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1896

 

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Léon Bloy, né le 11 juillet 1846 à Notre-Dame-de-Sanilhac  et mort le 3 novembre 1917 à Bourg-la-Reine, est un romancier et essayiste français.


Pour faire suite au *Mendiant Ingrat*

*Le temps est un chien qui ne mord que les pauvres.*


Le Mendiant ingrat finissait en novembre 1895. Huit ans se sont écoulés et c'est toujours la même chose !

Dans l'intervalle, ce Mendiant a écrit, Dieu sait à quel prix ! une demi-douzaine de livres que ses ennemis eux-mêmes ne peuvent pas mépriser. Son existence entière a donc été un tel prodige de douleur, un pèlerinage si infernal que les juges les plus atroces conviennent de l'exagération du châtiment.

Sans doute il est difficile de trop punir un réfractaire qui a choisi de crever de faim pour Jésus-Christ, mais, tout de même, cela va bien loin. D'autres pauvres qui le connaissent ne peuvent s'empêcher de voir là une contrefaçon de l'interminable enfer, et les quelques riches chrétiens, admirateurs ou soi-disant tels de l'oeuvre de Léon Bloy, leur paraissent les démons de cet enfer. Essayez, en effet, de vous représenter l'absurdité monstrueuse, l'aberration satanique délimitée comme il suit.

Une armée qui fut, autrefois, victorieuse du monde et qu'on croyait grande autant qu'invincible, il y a si peu de temps encore, est absolument vaincue. La trahison ou l'imbécillité des chefs et la reculade continuelle de soldats sans testicules ont amené ce résultat. Le désastre paraît immense, irréparable. Un seul résiste qu'on ne peut pas démolir, un aventurier, si on veut, un casse-cou, un gendarme du Vagabond, une espèce de désespéré magnanime. Il n'y a que lui pour dire qu'il ne faut jamais se rendre, jamais accepter de conditions, même honorables, eût-on sur la gorge mille couteaux, et qu'aussi longtemps qu'un homme résolu peut se tenir sur ses deux pieds, Dieu est dans cet homme pour tout réparer, pour tout sauver.

Eh bien, cet unique est abhorré, maudit, renié, conspué inaperçu. Ceux qui devraient combattre avec lui, sous lui et pour lesquels il meurt chaque jour, non contents de l'abandonner à l'ennemi, dressent contre lui des chiens féroces. Et si, par un miracle de Dieu, quelques-uns, voyant de loin la générosité de ce combattant solitaire, s'arrêtent, une minute, fixés par l'étonnement, c'est pour déclarer bientôt qu'une telle indiscrétion de courage les met en danger

Pour parler sans métaphore et à la première personne, ainsi qu'il convient à un chrétien qui est absolument seul, je dis que les catholiques riches sont des bourreaux inexcusables. J'ai trouvé parfois du secours chez des gens sans Dieu qui voyaient au moins un artiste en moi. Les catholiques n'ont pas vu cela ni autre chose, et ceux, en grand nombre, qui auraient pu si aisément faire ma voie moins douloureuse, ont été souvent mes plus implacables ennemis.

On m'assure que je peux compter sur mille acheteurs pour chacun de mes livres, ce qui permet de les éditer, sans autre gain, il est vrai, que le vague honneur de publier des ouvrages d'où la fange ne ruisselle pas. Or on peut calculer humblement que tout exemplaire acheté est lu, en moyenne, par trois personnes. Me voilà donc, malgré l'insuccès brillant et inamovible procuré par l'hostilité silencieuse du journalisme, escorté de trois mille lecteurs qui ne peuvent être ni des illettrés ni des concierges, car je vise rarement au-dessous de la tête et jamais au-dessous du coeur.

Est-il croyable que, du milieu de cette foule, il ne me vienne jamais un homme ? Quelques pauvres m'ont dit en pleurant leur impuissance. Jamais un riche ne s'est montré. Il y en avait pourtant et mes livres leur criaient assez ce qu'il fallait faire. -- Regarde, misérable, ce qu'on souffre pour Dieu et pour toi. Vois cette famille sans pain et ce père forcé de se détourner de la gloire du Fils de Dieu pour aller, dans des tourments indicibles, vers la gloire de l'Esprit-Saint qui est de mendier avec une abondante ignominie. Entends aussi le faible râle de ces innocents qui meurent

« Qu'avez-vous fait pour moi ? écrivais-je dernièrement à un de ces maudits qui m'avait affirmé de la façon la plus énergique son admiration et son amour. Que feriez-vous si je vous appelais à mon aide, si je criais vers vous au Nom de Notre Sauveur crucifié ? » Rien de plus désespérant que ces interrogations jetées tant de fois et tellement en vain.

Je n'imagine pas d'iniquité plus complètement abominable que celle des Pères Augustins de l'Assomption faisant servir à l'abrutissement définitif de la société catholique une influence colossale. En ce sens La Croix et Le Pèlerin, dont le succès fut inouï, ont été des meules de bêtise incomparables. Pendant vingt ans les âmes chrétiennes en furent systématiquement et obséquieusement aplaties. Jamais le Démon n'avait rencontré d'aussi aimables serviteurs.

