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BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1904


2 janvier.
Maman bavarderait des heures avec une petite fille, avec un chat : qu'il ronronne lui suffit comme réponse.
Ce qui lui conviendrait, c'est une cuisine donnant sur l'escalier pour qu'elle en puisse ouvrir la porte et voir qui monte.
Elle est de ces vieilles femmes qui se croient propres parce que tous les jours elles se lavent le bout du nez.
La fumée s'élève comme un sapin léger, un sapin de cendres.
Elle ne ment pas : elle invente. Elle invente tout avec une facilité insignifiante, jusqu'à ses rêves.
On ne peut pas dire qu'elle soit voleuse : elle est déplaceuse. Elle prend un dé qu'elle sait qu'on cherche. Elle ne le rend pas tout de suite : elle laisse chercher.
Ce ne sont pas vols de grande personne : ce sont des petits vols de pie.
Les lèvres sèches du marron grillé.
Homme épais et fort comme une armoire... pleine de linge sale.
Maman dit que c'est elle qui a introduit le cirage à Chitry. Jusque-là les gens ciraient leurs souliers avec la suie du derrière de la marmite.
Enfant joyeux comme une petite cage d'oiseau.
-- Voilà votre portrait au mur, dit-on à maman.
-- Une jolie affaire que vous avez pendue là ! dit-elle.
Elle dit :
-- Je suis comme les vieux : je n'ai plus d'appétit.
Et elle avale un plein bol de café au lait, et, de nous tous, elle est la seule qui mange tout son petit pain. Elle s'en aperçoit et dit :
-- Ce n'est pas de l'appétit : c'est de la gourmandise.
Elle dit qu'elle ne dort plus. Ce matin, elle se lève à neuf heures.
-- Je n'ai pas dormi de la nuit, dit-elle. Je me suis assoupie ce matin. Je n'ai pas entendu de bruit -- elle couche près de l'escalier intérieur --, et, tenez, regardez : ma montre était arrêtée.
Elle dit « Ma fille », mais de Maurice et de moi, elle dit : « Ces messieurs ».
Du passé, elle se rappelle des détails insignifiants, mais elle a oublié qu'elle a perdu sa première petite fille. Mon père voulait se tuer.
Si le mot « cimetière » ne lui vient pas à l'esprit, elle ne se rappelle pas que ses « chers morts » y dorment.
4 janvier.
Jalouse du bonheur de Marinette, colère contre cette femme qui trouve moyen d'être heureuse avec un homme dont le caractère est insupportable à tout le monde.
A des sept et huit heures du matin, Guitry rejette ses couvertures étonnées, s'enveloppe d'un châle, d'un plaid, et se met à Monsieur Bergeret. Il collabore avec Anatole France.
Raconte des histoires.
On avait fait une collecte pour le peintre Degroux qui n'avait plus un liard. Il prend l'argent et dit :
-- Je vous étonnerai par mon ingratitude.
Un pharmacien le force à accepter son hospitalité et lui donne une chambre au troisième. La nuit, pris de coliques, Degroux enjambe l'appui de la fenêtre et se soulage. Le lendemain, le pharmacien, qui pilonne, voit les passants s'arrêter et regarder sa maison avec des gueules !
A un commissaire de police qui lui décline ses qualités, il répond :
-- Comment pouvez-vous faire un métier pareil !
Maman va partir furieuse du bonheur de Marinette. Elle lui dit :
-- Ce n'est pas étonnant que vous soyez heureuse avec un caractère comme ça !
Elle se met à pleurer.
Elle écrit aux gens de Chitry qu'elle a été très bien reçue, mais qu'elle est souffrante et qu'elle va rentrer.
Elle s'apprête à dire qu'on ne voulait plus la laisser partir.
6 janvier.
Elle nous entend causer dans la chambre de Baïe. Elle ouvre la porte, apparaît comme lady Macbeth, dit : « Pauvre petite Baïe ! Chère poulette ; ! », et referme la porte.
Si quelqu'un entre avec moi dans mon cabinet de travail, elle s'assied dans l'escalier du phare pour écouter.
-- Qu'est-ce que vous faites donc là, maman ?
-- Je me chauffe.
-- Vous êtes dans un courant d'air. Venez là : vous serez mieux.
Elle cause avec les chats, qu'elle appelle « gros gâtés ».
On l'entend qui pleure dans son lit.
-- J'ai passé une bonne semaine, mais c'est fini !
On va s'attendrir, mais on s'aperçoit qu'elle ne pleure qu'avec la bouche.
-- Je vais monter dire au revoir à Jules.
-- Ce n'est pas la peine, dit Marinette. Il descend.
Au bas de l'escalier :
-- Au revoir, mon Jules, et merci. Adieu !
Elle me serre la main, m'embrasse, sous sa voilette, sur la tempe gauche. Elle a bien le tremblement des larmes. Je n'ai pas dit un mot. C'est peut-être la dernière fois qu'elle m'embrasse... et que je ne l'embrasse pas.
Ma mère !
Dans le fiacre qui la remmène elle dit amèrement :
-- Ces voyages-là ne laissent que du chagrin.
-- Oh ! maman !
-- Je veux dire, ma chérie, qu'ils laissent un grand vide.
9 janvier.
Philippe. Sa toilette : un de mes paletots, un vieux chapeau de Maurice, des souliers de Fantec.
Son obstination à marcher derrière Marinette.
-- Vous êtes fatigué ?
-- Non.
-- Vos souliers vous font mal ?
-- Oh ! non.
Vauvenargues. Un style d'homme qui a perdu trop de sang à la guerre et qui devait mourir à trente-deux ans.
11 janvier.
Philippe est venu comme ça. Il n'a apporté qu'une chemise, et il dit, de Pierre négligent :
-- Il est encore moins gêné que moi !
Il n'est jamais allé au théâtre, et il débute par L'Adversaire dans une loge de face.
Il était bien à l'abri, bien à l'ombre, dans sa cabane pas trop éclairée. Il voyait tout le monde, et on ne le voyait pas. Mais il faisait bien chaud ! Il suait. Ça coulait de partout.
-- J'aurais bien voulu prendre l'air, dit-il, du temps que c'était arrêté.
Il emporte le programme pour le montrer à Ragotte, mais il ne lui paraît pas que toutes ces petites dames en photographie soient les mêmes que celles qu'il a vues.
-- Vous êtes-vous amusé ?
-- Moi, oui. Mais il y en qui s'ennuyaient, qui sont partis avant que monsieur Guitry ait fini.
-- Comment !
-- Oui ! J'ai vu des gens qui mettaient leur paletot quand monsieur Guitry revenait avec tout son monde. On ne lui a pas laissé dire ce qu'il avait encore à dire.
-- Mais c'est lui, ça !
-- Quoi, ça ?
-- Oui, la pièce, c'est lui.
-- Comment, c'est lui ?
-- Oui, son divorce, enfin.
-- Ah ! vous croyez que monsieur Guitry nous a raconté ses histoires avec sa femme ?
-- Dame ! j'ai cru.
-- En tout cas, monsieur Guitry ne s'embrouille pas dans ce qu'il dit ! Mais, la dame qui pleurait, elle parle bien aussi, et puis, elle n'est pas embarrassée de ses jambes. J'avais toujours peur qu'elle s'empige dans sa robe, mais, quand elle se retourne, elle a vite fait, d'un coup de pied, de faire tourner sa queue avec elle.
Après avoir avalé une pleine écuellée de soupe, il faisait un tour, mais seulement le tour de notre pâté de maisons, de peur de s'égarer.
Ce qui l'étonne le plus, c'est le gaz, l'eau qui monte dans les cuisines, et les légumes de chez Potin, les pommes de terre nouvelles en janvier.
De ma mère, j'ai tous les défauts, neutralisés.
On a beau faire ! Les gens vous demandent toujours :
-- Qu'est-ce que vous faites ?
Philippe appelle une queue de billard : le manche de l'outil.
Ecrire avec la pointe de son coeur.
Fantôme de vieille femme apparu brusquement :
-- Dites-moi... Ah ! je ne sais plus ce que je voulais vous dire !
Pail. Petit poêle qui entête. Toute une vie de fabrication de bruyères. Dans un fauteuil, la compagne, la femme du peintre, gaie et bavarde, qui croit que, de n'avoir pas d'ordre, c'est être artiste.
Ses tableaux n'ont jamais entendu de bêtises : on ne leur dit rien.
13 janvier.
Maison de poupée. Que de choses insignifiantes dites avec profondeur ! L'accès de liberté de Nora ne mérite peut-être qu'une bonne fessée. Dans cette pièce, tout se dérange aussi facilement que tout s'arrange ailleurs. Une histoire de faux qui se termine par une discussion. Le seul homme, c'est cet employé qui veut garder son petit emploi. Mais tout cela, quoique long, mal fait et arbitraire, n'est pas ennuyeux. Ça manque de l'éternel adultère.
Mme Bremontier, agréable jeune femme, nous a très bien récité sa petite conférence, avec des hésitations, des fautes, et un air de ne jamais penser à ce qu'elle disait qui mérite toute notre affectueuse indulgence
Le rôle de Nora éclaire le talent de Desprès. Il en montre les qualités et les limites. Géniale et entêtée, cette jeune artiste préfère ce rôle à tous les autres parce que jamais elle ne pourra bien le jouer.
Capus.L'Adversaire. Lu quelques scènes. C'est la perfection dans le feuilleté, la futilité, mais c'est la perfection.
Dans les remplissages surtout il est délicieux.
Celui qui dénonce dit si bien : « J'ai une telle affection pour vous !... » qu'il n'est pas un goujat.
Et comme on se rend bien compte que Capus peut en faire comme ça par milliers, et que, tout de même, il est seul à pouvoir en écrire une ! C'est d'une aisance continue que rien n'inquiète. Le mot n'est pas toujours du meilleur esprit, mais il vient toujours.
14 janvier.
Au Bois. Le pauvre peut dire : « J'ai un bois de 500 hectares, le Bois de Boulogne. »
Les feuilles tombées s'accrochent au treillage comme des oiseaux en cage : elles voudraient sortir. Quelques-unes roulent sur la chaussée : elles viennent à Paris.
A Capus, il manque de faire difficilement des pièces difficiles.
-- Si vous continuez de gagner tant d'argent, dis-je à Guitry, vous finirez par être millionnaire.
-- Vous ne savez pas ce qu'il faut de millions pour l'être, dit-il.
La traduction de « C'est un homme que j'aime beaucoup », c'est : « Je m'en fiche ! »
15 janvier.
Soeur Ernestine. Je crois avoir trouvé une fin, et je vais la porter à Marinette comme un bol de lait chaud, et je vois à ses yeux que je ne me suis pas trompé. Je cours chez Guitry. Je n'ai qu'à lui dire : « J'ai trouvé ! » pour que sa joie éclate. Il ne sait pas ce que c'est, et il veut jouer ça cette saison avec Monsieur Alphonse.
Il raconte à Guitry une histoire de vieille femme qui gardait les cochons. Elle avait un franc par cochon vendu. Ça lui faisait peut-être dix francs par mois. Elle les perd. Pour toute plainte, elle dit :
-- Oui ! Je sais que j'ai mangé mon pain blanc le premier.
C'est un homme terrible. Pour s'excuser de donner dix francs par mois à un vieux berger, il dit :
-- Je lui dois bien ça ! Cet homme avait fait quelques économies oh ! en tuant mon gibier, je le sais, et il avait construit dans le bois une cabane, où il habitait. Un jour que je passais et que la cabane était vide, j'ai mis une allumette dedans. Tout a flambé !
Il y a toujours un peu de vide dans les amitiés les plus pleines, comme dans les oeufs.
La joie, ce n'est jamais bien agréable. On ne sent plus. C'est comme si tout le coeur n'était qu'une crème fouettée.
18 janvier.
Les toits achèvent de pleurer leur pluie.
Fade comme un visage sans sourcils.
19 janvier.
Je ne me fais pas de bile ! disent-ils.
Ces égoïstes gras vous donnent envie d'être le plus malheureux des hommes.
Capus. Sa légèreté à se lancer dans un chef-d'oeuvre me fait frémir.
-- Quand je voudrai faire une pièce pour Guitry, dit Nohain, la pièce qu'il faut à son théâtre et à son public, je la ferai.
Très impressionné par un monsieur qui lui a lu dans la main, hier, et qui lui a dit des choses que, lui, ce monsieur, ne pouvait pas savoir, et qu'il mourrait à cinquante-cinq ans.
21 janvier.
Cet éditeur a pour maîtresse Mlle X, de l'Odéon.
Un auteur se présente et lui demande :
-- Voulez-vous publier ma pièce ?
-- Quelle pièce ?
-- Elle sera jouée à l'Odéon.
-- Ah ? Et avec quelle distribution ?
-- Lambert fils, etc., et, comme femme, Mlle X.
-- Ah ?
-- Oui ; elle n'a aucun talent, mais elle couche avec... (Ici, le nom d'un ministre.)
Femme. Une jolie nuque, fine, quoique un peu grasse, élégante comme une poule d'eau sous ses racines.
Formule : l'enseignement de la liberté est libre.
Le mille-pattes n'en a -- j'ai compté -- qu'une vingtaine.
Fonctionnaire assis sur son guano.
26 janvier.
Mon verre est petit, mais je ne veux pas que vous buviez dedans.
-- Qu'est-ce qu'on pourrait bien faire pour tes quarante ans ?
-- Me rajeunir.
Oui, ça ne va pas mal, mon petit acte, par-ci, par-là. Je nage très bien dans cette rivière : je ne traverse pas.
28 janvier.
Hervieu fait chasser Léon Blum de La Renaissance Latine parce que Blum n'y voulait point parler du Dédale avec le plus grand respect.
-- Ce qui manque à tout le théâtre, dit Guitry, c'est une femme franchement gaie, dans le rire ou dans les larmes, peu importe. Le public veut rire, au théâtre.
Il dit à Sacha et à Jean :
-- Ah ! comme vous avez mal arrangé ma vie !
-- Quel âge aura monsieur Lepic dans votre pièce ? me demande Guitry. Soixante ans ?
Il y a une petite inquiétude dans ses yeux.
-- Non, dis-je. Guère plus de cinquante.
Grand-Guignol. Répétition privée.
Interview, une pièce de ce grand gosse de Mirbeau, qui en dit lui-même :
-- C'est grossier d'un bout à l'autre.
Et après :
-- Vous ne me méprisez pas trop, hein ?
Féraudy est venu donner le conseil de jouer ça en brûlant les planches. Lundi, Claretie viendra à la première.
Mirbeau s'amuse, et ses artistes -- il y en a deux dans sa pièce -- ont pour lui de la vénération.
Scène. Un mari, par excessif amour de la vérité, enragé que sa femme ne se doute de rien, finit par lui apprendre qu'il l'a trompée.
30 janvier.
Si nous pensions à toutes les veines que nous avons eues sans les mériter, nous n'oserions pas nous plaindre.
L'enterrement même a du bon ; il réconcilie les familles.
1er février.
Le ciel est tout fleuri d'étoiles neuves.
Elle dit qu'elle est Russe parce qu'elle parle mal le français.
Une femme qui, comme le laurier, préserve des coups de foudre.
Une petite fille dit que la pendule a deux yeux, sans cils.
Il reçoit des tuiles, comme tout le monde, mais il les commande lui-même.
Un vague hobereau montre un vieux portrait d'ancêtre qui fut aux Croisades.
-- Laquelle ?
-- Toutes, je pense.
3 février.
« Bravo ! » Nous ne savons même pas le dire en français.
-- Je vous fais peur ?
-- Non ! Et je voudrais bien vous rencontrer, toute seule, au coin d'un bois.
-- J'envie votre vie, me dit Coolus. Vous n'avez qu'une passion : la littérature, et qu'une femme à aimer : la vôtre.
Un dernier vent s'attarde. Il habite dans la cheminée.
10 février.
Des idées larges que je tiens étroitement.
12 février.
Fantaisie ! Fantaisie ! Tu es délicieuse, mais tu n'es pas le pur talent.
