BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1901


1er janvier.
Les vieux de Germenay portent des bonnets de coton noirs toute la journée.
D'une femme commune, ils disent qu'elle ne ressemble pas à une dame.
Les moineaux gonflent leurs plumes au haut des branches et paraissent énormes.
La nature a fait bien du tort à mon cabinet de travail.
J'ai le goût du sublime, et je n'aime que la vérité.
Ce qui reste d'un feu pour qu'on ne puisse pas dire qu'il est éteint, Philippe l'appelle « l'âme du feu ».
Un jour, à Paris, pendant l'Exposition, Borneau a passé devant la maison du Président de la République, mais il n'a pas osé entrer.
Inondation. Toute la rivière est renversée.
Venise, oui, je sais. Le soir, c'est presque aussi bien illuminé que la gare de Lyon.
Eugénie Nau me raconte son enfance à Châtellerault. Son père était paysan. Dans la rivière toute proche on n'avait qu'à jeter un filet « avec une épingle au bout » pour pêcher un poisson gros comme la cuisse.
La bonté ramollit peut-être, et c'est ce qu'on peut dire de plus fort contre elle.
Je suis la vie pas à pas, et la vie ne fait pas un livre par an.
Au cimetière de Pazy. Une tombe. Dans un coin, une femme de pierre, à genoux, pleure, avec une bien vilaine grimace. Elle écrase à terre la flamme d'une torche. Il y a aussi une urne brisée. Il y a tout. C'est laid et touchant, et c'est unique dans ce petit cimetière de campagne.
Un petit vent ulule dans les sapins.
Leur confiante habitude de manger, toute la vie, leur soupe dans la même écuelle, c'est le symbole de l'union du ménage Philippe.
Ce Journal me vide. Ce n'est pas une oeuvre. Ainsi, faire l'amour quotidiennement, ce n'est pas de l'amour.
8 janvier.
La vie mène à tout, à la condition d'en sortir.
-- C'est profond, ça !
-- Et bête comme tout ce qui est profond. Et ceci même ne veut rien dire.
Dès qu'un homme perd une femme, il a au menton quelques poils de Barbe-Bleue.
Ils écrivent leur théâtre sur le papier. Ils ne voient ni des personnages, ni des acteurs sur la scène. Ils écrivent leur pièce en l'air. Ils font du dialogue n'importe où, entre n'importe qui. Celui de Capus n'est que dialogue du plus spirituel des journalistes.
Les bonnes pièces en trois actes sont courtes. Hervieu a eu la probité de faire court.
M. Vernet souffre plus que les autres du départ d'Henri, mais il ne peut pas le retenir.
-- Je sens bien, dit-il, que si vous restiez ici quinze jours de plus, je serais cocu.
-- J'ai eu, dit Tristan, l'idée d'un homme qui serait à la fois aveugle et paralytique, et qui, malgré la fable, ne tirerait aucun avantage de cette double infirmité.
Nous avons de l'amour pour une ou deux femmes, de l'amitié pour deux ou trois amis, de la haine pour un seul ennemi, de la pitié pour quelques pauvres ; et le reste des hommes nous est indifférent.
10 janvier.
Hier, enterrement de la femme de d'Esparbès. Devant moi, Roguenant, tout blanc, Léon Daudet, Barrès avec un pantalon à carreaux verts et un pardessus à poils bizarres. Un homme embrasse d'Esparbès et lui dit : « C'est un vrai malheur ! » Une petite actrice suffoque, l'aperçoit et se précipite, les bras ouverts. Un vieillard lui tapote la joue. Des gens nous laissent passer. La mort a un coupe-file.
Le cercueil dans ce wagon. Oui ! C'est bien le voyage, le grand départ.
12 janvier.
Comédie-Française. Horace. L'unité de lieu plus commode que gênante : on n'était pas, à chaque acte, obligé de recréer une atmosphère nouvelle.
Horace, un rhétoricien qui tue sa soeur.
16 janvier.
Victor Hugo. Hier soir, lu Dieu. C'est Dieu lui-même jetant, du ciel, des avalanches de beaux vers.
Il vient dîner. Il a eu encore la diarrhée toute la nuit. Il ne garde rien de ce qu'il avale. Il se lève trois ou quatre fois la nuit. Il connaît tous les chalets de nécessité.
Comme tout cela met en appétit !
Victor Hugo était au centre de tout. Tâche d'être ton tout. Tiens-toi au centre de toi-même. Sois le Victor Hugo de ta vie intérieure et quotidienne.
Titre : Le Père. Ce que j'en ai connu, puis deviné. Et ce que j'invente.
Paul a l'air d'un cyprès, Alfred, l'air d'un linceul.
Et Jules, quand Lucien n'est pas la, d'être seul.
C'est comique, de voir dans la rue deux jeunes filles en grand deuil, deux soeurs, qui se mettent à rire comme des folles.
Sa fiancée lui a dit : « Je mourrais d'amour pour vous que -- voici le budget que je viens d'établir -- je ne pourrais pas vivre à moins de 18.500 francs par an. » Sa belle-mère, qui est coquette, jeune encore, et fanée, il l'appelle « la vieille bergère ».
Il a dû avoir avec sa fiancée des histoires délicieuses. Il veut de moi comme témoin. Il a dû lui dire, à elle : « J'aurai un témoin rigolo. » Elle lui a fait une scène parce qu'un jour, sous prétexte qu'il avait la grippe, il n'a pas profité de ce qu'ils étaient seuls dans une voiture pour l'embrasser. Il lui trouve mauvais caractère, alors qu'il devrait l'aimer davantage pour cette scène.