Ils savaient qui j'étais, ceux-là, m'ayant reçu chez eux, autrefois, lorsque ma vie littéraire n'avait pas encore commencé, avant même qu'existassent La Croix et Le Pèlerin. Ils savaient, avant tout le monde et mieux que personne, quelle machine de guerre je pouvais être. Ils disposèrent bientôt de ressources immenses. Leur devoir strict eût été de m'armer avec honneur, de m'utiliser formidablement. Ils ont trouvé plus expédient de m'abandonner, de me dévouer à la mort, de me laisser, le tiers d'une vie, dans l'occasion prochaine du désespoir, préférant à la moelle généreuse dont j'aurais pu ranimer ce pauvre monde catholique en agonie, les débilitantes et sentimentales sucreries de leur officine. Et il y avait des âmes qui attendaient de moi leur pain !

« La règle de notre Ordre nous DEFEND de faire L'AUMONE », m'a dit, un jour, l'un d'entre eux. Cette parole, monstrueuse déjà dans l'acceptation littérale, entendue au spirituel, est strictement diabolique.

On les a balayés comme de la vermine et on a bien fait. Les affreux catholiques de ce temps ont ce qu'ils méritent et ils l'auront de plus en plus. Après les réguliers les séculiers, la fermeture ou la profanation des églises, les enfants livrés aux démons, l'abolition du christianisme. Il y a bien trente ans que je vois cela et j'étais garçon à le crier si fort que les murs en auraient tremblé. Aujourd'hui, que faire ? Il n'y a plus de prêtres, il n'y a plus d'hommes, il n'y a plus de femmes, il n'y a plus d'enfants peut-être. Toute ressource terrestre semble dissipée.

N'importe, je suis forcé de vociférer jusqu'à la fin, étant missionné pour le Témoignage. Nul moyen d'échapper. Dès que je regimbe, on m'applique à la question, et, si vous voulez le savoir, tel est le secret de mon existence littéraire. Chacun de mes livres est un AVEU arraché par la torture. C'est ainsi que mes bourreaux ont obtenu Le Désespéré, Sueur de Sang et tous les autres sans exception. La Femme pauvre, à elle seule, a nécessité l'enfoncement à coups de maillet d'un nombre de coins tout à fait invraisemblable. Aujourd'hui je me sens vieux et broyé et la mort me sera douce après une telle vie.

J'ai cru bien longtemps qu'à force de souffrir je verrais venir un libérateur quelconque, un homme de Dieu ou un homme sans Dieu qui, me voyant seul contre tous, près de périr et m'estimant une force perdue, me donnerait simplement ce qu'il faut pour achever mon oeuvre en paix, comme les grandes gens d'autrefois fondaient des monastères ou construisaient des basiliques pour le salut de leurs âmes. De quels élans désespérés n'ai-je pas appelé cet Inconnu dans les heures d'excessive déréliction !

Je ne l'appelle plus, mais je veux espérer que la justice posthume, accordée, même par les catholiques opulents, aux artistes enterrés, sera profitable à mes enfants et que mes trente ans de supplice leur vaudront, un jour, un morceau de pain.

Lagny, 28 août 1903.


 


Ceux qui ont lu Le Mendiant ingrat comprendront sans peine qu'après l'égorgement de la fin, il ait fallu quelque temps pour me ranimer. Pendant des mois, mon Journal fut presque entièrement interrompu A peine ai-je pu retrouver, pour la première année surtout, quelques brouillons de lettres, quelques notes rapides et quasi télégraphiques. Je sentais si bien que rien n'était fini, qu'il se préparait, au contraire, une nouvelle série de tourments et j'étais si profondément découragé !


1896
 


Janvier

1er. -- Enquête du Mercure sur Dumas fils qui vient de crever. Ma réponse :

Voici mon « opinion » pour le temps et pour l'éternité :

Le fils Dumas fut un sot et un hypocrite.

Les pleurs ignobles de la presse ou les lamentations de quelques gâteux, tels que Coppée, n'autorisent pas à supposer que la nouvelle génération littéraire puisse être assez basse pour accorder une importance quelconque à la disparition de ce mulâtre.

28.-- Henry de Groux, provisoirement domicilié à Bruxelles, m'apprend qu'un Belge riche donnerait volontiers une somme pour avoir une lettre autographe où je lui dirais ce que je pense de l'ignoble article de Zola publié par le Figaro à l'occasion des funérailles de Verlaine.

Fragment d'une lettre au grand rabbin Zadoch Kahn.

En 92, à la suite d'un scandale copieux procuré par M. Drumont, j'écrivis le Salut par les Juifs dans un désintéressement infini, bien que je fusse torturé par la misère, uniquement pour la justice et pour rendre gloire à Dieu dont les promesses à Israël sont in æternum et ne peuvent effacées. Ce livre, conçu dans le sens des oracles de l'Ecriture, devait aller, sous peine de néant, jusqu'au fond des choses. Il me fallut donc adopter la méthode recommandée par saint Thomas d'Aquin, laquelle consiste à épuiser d'abord l'objection avant de conclure. Méthode excellente et d'une grande loyauté philosophique, mais qui me fit malvenir de ceux même que je prétendais honorer comme nul chrétien ne l'a fait, je crois, depuis dix-neuf siècles. On ne voulut voir que mes prémisses en négligeant d'observer que leur violence était calculée pour donner toute sa force à ma conclusion Vous-même

[Cette lettre, naturellement, resta sans réponse, le destinataire n'étant pas homme à consentir à la révision d'un jugement injuste ou imbécile].

