BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1900


1er janvier.
Il y a des gens qui ne passent une bonne soirée au théâtre que s'ils peuvent dire : « C'est idiot ». Aux Chapons, une loge à ma gauche disait : « C'est idiot. » Une, à ma droite, disait : « C'est beau. »
Guitry va jouer le vieux grenadier de L'Aiglon. Il en est tout pâle.
-- C'est superbe, dit-il.
-- Rostand, dis-je, c'est le génie.
-- Oui ! Pour faire quelque chose d'aussi prodigieux que L'Aiglon, il faut être malade. Capus ne s'en tirera pas en disant que c'est de la musique.
Rostand a écrit, pour moi, une lettre au ministre Leygues. Mme Rostand en cite des phrases à Marinette, qui me les rapporte. J'en ai les yeux mouillés et le coeur gonflé. J'en suis décoré.
Le ministre a dû le prendre pour un fou.
Il est malheureux, ce pauvre Rostand. Il croit L'Aiglon ennuyeux. Il ne vit plus. Il ne s'endort pas avant six heures du matin ; chaque jour son médecin lui fait une piqûre de je ne sais quoi.
A minuit, Allais, Guiches, Capus, baisent la main de Brandès ; moi, je ne peux pas. Je prends ses deux mains, que je serre. Heureusement, on commence à me passer des choses, en disant : « C'est bien vous ! »
2 janvier.
J'ai peur de ne pas aimer le monde simplement parce que le monde n'est pas à mes pieds.
S'acheter une concession perpétuelle près de la fosse commune.
Je travaille en pleine pâte. Je ne délaie pas.
Ils disent « audacieux » là où il faudrait simplement dire « obscène ».
L'humoriste a les yeux grands ouverts. Il ne comprend rien à la vie, et se passionne à la regarder. Le reste est en carton.
4 janvier.
Beaubourg. L'air d'un vieux petit employé de bureau qui aurait l'air jeune. Très touché parce qu'à tout le monde je dis du bien des Joueurs de boules... Voudrait, au théâtre, « allier le rire aux larmes ».
-- Comme tout le monde, dis-je.
A trouvé, l'autre jour, sur les quais, son livre dédicacé à Paul Adam.
Fait une pièce avec la manie que l'homme de lettres a de faire de la littérature avec tout.
Beau sujet, dis-je. Notre sujet.
Il dit qu'il n'a jamais joué aux boules, mais qu'il n'a pas commis d'inexactitude, et que les joueurs de boules parlent de son livre comme du livre de quelqu'un qui les connaît.
Deux soeurs, qui n'ont plus d'espoir qu'un mari les sépare. Vingt-huit et vingt-six ans. Même chapeau, même noeud au cou. Elles racontent en même temps les mêmes histoires. Chacune apporte son détail. Une phrase commencée par l'une est finie par l'autre. C'est charmant et triste. Comme elles sont pauvres, elles n'ont pas honte de ne pas se marier. Elles donnent des leçons, l'aînée, de musique, la cadette, de peinture.
Si j'étais riche, j'épouserais les deux. Elles sont fraîches comme des cerises qu'on a oublié de cueillir, qui deviennent orageuses, qui s'assombrissent.
Entre l'une d'elles et un lieutenant, on a parlé de quelque chose.
-- Eh bien, qu'attend-il ?
-- Il va passer capitaine.
Mais on sent que ce n'est pas une raison, et que c'est déjà vieux, fini.
6 janvier.
A l'Oeuvre, Monsieur Bonnet, de Maurice de Faramond. Le public est plein de respect pour les intentions de faire grand. Chaque spectateur est joint à la scène par un fil élastique. Un mot le tire, un autre le détend. Bauër se promène dans les couloirs et cherche des gens qui lui expliquent.
Les spectacles de l'OEuvre me feraient aimer le vaudeville.
8 janvier.
Hiver. Ce soleil glacé dont on ne peut jouir que derrière la fenêtre.
Au Théâtre Antoine. La Jeunesse me dit de loin : « Ça y est ? » Je réponds : « Non ! » A l'entr'acte, il me dit qu'on ne sait rien. Il a fait avec Muhlfeld la note sur Paul Adam. Dehors, Franc-Nohain me dit que la note du Gaulois est de Lapauze : c'est presque aussi sûr que si elle était du ministre.
-- Je tiens de Guitry, me dit Bernard, que ce sont Paul Adam, Montégut et Toudouze, mais cela me paraît peu probable.
Je rentre. Marinette me dit que ça y est, Mme Rostand a apporté une petite boîte de rubans et une petite croix de diamant. Stupéfaction. Aucune joie. Tout de suite, je doute. Marinette me rassure. Le Temps, Les Débats, rien. La Presse dit que je ne le suis pas.
J'envoie Marinette chez Rostand. Télégramme de Franc-Nohain : il a vu Lapauze, qui ne sait rien de précis.
Et voilà. C'est le coup le mieux réussi de cette sotte aventure qui finit par me dégoûter. Mon frère est là, dans le fauteuil, et fait des réflexions stupides, comme un homme qui s'y connaît. Il savait bien !
9 janvier.
Mauvaise nuit. Ce matin, je reçois les félicitations de Jean Rignault, ancien concierge de la pension Rigal. Il a lu Le Gaulois. Picard m'écrit que Lapauze a téléphoné au ministère, que Leygues est en voyage, et qu'il est impossible de savoir si c'est fait ou pas en ce qui me concerne.
J'arrive à la torpeur, presque à l'indifférence. Il me semble que sur ce papier j'écris les mésaventures ridicules d'un autre.
10 janvier.
Quand je serai riche, dit un enfant qui ne mange pas à sa faim, je m'achèterai un sandwich.
11 janvier.
Il n'y a que l'égoïste à souffrir vraiment et tout le temps.
12 janvier.
Par la fenêtre je vois des gens s'arrêter sur l'autre trottoir et regarder. Je me penche, et j'aperçois un cheval blanc : c'est la voiture de Rostand. Le coeur me bat. Mme Rostand entre, un peu grave.
-- Mon pauvre ami, je vous apporte une mauvaise nouvelle, j'aime mieux vous le dire tout de suite, J'en pleurerais. C'était sûr, et, au dernier moment, on vous remplace par Morand, qui est un ami de Loubet. Rostand est furieux.
Elle a chaud. Je n'ai pas trop d'émotion, et je ne sais pourquoi j'ai un coin d'oeil mouillé.
-- Il va venir vous voir, dit-elle. Il vous expliquera. On saura des détails.
Je ne suis vraiment pas ému. Je remarque seulement qu'elle a une robe de soie noire, un chapeau printanier, et qu'elle est un peu fatiguée. Elle trouve que je prends bien ça. J'ai l'air intéressant d'une pâle accouchée.
Elle a de grandes dents, mais, au bout de quelques minutes, son sourire les cache.
14 janvier.
Conférence d'Allais. Il s'avance, une main dans la poche gauche. On sent que le public, nombreux, trouve déjà que c'est drôle. Il feint de s'être trompé et d'avoir apporté, peut-être, un mémoire de fournisseur au lieu de ses notes.
On fait « Chut ! » aux gens qui entrent.
-- C'est pour moi que vous dites ça ? demande-t-il.
Il commence, plein de frousse, au fond, accoudé, la tête derrière sa main. On lui crie : « Plus haut ! » comme à une danseuse.
Avec des temps trop longs, des temps de peur, il parle du doge de Venise, de Louis XIV et de Ranc, et pas de Capus, dont il dit seulement : « Il a été ingénieur des Mines, et il a lâché le métier par peur du grisou. »
Eclats de rire épars. Des gens résistent. On a un peu peur que le public ne l'emballe. Le verre d'eau et le sucrier le sauvent. Il prend du sucre avec sa pince, le met dans son verre, le remet avec la pince dans le sucrier et le reprend avec ses doigts.
-- Je n'en ai pas préparé plus long, dit-il. Je vais improviser le reste.
Il remercie le public de sa tolérance, revient saluer et met la main sur son coeur.
Il dit que divers conférenciers lui ont donné des indications. Courteline lui a conseillé de l'aplomb, Bernard, de la bonhomie, Croisset, l'air élégant et hautain, Lefèvre, de se caresser la barbe.
-- La conférence touche à sa fin, dit-il.
Et il s'en va.
20 janvier.
Franc-Nohain. Conférence sur les Marionnettes. De l'aplomb, une bonne voix, un peu trop administrative. Bon début et très bonne fin. Il distribue des prix à ses confrères, me donne le prix d'honneur, à Bernard, le prix de littérature anglaise. Sa pièce, La Grenouille et le Capucin, c'est neuf, plein de choses plutôt judicieuses que jolies. Manque un peu de proportions et de clarté. Phrase trop littéraire, je veux dire : trop serpentine. Au théâtre, le sujet, le verbe et l'attribut suffisent : plus, c'est trop.
Gémier me félicite, mollement d'ailleurs, d'avoir honoré la Légion d'honneur, ouvre mon paletot, ne voit rien et a le tort de s'excuser.
On parle de mon autorité. A vrai dire, on m'embête. J'ai la réputation d'être réservé. Je ne peux plus dire une chose agréable sans que ça prenne des proportions gênantes pour ma sincérité. Je n'irai plus nulle part, et je ne dirai plus de choses aimables à personne.
22 janvier.
Six heures du soir. Maurice. De la part de Mlle Neyrat, la Société protectrice des animaux vient de m'adresser un chien loulou. Déjà les enfants jouent avec lui. On lui donne le nom de Papillon, quand un employé des Chemins de fer de l'Etat vient nous dire que Maurice est tombé en syncope et qu'on ne peut le ramener. Impression de maussaderie. Je ne pense pas à la mort. Je me rappelle les syncopes de papa. Je vais le ramener, moi, le secouer, et lui dire que, quand on est malade, on se couche.
Rue de Châteaudun, n° 42. Des gens dans le vestibule. Un petit monsieur, gros, court, décoré, me dit : « Votre pauvre frère est bien bas ! » puis, à l'oreille, pour que Marinette n'entende pas : « Il est mort. » Le mot ne me fait rien.
-- Eh ! bien, dis-je, où est-il ?
J'entends : « Retenez madame, ne la laissez pas monter. » Je prie, avec une nervosité croissante, qu'on me montre où il est. On monte.
Il est là, étendu sur un canapé vert-pâle, bouche ouverte, un genou ployé, la tête sur un Bottin, dans la pose d'un homme fatigué. Il me rappelle mon père. Par terre, des taches d'eau, un torchon.
Il est mort, mais ça n'entre pas. Marinette crie un peu, suffoque, demande un médecin. Je me passe plusieurs fois la main sur le front, avec la conscience que ce geste est inutile, et je demande comment c'est arrivé. Plusieurs fois il s'était plaint de la chaleur, de tortillements à l'estomac. Au moment de quitter le bureau, il a tourné sur sa chaise. On l'a porté sur le canapé. Quelques suffocations, à peine des râles. Pas un mot. En deux ou trois minutes, c'était fini. Le médecin en chef, appelé, a tout tenté. Rien à faire : angine de poitrine.
Je peux m'asseoir et pleurer un peu. Marinette m'embrasse, et je lis dans ses yeux l'effroi que, dans deux ans, ce sera mon tour.
Je ne ressens encore qu'une espèce de colère contre la mort qui se plaît à nous jouer de ces farces imbéciles.
Je tâche de lire, de loin, la réclame imprimée en noir sur les tranches du Bottin.
J'écris des dépêches sur des bouts de papier, et, devant tout ce monde, je crois bien que j'écris mal pour faire croire que je tremble ; car ça n'entre toujours pas.
Nous restons là. On lui a retiré ce qu'il avait dans ses poches. On m'emmène vers son bureau, que je ne vois pas. Chauffé à la vapeur, il y a jusqu'à 20°. Il avait le dos à la colonne montante. Il avait souvent dit : « Ils me tueront, avec leur système de chauffage ! »
L'ambulance arrive. A deux, ils le descendent dans un fauteuil, la tête couverte d'une serviette. Je le vois ballotté. Comme il est grand et mou ! Au bas de l'escalier on le couche sur un brancard, puis on le porte à la voiture. Elle laisse derrière elle un sillage de gravité. La mort passe, et c'est notre parente à tous.
Rue du Rocher, on le couche sur son lit. Je lui mets un mouchoir sur la tête.
Les enfants crient à Marinette : « Nous t'aimons bien ! » Ils promettent d'être bien sages. Et puis, il y a le petit chien : ils jouent gravement avec lui.
Je vais au commissariat de police signer des papiers. Dans la rue, toute cette vie du soir ! Ça n'entre pas.
Peu à peu, Maurice Renard fera place à grand frère Félix. Alors, ça entrera.
Marinette et moi, nous le veillons jusqu'à quatre heures du matin. De temps en temps, je lève le mouchoir. Je regarde sa bouche un peu entrouverte. Il va respirer. Il ne respire pas.
Le nez, qui était : un peu empâté, prend des lignes plus nettes. Les oreilles durcissent comme des coquillages. S'il allait se soulever ? Il ne se soulève pas.
Il est déjà de pierre. La face jaunit et les traits se pincent. Je l'embrasse pour la dernière fois. Les lèvres collent au front dur et froid.
Sa vie a passé dans les meubles, dont le moindre craquement nous fait frissonner.
23 janvier.
Mardi. Courbature. On a la poitrine traversée de courants nerveux. On se tâte, un peu étonné de vivre.
Visites. Des camarades viennent rendre leurs derniers devoirs. Tous s'efforcent de se rappeler un détail qui distingue le souvenir que chacun d'eux conserve de Maurice.
Quand on passe à certains endroits, une âcre odeur pique les narines. La mort travaille.
On dirait que son visage s'emplit de nuit.
Une pauvre petite femme, locataire, qui passe avec sa boîte à lait devant la porte, s'arrête, pose sa boîte, dit : « Pardon ! Je ne savais pas. » Elle s'agenouille, fait une courte prière, se signe, et s'en va.
Mise en bière. Le plombier arrive avec son réchaud, puis, des hommes portant un sac de son, puis, les trois cercueils : un, léger, de sapin, un de zinc, un de chêne. On enveloppe Maurice dans son drap. On le couche. Il faut lui décroiser les bras. Rien ne craque.
Que de fois j'ai entendu dire : « C'était un employé modèle qu'on ne remplacera pas ! »
Oh ! la vie affolante d'employé modèle !
24 janvier.
Mercredi. Voyage à Chitry. On est surpris que maman et ma soeur permettent des obsèques civiles. On dit : « C'est Jules. » J'y tenais si peu ! Mais Philippe et Pierre Bertin viennent à mon aide : Maurice leur disait toujours qu'il voulait être enterré comme son père.
Ragotte me raconte qu'elle était à Pazy. Une femme qui venait de Corbigny lui dit : « Savez-vous la nouvelle ? -- Non. -- Monsieur Jules est mort. On le ramène demain. » Elle revient à la hâte. Elle ne pouvait marcher assez vite. Elle disait : « Oh ! une si gentille dame qui le caressait tant !... Si, encore, c'était M. Maurice !... » Quand Philippe la détrompe, elle est soulagée. Elle m'a porté, mort, dans son coeur, pendant trois kilomètres. J'en éprouve je ne sais quelle sotte satisfaction d'homme intéressant.
Nuit glaciale, où ma calotte jusqu'aux yeux n'arrive pas à me réchauffer la tête.