15 février.
Capus s'est commandé une voiture automobile, et il ne sait déjà plus qu'en faire.
Il faut le voir se promenant avec Arthur Meyer ! Il fait tous les frais. Il ne peut pas résister à ce chic. Il parle. Meyer dodeline.
Un toit fume pour se désennuyer. L'image est, je crois, de Bachelin.
Le vent à la voix humaine.
Elle s'est décolletée, mais, comme elle n'a pas pleine confiance en la beauté de ses épaules, elle a mis un chapeau énorme, de sorte que le monsieur qui est derrière elle, ne pouvant voir ce qui se passe sur la scène, est bien obligé de regarder les épaules, et de s'en contenter.
Très sentimentaux, lui, comme un pot à tabac, elle, comme une ancienne grue. Au théâtre, elle aime les scènes d'amour. Elle frétille et regarde langoureusement son homme.
Il est antisémite.
-- Imaginez-vous qu'un Juif est venu nous acheter des tableaux. Le prix est arrêté. On les lui porte. En les recevant, il nous dit : « Vous allez me faire un escompte de trois pour cent. » C'est horrible !
-- Imaginez, madame, qu'un autre Juif me doit 2 000 francs et ne veut absolument pas me les rendre.
-- Le misérable ! dit-elle.
-- Oui ! dis-je. Mais, mon Juif à moi, c'est un catholique.
Et je lui rappelle le mot de Sarah : « J'attends que les chrétiens soient meilleurs que nous. »
-- Vous aimez les Juifs ? dit-elle.
-- Je tâche d'aimer tous les hommes quand ils sont bons et intelligents.
Premiers beaux jours. Ça sent l'omelette aux fines herbes.
Elle m'aime bien, souvent pendue à mon cou ; mais, que le blanchisseur arrive ! Elle me lâche.
Vertige au Sacré-Coeur. Une femme à sa fenêtre me donne mal au coeur.
Ces gens ne viennent jamais à Paris.
Un orage. Alfred a peur.
Nous entrons dans le petit café du Théâtre Montmartre. Tout Paris travaille : ici, quatre ouvriers jouent au billard.
Un tel coup de tonnerre que la foudre a dû tomber sur la banquette entre Alfred et moi.
Types de joueurs « Vous savez, moi, ça ne m'amuse pas. Je joue pour lui faire plaisir. » Celui qui va perdre.
Notre air naturel pour que le patron ne croie pas que nous méprisons son café.
La fortune fait le bonheur des autres. C'est une belle chose que de savoir les en faire profiter !
Bavarde. Elle a la langue dans une automobile.
Promenade à Versailles dans l'automobile de Guitry.
A chaque instant je me sens le coeur d'un richard. Je regarde les passants avec des yeux pleins de vanité ; ou bien je ne les regarde même pas : je suis un homme absorbé par de grosses affaires ; ou bien je prends l'air habitué, dégoûté.
Mais, pauvre imbécile, cette voiture à pétrole n'est pas à toi !
Le dimanche ? Mais non, ce n'est pas ridicule.
Ils se promènent. Ils ont peut-être travaillé toute la semaine, eux. Ils sont heureux. Ce soir, ils dîneront les uns chez les autres, ceux-ci, fiers de recevoir, ceux-là, contents d'être bien reçus.
17 février.
Mon père prétendait s'être brouillé avec les Corneille, sous un prétexte futile afin d'échapper aux tentations de Rose. Il a fini par le croire.
Il y a là, matière à un petit acte.
Le vieillard et la jeune fille devenue femme se rencontrent.
-- Hein ! C'est joli, dit-il, ce que j'ai fait là !
-- C'était bien inutile : je n'ai pas été heureuse.
-- Vous ne l'auriez pas été avec moi.
-- Mais vous, dit-elle, vous l'auriez été, du moins un instant, avec moi.
Etat d'esprit. M. Lepic, qui a mauvais caractère, se brouille avec les Corneille pour un motif futile. De toute la famille il ne regrette que Rose. Il oublie le prétexte. Il finit par croire qu'il s'est brouillé avec le père pour n'être pas tenté de déshonorer la fille, mais elle lui dira :
-- C'était bien inutile !
Et le père :
-- L'honneur de ma fille m'a coûté ton amitié. Il vaut ça, mais c'est cher tout de même.
Faire causer, c'est le talent le plus rare ; c'est bien plus difficile que de parler soi-même.
19 février.
Il ne trouve pas le moyen de dire un mot sur cent qui ne soit imbécile. Il fait des affaires.
-- Ah ! mon cher, on y voit des types bien plus vivants qu'au théâtre. Il faut sortir, voir le monde ! C'est malsain, de rester chez soi !
Il me demande :
-- Avez-vous vu Cyrano ?
-- Plus de vingt fois, dis-je.
-- Mais l'avez-vous vu dans les nouveaux décors ?
-- Non.
-- Ah ! mon cher, c'est tout autre chose ! A la bonne heure ! Ça sort. Je trouve ça épatant.
-- Dans les nouveaux décors ?
-- Oui.
Pauvre imbécile !
Il dit encore :
-- Je n'ai pas la prétention d'être un homme de lettres.
Il ne l'a plus.
-- Le billard est un jeu intelligent, dit-il. Je n'aime que les jeux intelligents.
Nohain, qui va faire une conférence, rue Saint-Antoine, devant des ouvriers, me dit :
-- C'est la première fois que je ne suis pas sûr d'avoir un grand succès.
21 février.
Capus. Ça devient l'ennui, l'affaissement, le dégoût, déjà, de l'automobile qu'il va acheter.
Pourquoi n'a-t-il pas toujours une première triomphale, et qu'est-ce, maintenant, pour lui, qu'une pièce qu'on ne joue pas dix mois de suite ?
Il va dans le Midi, mais avec une passe du Figaro : même pas le plaisir de payer !
Lui. Un mélange de cendre et de poix. Quand je veux le laisser seul avec Guitry, Guitry m'appelle tout bas Ravaillac.
22 février.
Quarante ans ! La mort n'est peut-être, pour le sage, que le passage d'une date à une autre. Il meurt, comme d'autres ont quarante ans.
2 mars.
D'un beau gâteau de feu la croûte se fendille.
Il paraît que la Terre ne tourne plus.
Quel admirable animal que le cochon ! Il ne lui manque que de savoir faire lui-même son boudin.
Léda ? Ce n'est pas plus invraisemblable que la Vierge.
Au bord de sa cheminée, le moineau rêve comme un petit Savoyard qui n'a plus rien à faire.
-- J'aime, dit Antoine, à faire jouer de temps en temps un grand rôle par une petite bonne femme inconnue. Ça fait pisser les autres !
5 mars.
Le beau Dimanche. Lu le premier acte à Guitry qui pressé, s'habille. Je lis, comme un fou, au bruit de la chemise, des bottines, de la brosse à habits. Après la scène d'Honorine, j'entends un froid « C'est très-bien ! »
-- Vrai ? Alors, je suis tranquille pour le reste.
Je continue à la vapeur. Au « Des romans pour te purifier », il rit. A la fin, il répète plusieurs fois :
-- C'est très bien.
Je suis un peu inquiet, comme un homme dont la lettre est entrée si vite dans la boîte qu'il regarde s'il l'y a bien mise. Je demande :
-- Vous ne voyez rien à dire ?
-- Non ! Rien, rien.
C'est trop. Je me méfie. Dans l'automobile, j'entends :
-- J'aime mieux cet acte-là que le second.
-- Le second deviendra meilleur.
-- Oh ! je sais. J'aime mieux cet acte-là que le premier de Monsieur Vernet.
-- Vraiment ?
-- Oui. C'est la même chose, et il y a, en plus, la scène entre monsieur Chêne et la petite.
Nous nous quittons.
-- Je suis bien content, dit Guitry. Vous voyez que j'ai eu raison d'en demander davantage.
Et, moi, je ne suis qu'à demi tranquille.
11 mars.
Les moralistes qui vantent le travail me font penser à ces badauds qui ont été attrapés dans une baraque de foire et qui tâchent tout de même d'y faire entrer les autres.
Paul Adam se réveille à six heures, lit jusqu'à huit heures et demie, se lève, travaille jusqu'à une heure, se repose jusqu'à cinq, se remet au travail jusqu'à neuf et se couche à minuit.
N'a de goûts de luxe que chez lui. Ne travaille guère que pour le tapissier. Au dehors, ne dépense que pour ses omnibus. Ne voyage jamais et ne regarde jamais rien. Prétend qu'il a vu ses personnages extraordinaires, parce qu'il n'observe que l'exceptionnel, et que ses personnages ordinaires sont de son invention
Il ne lit ses journaux que le soir.
Il n'a qu'une mémoire visuelle. Pour apprendre l'anglais, il écrit de grands tableaux de mots qu'il suspend dans son cabinet de travail.
21 mars.
Le Mannequin d'osier.-- Deux répétitions privées.
Première impression, médiocre ; deuxième, excellente. Presque toute la pièce, entre autres l'originale scène du trois, la meilleure, est de Guitry, ce qui permet à France de dire tout haut :
-- Je trouve cette pièce très bien,
et, tout bas, à Guitry :
-- C'est votre pièce. Comme on va m'en faire beaucoup de compliments, j'oublierai qu'elle est de vous. C'est pourquoi je vous le dis pour la dernière fois.
Il dit :
-- Renard et moi, nous faisons la même chose : nous mêlons le rire et l'émotion. Il faut faire des pièces sans complications : ce n'est pas l'auteur de Poil de Carotte qui dira le contraire.
Capus trouve la pièce d'une grande originalité et est plein de respect pour elle. Il doit bien s'ennuyer. Il n'est pas homme de lettres. Sa réputation n'est qu'une réputation de succès, et son argent n'en fait même pas un homme riche au milieu des gens riches qu'il fréquente.
Les moineaux qui viennent picorer le millet tombé de ma cage à serins, sait-on s'ils ne se disent pas : « Sont-ils veinards, ces serins ! »
La liberté ne vaut peut-être pas, pour eux, un échaudé par jour.
Un toit que : la fumée quitte à regret.
26 mars.
A la Société des Gens de Lettres. Jho Pale, un pauvre bougre de lettres, me dit :
-- Vous avez là-bas un homme politique qui vous admire beaucoup : c'est de Bhray. Il est aussi anticlérical que vous, mais il a une situation de 12 000 francs.
Voilà leur excuse.
29 mars.
La Gloriette. Premières fleurs. La primevère des jardins qui s'ouvre en jaune et s'achève en rose.
Boutons. Des fleurs aux ailes collées. Toute la nature a la rougeole.
Il y a des arbres qui se dandinent.
Philippe toujours un peu lourd de secrets : il porte la lune dans son tablier.
La branche, un doigt qui se tend aux oiseaux.
La Bruyère, fils de « noble homme », s'appelait de La Bruyère. Le de est tombé : la noblesse est restée.
Ils ne savent pas empêcher une cheminée de fumer : ils aiment mieux s'endormir la fenêtre ouverte, en plein mois de décembre.
31 mars.
La vieille a voyagé, cet hiver. Elle est allée chez sa fille chez une soeur, et même chez son fils, qui est riche.
Elle n'a pas le sou. Elle loge dans une ancienne buanderie qui n'a pas de fenêtre et qui n'a qu'une porte. Elle dit, un peu humiliée :
-- Ne venez pas me voir maintenant ! Je suis trop mal logée. Oh ! je n'y resterai pas longtemps : ils vont venir me chercher.
« Ils », c'est sa fille, ou son fils, le richard.
Comme elle est sourde, maman, qui a de l'esprit, dit tout haut :
-- Et, si ceux-là ne viennent pas, la mort viendra bien vous prendre.
Honorine se laisse manger par la vermine. L'autre jour, maman lui a lavé les mains et l'a débarbouillée.
Le lard qu'on donne à sa bru pour lui faire sa soupe, elle voudrait l'avoir elle-même. Quand sa bru -- sa petite-bru, plutôt -- lui dit : « Grand-mère, votre soupe est trempée », elle répond : « Je n'en veux point, de ta soupe », et, du pied elle fait le geste de la renverser. Et puis, elle finit par la manger.
Comme elle est sale, sa petite-bru lui a fait quitter son jupon, pour le laver. La vieille, furieuse, a jeté le jupon dans le feu et l'a fait brûler.
Comme toutes les vieilles femmes, maman a peur de la mort. Elles ne savent pas que la mort est belle : elles croient réellement que le diable approche.
Ils sont plus bêtes que méchants, mais si bêtes que la part de méchanceté reste belle.
1er avril.
C'est la seconde fois que Ragotte ne fait pas ses pâques Les curés sont trop « malins ». D'ailleurs, elle n'y pense plus. On va croire que nous la tyrannisons. Marinette lui conseille de les faire, mais Ragotte, sans doute, ne la croit pas sincère, ou peut-être devient-elle tout à fait indifférente.
Vendredi saint. Elle dit :
-- Les oeufs d'aujourd'hui sont des oeufs bénits. Quand on en mange un à jeun le jour de Pâques, on est bon toute l'année.
Ayant fait deux jours de prison pour je ne sais quelle histoire, il ne peut pas voter : il en est joyeux comme un homme qui s'est mis au-dessus de tous les droits civils.
Les cloches étant à Rome, des petits courent par les chemins et, avec de petites sonnettes, sonnent la prière.
L'un d'eux passe près de moi, et, le temps qu'il dise bonjour au libre-penseur, sa sonnette se tait.
Si les végétaux savaient lire, ils auraient plus de vie que tous ces gens-là.
Un village comme Chaumot ou Chitry, c'est la meilleure preuve que l'univers n'a pas de sens.
Comment ne seraient-ils pas envieux, vaniteux et mauvais ? Avec tous mes livres et mes efforts quotidiens, le suis-je beaucoup moins qu'eux ?
2 avril.
Les blés sont plus verts que les prés.
Corbeaux et pies, en tablier de misère, sont maîtres des champs.
Il y a aussi les feuilles indétachables du chêne qui remuent comme des oiseaux.
La branche nue est une fronde qui lance un oiseau.
Se coucher sur l'herbe sèche, et s'endormir pour toujours.
La pie, notre perroquet des champs.
De vieilles cartouches. Elles n'ont pas germé. Il n'en peut sortir que la mort.
Honorine n'est presque plus que terre.
Elle meurt à chaque instant.
Elle serre ses quarante sous dans son mouchoir. Elle les oubliera : elle ne les perdra pas. Il y a beau temps qu'elle ne se mouche jamais !
Elections. C'est un vilain moment. On n'ose plus faire un pas, dire bonjour, serrer une main. On a l'air d'implorer un bulletin de vote. Chaque sourire semble une prière.
L'électeur se croit le maître ; il y a confusion. Mais non, brave homme ! Il faut voter pour vous rendre service à vous-même, et non à moi. C'est vous qui êtes mon obligé.
Cela peut occuper les hommes politiques, mais répugne un peu aux hommes qui ont quelque idéal.
Ils ont encore plus d'orgueil que les hommes de génie.
Le poëte Ponge. Les efforts qu'il fait pour sortir des ténèbres où si longtemps ont dormi ses ancêtres.
Le curé leur raconte des histoires à dormir debout et leur promet la lune au Paradis.
Le maire ne tient qu'à son écharpe.
L'instituteur pourrait, mais...
Qui donc regarde de près le paysan et lui dira : « Tu dors encore depuis des siècles. Réveille-toi ! »
Mme Cahouet, ancienne institutrice, parle avec l'application murmurante d'un curé.
-- Oh ! vos articles, ne sont pas mes idées, mais j'en admire la forme et la finesse.
Enfin, voilà donc une femme qui m'en parle !
J'ai l'air de chercher mes « roulées » de compliments.
Un pauvre mendiant, type de l'ancien grognard, a écrit à la craie, sur son chapeau, le mot « Ane »
Il croit qu'il va faire fortune avec cette trouvaille.
Le vendeur me dit que Le Journal de Xau ne prend pas à Corbigny parce que les dames le trouvent un peu « cochon ».