A propos de je ne sais quel mot sentimental, il me tend la main. Je ne lui donne pas la mienne, parce que je suppose qu'il veut rire. Il insiste. Enfin, je me décide, mais il l'a retirée. Moins dur que moi, il la rapporte : c'est heureux que j'aie attendu.
18 janvier.
La vie m'échappe : je ne la tenais que par ses petits bouts.
20 janvier.
Théâtre-Antoine. La Petite Paroisse. Daudet et Hennique. Léon Daudet se promène très à l'aise et dit que ça ne le regarde pas, qu'il n'a pas assisté à une seule répétition, qu'il se désintéresse. On ne relève pas le rideau au premier acte. Daudet est un charmant illustrateur, mais ce qu'il illustre est commun.
On dirait, de temps en temps, une fleur vraie attachée à une tige de laiton.
23 janvier.
On offre à Antoine un bronze de Rodin : un homme et une femme couchés. Je n'ai aucune sympathie pour ces joujoux sans vie. Il me semble qu'avec un canif et une carotte... Pas de discours. Antoine dit quelques mots. On boit le champagne ; seul, Courteline, toujours le même, boit de la bière.
Je suis seul à porter ma décoration sur mon pardessus. Les autres ont plus de courage. Ils ouvrent franchement leur pardessus pour montrer la boutonnière de leur veston, au risque d'attraper une fluxion de poitrine.
Hier, 22, anniversaire de la mort de Maurice. J'y ai à peine pensé. J'ai une mémoire ingrate. Je m'en excuse par un dédain de plus en plus sincère pour les choses sérieuses. Tout n'est que blague.
Dans une causerie confuse où nous ne faisons parfois que balbutier, Tristan m'excite au travail.
-- Vous lisez trop, me dit-il. Vous prenez trop de notes. Vous êtes trop rare, dans tous les sens. Vous écririez très bien un livre d'aventures, car je vous ai entendu faire de bonnes critiques sur les drames. Et puis, si je n'espère pas, moi qui vous connais, que vous arriverez à m'étonner, je suis sûr que tout ce que vous ferez sera bien et élargira le cercle de vos lecteurs. Vous n'avez pas utilisé tout ce qui dort en vous, de souvenirs.
-- Oui, dis-je, mais aucun motif, excepté le désir -- et je ne l'ai pas -- ou le besoin -- et je l'aurai, hélas ! d'ici peu -- n'est assez fort pour me pousser à produire. Je ne tiens pas à exploiter ce que je trouve : la note me suffit. Et puis, je n'ai pas d'inquiétude sur « la quantité » de mon oeuvre. Songez que j'ai encore une vingtaine d'années devant moi, et il faudra bien, que je le veuille ou non, que mes livres s'ajoutent à mes livres. Et puis, il faut lire. Et puis, il y a des tas de choses à comprendre.
24 janvier.
Raynaud me demande quel est mon protecteur, l'homme en vue (est-ce France ? Lemaitre ? Rostand ?), qui dit partout du bien de moi, qui donne partout le mot d'ordre, l'homme grâce auquel on ne pouvait pas, voilà un an, ouvrir un journal sans lire : « Qu'est-ce qu'on attend pour décorer Jules Renard ? » l'homme qui obligeait Le Petit Journal, par exemple, si peu au courant des choses de la littérature, à dire du bien de Poil de Carotte.
Un peu ahuri, je réponds :
-- Tout ce qui m'est arrivé, ce fut pour trois raisons : je le mérite, je ne l'ai jamais demandé, et il y a eu dans mon cas, comme dans tous, un peu de snobisme et de chance.
Selon lui, toute une organisation de succès existe. Cyrano n'est pas spontané, d'Esparbès s'est mis dans le sillage de Haraucourt, etc. ! Il admire le génie de Moréas, ce Lamartine pur. Il finit par avouer que ce n'est pas extraordinaire, pourvu que je lui accorde que chez lui l'expression simple est toujours adéquate à la pensée simple.
27 janvier.
Si, par hasard, au pauvre homme que je suis, homme de ménage et de cabinet de travail, il arrivait d'être follement épris d'une femme, je ne saurais comment le lui dire ni auquel de ses signes comprendre que je pourrais me déclarer.
-- Oui ! va toujours, beau masque ! Voulez-vous que je vous aide ?
-- Oh ! comment ! Vous croyez ?... J'ai parlé en général.
-- Tant pis, dit-elle.
28 janvier.
Un faisan, c'est un coq de château, dit Baïe.
Un de ces hommes de goût pour qui le mot « bronze » signifie objet d'art.
Elle et lui se tiennent embrassés comme les deux boules du fermoir d'un porte-monnaie.
-- Je vous apporte mes voeux.
-- Merci. Je tâcherai d'en faire quelque chose.
Je dirai le contraire de Balzac. Ecrire, est-ce que j'ai le temps ! J'observe.
L'hostilité de deux légionnaires qui se croisent : comment ! Lui aussi, il est décoré ?
M. Vernet. Faire de lui un type très comique, une espèce de Sganarelle raisonnable et lâche, honnête et pas fort, émouvant et ridicule.
Style trop serré. Le lecteur suffoque.
Victor Hugo. Ses éboulements de vers.
Une petite fille en cage derrière une grande harpe ondulée, grattant avec ses doigts les barreaux de sa cage.
Les poëmes de nos rêves dont la raison fait, au réveil, ce que le soleil fait de la rosée.