Dans la nuit de veille, plusieurs fois je lui ai demandé pardon, presque à haute voix, d'avoir été dur envers lui. Mais lui n'était pas non plus, excepté au fond, très fraternel.
La mort de mon père était une leçon. Si Maurice avait été malade, peut-être -- oh ! je ne sais pas -- que j'aurais été bon pour ses derniers jours.
25 janvier.
Jeudi. Un enterrement de poëte. On m'annonce que ses camarades lui ont offert « une couronne de toute beauté ». Le fourgon est couvert, le cercueil placé sur un pauvre breack dont le cheval a l'air d'avoir été, ce matin même, barbouillé de noir sale.
Je marche derrière mon frère. Arrivent Pierre Bertin, Borneau, Robin, etc. Les couronnes se balancent. Parfois, le cheval va trop vite et ralentit brusquement.
Il fait froid. Nous marchons, la tête couverte. Quand arrive un groupe qui venait au-devant de nous, je salue. A l'entrée du village, le maire, ceint de son écharpe, m'attend et me demande le permis d'inhumer. Il marche devant le break et nous conduit au cimetière. En traversant le village, je reste tête nue. Des femmes sur les seuils. Quelques maisons fermées, où se cachent des gens qui ont peur. Je regarde à droite et à gauche les champs que mon frère et lui ont parcourus. C'est silencieux, impressionnant. Il fait soleil. C'est bien.
Le breack, en entrant au cimetière, heurte la grille. On descend le corps dans la fosse profonde. Un gros ver au bord : on dirait qu'il se réjouit, qu'il se pavane. Les femmes commencent à jeter de la terre, les unes, des pincées, les autres, des poignées. Une pierre sonne.
Je m'écarte pour pleurer.
Ma soeur va chez le curé. Je dis à Marinette de la suivre. Jusqu'au dernier moment il a espéré : il n'a dit sa messe qu'à onze heures. Comme prêtre, il trouve que c'est un grand malheur pour sa paroisse ; comme ami, il prend part. Il hésite à accepter un billet de cent francs. On lui dit qu'il ne sera pas obligé de dire que ça vient de la famille Renard. Il le prend.
1er février.
-- Vous êtes en deuil ?
-- Oui. J'ai perdu mon frère.
-- Ah !
Un peu de tristesse dans ce « Ah ! », un léger nuage sur la figure, et on parle d'autre chose.
2 février.
Maurice, une nouvelle épreuve de mon père, mal réussie, et qui n'a pas duré. Déjà, il se disperse dans l'espace. Il faut tirer son image volante.
4 février.
Chez Guitry. Bernard cite des vers de Mendès, qui ne sont pas mal.
-- Ils gagneraient à signifier quelque chose, dit Capus.
Guitry récite de L'Aiglon. Oui ! Oui ! Des centaines de fleurs qui sortent d'un chapeau. On est amusé, étonné, pas très ému. Et puis, les fleurs sont en papier. Des vers qui excitent, qui ne touchent pas.
10 février.
Il faut les entendre me dire : « Vous ne connaissez pas les femmes ! » Ces êtres vulgaires s'imaginent sentir des choses que je ne sens pas. Quand je leur explique : « Que voulez-vous donc dire, avec vos coucheries ? » ils me ripostent, avec des yeux qui tournent au blanc : « Mais il ne s'agit pas de coucheries. »
J'ai la sensibilité d'une lyre, et le vent suffit à me faire vibrer.
12 février.
Poil de carotte. Répétition. Antoine pas là. On n'avance pas. Vu le décor en maquette. C'est un joujou d'enfant. C'est à la scène ce qu'est à la salle le petit théâtre en carton du bureau de location.
Puis Donnay et Descaves viennent pour La Clairière. On collationne le premier acte. Il y a plus de vingt personnes sur la scène.
-- On se croirait dans un square, dit Descaves.
Il y en a qui dorment. La concierge du théâtre passe sur la scène comme si elle allait réclamer le prix des chaises.
13 février.
Claudel déjeune. Il parle du mal que l'affaire Dreyfus nous a fait à l'étranger. Cet homme intelligent, ce poëte, sent le prêtre rageur et de sang âcre.
-- Mais la tolérance ? lui dis-je.
-- Il y a des maisons pour ça, répond-il.
Ils éprouvent je ne sais quelle joie malsaine à s'abêtir, et ils en veulent aux autres, de cet abêtissement. Ils ne connaissent pas le sourire de la bonté.
Sa soeur a dans sa chambre un portrait de Rochefort et, sur sa table, La Libre Parole. Elle a envie de le suivre dans ses consulats.
Et ce poëte affecte de ne comprendre et de n'admirer que les ingénieurs. Ils produisent de la réalité. Tout cela est banal.
Il a le poil rare et regarde en dessous. Son âme a mauvais estomac. Il revient à son horreur des juifs, qu'il ne peut voir ni sentir.
14 février.
Près d'une femme, j'éprouve tout de suite ce plaisir un peu mélancolique qu'on a sur un pont à regarder l'eau couler.
Antoine comprend la réalité, pas la poësie, qui, elle aussi, est vraie.
19 février.
_Poil de Carotte. Répétition. Antoine est là et fait travailler, d'abord en scène, puis au foyer, avec une intelligence qui me rend modeste au point que je n'ose pas le contredire une fois.
-- Vous êtes indispensable, lui dis-je.
-- Je viendrai, dit-il, mais, quelquefois, ça m'embête. Il faut que je fasse deux métiers.
Il joue -- et c'est admirable de justesse -- le rôle de Poil de Carotte sans dire une seule de mes phrases, mais il dit à « ses » femmes :
-- Ne touchez pas au texte. Si l'auteur a écrit ça, c'est qu'il a ses raisons.
Il me dit, comme pour s'excuser :
-- Ne faites pas attention. Je leur indique là des choses de cabot.
Quand c'est fini, je le remercie avec une joie enfantine. Guitry, c'est toute la diction, Antoine, toute l'action, je veux dire : le feu, la vie, le sens tout nu des phrases.
24 février.
Antoine déjeune en ville. On répète à peine. Ces dames sont très préoccupées par leurs jupes. Antoine arrive. Il a bien déjeuné, on oublie de répéter. On s'assied aux fauteuils d'orchestre. Il y a là Hennique, Courteline, Gémier, Dumény, Desfontaines, et, sur la scène, trois femmes : Ellen Andrée, Maupin, Desprès, qui causent bien naturellement, assises sur un banc, comme trois commères chez elles.
Chez Guitry. La place Vendôme est sa cour.
1er mars.
Poil de Carotte. Répétition. Me voilà tranquille. Trop, car le toit de la maison des Lepic est en tuiles.
On répète une première fois, sans s'arrêter, dans un décor incomplet, qui d'ailleurs n'emballe personne. Quelques personnes dans la salle, femmes, acteurs. La première partie me semble dure et sèche. Antoine sait mal son rôle, puis, brusquement, je sens que ça part, et ça ne s'arrête plus. Des larmes coulent sur la figure de Poil de Carotte, délaient son rouge. Il a une tête terrible, d'assassin de sa mère. Et l'on sent qu'Antoine se garde, qu'il sera beaucoup mieux à la répétition générale. Maupin pleure parce qu'elle trouve dure Mme Lepic, et elle ajoute :
-- Ce n'est rien. Ce n'est que du cabotinage.
On répète « pour fignoler », dit Antoine qui ne serait pas fichu de dire exactement trois répliques de son rôle, et ce véritable artiste donne de rares indications.
Marinette n'a plus peur de rien. Elle m'effraie un peu Cependant, me voilà soulagé. J'ai extrait de Poil de Carotte l'essence que je voulais. Qu'il y en ait pour dix ou pour dix mille personnes, peu m'importe. Qu'ils s'arrangent !
Répétition à minuit, hachée, saccadée, mais, après celle de ce matin, je ne suis plus inquiet. Marinette, dans la loge de Maupin qui lui raconte toutes ses histoires, me dit : « Elles sont gentilles, toutes ces petites femmes ! »
Desprès trempe son doigt dans un pot de vaseline et en avale une bonne bouchée. Il paraît que c'est bon pour la voix, mais c'est bien écoeurant pour celui qui n'en mange pas.
Une petite femme qui fait « la passante », et qui me dit que son nom ne sera même pas sur l'affiche, s'est maquillée comme si la pièce dépendait de l'éclairage de sa face. Elle n'a fait jusqu'ici qu'ouvrir et fermer des portes, mais elle parle des rôles qu'elle a créés.
A plusieurs reprises, Antoine, écoutant Desprès, dit : « Voilà une actrice ! C'est intéressant de faire travailler une femme comme ça. » Elle en rougit.
On soupe au bar du théâtre Des agents frappent à la porte Antoine leur répond : « Je suis chez moi. »
2 mars.
Répétition générale. Je vais à pied au théâtre. Les bruits de coulisses sur la pièce d'Hermant ne sont pas bons. Ça ne passe pas. On proteste. Je sens un public dur. Desprès est pâle d'émotion. Antoine est énervé. Je lui fais une recommandation qu'il écoute à peine. Je reste dans sa loge.
Je marche. Je regarde vaguement. Je touche des choses. Enfin j'entends le rideau se baisser, et des bruits. Puis des figures étranges arrivent, Antoine, qui embrasse Desprès et dit en se retenant : « C'est un gros succès ! » Desprès déperruquée et rayonnante, qui me dit : « C'est à vous qu'il faut demander si vous êtes content ! »
Ah ! les beaux visages qui arrivent, éclairés de sourires, adoucis de larmes. Guitry : « C'est encore mieux que ce qu'on espérait de vous. » Brandès : « Oh ! que je suis contente ! Quel grand artiste vous êtes ! » Marinette dont la joie déborde, Descaves, Courteline, un peu sec, Porto-Riche qui hoche la tête, Capus qui me dit : « C'est de premier ordre », et qui me donne des remords d'avoir été dur pour sa pièce.
-- Moi, dit Antoine à Marinette, je n'ai rien fait. C'est lui qui a tout fait. Il m'a apporté un monceau de notes.
7 mars.
Samedi, très bien. Dimanche, le gros public rit trop. Lundi, Dumény me dit :
-- Le public est froid, ce soir, mais dès les premières lignes Poil de Carotte part.
C'est, à mon sens, la meilleure représentation. Le public a suivi comme dans une barque.
Le Bargy et sa femme viennent dans la loge d'Antoine. « C'est un chef-d'oeuvre », dit-il ; mais Antoine trouve qu'on a mal joué et veut une répétition pour le lendemain. C'est quelqu'un, qu'Antoine ! Il donne de la vie au texte un peu mort de la scène entre Poil de Carotte et la servante. Il dit à Desprès :
-- Oui ! Vous avez été bien, mais vous jouez mal la pièce. Le Bargy me disait hier qu'il n'avait jamais vu jouer la comédie ainsi, et, moi, je dis que je n'ai jamais vu de pièce aussi mal jouée. Elle est solide ; sans ça, elle serait tombée.
Il ajoute qu'il a joué lui-même comme un cochon.
9 mars.
A La Revue blanche, Mirbeau me tire dans un coin et me demande si je veux qu'il pose ma candidature à l'Académie des Goncourt. Si oui, c'est chose faite. Hennique, me dit-il, a sauté sur l'idée.
Je réponds... que je répondrai, et que je ne veux pas marcher contre Descaves. Je réfléchirai.
Rentré chez moi, je cherche certain petit papier d'il y a dix ans, où je n'ai pas été tendre pour Goncourt. Voilà un cas de conscience de plus, comme je les aime, et qui m'occupera.
15 mars.
L'Aiglon. Répétition générale. Un prodige, un peu long, de virtuosité. C'est écrasant de beauté et un peu, aussi, d'ennui. On admire sans émotion. Inouï et banal. Une pièce où des gens bâilleront d'admiration. On est comme devant une belle chute d'eau : bientôt, on veut s'en aller.
Dans la loge de Sarah, Rostand m'appelle. Nous nous embrassons, mais je n'étais pas préparé. Je n'ai pas d'émotion. Malgré les mots « génie », « cent coudées au-dessus de Cyrano », je sens que je réussis à peine à être gentil.
Guitry a été l'éclat de ce prodige sombre. Un applaudissement interminable le salua après sa première tirade. Sarah souriait et avait l'air toute petite, dans une poche.
La première. Après une interminable réclamation du public, Rostand est venu saluer deux fois. Demain, s'il veut, il sera roi de France.
Sarah est meilleure, Guitry moins bon.
-- Embrassons-nous encore ! me dit Rostand.
Il me donne ses joues J'embrasse tout seul, et je n'aime pas ça.
-- Je vais, dis-je, dans les couloirs recueillir quelques critiques.
A la fin, je dis :
-- Il n'y a que Rostand qui puisse faire mieux.
17 mars.
Oh ! ces pauvres femmes d'auteurs joués qui vous disent : « Allez donc voir mon mari après le deuxième acte ! Il est si énervé ! Et vous me rapporterez de ses nouvelles. » C'est la mode, maintenant, qu'elles président à ces batailles, qu'elles donnent le signal des applaudissements, et que, quelquefois, les pauvres femmes ! elles applaudissent toutes seules. Et ce sont elles qui font, de leurs maris artistes, des manoeuvres.
19 mars.
Chez Antoine. J'écoute Poil de Carotte en toute sécurité. Les effets sont sûrs. Je les attends, ils viennent. La servante a le plus gros, et Desprès en est un peu gênée. Elle me conseille de lui faire une observation.
Dans la loge d'Antoine, Trarieux, Antoine, Brieux, contre Rostand que je soutiens, mais j'ai un peu l'air d'un agent provocateur.
-- Un jour, dit Antoine, j'ai entendu le premier acte des Romanesques. J'ai trouvé ça tellement bien que je suis parti, de peur d'aimer les deux autres.
20 mars.
Beau ! Admirable ! Superbe ! Ces louanges ont quelque chose d'essoufflé et d'anémique.
J'habite une cuirasse, et les chagrins ne font que sonner sur moi.
21 mars.
Rostand. Ce matin, les journaux sont pleins de mauvaises nouvelles. Marinette se rappelle ce que lui a dit Mme Rostand : en cas de rechute, le médecin ne répondrait plus de rien. Elle va aux nouvelles. En effet, les médecins ne se prononcent pas. On parle pneumonie et grande faiblesse. La mort peut-être joue son drame.
Et me voilà un peu honteux des plaisanteries que je me permettais sur cet homme tout de même unique.
Une de ces femmes jolies et fines avec lesquelles il suffirait de parler d'amour.
24 mars.
Les habilleuses, assises et chuchotant dans les coins, pauvres vieilles que les étoiles rabrouent et qui ne peuvent se rendre supportables que par leurs flatteries.
27 mars.
J'ai confiance dans mon étoile pâle.
3 avril.
Des gens de mérite hésitent à avoir du caractère parce qu'ils ont peur d'être traités de poires.
La mauvaise charité, c'est celle qui offre plutôt un verre de vin qu'une bouchée de pain.
9 avril.
Société des gens de lettres. Marcel Prévost, bien habillé, bien peigné. Frais et gros, il reluit. Hervieu. Oui, oui, un grand talent, mais comme on voit bien qu'à ses yeux un beau livre, une belle oeuvre dramatique, n'ont pas plus d'importance qu'une élection à l'Académie ou à la présidence de la Société des gens de lettres ! Il s'applique autant à se faire valoir qu'à écrire.