Février

1er. -- A. M. E. Marlier, à Bruxelles :

Cher monsieur, avec une joie parfaite, je vais donc vous dire ce que m'a fait éprouver la chose de M. Zola déposée le long du Figaro, le 18 janvier dernier. J'ai souvent parlé de ce gros individu, et quelques-uns de mes articles ont assez retenti pour que les gens littéraires ne puissent ignorer la nature de mes sentiments. Mais je suis tellement copieux quand il s'agit de ce « solitaire » qui veut présentement nous la faire au sanglier, qu'il me semble toujours que je n'ai rien dit.

Comme tout le monde, j'avais lu le Figaro, et mon premier mouvement avait été de répondre par une engueulade confortable dans le Mercure. Aussitôt malheureusement, je calculai que le numéro de février, devant être imprimé déjà, ma prose ne pourrait être insérée que dans celui de mars, et l'énormité du retard me dégoûta.

Le cataplasme, cependant, m'était resté sur le coeur, et je me précipite, aujourd'hui, vers l'occasion de l'expulser.

Si Zola était écrivain, -- ce que Dieu, j'en conviens, aurait pu permettre -- une ou deux pages lui eussent amplement suffi, depuis longtemps, pour empiler toute sa sécrétion intellectuelle. La petite couillonnade positiviste dont il s'est fait le Gaudissart n'est vraiment pas une Somme philosophique très-encombrante et peut aisément s'abriter sous n'importe quoi. Les quatre cents lignes nauséeuses que le Figaro nous étala, se réduisent en fin de compte à la trouvaille peu transcendante, à la truffe modeste que voici : Tout écrivain qui ne gagne pas d'argent est un raté. Je défie qu'on trouve autre chose.

Pauvre Verlaine au tombeau ! Dire pourtant que c'est lui qui nous a valu cette cacade ! Pauvre grand poète évadé enfin de sa guenille de tribulation et de péché, c'est lui que le répugnant auteur des Rougon-Macquart, enragé de se sentir conchié des jeunes, a voulu choisir pour se l'opposer démonstrativement à lui même, afin qu'éclatassent les supériorités infinies du sale négoce de la vacherie littéraire sur la Poésie des Séraphins. Il a tenu à piaffer, à promener toute sa sonnaille de brute autour du cercueil de cet indigent qui avait crié merci dans les plus beaux vers du monde

« -- Te voilà donc une bonne fois enterré ! semble-t-il dire. Ce n'est vraiment pas trop tôt. A côté de toi, je ressemblais à un vidangeur et mes vingt volumes tombaient des mains des adolescents lorsqu'ils entendaient tes vers. Mais, à cette heure, je triomphe. Je suis de fer, moi, je suis de granit, je ne me soûle jamais, je gagne quatre cent mille francs par an, et je me fous des pauvres. Qu'on le sache bien, que tous les peuples en soient informés, je me fous absolument des pauvres et c'est très-bien fait qu'ils crèvent dans l'ignominie. La force, la justice, la gloire solide, la vraie noblesse, l'indépassable grandeur, c'est d'être riche. Alors seulement on est un maître et on a le droit d'être admiré. Vive mon argent, vivent mes tripes et bran pour la Poésie ! Je suis le plus adorable génie des siècles ».

Si on pouvait douter que Verlaine ait été véritablement le plus haut poète contemporain, le porphyrogénète et l'enfant-roi de la Poésie égaré parmi les crapules, quel témoignage plus certain que cette rage du richissime potentat des mufles ?

Admirons le flair de cet incomestible pourceau. On a pu braire des lamentations sur la charogne du fils Dumas ou de tels autres bonzes du succès facile, sans qu'il intervînt. La fin prochaine du glabre Coppée ne le troublera pas davantage. Ceux-là ne le gênent ni ne le condamnent. Mais Verlaine, c'est autre chose.

Il s'élance alors comme un proprio furibond sur un locataire malheureux qui déménagerait à la cloche de bois.

« -- Un instant, gueule-t-il, vous oubliez qu'il y a Moi et que je suis Moi et que tout ici appartient à Moi. Le garno littéraire est mon exclusive propriété, et je ne laisserai rien sortir. Je suis un travailleur, MOI ! j'ai vendu beaucoup de merde, j'en ai fait encore plus, et je vitupère les rêveurs qui ne paient pas leur loyer.

« Ayant été infiniment plus cochon qu'aucun homme ne l'avait jamais été, ayant avili, avec un succès incomparable, tout ce qui pouvait être avili, je veux qu'on reconnaisse en moi le patron, le chef absolu, le calife, et j'en appelle à toute la racaille bourgeoise dont les suffrages m'ont exalté. Je suis l'Unique, et c'est un désordre insoutenable que quelqu'un soit admiré sans mon ordre ou ma permission ».