Brieux, tout seul à la terrasse de Julien, tête nue en plein hiver, son haut-de-forme loin de lui, lit un journal en buvant une absinthe. Voilà un homme de théâtre.
Victor Hugo ne nous permet d'original qu'un peu de finesse.
Ce que Dieu, qui voit tout, doit s'amuser !
30 janvier.
La rose a la couleur de la pudeur mais elle a aussi celle du mensonge.
-- Je vous ai donné cette devise, dit Mendès : chacun pour moi.
31 janvier.
XVIe siècle : une langue qui pousse de tous côtes. Un printemps de langue. C'est vert, c'est mêlé, c'est dangereux, c'est bon.
-- La Chambre n'a compté, ces derniers temps, dit Léon Blum, que deux orateurs : Jaurès et Clemenceau. Jaurès est un candide. En prose, il égale Victor Hugo. Il a supplié Millerand de n'être pas ministre ; mais, Millerand une fois ministre, il l'a soutenu. Il est désintéressé. Il ne souffre que de l'inintelligence de certains socialistes. Comme on critique le détail d'un de ses discours, il répond : « Est-ce que je me rappelle ce que j'ai dit ! » L'homme libre est celui qui ne craint pas d'aller jusqu'au bout de sa raison. Viviani est un homme de proie que je ne crois pas tout à fait désintéressé. Barthou a osé prendre la responsabilité de la chute du ministère Brisson. Brisson est un homme incorruptible, de cerveau limité, mais dont les quelques idées me sont agréables, ce qui me suffit. Waldeck-Rousseau est intelligent, mais pas supérieur à un Freycinet, par exemple. Clemenceau est l'homme de la riposte incomparable, pendant vingt minutes, à la tribune.
Je lis dans La Revue blanche le dernier chapitre des Mémoires d'un fou. Flaubert a commencé par où Maupassant a fini, par les grandes banalités. Ça rappelle Sur l'eau, mais c'est trop tôt. Il n'y a pas, comme dans Sur l'eau, la vie d'un homme.
4 février.
Je dis à Tristan que Victor Hugo, à trente-quatre ans, voyageait incognito et trouvait son nom sur des murs d'églises.
-- Oui, à sa seconde visite, dit Tristan.
5 février.
Après sa scarlatine, sa coqueluche, son point de pleurésie, que va-t-elle avoir ? La figure d'un médecin qui ne comprend plus. Cette fièvre persistante... Il finit par dire :
-- Je ne suis pas inquiet, mais je voudrais voir Hutinel.
A ce nom, j'ai à la gorge la petite boule que j'ai déjà eue quand le vieux docteur Bouchut nous a dit de Fantec : « C'est le croup. »
Il ausculte. Baïe n'en peut plus respirer. Il sent que le foie a grossi ; le point pleurétique, qui n'augmente pas, n'a pas diminué.
-- Je ne suis pas inquiet, dit-il, mais je ne trouve aucune explication à cet état général.
Marinette et moi, nous n'osons plus parler ni nous regarder, car les yeux parlent trop. Comme on imagine facilement la mort de ce petit être ! Ce souffle court et rapide, c'est la vie. Pourquoi ne cesse-t-il pas brusquement ?
Et mon égoïsme infini me fait songer : « J'ai vu mon père. J'ai vu mon frère. Peut-être faut-il encore que je voie ça. » On est égoïste. Tout de même, j'accepterais bien l'échange : m'en aller pour qu'elle reste. Quand je suis très ému, naturellement.
J'aurai eu une vie d'égoïsme, et je pourrai dire, cependant, qu'il a ses limites : il y a des minutes où l'on y renonce.
Et cet homme qui va venir demain, le dieu, qui surprendra notre respiration et qui parlera peut-être au hasard, croyant d'ailleurs être sûr de ce qu'il aura dit !
Onze heures du soir. Toujours ces quarante de fièvre, ce petit corps qui brûle, ce foyer intérieur qui dévore une petite âme : un reflet de la flamme s'écarte sur une joue. Sous ses paupières baissées, dort-elle ? Dors-tu ? Les paupières se relèvent. Elles seules ont la force de répondre.
Et la maman qui est là, elle donnerait sa vie goutte à goutte, dût-elle perdre chaque goutte en souffrant tout entière. Qu'est-ce qu'un coeur d'homme de lettres près du sien !
6 février.
La nuit passée, je n'ai plus peur de ce que va dire un homme qui, pour parler de ce que j'ignore, n'en est pas moins capable d'erreurs. Et, d'abord, Hutinel me prend pour mon domestique et ne me salue pas. Premier conciliabule entre lui et Collache dans mon cabinet de travail. C'est long.
Il monte. Questionnaire sur l'état habituel de la petite, sur son enfance. Et les parents ? Je crois qu'il s'agit des miens, mais c'est de nous, de moi.
-- Pas nerveux ?
Oh ! si. La langue, l'intérieur de l'oeil, le ventre. Auscultation.
Un mot inintelligible à Collache : c'est peut-être le seul vrai.
Il se redresse, rassure par quelques mots et redescend avec Collache dans mon cabinet de travail. C'est l'instant pénible. Ils remontent.
-- Eh bien, madame, voici la vérité ! Nul danger pour maintenant. La pleurésie n'augmente pas. La fièvre tombera. Convalescence à surveiller de très près. Voici ce que nous vous conseillons.
Ordonnance. Alimentation au lieu de diète. Autres gouttes. Poitrine dans un corset d'ouate. Convalescence : la campagne d'abord, puis, en été, un mois de Suisse. Repos complet, vie de petit animal.