-- C'est si agréable de n'être de rien ! me dit Edouard Rod.
-- Oui, à la condition d'être quelque chose.
Alphonse Labitte me parle encore de sa première femme.
Il y a derrière moi un couple assez jeune qui travaille -- l'homme et la femme -- dans la littérature.
Marni me présente à Daniel Lesueur, à qui je promets ma voix. Dès qu'une femme me fait un compliment, pour peu qu'elle soit jolie, tout de suite je me sens amoureux d'elle.
11 avril.
Femmes qui nous troublent un peu, qui laissent, en passant, sur la netteté de notre coeur, une buée légère.
-- Est-ce que des hommes vous suivent ?
-- Très souvent. Il est facile de me prendre pour une demi-mondaine.
-- Que vous disent-ils ?
-- Rien de drôle. Sinon, je m'arrêterais.
-- Mais que vous disent-ils ?
-- « Madame, vous êtes méchante. » « Madame répondez-moi. » « Madame, pourrais-je vous accompagner chez vous ? » Je réponds : « Oui, si vous désirez faire connaissance avec mon mari. » Un ouvrier m'a dit, et c'est ce que j'ai entendu de plus drôle : « A la bonne heure ! Elle a du poil sur la tête, celle-là ! »
27 avril.
La Gloriette. Elections municipales. Un jeune fou, qui a épousé, pour sa fortune, une mère de famille de quarante-cinq ans, voudrait être maire de Chaumot.
Borneau travaille douze heures par jour et ne gagne pas cent sous. Son fils qui l'aide en gagne cinquante-cinq, mais n'a aucun goût au métier. Sa fille, Lucie, n'a aucun goût au ménage, ce qui le désole. Pierre, son plus petit, qui est enfant de choeur et se saoule déjà au point de se jeter, avec ses burettes, dans la soutane de M. le curé, veut être valet de chambre.
Borneau voudrait avoir une bicyclette pour aller à son travail et en revenir, mais c'est trop cher. Il ira à l'Exposition à Paris, où il a deux soeurs. Il couchera chez elles, sur une paillasse, et il se promènera, toute la journée, avec un jambon sur l'épaule au bout d'un bâton. Encore un voyage qui va bien lui coûter cinquante francs ! Diable le pète, c'est vrai.
Il parle surtout à Philippe, et ils causent tous deux comme si je n'étais pas là. Quand il s'en va, comme il ne sait si je vais lui tendre la main, il me tourne tout de suite le dos, et je tends la main à son derrière.
Il ne lit Le Petit Parisien qu'en hiver, aux veillées. En été, il n'a pas le temps. Il travaille et dort.
2 Mai.
Maman. Marinette me décide à aller la voir. Le coeur me bat un peu de malaise. Elle est dans le corridor. Tout de suite, elle pleure. La petite bonne ne sait où se mettre. Elle m'embrasse longuement. Je lui rends un baiser.
Elle nous fait entrer dans la chambre de papa et m'embrasse encore en disant :
-- Que je suis contente que tu sois venu ! Viens donc de temps en temps ! Mon Dieu ! Que j'ai donc du malheur !
Je ne réponds rien et je vais au jardin. Elle dit :
-- Va voir le pauvre jardin ! Les poules n'y laissent pas une graine.
A peine suis-je parti qu'elle tombe aux genoux de Marinette et la remercie de m'avoir amené. Elle dit :
-- Je n'ai plus que lui. Maurice ne me regardait pas, mais il venait me voir.
Elle veut me donner un couvert en argent. A Marinette, elle offre une pendule. Elle disait un jour à Baïe : « A Saint-Etienne, j'ai vu un joli petit canif pour toi, et j'ai bien failli te l'apporter. »
Il y a plus d'un an que je ne l'avais vue. Je la trouve, non pas très vieille, mais grasse et flasque. C'est toujours la même figure, avec un fond de physionomie inquiétant, celle que montre une photographie où elle tient Maurice sur ses genoux.
Personne ne pleure et ne rit aussi facilement qu'elle.
Je lui dis au revoir sans tourner la tête.
Je jure qu'à mon âge personne ne m'impressionne autant qu'elle.
Elections. M. Thibaudat me rejoint sur le banc et me dit qu'il y a du nouveau. M. de Talon, que je croyais bien et qui est mal avec Dervault, s'inquiète de ses manoeuvres, a fait trois listes, et m'a porté sur les trois. Et me voilà embêté, comme toujours avec des nuances. Je pourrais dire à M. de Talon que je n'admets pas cette manière de se servir de mon nom sans me prévenir, ou accepter. Ce n'est pas aussi simple.
Ai-je, oui ou non, envie d'être conseiller municipal ? Oui. Mais je voudrais être sûr de passer au premier tour. Alors, je louvoie, je mens. Je feins d'être irrité contre M. de Talon. Je feins de rester parce que, si je me retirais, je pourrais compromettre l'élection des « vrais républicains » et assurer celle de Dervault. Je feins d'être détaché des choses de la politique. Je dis que j'ai besoin de me consulter, de consulter Philippe.
-- Il y a bien des gens qui voteront pour vous, me dit-il. Mais y en aura-t-il assez ?
Nous en trouvons vingt-huit ou trente, mais il y en a une dizaine de douteux, et il en faut au moins vingt-cinq. Je dis à Thibaudat :
-- J'ai longuement réfléchi. D'abord, je ne comprends pas que M. de Talon m'ait porté sur sa liste sans me prévenir. Si la liste passe, les gens de Chaumot diront : « C'est donc pour ça que M. Jules nous offrait des sucres d'orge ? » Si elle ne passe pas, je serai gêné cette année pour leur en offrir. Et, ce qui m'ennuie, c'est que M. de Talon n'est pas républicain.
-- Faites une autre liste !
-- Non. Je ne voudrais pas avoir l'air de marcher contre lui. Il n'est pas républicain, c'est vrai, mais il connaît son affaire. D'ailleurs, j'accepterais d'être conseiller, maire, non pas.
-- Entrez toujours au conseil, dit-il. C'est un commencement. Vous pourrez en faire un conseil républicain.
-- Mais je suis presque toute l'année à Paris ! Si je m'occupe des intérêts de la commune, je veux le faire sérieusement ;
-- Vous êtes ici en mai pour la session principale : ça suffit. D'ailleurs, il n'y a rien à faire, qu'à signer.
-- Enfin, je verrai, dis-je.
Ah ! comme on se croit vite un fin politique ! Je mériterais une bonne veste.
Les mêmes mots servent partout. On dit d'un tel qu'il ne songe qu'à ses intérêts, d'un autre, que ce n'est pas un mauvais homme, et qu'il a seulement de l'ambition. J'ai le feu aux pommettes à l'idée que dimanche soir je serai peut-être ridicule comme un autre.
Thibaudat a vu M. de Talon hier soir et m'apporte une lettre de lui, d'excuses et d'encouragement. Quelques conseillers sont allés le voir hier et lui ont demandé s'il ne faisait pas une liste.
-- Oui, a-t-il dit. Je porte l'ancien conseil tout entier. Pour remplacer un membre disparu j'ajoute M. Jules Renard. Ce n'est pas le premier venu. Il a déjà fait quelque chose pour la commune. Il continuera.
Je suis le dernier sur la liste, pour ne pas froisser les autres. Puis, M. de Talon les a fait boire ; mais le prudent Philippe me dit :
-- Ces gars-là boivent d'un côté, mais ils pensent de l'autre.
Ici, on fait une différence entre les nobles et les riches parvenus ; on préfère les nobles.
Le facteur me remet deux papiers, deux listes, celle de M. le maire et une autre. Qui a fait l'autre ? J'ai quelque fierté d'être sur les deux.
Pierre Bertin a rêvé cette nuit qu'il était maire. Assis dans un fauteuil avec les conseillers autour de lui, il fumait « un quartier de cigare » qui les aveuglait tous.
5 mai.
On se parle en baissant la voix, dans les coins. Hier soir, réunion des conseillers. M. de Talon les a emmenés boire. Il a dit que, sans moi, l'école retomberait à rien.
Ce matin, je croise M. le maire de Chitry. Il revient de planter ses pommes de terre. Il marche sous sa hotte. On dirait le plus pauvre du village. Ce serait bien, si on le renommait à cause de cet air-là.
Ragotte serait vexée si Philippe ne passait pas : elle aime bien qu'il soit « regardé ».
8 mai.
Election du 6 mai, dimanche. Elu par 31 voix sur 50 votants.
Toute la matinée, je surveille, du banc. Philippe surveille l'arrivée du père Garnier, l'ancien berger, qui a cinq livres de pain de la commune et qui cherche le reste. Philippe lui donne le bon bulletin et le pousse dans la salle de vote. Je le vois entrer. Il s'approche, le bras tendu, son bulletin à la main, comme à tâtons, parce qu'il ne voit pas bien clair, dépose son bulletin et s'assied, la tête sur son bâton, voûté, malade, le visage dégradé comme un vieux mur. Il prononce des mots qu'on n'entend pas, et s'en va, disant : « Bonsoir, la compagnie ! » Il viendra le lendemain à ma porte, et je lui donnerai dix sous, n'osant faire plus de peur qu'il ne se saoule, mais Philippe me dit que, dans ces cas-là, il ne boit que du café.
Après déjeuner, je me décide à aller à la mairie qui, jusque-là, me faisait un peu peur. Des gens se lèvent. Je donne des poignées de main, mais, je le sens, mal. M. de Talon, inquiet, dépose les bulletins dans l'urne et, chaque fois, frappe de la paume sur la boîte comme pour dire : « Il n'y a pas à y revenir. »
L'heure approche de fermer le scrutin. Les pointeurs s'installent. On vide la boîte.
C'est fini. Tous les conseillers sortants passent, plus moi. Je dis à tous :
-- Messieurs, je vous invite, ceux qui ont voté contre moi et pour moi, à venir boire un verre de bière.
Ils viennent presque tous Je ne les compte pas, mais trente-sept bouteilles jonchent le sol, comme des petits canons partis. Si on votait maintenant, j'aurais dix voix de plus.
Déjà un vieux a quelque chose à me demander. Je l'entraîne dans un coin. Il commence une histoire. Je le remets à plus tard, quand le conseil sera formé.
Je me couche, content, énervé, poisseux, la tête pleine d'un feu d'artifice de bulletins.
10 mai.
La commune de Chaumot est d'une telle importance que les journaux du département ne parlent même pas de ses élections municipales. Ceux de Paris, La Presse, Le Matin, L'Evénement, annoncent mon élection, mais, à Corbigny, à 4 kilomètres, on ne se doute pas que je suis élu. Il est vrai que j'ai pris la précaution de prévenir moi-même Paris.
11 mai.
Promenade. L'air supérieur où chante l'alouette, où elle se grise de soleil jusqu'à tomber comme un plomb.
Le muguet : deux longues oreilles vertes et un petit bouton blanc.
Donnez-moi de la vie : je me charge de « la partie littéraire ».
Je vais comme une taupe. De temps en temps je fais crouler un peu de terre. Une éclaircie. Puis, je rentre dans ma nuit.
Le radis noir : taupe de velours noir.
16 mai.
Les meilleurs d'entre nous ne font que voir leurs défauts.
17 mai.
Comme j'appelle le chien, le vieux se retourne, croit que c'est lui que j'appelle, que je lui fais un signe, peut-être un pied de nez. Il s'éloigne et va m'attendre à une barrière de pré qu'il feint de consolider. Comme je passe, il se retourne, oh ! pas nettement, et nos regards se rencontrent par-dessous nos nez. Il ne salue pas, moi non plus. Nous passons. Il crache un bon coup. Et tout de suite j'imagine un drame.
Le surlendemain, comme Marinette m'offre le bras, je lui dis :
-- Si le vieux nous voyait !...
-- Il cracherait, dit-elle.
Elle aussi l'avait remarqué. M'en voilà malade.
Type de maire de village. Des sabots, une culotte avec deux grandes pièces à chaque genou, la braguette grande ouverte comme si c'était plus convenable, une chemise à raies déteintes, un tricot gris, un gilet sur ce tricot qui le dépasse, et, dernier vêtement, autre gros tricot marron. Un tout petit chapeau de paille orné d'un ruban noir. Le tout, usé, et cependant inamovible.
Il trouve que c'est coûteux, d'être maire. Il dit :
-- On a beau être intéressé : il faut tout de même, de temps en temps, dépenser quelque petite chose. C'est des frais, allez !
On attache au lien de la vache quelques poils coupés à la queue du veau qu'on lui enlève. Je trouve ça raisonnable. L'odeur la trompe, comme les vêtements d'un mort trompent la douleur de ceux qui restent.
Une jument au pré va toujours faire son poulain vers l'eau, s'il y en a, rivière, ou mare. Il faut la surveiller, sinon, on trouve le poulain noyé. Il naît enveloppé d'une peau comme d'un sac ; il y meurt si l'on ne le délivre. A l'écurie, sa mère, retenue par le licol, ne peut pas l'aider.
Le veau qui a mangé de l'herbe ne vaut pas, pour le boucher, le veau qui n'a que bu du lait.
19 mai.
Leurs rhumes, ce sont des bronchites et l'on est étonné qu'ils ne meurent pas tous les huit jours.
30 mai.
Une flamme -- est-ce la dernière ? -- dans la cheminée ; une rose -- c'est la première -- dans un verre d'eau.
Notre âme immortelle, pourquoi ? Et pourquoi pas celle des bêtes ? Quand les deux flammes sont éteintes, quelle différence y a-t-il entre la flamme d'une pauvre chandelle et celle d'une belle lampe au bec compliqué, haute sur tige, et dont l'abat-jour s'écarte comme une jupe ?
2 juin.
Cette manie que j'ai d'être bon tue peut-être en moi un talent de polémiste qui serait rare. Quand je lis un article de Rochefort ou de Drumont, je me dis parfois : « Oh ! les pauvres ! C'est tout ce qu'ils trouvent ? »
Le curé de Chitry est, au fond, très humilié parce que je ne lui ai jamais rendu la visite qu'il a hésité trois mois à me faire. Il ne le dit pas : il en dit d'autres. Chaque fois qu'ils sont, lui et le vicaire de Corbigny, chez Louis Paillard, ils parlent de moi.
-- Vous voyez ! dit le curé de Chitry. Il a de l'ambition, votre Renard ! Il est venu à Chaumot soigner son élection. Il veut des titres. Ne pouvant être de l'Académie, il se fait nommer conseiller municipal. Il a des illusions sur les gens du pays. J'ai causé avec lui. Je sais ce qu'il est : un rêveur, (avec un sourire) : un poëte. C'est aussi un orgueilleux. On lui a offert d'être l'adjoint de M. de Talon : il est trop fier, et il a fait nommer Philippe. Oui ! Oui ! Il nous a donné son domestique comme adjoint. Il a écrit Poil de Carotte pour se venger de sa mère, qui est si bonne !
Un exemplaire de Poil de Carotte circule à Chitry, annoté à peu près en ces termes : « Exemplaire trouvé par hasard chez un libraire. C'est un livre où il dit du mal de sa mère pour se venger d'elle. »
J'écoute Louis Paillard. Ce n'est pas pour potiner qu'il me raconte tout cela. Nous traversons un champ de blé où chante une caille, par un sentier si étroit qu'il marche poliment derrière moi.
