matin, ayant fait à mon curé la demande vraiment naïve de ses prières, cet homme a paru céder à une impulsion intérieure et m'a déclaré soudain que je ne gagnerais jamais ma vie avec ma plume. C'est ainsi que le fil à couper le beurre dut être inventé.

29. -- Lettre banale d'un monsieur qui dit que je suis un crapaud et qui s'afflige de savoir que je vis encore.

30. -- Temps horrible. On nage dans la boue glacée. Chose très-danoise. On pave les rues avec beaucoup de soin et, l'opération terminée, on jette sur les pavés une masse énorme de terre pour ne pas risquer d'être à court de crotte. Les enfants de Luther ne peuvent pas vivre hors de la boue.

J'ai déjà parlé des latrines épouvantables, si nettement significatives, du protestantisme. Mais j'avais omis la haine merveilleuse des bains, plus significative encore. Il ne faut pas chercher à Kolding un établissement de bains. On a, il est vrai, quelque chose qui se nomme ainsi, mais à distance et hors de la ville, comme autrefois, en France, la maison du bourreau ou celle des lépreux. Encore cet établissement estival doit-il être tel que je n'oserais jamais y mettre le pied. Je craindrais d'en sortir plein de vermine et beaucoup plus sale qu'avant. En général, plus on est crasseux et moins on se lave, chez Luther. Je présume que la veille de leur mariage ou de ce qui en tient lieu, les vierges ou prétendues vierges sont raclées par leurs parents.

 

 

 

Novembre

1er. -- Il va sans dire que la Toussaint est, ici, un jour quelconque et que la grande fête n'existe absolument pas. Si l'ignorance des luthériens était moins dense, moins compacte, moins lourde, ils daigneraient faire aux Amis de Dieu l'honneur de quelques outrages. Mais tout, chez ces brutes, est éteint. Ténèbres complètes. Ils ne savent rien. Je ne pense pas avoir jamais senti une telle amertume, une telle horreur pour l'abjection et la stupidité de ces renégats.

Dans notre église, quelle tristesse de ne jamais entendre un seul chant liturgique ! Toujours des cantiques, je ne sais lesquels, en langue danoise. L'abbé Storp à qui j'en parlais, un jour, me déclara qu'il était impossible d'apprendre aux enfants à chanter, par exemple, le Credo en latin. Affirmation singulièrement outrageante. Autant dire que les enfants de ce pays sont idiots ou que le curé ne veut pas prendre la peine de les instruire.

Visite d'une dame venue pour parler français. Quelle conversation ! Je vérifie, une fois de plus, que le protestantisme vit exclusivement sur des lieux communs de concierges, si méprisables qu'on a honte de les entendre et qu'on se vomit soi-même d'y répondre : l'Inquisition, les crimes des papes, l'immoralité des moines, la non-sainteté de Marie, l'absurdité du célibat ecclésiastique, etc. J'ai eu quelque mérite à garder ma patience. Mlle T., notre visiteuse, est cependant une bonne personne, nullement dénuée d'intelligence, ni même d'un certain esprit, mais elle est fille de pasteur et tout raisonnement, toute logique succombe

2. -- A un [mort], sur l'Oubli des morts :

Vous me demandez ce que je pense de « l'oubli des morts » parmi les chrétiens. Les protestants qui ne savent rien et qui ne comprennent rien ont un Ami qui leur fait sentir que cet oubli est un moyen sûr de tuer. Je le répète, ils ne savent pourquoi, et toute explication serait inutile. Le dogme de la Communion des Saints ne peut entrer, non plus qu'aucun autre, dans ces intelligences murées par Luther. N'importe, ils sont avertis qu'il y a là quelque chose à détruire, exactement comme lorsqu'ils entendent parler de la Sainte Vierge ou des Martyrs.

Le malheur de ma vie m'a forcé de vivre dans le voisinage de ces tristes animaux, et j'ai pu admirer leur flair. Ils ne voient pas où est le Corps, n'étant pas des aigles, mais ils le subodorent infailliblement comme des chiens. Voulez-vous savoir ce qu'il y a de vital, de tout à fait essentiel dans l'Eglise de Jésus-Christ ? Regardez ce que les protestants exècrent. Oh ! à leur insu, car la Raison chez eux est si morte qu'ils ne peuvent même plus discerner ce qu'ils aiment de ce qu'ils abhorrent. Ils assassinent l'Eglise avec une sûreté de main irréprochable et une inconscience prodigieuse, comme des instruments poussés à leur perfection.