C'est la qualité des suffrages que subodore infailliblement Zola. Il a un instinct de vieux Juif pour discerner la bonne monnaie d'avec la mauvaise, que, pour son compte, il reçoit toujours et dont il est forcé de se contenter. Les raisons, très-soigneusement dissimulées, de sa fureur, apparaissent, malgré lui, dans l'ostentation de ses « Haines ». Quoi qu'il fasse, il se sent goujat, et il est inconsolable de ne traîner derrière lui qu'une goujate multitude.

Verlaine raté ! Barbey d'Aurevilly raté ! Villiers de l'Isle-Adam raté ! Il y en a peut-être un quatrième dont le nom est à l'extrémité de sa plume, mais il ne l'écrira pas, parce que le titulaire est encore vivant et que cela pourrait lui faire un bout de réclame. Parbleu ! ceux-là régnèrent et règnent encore, sans argent, sur l'aristocratie de la jeunesse que dégoûte le mercantilisme populacier du croquant de lettres. Et voilà ce qui ne se pardonne pas.

Tout de même, avouons-le, c'est une chose un peu stupéfiante que le dédain de ce compilateur assommant et malpropre pour de tels artistes. J'ai connu surtout d'Aurevilly, dans l'intimité de qui j'eus l'honneur de vivre plus de vingt ans, et je me rappelle l'espèce d'agonie du très-haut et très-magnanime écrivain, quand ses fonctions de critique l'obligeaient à lire un roman de Zola. Imaginez un aigle captif dans une fosse d'aisances, ne fût-ce qu'une heure, un quart d'heure, une minute même, qui lui semblerait les siècles des siècles !

Et maintenant, cher monsieur, vous allez me demander sans doute comment il est possible, malgré tout, que Zola ait commis la gaffe d'un article aussi insolent et aussi grotesque. Mon Dieu ! la réponse est simple. Zola est un sot. Porté par le caprice de la Fortune à une situation littéraire inouïe, il est devenu, par excellence, le « mime » de cette déesse, suivant l'expression de Juvénal. Demain ou après-de-l'Isle-Adam raté ! Il y en peut-être un quatrième main, peut-être, elle le précipitera dans un abîme d'ordures. Mais le malheureux qui eût pu être un honnête savetier de plume et que son élévation prodigieuse a complètement soûlé, ne s'en doute guère et se croit certain d'avoir conquis, pour l'éternité, son scandaleux triomphe.

Mesurant son propre mérite à la toise de son succès, selon la méthode des bourgeois dont il est le jus de viande le plus concentré, mais, comme eux, trop faible pour porter une prospérité colossale, il en est venu à se croire l'Oracle, le Père des lumières, le Parangon de l'entendement, et la notion du ridicule, si elle exista jamais en lui, s'est anéantie.

Que penser d'un pontife, oublié comme une vieille chaussette, quand on enterrait Verlaine, et qui, furieux des éloges un peu tardifs prodigués à ce grand lyrique, pousse l'insoupçon de la rigolade jusqu'à pleurailler ceci :

*Eh ! quoi vraiment, parmi les maîtres de notre jeunesse, rien que des foudroyés, des inconnus et dés incomplets ? (Verlaine, Barbey, d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam). Pas un homme qui ait eu quelque chose à dire à la foule et que la foule ait entendu ? (Zola, par exemple). Pas un homme aux idées vastes et claires, dont l'oeuvre se soit imposée avec la toute-puissance de la vérité, éclatante comme le soleil ? (Idem). Pas un homme sain, fort, heureux, etc Vraiment, cela est bien extraordinaire, ce choix exclusif des génies malades. A maîtres inconnus qui NE SE VENDENT PAS, disciples obscurs, excusés de ne pas se vendre Pour moi, le solitaire est l'écrivain qui s'est enfermé dans son oeuvre (Il y a quelqu'un !) libre de toute influence et qui ne fait littérairement que ce qu'il veut, inébranlable sous les injures.*

Inébranlable sous les injures, je le veux bien. Le dernier cheval de fiacre en dirait autant, s'il était doué de la parole et il le dirait peut-être en meilleur style. Se vendre ou ne pas se vendre, tel est le monologue de cet Hamlet. Je crois très-fort qu'il n'y a que deux choses qui pourraient agir sur Zola la trique ou le manque d'argent. Riche et bien portant, le drôle est inexpugnable.

Nous n'avons pas même le bénéfice de son étonnante sottise, trop dense pour être comique. Cette sottise est tout le secret de l'effroyable ennui de ses livres, où nul ne put jamais découvrir un seul trait de cette aimable bonhomie française qui fait pardonner jusqu'au pédantisme et qui peut même, quelquefois, faire oublier un instant les plus salopes entreprises contre l'âme humaine -- pour laquelle Jésus est mort et qui vit éternellement.*

Sans date. [Vers cette époque et pour l'unique fois de ma vie, je me vis forcé d'accepter le travail de mise en ordre et en français du journal de route d'un commis-voyageur transatlantique. Inutile d'ajouter que je fus complètement roulé. Cette besogne, intitulée Sous les Tropiques, devait être publiée en volume avec cette préface qui sera révélatrice pour quelques personnes bienveillantes, inexactement informées de mes vilenies].