-- Tout cela, dis-je, m'attristerait peut-être si je n'avais lu, ce matin, les dernières pages d'un livre de Maurice Maeterlinck : La Sagesse et la Destinée. Quel beau livre !
Et quelle magnifique nature ! Et toutes ces herbes semblent pousser plus haut que le clocher de l'église.
Oh ! la légende du bon vieux curé de campagne ! Oh ! le parapluie de l'abbé Constantin ! Ils disent n'importe quoi, pourvu qu'ils ajoutent : « Je parle au nom de ma conscience. »
Ils prennent tout : cinq cents francs pour faire un voyage, cent francs à la mort de mon frère enterré civilement. Mais, la meilleure de nous tous, une brave femme vraiment, c'est cette pauvre vieille qui vous a dit, un matin : « Je vais à l'enterrement de monsieur Maurice. » Vous lui avez dit : « Je vous défends d'y aller : c'est un enterrement de païen. » Mais elle vous a répondu : « Pardon ! J'irai à son enterrement. Son père m'a fait donner du pain par la commune, et, lui-même, c'était un bon jeune homme que tout le monde aimait et estimait. » Et vous l'avez mise à la porte. C'était la misère pour elle, mais la honte pour vous.
Ne la fais pas au saint laïc. Sois modeste. Si tu te crois supérieur, demande pardon à ton idéal. Fais le bien si tu peux, mais dis toujours : « Pardonnez-moi, même si je fais le bien : je ne sais jamais ce que je fais. »
Il a de douze à quinze mille francs de rentes ; il vit dans la saleté. Il mange à la cuisine avec une vieille bonne repoussante. Un jour, le Dr Paillard, qui le soigne, lui demande un poisson de son vivier. Il le donne, et se le fait payer. Il oublie toujours de rendre la menue monnaie qu'il emprunte.
Sur la vieille route, deux enfants agenouillés flattent un cochon.
-- Il est malade ?
-- Oh ! non. Il joue.
Caressé, il fait semblant de dormir, s'allonge et grogne de gratitude. Son oreille bien ouverte est noire comme un four, et les mains des petits se promènent sur sa saleté.
3 juin.
Secrétaire de mairie, sabotier et joueur de vielle. Il fait encore des sabots parce que ça rapporte, mais sa femme lui a défendu de jouer de la vielle, sans doute parce que ce n'est pas convenable pour le mari d'une institutrice.
Si on lui commande une paire de sabots, ça l'humilie un peu. Il accepte la commande, mais il les fait d'un air détaché, comme un amateur adroit, légers, en bois de saule, et ne les noircit même pas. Ils vont toujours assez bien. Ils prendront l'habitude du pied. Il cloue la bride devant vous, avec de petits coups de marteau supérieurs.
-- Est-ce que j'ai seulement un couteau dans ma poche pour couper ce qui dépasse de la bride ? Voilà, dit-il.
Et il jette les sabots à vos pieds avec l'air de dire : « Vous en feriez autant si vous vouliez. »
En vérité, le talent de faire des sabots lui est venu comme malgré lui.
Paul Adam. Après chacune de ses phrases il faudrait un petit coup de tambour.
5 juin.
Une ferme isolée, livide sous un orage.
6 juin.
Conseil municipal. Délibération pour faire entrer « le sieur Garnier » aux Incurables de Nevers. Sept heures du matin. Quatre conseillers ne viennent pas : ils ont des pommes de terre à piocher. Les uns boudent, les autres disent : « Ils seront toujours bien assez ! »
Et, d'abord, dois-je ôter mon chapeau comme M. le maire ? Les conseillers gardent le leur. Ma foi, je fais comme eux, pour ne pas les froisser ; mais, tout le temps que dure la séance, je me demande : « Devrais-je ou non garder mon chapeau ? » M. le maire, qui a rédigé la délibération, me dit :
-- Il y a des répétitions, mais nous ne faisons pas de la littérature.
Je vais lui dire que ça ne gêne jamais, quand il ajoute :
-- Encore faut-il que ce soit correct.
La concession me suffit.
-- Le Journal, dit-il, est quelquefois bien ennuyeux. Il a des séries assommantes. Et puis, ce qu'ils appellent La Vie drôle, ce n'est pas drôle du tout. Il n'y a pas le mot, le mot, vous comprenez ? le trait ! Ce n'est pas parisien.
Puis, il éclate contre ses administrés. Il s'est dévoué pour eux. Il a trouvé la commune dans un état !... Rien que des dettes. Il leur à fait un budget, mais ça l'embête. Tous ces gars-là sont jaloux. Ils voudraient être les maîtres, eux, les autochtones, les aborigènes. M. le maire me fait l'honneur de ses mots distingués. Qu'est-ce que ça lui rapporte, d'être maire ? Ni gloire, ni argent. Les propriétés qu'il a sur la commune n'ont besoin de rien. Il est maire par dévouement, parce qu'il est comme ça, qu'il est honnête homme, et qu'il veut finir dans la peau d'un honnête homme.
Et ce maire d'une humble commune parle comme Cromwell, moins bien, mais il gémit avec la même hypocrisie.
Songeur, oui. Penseur, je m'en fiche.
On pense à la mort tant qu'on espère y échapper.
Lamartine rêve cinq minutes et il écrit une heure. L'art, c'est le contraire.
Emile Augier, ses vers en pierres sèches.
Mon imagination, c'est ma mémoire.
Je vais au coeur des femmes par le sentier le plus fleuri et le plus long.
Mes joies, sans me faire de bien, font du mal aux autres.
Je voudrais seulement avoir assez de talent pour qu'il me préserve de l'envie.
-- Avais-tu des enfants quand tu t'es marié ? me demande Baïe ?
Oh ! mon émotion ne m'engage à rien. Je ne suis pas si sûr que ça de ma sensibilité.
-- A quoi ça sert, la mer ? demande Baïe.
-- Mais comment irait-on d'un continent à l'autre ?
-- Eh bien, par le chemin de fer !
Paul Adam écrit tout ce qui nous passe par la tête.
Je n'ai que la nostalgie de la jungle. Kipling y est allé.
La taille faite comme par un tailleur.
Campagne, cliché qui peu à peu se révèle.
Je tiens à mon âge de trente-cinq ans : je n'ai que celui-là.
Heureux encore l'homme qui peut dire : « Autrefois, j'étais un homme heureux ! »
La nature ne sait jouer que de l'orgue de Barbarie.
Ils portent leurs lourdes mains comme de vieux outils.
-- Vous connaissez l'Italie ?
-- Pas même de nom, répond Guitry.
-- Les articles de Capus ? dit Bernard. Des gens qui causent, sans se presser, à un buffet, et qui, à la fin, se dépêchent, en disant : « Nous allons rater le train ! »
Le petit air fané, vieillot, des feuilles qui s'ouvrent.
Ne pas se lever trop matin : la nature n'est pas prête.
Les escargots et leurs petits bâtons pour manger, comme les Chinois.
Notre bonté, c'est notre méchanceté qui dort.
La poule et le coq. Tout de suite après, ils se mettent à picorer et, de temps en temps, se regardent à la dérobée.
Ce sont les pommiers sauvages qui ont les plus belles fleurs.
Femme troublante, vous que je n'ai qu'entrevue et que j'espère bien ne jamais revoir !
L'oiseau ne sent rien quand on lui coupe les plumes de ses ailes, mais il ne peut plus voler.
12 juin.
Rentrée à Paris. -- Ah ! sur la joue les lèvres d'une mère qu'on n'aime pas !
La femme d'Allais regarde, à l'Exposition, deux superbes chevaux empaillés et s'exclame, d'admiration.
-- Ne m'embête pas ! dit Allais. Demain, à midi, ils seront devant ta porte.
Exposition. Danse du ventre. C'est obscène, d'abord, puis ça devient très bien. Une belle fille, grave, les seins et le ventre roulant sous une étoffe légère et rose, semble la déesse des confitures. L'étoffe se creuse au nombril. On sent que c'est un art et qu'aux yeux de tous ces hommes, accroupis et fascinés, il y a les danseuses médiocres, et les divines.
Les jets du ventre en avant ne sont que lubriques, mais le roulis des fesses, des hanches, des seins, des épaules, et le petit va-et-vient de la tête, c'est très bien.
L'une d'elles, tout en dansant, s'assied sur une bouteille qu'elle couvre de ses jupes, se relève avec la bouteille, où ça ? dans le derrière, sans doute, continue de danser, s'accroupit encore et repose la bouteille. Puis, couchée sur une table, elle met quatre ou cinq verres sur son ventre et les fait, par simple roulis, s'entrechoquer rythmiquement.
Les hommes, affreux. Des Juifs à la Drumont. Mais on s'habitue doucement au teint mat des femmes, à leurs cheveux durs et noirs, à leur gravité. Elles sourient parfois, mais pourquoi plutôt à ce moment qu'à cet autre ?
Le reste, ce n'est rien. Le centre des rêves de ce peuple, c'est le nombril d'une femme.
16 juin.
Je ne peux pas regarder une feuille d'arbre sans être écrasé par l'univers.
Ils gardent un tison de la bûche de Noël pour mettre dans le foyer quand il tonne.
J'ai la maladie de la prose comme j'ai eu celle du vers. Après, en quoi vais-je écrire ?
17 juin.
Guitry à l'Exposition. Devant le Petit Palais, une vieille femme voûtée lui dit :
-- Voulez-vous me donner la main, monsieur, pour m'aider à monter l'escalier ?
-- Mais comment donc, madame !
Et voilà le beau Guitry, gêné, un peu rouge, montant l'escalier, le poing tendu où la main de la vieille femme s'appuie comme un vieux faucon. J'entends :
-- Quand on est jeune !...Il devrait y avoir une rampe.
-- Oui, madame.
Sur le bord de la dernière marche, il se débarrasse. Puis il me dit :
-- Je regarde si j'ai encore ma montre, car c'est toujours ainsi que ça finit.
18 juin.
Oh ! les pauvres petits faits de mon humble vie !
Qu'est-ce que cette étoile ? Et on lit son nom sur un livre, et on croit la connaître.
L'anniversaire de Baïe.
-- Moi, dit-elle, je suis née demain.
Madame, je vous écoute avec les oreilles du coeur, les oreillettes.
J'écris avec une plume à poil.
Il y a des moments où la vie abuse ; l'art doit se garder de toute exagération.
Maintenant, il faut lire entre les lignes du téléphone.
Baïe n'a appris à faire ses devoirs que pour les faire faire à sa poupée.
La chevelure bien peignée d'un beau feu.
Tel que vous me voyez, j'ai mis en vers la scène de l'évêque et du Conventionnel des Misérables.
Le métier d'un écrivain, c'est d'apprendre à écrire.
J'ai un travail qui presse, pour la postérité.
Il n'y a pas de mal à être le sujet d'un roi quand on se fait une belle idée du roi.
Vous pleurez, madame ? Ah ! prenez garde à votre peinture !
Je ne fume pas, mais je sais bien tout ce qu'on peut faire avec un paquet de tabac.
Nuages : comme si on avait sur la tête une mer furieuse.
Poësies : beau titre pour un livre de prose.
Je n'aurai pas lu une fois Pascal tout entier, ni La Bruyère, avant de mourir, et, quand je parle d'eux, j'en ai plein la bouche.
Je monte, je m'élève, mais j'éprouve chaque échelon.
Chaumot, pauvre commune, oui, mais humble.
Guiches. Guitry l'avait dépeint à Sarah comme un homme timide, de sorte qu'à leur première entrevue elle semblait toujours lui dire : « Ne vous troublez pas ! Qu'ai-je donc de si intimidant ? » Guiches n'avait pas le temps de protester. En la quittant : « C'est intolérable ! » dit-il.
Des petits poulets autour de leur mère, c'est joli à voir comme une branche chargée de fruits.
Etalon. Il est le seul, ici, qui ait un uniforme, un uniforme de cheval de général.
Ce matin, je suis heureux : tous mes petits ballons me tirent en haut.
La religion ne devrait être, pour les pauvres, que de la gaieté.
Nuages pâles, presque blancs, qui se détachent du noir et semblent être la fumée des coups de tonnerre.
L'horizon se rétrécit. Le vert des prés, un vert bilieux qui fait mal aux yeux et au coeur. Calme au soleil couchant, et même des restes de bleu.
On en voit qui vont à l'appel de l'orage, attirés au centre.
Là-bas est la bataille.
Une région relativement calme, où se forment des troupes fraîches de nuages.
Pas une goutte de pluie sur ma tête ; à quelque distance, des arbres noyés sous la pluie.
C'est la mêlée. C'est un coup de canon qui décide. Grondement de grêle.
Des fonds roux, des colères bleues, des rages jaunes, et ce continu clignement d'yeux.
Un combat de nuages. Quelques-uns reviennent, comme blessés, vidés.
Des petits se sauvent, puis y retournent. Une armée, nombreuse et épaisse, de pluie accourt de là-bas.
Et cela devient si impressionnant que le carnet se ferme sur le crayon.
Le soir, les nuages revinrent de la bataille, éclopés, sanglants, les uns, en hâte, les autres, se traînant à peine.
Là-bas, à l'horizon, le soleil roulait, comme une roue de char perdue, dans l'eau sanglante.
La rivière déborde, et les boeufs, inquiets, traversent la mer.
Je voudrais être l'homme d'un seul rêve.
Il y a en nous éclipse de soleil.
C'est drôle, comme, dès qu'une femme de talent nous dit qu'elle a un mari, ça nous refroidit pour son talent !
A Germenay, ils sonnent encore les cloches pour éloigner l'orage. Leur prouver, Flammarion en main, que le sonneur risque d'être foudroyé.
Ils m'écouteraient. Au premier orage ils s'abstiendraient, et la foudre tomberait sur le clocher et incendierait l'église.
20 juin.
La paresse a cela de mortel que, dès qu'on en triomphe, on la sent déjà qui renaît.
Des perles plein les doigts, comme si elle avait traîné ses mains au fond de la mer.
24 juin.
A l'exposition de la Grande-Bretagne, Guitry me montre des Reynolds, je crois. Pas besoin de m'expliquer : c'est beau jusqu'au fond de notre coeur. C'est de la peinture d'amant. Enfants, petites filles, femmes, nous laissent la tristesse de n'être pas aimés d'eux.
-- Et puis, dit Guitry, c'est fait avec rien. A travers la peinture on voit le grain de la toile.
-- Oh ! ça, je m'en fiche.
Aux machines, halte joyeuse. Il y a des danseuses cocasses, des rageuses, des voluptueuses, des pistons qui jouissent. Huysmans en ferait tout un livre.
26 juin.
J'aime mieux être impoli que banal.
28 juin.
Diderot. Oh ! tout ce vent pour nous apporter quelques graines et quelques fleurs !
Le castor qui a l'air d'accoucher d'une semelle de soulier.
Exposition. Au théâtre d'Andalousie il y a, sur la scène, une dizaine de femmes qui dansent et battent des mains. Parmi elles, une vieille, vêtue comme une fée, et qui a une rose dans ses cheveux blancs.
Un cheval doit courir plus vite quand il se sent une jolie fille sur les reins.
3 juillet.
Pourquoi définir ce que fait Rodin ? Mirbeau est le plus fort à envelopper de ténèbres la simplicité de cet artiste, ouvrier robuste, pénétrant et malin.