Pour ce qui est des catholiques, ils savent ce qu'ils font. Les bourreaux de Jésus ne le savaient pas, c'est le témoignage de la Victime elle-même. Les catholiques le SAVENT. Les moins instruits ne peuvent ignorer que la prière pour les morts est, en même temps, d'un profit incalculable pour les vivants et l'occasion d'une gloire accidentelle pour les élus. Mais que dis-je ? et qu'est- ce que cela si l'on vient à considérer que Dieu lui-même a besoin de cette prière ? La Toute-Puissance divine, en effet, ne peut rien pour les morts, immédiatement. Il n'y a que les mortels qui aient le pouvoir de secourir les morts. C'est une délégation de la Justice immuable à la Charité militante.

On parle de l'Eglise souffrante sans savoir ce que signifient ces mots étranges. L'Eglise qui souffre, c'est la Troisième Personne de la Trinité ineffable, I'Esprit-Saint lui-même la Vierge Marie ! en une manière infiniment mystérieuse et qu'il faudrait être plus qu'un Ange pour expliquer.

L'Esprit-Saint est le Gémissement adorable, Celui qui « attend en attendant », le Consolateur qui repose au milieu des morts, sur les ossements des Saints. C'est à lui que vont les prières pour les défunts et son Règne en est avancé d'autant. Quand on ne prie pas pour les défunts, on se rend coupable du crime d'omission le plus énorme. Il arrive alors ceci qui est tout à fait sans nom.

La Mère du Rédempteur a été couronnée en vain et toute la série des fêtes ecclésiastiques est en vain. La Nativité du Sauveur ne regarde pas les morts. La Circoncision et l'Epiphanie ne regardent pas les morts. La Purification, l'Annonciation, la Passion et la Compassion ne regardent pas les morts. Le Vendredi Saint et le Dimanche de Pâques ne regardent pas les morts. L'Ascension et la Pentecôte même, ô prodige ! ne regardent pas les morts. La Sainte Trinité et le Saint Sacrement, et la Visitation et l'Assomption, et la Nativité de Marie et l'Exaltation de la Croix, et les Vingt-quatre Dimanches ne regardent pas les morts. L'Immaculée Conception non plus ne regarde pas les morts. Enfin le Jour des Morts ne regarde pas les morts !

La misère des morts, en un siècle privé de foi, est un arcane de douleur dont la raison est accablée.

Il m'est arrivé, pourquoi ne le dirais-je pas ? d'être réveillé par les morts, tiré de mon lit par les morts -- par des morts que je connaissais et par d'autres que je ne connaissais pas. Une pitié terrible me précipitait, me maintenait à genoux, les bras en croix, dans les ténèbres, et, le coeur battant comme une cloche sourde je criais vers Dieu pour ces âmes

-- Où est, me disaient-elles, saint Pierre qui n'avait ni or ni argent, mais qui donna ce qu'il avait à l'heureux infirme de la Porte splendide ? Où sont les Onze autres qui doivent avec lui juger la terre, assis tous ensemble sur douze sièges très-beaux ? Où sont les Martyrs et leurs si rapides souffrances qui préfigurèrent nos tourments, comme la joie de l'Eden préfigura -- rigoureusement -- la Tribulation inconcevable de Jésus-Christ ? Où sont les Confesseurs et les Vierges, où sont les Prêtres et ce flot montant du Sacrifice qui devrait éteindre nos épouvantables feux ? Si nous ne sommes pas secourus, où donc est la Joie du Père éternel ?

Il me semblait que j'avais beaucoup d'autres choses à vous dire, mais le sujet est à crever n'importe quel coeur et voici, devant moi sur la table où je vous écris, l'image de Notre-Dame des Sept Glaives, telle qu'on la voit à la Salette, non plus debout comme au XXXIXe psaume, mais assise sur la pierre et sanglotant.

4. -- Je fais des livres qui vivront et qui ne me font pas vivre.

Je viens de passer deux ou trois heures sur un brouillon de carte postale. Affaiblissement incroyable, très-effrayant.

6. -- Au moment de partir pour l'Eglise, je suis frappé de paralysie. Le coup est faible et je peux me traîner encore, en m'appuyant sur ma femme, mais sans beaucoup d'équilibre et aussi incapable de former des pensées que de les exprimer.

[Maintenant que je suis complètement guéri, je veux dire l'admirable confiance de Jeanne. Elle voyait mon mal, plus grand même qu'il n'était. Elle pouvait penser que le voyage à l'église était dangereux. Il n'a été que difficile, par la grâce de Dieu, mais la courageuse a tout accepté, tout bravé, pour que je ne fusse pas privé de la communion, sachant que c'était le remède unique. 20 décembre suivant.]