Oui, Mesdames et Messieurs, je suis un voyageur de commerce et même un commis-voyageur, comme on disait du temps de Balzac. Je le déclare, non sans faste et sans délices. Je suis commis-voyageur, comme on est artiste ou cyclope, général ou toréador, et j'ose me flatter de n'être pas absolument le dernier des caporaux dans l'armée toujours active de ces agiles conquérants de l'univers. Qui pourrait me faire un crime de n'être pas étranger au secret orgueil d'avoir dompté la Cordillière, foulé la Pampa, bravé les fusillades et les mitraillades en permanence dans toutes les villes en feu de l'Amérique du Sud, de Pernambouc à Buenos-Ayres, de Buenos-Ayres à Valparaiso, de Valparaiso à Guayaquil et de Guayaquil à Panama, dans le pacifique dessein d'assurer du fil aux Brésiliennes et aux Patagones ou de parer de nos soieries les plus rares, les beautés somptueuses du Pérou et de l'Equateur ?

Ah ! je l'avoue, plus d'une fois je fus tenté de me prendre pour un héros, et il m'est arrivé de gémir sur la désolante petitesse de ce globe où Juvénal témoigne qu'Alexandre le Grand ne trouvait pas le moyen de respirer. Mon Dieu ! oui, j'eusse aimé à escalader le firmament, à négocier dans la Lune, à créer des tournées dans Mars ou dans Jupiter, à étonner de mes offres le mélancolique Saturne, à populariser quelques-unes de nos maisons de nouveautés jusque dans le lointain Neptune.

Réduit à la circonférence médiocre de notre planète, je me suis appliqué du moins à noter attentivement mes impressions ou observations d'une plume candide arrachée avec douceur à l'aile symbolique du pied de Mercure

Le public jugera-t-il exorbitante cette ambition d'un représentant de commerce qui, non satisfait d'obséder l'Orient et l'Occident de ses échantillons, pousse l'audace professionnelle jusqu'à étaler, sous forme d'essai littéraire, l'outrecuidant avis de la présence d'un rayon de nouveautés dans la chevelure flamboyante d'Apollon ? Pourquoi pas ? Je me suis laissé dire que la littérature -- comme autrefois l'empire de Byzance -- était tellement avilie que tout le monde pouvait y prétendre, et la plus ombrageuse critique ne m'interdit pas d'espérer que je suis au niveau de tout le monde.

Qu'importe ? d'ailleurs, si mon livre, fût-il écrit en thibétain ou botocudos et parût-il excogité par une vache du Brahmapoutre dont la queue serait demeurée aux mains d'un sectateur expirant de Çakya-Mouni, -- ah ! oui, vraiment, qu'importe ? si, tout de même, il est utile à quelques-uns et s'il peut avancer du pas d'un insecte, le triomphe universel de notre industrie.

Mars

26. -- Lettre d'un très-jeune homme riche, marseillais et bien promis aux lettres, me déclarant qu'il est protestant, mais que « la religion importe peu ». Encore un qui ne marche pas dans l'Absolu. Annonce de sa visite prochaine. Il sera bien reçu s'il me vante les beautés du protestantisme !

Avril

4. -- Visite du très jeune homme qui déjeune chez nous. Engloutissement par ce penseur de quelques provisions très-maigres sur lesquelles on comptait pour subsister demain. Il est juste assez bien élevé pour ne pas parler de son protestantisme, mais il nous entretient avec un tact provençal, de ses voyages en Angleterre et de l'agréable confort de sa vie.

5. -- Dimanche de Pâques. Commencement d'un nouveau carême plus rigoureux.

8. -- « Faut-il que Dieu m'aime pour que cette faveur de vous rencontrer m'ait été donnée ! » Lettre d'un autre Marseillais moins jeune, ami du précèdent [et appelé à devenir, quelques mois plus tard, le plus somptueux de mes lâcheurs].

Mai

20. -- Je suis forcé, ce matin, de conduire notre petite Véronique chez un ami, pour que cette enfant puisse manger.

30. -- Mise en vente de la Chevalière de la Mort, rééditée par le Mercure de France. C'est mon premier volume depuis les Histoires désobligeantes.

Juin

3. -- Aujourd'hui, fête de sainte Clotilde, ma chère Jeanne, passant rue d'Amsterdam, a été tout à coup enveloppée d'un énorme jet de vapeur brûlante et de flammes sorti d'une chaudière d'asphalte, qui l'a rendue invisible une seconde. C'était de quoi tuer plusieurs hommes, et les témoins la croyaient morte. Elle n'a eu aucun mal et s'en est allée, profondément amoureuse de Dieu. Le Miracle est simple comme la Substance.

10. -- Dédicace de la Chevalière à l'excellent artiste Marcel Schwob, qui m'a envoyé sa Croisade des enfants : « J'en ai deux tout petits qui sont allés à Jérusalem, et je vous aime pour avoir conté leur pélerinage, Domine infantium, libera me ».