Il y a une tête de femme en argent, et l'on ne peut nier qu'il ne tire sa grâce, une grâce neuve, de l'argent. Un monsieur hausse les épaules.
Dans le Balzac, il y a de l'admiration pour son oeuvre, de la colère de sculpteur contre la terre qu'il pétrit, et un défi aux hommes.
Il y a des seins qui fondent dans la main de l'amant.
Un beau Rochefort, dont les joues font des plis tombants de rideau.
Un Victor Hugo dont la tête grossie par notre culte écrase un corps que nous ignorons.
Les Amants tournent l'un sur l'autre et semblent dire : « Comment nous prendre pour nous aimer comme personne ne s'est aimé avant nous ? »
4 juillet.
-- J'aime bien à me promener avec vous, dis-je à Guitry parce que les passants disent : « Voilà Guitry », et qu'ils ajoutent quelquefois : « L'autre, c'est Rostand. »
5 juillet.
Un esprit sans abat-jour.
-- La voiture est en bas.
-- Faites-la monter.
Guitry choisit, dans Edgar Poe traduit par Baudelaire, un passage subtil, et le lit. Mais Capus a le courage de demander qu'est-ce que ça veut dire.
Baïe aime à déjeuner au restaurant parce qu'on n'y plie pas sa serviette.
Les mots tombent parfois de notre bouche comme des personnages ridicules, et tout de suite nous rions de leur chute grotesque.
Exposition internationale de peinture et de sculpture. En dehors d'un Besnard, dont on peut dire que « ce n'est pas bête », des Carrière, d'un Boldini amusant, quoi ? De la peinture, ce doit être compris par un enfant. Il y a dix ans que je ne m'intéresse qu'à la vérité ; comment ces gens-là pourraient-ils me tromper ? Des Bonnat : c'est du carton, des Carolus-Duran : c'est du toc, et, même des Lhermitte, c'est de la fausse poësie. Il n'y a qu'à ouvrir les yeux.
Si ! encore un peintre allemand dont j'oublie le nom. Son portrait de Guillaume, c'est brutal et franc. Cette vieille, c'est une vieille.
Mais du Gervex, du Detaille ! Ça, de la vie ? D'ailleurs, il y a deux ou trois écrivains de mon temps que j'aime, et je suis sûr qu'eux seuls font bien. Pourquoi la proportion serait-elle plus forte parmi les peintres ?
7 juillet.
Exposition. Au théâtre de Loïe Fuller, le théâtre chinois. Un mélange de Guignol et de Théâtre Antoine. Comme des clowns, ils se battent sans se faire de mal, et ils ont des mines qu'envieraient nos meilleurs comédiens. Des gestes de mains qui semblent désossées.
Au théâtre de la Danse une ouvreuse raide nous offre à chacun une rose.
-- Oh ! moi, je n'en veux pas.
-- Un soir de gala, tout le monde est obligé, dit-elle, d'avoir une rose à la boutonnière.
Intimidé, je prends sa rose.
Robert de Flers, qui est conseiller général dans la Corrèze, a fait un ballet pour ce théâtre. Il nous fait entrer, mais l'air un peu gêné parce que, ce soir de gala, nous ne sommes pas en habit.
A l'Aquarium. Le supplice d'un scaphandrier qui aurait envie de se gratter le nez. Il n'y a de bien que les hippocampes. Ils se tiennent droits comme des épingles de cravate. Ils montent ou descendent dans l'eau en dépliant ou repliant leur queue.
9 juillet.
Exposition. Guitry. Nous parlons de nos ministres. Nous aimons ce sujet. Il me dit que Waldeck-Rousseau est un timide, timide jusqu'à l'impassibilité, et que, quand il prononce d'un ton calme un de ses discours, il tremble en dedans, et qu'il sue à changer de tout dès que son ordre du jour est voté. C'est le plus intelligent de tous. Leur excuse, c'est de n'avoir pas le temps de s'occuper de nous.
Aux Indes néerlandaises, nous voyons de petites sculptures puériles pour lesquelles Rodin a une grande admiration. Guitry les admire, à côté de mon silence. Je crois que, si elles n'avaient pas presque toutes le nez cassé...
20 juillet.
Il y a en moi un homme qui écrirait un acte par jour ; mais je l'ai mis aux fers, dans la cale.
Philippe est encore plus rouge à Paris qu'à la campagne. Il trouve que, la gare de Lyon, c'est bien gentil.
Tout de suite en sortant du train, Borneau veut aller à mon théâtre. Ça lui est bien égal, de voir les autres !
11 juillet.
Philippe a apporté une énorme caisse pleine de groseilles, et un tout petit baluchon qui se compose d'une chemise dans un mouchoir.
Il faut à l'Amitié six mois de congé par an pour renouveler son répertoire. L'amour devrait en faire autant.
Avares. Ils vivent avec les rentes de ce qu'ils gagnent.
Philippe écrit pour la première fois à sa femme. Elle lui répondra, puis il lui récrira. Ça l'étonne de l'appeler Madame sur une enveloppe.
Denis les a promenés dans le palais des tableaux, les faisant arrêter devant les « beaux tableaux » qu'il connaissait par Le Petit Journal. Philippe ne disait rien, mais s'ennuyait ferme. Sur la plate-forme, Borneau riait des bons coups.
-- Je ne sais quel banquier richissime, raconte Guitry, entre chez un herboriste. Il dit : « Avez-vous de la poudre à punaises ? -- Oui, monsieur. -- Donnez-m'en pour quatre sous. -- Dans un cornet ? -- Non ! Ici », dit le banquier en ouvrant d'un doigt son col de chemise.
L'âge d'or, non, mais l'âge de l'or.
A la Sculpture, Philippe ne s'est amusé qu'à l'endroit où il y a de gros chevaux.
Borneau a vu des tas de généraux qui allaient manger la soupe chez le Président.
-- Quand je serai vieux, dit-il, je prendrai un vieux sac de plâtre, je le secouerai et j'irai chercher mon pain. Je coucherai dans la paille.
Telle est la retraite qu'il se promet.
Il a vu une église où des vieux bonshommes tendent la tête jusque sur la place.
Philippe n'aime pas à rester à la maison. Il se promène dans la rue du Rocher jusqu'à ce que la soupe soit prête.
Ce qu'il préfère, c'est le Parc Monceau, si bien arrosé, avec des gros pigeons.
Tout ce qu'il voit, il l'appelle des denrées.
Très frappé par le veau marin du Jardin des Plantes, qui est « une drôle de bête ».
Borneau l'arrête devant Notre-Dame et lui crie que tous ses plombs viennent de Chitry.
Le matin, il prend de la viande et boit du vin. Puis, il prend du fromage et boit du café. Comme le café ne rafraîchit pas, il boit encore un verre de vin.
Il est inquiet sur le bateau-mouche : l'eau est bien près du bord !
15 juillet.
Je prévois très bien que, moi aussi, j'aurai des heures de vieillesse où un coup de fusil dans la tête ne me fera plus aucun mal.
22 juillet.
Exposition. Au restaurant allemand. On s'y trouve très bien parce que c'est très bien, et aussi parce que les nationalistes nous assomment.
Ces grosses pluies orageuses qui tombent de lassitude de se tenir en l'air.
Au Bois avec Guitry. Vers une heure du matin, tout est fermé. Des ombres qui ôtent de l'assurance.
Capus. Sa petite figure insignifiante, C'est un homme de talent qui se promène toujours incognito.
24 juillet.
Guitry raconte :
Pasteur se présente chez madame veuve Boucicaut, la propriétaire du Bon Marché. On hésite à le recevoir. « C'est un vieux monsieur », dit la bonne. « Est-ce le Pasteur pour la rage des chiens ? » La bonne va demander. « Oui », dit Pasteur. Il entre. Il explique qu'il va fonder un Institut. Peu à peu il s'anime, devient clair, éloquent. « Voilà pourquoi je me suis imposé le devoir d'ennuyer les personnes charitables comme vous. La moindre obole...» -- « Mais comment donc ! » dit Mme Boucicaut avec la même gêne que Pasteur. Et des paroles insignifiantes. Elle prend un carnet, signe un chèque et l'offre, plié, à Pasteur. « Merci, madame ! dit-il, trop aimable. » Il jette un coup d'oeil sur le chèque et se met à sangloter. Elle sanglote avec lui. Le chèque était d'un million.
Guitry a les yeux rouges, moi, la boule de gorge.
Et nous voilà parlant bonté, pleins d'une bonté qui fond en nous et nous fait du bien, avant, hélas ! que nous n'en fassions aux autres.
-- Je vais me déshabiller, dit-elle.
-- Avez-vous besoin d'un homme de chambre inoffensif ?
-- Je le préférerais dangereux.
-- Pourquoi ?
-- Je saurais mieux me défendre.
26 juillet
A Chaumot.
En accouchant, elle a été prise d'une crise d'estomac. On a cru qu'elle passait. On est allé le chercher. Il arrive, et n'est pas étonné.
-- Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a ? Je l'ai déjà vue comme ça.
Outrée de son indifférence, elle lui crie :
-- Carne ! C'est toi qui m'as mise dans cet état ! C'est toi qui as tout fait !
Et ils s'engueulent.
Une bouteille de champagne, offerte par Marinette, l'a remise.
Quand elle a de ces crises d'estomac, elle boit de grands verres d'eau-de-vie qu'elle envoie prendre chez ses voisins, ou qu'elle achète.
Il est inscrit sur la liste d'Assistance, elle, pas. On l'a inscrite d'office. Elle croyait que c'était impossible, parce que l'accouchement n'est pas une maladie.
-- Le Château-d'Eau, dit Philippe, là où l'eau se renverse de tous les côtés.
La nature est toujours d'un poëte, rarement les livres.
Un déjeuner digne qu'à chaque plat on y change de table.
On ne se lasse pas de vous voir, et vous ne vous fatiguez pas d'être regardée.
Sonnet : quatorze vers pour une idée.
Les portraits de Carrière : des visages vus à travers un store.
27 juillet.
Philippe n'a eu les larmes aux yeux qu'une fois dans sa vie : il regardait tomber la grêle.
9 août.
Tout ce qu'il prend à la nature, le poëte le lui restitue. C'est déjà bien joli quand elle ne réclame pas !
Voleuse et cruelle, pour donner le change, la vie se déguise en soeur de charité.
Il ne faut pas dire qu'on relit les chefs-d'oeuvre, car il semble toujours qu'on ne les a jamais lus.
Philosophie ! morale ! J'ai remarqué que, dès que je réfléchis un peu, je suis très profond.
Ceux qui ont le mieux parlé de la mort sont morts.
Penser qu'un jour mes amis s'aborderont en disant :
-- Tu sais ? Notre pauvre vieux Jules Renard...
-- Oui. Eh bien ?
-- Eh bien !, il est mort.
Il y a des heures où il faut chercher tous ses mots dans le dictionnaire.
11 août.
Les heures de dégoût où l'on ne veut plus avoir aucun rapport avec soi-même.
Vieille : toute la grêle de la vie lui est tombée dessus.
J'ai les sentiments d'Alceste et la conduite de Philinte.
-- Le roi d'Italie est assassiné.
-- Ah ! dit Philippe. C'est pour ça qu'hier soir ils ont fait une police, à Chitry !
Sommeil haché menu en mille petits réveils.
Le mot écrit me tient encore par des tas de fils que je suis long à casser.
Jardin. Avoir des fleurs à la sueur de son front.
Le merle blanc existe, mais il est si blanc qu'on ne le voit pas, et le merle noir n'est que son ombre.
La terre qui s'endort ramène la nuit sur elle.
Exposition. Ils nous font suer, avec leurs pays chauds !
16 août.
Dépêche du ministre Georges Leygues à Edmond Rostand, 13 août 1900 « M. Edmond Rostand, homme de lettres, 29, rue Alphonse-de-Neuville. Cher Monsieur. Jules Renard, que vous avez bien voulu me recommander, aura sa croix. Il passera dans mon mouvement de l'Exposition. Et vous, cher monsieur, vous aurez demain la rosette de la Légion d'honneur. Je suis heureux que les hasards de la politique et de la vie me permettent de donner ce témoignage d'admiration à l'un des hommes qui honorent le plus les Lettres françaises. Cordialement vôtre. Georges Leygues. »
8 septembre.
Oh ! madame, j'ai eu dans mon coeur, cette nuit-là, un des plus beaux clairs de lune de ma vie.
Prétentieuse, chacun de ses mots est comme roulé dans de la farine.
-- Vous qui n'êtes pas bête quand vous voulez... dit le maire à Philippe.
A l'horizon bleu, la lune monte d'abord presque blanche.
L'arc de ma phrase est toujours tendu.
7 octobre.
Rentrée à Paris.
8 octobre.
Guitry va prendre un bain et revient avec une belle redingote et un gilet tout fleuri. Il est heureux de n'avoir pas grossi depuis la première de L'Aiglon.
Je dis l'effet que ma décoration a produit dans ma famille.
-- Ah ! la famille ! dit Capus. Mon père n'a pas vu que j'étais décoré : comme je l'avais prévu, il était déjà gâteux. L'autre jour, je regardais sa photographie, sur ma table. Je riais et pleurais tout à la fois. Ça faisait un bruit énorme, et tout cela n'est d'ailleurs pas exempt d'un certain respect filial. Quant à la croix, ça ne sert plus à rien, même dans les gares. Tout le monde a le ruban : on le distribue avec les billets.
-- Cher monsieur...
-- Cher monsieur vous-même ! répond Allais.
Voyage. Le changement de figure du maître d'hôtel dès qu'il apprend qu'on n'a pas l'intention de passer sa vie chez lui.
C'est la bienfaitrice du pays. Tout le monde se ferait un plaisir d'aller à son enterrement.
Des fleurs dans des verres demandent la clef des champs.
J'ai parfois une âme de concierge sur sa porte.
Arc-en-ciel, l'écharpe du tonnerre.
Je vois un arc-en-ciel là-bas. Je vais aller passer dessous.
Brisés d'un coup de foudre les nuages se rassemblent. Un éclair coud l'arc-en-ciel, lui fait un point.
J'éclaire, non pas d'un bout à l'autre du ciel, mais dans mon petit coin d'horizon.
On n'a pas le droit d'attaquer la vie privée des gens ; c'est pourtant de là qu'il faudrait déloger l'infâme.
Emporte en voyage une idée ! Il n'y a plus de distance.
Avec leurs écriteaux de « Chasse gardée », les arbres ressemblent à des aveugles.
Dès que les sourcils poussent, les soucis viennent.
Labor improbus... Le travail des coquins triomphe de tout.
-- Mon père aurait voulu vous voir écrire des Lettres comme Paul-Louis Courier, me dit Louis Paillard.
Chacune de nos oeuvres doit être une crise, presque une révolution.
Les girouettes qui ne peuvent pas se voir en face.
9 octobre.
Paysage. Quel calme ! Vois cette fumée : elle monte toute droite.
Orage. Je crains la foudre intelligente.
« Estime. » Ce mot n'a pas d'adverbe. Sans quoi quel gaspillage au bas des lettres !
Automne. Une nature bien mûrie.
Toiles d'araignée : les fées ont laissé leur cerveau aux buissons.
Cet état d'esprit, de coeur, plutôt, où l'on ne s'étonnerait pas d'entendre crier une pantoufle parce qu'on marche dedans.
La tête du coq éclate comme le bout d'une allumette.
« Commis-voyageur », ils disent cela comme ils diraient « comique voyageur ».