7. -- Un médecin a ordonné le repos absolu pendant huit jours au moins. Ce séjour dans un lit m'est extrêmement pénible. J'ai toujours détesté le lit. Mon mal est d'ailleurs étrange. Il semble n'avoir fait que me traverser. L'attaque et l'entrée en convalescence ont été, pour ainsi dire, simultanées.

14. -- Qu'importent les obstacles ? Si Dieu veut se servir des riches pour me délivrer, assurément il le peut ; mais si ces instruments le font trop vomir, il n'en a aucun besoin, c'est indubitable Je n'ai jamais manqué de ce qui m'était nécessaire. Quand j'ai eu besoin de souffrir beaucoup, Dieu m'a comblé de souffrances. Quand j'ai eu besoin de consolation, Dieu a déchaîné sur moi des tempêtes de consolation. Chaque chose est venue en son temps. Tout est adorable.

A quelqu'un [dont je ne veux plus savoir le nom] :

Ecoutez ceci que je n'ai jamais dit à personne. Ernest Hello était persuadé que Dieu avait besoin de lui pour l'accomplissement d'un dessein très-mystérieux et très-grand. En ce sens, il y avait en lui une sorte de prophète que j'ai seul connu. Rempli de l'idée qu'un compagnon lui était nécessaire et rêvant que je pourrais être ce compagnon, il consulta, un jour, il y a plus de vingt ans, la Véronique du Désespéré qui fit cette réponse en me désignant : Celui-là seul a quelque chose à faire. On ne put tirer d'elle une syllabe de plus.

16. -- Dieu peut tirer le bien du mal, sans notre consentement. Le Diable peut tirer le mal du bien, mais non pas sans notre consentement.

19. -- Anniversaire de naissance de ma pauvre femme. Je lui offre le parfum de cette puissante fleur : « Jusqu'à ce que nous soyons venus à la pleine et manifeste vérité qui nous rendra éternellement heureux, toute vérité nous sera la figure d'une vérité plus intime. » Bossuet, Histoire des Variations, livre IV, 12.

29. -- A un pauvre, qui cherche de l'argent pour moi :

Que vous dire, sinon que les jours ici pèsent comme le monde et que ma tristesse est à peu près insupportable. Dieu semble vouloir épuiser sur moi la puissance qu'il a d'éprouver ceux qui l'aiment et qui sont à genoux pour sa gloire. Je suis triste en voyant une famille chrétienne sur un abîme ; je suis triste en songeant à ce que vous souffrez à cause de moi je suis plus que triste en regardant mon impuissance

J'avais un peu espéré de Mme H., non que je pensasse qu'elle pût agir directement d'elle-même, mais par les autres, en organisant avec deux ou trois amis qu'elle peut avoir une sorte de petite croisade, non pas charitable, -- les chrétiens modernes ont trop avili ce mot, -- mais héroïque. Elle ne fait même pas ce qu'elle a promis. Mme H. ne sait-elle pas que le Pauvre déçu est le plus redoutable des accusateurs ?

30. -- Saint-André. Journée horrible. S'il faut rester encore ici, nous allons mourir. En revenant de l'église, où nous avons appelé à notre secours notre fils André, mort en 95, nous ne trouvons absolument rien de nouveau à la maison. Aucune signe consolant, aucune parole amie. Nous voilà noyés. Mon âme est immergée dans un vaste fleuve noir dont je suis étouffé, dont j'agonise avec un tourment infini. Ma pauvre Jeanne est forcée d'endurer le même supplice et nous arrivons ainsi à la fin de cet effrayant jour, privés de forces, ivres de souffrance. Une lettre hideuse d'une personne riche qu'on croyait amie et qui n'offre que des conseils insultants au lieu du noble secours qu'on lui demandait, voilà tout. Est-il croyable que notre innocent André, que nous avons vu si cruellement mourir, n'ait pu rien obtenir pour nous ! Pourquoi Dieu traite-t-il de la sorte ceux qui l'aiment ? Pourquoi écraser des pauvres qui ont tant pleuré pour sa Gloire ?

Avez-vous besoin de bons conseils ? Essayez d'emprunter à un ami. Plus votre ami sera riche, plus les conseils seront excellents.

 

 

 

Décembre

1er. -- Je porte à l'église ma tristesse affreuse. Après la communion, attendrissement, crise de larmes. Absence de tout secours humain.