Odyssée des bûches flottantes.
-- Où vont-elles ? dit un arbre.
-- Je ne sais pas, dit l'autre. Elles vont à la guerre.
8 avril.
Maman. C'est tout de même une femme qui a été jeune et que les dames du pays ont appelée Rosa.
Une martyre, peut-être. Tout l'hiver, ils ont vécu de quinze lapins, sans autre viande. Au quinzième, il prétendait qu'il n'en était pas encore dégoûté.
Lui, qui l'a fait souffrir comme une esclave, il l'appelle pourtant avec quelque respect, la bourgeoise.
Depuis seize ans elle n'a pas changé de corset.
Ils n'ont fait que trente francs de dettes, pour le lard.
Elle ne sort pas. Toute la journée, elle travaille près de sa fenêtre d'où elle a la plus charmante vue qui soit.
Philippe dit d'un de mes gros dictionnaires :
-- Si j'étais forcé de lire tout ce livre là avant de me coucher, je serais bien chagrin !
C'est l'électeur qui devrait solliciter le candidat. Mais cette perversion du suffrage universel ne date pas d'hier, et elle durera tant que les candidats, qui devraient moraliser l'électeur, ne s'aviseront pas de se moraliser eux-mêmes.
Grivèlerie : ce n'est pas la chasse aux grives.
Branches éplorées.
Du pain, avec un peu de soleil dessus.
Le Vendredi-Saint, elle se privait de soupe, mais pas de médisance.
Il y a un moment où une pêche est mûre. Un peu avant, un peu après, elle est moins bonne.
Celui qui a le goût parfait n'aime que la pêche mûre et le bon style.
Ils ne connaissent pas le sel fin.
Le gramophone, Philippe l'appelle la trompette.
-- Ma femme a mal au coeur, dit ce paysan
-- Elle est enceinte ? dit le médecin
-- Non ! Elle a mal au coeur.
-- Elle vomit ?
-- Oui.
-- Alors, elle est enceinte.
-- Non ! Non ! Elle ne refuse pas.
Ils mangent la soupe de bonne heure, pour s'en débarrasser.
14 avril.
Rentrée à Paris. Si un esprit volait, il volerait comme le pigeon.
16 avril.
Egoïsme. Ramener tout à soi, même Dieu.
Polaire passe dans une calèche à deux chevaux. Tout de même, ça impressionne.
Et Willy va avoir son portrait par Bonnat.
La raison est en marche.
Je ne désire plus le succès, et je sens déjà qu'il m'arriverait trop tard.
La vie n'est peut-être qu'une maladie, le phylloxera de notre planète.
18 avril.
Coolus se présente au Gil Blas.
-- J'ai à dire des choses que je ne peux pas dire dans un autre journal.
-- Bien, bien ! Apportez-nous ça.
Et il apporte un article sur le printemps.
L'artiste, c'est un homme de talent qui croit toujours qu'il débute.
Pluie. Petites pièces de dix sous d'eau pure que le nuage jette dans le canal.
Femme perverse : c'est simplement une femme stupide.
Rien n'attendrit le coeur d'un papa comme la grâce de sa fillette un peu malade.
Patriote, non, mais compatriote.
Poule morte. Seules, ses plumes restent vivantes, à cause du vent.
« Mon homme », « mon mari », devient « mon époux » sur les tombes.
L'Académie, le commun des immortels.
Selon eux, une commune où tout va bien, c'est une commune inerte.
Pour qu'il soit parfait, il ne suffit pas à un maire d'être délégué sénatorial. Un bon maire, ce n'est pas un maire qui ne fait rien. Sur les instances de M. de Talon, j'ai voulu voir la cuisine d'une mairie : ce n'est pas toujours propre.
Je ne m'occuperai plus de Chaumot que comme électeur. Au conseil, il ne se passe rien. C'est en dehors que le maire peut quelque chose.
Je ne veux pas être malin : je veux être juste. C'est très différent.
Tout le monde se croit capable de faire un maire.
Les gens de Clamecy ont une assez bonne santé, avec un peu de moisi dessus.
Plus ils voient de monde à l'enterrement, et plus ils pleurent le mort.
-- Vous savez nager ?
-- Non.
-- Alors, qu'est-ce que vous attendez pour vous jeter à l'eau ?
Claretie, ce La Bruyère en mille volumes.
Un beau et long travail sur la paresse.
Lambeaux d'azur que des nuages dévorants se disputent.
L'homme de talent retombe toujours sur ses pattes.
Jarry et sa carabine. Les balles tombent de l'autre côté du mur.
-- Vous allez tuer mes enfants !
-- Nous vous en ferons d'autres, madame.
Guirlande d'orties.
Oiseau qui se jette par la fenêtre.
Paris est grand comme une salle de théâtre !
19 avril.
L'Humanité. Le premier numéro s'est vendu, dit-on, à 138 000 exemplaires.
Cent trente-huit mille lecteurs ont pu lire La Vieille. Et Athis me dit qu'une femme, d'une intelligence comme il y en a cent trente-huit mille, lui a dit :
-- Je n'ai pas compris ce que Jules Renard veut dire avec sa Vieille. De qui veut-il parler ?
Elle a dû croire qu'il s'agissait de Louise Michel.
J'en suis là, à quarante ans !
Le tailleur qui m'essayait ma jaquette avait sur le ventre une pelote garnie de belles épingles, et il m'en piquait partout. Je ne sentais rien.
Il faut croire que j'y suis habitué.
Ça m'est égal, de manquer ma vie. Je ne vise pas. Je tire en l'air, du côté des nuages.
Jamais je ne me suis senti à ce point incapable de quoi que ce soit.
Je crois que je finirai par le suicide. Car, déjà, dès que je me sens un peu fatigué de vivre, ça m'amuse, l'idée noire et l'image du geste.
Guitry. Ça sonne le fêlé. Décidément, je ne tiens à personne. Antoine m'avait lassé du théâtre, mais c'est Guitry qui m'en aura dégoûté.
Je ne suis pas fait pour la lutte. Je suis fait pour tuer les gens à coups de fusil dans le cul.
L'Humanité. Jaurès, Briand, Herr, m'accablent de compliments. Jamais je n'ai été reçu ainsi dans un bureau de rédaction. Les socialistes veulent être aimables. Je n'ose pas dire à Herr : « Vous aussi, vous avez écrit une bonne page. » Je m'imagine mal que les compliments, qui me font tant plaisir, soient agréables aux autres ; sans quoi, j'en ferais volontiers.
France parle. Mirbeau rit. Jaurès écoute, la tête mobile ; il regarde l'un, puis l'autre. Briand est jovial. Je n'ose rien dire devant ces hommes qui mènent la France. Tant de célébrités dans ce coin ! Et, pourtant, je les impressionne peut-être, et peut-être que la moindre plaisanterie les ferait rire.
-- Les hommes du métier, dit Jaurès, ont bon espoir pour notre journal. Nous tirons à 140 000. Il y aura un déchet énorme, mais nous avons de la marge : avec 70 000, le journal fera ses frais.
Léon Blum, actif, fiévreux, semble la nymphe Egérie. Il regarde Jaurès écrire un mot et dit : « Parfait ! »
Jaurès, venu au-devant de moi, me remercie, me prie de ne pas rester longtemps sans donner une page. Je crois rêver. Et toujours cette peur ridicule de rendre compliments pour compliments.
Un arbre avec de la mousse sous les branches comme un vieux soldat.
22 avril.
Cornu a peur qu'on ne croie qu'il me fait sa cour. Il ajoute :
-- Je veux faire la même chose que vous.
De l'intelligence moyenne, sans un pli d'ironie.
Pelletan, sa photographie. On n'aimerait pas à le rencontrer au coin de l'Europe.
28 avril.
A Chaumot. D'abord, pourquoi je quitte Chaumot. Trois espèces de questions : administratives, religieuses, morales.
Communication plus étroite entre le maire, ses conseillers et les électeurs. Ceux-ci, au lendemain des élections, ne doivent se désintéresser de rien de ce qui se passe à la mairie. L'école doit être le centre. De bons chemins, de l'hygiène, le tout avec économie, mais sans avarice. Il ne s'agit pas de dire : « Notre caisse est pleine ! » Il s'agit de dire : « Nous avons dépensé de l'argent, mais c'était utile. »
Liberté pour tous. M. Loubet va à Rome. Il ne va pas voir le pape : il n'en empêche pas les autres. Chacun croit ce qu'il veut. Que chacun croie des choses pas trop déraisonnables : voilà mon voeu.
La République. On lui doit d'abord le suffrage universel. Jadis on accusait les républicains d'avoir les mains sales ; on les accuse aujourd'hui de vouloir mettre tout à feu et à sang. Comme ils crient : « Vive la paix universelle ! » on les accuse d'être des vendus : il faudrait s'entendre. Le républicain se fait une haute idée de la morale. Il veut l'homme libre. Mettre un frein à la richesse des uns, et remédier à la pauvreté des autres.
4 mai.
Honorine n'a plus qu'une oreille pour entendre un peu, la droite. Elle s'approche le plus possible, jusqu'à nos pieds, de façon que les paroles tombent dans son oreille comme dans une vieille soucoupe. Ainsi calée, elle a l'air d'être bossue de dos, et bossue de côté.
Elle a beau faire : elle est sourde, et il faut lui parler double.
Il leur passe dans la tête deux idées en trois jours.
Petites feuilles, le duvet de la nature.
8 mai.
L'instituteur d'Héry attrape les gens de Chaumot dans le bois et leur dit qu'ils n'en retrouveront pas un pareil à moi. Il leur explique ce que je suis. Il a acheté un de mes livres.
Ils approuveraient et aimeraient ce que je dis, si c'était en chansons.
10 mai.
Marinette ne comprend plus. Elle dit que j'ai l'air illuminé. Elle pleure.
-- Il me semble, dit-elle, que tu n'es plus littérateur.
-- Je suis le même, développé, élargi.
La petite flamme que je voudrais voir dans ses yeux ne s'allume toujours pas.
-- Tant d'efforts pour un si petit résultat ! poursuit-elle. Ces gens qui ne te comprennent pas, qui se croient supérieurs à toi, c'est d'un grotesque !
-- Rien ne se perd. Si j'ébranle un seul cerveau, ça me suffit.
Et puis, il ne faut jamais se préoccuper du résultat.
-- Tout ce que tu risques !
-- Quoi ? Des insultes, un coup d'épée. Mais, si je ne faisais pas ce qu'il faut que je fasse, je mourrais d'ennui, d'écoeurement.
-- Oui, oui, tu parles comme un apôtre. Tu finiras par être un saint.
-- Pourquoi pas ?
-- Un saint laïc.
-- Si c'est ma destinée... Mon intelligence coule claire comme un ruisseau qui ne s'arrêtera plus.
Cerisiers. Brassards de fleurs à toutes les branches.
Chapelet. Tirer des petits seaux d'indulgences du puits entre ses jambes.
Le jardin. On entend presque bourdonner les germes.
Une araignée s'est pendue pour avoir défloré une fleur.
12 mai.
Devant Marinette le curé passe, hautain, énorme, longs cheveux gris, cheveux de cheval, sous sa barrette. Soutane relevée à cause du ventre. Le pauvre Paul, qui est avec lui, veut la saluer. Il reste un peu en arrière, mais le curé aussi. Il lève la main jusqu'à son estomac. D'un regard terrible, le curé arrête la main.
13 mai.
Le poëte Ponge dit, en regardant la nature :
-- C'est beau, comme dit Lamartine.
14 mai.
Elections. Le pays s'amuse. A l'église, les femmes ont le frisson : c'est délicieux.
L'église, c'est un peu leur Guignol.
En tablier blanc, les hirondelles font leurs nids.
Le poëte Ponge. Une vieille maison ; les poutres étaient soutenues par les armoires.
Plus paysan, plus mal habillé que les autres quand, avec sa femme, il va planter ses pois. A la fois content et piqué d'être traité d'intellectuel par L'Indépendance.
Une nappe sur sa table.
Leur rage de faire relever leur maison. Maintenant, ils veulent être bien logés. D'être mal habillés, mal nourris, ne les gêne pas. Chaque paysan veut être mieux « bâti » que son voisin.
Boutons d'or : du soleil semé, monnaie de soleil
17 mai.
Un brin de muguet, c'est délicieux ; une brouettée de muguet répugne.
Si plaie d'argent n'est pas mortelle, elle ne se ferme jamais.
Je lis un arrêté préfectoral ordonnant de faire détruire les chardons et l'épine-vinette. Je le signe. On va l'afficher.
Quant à l'exécuter, comme dit mon secrétaire, si M. le Préfet croit que nous avons du temps à perdre !...
18 mai.
Hirondelles. Il y a bien un peu de bavardage dans leur chant du matin.
Les mendiants me connaissent. Ils me disent bonjour et me demandent des nouvelles de ma famille.
Il faut avoir l'oeil sur le paysan. Il renifle encore avec plaisir l'odeur du noble, du puissant et du riche.
Maman dit :
-- Le plus beau jour de ma vie : le 15 mai 1904, où mon fils a été élu maire de Chitry.
Mairie. Que de paperasses à propos des nourrices ! Personne ne pourrait se passer de secrétaire. Aucun maire n'aurait même le temps de lire toutes les pièces.
Elections. Il n'y a peut-être que moi qui aie pris ça au sérieux.
19 mai.
Une montre qui « fait la vie » comme une horloge.
Un vieux tronc d'arbre d'où s'élève une branchette, comme un vieillard qui, au printemps, mettrait sa béquille sur son épaule.
Louis XIV, sa dignité d'horloge.
23 mai.
Pour l'oeil clairvoyant, la modestie n'est guère qu'une forme, plus visible, de la vanité.
24 mai.
Ils voudraient un corbillard à Chitry
-- Pour quoi faire ?
-- Pour promener les morts.
Les paysannes sont comme les fleurs des champs : sous le nez, ça ne sent rien, ou ça sent mauvais.
Le regard oblique d'une oie sur les sept oisons qui la suivent.
Philippe hérite de sa belle-mère qui vient de mourir : dans un an, il va toucher 200 francs.
26 mai.
Honorine a un doigt privé d'une phalange. Elle ne sait plus si elle l'a perdue à la moisson, d'un coup de faucille, ou par un panaris. Elle sait seulement qu'elle a tant souffert qu'elle voulait se jeter à l'eau.
28 mai.
Comme maire, je dois veiller au bon état des chemins ruraux ; comme poëte, je préfère les voir mal entretenus.
Les cris de rats dans les chenets, à la lune borgne.
Sur les feuilles, le soir, le vernis de la lune.
30 mai.
Quand on cause avec un paysan, on s'aperçoit qu'on ne sait rien, ou que c'est comme si on ne savait rien car on ne peut rien lui apprendre.
Le léger clapotement d'un coeur qui se fatigue.
8 juin.
Style pur comme l'eau est claire, à force de travail, à force de s'user, pour ainsi dire, sur les cailloux.
Maman redevient petite fille. Elle aime qu'on la gronde, et elle gémit d'une voix d'enfant qui parle à peine.
A Paris, je leur raconte mes histoires d'élections et de mairie :
-- Oh ! à ce point-là ? Et moi qui croyais que tu allais nous faire rire !
Omnibus. Un homme bâille de toutes ses profondeurs. Il a une énorme chaîne de montre, à la mesure de son ventre.
Une autre se cogne le genou au strapontin du fond, se frotte et regarde le strapontin avec des yeux terribles.
Une femme répète, parce que la pluie tombe :
-- Moi, j'ai mon parapluie, mais il y aura des surprises.
Un gamin cache une cage à poulets. Tout le monde regarde sous ses jambes.
-- Des poulets ! Des poulets !
On éclate de rire.
Une femme riche, avec sa bonne qui porte l'enfant, montre comme elle sait sourire au bébé :
-- Où il est, le papa ? Où il est, le papa ?
Puis, à la bonne :
-- Monsieur doit nous attendre.
Une vieille sourit à tout le monde : c'est son droit.