L'institutrice dit que son ouvrage n'est pas faite.
La croix. Que de félicitations, comme si on venait d'accoucher !
Je sais que, ayant résolu de dire la vérité, je dirai peu de chose.
Etoiles filantes, pièces qui tombent toutes à côté du plateau d'argent de la lune. Qui donc s'exerce ainsi ?
La fleur, qui n'a qu'une vie de jeune fille.
Maupassant a du sentiment comme les autres, mais il y met des formes brutales.
Certains amis n'ont d'agréable que leur virginité. Dès qu'on est marié avec eux, ça ne va plus.
Pouvillon, une âme simple, peut-être, mais trop distinguée.
Le boeuf aux cornes tordues comme s'il s'était battu avec quelque Milon de Crotone.
Qu'on me laisse ! Je suis roulé dans la paresse. J'ai noué sur moi les cornes de l'édredon.
Les remords qui passent dans leur petit costume de gendarmes.
Une petite sonnette à mon porte-plume pour que je ne m'endorme pas.
Une chauve-souris cherche à entrer dans ma tête.
Je voudrais conquérir le monde, et je ne peux même pas faire tourner un petit village autour de moi.
Le meilleur de nous est incommunicable.
-- Je suis si timide, me dit Louis Paillard, que, moi qui parle bien avec les autres, je vous assure, je parle mal avec vous. Ma langue s'irrite et sèche.
Il voudrait être un grand chirurgien. C'est joli, de tenir dans sa main un cerveau vivant, mais en restant un littérateur, c'est-à-dire un homme.
Il voudrait aussi être un grand sculpteur. Qu'est-ce qu'un homme qui ne se propose pas d'avoir du génie ?
Et nous cherchons la clef du monde.
Il croit que son père vit encore. Il en a des preuves incommunicables, mais des preuves.
12 octobre.
L'arbre remue comme une girafe qui dort debout.
Notre vanité ne vieillit pas : un compliment, c'est toujours une primeur.
Comme une eau qui ne voudrait pas refléter.
L'arbre n'a jamais pu faire faire à son ombre un tour complet autour de lui.
Balzac. Il y a des puristes qui ne le lisent pas parce qu'il écrit : « Son oeil embrassait. »
Les gens qui se font incinérer s'imaginent que, réduits en cendres, ils échapperont à Dieu.
Un dégoût exquis.
Sauf complications, il va mourir.
Je donnerais cent petits chapeaux de Napoléon pour un bonnet de nuit de Balzac.
- Qu'est-ce qu'un arriviste ?
-- Un futur arrivé.
L'homme, qui aime le gibier faisandé, traite les vautours de mangeurs de charogne.
Quelle haleine ! Il n'a jamais pu attraper une mouche vivante.
15 octobre.
Chez Maire. On apporte des rince-bouche après le poisson -- c'est déjà fini ? -- et on change de serviette. Et j'entends le garçon, qui arrange je ne sais quoi sur la desserte, crier tout-à-coup : « Chameau ! »
Et, maintenant, à nous la gloire départementale !
Je n'ai pas assez de souffle pour tourner la page.
Théâtre. Il ne faut pas qu'un personnage dise des choses qu'il serait incapable d'écrire.
Leur ménage. Lui :
-- Il faudra que je profite de mon voyage à Paris pour m'acheter une pipe.
-- Précisément, dit-elle, j'en ai vu de très jolies, ce soir. Je t'en aurais acheté une si je n'avais eu peur que tu me grondes.
Il y a près de vingt ans qu'ils sont mariés : elle n'a pas encore pu s'habituer à l'amour. Même tout éteint, elle brûle de honte. Elle a peur de son désir et de ses coups de poings ; parfois, il lui donne sur la fesse une tape maritale qui la ferait crier.
17 octobre.
Ils ont été admirables, hier soir, à Poil de Carotte. Il voulait absolument voir ça. Il aurait l'air trop bête, là-bas, si on lui demandait : « Avez-vous vu Poil de Carotte ? » et s'il répondait : « Non. »
J'arrive dans la loge, les mains vaguement tendues, comme c'est l'usage. Si Marinette n'avait pas été là pour me donner la sienne...
Lui, rien. Elle a les yeux mouillés, mais parce qu'elle a vu des fantômes. Et ils rient gros aux Gaietés de l'escadron.
Pour les mettre sur la piste, je dis :
-- Ils ont mal joué, Antoine me l'a dit.
-- Non ! Non ! dit-il. Je n'ai pas trouvé, moi.
Et elle :
-- Oh ! c'est parfait.
Un peu plus tard, ils trouvent que les décors sont bien. Il affirme :
-- La grille est épatante. Et la fenêtre de la cuisine ! On croit y être.
-- J'aimerais mieux, dit-elle, qu'Antoine ne parle pas, parce que ça détruit mon illusion.
C'est tout, et il faut bien que je m'en contente.
Il m'explique qu'il a acheté les Gaietés de l'escadron en livraisons, et que, quand il veut rire un quart d'heure... Courteline a dû faire ses cinq ans. Il faut avoir passé par là.
Et, par-dessus le marché, je paie le vestiaire.
Tout de même, la nuit passée, elle a dû avoir des remords. Ce matin, elle dit à Marinette :
-- Tu comprends ? J'avais la gorge serrée. Je n'ai rien pu dire à Jules. D'ailleurs, c'est le meilleur éloge qu'on puisse lui faire.
Ainsi tâche-t-elle de se rattraper, mais elle ne tâche qu'une fois.
J'ai de sombres éclipses où la lumière se recrée,
19 octobre.
Antoine s'est rasé longuement trois ou quatre fois, debout, puis il s'étale dans un fauteuil, avec les gros souliers de M. Lepic, et, le cou nu, il cause. Il aime qu'on l'écoute, et je deviens bon écouteur. Bougon, à angles durs, au fond il a besoin de tendresse. Il n'aime rien tant que les gens qui ont du coeur, de l'honnêteté. Il se vante de ne craindre personne et d'avoir « foutu un coup de tête dans le ventre à Bauër ».
Ambitieux, il veut être décoré, puis directeur de l'Odéon.
-- Je veux, dit-il, gagner comme fonctionnaire dans un bon théâtre 8.000 francs par soir avec vos pièces. Et il faut que vous soyez de l'Académie. Et c'est un malheur que Zola n'ait pas pu en être. D'abord, c'était une formule consacrée ; et puis, l'affaire Dreyfus aurait pris une autre tournure s'il avait signé J'accuse : Emile Zola, de l'Académie française.
20 octobre.
-- De Bernard, de Capus et de moi, quel est, à votre avis, le plus égoïste ?
-- Moi, dit Guitry
L'oeuvre des autres me dégoûte, la mienne ne m'enchante pas. Voilà ma force et ma faiblesse.
Le temps passe par le trou de l'aiguille des heures.
Chez Antoine. Courteline, avec une serviette pleine de vieille littérature, et ses mèches de cheveux toujours collées comme des pinceaux, gueule contre ce malfaiteur, ce cochon de Boileau qui n'a fait qu'em...bêter Corneille, contre la Société des auteurs qui touche 11 pour cent sur nos droits en province et étend la province jusqu'au boulevard des Capucines, contre la petite Société où l'on se partage 13 centimes entre cinquante.
22 octobre.
Pas les petites politesses, mais la politesse.
24 octobre.
Il y a des racontars en bien comme en mal.
L'autre jour, c'était un cocher, à la porte du Bon Marché, ce matin, c'est un tailleur High life tailor, qui me demande des arrhes.
-- Mais...
-- Lisez l'écriteau à la caisse. Tout le monde donne des arrhes.
J'ai envie de lui mettre ma boutonnière sous le nez : « Vous ne voyez donc pas que je suis chevalier de la Légion d'honneur ? C'est bien la peine d'être connu et décoré ! » Je dis simplement :
-- Moi, ça m'est égal. (Je suis furieux.) Mais je vous donne mon impression : avec ce système vous devez perdre beaucoup de clients.
-- Non, monsieur, dit le vendeur d'un ton calme. Ça les impressionne d'abord, puis ils comprennent et nous reviennent.
-- Mais je n'ai pas d'argent sur moi.
-- On passera chez vous et vous donnerez ce que vous voudrez, peu de chose.
-- On peut prendre des renseignements, dis-je.
-- Il nous faudrait un service trop considérable.
Ainsi, mon nom, mon adresse, ne leur disent rien. Ces choses vexantes ne m'arrivaient pas avant la croix.
Ah ! l'orgueil, ce qu'on en dépense par jour !
26 octobre
A Corbigny, ils ne sont pas pressés de vous servir, mais ils sont tout étonnés quand on leur paie leur note.
28 octobre.
Chez Capus. Schwob. Plus de joues, ni de ventre, ni de chair aux doigts.
-- Ah ! un vieil ami, dis-je.
Il me rend un bonjour de glace.
A dix heures, Moreno emmène ce pauvre malade, pour le panser. Il est livide, et elle lui fait raser sa moustache. Des yeux rentrés et blancs, et, avec ça, l'air de se moquer du monde comme s'il avait un siècle à vivre. A chaque instant, il regarde Moreno comme pour dire : « Hein ? Quels idiots, que tous ces décorés ! »
31 octobre.
Le Demi-Monde. Aujourd'hui, Dumas fils aurait sans doute bien du talent, plus que quiconque ; mais quelle vieille pièce ! Des gens qui font les malins, qui passent leur temps à dire : « On ne me la fait pas, à moi ! » et se laissent prendre à des pièges puérils. Et ceci, qu'on a supprimé : « Vous venez de faire pleurer un homme qui n'avait pas pleuré depuis la mort de sa mère ! »
Tout cela est joué distingué, aux distances les plus respectueuses. Le peintre Besnard salue chaque réplique d'un petit signe de tête. Il y a de grosses dames qui digèrent religieusement.
Guitry nous joue la scène du delirium. Absurde, ces rats, cette ménagerie. Sauf une ou deux fois, presque pas d'effet. Ça a l'air d'une scène pour terrifier -- en l'amusant -- la concierge, Mme Boche.
Bernard et moi, nous avons peur pour notre ami, mais comment le lui dire ?
Au fond, les plus grands acteurs détestent les belles phrases, j'entends : les phrases bien faites. De beaux décors, de beaux costumes et de beaux gestes : ils se fichent bien de ce qu'ils disent !
1er novembre
Bernard est allé trouver Guitry à minuit pour lui dire que la scène du delirium est mauvaise, que je suis de son avis, et il lui apporte un autre texte.
-- Il a été admirable, me dit Guitry. Je n'ai pas voulu d'un seul de ses conseils, et je n'ai jamais été aussi sûr de moi.
Assommoir. Première. Porto-Riche, qui trouve que le concierge de l'Odéon est un égoïste, me demande à chaque instant : « Où est la scène ? Je ne vois pas la scène. Trouvez-vous que c'est du bel art ? Comment le public peut-il rire de ça ? »
François de Curel et son air d'ours jovial. Il ne porte pas sa décoration.
Bauër : sa chemise brodée, sa cravate de mousseline blanche qui lui fait trois ou quatre fois le tour du cou, et les fils d'or qui pendent à son gilet.
5 novembre.
Exposition. Chrysanthèmes qui ressemblent trop à des caniches. Belles pommes qui ont des peaux humaines. Je préfère les belles porcelaines aux orfèvreries. Au moins, c'est fragile : on peut espérer que ça ne va pas durer indéfiniment.
Arbres grêles de la route courbés sous le vent comme des vieillards sur leurs cannes.
6 novembre.
Heureux, qui coupe dans tous les ponts !
Je ne demande pas mieux que d'être bien avec Dieu. Ma foi, je crois en Dieu, s'il est bon.
7 novembre.
Le sourire d'une jolie femme qui dit : « Je ne suis pas convenable ! »
10 novembre.
Voyage au Havre. Tous ces trains qui foncent sur Paris.
Pays parfois si plat qu'on s'étonne que le train ne prenne pas par le plus court.
Nous sommes les amoureux impuissants de la vertu, une vieille femme ; mais, comme dans la comédie de Banville, un baiser la rajeunirait.
L'homme. Rentrant à l'Hôtel Frascati, je le vois couché sur le trottoir. Il est sur le ventre, ses longues jambes étendues, la tête sur ses bras en carré. Près de la bouche des taches de vin, ou de sang ; par le toit sans gouttière la pluie tombe sur lui : il va se noyer. Est-il tombé ? N'est-il pas saoul ? Est-il mort ? Les tramways passent, vides. Je suis seul, bien embêté, surtout à cause de ma décoration. Comme je m'éloigne, je rencontre deux hommes.
-- Je ne suis pas du pays, leur dis-je. Vous devriez prévenir le commissaire de police.
-- Il est loin. Mais, si nous voyons un agent...
-- C'est ça. Moi, vous comprenez, je ne suis pas du pays.
Je rentre à l'hôtel, non sans remords. En ressortant, je ne peux m'empêcher de repasser du côté de l'homme. Il n'y est plus.
De grands gars, des hommes, viennent pêcher sur la jetée. Ils lancent des lignes de plus de cent mètres, alourdies par un plomb, et, quand ils ramènent un petit poisson de rien, ils sont tout pâles.
Le rêve, ce n'est que de la vie éperdument dilatée.
Antoine, qui l'avoue d'ailleurs, a pour Guitry une haine de pauvre bougre pour le fils d'un grand seigneur qui réussit sans avoir l'air de s'en donner la peine.
Quand une actrice qui bavarde s'aperçoit qu'elle va un peu loin, elle a encore le cabotinage de dire : « Je fais du cabotinage. »
-- On m'a fait à tort une réputation de jolie femme, dit Renée Maupin. Je ne suis pas si jolie que ça.
Elle pleure, au Havre, en écoutant Antoine dire la plaidoirie de La Fille Elisa, cette chose fade, et, comme elle est seule à pleurer, elle traite le public d'imbécile.
Samedi soir, au Havre, je dis à Antoine :
-- Il est entendu que je paierai la moitié du dîner offert à Mévisto, Nau et Maupin.
-- Nous parlerons de ça demain, dit-il.
Le lendemain :
-- Eh bien, Antoine, combien vous dois-je ?
-- Oh ! laissez donc !
-- Mais si ! Mais si !
-- Eh bien, donnez-moi ce que vous voudrez ! Quinze francs ?
-- Voyons ! Ce n'est pas assez.
-- Donnez-m'en vingt, là.
- Oh ! vingt francs. Je veux payer la moitié.
-- Donnez-m'en vingt-cinq.
-- Oh ! vingt-cinq ! dis-je.
Mais je m'empressai de les donner. Où nous serions-nous arrêtés ?
13 novembre.
Baïe, qui a la scarlatine, regarde l'heure à son petit coucou suisse. Elle ne sait pas bien la lire. Elle sait, par exemple, s'il est plus de deux heures, ou moins, et s'il est deux heures. Elle connaît l'heure, dit-elle, « quand il est juste ».
On lui achète des poupées qui ne vivront que quarante jours. On les brûlera quand elle sera guérie.
Histoire mélancolique d'une poupée qu'on achète au début d'une scarlatine. Elle est dorlotée. On la peigne tous les matins. On lui fait sa toilette deux fois par jour. Elle est toujours sur un lit, jamais sur une chaise dure ou par terre. Elle est très heureuse, sauf que sa maman ne la mène jamais à la promenade. Enfin, elle a une joie : sa maman se lève, se fait belle, va sortir. Etonnement de la poupée qu'on ne la prépare pas, elle aussi. Sa stupéfaction quand sa maman la prend, l'embrasse, lui dit : « Pauvre petite ! » et la jette au feu.