2. -- A Henry de Groux :

Je vous prie de dire à tous ceux qui assurent m'aimer de ne plus m'envoyer leurs félicitations à propos de ma délivrance ! Cette sorte de facétie à un homme déçu pour la millième fois et qui en meurt est plutôt lugubre et ressemble singulièrement à une tentative d'assassinat. J'en suis à préférer l'ignoble silence de Georges D. que j'ai fait entrer dans l'Eglise, dont la dernière née est une de mes filles spirituelles et qui aime mieux mentir que de m'envoyer -- me sachant si malheureux ! -- une parole d'ami, depuis tant de mois !

C'est tout de même à gronder de rage de penser que parmi tant d'individus qui croient m'admirer et qui prétendent me chérir, il ne se rencontrera pas un être sachant, pouvant et voulant

Voilà où nous sommes ! La délivrance ou la mort prochaine. Sans doute, cette alternative rigoureuse n'est pas, ne peut pas être. Il faut que j'accomplisse toute mon oeuvre. Mais nous sentons ainsi et cette angoisse nous est versée d'une main prodigue.

3. -- Etonnante obstination de la petite salope balayée il y a trois mois. Elle nous guette chaque matin et cherche à se cramponner. Aujourd'hui, elle a eu l'audace de se présenter chez nous. Nous savons qu'elle nous volait, que nos provisions de ménage allaient chez ses horribles parents et qu'elle communiait souvent avec piété. Nous pouvons, dès lors, tout supposer et tout craindre.

Notre seule amie paraît être ma visiteuse du 1er novembre, qui vient nous parler religion, nous consulter et que j'instruisis en arrachant de sa plate-bande quelques lieux communs qui repousseront sans toute. Elle est ridicule et bienveillante, mais tournerait facilement à l'aigre si on insistait sur le Pape ou la Sainte Vierge.

8. -- Froid horrible, à geler les âmes. Nous avons heureusement un peu de charbon.

Dieu s'est incarné pour être visible. Argumentum non apparentium. Visibilia ex invisibilibus.

11. -- Réveil suave, cette nuit. Dans mon sommeil paisible, j'ai cru voir, j'ai vu certainement des yeux de l'âme, un fantôme qui me rappelait une malheureuse fille aimée autrefois et dont la mort fut terrible. Elle était penchée vers moi et je m'efforçais en vain de la saisir. Enfin je sentis une pression de la main dans la main, pression extrêmement douce et lointaine, se prolongeant jusqu'à mon réveil qui, je le pense, fut ainsi causé. Mais, avant ce réveil, le fantôme, interrogé sur son nom, parut mettre sa tête sur mon épaule et prononça distinctement : Bertha. Je me réveillai alors tout à fait, certain que je venais d'entendre une prière sortie du fond d'un abîme de plaintes inentendues et de souffrances impossibles à concevoir, un appel faible et désolé qui avait mis quinze ans à monter jusqu'à moi et qui m'arrivait enfin de cette manière Je ne peux pas dire la douceur, la pureté de cela !

14. -- Un grand vent de neige a soufflé cette nuit. Tout est comblé de neige. C'est le vrai hiver scandinave. Nous allons, cependant, à notre pauvre église jamais chauffée où la prière semble mourir de froid au bord des lèvres. Que Dieu fortifie notre courage !

Commençante évolution d'un ami belge qui deviendra certainement un lâcheur. Cela débute par de l'emphase et du mystère. Ah ! zut ! Les mystères de la Foi me suffisent, je n'ai que faire des mystères de l'amitié.

15. -- Consolation immense, bien inattendue. Nous découvrons la Cité mystique de Marie d'Agreda jusqu'ici négligée, oubliée dans un coin de ma bibliothèque dans la pensée où j'étais, depuis longtemps, que nous n'avions pas grand fruit à en recueillir. Méconnaissance inexcusable de mes impressions religieuses d'il y a vingt-cinq ans. Or c'est exactement le contraire. C'est la Mère de Dieu elle-même qui nous donne ce secours et nous voilà inexprimablement réconfortés.

16. -- Le froid redouble et devient à peu près insupportable.

Tout se prépare pour l'infâme Noël luthérien, celui de tous les jours de l'année où Marie est le plus insultée. Partout ailleurs il serait difficile de concevoir des cantiques de Noël où la Mère de l'Enfant Jésus ne serait pas nommée. Or c'est précisément ce qui arrive ici. La crainte d'honorer Marie est telle chez ces renégats qu'on ne lui accorde pas même le respect ou l'attention qu'obtiendrait la femme la plus ordinaire.