Des femmes pauvres qui n'ont plus qu'une goutte de sang au coeur.
Buttes-Chaumont. Oui, le peuple ! Mais il ne faudrait jamais voir sa gueule.
Un canard, la tête penchée, dort, le coude sur l'eau.
Guitry. Le voilà en pleine solitude, entre le repos qui ne le tente pas et les itinéraires aussi vite abandonnés que tracés. Frais, parfois, d'une fraîcheur d'acteur, mais déjà vieux d'une vieillesse d'homme.
Télégraphie sans fil, oui. Mais je me demande où vont percher nos gracieuses hirondelles ?
11 juin.
Je ne reçois à la mairie que des prospectus de feux d'artifice. Ils croient donc que nous sommes toujours en fête ?
Dents dignes d'habiter le palais de sa bouche.
Vanité. Il a été concierge et marchand d'huîtres ; sur les rôles des contributions il s'est fait porter maître d'armes, parce qu'il a vaguement été prévôt au régiment.
Je ramène tout à moi, mais il y a des choses dont je ne veux rien faire.
Branche de cerisier voluptueuse comme un bras de femme.
Des bouffées de roses me venaient d'Ispahan parce que, dans la journée, j'avais lu le livre de Loti.
Le haricot avec sa guêtre blanche et son petit parapluie.
13 juin.
La commune. Hier, tournée. Mme Paul. Certains muscles paralysés, ceux qui retiennent, de sorte qu'elle s'en va de tous côtés, la pauvre femme. La fille aime bien les articles du poëte Ponge, ceux de « monsieur Jules » aussi. Elle me dit que son père s'est dévoué, qu'il a tout fait, et elle ajoute : « D'ailleurs, monsieur Jules est bien assez intelligent pour le comprendre. »
Nous le rencontrons sur la route. Un rien du tout terrible. Un carré de chair humaine, le visage criblé de petits coups de marteau, les trous de nez pleins d'insectes noirs ou de tabac à priser. On lui dit :
-- Nous allions vous faire une visite.
Il ne recule, ni n'avance : il ne sait pas ce que c'est.
Il tient par la main une petite fille que la pauvre Marinette embrasse. Nous causons un peu. Il nous quitte. Il était sur la route : il y reste. Il ne nous invite pas à entrer chez lui.
Chez Gâteau. Il n'y est pas. Sa femme nous reçoit, si j'ose dire. Trente-deux ans de ménage et de sacristie ! Du bois ! Du bois desséché, brûlé, rongé d'avarice et d'envie. Oh ! le pauvre homme qui est en proie à... cet homme ! Une servante qui croit que Dieu ne s'est occupé que de lui faire gagner des sous. Elle nous dit tout de même de nous asseoir, mais elle reste debout. Elle a une fille mariée. Elle finit par nous offrir, en le retenant au plus profond de sa cave, un verre de vin.
-- Oh ! je vous connais bien, et depuis longtemps ! dit-elle, comme si elle avait honte de son accueil, comme si tout son bois voulait craquer.
C'est une horreur, un produit de curé et de servante dans une église humide, fait avec du cierge délayé dans de l'eau froide.
Patriotes parce qu'ils font partie d'une société de tir.
Chaumières qui n'ont pour fenêtre qu'un oeil-de-boeuf, et qui serviraient tout aussi bien d'habitation à un boeuf.
15 juin.
Cinq petits gars de l'école. Ils jouent dans la poussière.
Dans leurs musettes, le premier a pour lui et pour son frère du pain et du fromage dur, un autre, du pain et de l'oeuf dans un petit pot de fer-blanc pour lui et pour son frère, le cinquième, le plus grand, un morceau de brioche, souvenir d'une première communion de petit camarade, et des cerises. Tous boivent de l'eau du puits.
La liberté du père de famille, c'est de laisser l'enfant crever de faim. Presque tous les paysans boivent du vin, presque tous ont un « goûter » de fricot : l'enfant a du fromage dur.
Et fine, distinguée de manières !... Toujours un oiseau au bout du doigt.
Les grenouilles rient, les deux pattes jointes sur la gorge.
2 juillet.
Meules de foin, les innombrables chignons de Cérès.
Bretagne, du jeudi 23 juin au lundi 27 juin.
Demolder demande à une jeune fille de libraire en Hollande.
-- Avez-vous Poil de Carotte?
Elle répond, indignée :
-- Si ma mère était là, vous ne me diriez pas ça !
Il est vrai que la jeune fille avait les cheveux rouges.
Guitry m'absorbe. Près de lui, je ne me sens plus rien. C'est à peine si je me redresse, parfois, pour demander, avec niaiserie : « C'est vrai ? »
-- Vous vous défiez trop, me dit Guitry
Route de Brest. Un petit bonhomme avec une canne, et pieds nus.
Le sol breton tout nu. Rien entre lui et l'homme. De là, la nostalgie, le plus bel éloge de la nature et la plus belle critique du patriotisme.
Nulle part je n'ai vu plus de mendiants que chez ce peuple fier.
Un plein bateau de pupilles, bérets bleus avec pompons rouges. Une moisson de bleuets et de coquelicots.
Brest. Les vieux bateaux de bois qui trempent à peine dans l'eau.
A chaque sou, le mendiant remercie Dieu par un signe de croix, mais il se détourne, par ce temps de libres penseurs qui courent les rues et qui se mêlent d'être charitables.
La mer théâtrale de Saint-Malo.
Cheval breton. A notre passage, il s'apprête pour un quadrille.
Le genêt, la fleur lumineuse de cette nature sombre. De l'or dans du charbon. Contraste facile, effet sûr. C'est bien malin !
-- Il fallait y penser, dirait Dieu.
Automobile. Les champs, les villages, les villes, viennent, comme hâlés par des cordes invisibles que nous tirons.
Les commerçants travaillent, pensent même à des choses, mais c'est leur pipe qui rêve pour eux.
La Bretagne, tout de même, me paraissait bien sombre : j'avais des lunettes fumées.
Les Bretons abusent du Christ, mais ils n'oublient pas les femmes, Marie et Madeleine.
Rien qui nous requinque plus que le salut de l'inconnu sur la route.
Brest. Je sonne pour avoir à souper : on m'apporte trois boules de billard.
Le Faou, le marché aux porcs : du pur breton.
Pointe du Raz. La corde de Sarah qui s'est fait descendre dans le précipice de 80 mètres, histoire d'en faire plus que les autres.
Les femmes ont moins que les hommes le vertige.
-- A cause de la force, dit Guitry.
Les gamins suivaient. Je voulais montrer que j'ai le pied, non seulement marin, mais de chèvre, et je refusais de m'appuyer sur l'épaule de l'homme. Pudeur aussi : donner ma main comme celle d'une dame !
Les gamins jettent des pierres pour faire envoler les mouettes. Les guides parlent breton. Que disent-ils ?
-- On voit l'île de Sein, aujourd'hui... On ne la voit pas souvent comme ça.
Ils ont l'air de parler pour eux et nous suivent obstinément. C'est l'amorçage.
Je rapporte des vues brouillées et des mots estropiés.
Voici le fauteuil de Sarah Bernhardt : elle s'est assise là. Avant, ça n'avait pas de nom. Aujourd'hui, tous les Anglais en détachent un morceau.
J'allais le faire : je ne suis pas Anglais.
Près du fauteuil, un vrai petit strapontin. Vous l'appellerez désormais le strapontin Durand. Vous direz que Durand s'y est assis. Nous verrons bien !
Cochons plus propres que leurs maîtres dans des maisons de terre battue.
Pointe du Raz. J'ai d'abord voulu faire l'Anglais, ne pas répondre. Puis, amorcé, amadoué, pris, j'aurais bien voulu accabler de questions le guide.
Les détonations, les coups de canon de la mer dans le rocher.
Un vent nous écrase nos lunettes sur les yeux comme des crabes. Pas une feuille ne bouge.
Nos silences. Nous nous taisions comme des Druides.
Il se propose de dire, prenant le compliment pour sa femme et non pour sa maison : « Plût au ciel qu'elle fût pleine de vrais amis ! »
Comment voulez-vous que le garde-champêtre me prenne au sérieux ? Je lui dis :
-- Vous seriez bien aimable de...
6 août.
Le nid de l'oiseau, ce gracieux témoignage de confiance en nous.
Il faut entendre maman parler du « vice » !
-- J'ai eu mes défauts, j'en ai encore, mais j'ai toujours eu le droit de marcher la tête haute.
Oui, mais papa cocu aurait peut-être été plus heureux.
Le mouton trop tondu est devenu enragé.
-- On vient voir monsieur le maire de Chitry, dit mon cousin Eusèbe. On vient causer avec lui. Un jour, ce qu'on lui a dit, on l'entendra au Théâtre-Antoine, dans une pantomime.
Pain de collège : trop de croûte, mie pas cuite.
-- On n'en veut plus, de vos marquis, me dit-il. Un roi viendrait à Chaumot, qu'il n'aurait pas quatre voix, mais on est encore pour la chose du curé, rapport à la messe et aux baptêmes, mariages, enterrements.
-- Molière, La Fontaine, les types à papa, dit Fantec.
Scrupule. Poids léger qui suffit à faire pencher une balance.
Le cordier de Corbigny, quand il est occupé à boire, ne se dérange pas pour vendre 6,50 m de corde !
Philippe enrhumé dit :
-- C'est embêtant, d'avoir un nez où il y a toujours à prendre.
J'offre mon livre à un instituteur.
-- Qu'est-ce que je vous dois ? dit-il.
Pas plus de force qu'un pèse-lettres.
Toute la braise du soleil est répandue à l'horizon.
10 août.
Leurs âmes noires comme des puits. Quand c'est bien calme, on voit une étoile au fond : c'est rare.
Quand on ne dort pas le matin, on a du génie. On voit des choses lumineuses sur cette toile noire. On écrit à tâtons sur une feuille de papier.
Le lendemain, on y trouve des bâtons informes.
Etoiles filantes. Tir lumineux, sans fumée et sans bruit. C'est l'ouverture de la chasse dans les champs étoilés.
La bonté n'est pas naturelle : c'est le fruit pierreux de la raison. Il faut se prendre par la peau des fesses pour se mener de force à la moindre bonne action.
Le chameau s'agenouille sur son cou.
Vieilles femmes avec leurs jambes de petits ânes.
Ah ! notre dégoût de la vie ! Ça va déjà mieux quand, à nous voir dans cet état, la femme que nous aimons se met à pleurer.
Jusqu'à trente ans, artiste, jusqu'à cinquante, homme d'action, jusqu'à la mort, le sage.
13 août.
Maman. Une grande comédienne à qui la vie n'a donné à jouer que des pannes. Baissée dans le jardin, elle nous aperçoit, et reste baissée, et prépare en dessous ses lamentations.
Rivière. L'eau qui n'est jamais la même et qui a toujours la même apparence.
-- Je ne dis pas ce que je donne, moi, dit-il.
Mais il ne donne rien.
Le poëte Ponge me lit un article. Il écorche toutes les phrases. Ce paysan qui parle pauvrement veut être magnifique quand il écrit.
-- Chacun a son style, dit-il J'ai ma manière.
Il fait des efforts désespérés, comme une plante qui voudrait se mouvoir, libre, sur la terre.
Il dit au marquis de Certaines : « Vous voudriez vous asseoir sur les ruines de Corbigny comme Marius sur les ruines de Carthage. Corbigny est loin du Capitole ! »
Oh ! sa redingote, et sa chemise dont les boutonnières, sans boutons, ont été faites par les rats ! Ses souliers mal lacés sur des chaussettes rouges !
Je pense à sa mort et je me dis : « Que je ne me mette pas dans le cas, s'il mourait, de me reprocher de n'avoir pas été bon pour lui ! »
Il lit le journal en marchant.
-- Il y a dix ans, dit-il, on se serait moqué de moi. C'est le progrès.
Il reconnaît que la religion n'est plus qu'une habitude. Lui-même, n'allait-il pas encore à la messe, l'année dernière, les jours de Pâques, de l'Assomption ? Je crois bien qu'il n'ira plus.
Il ferait bien une conférence avec des notes sous les yeux, mais il ne pourrait pas lire, parce que, dit-il, il prononce mal.
14 août.
Le marquis tape sur le ventre d'une femme enceinte et dit :
-- C'est du bon travail, ça ! Moi aussi, je suis un bon taureau : j'ai sept enfants.
Il écrit, dans ses remerciements : « La main dans la main, nous travaillerons dans ce but. C'est le rêve de ma vie au milieu de vous, parce que c'est la seule raison d'être du riche dans la société moderne. »
Voilà un mot qui a l'air beau. Allons ! Tant mieux, si le riche se met à restituer ! :
Mais, à peine élu, le marquis montre le bout de l'oreille.
Il veut bien donner 300 francs pour le concours de musique de Corbigny, mais à la condition que son nom figure à côté des prix offerts avec son argent. Il donne, mais il ne veut rien perdre.
La liberté de conscience, c'est de ne pas payer un curé quand on ne va pas à la messe.
16 août.
Paysans. Toujours faire appel à leurs parties basses, à leur bêtise et à leur ignorance.
-- Jamais un reproche ! C'est assommant, à la fin ! dit le domestique.
Pleurons sur la pauvreté, mais que l'avarice, même du pauvre, ne nous attendrisse pas !
17 août.
Les dévots. Le petit air qu'ils prennent pour dire : « Vous n'êtes pas initié. »
A Alligny-en-Morvan. L'homme et la femme aux trois chiens. Le train est parti. On l'arrête pour faire monter une espèce de Déroulède, sa femme, et trois chiens, dont un petit âgé de moins de trois mois. Comment se peut-il que des êtres insupportables aient d'aussi beaux chiens ?
Le Déroulède proteste. Il a les palmes.
-- Le diable vous emporte de partir trop tôt !
Il tire sa montre.
-- C'est la gare qui nous règle, dit l'employé, et pas votre montre.
-- Un aller et retour.
-- Non. Il fallait prendre votre billet à la gare. Je ne peux vous délivrer qu'un aller.
Il ne veut pas payer pour le petit chien, qui n'a rien payé depuis Paris.
La femme dit :
-- Ça ne se fait pas. On n'a pas le droit !
Et elle serre le pauvre petit chien sur son coeur.
A Moux, le Déroulède dit :
-- Je veux parler au chef de gare.
-- Le voilà
-- Je demande le chef de gare.
-- C'est madame.
-- Vous ne voulez pas me répondre ? Vous nous prenez pour des paysans ?
Il ne veut pas donner son nom, et il demande celui du conducteur. Enfin, il donne 20 francs, exige sa monnaie et un reçu, le reçu d'abord. Le conducteur dit :
-- Moi, j'ai confiance en vous.
Enfin, le Déroulède dit :
-- D'abord, moi, je n'aime pas les gens qui ne sont pas polis.
-- Ça vous apprendra, dis-je au conducteur, à arrêter le train !
Et quel ignoble pantalon !
D'une lettre de Capus : « Au fond, je crois que c'est toi qui travailles, et que, moi, je ne fais que produire »
Union ! Mais quel besoin de s'unir avec des imbéciles ?
Etant maire, il chasse toute une année avec un vieux permis. Il s'est contenté de changer le 2 de 1902 en 3. Ça ne lui paraît qu'une bonne farce.
20 août.
Avec sa fourche, la vieille veut mettre sur son dos une botte de luzerne. Elle ne peut pas. Elle appelle Philippe.
-- Vous allez vous tuer ! dit-il.
Elle répond :
-- Tant mieux !
Philippe ne proteste pas ; d'ailleurs, elle n'insiste pas. Il place la fourche.
-- Attends que je me reprenne ! dit-elle, faiblissant.
Elle met son mouchoir entre son épaule et le manche de la fourche. On ne la voit plus. La botte de luzerne a pris la place de la vieille et s'éloigne.
Les lapins, dans leur tonneau, vont voir arriver, ô Shakespeare ! cette luzerne qui marche.