-- Et le pays où est Rostand ?
-- Non.
Hostilité contre Grancher.
-- C'est moi, dit Hutinel, qui ai trouvé la pneumonie de Rostand.
7 février.
Capus. Son genre d'esprit.
-- Je vais entrer dans cette boutique, dit-il, pour me faire dresser le hair. (Hair dresser.)
Il en sort, et pas content, disant :
-- Je n'y remettrai plus jamais les cheveux.
XVIe. Orthographe. Ils cachaient leurs jolis mots sous des lettres comme un nid dans des broussailles.
La vérité vaut bien qu'on passe quelques années sans la trouver.
A Montesquiou qui lui lit de ses vers :
-- Vous devriez, dit Bloy, me donner votre argent.
Fantec. Qu'il lise ce Journal quand il en sera digne.
8 février.
Guitry est un destructeur ; mais il détruit ce qui encombre. Il a un mépris sans pitié pour ce qu'il appelle la boue.
Comme il doit débuter dans Le Misanthrope, je lui demande :
-- Et après ?
-- Après, je m'en irai. Sauf L'Ecole des femmes, que je ne peux pas jouer, aucune pièce ne me tente.
Il a terriblement raison, pour un acteur ! Que n'est-il grand seigneur, très riche !
-- Sans doute, dit Brandès, on vous discutera dans le rôle du Misanthrope.
-- Me discuter ! s'écrie Guitry. Qu'est-ce que ca peut me faire qu'il y ait, çà et là, trois imbéciles qui se réunissent pour me discuter ! Ça vous fait quelque chose, à vous, Renard, l'idée qu'on va vous discuter ?
Disant ce mot, il a les lèvres, le nez, les yeux, crépitants de mépris. Il bouillonne de dédain.
Visite d'un ancien camarade de Maurice, élève du père Rigal. Oh ! l'homme sinistre ! A quoi sert-il ? Il est utile comme un cheval qui traîne des choses.
On se croit rien, et tout à coup on voit un abîme entre ce qu'est ce pauvre homme et le peu qu'on est. On pense qu'un Waldeck-Rousseau en reçoit comme ça des centaines.
Il dit : « Je me rappelle de... »
-- Vous ne me reconnaissez pas ! Tout le monde me reconnaît, pourtant.
On le retient, à cause des souvenirs.
Il est plein de mépris pour d'anciens camarades qui n'ont pas réussi. Il connaît « des chics types » qui se font de 20 à 30.000 francs par an, carrément.
On fait effort. On a peur de le froisser.
Tout de même, il n'ose pas aller trop loin, et il part en disant : « Au revoir, monsieur Renard. »
-- On a joué une pièce de vous, dit-il.
-- Il y a trois ou quatre ans, oui.
-- Ah ?
-- Dans un petit théâtre, rue Saint-Lazare.
-- C'est bien possible. Je ne me souviens pas.
Il n'y a qu'avec ces hommes-là qu'on renonce à parler de soi, tant c'est inutile.
-- J'ai vécu, dit-il. Je me suis bien amusé, et, en six ans, j'ai tout de même mis dix mille francs de côté.
Ils n'ont de commun avec nous que la certitude qu'on n'arrive à rien sans travailler, mais de quel travail ? Ils méprisent les fonctionnaires, et on les entend dire : « J'ai conquis mon indépendance, moi, mais au prix de sacrifices sérieux. »
-- Non, dis-je. Je ne vous reconnais pas.
Il en est visiblement froissé, car il tient, lui aussi, à être reconnu, à avoir une personnalité. Je m'excuse : moustaches en plus, cheveux en moins, « et puis, vous étiez plus grand que moi. J'avais pris l'habitude de vous regarder de bas en haut ». Enfin, je reconnais les plis du rire du jeune homme qu'il était.
-- Allez donc voir Bouillet, le pharmacien, me dit-il. Il est très gentil, et puis, c'est un type. Il vous fera rire.
Au lieu de répondre que j'irai, je dis que je ne sors pas.
-- Tiens ? Pourquoi ?
Et il me faut expliquer, barboter.
Il me parle aussi d'un tel -- parce que je lui dis que ma petite fille est malade -- qui est mort en douze jours d'une fièvre typhoïde, « le 22 janvier, oui, je dis bien, le 22 », et qui faisait déjà dans son commerce 3 ou 400.000 francs d'affaires.
Il regarde l'affiche de Poil de Carotte.
-- Ah ! c'est de vous aussi, cette pièce ?
-- Oui, c'est de moi.
-- On en a dit aussi du bien, je crois.
-- Oui, oui. Et les Belleville ? Vous rappelez-vous les deux frères Belleville ?
Il n'est même pas surpris que je détourne la conversation.
9 février.
Guitry dîne chez Henry, en face de Forain et de Paul Robert. Ils dînent comme des chiens de faïence. Forain et Guitry ont été des camarades de dèche. Aujourd'hui, ces deux hommes gagnent beaucoup d'argent, dînent à 25 francs, se disent à peine bonjour et se méprisent, heureux d'avoir eu l'Affaire comme prétexte. Moi, je ne salue pas. Il est vrai que j'ai baissé les yeux le premier.
11 février.
Je vous remercie, madame, de votre accueil indifférent.
12 février.