18. -- A Chamuel, éditeur, en lui proposant Je m'accuse :

L'intérêt de cette rigolade copieuse est aggravé d'ailleurs et rafraîchi de temps en temps par quelques réflexions d'un cynisme délicieux sur l'affaire Zola-Dreyfus qui déroule, à côté ou au-dessus du feuilleton, ses vaines et puantes péripéties. Je pense que l'intensité et la continuité d'un sarcasme transsibérien, qui va s'exaspérant le long de quatre mille lignes, me vaudra tout au moins le suffrage de quelques rabelaisiens très- précieux.

Dites-vous bien surtout, ami Chamuel, que c'est un pamphlet exclusivement littéraire et que je me fous de la politique d'autant mieux que je suis installé, depuis des lustres, sur un pic intellectuel d'où le grouillement contemporain est à peine discernable.

Je fais simplement la guerre à l'insulteur de Dieu, au haïsseur furieux et bas de toutes les choses spirituelles et grandes, qu'est M. Zola, et je m'efforce d'exprimer la stupéfaction douloureuse où me plonge l'avilissement de notre patrie, autrefois couronnée d'éclairs, capable, aujourd'hui, de se prosterner dans les excréments de cette brute. J'ai prétendu faire une besogne de chrétien, d'artiste, de Français, en protestant de tout mon gueuloir contre cette épouvantable ignominie, et, comme j'ai lieu de supposer que vous êtes peu éloigné de mes sentiments, j'ose croire que vous ne refuserez pas de marcher

20. -- A un poète belge :

Vous avez lu la Femme pauvre, le Mendiant ingrat Aujourd'hui, comme au temps du Désespéré, je n'ai qu'à verser un peu de moi dans un livre pour qu'il déborde de douleur. Je me rappelle bien qu'aussitôt après la lecture du Désespéré, comprenant que ce livre n'était qu'une déchirante autobiographie, il vous parut dérisoire de ne m'offrir que d'économiques et affamantes congratulations sur mon grand art de souffrir pour l'amusement des amateurs. Vous fîtes alors pour moi ce qui vous fut possible, je le crois Aujourd'hui, vous êtes parmi les puissants de ce monde. Souffrirez-vous que celui que vous honorâtes autrefois comme un « grand artiste », et dont l'oeuvre n'est pas finie, passe le temps de Noël dans un trou neigeux du Jutland, abandonné au vertige du désespoir ?

[Sans réponse, bien entendu.]

21. -- Rien de la poste, sinon l'Aurore « aux doigts de bran » où se trouvent deux lettres de Zola qui veut absolument prouver que son père n'était pas un coquin, comme si cela pouvait intéresser quelqu'un sur la face du monde habité.

Lu avec délices Marie d'Agreda. Il sort de ces révélations une main divine sentie autrefois, avant mon entrée dans le cloaque littéraire, et qui me saisit aujourd'hui plus fortement.

22. -- Aucune lettre d'aucun humain. Je n'arrive pas à prendre mon parti de ce silence. Je ne profère pas de plaintes, mais, au dedans, quelle clameur !

Préparation d'un arbre de Noël pour la joie des enfants. Jeanne a pu acheter une oie. On se réjouira comme on pourra.

Le curé ne veut pas dire la messe de minuit avant six heures du matin, sous prétexte, j'imagine, qu'il n'y aurait pas d'assistants. Il y aurait les soeurs et moi, peut-être aussi quelque autre personne. Dieu sait le vrai motif qui ne doit pas être sublime. Je ne lui en parle pas. Il m'opposerait la Prusse, comme toujours.

23.-- Quelqu'un sait-il, parmi les cochons sentimentaux qui se croient chrétiens, que les larmes sans prière tuent les morts ?

A de Groux :

« Pas de nouvelles, bonnes nouvelles », dit un lieu commun éternel. Je souscris avec élan à cette forte parole. Cependant, si l'absence de nouvelles de mon ami Henry de Groux, par exemple, signifie que tout va bien pour lui, je dois nécessairement conclure qu'une nouvelle, même excellente, de ce peintre, prouverait que tout va mal, et que plusieurs nouvelles, bonnes ou mauvaises, donneraient à craindre une catastrophe. Rien de plus limpide. Mais tout de même c'est enfantin, car enfin, si des nouvelles ne peuvent être bonnes qu'à la condition de n'être pas, puisqu'il est dit que les bonnes nouvelles ne sauraient jaillir que du néant de toutes nouvelles, il n'est pas moins absurde d'en supposer de mauvaises puisque ces mauvaises ne seraient pas et ne pourraient pas être des nouvelles -- la nature, l'essence même des nouvelles étant, comme on se crève à le démontrer, de n'être pas bonnes, parce qu'alors il faudrait invinciblement les taire ; ou de n'être pas mauvaises, ce qui forcerait de les déclarer, chose précisément impossible.