Marchand d'huîtres, il était venu à Chitry pour se faire élire conseiller, croyant que les conseillers étaient payés 5 000 francs comme à Paris. N'étant pas élu, il retourne à Paris pour quatre ans, vendre des huîtres.
Il reviendra aux prochaines élections.
Il n'y a que les riches qui héritent d'un million.
27 août.
Je n'ai jamais vu un homme plus laid, me dit Marinette,
Il me demande pardon de se présenter dans cet état
-- Je suis couvert de mouches, dit-il.
Comme deux ou trois volent autour de lui, je crois qu'il a une maladie qui les attire ; à la fin, j'ai compris qu'il s'agit de vésicatoires. Il m'expose son cas, et tout à coup, baisse la tête avec une affreuse grimace. Va-t-il se trouver mal ?
Mais il a des douleurs, la moitié du visage paralysée, et il faut que ça passe. Quand c'est passé, il reprend la parole. Il parle correctement. On voit qu'il n'a pas toujours été comme il est.
Il me raconte une histoire de bureau de tabac.
Blessé en 70 à la jambe gauche. Dans une petite boîte en carton il a l'éclat d'obus et les drains de caoutchouc qu'on lui a mis à sa blessure. Demeure à Saint-Martin. Vient quelquefois à Chitry, chez sa soeur Marie-Louise, ancienne servante de curé, naturellement, qui lui fait bien sentir sa férule.
Il avait une recette buraliste. Il a dû donner sa démission, victime d'un banquier qui s'amusait avec une directrice des Postes, jolie fille. Les yeux du bonhomme clignent de gloutonnerie.
Il y a, à Bouhy, un marchand qui a vendu 21 000 cochons l'année dernière, et il n'y a plus un seul cochon à Bouhy.
30 août.
Je n'ai même plus l'envie de tuer.
Une caille, les ailes étendues sur sa demi-douzaine de petites.
Le « rollet » chante d'abord comme une perdrix rouge, mais il n'achève pas.
Un vieux chasseur d'Héry nous enseigne une caille pour nous détourner d'un lièvre.
L'étourneau perché sur le nez d'un boeuf s'y régale de pucerons.
Philippe tremble quand il me montre un lièvre au gîte. Je suis trop près. Plus loin, là.
L'ouverture, le matin. La lune était à notre gauche. C'est à sa clarté que j'ai armé mon fusil. Le soleil s'est levé ; en s'y reprenant, il a bu le bain de vapeurs de la lune.
L'aiguille travailleuse comme un bec de poule.
Dans ma vie, j'ai perdu plus de mille ans.
Femme. C'était voluptueux, sa façon de fermer un tiroir avec son derrière.
Qu'importe que le paysan ne paie plus d'impôts, s'il reste imbécile !
Si timide que, quand elle fait une visite, elle n'ose pas s'asseoir et dit :
-- Je vous dérange. Vous alliez à la promenade.
Et il est impossible de la retenir.
Papa occupait le meilleur de sa vieillesse à couper des guêpes.
Cette toile d'araignée m'empêche de passer.
Tous ceux qui se disent propriétaires et ne sont que concierges !
Déjeuner en musique de guêpes.
1er septembre.
Pourquoi ai-je pris cette note ? Pourquoi l'ai-je gardée ? Elle est banale, elle ne dit rien.
Ah ! je me rappelle. Je l'ai prise dans une luzerne, et je l'ai gardée parce qu'elle a sauvé la vie à une caille.
Cochon : une pomme de terre avec des oreilles !
L'alouette s'élève. Plus loin, elle va se poser sur une motte.
C'est dangereux, d'avoir un fusil. On croit que ça ne tue pas. Je tire, non pour la tuer, mais pour voir ce que ça fera. Je m'approche. Elle est sur le ventre, ses pattes s'agitent, son bec se ferme et s'ouvre, bâille : la petite paire de ciseaux coupe du sang.
Alouette, puisses-tu devenir la plus fine de mes pensées, le plus cher de mes remords !
Elle est morte pour les autres.
J'ai déchiré mon permis et pendu mon fusil au clou.
Idylle. Philippe. Son pantalon déchiré, on voit sa cuisse. Comme la peau de ce vieux paysan aux pieds sales paraît blanche !
Une femme dans l'herbe.
-- Vous n'auriez pas une épingle ? dit-il.
-- Une épingle. Pour quoi faire ?
-- Regardez donc !
Elle rit. Elle met deux épingles anglaises, une en haut, l'autre en bas de la déchirure.
-- Voilà ; dit-elle, un peu rouge.
Philippe, le jarret tendu, a l'air d'un grand chasseur.
Vanité. Ah ! quand un ancien chasseur d'Afrique commence : « Le capitaine me fait appeler et me dit... » !
6 septembre.
Le poëte Ponge. Je ne suis pas très sûr, au fond, que mon article lui ait plu.
Les uns lui ont dit :
-- Monsieur Renard dit que tu accroches ta charrue à une étoile. Il se fiche donc de toi ?
D'autres :
-- Tu as de la terre aux doigts quand tu écris. Il te reproche donc de ne pas te laver les mains ?
D'autres :
Tu disais que tu étais bien avec monsieur Renard. Il t'arrange, oui !
Il veut me répondre, parce qu'on dirait, s'il ne me répondait pas qu'il n'est pas poli. Et il me lit une réponse où il dit m'admirer plus que Hugo, Lamartine, Musset. Avec toutes les précautions, je le prie de ne pas envoyer ça à L'Echo de Clamecy et de me le laisser : ça me fera plus plaisir.
Il se lève. Je sens bien qu'il part, vexé comme un homme qui renonce à la littérature.
J'écoute aux portes, et même à la serrure, le bruit que fait la vie.
Le braconnier de Chaumot. C'est un des rares qui ne me saluent pas. Il est très fier parce qu'il n'a pas de permis de chasse et que sa femme se saoule. Elle crève souvent de misère. Il devrait être socialiste. Il sait, par expérience, qu'on est nourri en prison.
Qu'est-ce que c'est, le socialisme ? Un genre de société où tout le monde pourrait braconner comme lui, mais sans aucun mérite : il n'en veut pas.
On sent qu'il vous assassinerait à la perfection. Si l'on en revenait, quel beau drame à écrire !
Chez lui, des bancs pas commodes pour s'asseoir, mais bien commodes pour se jeter à la tête.
Ils disent :
-- On a beau faire, allez ! madame. Il y a des têtes à poux. J'ai beau la nettoyer avec du tabac à priser : rien n'y fait. Elle a toujours des poux et des boutons.
-- Coupez-lui les cheveux.
-- Oh ! de si beaux cheveux !
Et ma mère dit :
-- Ah ! oui, il y a des têtes à poux ! Tenez, il n'y en a pas un pour en avoir eu comme Jules.
Honorine, à qui Marinette vient de payer des sabots, demande qu'il n'y ait pas de jour entre les bricoles de cuir et le bois.
-- Autrefois, vous aimiez qu'il y ait du jour. Vous étiez coquette.
-- Je me fous de la coquetterie, répond Honorine.
Au cri d'une chouette qui passe sur la maison, Marinette se réveille et demande, croyant que Baïe l'appelle :
-- Qu'est-ce qu'il y a ?
Mais la chouette ne répond que par un battement d'ailes plus précipité. C'est déjà quelque chose : le bon Dieu n'en a jamais dit autant.
Les mâchoires lentes du paysan. Quand il mange, on croit qu'il pense.
A Paris, elle allait régulièrement à la messe, mais elle s'arrangeait pour arriver en retard et rester debout : ce n'était plus la peine de payer deux sous de chaise.
Paysan. Voilà un homme simple. Regardez-le, prenez votre temps, et, au bout de quinze jours, trois semaines, dix ans, écrivez une page sur cet homme : dans tout ce que vous direz de lui, il n'y aura peut-être pas un mot de vrai.
11 septembre.
Conseil municipal. Séance orageuse.
A propos du paiement des gardes forestiers, que je comprends d'ailleurs aussi mal que les autres, je dis :
-- C'est la loi, c'est la loi.
Alors, Gautier, garde-rivière, -- nous n'avons pas gardé la rivière ensemble --, d'une voix caverneuse :
-- Vous ne la comprenez pas.
-- L'avez-vous lue ?
-- Ah ! ma foi, non.
-- Eh bien, moi, je l'ai lue, et je vous dis : « C'est la loi ! »
Je me monte, et ça se gâte.
A propos de l'école, Gâteau dit -- et ça tombe de sa bouche comme une bouse de vache, comme si c'était son âme :
-- Moi, je n'ai pas besoin d'école : je n'ai pas d'enfants.
C'est si énorme qu'on proteste.
-- Monsieur Gâteau, dis-je, vous venez de prononcer une parole imprudente. Laissons là cette question.
Gêné, il cherche à faire l'aimable, mais en voilà un qui ne me ratera pas, dans quatre ans.
Rousseau et le catéchisme.
-- C'est l'affaire des parents, dit-il.
-- Tout le monde n'a pas vos idées.
On parle hygiène. Page, qui a une tête comme une motte de petits vers rouges, dit :` -
-- Jamais le fumier n'a fait de mal à personne. Les fosses d'aisance, je ne dis pas. Et puis, il n'y a pas de maladies. Il n'y a pas de fièvre typhoïde. Les bêtes boivent dans des mares noires comme le purin : ça ne leur fait pas de mal. Pourquoi donc que ça nous en ferait ? Ce n'est pas le fumier, c'est les engrais, qui empoisonnent le monde.
Ils ne croient au médecin qu'en cas de maladie.
12 septembre.
Chaque note doit avoir la saveur d'une fraise.
Il a perdu un fils de dix-sept ans, un fils qui lui coûtait, dit-on -- il venait d'être reçu bachelier --, plus de trois francs par jour !
Un vieux foudroyé appelle Marinette Madame la Magistrate.
Matin de gai soleil où les draps de lit et l'édredon sèchent sur les fagots.
Alors, on se prend la tête dans les mains, et, si elle n'était pas aussi solide, on la jetterait dans ce jeu de quilles humain et cocasse qui s'appelle conseil municipal.
16 septembre.
Honorine a failli mourir. Elle a mangé un champignon et -- sauf notre respect -- elle a vomi.
-- N'en mangez plus ! dit-elle.
Cette vieille qui répète à chaque pas : « Si j'étais donc morte ! » elle a eu bien peur de mourir.
Quoique cantonnier, il ne sait pas lire : il se sauvait au lieu d'aller à l'école. Sa femme non plus ne sait pas lire : elle a eu trop de petits frères et de petites soeurs à élever.
19 septembre.
Promenade à pied à Asnan. Une brèche dans une haie nous laisse voir un horizon imprévu.
Des prés au milieu des bois : les chevaux y sont peut-être sauvages.
Le premier qui bâtit dans ce trou la première maison devait être fatigué d'une longue route. Il s'est assis et il a dit : « Je n'irai pas plus loin. » A la place où il s'était assis il a posé sous son derrière la première pierre de sa maison.
Les gens de Germenay naissent et meurent dans leur trou. Ils se fichent de l'horizon comme de leur première chemise.
Imaginer l'âme d'un village.
Asnan. Ils ont une butte merveilleuse, rose de bruyère. Leur Notre-Dame, accrochée par des crampons de fer à son piédestal, les bénit et tourne le dos aux gens de Grenois.
Oh ! vivre huit jours dans ce petit village de Grenois qui est là, tout entier, comme une coquille, et monter chaque soir sur la montagne ! Dieu aime les hauteurs.
Un paysan d'Asnan :
-- Monsieur, je vas vous dire le pourquoi. Je ne connais pas le pourquoi, mais je vas vous dire : la vigne ne donne plus. Chacun fait du vin pour sa soif, mais on n'en vend plus, et on pourrait le vendre qu'on ne le vendrait pas. Autrefois, les marchands venaient. Ils ne viennent plus : les communications sont trop faciles. Ils vont acheter leur vin très loin, où c'est moins cher.
Si Dieu me pardonne, je lui demanderai de me laisser revivre une vie à Grenois.
Villages plus inconnus que les étoiles.
Honorine ne se sert même plus de draps : elle se couche tout habillée sur son lit.
Elle essaie de grimper sur une chaise pour remonter sa vieille horloge. Ça ne lui sert à rien, car elle est sourde et ne peut plus lever la tête pour regarder l'heure, mais elle aime à voir le balancier qui « derlingue ». C'est une compagnie. Marinette la lui remonte et dit :
-- Quelle heure ?
-- Mettez six heures.
-- Mais il n'en est guère que quatre.
-- Marchez ! Mettez tout de même six heures. Ça ne fait rien : elle « dessonne ».
Avoir tant travaillé, tant dépensé pour élever mon Elie, et qu'une fièvre l'emporte en huit jours !
La dépense faite, ils la regrettent autant que le mort.
L'homme se détourne pour pleurer, comme si c'était une inconvenance.
Mon cerveau manque de fiches.
Ce que les rayons du soleil ont fait dans la journée.
L'un d'eux :
-- J'ai gratté le bout du nez d'un petit lapin blanc.
Quand on leur demande de prendre des précautions pour la salubrité publique, ils disent qu'on leur cherche chicane.
Philippe couche avec le bonnet de sa femme.
Une amende à qui trouvera une pensée sur la vie. Laissez donc la vie tranquille !
A une femme :
-- Vous m'appellerez.
-- Quand ça ?
-- Quand vous changerez de chemise.
Nous sommes peut-être déjà morts trois ou quatre fois.
Cloche : jupe sonore.
La patrie, c'est toutes les promenades qu'on peut faire à pied autour de son village,
Rêve. Une femme me gratte dans la tête. Je lui dis :
-- Ecris à ton mari : « Monsieur, il fait grand vent. J'ai tué quatre poux. »
Des êtres invisibles éclatent de rire.
Etoiles : tout ce feu d'artifice qui reste en l'air !
Guerre. Il n'y aurait qu'à dire à l'ennemi : « Ne venez pas ! nous avons la fièvre typhoïde. »
Toute cette bonté me tue. Si je m'interdis d'être un peu méchant, à quoi suis-je bon ?
Vérité. Quelques romanciers la font bien sortir du puits, mais tout de suite ils l'enveloppent dans un tas de couvertures.
Le vieux gardeur de moutons se râpe ses pieds nus avec un couteau.
Les Japonais coiffés d'écuelles.
« On a toujours fait comme ça ! » disent-ils. Ils découragent, ils vident.
Du jour où j'ai connu le paysan, toute bucolique m'a paru un mensonge, même les miennes.
Le soleil, déformé par les nuages, est tombé dans les bois comme une masse en fusion. Elle n'en finissait plus de s'éteindre. Elle mettait le feu à tout le bois, et les nuages brûlaient, immobiles. C'est peu après que la lune apparut de l'autre côté, un morceau rouge de la pleine lune.
Sur l'éteule sèche des pies jouaient au volant. Des chiens en chasse aboyaient au soleil : un coup de feu, et le soleil tomba.
De loin, le bois n'est plus que de l'ombre, de près, que de la nuit.
24 septembre.
Crépuscule. Quand je rentre, les arbres ont l'air de me dire : « Tu nous quittes ! »
-- Et je pense aussi au socialisme, dis-je à Marinette. C'est attirant. Je peux me dire : « Il faut vivre, écrire des pièces, gagner de l'argent pour toi, pour Fantec et pour Baïe », mais je ne peux pas m'empêcher de penser au socialisme. Il y a là tout un monde neuf où ce n'est pas de se faire une position qu'il s'agit, mais de se dévouer.
-- C'est cela, dit-elle, que je ne comprends pas.
-- Cela, quoi ?
-- Qu'on voie nettement ce qu'on devrait faire, et qu'on ne le fasse pas.
-- De sorte, dis-je, que, toi, si tu t'enthousiasmais pour une Soeur de Charité, tu te ferais Soeur de Charité ?
-- Oui.
-- Et ton mari ? Et tes enfants ?
Elle ne répond pas, parce que le four est chaud et qu'il faut y mettre les perdrix.
Je dis à Baïe assise sur le buffet, et que j'embrasse :
-- Elle ne sait pas ce qu'elle dit, ta mère.