Guitry me présente à Pol Neveux, le chef de cabinet de Leygues. Neveux me dit trois ou quatre fois qu'il est enchanté. C'est un grand garçon qui ne cesse de se passer, au sens exact, la main dans les cheveux. Il me raconte, lui aussi, son père, qui trouvait trop compliqué de mourir à Paris quand à la campagne c'est si simple !
13 février.
Baïe. Tout à coup la fièvre tombe, comme un linge brûlé.
Dans un graphique de fièvre, les petits clochers de la fièvre.
Si celui qui se noie joint les mains pour prier, n'est-il pas perdu ? Qu'il nage donc toujours !
15 février.
Baïe. Hutinel la trouve mieux. Il veut qu'on attende à mardi ou mercredi pour la ponction, s'il y a lieu. On lui dit qu'elle a assez du lait. Aussitôt il cite Tartuffe :
Il est avec le ciel des accommodements. Donnez-lui toujours du lait, mais déguisé. Moins de fadeurs. Du fromage même. J'ai donné à un petit enfant, je me rappelle, tenez -- il me désigne comme si je la connaissais --, la petite fille de Jules Simon, -- du gruyère. Elle doit être mariée maintenant. Donnez du poulet haché menu dans le bouillon, des fruits cuits, des compotes de prunes et de cerises.
Regardant à chaque instant le Poil de Carotte au-dessus de Baïe, il s'abandonne, s'oublie, rêve presque.
La médecine n'a de certain que les espoirs trompeurs qu'elle nous donne.
Hutinel. Leurs adverbes : bactériologiquement.
Quand il tapote sur ses doigts, à l'auscultation, et qu'il découvre une belle différence de sonorité, il détache haut le doigt, comme un pianiste. Il a le dos au feu. Ses doigts sur son derrière frisent de la chaleur.
Gras dans une redingote dont l'ouverture fait un beau clocher sur ses fesses.
« Notre situation sanitaire », disent-ils, comme si, à eux deux, ils soignaient tout Paris et la France.
18 février.
Molière. Ce qu'il a de plus admirable, c'est sa langue. Rien de plus dramatique que les scènes de L'Avare entre le père et le fils. Le monologue de l'avare semble un peu un monologue pour acteur. C'est le delirium tremens de Coupeau. Ça emballe le public, mais ça sonne un peu faux.
Et les jolies scènes d'amour ! Courteline dirait qu'elles encombrent le théâtre de Molière : elles sont d'exquis repos.
Les mots rappellent comme des perdrix.
Baïe prévoit, et le redoute, qu'elle peut être tout le temps malade, passer toute sa vie dans un lit, mais elle ne prévoit pas encore qu'elle peut mourir. Elle est là, toute seule dans son lit de malade, à ne pas songer à la mort.
Les petites baleines courtes de ses mains maigres.
Toujours coiffé de travers comme un pot à colle.
L'espèce d'angoisse qu'on a en disant, en écrivant du mal de Dieu.
-- L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on n'a pas, dit Guitry.
On va voir un malade pour lui raconter toutes les maladies qu'on a eues ou qu'on a vues aux autres.
Je n'ai même jamais eu la chance de manquer un train auquel il soit arrivé un accident.
Je m'exerce à rire, chaque matin, une bonne heure, afin de mériter le beau nom d'auteur gai qu'on a bien voulu me donner.
-- Je te donnerais bien mon joujou, dit l'enfant, mais je ne peux pas : il est à moi.
Ah ! que n'ai-je, moi aussi, en naissant, coûté, la vie à ma mère !
Ecrire toute la vie de Poil de Carotte, mais sans arrangement : la vérité toute nue. Ce serait plutôt le livre de M. Lepic. Mettre tout. Oh ! que j'étais embêté quand il me fit des aveux à propos de cette petite fille jolie et sale !
Parfois, je voudrais apprendre que je ne suis pas son fils : ça m'amuserait. Ne pas même dire que je suis son fils. Tout dire avec un cynisme tout nu.
Finir, après sa mort, par une sorte d'hymne à petits traits, en son honneur. Un livre qui fasse hurler et pleurer.
Je n'écris pas pour ma petite soeur.
Ce chapitre, je l'ai déjà fait, mais mal. Je le recommence.
Tantôt, il me racontera sa vie, tantôt je la devinerai.
Il cite le Christ à tout propos. Vacances. Diligences. Il porte le sac.
Ses photographies.
Je raconte ce livre comme un homme.
-- Madame Lepic, elle était fraîche. Je couchais avec elle sans l'aimer, mais avec plaisir.
Et, tandis que j'écris, je sens mon coeur se fondre.
Il me donnait des conseils d'économie.
Marie l'aguichait, mais il n'a jamais rien pu faire, parce que la vieille, à chaque instant, rentrait par la porte du jardin.
Pourquoi me gênerais-je d'écrire ce livre ? La moitié de mes personnages sont déjà morts ; les autres mourront demain ou après-demain, et pas à cause de mon livre.
Sa première fille, il lui disait : « Si tu cesses de m'aimer, tu ne me le diras pas. »
-- Je courais, en montant l'escalier, pour la revoir plus tôt.
-- Et moi ?
-- Oh ! toi, tu es venu sans que je le veuille.
-- Ça ne me froisse : pas.
Je ne l'ai vu qu'une fois travailler.
-- Ces gars-là, disait-il des ministres.
Il me méprise parce que je n'ai pas l'air de me préoccuper des femmes. Ses histoires scabreuses me gênent plus que lui. Je me détourne, non pour rire, mais pour rougir.
La chasse. Scène de jalousie entre lui, Maurice et moi. Envie de se flanquer une tripotée à trois.