Pour plus de clarté, j'ajoute que les petits ruisseaux font les grandes rivières, que l'habit ne fait pas le moine, qu'il y a bougrement loin de la coupe aux lèvres et qu'il n'est jamais trop tard pour bien faire.

24. -- Le curé Storp explique l'impossibilité de la messe de minuit par l'hostilité de la canaille de Kolding, disposée, pense-t-il, à venir faire du vacarme à la porte de l'église, peut-être dans l'église même, comme il est arrivé une fois. Explication qui me satisfait, sans diminuer mon amertume.

25. -- Noël triste. L'absence de toute lettre est assez pour me tordre le coeur, puis le temps, qui était devenu moins rude, s'est remis au froid. Entouré des pauvres miens, je me vois sur un glaçon, au milieu d'une mer hostile, sous un ciel noir

26. -- Lisant dans l'épître du jour que saint Etienne devant le tribunal des Juifs vit la gloire de Dieu, ayant plein l'esprit des magnificences de Marie d'Agreda qui raconte qu'à ce moment, la Sainte Vierge en personne vint assister le Protomartyr ; il me revient avec précision cette idée, autrefois si familière, que la Gloire de Dieu c'est Marie. Alors je songe amoureusement que la fonction de Marie est un mystère de force et de splendeur dont rien ne peut donner l'idée, qu'aucune image ne pourrait même faire pressentir ; que Marie est un être absolument indevinable, inconcevable et que la plus vague, la plus indécise prénotion de ce gouffre d'éblouissements nous ferait mourir. Il faut remarquer cette parole de Marie d'Agreda extrêmement digne d'attention et dite plusieurs fois, de diverses manières, que le Saint-Esprit n'a pas manifesté les mystères de Marie aux premiers chrétiens parce que la Sagesse divine s'y opposait, le moment n'étant pas venu, non potestis portare modo.

Me voilà un peu consolé. Il est dit que Jésus viendra « dans la gloire de son Père ». Que se passera-t-il alors dans l'Absolu ? Exactement ce qui s'est passé au moment de l'Incarnation : FEMINA CIRCUMDABIT VIRUM.

Quelles délices d'être chez soi ! C'est pour cela que le Paradis est si désirable. En Paradis seulement on sera chez soi.

27. -- Dieu nous fait la grâce de ne pas nous laisser entamer par la tristesse. Elle rôde seulement autour de nous.

28. -- Notre épicier présente un relevé de compte. Nous lui devons près de 500 couronnes, 700 francs.

A Henry de Groux en réponse à une lettre extrêmement douloureuse, mais qui me rafraîchit le coeur et m'apaise comme une voix amie :

Mon cher Henry, j'ai écrit à huit personnes dont aucune ne pouvait décemment se dispenser de répondre, puis j'ai écrit, à une neuvième qui est vous, quelques lignes toquées n'exigeant aucun retour, et seul vous m'avez répondu Je voudrais aujourd'hui vous parler raison et je ne sais par quel bout prendre votre lettre qui n'est pourtant pas merdeuse, mais trop pleine de choses qui gueulent de se voir ensemble Je suis disposé plus que vous ne pensez à me défier des Belges. Au point de vue du muflisme démoniaque, les catholiques riches dont la Belgique est ornée me paraissent malaisément surpassables. Cependant j'ai connu ce type en France, Paris et provinces ; il est la fleur du christianisme contemporain et ne peut pas souffrir de contrefaçon même belge.

Il faut, une bonne fois, vous habituer à mon langage et enfoncer en vous cette idée simple que je n'appartiens à rien ni à personne, sinon à Dieu et à son Eglise. J'entends l'Eglise invisible. La visible, j'en conviens, est devenue abominable, bien que je sois infiniment éloigné d'accorder à la vermine du cul de Zola ou de Clémenceau le droit exorbitant d'avoir là-dessus l'ombre d'un avis. Tout ce qui n'est pas exclusivement, éperdument catholique n'a d'autre droit que celui de se taire, étant à peine digne de rincer des pots de chambre d'hôpital ou de racler le gratin des latrines d'une caserne d'infanterie allemande.