-- Oh ! si, répond Baïe, comme si je traitais sa maman de folle.
Si je ne suis pas socialiste pratiquant, je suis persuadé que là serait ma vraie vie. Ce n'est pas par ignorance : c'est par faiblesse. Tu es là, vous êtes là, toi et mes enfants, et notre hérédité bourgeoise, et mes habitudes d'homme pour qui l'art est tout de même un métier. Je n'ai pas le courage de rompre ces chaînes. Si je ne tiens pas aux 300 000 francs de droits d'auteur de Capus, je tiens à 10, à 15 000. Si je me fiche de l'Académie, je tiens à quelque succès. Si je me moque de la vie mondaine, j'ai encore deux ou trois amis, qui sont des Parisiens, et avec qui j'aime encore à passer deux ou trois soirées par semaine. Je suis incapable de faire ce qu'il faut pour briller dans ce monde-là, et je ne suis pas capable de me jeter, tout nu, dans l'autre. Voilà !
L'envie n'est pas un noble sentiment, mais l'hypocrisie non plus, et je cherche ce qu'on gagne à remplacer l'une par l'autre.
L'envie avouée, c'est du courage, presque une excuse
Conseil, aux chasseurs, de sortir une fois sans leur fusil et de parcourir les champs où ils ont tué. La pie devient familière. Les perdrix attendent qu'on soit tout près d'elles. Les prunelles sollicitent, et la juteuse petite poire sauvage.
Les prés s'endorment sous une légère brume.
Le boeuf s'arrête et regarde, et le boeuf qui le suit lui lèche le derrière d'une langue paresseuse.
Ce pré qui tire à lui toute la couverture verte.
Et l'on n'a pas assassiné : c'est quelque chose.
Les araignées ont fait leurs Sciences : fortes études en géométrie.
J'ai l'âme âcre comme un bouton fiévreux.
Depuis onze ans elle fait des démarches -- inspecteur primaire -- pour se rapprocher de son fiancé qui est à Préporché. Mais elle n'est plus jeune, elle a un oeil en retard, et son fiancé fait peut-être des démarches -- hommes politiques -- pour qu'elle reste où elle est.
27 septembre.
Médecins. Tous autoritaires, même quand ils disent : « Ah ! c'est ce qu'on ne peut pas savoir ! »
1er octobre.
On ne peut rien cacher. La force, c'est de n'avoir rien à cacher.
Promenade. Les perdrix n'ont plus peur. Oh ! je voudrais être une perdrix. Elles étaient si bien là, dans ce champ, derrière la haie !
Attelage : deux boeufs, quatre roues réunies par une poutre et deux traverses. Assis derrière ses boeufs, l'homme chante. C'est primitif. Un roi de la terre rentre au village.
Deux chouettes qui se croient déjà seules se jettent des cris d'un chêne à l'autre.
Deux vieilles femmes assises au bord d'un champ gardent leurs oies, ou leurs oies les gardent.
Le bois est varié, comme endimanché.
Les prés sont admirables, verts et doux à l'oeil, bien couchés en long et en large.
4 octobre.
Elle avait un nourrisson à trente francs par mois. La voilà malade. Le médecin craint une mauvaise fièvre et ordonne de sevrer immédiatement le nourrisson. Elle va le nourrir au biberon. Voilà ses trente francs peut-être perdus : elle comptait les avoir pendant dix mois. Maigre, elle donne des coups de poing à son édredon, et pleure.
Honorine, la grand-mère du mari, assise devant la porte sur un fagot, crie :
-- Le bon Dieu ne ferait-il pas mieux de me prendre ?
Qu'est-ce qu'il en ferait ?
Oui, oui ! Ils sont ignorants, hypocrites, méchants, mais il y a la misère et la maladie. Vide tes poches, au lieu de donner des conseils !
Promenade. Dans la brume, une pauvre maison prend des aspects de château-fort.
Les boeufs, immobiles dans le pré, tête basse, ont l'air d'avoir le nez pris dans l'herbe.
Dans l'arbre, la rosée pleut de feuille en feuille.
Le cantonnier me dit : « Bonjour, monsieur Renard. »
Feuilles rougies. Il doit y avoir des yeux de femme de cette couleur, pleins d'automne.
A l'horizon, du soleil rose renversé.
Tout homme vaut mieux que ses façons de s'exprimer.
Elle a eu la voix prise dans une porte.
L'arbre me jette une feuille sur l'épaule et se remet à rêver.
Cet ancien larbin dit d'un noble :
-- Oh ! je le connais très bien ! Il m'a même donné une poignée de main.
5 octobre.
Luther. Lire les Propos de table de cet homme admirable.
Promenade de long en large sur la terrasse du jardin. Le chat noir et le blanc, assis sur le mur, regardent tomber la nuit et écoutent s'éveiller le monde des ténèbres.
Ils veulent vivre tranquilles, et, moi, je veux les moraliser. « Qu'est-ce qu'il a à nous embêter, celui-là ? »
J'écris peu, mais je vivrai si longtemps !
La rentrée. Oh ! c'est lâche d'aller aux lumières, de quitter ce pauvre petit village quand il va y faire si froid et si triste.
Ils aiment l'hiver. Ils disent :
-- On n'a rien à faire. On se repose. On reste longtemps au lit. On ne dort pas tout le temps, mais on est bien.
L'eau glacée où les laveuses ont, toute la nuit, l'impression d'avoir laissé leurs doigts.
Première gelée. Un peu de glace dans une feuille de chou.
En hiver, c'est avec leur lanterne qu'ils vont « donner un morceau » à la vache.
Ils vivent surtout par la racine.
Poësie. Un moulin à café à vent.
Un jour, je crois au progrès humain, je l'appelle de toutes mes forces ; les six autres jours, je me repose.
11 octobre.
Malade, avec moins de fièvre, mais la gorge prise, elle continue de taper sur son édredon en disant de son homme :
-- Il est trop bête !
Elle est inscrite à l'assistance médicale, mais il n'a pas l'idée d'aller chercher le médecin.
Quand elle lui demande à boire, il lui dit de se déranger. Il aime mieux se disputer avec sa belle-mère et lui jeter le soufflet dans les jambes.
Celle-ci, d'ailleurs, n'est pas mal. Elle habite Mhère. Quand elle a reçu la dépêche, elle a dit :
-- Si on a besoin de moi, c'est qu'elle est morte.
Elle est venue. Elle s'étonne un peu qu'on l'ait dérangée pour rien. Marinette lui fait observer que c'est surtout vivante que sa fille a besoin d'elle.
A la malade, Marinette fait apporter un peu de limonade, qu'elle boit, lasse du lait, avec délices.
-- Oh ! que c'est bon ! dit-elle. Et puis, madame, ça me fait faire des vents.
Quand elle sera guérie, elle n'aura plus de lait, donc, plus de nourrisson. Elle aura la santé avec la misère.
Et elle pleure, en criant :
-- Il est bête, madame ! Vous ne savez pas comme il est bête !
Les paysans et la nature. Toutes ces misères physiques et morales sous ce ciel ! Et la terre est couverte de villages.
Tout à l'heure des cigognes passaient en criant. Ces cigognes sont des grues. On les entendait de loin. Un long ruban envolé très haut, flottant, ondulé, en demi-cercle, irrégulier, comme agité par une main. Çà et là, une brisure vite bouchée, ou des points noirs de cigognes trop pressées. Oh ! s'il en tombait une !
Une petite fille passe un mur, s'arrête, écoute, ne voit personne, saute dans le pré et tire de sa poche une lettre de son amoureux qu'elle lit au milieu des boeufs énormes qu'elle va emmener à la ferme.
Un boeuf me regarde. Il a l'air bon, et doux, et patient, comme Fantec. Marinette l'aurait embrassé.
Je marche bien en sabots sur l'éteule. Fortune faite à Paris, j'apprends, à la campagne, à marcher avec des sabots.
Sacs de pommes de terre debout : petits vieux tassés, en bonnet de coton.
Les feuilles jacassent comme des petites filles la veille des vacances : l'arbre va leur donner congé.
Dans les champs de pommes de terre, les paysans ont tous l'air de creuser leur fosse.
Le vent court sur le gazon comme un fer à repasser.
La lanterne : une bougie en prison.
Vache si maigre qu'elle a étendu, comme un drap à sécher, sa peau sur ses os.
La pie, cet oiseau qu'il faut toujours remonter.
-- Nous ne pouvons pas nous entendre, socialos, vous et moi. Vous voulez vous enrichir, je cherche à m'appauvrir. Vous réussirez plus vite que moi.
Ma mémoire est comme une boîte où il y aurait un peu de tout. Ça me dégoûte de chercher dedans.
Je n'ose même plus dire : « Je travaillerai demain. »
Soirée. La lune, Jupiter. Brumes mobiles. Troupe d'arbres passant un gué. Un chien chasse. Boeufs invisibles.
Château sombre, mais la lumière de la salle à manger indique que des gens y dînent conformément à l'étiquette.
Les peupliers minces, les ormes lourds. Comme les brumes bougent les uns se noient, d'autres redressent le front.
On entend couler la rivière au plus profond de la terre.
Par instant tout se noie. C'est le déluge.
La bouche déjà pleine d'humidité, on rentre. On a un peu peur.
C'est encore dans ses ennemis qu'on trouve le plus de bassesse.
15 octobre.
Rentrée à Paris.
L'air pensif comme les gens qui, à table, retiennent leur serviette avec le menton.
Un pelisse, pour quoi faire ? J'ai connu un ours qui mourait d'envie d'avoir une jaquette d'alpaga.
La guerre au couteau dans la voix : Mme Lepic a un sabre.
La betterave coiffée comme un chef Peau-Rouge.
16 octobre.
Etudier sans livres.
Chacun trouve extraordinaires ses petites aventures domestiques. Est-ce bizarre !
Au théâtre, il s'agit de donner à tous cette petite illusion.
18 octobre.
Hier, Paris m'a paru une ville sale, triste, ignoble, qui ne mérite pas que ça coûte si cher d'y vivre. Jamais vu tant de monde dans les rues : on les refuse donc au métro ?
Une femme me demande :
-- La rue Tronchet, s'il vous plaît, monsieur ?
-- La rue Tronchet ? Attendez donc, ce doit être à droite.
Et, levant les yeux, je vois que nous sommes dans cette rue.
Flammarion tire le pied sur le trottoir boueux.
-- Non, ça ne va pas, dit-il
-- A la campagne ?
-- Je suis resté à Paris.
-- Pour travailler ?
-- Toujours, et puis, je suis fâché avec mon gendre. Oh ! j'ai bien vieilli. La vie me dégoûte.
-- Voyons ! dis-je.
-- Si ! Si ! Et vous, qu'est-ce que vous faites ?
-- Mais foi, rien.
-- J'ai lu votre interview. Vous n'avez rien dit. Au revoir.
-- Au revoir. Mais il ne faut pas vous désoler, lui dis-je.
Pourquoi ne se désolerait-il pas ? Il est bien libre !
Et, sur le boulevard, le même Montégut, celui qui est en train de faire un roman « immense ».
19 octobre.
Première répétition générale. Au Palais-Royal, Le Marquis de Berr de Turrique. Les mêmes figures et les mêmes pièces.
J'ai de la peine à m'habituer à ne voir dans l'art dramatique qu'un métier comme un autre. Ce n'est pourtant qu'un métier. Il ne s'agit pas de savoir si M. Berr est un homme de talent, mais si sa pièce est bien fabriquée. Elle ne l'est pas trop mal. Il y a de l'adresse, des mots d'esprit, des scènes qui n'ennuient pas.
Le public est toujours aussi sévère et indulgent, avec la même incohérence.
Mme de Noailles n'a pas trouvé à son goût l'article du Matin, ma réponse à l'enquête de Vauxcelles sur la littérature. C'est la déesse. J'ai manqué de respect. J'ai blessé la déesse au talent.
Elle a trop de génie, et pas assez de talent : le talent, c'est le génie rectifié. Elle a cette espèce de génie propre aux personnes de talent qui manquent de goût.
Ah ! les belles choses qu'on écrirait si on n'avait pas de goût ! Mais, voilà, le goût, c'est toute la littérature française.
Jaurès a le goût des images. Les siennes ne sont pas neuves, mais elles sont rafraîchies, et c'est avec un grand art qu'il les étale.
20 octobre.
Chacun a sa tare cachée et qui le ronge. Moi, c'est la paresse, mais elle m'est agréable à gratter.
21 octobre.
Au Salon d'automne. Des Carrière, des Renoir, des Cézanne, des Lautrec.
Carrière, bien, mais un peu trop malin.
La majesté dans le vice, de Lautrec.
Cézanne, barbare. Il faudrait avoir aimé pas mal de croûtes célèbres avant d'aimer ce charpentier de la couleur.
Renoir, le plus fort peut-être, et, à la bonne heure ! celui-là n'a pas peur de la peinture : il met tout un jardin sur un chapeau de paille, on est d'abord ébloui. On regarde, et les bouches de ses petites filles se mettent à sourire avec une finesse !... Et ces yeux qui s'ouvrent en fleurs ! Les miens s'ouvrent aussi.
Vallotton, d'une insignifiante tristesse de tapissier.
La belle vie de Cézanne, toute dans un village du Midi. II n'est même pas venu à son exposition d'automne. Il voudrait bien être décoré.
C'est ça qu'ils veulent, les pauvres vieux peintres dont la vie fut admirable, et qui voient enfin, près de mourir, les marchands de tableaux s'enrichir avec leurs oeuvres.
Renoir, vieux et décoré, disait :
-- Hé ! Hé ! oui, on baisse le nez, on voit ce rouge, et, ma foi ! on redresse la tête.
Vollard, le marchand de tableaux, dit :
-- J'en veux à mon père de ne m'avoir rien appris d'artiste. Je ne peux pas causer avec une jolie femme dans la rue sans me faire l'effet d'un goujat.
22 octobre.
Je me fais l'effet d'un naufragé qui ne peut aborder ni sur la rive droite, côté roman, ni sur la rive gauche, côté théâtre, et qui finirait par se dire : « Mais je suis bien, là, au milieu ! Je n'ai qu'à m'y tenir par mes propres forces et qu'à regarder les rivages. »
Guitry ment, mais qu'est-ce que ça me fait ? Je n'attends pas de lui la vérité : je l'ai chez moi.
Son voyage en Italie : des villes incroyables, un Vésuve crachant des jets de feu qui lui retombent sur la gueule. Venise : toutes ces maisons poussées dans l'eau, c'est insensé !
-- Mais comment peut-on aller là et n'y pas rester ?
-- Il faut bien faire comme moi, dit-il, et revenir à Paris chercher son blé !
-- Nous remettre de la boue sur la face...
-- Je n'y manquerai pas.
Il a vu Lemaître et est allé déjeuner chez Mme de Loynes, chez les honnêtes gens. Il faut bien, à cause du blé. Lemaître lui dit :
-- Je croyais votre théâtre en proie aux Juifs.
-- Du tout, répond Guitry. Je ne peux pas les voir, non parce qu'ils sont Juifs, mais parce qu'ils sont ennuyeux. S'il faut absolument en voir un, ne voyons que le seul qui soit innocent, le capitaine Dreyfus.
-- Hi ! Hi ! dit Lemaître.
Lemaître s'amuse à faire la vache, Mme de Loynes, le chien, qu'elle confond d'ailleurs avec le chat.
Forain à l'Olympia. Nos regards se croisent, les mains vont peut-être se rapprocher. Heureusement, une grue passe entre nous.
Voilà comment on passe pour des hommes de caractère.
Coeur vaseux facilement troublé.
24 octobre.
C'est surtout de souvenir que je prends des notes. Quand je regarde, quand j'écoute, je ne pense jamais qu'il me faudra tout à l'heure écrire.
Les aveugles nous apprennent à voir.
Le féminisme, c'est de ne pas compter sur le Prince Charmant.
Musset : quand il chantait, il avait du génie, du bon sens lorsqu'il ne chantait pas.