Baïe voudrait une baleine dans un bocal.
Donnez-moi des poissons rouges dans un bocal, et je rêverai votre Orient.
Il n'est pas bon qu'un chef-d'oeuvre soit connu pleinement, du premier coup. Il faut laisser aux générations à venir le temps de le faire. Sinon, elles révisent.
D'un enfant malade, les gens vous disent : « Ce n'est rien », ce qui veut dire : « Ne m'en parlez pas davantage. »
M. Lepic. Il insiste beaucoup sur l'affection qu'il a pour cette petite fille. Peut-être qu'il m'aime autant, mais il insiste moins.
-- Depuis, dit-il, tout m'est égal.
L'obscur plaisir que j'ai à débiner mon frère quand nous parlons de lui.
Ses théories sur les frères.
C'est ce cochon de dame Nature.
Cette espèce de bain brusque, émouvant et chaud, qu'on prend à l'idée de la mort.
20 février.
M. Lepic. Parfois, aussi, j'éprouve le besoin qu'il me donne sa malédiction. Mais à propos de quoi ?
Hutinel. C'est un grand médecin pour qui les chères petites malades se font belles dans leur lit.
Ça ne coûte rien à ces jeunes poëtes de faire cinq actes en vers pour coucher avec une actrice.
Puissé-je avoir le courage de raconter aux autres la vérité que je n'ai pas le courage de me dire à moi-même !
21 février.
M. Lepic. Sur ce, je résolus de me marier. Son attitude. Il se chauffe. Au morceau de musique, il dit : « Oui ! » On n'entendit pas le mot « Assez ! » mais on entendit qu'il le pensait.
-- Puisque vous avez tout arrangé sans moi...
En 70, on l'accusait d'avoir correspondu avec Bismarck.
Je le vois avec les yeux de l'enfant, puis, du jeune homme, puis, de l'homme. Sa mort.
Ça m'amuserait, d'apprendre qu'il est cocu, que je ne suis pas son fils.
Ça m'expliquerait bien des choses, mais il n'y a qu'à moi que ces choses n'arrivent pas.
Pour faire prospérer ma famille je n'aurai qu'à faire le contraire de tout ce que je vois.
Sa haine pour les curés.
Je tâche de les faire divorcer. Dialogue entre lui et moi dans l'écurie, mais Mme Lepic avait écouté à la porte.
Parfois, j'ai peur qu'il me donne une calotte ou me décharge son fusil en pleine figure.
Guitry, dans une longue robe de chambre à fleurs, ressemble au Bourgeois gentilhomme. D'ailleurs, il nous en lit à merveille.
Au fond, nous jouons un peu à la société des quatre amis : Boileau, Molière, Racine et La Fontaine. Nous laissons seulement dans le vague la question de savoir qui est Molière, qui, La Fontaine. Nous sommes tous délicieux, exquis.
Brandès, très belle en garde-malade, qui vient de perdre une tante dont elle porte le deuil.
Et voici Tristan qui doit être de plus en plus persuadé que personne n'est digne de lui dénouer les cordons de ses chaussures, car ils ne sont jamais noués.
Oui, la nature est belle. Ne t'attendris pas trop, toutefois, sur les vaches. Elles sont comme tout le monde.
25 février.
Oh ! cet incorruptible thermomètre qui monte toujours à la même heure ! On en a chaud.
Et dire que, sans lui, on ne s'apercevrait peut-être de rien, et qu'à la campagne un enfant qui n'aurait que cette fièvre courrait dans les rues ! C'est rageant.
Je m'approche d'elle, à la tête de son lit. Couchée derrière les barreaux, elle dort déjà. Je lui dis un petit bonsoir doux, prolongé, et j'attends. Mais elle grogne dans sa cage : elle n'a pas faim.
Femme. Après un gros chagrin, elle se poudrerait aux tempes pour faire croire que ses cheveux ont blanchi.
Moi aussi, je mets de l'argent de côté, mais pas du bon côté.
Musset, un Rostand avec plus de naturel, mais il sera toujours nécessaire aux jeunes gens. A trente ans on le comprend moins. Ce n'est pas ennuyeux : c'est plutôt inintelligible. Et puis, dans Les Nuits, avec la dernière grossièreté le poëte refuse de répondre à la Muse.
Et puis, tout ça, c'est de la poësie de bravoure.
N'importe quel panache ! Ils n'ont même pas la peur -- pudique, -- de rester en panne.
Et cette abondance mécanique de poëte ! Que de vers ! Que de vers pour qu'on dise de temps à autre : « Ça, c'est bien ! »
27 février.
Hier, Guitry m'a dit, presque avec pudeur :
-- Je vais tout de même vous lire la première scène de ma pièce, quelques répliques, jusqu'à ce que je m'écoeure moi-même.
Et il apporte une chemise où je lis le mot Feuilles. Elle contient, en effet, des feuilles.
Il lit, et c'est très bien. C'est du Donnay, pas du moins bon, avec des trouvailles d'acteur.
Une histoire d'adultère qui a l'originalité de n'être pas ignoble, d'un mari cocu qui ne sait que faire, et d'un amant qui a le dessus très sympathiquement. Il joue au billard pendant que le mari, qui l'a surpris avec sa femme, murmure, dans la salle à côté : « Quoi faire ? »
28 février.
Alceste n'est qu'un homme qui n'a pas réussi dans le monde. Indifférent, il serait plus beau, mais moins intéressant que misanthrope.