L'ignominie de cette Eglise, il y a longtemps que je l'ai vue, ayant, par miracle, des yeux pour la voir et que je l'ai racontée ou exprimée, parce que je suis du petit nombre de ceux à qui cela est permis ; et je n'ai besoin, étant un homme racheté du Sang de Jésus-Christ, ni des maquereaux ni des larbins à coups de souliers d'aucun journal quotidien pour m'apprendre ce que je dois penser tel ou tel jour. La feuille que vous lisez vous a fait avaler une sottise énorme qu'un instant de réflexion ne vous aurait pas permis de garder sur l'estomac. Il y a des choses que le Pape, fût-il un monstre, ne peut pas faire. Quant au Noël imbécile autant qu'inévitable d'Adam, je vous l'abandonne. Il fait partie de l'Ordure moderne et n'est, en somme, ni meilleur ni pire que du Wagner devant le Saint Sacrement de l'autel.

Ces points réglés, un mot sur Con. de P. Je suis heureux d'abord que vous ayez dit votre mépris à celui de tous les salauds contemporains qui m'a fait le plus de mal. Tous mes amis ne font pas ainsi, vous le savez. Ensuite je vous approuve de ne vous être pas exposé à je ne sais quelle odieuse affaire en rossant ce misérable dont toute l'infamie ne vous est pas connue. C'eût été battre une charogne, opération horrible, dangereuse et combien vaine ! Je suis au point de croire que moi-même venant à rencontrer l'individu, je ne pourrais sentir que de la pitié.

Vous souvenez-vous de la prière de Léopold contre les deux gueuses, dans la Femme pauvre, et comment cette prière fut exaucée ? Ne vous ai-je pas dit que cet épisode était absolument mon histoire ? Eh bien ! j'ai appris que l'une des deux scélérates, celle que je donne à manger à son chien, est réellement morte, mangée par un cancer, dans l'année qui a suivi. Quant à l'autre, je n'ai assisté qu'au commencement de sa ruine et j'ignore de quelle affreuse manière elle a dû finir. Soyez sur qu'il y a quelque chose de ce genre pour l'ignoble assassin dont je parle. Je pouvais agir contre lui assez dangereusement. Mais cela m'eût troublé. Je lui ai donc envoyé mon pardon -- le remettant aux Mains de Dieu d'une façon très-particulière. On verra.

Le mot important de votre lettre est celui-ci : « Une honte infinie d'espérer aucun refuge en dehors de Dieu ». Vous ai-je assez écrit cela ? Ceux qui ont lu le Mendiant le savent. Le jour est peut-être proche où vous le sentirez tellement que vous tomberez à genoux pour y rester en pleurant jusqu'à l'heure de votre mort. Vous saurez alors ce que c'est que la Joie et ce que c'est le Mépris, mais vous ne le saurez qu'alors. Vous avez beaucoup compté sur les hommes, mon pauvre Henry, vous avez même cru que la raclure de canailles vomie par moi pouvait présenter une surface d'héroïsme et vous vous étonnez d'être par terre au milieu d'une multitude d'étrons ! C'est trop bête, avouez-le.

Vous parlez de votre misère qui est atroce. Voulez-vous comparer votre situation à la mienne ? Vous êtes déçu de toutes manières, littéralement sans un sou, et l'avenir vous paraît encore plus sombre que le présent. Tel est mon cas, avec cette différence que je savais à l'avance et depuis longtemps que toutes ces choses m'arriveraient, les ayant demandées. D'où il suit naturellement que les horreurs de la vie ont pour moi un sens qu'elles ne peuvent avoir pour vous. Je sais au moins qu'en souffrant ceci, je gagne cela..

J'ai essayé autrefois de lire Dante dans la meilleure traduction. J'ai même entrepris de lire le texte. L'ennui m'a terrassé, un ennui à n'en jamais revenir. Je vois en lui un imagier souvent admirable, mais un penseur nul et une âme de journaliste théologien. Il faut être un enfant pour sentir une terreur quelconque à la lecture de son Enfer, et les diables qui pètent ne m'amusent, médiocrement, que dans Callot. Quant à son Purgatoire et à son Paradis, ceux-là seuls qui ont étudié l'histoire de l'Art à l'école de Péladan peuvent ignorer que Dante partage avec Raphaël engendré de lui la gloire d'avoir préparé la Bondieuserie sulpicienne.

Les plus célèbres chants de la Divine Comédie mis en regard des visions les moins connues d'Anne-Catherine Emmerich ou de Marie d'Agreda ou de cinquante autres font pitié. Toutes les fois que Dante est proposé à ma ferveur, je crois entendre le plus homicide de tous les démons, le démon dé la Sottise moderne, chuchoter que ce Florentin avec ses laques d'un Japon très-vieux remplace, en somme, très-avantageusement pour les âmes contemporaines, la colossale splendeur de cette Troupe inspirée qui chanta mille ans la Gloire de Dieu dans des églises « au cintre surbaissé » Pour tout dire, la Divine Comédie est un cadeau anticipé du protestantisme.