12. -- Repris aujourd'hui la Femme pauvre interrompue et quasi abandonnée depuis 91. Il fallait_ le torrent de douleurs, l'incroyable saturation de colères et d'amertumes qui a rempli l'intervalle.

19. -- Reçu en deux heures trois lettres d'un seul imbécile. Il est vrai que c'est un imbécile de Marseille et même un avocat. J'ai de ce jeune fantoche mentionné plus haut, 8 avril, une masse de lettres peu écrites que je garde comme la collection documentaire la plus précieuse pour une Psychologie du Pharisien que j'écrirai.

23. -- Un bout d'article sur la Chevalière, destiné au Journal et non publié, m'est envoyé en épreuves par Jean Lorrain m'informant d'une consigne qui ne permet à personne de parler de moi. Le drôle, heureux d'avoir à me faire une telle communication et qui n'a peut-être écrit ces quelques lignes que pour qu'on les refusât, se venge ainsi de ma dédicace : à Jean Lorrain qui est un bien joli monsieur. « Comme l'homme n'existe pas, dit-il, je déchire la dédicace ». Une question de SEXE élevée par Jean Lorrain ? Ce serait énorme.

Juillet

24. -- Edmond de Goncourt est mort, je ne sais plus quel jour, laissant six mille francs de rente à chacun des écrivains qui allaient régulièrement chez lui le dimanche et qui, par conséquent, étaient les seuls écrivains. Au temps du Chat noir, j'aurais appelé cela « les dernières plumes d'un vieux dindon ». Académie décemvirale dont Huysmans est le doyen ou le président.

Août

23. -- J'attendais de l'argent, Dieu sait avec quelle violence de désir ! Le facteur m'apporte une lettre recommandée que j'ouvre en criant de volupté. C'est le portrait de cette charogne de Wagner que de Groux m'envoie de Bayreuth, où il est captif de son logeur qu'il ne peut payer.

24. -- Travail impossible. A force de peines, la tête ne fonctionne plus et le coeur est vide. Mon art me harasse. Je suis si las d'interroger ou de combiner « les signes qui ne donnent pas la vie ! »

Septembre

24. -- Lâchage de mon petit avocat marseillais. Son truc mérite d'être proposé. Exaspérer un homme à force d'insolences jusqu'à le forcer à répondre violemment. Alors, écrire une lettre de rupture d'une dignité insurpassable. On a ce qu'on mérite, je l'ai beaucoup dit. Pourquoi ai-je si facilement accordé le pied d'égalité à tant de petits bonshommes qu'il aurait fallu laisser sur mon empeigne ? Celui-là s'estimait mon supérieur et ne dédaignait pas de m'arroser de ses conseils. Voir, sur ce précieux garçon, le Mendiant ingrat, note de la page 412.

Octobre

1er. -- Lettre à de Groux, toujours à Bruxelles. Je lui suggère de noter, chaque jour, les vilenies ou les sottises belges qu'il observera, en vue d'une brochure que nous signerions tous deux et dont le titre serait : L'annexion de la France à la Belgique.

5. -- Ignoble folie des fêtes franco-russes. Toute la France est sous la botte du jeune Tsar. Ça nous met loin de la Moskowa et même de Sébastopol.

7. -- Forcé de courir à l'autre extrémité de Paris, je suis puni durement de n'avoir pas suivi le conseil qui m'était donné de prendre le chemin de fer de Ceinture. Je trouve un mur de cinq cent mille hommes qui barre Paris dans son milieu, comme à l'enterrement de Victor Hugo. Me voilà noyé deux heures dans la foule, souffrant d'un pied malade, au comble de l'indignation. Le Tsar a passé tout près de moi avec toute la chie-en-lit, sans que je passe l'apercevoir, tant la haie de viande patriote était compacte entre moi et cet avorton.

On revenait de l'Académie française où le Moscovite perspicace, persuadé, comme tous les étrangers instruits, que les Académiciens font quelque chose, avait commandé une séance de dictionnaire. Le vieux Coppée, investi du premier rôle dans cette farce, a été admis à baiser la main de la Tsarine !. C'est effrayant de songer à ce qu'il y a de liquide sous une France républicaine.

Entendu le cri : Vive Hanotaux ! qui est bien certainement le cri le plus étonnant du siècle.

Alliance franco-russe. Ab aquilone pandetur malum super omnes habitatores terræ (Jérém. 1, 14).

13. -- A Mme de P. :

Madame, vous êtes parfaitement gracieuse d'avoir bien voulu m'écrire et en de tels termes. Mais j'en suis heureux surtout pour ma chère femme qui me charge de vous exprimer sa gratitude. Songez que, depuis huit ans que Dieu l'a placée sur mon chemin, elle n'entend et ne lit que des malédictions ou des paroles dédaigneuses à l'adresse de son mari.

Or je venais d'écrire un nouveau chapitre de la Femme pauvre qui l'avait transportée. Une fois de plus, elle s'était indignée de l'injustice exceptionnelle, inexplicable humainement, dont je suis victime. Votre lettre a été pour elle une sensation exquise, un rafraîchissement délicieux.