Automobiles. Jamais le luxe n'a été aussi insolent. C'est le capital qui écrase, hors de portée : que de vols meurtriers il lui faudra pour de pareilles débauches !
Il y en a comme des voitures de guerre. On va revenir aux chariots armés de faux.
26 octobre.
C'est une grande joie pour Tristan que de lire le Bottin de province et de constater que neuf ou dix arrondissements n'ont pas de tribunal, ou qu'une ville a beaucoup plus d'habitants qu'on ne croirait.
28 octobre.
Un plat doré, chaud, un magnifique champ de purée de pommes de terre.
Peuplier et sa taille toujours au-dessus de la moyenne.
31 octobre.
Nevers. Conférence à l'Amicale des Institutrices et Instituteurs nivernais, sur le théâtre.
Très bien. Première partie : applaudi à chaque instant. Le milieu les intéresse. La fin les frappe.
Après la conférence, tête endolorie par le bruit de ma voix comme par un grelot.
Un seul homme politique au banquet : Laurent, conseiller général, qui, dans un discours de ferblantier -- c'est son état, je crois -- assimile les instituteurs aux prolétaires (!) et fait voeu de les arracher aux griffes des politiciens.
Proviseur joyeux dansant jusqu'au six heures du matin, avec une gravité d'enfant.
Femmes. Aucune n'est jolie, mais il y en a de distinguées, de touchantes par la pâleur et par les ravages d'une pensée qui fait effort.
La belle ligne des paysages de la Loire. Peupliers. Grandes surfaces pour une course de chevreuils. Sancerre semblable au Mont-Saint-Michel.
Une dame très bien, sauf un chignon qui n'en finit plus, me demande :
-- On m'a dit, monsieur, que vous faites une Histoire naturelle ?
A certains mots, ils ne rient pas : ils pouffent. C'est désagréable.
Automne. Paysage au caramel.
2 novembre.
Une bouche. Ses lèvres épaisses faisaient rouge dans sa barbe inculte comme un oiseau tout nu dans un nid mal fait.
Promenade. Feuilles : papillons grillés.
Willy dans une voiture de maître, avec son chapeau à bords plats. S'il le changeait, on ne distinguerait plus Willy de ses collaborateurs.
Une jeune fille passe, noire, poilue, stupide.
Tout à coup, on reconnaît une femme qu'on n'a pas vue depuis vingt ans, avec laquelle on a dansé, parlé d'amour. Impossible de se rappeler son nom. Il y a dans son regard de la surprise. Elle ne sait plus jusqu'où il faut qu'elle retourne en arrière.
Actrice. Elle se pâme, l'oeil dans la salle, l'oreille chez le souffleur.
La Déserteuse, de Brieux et Sigaux. C'est sans art, mais il faut parfois se tenir, à quatre pour ne pas pleurer.
Le coup de poing de Gémier. Je défie le public de ne pas applaudir quand un acteur donne un coup de poing sur une table. C'est de l'applaudissement par imitation.
Pleurs qui montent d'une âme trempée jusqu'à la corde
7 novembre.
Baïe ne peut pas réfléchir sans regarder au plafond. Quand on l'ennuie, elle ferme la tête.
Femme. Une peau de raisin qui a eu froid.
Bonnes ou mauvaises, on voit mal les pièces trop bien jouées.
Paresseux comme tous les hommes d'intérieur qui ont trop le temps de travailler.
Le moineau né de la tuile.
Très peu d'hommes gagnent à être connus. Ce que l'étranger voit d'abord, c'est le meilleur, les bons sentiments pour la galerie ; et c'est pourquoi nul n'est prophète en son pays. L'effort du juste ne résiste pas à la poussée quotidienne, à la bêtise, à la méchanceté d'autrui. Le prophète s'éloigne parce qu'il voit clair, lui aussi. Rien à faire.
8 novembre.
Donnay, ingénu et charmant. Il a toujours l'air de débuter. Il n'a pas l'arrogance du succès, ni même de l'insuccès.
Dans la loge de Brandès il attend les tasses de lait. Comme c'est pénible, ces confrontations avec l'auteur ! Il aime qu'on lui dise : « J'adore votre pièce. »
Une fois de plus, nous faisons de l'intimité.
-- Parmi les hommes de talent, dis-je, il y a les poëtes, et les autres. Vous êtes un poëte
-- Ça me fait plaisir, ce que vous me dites là.
Nous causons. Puis :
-- Il faut nous voir plus souvent, dit-il.
-- Ce n'est pas la peine. C'est plus charmant de ne se retrouver ainsi que cinq minutes tous les ans.
9 novembre.
Les cheveux de la femme, ces serpents.
Le panache d'une maison, c'est de la fumée.
Théâtre. On leur offre une perle : ils lui reprochent de ne pas être une banquise.
La vie a un tel goût que je m'interdirais d'imaginer mieux que la vie.
12 novembre.
Vexé par l'accueil des Nivernais hier soir, consolé par l'article de La Tribune de ce matin. Je dis à Marinette :
-- Je suis vaniteux, hein ?
-- Non, dit-elle en riant.
-- Non, mais j'aime les éloges.
-- C'est-à-dire, répond-elle, que, quand ils viennent, ils ne te troublent pas ; mais, s'ils ne viennent pas, tu...
-- Oui, oui.
-- Mais ils viennent toujours.
-- Et puis, dis-je, je serais peut-être un vaniteux, et je ne serais que cela, si je n'étais poëte. Poëte, je vois la vanité de la vanité même. Je sais voir la beauté, et il y a tant de belles choses !
Les Nivernais. Dîner. Soirée douloureuse. Quelles gens !
Un commandant, originaire de Grenois -- il me dégoûte de Grenois --, qui revient du Tchad ; le vieux sculpteur Boisseau qui doit être un brave homme ; un pharmacien enrichi par une lotion, un avocat qui me crie : « Hé ! Jules ! »
Un fond réactionnaire. Tous satisfaits.
-- Honneur au nouveau venu ! dit Boisseau.
L'honneur, c'est d'être assis à sa droite. Il raconte des histoires ennuyeuses, avec des dates d'une précision !...
Seuls, Dalligny, devenu brun, Renault, médecin, et Mignot, chirurgien décoré -- qui, jadis, au lycée de Nevers, gagnait sa place sur le banc le plus élevé en longeant les murs --, me sont sympathiques.
Le sourire et la voix, vingt-trois ans après, sont les mêmes.
Je suis mal à l'aise.
Et le dîner ! Du gibier, des sauces effroyables. Heureusement, on peut boire de l'eau et ne pas fumer. On en est quitte pour admirer la forte génération qui nous précède.
On a parlé de Poil de Carotte, réclamé mon concours pour organiser une soirée. Mais, à la fin, Renault me présente encore un monsieur, qui me dit :
-- Renard, de Nevers ?
-- Non, monsieur
-- Etes-vous parent avec... ?
-- Tous les renards sont plus ou moins parents.
Zut ! Je veux bien me moquer de la célébrité, mais pas avec ces gens-là. Je reviens énervé au point que Marinette me dit :
-- Pauvre gros !
Le Nivernais est un être plat, sans esprit pratique, et le moins littéraire qui soit. Des peintres au mètre, oui, des sculpteurs pour bustes sur bornes ? mais pas un artiste !
Presque tous décorés, d'ailleurs.
On entend :
-- Je suis de l'Université. Je peux en causer, des nouveaux programmes !
-- Evidemment.
Et pas un mot d'esprit ! On n'y parle ni politique, ni religion. Oui, mais on s'y embête, car ne vous flattez pas d'y parler en artistes.
Des gens qui viennent là parce qu'ils ne vont jamais nulle part.
Le pharmacien me dit :
-- Mon vieux, j'ai reçu, d'une femme, une lettre de quatre pages, pour ma lotion. J'en ai plus de quatre cents comme ça. Tu devrais venir les lire : tu en ferais des livres. C'est autre chose que du Poil de Carotte, ça !
Ah ! quand un homme a réussi, et qu'il est bête, c'est une insulte aux étoiles.
13 novembre.
Quand j'ai connu la critique, j'ai cru que c'était la justice. De là, le dégoût que j'en ai.
La vitre a des défauts qui doublent les étoiles.
Hiver. Le moineau voudrait déjà entrer dans la cage des serins.
La misère a une bonne petite soeur invisible, qui est toujours auprès d'elle et qui la console en secret : l'insouciance.
-- Vous êtes modeste !
-- Oui, mais qu'il m'en coûte !
15 novembre.
Notre Jeunesse à la Comédie-Française.
Du pas mauvais Capus appliqué à la Comédie-Française. Des concessions perpétuelles, même d'originales ; je veux dire qu'il y a parfois de l'audace comme en peut supporter ce théâtre dans ses soirées de bravoure. C'est un succès, un joli succès.
Capus, qui a été inquiet pendant les deux premiers actes, dit, après le quatrième :
-- Maintenant, je m'en fous. C'est fini : ils ne m'auront plus. Ils ne m'auront ni demain, à la première, ni ensuite. Mendès peut dire qu'il trouve ça mou ; d'ailleurs, il trouve peut-être que c'est très bien. Je m'en fous : j'ai réussi. Il me fallait réussir dans une maison où tant d'auteurs ont eu du succès, et j'ai réussi avec une pièce où il n'y a pas d'amour. Dans ma pièce, il y a tout pour qu'elle soit un gros succès de public. Il y a le poids. Je suis bien content de certaines choses que j'y ai mises. Je suis bien content de l'ensemble. C'est une pièce bien conduite. Etc. etc.
Il va en faire une autre qui ne sera pas mal non plus.
Au théâtre, on ne doit rien à l'auteur : ni respect, ni pitié, ni tendresse. On ne lui doit que de l'hostilité, et de l'attention. On vient le dévorer, mais le premier morceau de sucre vous calme : c'est de la justice rapidement accordée.
-- On ne doit que l'écouter, dit Capus.
16 novembre.
Claretie et Guitry.
-- Après vous, dit Claretie.
-- Non, non !
-- Si, si ! Vous êtes chez moi.
-- Ah ! c'est vrai ! dit Guitry. J'oublie toujours.
Jaurès est abonné à L'Humanité.
J'avais de grandes qualités de théâtre, mais les pièces des autres m'en ont dégoûté.
Tout de même, l'homme qui en rencontre un autre sortant des cabinets ne lui tend pas franchement la main.
La bassesse du théâtre, oui, mais celle de la critique ! Pourquoi et pour qui l'auteur se gênerait-il ?
La neurasthénie, c'est la misanthropie. Nous n'osons même plus nous servir de mots qui nous fassent honneur.
17 novembre.
Nous ne sommes pas si méchants que ça, et certains auteurs doivent plus d'un faux succès à la crainte que nous avons eue de paraître envieux.
On finit par être plein d'admiration pour ces gens qui ne méprisent rien du théâtre.
Les revirements brusques de ses bonshommes, Capus les souligne d'un « C'est bizarre ! on dirait que j'avais le pressentiment... » Il va au-devant des objections. C'est adroit, et ça manque de franchise : deux qualités.
Et c'est écrit avec une allumette, mais comment dire ? avec une allumette enflammée, une allumette qui, à chaque instant, prend feu et illumine tout ce gribouillage.
A Chitry, 20 novembre : mariage ; 21 : démission de Huot, secrétaire de la mairie ; 22 : inspecteur d'Académie et sous-préfet.
23 novembre.
Guitry me dit :
-- Voilà le spectacle qui me plairait maintenant : Monsieur Alphonse avec Soeur Ernestine; mais il ne faut pas de franc-maçon.
Naïf, je le détourne de jouer ma pièce. Ce n'est pas ce qu'il lui faut. Je ne suis pas sûr, etc.etc. Et il faut le voir reculer à la moindre poussée.
Il s'en va, disant :
-- Enfin, revoyez ça, et nous en reparlerons.
Mairie, les 19 et 20 novembre. Le mariage. Le drapeau sans flèche. La mariée, je l'appelle presque « madame » pour la prier de s'asseoir. Mauvaise grâce de Huot, son étonnement aux premiers mots de mon discours. Ces dames pleurent. On signe. Ni le père, ni la mère ne savent signer. La mariée relève son voile. Je l'embrasse, et, grâce à Philippe qui m'a prévenu, je lui donne vingt francs pour son premier petit poupon. Invitation à déjeuner : « On viendra vous chercher en voiture. » Mais, depuis cinq heures du matin, à cause du froid et d'un bouillon trop vite avalé, je ne pense qu'à vomir.
A mon arrivée, molle poignée, qui se retire, de Huot ; le soir, la même. Le lendemain, je n'offre pas la main. Je ne remarque pas qu'il s'éclipse et qu'il va demander à sa femme si le moment est venu, mais je remarque qu'il n'y a pas une ligne d'écrite sur le registre.
Après l'adjudication des bois de Combres, village de la commune, Huot « donne sa démission à cause de l'hostilité de monsieur le maire ». Tous rangés autour du feu. Je me chauffais les pieds.
-- Avant de donner votre démission, dis-je, vous auriez dû me donner une explication.
-- C'est vous, dit-il.
-- Non, c'est vous.
Discussion violente et vague.
-- Voici ce que j'enseigne à l'école, dit-il.
Et il lit je ne sais quelle page sur les lettres anonymes.
-- Assez ! dis-je. J'accepte votre démission.
Embarras. Je tâche d'expliquer. J'aurais voulu le garder comme secrétaire et avoir une institutrice.
Mais je préfère avoir une explication avec Huot. Il est parti. J'envoie le garde le chercher : il refuse de venir. Je vais le trouver. Une demi-heure d'explications où sa femme, qui n'a pas voulu nous laisser seuls, bave, rage, siffle. Je ne perds pas patience. J'explique à Huot ma combinaison de retraite proportionnelle avec secrétariat assuré. Il fléchit. Derrière mon dos, elle lui fait des yeux furibonds.
-- Il a besoin de repos, dit-elle. Avec votre instruction, vous pouvez vous passer de lui.
-- Oui, il vous est facile de me mettre dans l'embarras. Je fais appel à vos sentiments de devoir.
Se sentant battue, elle s'en va en criant. Ce que ses visites ont dû lui coûter, l'été dernier, assise sur une moitié de fesse !
Huot seul s'adoucit.
-- Un domestique donne ses huit jours, lui dis-je.
-- Je ne suis pas un domestique.
-- Précisément ! Vous êtes un maître d'école, et vous devez avoir au moins l'honnêteté d'un domestique.
Après déjeuner je 1e retrouve au travail. L'inspecteur ne lui avait pas tout dit. Nouvelle explication presque cordiale. Je ne me fais pas malin : un maire ne peut se passer de secrétaire.
-- Oui ou non, reprenez-vous votre place ?
-- Oui, monsieur le maire.
-- Vous me donnez votre parole d'honneur ?
-- Je vous la donne.
Ça finit par une poignée de main, une étreinte.
Ah ! c'est dur, de les ôter d'un pays où ils sont depuis plus de quinze ans !
Les Philippe. On ne peut pas leur dire qu'on est malade sans qu'ils répondent qu'eux aussi le sont.
-- Je n'ai pas dormi de la nuit. Ça m'a pris dans une dent. Ça m'a remonté vers l'oreille, et ça m'a « taboulé » dans l'oeil.
-- Je ne vous demande pas ça.
Le Paul s'est flanqué un coup de cognée sur les doigts de pied, jusqu'aux os.
Nous causons dans la cuisine, sous la présidence du bonnet de nuit de Ragotte.
Honorine sur la route, hotte et bâton.
-- Je n'ai plus de bois, aussi ! dit-elle.
-- Je vais vous en faire donner.
Alors, elle lève la tête. Quelle tête ! Comme si elle marchait dessus : sale, terreuse, effroyable.
Les choses. Un objet a disparu. On le cherche en vain. Tout à coup on le trouve.
-- Il était là !
-- Hum !
-- Puisque tu l'as trouvé, il y était.
-- Je n'en suis pas sûr.
28 novembre.