Si le roi disait : « Nous deux ! » si Célimène l'embrassait tout d'abord, si Oronte lui disait : « Je sais que vous faites des vers délicieux... »
Nos vertus, nous les devons à l'impuissance où nous sommes d'avoir des vices.
-- Donnez-nous La Veine, dit Samuel à Capus.
-- Je donnerai La Veine qui est au Français, répond Capus, si Guitry veut la jouer.
-- Je veux bien, dit Guitry, si Claretie veut.
-- Je veux bien rendre la pièce, dit Claretie à Guitry. Je veux bien vous donner un congé, mais pour jouer une autre pièce.
Granier va voir le ministre Leygues pour le prier d'intervenir auprès de Claretie.
-- Je veux bien, dit le ministre.
Mais Guitry écrit à Claretie : « Je ne suis pour rien dans cette démarche, et je m'en tiens à votre refus. »
Il s'est déjà fait faire un costume et cherche une bague pour jouer Alceste.
Au fond, ça l'embête, et ça embête Capus de tant tenir à Guitry, et, quand Granier connaîtra la pièce, ça l'embêtera d'avoir vu le ministre, et peut-être que ça embête Samuel de dire à Capus : « Vous m'avez donné votre parole d'honneur. »
Et personne ne tient à cette affaire quand tout le monde a l'air de marcher.
1er mars.
Je demande à Guitry :
-- Etes-vous fataliste ? Etes-vous superstitieux ? Pensez-vous quelquefois à Dieu, comme La Bruyère ?
Il me répond, avec un rire qui pourrait bien faire crouler la maison sur nos têtes :
-- Ah ! non, jamais !
A treize ans il savait tout. C'est l'acteur Monrose qui l'a fait entrer au Conservatoire. Engagé à la Comédie-Française. Va au Gymnase et paie un dédit de 10.000 francs. Puis, à Saint-Pétersbourg où il gagne 40.000 francs et est populaire comme Boulanger parce qu'il mène une vie folle, s'y marie, divorce. Il a déjà dépensé plus d'un million et ne tient pas à l'argent.
Samuel lui avait offert de 5 à 600 francs pour jouer La Veine. Au moment de signer :
-- Si vous vous contentiez de 500 ? dit Samuel.
-- Oh ! comme vous voudrez ! répond Guitry qui, pensant à moi, avait envie de rougir.
Il affecte de mépriser ce qu'il fait. Rien de plus facile que d'être un bon acteur.
-- Ce que je fais, dit-il, ne vaut pas 100 francs par jour, mais, comme les circonstances ont fait de moi un homme rare, on m'en donne 500.
Allais dit :
-- Je ne sais plus comment je vis. Ma femme est malade, et il y a huit jours que je lui promets d'aller chercher le médecin, et j'oublie tous les jours.
Guitry, très riche nature. Près de lui, on se sent un peu un pauvre bougre.
Il a le tact de ne pas dire trop de bien d'un talent qu'il sait qu'on jalouse.
Il est gentil jusqu'à se dire très embêté s'il devine qu'on l'est un peu.
Il parle d'un comédien qui visite une église, se fait tout montrer par le suisse et dit, en sortant : « C'est bien, mais, si vous empêchez de fumer et que vous ne donniez pas de bonne bière, vous ne ferez pas le sou. »
Le goût, une espèce de qualité mortelle.
Nous rusons afin qu'on nous dise la vérité, mais non sans nous découvrir afin qu'on nous mente.
Baïe, son visage repeint avec des couleurs fraîches.
Le bonheur ne rend pas bon. C'est une remarque qu'on fait sur le bonheur des autres.
Rien de plus facile à affecter que le mépris.
4 mars.
Le Gendre de M. Poirier. Un type de pièce bien faite, trop mufle, mais toujours intéressante.
Rien ne dégoûte de la vie comme de feuilleter un dictionnaire de médecine.
5 mars.
Plaire au public par des qualités originales, voilà tout le problème. Rien de plus facile que d'être un audacieux désagréable.
7 mars.
Capus grisé par La Veine.
-- Ce Guitry est admirable ! dit-il.
-- Il trouve ta pièce très bien.
-- Oui. Elle l'est, pour deux raisons : d'abord, pour ce que Guitry peut y voir, en acteur, et puis, pour ce qu'il n'y voit pas, pour ce qui rattache ma pièce aux moeurs d'aujourd'hui. Il ne s'agit plus que de savoir si toutes ces raisons passeront la rampe, mais, ça, c'est le mystère. Il faut avoir de l'audace : tout est là. J'ai relu ma pièce. Je n'avais pas osé pousser certaines scènes. Maintenant, je les pousse et j'en suis au point où il faut peut-être s'arrêter, de peur que l'audace ne devienne bêtise.
Puis, une définition du Juif, d'une témérité !...
-- Le Juif ne sait pas attendre. Il veut le gain immédiat. Il veut que son petit travail de rien du tout soit d'un rapport énorme.
Quelle est, actuellement, l'idée-levier de ce charmant esprit ? c'est de se faire installer une véranda à Vernon.
11 mars.
Il me donne le bras, et je m'arrange pour que les arbres du trottoir nous séparent à chaque instant.
Je rencontre Hervieu à la Société des Auteurs.
-- C'est la bonne série, lui dis-je.
-- Oui, dit Hervieu. J'ai prononcé votre nom à l'Académie à propos des prix à distribuer à ceux qui ne les demandent pas.
-- Je croyais qu'il fallait toujours demander ?
-- Non. Je dois dire, d'ailleurs, que votre nom n'a pas été accueilli d'une façon triomphale. Cependant, Sorel...