Vous comprendrez sans doute, Madame, le sentiment d'équité qui me fait vous parler ainsi du premier coup de l'admirable compagne à qui je dois de n'être pas mort. Dès le premier jour, me voyant pauvre, exténué de chagrins, près de succomber, elle a tout quitté. Elle croyait voir en moi de la grandeur et voulut me sauver à tout prix. Nous avons souffert ensemble à peu près tout ce qu'on peut souffrir, et notre vie, en si peu d'années, a été un tel poème de douleur qu'il nous suffit de regarder en arrière pour pleurer ensemble.

Enfin c'est pour elle surtout que j'écris, c'est son intuition merveilleuse qui me guide, et si je mérite les louanges extraordinaires dont vous m'honorez, c'est qu'il m'est donné souvent de traduire avec bonheur ses idées ou ses sentiments.

18. -- Au très-jeune homme dont il fut parlé plus haut, 26 mars et 4 avril :

Qui non est mecum contra me est. Si vous « n'avez jamais été mon ami », ce que j'ignorais la dernière fois que je vous ai vu, vous êtes nécessairement mon ennemi, aussi bien que M. de Saint-J. dont vous épousez les sentiments. Il est donc inutile de m'écrire désormais. Mon temps est précieux. Je vous ai fait l'honneur de vous recevoir à ma table. Plein de gratitude, vous vous êtes honoré vous-même en me faisant hommage de quelques vêtements, sans la facture. Nous voilà quittes.

La lettre de M. de Saint-J. est d'une rare hypocrisie. Il ne veut pas me rendre ma correspondance, dit-il, pas même les deux lettres dont il fut comblé par ma femme. Ceci est d'un beau goujatisme marseillais. Je comprends maintenant la quittance qu'il m'a envoyée. Il voulait acheter ainsi mes autographes. Bonne combinaison commerciale. Il y a des gens qui les ont payés plus cher, même dans le monde juif. Mais voilà. Je tiens à rester son débiteur, et je lui renvoie son papier en deux morceaux.

Au surplus, dites à ce monsieur que je suis parfaitement sûr qu'il abusera de mes lettres autant qu'il pourra s'il ne l'a déjà fait. J'ajoute, pour finir, que je garde les siennes jusqu'au jour où il aura opéré la restitution que j'exige, fort en vain sans doute, car ce n'est pas précisément à un gentilhomme que j'ai affaire. Les lettres de M. de Saint-J. sont peu précieuses, il est vrai, l'auteur n'étant pas doué. Mais elles peuvent être utiles à un romancier et surtout à un proscrit ayant à se défendre contre beaucoup d'ennemis ignobles.

A Henry de Groux :

Mon cher Henry. Quoique nous soyons loin de Noël, je pense qu'il ne faudrait pas attendre un jour de plus pour saigner les bêtes. Dites à notre ami qu'il est temps de tuer tous les cochons qu'il peut avoir sous la main. La chair savoureuse de ces animaux est extrêmement demandée et attendue, chaque jour, avec une impatience que vous ne pouvez concevoir.

20. -- Carte postale d'Henry de Groux, illustrée d'un très-beau pourceau. Il est plein de bonne volonté (Henry de Groux), mais il n'a pas de bêtes sous la main à l'instant même. Il paraît qu'il y a très-peu de cochons en Belgique.

30. -- Après une démarche douloureuse et sans résultat, je m'aperçois, en redescendant un escalier qui me semble celui de l'abîme, que j'ai perdu un bijou de peu de valeur, mais précieux par le souvenir. Ayant invoqué désespérément saint Antoine de Padoue, l'objet fragile et intact m'est aussitôt montré par terre, en un endroit où cinquante personne passent par minute. C'est comme si Dieu me disait : « Ne crains rien, je suis avec toi. »

Novembre

6. -- A un médecin de banlieue :

Cher monsieur, j'ai reçu hier soir votre note, avec toute la résignation qu'on peut attendre d'un homme qui vient de payer difficilement son terme. C'est vrai qu'il y a un an déjà, j'en suis confondu. Il est vrai aussi que le temps passe très-vite, même quand on ne s'amuse pas. Je reconnais donc volontiers qu'il serait juste de vous satisfaire, et je m'y prépare courageusement. Mais je m'étonne du prix de 5 francs par visite. Ce taux ne me semble pas du tout exagéré pour les dignes commerçants retirés des affaires après avoir vendu à faux poids pendant vingt ans ou pour les anciens domestiques devenus propriétaires ou notables du Grand Montrouge ; mais je pense qu'un artiste devrait être traité avec moins de rigueur

10. -- Le célèbre bibliophile Edmond Deman consent à éditer le Mendiant ingrat. De Groux l'a beaucoup sollicité, relancé, persécuté, non sans violence parfois. Ils ont failli se prendre aux cheveux, ce qui eût donné à celui des deux qui n'est pas peintre un incontestable avantage. Mais enfin Deman s'exécute, ma foi ! très-noblement, à tel point qu'il m'expédie, par mandat télégraphique et avant livraison du manuscrit, deux cents francs sur mes droits d'auteur. Par mandat télégraphique ! Les anges rapides qui voient la misère et la douleur savent sur quelles portes éblouissantes ces deux humbles mots sont écrits.