Guitry vient me voir. Je lui dis :
-- Pourquoi ne jouez-vous pas la pièce de Lemaître ?
-- Impossible ! Un homme qui félicite Syveton ! Non ! Non ! Voilà : Je voudrais jouer Monsieur Alphonse et Soeur Ernestine ; seulement, pas de franc-maçon.
-- Ce n'est qu'un mot, dis-je La pièce resterait anticléricale.
-- Ça ne me gêne pas, dit-il
Je fais quelques objections. Il me répond :
-- Revoyez ça.
Le lendemain, je lui dis :
-- Le premier acte est bien. Le second, il faudrait en parler.
-- Je viendrai vous voir samedi, dit-il.
Je relis ma pièce. Je me remets en goût. Le samedi, pas de Guitry, pas un mot, et tous les journaux m'apprennent, ce matin, qu'il va jouer la pièce de Lemaître, La Massière.
Le soleil est vilain. Il a l'air d'avoir des pattes d'araignée.
Allais parle d'un monsieur qui, se trouvant indigne d'appartenir plus longtemps au civil, voulait entrer dans l'armée.
Hiver. Une fumée pâle dans la pâleur diffuse d'un air froid.
29 novembre.
Guitry ne répond pas. C'est une amitié finie. Je ne sens, ma foi, plus léger. Peut-être que cet homme, à qui je dois des moments si délicieux, a fait beaucoup de mal au barbare, au travailleur que j'étais.
Le souvenir de cette amitié n'est pas peu de chose, et il me serait plus pénible d'y renoncer qu'à l'amitié même.
Il m'a plus donné que je ne lui ai rendu.
C'était l'ami riche. Repas, automobile, voyage, théâtre, argent, esprit, que d'histoires ! Je lui dois des tas de choses, mais, lui, que me doit-il ? Presque rien.
Je ne suis ni riche, ni éblouissant. Il me doit peut-être ceci : qu'on s'étonnait de mon amitié pour lui. Je lui servais d'honnête support. Moi n'étant plus là, il va peut-être fléchir dans l'estime de gens qui se croient plus de moralité que les autres.
Même supérieur comme Guitry, on finit toujours par se fatiguer d'un homme « scrupuleux » et par mépriser celui qui accepte tout.
Shakespeare. Le roi Lear, un fou qui commence la folie par la niaiserie. C'est de l'imagerie d'Epinal trop rouge. Enthousiasme à froid. On applaudit Jusseaume et l'effort d'Antoine.
Par bonheur, l'émotion s'est formé le goût. On ne nous a plus, avec ces palais de carton.
1er décembre
Jaurès dit de Notre Jeunesse :
-- Cela m'a paru filandreux, et puis, c'est trop facile.
De Shakespeare :
-- Il est plus latin, plus clair, qu'on ne croit. Hamlet n'est pas un homme profond, mais un pauvre jeune homme accablé par le poids de ce qu'il ne peut pas faire.
Salle de rédaction. Une dizaine de jeunes gens travaillent et causent sous des becs électriques. Accents du Midi. Je suis très gêné. Heureusement il y a une cheminée où s'accouder.
On attend Jaurès. Il a prononcé à la Chambre un admirable discours à la gloire de Jeanne d'Arc, et il a sauvé Chaumié. Mais sa lettre à Déroulède est vraie. Stupeur. Le secrétaire nous montre le manuscrit : il le garde. J'en aurais payé cher une des trois feuilles : grosse écriture sans ratures. On critique la décision de Jaurès. L'un affirme que Déroulède tirera en l'air ? qu'il l'a déjà fait pour Clemenceau.
Jaurès vient à moi, me serre la main, et je lui dis :
-- Oh ! tous vos amis cesseront de vous aimer et de vous admirer tant que durera cette ridicule histoire.
-- Cela me fera de la peine, dit-il, mais j'ai raison. J'ai pris le temps de la réflexion. Je ne pouvais plus. Depuis, quelque temps, je les sens tous, là, prêts à m'insulter dans ma femme ou dans ma fille. Je reçois des lettres d'ordures. Je sens grimper les limaces. Je me sens couvrir de crachats. Je veux arrêter cela par un geste ridicule, mais nécessaire. Je ne veux pas qu'on se croie tout permis, qu'on me mette dans la rue le bonnet d'âne.
-- Socrate aurait gardé le bonnet et dit de fort belles choses. Si vous aviez lu dix vers de Déroulède, vous ne lui auriez pas écrit.
Jaurès rit et dit :
-- Vous devriez nous faire quelque chose là-dessus pour L'Humanité.
-- Vous ne songez qu'à vos ennemis, pas à vos amis, à cette foule du Trocadéro qui vous acclamait l'autre soir et dont personne ne vous approuvera.
-- J'ai pensé à tous, dit-il.
Il faudrait lui dire : « Au fond, vous n'êtes pas un vrai socialiste ; vous êtes l'homme de génie du socialisme. »
-- Vous êtes-vous déjà battu ?
-- Si peu ! dit-il.
-- Vous feriez un bon confesseur, me dit son secrétaire.
-- Il me confesse de péchés que je n'ai pas commis, dit Jaurès.
-- Oh ! Si je suis indiscret...
-- Du tout, du tout ! me répond-il.
Il nous quitte, nous serrant la main. Dans la rue, comme il nous dépasse, Athis et moi, nous l'arrêtons.
-- Ah ! encore ? dit-il.
-- Non ! J'espère au moins que je n'ai pas dit un mot qui vous ait fait de la peine ?
Il dit que non et marche à côté de nous. On ne reparle pas du duel. Il demande comment a marché Le Roi Lear. Puis :
-- Nous avons tout de même sauvé Chaumié. Nous l'avons sauvé, mais blâmé. Il a presque avoué qu'il avait eu tort.
-- Est-ce un orateur ?
-- C'est un bon diseur.
-- Et Thalamas, vous le connaissez ?
-- C'est un très brave homme.
-- Je suis curieux de lire demain, dans L'Officiel, ce que vous avez dit de Jeanne d'Arc.
-- Oh ! vous savez, dans cette bataille, je n'ai pas pu dire quelque chose de bien intéressant.
-- J'ai besoin de prendre quelque chose de chaud. Vous plaît-il de me tenir compagnie ?
Il s'arrête devant un café, et, avec son accent :
-- Est-ce un café con-ve-nable au moins ?
Je regarde et je lis : Café Napolitain.
-- Oh ! très convenable !
Nous entrons.
-- Vous prenez de la bière ? demande Jaurès.
Il est minuit passé.
-- Non. Je prendrai un grog américain.
- Qu'est-ce que cela ?
-- De l'eau chaude avec du rhum.
-- Est-ce bon ?
-- Ça vous désaltérera mieux que quelque chose de froid.
Il verse de l'eau dans le sien et demande une paille.
Il a une petite cravate que pourrait mettre le poëte Ponge, et un petit col, mou comme s'il avait dansé jusqu'à six heures du matin : c'est un col trempé de sueur parlementaire. Sa figure est un peu une tomate parlementaire.
C'est la sortie des théâtres. Entrent Lambert fils, puis Bernstein et Sacha qui me serrent la main. Jaurès doit croire que je connais tout le monde et que je passe mes nuits au café.
Il me confirme que, quand il parle, il dévisage, il tâche de s'adresser à quelqu'un.
-- C'est intéressant, dit-il, cette action sur la foule.
Je lui détaille le portrait que j'ai fait de lui.
-- Oui, dit-il. Je n'avais pas remarqué, c'est bien ça.
Il reconnaît qu'il laisse tomber ses phrases parce qu'il craint que le public n'applaudisse trop tôt.
Des gens nous regardent. Connaît-on Jaurès ? S'en défie-t-on ?
Il règle et tire de sa poche des jetons de diverses grandeurs mêlés à des pièces d'argent ; il laisse dix sous de pourboire, comme un généreux provincial.
Athis lui dit :
-- Vous avez chaud. Prenez garde en sortant ! Couvrez-vous.
-- Non, dit-il. C'est superficiel.
C'est dans ces mots naïfs que son accent a le plus de comique.
Dehors, il dit :
-- C'est admirable, Paris.
Mais il a le souci de ne pas manquer son tramway.
-- Je ne vous détourne pas ?
-- Non, dis-je.
Impossible de l'appeler « Maître ». Je ne peux pourtant pas lui dire : « Citoyen ».
-- Vous avez été professeur, lui dis-je. Vous avez dû marquer quelques-uns de vos élèves.
-- Non, dit-il. J'étais trop jeune. En tout cas, personne ne s'est révélé.
Mais son tramway de la Madeleine le préoccupe. Il en reste un, prêt à partir. Jaurès va courir, puis :
-- Non, dit-il. Il manoeuvre.
Il ajoute que, d'ailleurs, les élèves ne prennent jamais que ce qu'il y a de mauvais chez leur maître.
-- Au revoir, cher ami. Bonne santé, dit-il.
-- C'est lui qui va se battre, dit Athis, et c'est lui qui nous souhaite bonne santé.
-- Vous travaillez énormément, Jaurès ?
-- Oui, mais en politique. On a du repos, on change, on écrit et on parle. La Chambre, la tribune amusent. Je suis persuadé qu'un artiste uniquement préoccupé de son art ne résisterait pas à une telle somme de travail.
-- Mais voyez Victor Hugo.
-- C'est vrai, dit-il.
Rentré chez moi plein d'admiration étonnée et tendre pour cet homme extraordinaire, je ne dors pas, un peu vain de lui avoir tenu tête : qu'est-ce que je risquais ? Mais, le lendemain, je me lève à dix heures, sachant bien qu'il travaille déjà, lui, qu'il ne s'occupe pas de son duel. Hier : sa lettre à Déroulède, une improvisation admirable sur Jeanne d'Arc, l'article de tête de L'Humanité.
Envie de me dévouer, de faire des besognes pour lui. Comme un rat qui sort de son trou, je suis ébloui par ce bel animal qui renifle toute la nature. C'est autre chose qu'un idéal de futur académicien !
Est-ce que cet homme voudrait être riche ? Voudrait-il être ministre ? Je ne peux pas le croire. Il est vrai qu'il veut se battre avec Déroulède, et c'est peut-être du même ordre.
Je me réveille avec l'idée de lui dédier la nouvelle édition des Bucoliques. Ah ! le bel exploit !
3 décembre.
Les « Samedis populaires », chez Bour.
Dames énormes, jeunes filles décolletées.
-- Ah ! C'est du Mendès ! Je n'aime pas cet homme-là, moi ! dit une grosse femme qui pue.
Le public amoureux d'art !
Un flûtiste. C'est bien, mais qu'est-ce qu'il ferait avec sa flûte s'il ne faisait pas au moins ça ?
Une dame chante je ne sais quoi. Elle a l'air d'un brave homme.
Un jeune homme, qui a moins de barbe que Sacha, dit qu'il a mal, se frappe la poitrine et prétend que son coeur ne peut plus aimer. On sourit. On ne le croit pas.
Un autre récite Les Trophées. C'est un Anglais qui ne parle français que lorsqu'il débite des vers de nos poëtes.
Le jeune homme brun qui lit les notices applaudit dans le tiroir de la table.
Le public s'ennuie, mais ça ne coûte que vingt sous, et il a vu des acteurs. Il peut dire qu'il est allé au théâtre cette semaine.
4 décembre.
Cette femme avait tant aimé que, lorsqu'on s'approchait trop d'elle, on écoutait, au fond de son oreille, ce délicat coquillage, bruire une rumeur d'amour.
-- Il faut être indulgent pour ses amis et garder sa sévérité pour les autres.
-- Mais c'est de l'injustice !
-- Pourquoi ? C'est peut-être déjà une justice que vous ne soyez pas mon ami.
5 décembre.
Sûr de vivre quatre-vingts ans, je me ménage.
On peut mettre son égoïsme à la chaîne : on ne pourrait pas le tuer sans se condamner à mort.
Une figure vérolée, où il y a quelque chose d'écrit en Braille.
12 décembre.
La réalité a tué en moi l'imagination, qui était une belle dame riche. L'autre est si pauvre que je vais être obligé de chercher mon pain.
15 décembre.
Vie heureuse. Un cul-de-jatte monte la rue du Rocher dans sa petite voiture à trois roues ; et, se poussant et se calant avec ses deux fers à repasser, il chante à tue-tête.
Ah ! oui, être socialiste et gagner beaucoup d'argent.
Il y a dans la vie certaines brumes d'où l'on ne tient pas à sortir ; c'est presque l'état de mort. Si la brume persistait, on passerait vite pour mort : comme ce serait simple ! Est-ce qu'il serait beaucoup plus difficile de se tuer ?
16 décembre.
Je sais enfin ce qui distingue l'homme de la bête : ce sont les ennuis d'argent.
Comme on perd vite la tête ! A chaque instant, il n'y a entre nous et la mort que le cerveau de papier du clown. Vraiment, ce ne doit pas être bien difficile, de sauter ! On ne reparaîtrait plus, voilà tout.
Vallotton ne se régale que d'amertume. Sait-il qu'une femme doit divorcer, il l'attire dans un coin et se délecte de son histoire, comme un gourmand qui ferait suisse.
Il est difficile d'imaginer à quel point cet homme, qui se promène l'air absorbé, peut ne penser à rien.
L'artiste a beau faire : son plus cuisant remords est de ne pas gagner d'argent.
Je me mets à ma table. Je me contracte et j'attends. Je suis comme un ruisseau qui s'arrêterait pour refléter. Qu'importe, s'il n'y a rien sur ses bords !
La femme est un roseau dépensant.
Quand je ne pense pas à moi, c'est que je ne pense à personne.
Orateur. De sa bouche, il sortait de la fumée sonore.
Je ne suis, je n'ai jamais été et je ne peux être qu'un pauvre artiste à 200 francs par mois.
19 décembre.
Fête familiale des Nivernais socialistes.
Salle Jules. La dame du comptoir me dit : « C'est au premier. » Il y a un socialiste et sa petite fille. Pauvre salle, où passent tous les gens du bas pour aller aux cabinets. Je m'assieds dans un coin à une table de marbre, très gêné. Roblin arrive après d'autres. On lui dit :
-- Il y a là un citoyen qui te demande.
Tout de suite je vois que nous resterons étrangers.
Comment les appeler ? Citoyens ? Compatriotes ? Camarades ? Messieurs ?
-- Qu'est-ce que vous buvez ? du vin blanc ?
-- Oui.
Des hommes avec leurs femmes et les mioches. Très peu, d'ailleurs, sont de vrais Nivernais.
Le conseiller municipal Paris, de la Villette, je crois, a le premier la parole. L'air d'un Jules Lemaître gros et gras. La nature se répète. Il parle gros, sans intérêt.
Le citoyen Fribourg, autre conseiller de Paris, refuse d'abord, fait des manières, puis devient intarissable. Il parle bien, non sans esprit et netteté, mais il a une si petite taille, une figure de petit Juif tellement inexpressive !...
Je n'ose pas tirer mon bout de papier. Je débite ma petite affaire. Ça n'est pas fort, mais c'est mieux, parce que c'est tout de même personnel.
Une femme me vend un journal féministe, un programme de revendications.
Un rédacteur de L'Aurore est venu pour m'entendre. Très étonné que je ne lise pas mon discours, qu'il voulait me demander, il me dit :
-- Il paraît que vous avez été dur pour Jaurès, la veille de son duel ?
On chante. Des enfants crient. Le garçon passe, récolte des pièces de dix sous. On ne veut pas que je paie : je suis invité. J'ai l'air d'un étranger, avec ma décoration, avec mon air modeste d'homme qui se croit connu.
22 décembre.
Rien n'est éternel, pas même la reconnaissance.
Secret professionnel, et ils n'ont même pas de profession !
Travailler dans une lanterne.
A un critique :
-- Oui, oui, vous avez raison, mais vous êtes bien plus difficile pour moi que pour vous.
26 décembre.
Voyage de tristesse à Chitry. Le coeur baigne dans de la brume.
Je ne méprise pas encore assez le théâtre pour y réussir.

 

 

Année : 1905

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016