C'est un lieu commun sur la guitare de dire que l'art des Primitifs a été la fleur du catholicisme et que la Renaissance a malheureusement souillé cette fleur. Il faudrait abandonner cette idée à Huysmans et à Jean Lorrain, une bonne fois. Comme si l'Art, qu'il soit des Primitifs ou de ce qu'on nomme gâteusement les Renaissants ou même de M. Dufayel, n'était pas un miroir pour se regarder soi-même, alors qu'on pourrait faire éclater toutes les lumières du Paradis en ne regardant que Dieu.

Pour vous venger de mes lieux communs, vous avez feint de vous emballer sur les violences de Dante contre Boniface VIII et les rois de France. O liseur de l'Aurore, de la Libre Parole et d'autres feuilles de commodités, ne voyez-vous donc pas ici le pauvre journaliste gibelin dont toute la finesse consiste à fourrer ses ennemis ou, pour mieux dire, les ennemis de ses patrons, en enfer ? Misère aggravée par un tas de pions qui se sont donné un mal de tous les diables -- c'est le cas de le dire -- pour le disculper

Or voici. Boniface VIII est précisément le plus haut des Papes. Il n'est pas devenu un Saint, je le reconnais ou plutôt je reconnais que l'Eglise ne l'a pas mis au nombre des saints, mais il est l'auteur de la Bulle Unam Sanctam, -- la plus grandiose parole qui ait été écrite depuis saint Jean -- où il est affirmé que le Pape est le Chef, le Maître spirituel et temporel de toute la terre, acte le plus grand et le plus digne de la Papauté qui ait été accompli depuis saint Pierre. Quant à la France, c'est le royaume de Marie Regnum Galliæ, regnum Mariæ, le royaume de France ayant été donné à la Mère de Dieu par quelqu'un qui en avait le pouvoir et donné pour l'éternité. Par conséquent il n'y a lieu à aucun mépris, à aucun dédain, même du haut des pics de la Crotte, fût-ce dans les plus beaux vers du monde et Dante, ici, comme pour Boniface, est un sot. J'ai le chagrin de le dire. Donc vive Feller, vive Crampon et à bas la vieille soularde !

Ah ! çà, mais, dites donc, hé ! le peintre, est-ce que vous allez me fourrer avec Drumont, maintenant. Si le puant individu ainsi désigné vide son pot de chambre, chaque matin, dans la gueule de Victoria, s'ensuit-il que je doive lui être assimilé parce que, depuis environ vingt ans, je promulgue la nécessité d'en finir avec l'abominable engeance de cette salope. Napoléon n'eut que cette idée qui n'était pas déjà si mal pour un « raté », convenez-en. Je n'ai aucun besoin de l'Apocalypse pour discerner que l'Angleterre est parfaitement haïssable et que plus on crève d'Anglais, plus les séraphins doivent resplendir. Ceux qui les crèvent et qui ne valent peut-être pas mieux seront crevés à leur tour, de sorte qu'on ne sera pas un instant sans joie. Mais il faut que l'Angleterre soit saignée d'abord. Telles sont mes vues politiques.

Là où je ne comprends plus, mais plus du tout, c'est lorsque vous me dites que le christianisme devient impossible avec ce lieu commun qui est un proverbe : « Si la parole est d'argent, le silence est d'or. » C'est comme si vous me disiez qu'il est impossible de ne pas mourir de faim, quand on a une invitation à dîner d'un ami sûr dont le domicile est à deux pas et la table surabondamment garnie. Moi, j'ai toujours lu ceci : « La Parole, c'est Jésus, et le Silence, c'est le Saint-Esprit ». Portez ça à votre taire

31. -- Idée scandinave et protestante. On se développe intellectuellement jusqu'à cinquante ans. Ensuite on rajeunit. Vainement, je cherche dans mes souvenirs les plus lointains quelque chose d'aussi bête. On y tient tellement que les jeunes romanciers ne manquent pas de faire des gâteux de tous les vieillards.

Nous lisons Marie d'Agreda. Impressions sublimes. Autour de nous l'ignoble allégresse des protestants qui célèbrent par des pétards et des hurlements cette fin d'année et ce commencement d'une autre année, échéances, d'ailleurs, absolument insignifiantes pour ces animaux qui ne peuvent avoir en vue que de manger, de boire et de saillir leurs trop fécondes femelles. - FIN

 

 

1900

 

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016