18. -- Fragment d'une lettre à un très-malheureux homme :

J'arrive maintenant à votre « hydrostatique » Vous me parlez d'une mer où les riches vont en yachts, où les humbles rament sur des barques, où enfin les pauvres nagent ou se noient. Eh ! bien, mon cher ami, ce n'est pas ça du tout, et je ne veux appartenir à aucune de ces trois catégories.

Vous savez ce que mon admirable femme est pour moi. Voici donc ses propres paroles à la lecture de ce passage de votre lettre : « Notre ami se trompe. Il oublie que les Amis de Dieu marchent sur l'eau ».

29 -- Au Dr Coumétou, Paris-Montrouge :

Mon cher docteur et ami, ne vous dérangez pas pour moi. Léon Bloy, dit Caïn Marchenoir, est radicalement guéri, et sa guérison a commencé trois heures environ après votre visite. Ainsi s'est réalisée « l'exception » peu probable dont vous m'offrîtes l'espoir incrédulement. Moi j'y ai cru tout de suite, et c'est pour cela que j'ai été guéri. La Foi, c'est l'accomplissement même, Fides substantia rerum sperandarum_. Les médecins dignes de ce nom ne sont, en somme, que des espèces d'exorcistes, puisqu'ils opèrent par suggestion.

Exorcistes, sans le savoir, oh ! bien entendu. Mais pourquoi ne seriez-vous pas un de ceux-là, surtout lorsque vous exercez votre pouvoir sur un client tel que moi ?

J'ajoute ceci. Il y a des médecins dont la seule présence tue les malades, c'est connu. A leur aspect, l'affection de simplement hostile devient enragée. Il en est d'autres, semblables à vous, qui n'ont qu'à se montrer pour que le mal prenne la fuite. Espèce de prodige qui n'est réfutable ni vérifiable par le moyen d'aucune expérimentation physiologique. Cela se passe dans le monde spirituel et invisible, hors duquel il n'y a que des conjectures et des fantômes.

30 -- Au capitaine Bigand-Kaire, dédicataire de la Femme pauvre inachevée, lequel s'agite déjà pour préparer à ce livre de la publicité et de la réclame :

Je vous en supplie, mon cher ami, laissez là vos démarches. Comment est-il possible que vous ne compreniez pas que je ne dois être présenté par personne ? Ce serait monstrueux. Et cette habileté de débutant, loin de me servir, comme vous pensez, me crèverait indubitablement.

A quoi me serviraient des années de souffrances effroyables procurées par une attitude qui n'a pas changé un seul jour et qui est mon unique raison d'être, si, à mon âge de cinquante ans et pour le plus important de mes livres, je dois quémander le suffrage d'un inférieur ou solliciter des frontispices dont le meilleur ne vaudrait certes pas la fière nudité d'une couverture d'éditeur ? Rodin ! le faux génie, adoré -- prenez-y garde -- de tout le monde et de l'atelier de qui je suis sorti comblé d'ennui et même légèrement pénétré d'horreur ! y pensez-vous ?

Un beau et grand livre, je le crois du moins, vous est dédié. Au nom de Dieu, ne vous mettez pas en peine du reste. Les hommes ne peuvent rien pour moi. Rien.

Décembre

1er. -- Lettre remarquable de mon nouvel éditeur :

«Décidément je ne vous demanderai pas de changer un mot à cet angoissant journal. Comment pourriez-vous y consentir ? Votre vie a ressemblé peu à celle des autres, et vous devez sentir et parler autrement qu'eux. J'estime, au surplus, que ma mission est simplement d'éditer le moins mal possible la pensée de l'auteur. Je me ferais scrupule de sortir de ce rôle et de souhaiter que vous faussiez, ne fût-ce que par omission, ce que -- sincèrement -- vous jugez devoir être dit.

« Edmond Deman ».

17. -- Demande de secours à un ami de Bruxelles :

L'année a été rude comme tant d'autres. Recherche atroce du pain de chaque jour courses horribles, démarches vaines, expédients douloureux enfin temps perdu et travaux sans cesse ajournés ou interrompus La Femme pauvre devait être livrée à l'éditeur en octobre, puis en novembre, puis en décembre et maintenant, bien qu'à force de peine et de labeur cette oeuvre touche à sa fin, je ne peux espérer d'être prêt avant les premiers jours de février. Encore faudrait-il que les six semaines qui nous séparent de cette époque ne fussent pas gaspillées cruellement.

Le moment paraît unique. D'un côté la Femme pauvre, le plus important de mes livres, l'oeuvre de ma pleine maturité, attendue avec impatience et curiosité par beaucoup de gens, m'assure-t-on, devant paraître au printemps. D'autre part, le Mendiant ingrat, journal de ma vie qui ressemble à très-peu de vies, je vous en réponds, longue plainte agressive et vengeresse qu'aucun libraire parisien n'osait publier et qui sera éditée â Bruxelles, vers la même époque, par M. Deman.

Sentez-vous, cher monsieur, l'importance pour moi de la publication simultanée de ces deux livres ? Mais il faut qu'on m'aide Pour l'amour de Dieu ou pour l'amour de l'art, faites quelque chose.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 03/10/2019