Dans une chambre bien chaude où il y a toujours un feu de bois, chaque matin, un monsieur en chapeau haut de forme vient les voir et joue avec la maman. Il a toujours un mot aimable pour la poupée.
Elle reste quelque temps sans manger, parce que la maman ne mange pas ; puis, elle a sa part de petits plats succulents. Sa mère, ma grand-mère, ne nous quitte pas. Elle est aux petits soins pour nous deux. Bien qu'elle puisse me faire rire, pleurer et dormir quand elle veut, elle le fait à des heures assez régulières.
Jean Jullien s'imagine qu'il fait du théâtre d'idées.
-- Mais, dit-il, La Poigne aura été inutile. Capus me succédera avec une pièce à femmes en grandes toilettes. Il recréera au Gymnase une atmosphère de frivolité.
Arrive Georges Ancey, et voilà deux ours un peu blancs. Les premiers auteurs d'Antoine sont sinistres. Quelles pauvres natures ! Ils ont l'air tout étonné qu'on s'obstine, dans la vie, à danser malgré eux.
14 novembre.
Il faut un quart d'heure pour devenir un saint.
Famille. Ils ne connaissent pas ce vivant, mais ce mort est à eux.
Serin, beau comme un jaune d'oeuf.
-- Il se croit discret parce qu'il raconte ses amours à tout le monde, excepté à moi, dit Capus.
Une amitié bonne pour deux ou trois raccommodements, pas plus.
Que de gens vivent comme des morts !
Une femme avec de bons yeux de gruyère.
Le mieux n'est l'ennemi que du mal.
Les doigts de la flamme sous la bûche.
Beaucoup de talent, mais seulement de littérateur : ses livres ne sont que des livres.
Je lis des pages de ce Journal : c'est tout de même ce que j'aurai fait de mieux et de plus utile dans ma vie.
15 novembre.
-- Comment vous portez-vous ? dis-je.
-- Oh ! je vais mieux.
-- Vous avez donc été malade ?
Et voilà qu'il faut avoir l'air de s'intéresser à la santé d'une personne qui se porte bien, quand on serait à peine touché par la nouvelle de sa mort.
La pluie pose à terre des miroirs à étoiles.
La nature a horreur des bavards.
16 novembre.
Qu'elle est bizarre, cette manie -- ce doit être une forme de vanité -- qu'ont des gens que nous connaissons à peine, que nous ne voyons jamais, de nous envoyer des nouvelles de leurs morts !
Un monsieur dont j'ignore l'adresse, dont je confonds le nom avec un autre, qui ne m'envoie pas ses livres, qui ne me félicite pas d'un succès, que je ne saluerais pas dans la rue parce que nous nous connaissons à peine, m'informe tout à coup qu'il a perdu sa tante. Qu'est-ce que ça peut me faire ? Espère-t-il que je vais m'intéresser à un accident qui ne l'intéresse pas lui-même ?
Le bonheur que les autres vous croient ajoute à notre détresse de savoir que nous ne sommes pas heureux.
Aujourd'hui, pour qu'un compliment porte, il est bon de le faire en termes modérés.
17 novembre.
Je ne déteste pas les gaffes. Elles prouvent la droiture de l'esprit. Elles sont les gages comiques de notre bonne foi.
Théâtre. Une pièce nous vient d'abord par bouffées ; puis, c'est le bon vent à pleines voiles.
Elle est furieuse. Elle ne recommencera pas. Elle a eu un succès de grue. Ça lui apprendra à se faire habiller chez Paquin plutôt que d'avoir des toilettes simples comme Bartet !
Quel est le couturier qui lui trouvera la robe simple qu'il lui faut, tout d'une ligne ?
-- Car il paraît que je ne suis pas mal faite, dit-elle.
Enfin, à vingt-cinq ans et demi, elle peut se rattraper. Réjane avait plus de trente-cinq ans lorsqu'on lui a reconnu du talent.
Ecrire. Le plus difficile, c'est de prendre la plume, de la tremper dans l'encre et de la tenir ferme au-dessus du papier.
-- Modestie affectée !
-- Contentez-vous-en, car je ne peux vous offrir, à la place, qu'une insupportable vanité.
-- Envieux !
-- Oui, mais pas de tout le monde : de ceux-là seulement qui méritent l'envie.
Ce sac d'avoine qu'est une tête de cheval.
Quand l'un d'eux a la patience d'écouter une histoire jusqu'à la fin, c'est qu'il lui faut tout ce temps-là pour préparer la sienne.
La pie qui a toujours l'air de descendre un escalier.
18 novembre.
La Bruyère -- Des esprits forts -- dit : « L'esprit fort, c'est l'esprit faible. »
Pascal -- Pensées, article IX, I -- dit : « Rien n'est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. »
Combien c'est vrai ! Quand nous faisons le malin avec Dieu, nous savons bien qu'il ne va pas s'amuser à nous foudroyer sur place.
Une femme qui ne dure qu'une nuit, pas même, qui ne dure qu'un rêve, nous laisse les plus doux regrets.
Bonde : le nombril du tonneau.
Une voix à nous dégoûter de nos oreilles.
Je vais faire mon chef-d'oeuvre dans un coin.
Lorsque, dans sa journée, un homme a lu un journal, écrit une lettre, et qu'il n'a fait de mal à personne, c'est bien suffisant.
19 novembre.
Ecrire un livre de Caractères selon La Bruyère, mais comiques.
Comme un libraire qui, donnant un dictionnaire de rimes à un poëte, lui dit : « Celui-là est bon. »
20 novembre.
L'espèce de petite piquante décharge au cerveau que nous donne la vue de notre nom imprimé dans un journal.
Cottier -- ou Gautier -- m'apporte un bouquet pour ma Légion d'honneur. Une fête pour eux. Se dit concierge rue de la Bienfaisance et typographe chez Chaix. Il parle, parle ! Il connaît tout le monde, Rostand intimement. Il sait tout, et, depuis longtemps, que je devais être décoré. Me met sur le même rang que Courteline, puis :
-- Des petits auteurs comme vous et Xavier Privas.
Et Rostand a trop travaillé : il a un arrêt dans le cerveau. Et ils sont dix ou douze qui forment une société de cors de chasse ; on donne ce qu'on veut, et ils inscrivent les noms. M'explique comment Victor Hugo travaillait. En s'en allant, me souhaite bonne chance dans mes oeuvres.
Il doit être le plus rapide de la bande, celui qu'on délègue et qui dit, au retour : « Ils ne me font pas peur, moi, ces gens-là ! »
21 novembre.
Monsieur Vernet. Il a lui-même poussé sa femme vers Henri. Au 2e acte, une vraie douleur. Il dit à Henri de s'éloigner, mais il est trop tard. Au 3e acte, tout se sait. Fin tragique de Mme Vernet.
Moi, moi, pas enthousiaste ? Quelques notes de musique, le bruit d'une eau courante, le vent dans les feuilles, et voilà mon pauvre coeur qui déborde de larmes, de vraies larmes, oui, oui !
Les adieux d'Henri et de Mme Vernet. Trop tard, car M. Vernet les surprend. D'abord, il les a soupçonnés ; maintenant, il est sûr.
Pauline est musicienne. En l'entendant jouer, Henri pleure. L'âme d'un piano n'est pas méchante. Henri à Pauline :
-- Je suis un raté comme vous. J'entends le piano sous vos doigts, et je voudrais être un grand musicien, etc. Je ne suis rien, et je ne serai jamais rien.
J'attends, pour travailler, que mon sujet me travaille.
Je regarde un camelot poser sur une table de café un petit cochon gonflé d'air et transparent, qui se dégonfle en criant, s'aplatit, et se couche sur le côté.
Voilà bien mes enthousiasmes, en moins long.
23 novembre.
Ce sont là de ces petites bêtises qu'on pardonne à une femme, à condition qu'elle les dise toute nue.
Il se promène tout embêté, sans décoration, regardant au nez toutes les femmes.
Un ami avec lequel je suis intime à peine une fois par an, dans une de ces causeries à coeur ouvert où l'on se dit tout. Puis, on reste des mois et des mois sans se voir, sans se chercher, comme honteux de s'être abandonnés.
En amitié, il y a aussi l'homme dans la vie duquel on regrette de n'être rien.
Nous énumérons les motifs que nous avons de ne pas nous croire heureux. C'est comme une collaboration sur un sujet donné. La causerie terminée, ça va mieux. Il a, lui aussi, ses longues paresses. Il voudrait vivre à la campagne : avec deux cents francs par mois on y nourrit cinq personnes.
A Paris, il n'est pas tenté, mais il est troublé. Il regrette de n'être pas quelque chose dans la vie de toutes les femmes qui passent. Je crois bien que, s'il ne porte pas sa décoration, c'est pour pouvoir mieux les suivre.
Comme moi, il n'envie personne. Il n'y a rien qu'il désire de toutes ses forces, pas même sa liberté. Il croit avoir, lui aussi, une femme qui lui dit : « Ne te fatigue donc pas ! Tu as bien le temps ! »
Il voudrait avoir, pour vivre, une règle de monastère, ou un enfant, deux même, parce qu'il faut un garçon et une fille.
Un mendiant avec deux jambes de moins et une raie irréprochable, bel homme, après tout.
26 novembre.
Guitry, toujours bon, voudrait prolonger L'Assommoir, pour ses acteurs.
Nous voyons tous les gens qui viennent louer qui défilent devant le petit théâtre de carton et regardent ce qu'il y a dans cette bouche.
Le contrôle : trois chaises. Celle du milieu a le dossier plus haut. L'importance de ces trois rois, et leur insignifiance dès qu'ils descendent de leur estrade. La dame de location vient se chauffer les pieds à la bouche du calorifère. Elle passe sa vie dans cette petite boîte. Elle y mange. Le soir venu, elle fait un brin de toilette et pique une rose à son corsage.
Un sergent de ville très bien désigne aux gens leurs places dans le petit théâtre en carton. Il a un col de fantaisie. Très gracieux avec Guitry.
Il paraît que des dames parisiennes envoient d'abord leur valet de chambre et se font faire un rapport sur la pièce.
Adultère.
-- Mais la question est de ne pas faire de peine à sa femme !
-- Ça ne se sait pas.
-- Ça se sait toujours.
-- Comment ?
-- N'importe comment, par tout le monde, par le premier venu, par moi, tiens ! Je ne laisse rien perdre, et, quand j'ai fait de la peine à quelqu'un, je veux qu'il le sache.
Mon talent ne sera peut-être plus qu'un cahier d'expressions.
29 novembre.
Léon Bloy. Lu, parcouru, hier, Le Mendiant ingrat. C'est troublant. L'homme peut être ignoble, mais ce qu'il dit fait réfléchir.
« Il n'y a qu'un signe, un seul, pour discerner ses amis. Ce signe s'appelle l'argent... Je reconnais un ami à ce signe qu'il me donne de l'argent. (Oui, mais on lui répondrait : « Je reconnais un faux ami à ce signe qu'il se décide à m'emprunter de l'argent. ») S'il n'en a pas, et qu'il me donne son désir crucifié, son désir flagrant, visible, crevant l'oeil du coeur, c'est absolument comme s'il me donnait de l'argent, et je le reconnais aussitôt pour un ami véritable. »
Cette lettre à d'Esparbès est belle, et terriblement vraie.
C'est encore de Léon Bloy, cette phrase : « Tout homme qui a cent sous me doit deux francs cinquante. »
Suivons jusqu'au bout cet écrivain âpre, cynique, moins grand écrivain, moins artiste et d'un moins haut orgueil que son maître Barbey d'Aurevilly. Une insulte de Léon Bloy vaut bien cent sous. Soit !
Mais, après toutes ces brutalités qui souvent sonnent faux, comme c'est bon de relire un chapitre du noble, du « propre » La Bruyère !
Ses injures sont d'un pauvre. Elles ne portent pas. Appeler quelqu'un idiot, cochon, c'est montrer son propre état d'humeur : ce n'est pas peindre, distinguer un homme d'un autre. Il ne suffit pas d'appeler Barrès « chameau ».
Elle ne m'écrit jamais de lettre de moins de six pages, et tous les mots sont soulignés.
Ce que cet écrivain dit du coeur est si fade qu'on en a mal au coeur.
Au dessert, Baïe étudie la circulation du sang dans les mandarines.
Vous revendez trois mille francs ce que vous avez eu pour cinq cents, et vous dites, très tranquille : « C'est une affaire. » Mais non ! C'est un vol.
30 novembre.
Léon Bloy nous donne tout de même -- je parle de ceux qu'il n'insulte pas -- de bons coups sur les doigts. Mais, avec Camille Lemonnier, il est trop de l'école des rugisseurs.
Il profère « l'absolu, sans pitié ». Ça dispense de bien des délicatesses.
Guitry affalé après sa scène de delirium, enveloppé dans des couvertures et dans un vieux manteau noir. Des « billets de faveur » entrent, le cherchent, le trouvent derrière son paravent, hochent une tête attristée et s'éloignent sur la pointe du pied.
Il est toujours un peu sérieux avant cette scène. Il prend les sentiments misérables du visage qu'il se fait devant la glace.
1er décembre.
Un ami vous raconte une histoire. On lui dit, sans l'écouter : « Au revoir, mon vieux. » Et il tient si peu à son histoire qu'il répond : « Mon vieux, au revoir » Et on se sépare.
4 décembre.
Hernani au Français. Mounet-Sully se donne, à chaque instant, cinq ou six coups de poing à la poitrine, et, sentant qu'il n'y a pas le compte, s'en donne encore deux ou trois. Il pousse des cris de phoque, ouvre une bouche de tube digestif, retrousse ses narines jusqu'à l'oeil, qui est d'un blanc d'oeuf effrayant. On ne l'entend pas, ou bien il hurle, mais il y a, en tout, une cinquantaine de vers qu'il dit comme un dieu.
Worms, comique et sans grandeur dans son petit manteau raide. Il a tort de s'amuser à entrer ainsi dans les tombeaux : un beau jour, il y restera. Il récite le monologue comme une petite fable. Personne n'est moins empereur.
L'extraordinaire métier d'Hugo ne gêne pas son génie.
La Bourse ou la vie, de Capus. De l'esprit, et du meilleur, de la fantaisie sans mesure, de l'immoralité veule, et une pièce mal faite. Son « tout ça finira mal » vaut son « tout ça finira bien ».
5 décembre.
Les chefs-d'oeuvre de passage.
6 décembre.
A chaque instant ma plume tombe parce que je me dis : « Ce que j'écris là n'est pas vrai. »
7 décembre.
Quand je veux être aimable, le mot qui suit gâte le mot qui précède.
11 décembre.
L'Aiglon. Lu ces six actes. Rostand est bien le seul à qui je reconnaisse une supériorité rayonnante. Il a des ailes, et nous rampons.
Ce n'est jamais très beau comme du Victor Hugo, mais c'est d'une habileté prodigieuse, et cela passe avec aisance par des sentiers charmants.
Et il y a, dans Hernani aussi, de mauvais vers que le temps a supprimés. Don Carlos fait au vieux comte des plaisanteries bien grossières sur ses cheveux.
Et puis, les ficelles y sont ficelles d'or.
Victor Hugo chante la femme sans la regarder. Rostand est charmant avec une femme qu'il regarde et qu'il aime.
L'émotion que nous donne Victor Hugo a quelque chose de gonflé, qui fait mal. On pleurerait avec Rostand, même en étant ridicule. Cinq ou six fois j'ai eu le coeur étranglé : j'aurais voulu être Rostand.
12 décembre.
-- Vous êtes-vous déjà battu en duel ?
-- Non, mais j'ai déjà reçu des calottes.
D'un style : « C'est fin comme la pluie. »
Louis Barthou. Déjeuner. Guitry, Capus, Léon Barthou, maître des requêtes, une femme de préfet, deux jeunes gens dont je ne saurai jamais les noms.
Le déjeuner ex-ministériel, où il faut se servir soi-même à boire. Tout de suite je sens qu'il ne faut pas faire l'ironiste, car il faudrait dire, à chaque instant : « C'est une ironie. »
« Quand j'étais ministre de l'Intérieur... » cela fait bien, au départ d'une phrase.
Ils sont intelligents, mais ils ne goûtent jamais la vie.
Léon Barthou, très bibliophile, c'est-à-dire un de ces hommes qui savent qu'il faut feuilleter un beau livre en tournant les pages par le haut, et qui a toujours les deux mains prêtes au cas où vous laisseriez tomber le livre qu'il vous fait admirer. Parole facile, aisée, dentale, trop d'accent, à mon goût. Parole d'un homme qui explique bien, mais qui n'a pas trouvé lui-même ce qu'il explique.
-- Si je redeviens ministre de l'Intérieur et que cela vous fasse plaisir d'être député..., dit-il.
-- C'est donc si facile ?
-- Oui ! Oui !
-- Contre un homme comme Jaluzot ?
-- Mais oui ! Mais oui !
-- Il vient de m'arriver la chose la plus désagréable depuis ma naissance, me dit Guitry.
Il me laisse chercher, et il dit :
-- J'ai quarante ans ce soir.
Barthou -- c'est très chic, -- ne fume ni ne boit. Il dit « vous » à sa femme.
Ils laissent à chaque phrase percer l'orgueil de leur force.
-- Ce doit être facile, d'avoir les palmes ?
-- N'en croyez rien ! disent-ils.
17 décembre.
Les feuilles remuent comme les lèvres d'un enfant qui ne sait pas sa leçon et qui a l'air de chercher ce qu'il va dire.
Porter ses livres écrits sur son visage.
Laver son linge sale en famille en utilisant, pour la lessive, les cendres des aïeux.
-- Belle femme, jolie.
-- Oui, mais ça ne vaut pas un petit garçon.
18 décembre.
Pourquoi tant écrire ? Le public ne sait jamais qu'un ou deux titres des livres des auteurs les plus féconds.
J'ai la folie des petitesses.
Se contenter de peu d'argent, c'est aussi du talent.
Les ironistes, ces poëtes scrupuleux, inquiets jusqu'à se déguiser.
Victor Hugo est si grand qu'on ne s'aperçoit même pas qu'il s'appelle ridiculement Victor, comme vous et moi.
20 décembre.
Capus me dit qu'il va mettre de l'ordre dans ses affaires, prendre une assurance pour sa femme, etc., que, d'ailleurs, il n'est pas inquiet, car, s'il venait à mourir, nous, ses amis, nous nous mettrions en quatre pour arranger son héritage de pièces.
-- Sois tranquille, lui dis-je. Tu peux mourir.
Il projette d'aller rejoindre Guitry à Sienne et à Florence. Ils ne savent pas où ça se trouve. Pas d'atlas.
-- Moi, dit Capus, je mets Florence au bord de la mer, pas loin de Rome. Ça donnera ce que ça donnera.
21 décembre.
Cette dragonne de vertu a eu son aventure.
A table, comme elle donne quelque chose à un petit chien, elle sent une main qui tripote la sienne. Elle croit à une erreur. Une seconde fois, elle offre quelque chose au chien, et la même main. Elle est furieuse. Puis, un autre tripotage à la faveur d'une tasse qu'elle présente. Elle rentre « toute rouge intérieurement ». Le lendemain, elle raconte tout à son mari qui lui répond :
-- Il devait être saoul.
-- Je n'aime pas ça, moi, dit-elle. Je suis un bon garçon. Je ne veux pas que l'on me prenne pour une coquette. Oh ! je l'aurais giflé !
-- Il est coutumier du fait, paraît-il.
-- Mais c'est un hommage ! lui dis-je.
C'est touchant et drôle, la vertu d'une femme laide. Et le mari répète :
-- Pour moi, il était saoul. Sans quoi, je lui aurais dit à notre première rencontre : « Eh bien, mon vieux, tu en as été pour tes frais ! »
Un joueur d'orgue de Barbarie s'arrête devant une fabrique de grandes orgues à tuyaux, pianos de tous facteurs, et joue un air à deux petits qui collent leur visage à la porte. On devine qu'au fond de la boutique le papa et la maman se cachent, s'impatientant de voir là ce vieil homme, et les petits presque cramponnés. Donneront-ils le sou ? Disent-ils aux petits : « A table ! A table ! » ou bien : « Vous entendez de bien plus belle musique tous les jours » ? Que va-t-il se passer ?
Rien. Las d'attendre, le vieux s'éloigne, s'aidant, pour marcher avec ses pauvres jambes, de la jambe de bois qui soutient son petit orgue.
Les deux visages se décollent, ou, plutôt, l'accordeur tire ses enfants en arrière, sort sur le pas de sa porte et dit au vieux : « Vous le faites exprès », en lui montrant tout ce qui est écrit sur la devanture. Mais, lui, il ne sait pas lire. S'il part, c'est tout simplement qu'on le chasse.
22 décembre.
Antoine dans sa loge. Des fleurs naturelles offertes par les habilleuses et les ouvreuses. Antoine est radieux.
Halévy, les yeux rouges, me dit :
Voilà le théâtre que je rêvais, sans complications. Mais nous serions peut-être perdus sur la scène du Théâtre-Français.
-- Je le déclare devant Dieu qui voit mon âme ! dit Courteline. Les hommes de ma génération, moi, Renard, nous avons compris qu'il fallait enfin oser faire des pièces sans amour. Qu'est-ce que ça peut nous faire qu'un monsieur couche avec une dame ?
-- Hé ! Hé ! dit Halévy, l'amour a du bon.
-- Je veux dire, répond Courteline, que l'amour a gêné des tas d'auteurs dans une foule de pièces.
Et il cite des titres, car il est documenté.
-- Le 9 janvier, dit-il, nous déjeunerons en veston chez Lathuile, pour fêter la décoration d'Antoine. Il faudra limiter. Trop de gens paieraient bien dix francs pour voir nos gueules.
Après la représentation les acteurs d'Antoine vont lui offrir une croix en diamant.
Dix jours à La Gloriette du 24 décembre 1900 au 4 janvier 1901.
Le train passe et son troupeau de fumées se disperse pour paître par les champs.
Il ne fait que s'arrêter, comme si une épine le blessait à la roue, un caillou à l'essieu.
Cet automne, les peupliers ont bien plus maigri que les chênes.
Les feuilles des marronniers se sont fermées en boutons gommés et passent l'hiver dans leurs cocons.
Une troupe de corbeaux s'envole. Un seul reste, par on ne sait quelle misanthropie de corbeau qui ne veut pas suivre les autres.
Des tas de fumier en ordre, comme déposés là par une troupe de géants.
Il a gelé cette nuit, et, ce matin, la terre, les arbres, les toits, ont de petites plumes.
S'attendrir sur une belle bûche qui brûle, rêver éperdument. Notre rêverie monte de nous, lente et légère comme la fumée.
La bouillotte chantonne sa prière au feu.
Canard civilisé tué près du moulin par un sauvage.
Philippe a peur du vent dans le grenier. Le vent jappe comme un chien.
Ils sont tous aussi malins les uns que les autres, mais pas plus, de sorte que, tout compte fait, cette malice ne leur sert à rien.
On entasse les betteraves dans le champ : il n'y a pas de place dans les fermes, et elles sont mieux dehors. On les recouvre d'un lit de paille, puis de terre. On dirait, de loin, des petites maisons récemment bâties, et deux ou trois betteraves, piquées au faîte, font les cheminées.
Que de souvenirs mes yeux retrouvent sur les couvercles du petit poêle à deux marmites !
Ah ! les feuilles de buis qu'on y faisait tordre comme des insectes !
Comme une étincelle qui s'échappe des cendres et, après un bref éclat, va mourir dans la suie.
La maison. A chaque chambre on change de climat.
Le goût de la mort ne peut aller sans le dégoût du reste.
Les nuages vinrent du nord. Le coq du clocher se raidit sur son pic de fer. La pie était embarrassée de sa queue, comme d'une robe à queue. Les perdrix volèrent comme des pigeons, et le vent, furieux, dressa les lièvres debout dans leurs gîtes.
Par les carreaux de sa porte vitrée, on peut voir la vieille qui somnole au coin du feu.
Elle est courbée, la tête pas loin de ses pieds. Elle ne se tiendra plus comme il faut, que morte.
Y a-t-il en elle plus de vie, et d'une autre qualité, que dans la bûche qu'elle regarde ?
La bûche croule jusqu'au sabot, jusqu'au chausson, Le pied se retire, la tête se redresse. C'est la bûche qui ranime la vieille.
Leur affection mêlée de reproches pour les bons poêles qui brûlent trop de bois.
Les mauvais sourires, épars, des morts dans les maisons qu'ils habitèrent et où nous entrons.
On ne s'habitue pas vite à la mort des autres. Comme ce sera long, quand il nous faudra nous habituer à la nôtre !
Il faut la trace longuement appuyée d'un vivant pour effacer la trace d'un mort.
Ils sont jeunes quelques années à peine, quelques mois. Très vite, ils n'ont plus d'âge, mais ils restent vingt ans comme ça.
Ils me font l'effet d'une peuplade de pauvres sauvages pas méchants.
Mon père. Tout-à-l'heure, la main sur le bouton de la porte, j'ai hésité. Par peur ? Non. Avant d'ouvrir, je lui ai donné le temps de quitter la chambre où il doit revenir.
Un jour, il se fera surprendre.
Les morts, comme l'air, habitent -- c'est sûr -- là où nous ne sommes pas.
Demain, ma mère sera morte. Je connaîtrai un fantôme de plus.
Rêver, rêver éperdument, et n'en rien faire paraître. Etre des puits où dorment de pâles vérités.
Poëte, ne cherche pas autre chose. Tu as été créé et mis au monde pour être la conscience de tout ce qui n'a pas de conscience.
Mon frère est déjà aussi loin que mon père. Déjà même il passe derrière. La lutte silencieuse des morts dans notre souvenir. Ils ne se battent pas. Ils s'écartent sans bruit les uns les autres, avec une force irrésistible.
En chasse. A toutes ces petites maisons isolées, perdues, on dirait : « Rapprochez-vous donc du village, de nous, de la vie ! »
Rêver, c'est comprendre en artiste.
Il y a des endroits et des heures où l'on est tellement seul qu'on voit le monde entier.
Oh ! celui-là, c'est un pauvre pauvre.
La moitié de l'écorce d'un arbre ignore le vent du nord.
Le corps est le bon chien de notre âme aveugle.
Tempête, éclaircies. Le soleil réunit ses rayons en un riche balai et chasse, de droite et de gauche, les nuages qui se reforment en bougonnant.
Paysan, j'eusse été le malin grand rouge. J'aurais été le meneur aux élections ; mais on ne m'aurait pas nommé maire, parce qu'on se serait défié de moi.
Tableau d'une vie supposée. J'aurais fait un riche mariage, avec la fille du fermier.
(Titre : Le Dégoût de tuer. La grande décision : je ne chasse plus. Puis, un an après, j'empêche Philippe de chasser.) L'écureuil. Il n'est pas comme la pie : il ne distingue pas une arme à feu d'un bâton. Il grimpe à l'arbre, se cache et se croit en sûreté. Je ne vois que son nez. Au premier coup de feu, il glisse de stupeur et se raccroche, se cramponne. Il est mort. Non, il remue. Second coup de feu ! Il tombe. J'ai tué ce gracieux animal inoffensif qui ramène sa queue sur sa tête pour se mettre à l'abri quand il pleut.
Brute !
Pour m'excuser, je dis que ça amusera Baïe : elle n'a même pas voulu y toucher. Meurtre inutile, et le remords s'enroule dans mon coeur.
L'oiseau, ce fruit nomade de l'arbre.
Si un seul cochon savait sa destinée, avec cette gueule, ces dents, ces cris, cette tête lourde et puissante, la race humaine aurait vite le dessous.
L'intérieur d'un cochon est frais comme le trousseau d'une mariée Quel beau linge que cette toile de graisse qui se détache !
Il n'y a d'inutile, en lui, qu'un petit sac d'amer. Les chiens mêmes n'en veulent pas.
Ce que nous avons de plus inutile, c'est peut-être aussi notre amertume.
Ils ne préfèrent rien à la soupe. Ils mangent avec gourmandise l'oignon cru.
En hiver, ils ne boivent pas en mangeant, non qu'ils n'aient pas soif, mais l'eau est trop froide.
Inlassables, tous les jours ils se remettent à vivre.
Nature. Plus rien, que le corbeau et la pie, le deuil et le demi-deuil.
-- Vous êtes venu passer les fêtes ?
Ils parlent comme des gens de Venise.
On les voit, le matin, éclairer avec leur bougie leur pauvre réveil.
-- Ragotte aime bien ferrer ses sabots, dit Philippe, parce que, quand elle va à la messe, les clous « poteillent » sur les dalles de l'église.
Mais Philippe ne ferre pas les siens : ce n'est pas économique. Il marche mieux avec des sabots qu'avec des souliers : c'est plus léger. Une paire de sabots coûte 25 sous. Il en use une douzaine par an.
Il faut presque un cent de clous pour les ferrer, et les clous valent de 15 à 16 sous le cent. Les ferrer ne sert que pour le verglas.
Le rapide petit galop du feu dans le poêle.
Les prêtres vendent la peau de la Grande Ourse avant d'avoir le ciel.
Je connais mon chemin, comme un ruisseau, le sien.
Fils de fer vêtus de la laine des moutons.
Ce qui perd le lièvre, ce sont ses ruses. S'il ne faisait que courir droit devant lui, il serait immortel.
Perdrix rouge, rubis, oiseau précieux de cette désolation.
Le vent ne dort pas, cet hiver ! Il se lève à chaque instant.
Le ciel propre comme un verre.
Les dindes noires comme les petites filles qui vont en classe, encapuchonnées.
Le dernier jour de l'année, la plus grosse femme se sent mélancolique.
Il reconnaît que « ça ne va pas bien », quand il met plus de sept jours à fumer son paquet de tabac.
Philippe confond « prodigue » et « avare ». Pour signifier qu'il les ménage : « Je suis prodigue de cartouches », dit-il.
Les Philippe se ressemblent, au même foyer, comme un soufflet et une marmite.
A quatre heures du soir ils mettent la soupe au feu. Assis, les mains tendues à la flamme, ils rêvassent, tandis que l'horloge bat comme le coeur de la maison.
Ils sont moins vivants qu'elle.

 

 

Année : 1901

 

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016