Et il me cite un autre nom.
-- Certes, dis-je, je n'aurais rien demandé, mais j'avoue que, 500 francs, c'est toujours agréable.
-- Oh ! il s'agit d'un prix plus important. L'Académie donne ses plus beaux à ceux qui ne lui demandent rien ; mais, puisque je n'ai pas pu le décrocher...
-- Vous me comblez. Je suis confus.
-- Oh ! ce n'est pas un mérite. Il n'est pas désagréable de prononcer, à propos de vous, quelques paroles, qui ne peuvent être que distinguées et nobles, sur votre vie, votre talent, votre indifférence à l'égard du public, et de demander quelque chose pour vous : un prix, une croix, ne serait-ce qu'un fauteuil.
Je ne réponds pas que je ne suis pas fatigué, que je n'ai pas envie de m'asseoir.
Allons ! Il ne faut pas que ta timidité soit prise pour de l'indépendance, et il ne faut pas que ton indépendance devienne de la roublardise. Sans le faire exprès, tu es devenu un beau sujet à protection, comme dit Hervieu, pour ceux qui trouvent leur compte à rendre service. Tâche un peu de n'en pas profiter. Tu es, sans le vouloir, un homme qui a de la chance : écarte-la poliment. Et puis, essaie de ne rien accepter des mains que tu n'aurais aucun plaisir à serrer si elles ne t'offraient rien.
14 mars.
Ses pauvres yeux ont plu toute l'année sur son visage.
Faire de Tartuffe un curé de village.
M. Lepic. C'était mon père. Nous avons eu une longue vie commune. Nous avons vécu côte à côte. Il est mort, et je ne lui ai rien dit.
J'ai hérité de lui le goût de la bonne soupe épaisse et chaude.
Je ne produirai rien cette année : j'ai gelé, cet hiver
Chez Léon Blum.
-- Dois-je signer, dit-il, les Nouvelles Conversations de Goethe avec Eckermann, c'est-à-dire mettre mon nom sur une couverture où il y aura celui de Goethe ?
-- Pourquoi pas ? dis-je. L'audace n'est pas de signer ce livre : c'est d'avoir eu l'idée de le faire.
-- Oui, et ce que vous me dites est plus troublant.
Dans les carafes, de l'eau bouillie qui achève de se refroidir.
-- Aujourd'hui, dit Boulenger, les écrivains n'écrivent qu'avec des synonymes.
-- Il ne peut y avoir de critique sincère, dit Blum, que la critique anonyme. C'est tout le journalisme anglais.
15 mars.
Dieu. As-tu vu son front sous la calotte des cieux ?
-- Le soir, dit Capus, je vais dîner dans la ville.
Rostand, lorsque j'étais très lié avec lui, avait trois ans de moins que moi. Depuis, cette différence a dû augmenter, et il doit avoir aujourd'hui cinq ou six ans de moins que moi.
Oh ! et quand je serais un peu bête ?
16 mars.
Soyons artistes ! ne nous occupons ni de gagner de l'argent, ni d'être conseillers municipaux, ni d'être membres du comité d'une section de la Ligue des Droits de l'homme. Nos pères n'avaient qu'à gagner de l'argent. S'ils en gagnèrent assez, c'est bien : merci ! Dépensons-le. S'ils n'en ont pas assez gagné, ils ont eu tort : ce sont les coupables.
A des habiletés d'homme intelligent, à des combinaisons d'homme pratique, ne perds pas l'occasion d'écrire un beau vers ou une belle phrase.
Pas de besognes ! Cette mauvaise pièce te rapportera 20.000 francs, oui, mais tu as perdu une Histoire naturelle qui serait un chef-d'oeuvre.
Mais à ce compte-là on meurt ? Non, tout s'arrange. On hérite, on gagne un lot, un Anglais achète ton porte-plume.
Mais, si, tout de même, il faut mourir ? Eh bien, meurs ! Ta mort fera comprendre au monde qu'il vaut mieux mourir que de cesser d'être artiste.
18 mars.
Capus ne touche plus terre. Il marche à dix centimètres, au moins, du sol. Il fait pour Micheau une pièce qui passera dix jours après La Veine. Il a des solutions pour toutes les circonstances de la vie, et, avec ça, une humeur batailleuse, conquérante.
Il entre.
-- Oui, Marie, dit-il, j'ai dîné. C'est égal, si vous me donniez un potage, un plat de viande, un de légumes, et du dessert, je me mettrais volontiers à table.
D'après les « on-dit », les travaux qu'il vient de faire à sa maison de campagne sont très bien.
Dans cinq ou six ans il sera sénateur d'Indre-et-Loire.
Comme un paysan lui demandait son chemin pour Tours, il lui a dit : « Allez, mon brave ! La deuxième ville à droite. » Ensuite, il lui a payé son voyage en troisième classe.
Puis, nous allons voir le régisseur des Variétés, fleur, fruit monstrueux de ce petit endroit surchauffé qu'est un cabinet de régisseur. Il écrit chaque jour une incroyable quantité de lettres. Il donne des ordres avec du style et, au moyen de phrases littéraires, rappelle les fournisseurs à l'exactitude. C'est un vieil acteur qui a peut-être eu son heure de gloire.
Chez Franck au Gymnase.
-- Il faut que Le Pain de ménage t'y rapporte 5 ou 6.000 francs, me dit Capus.
On le croirait. Capus dicte une lettre par quoi Franck s'engage à me jouer cinquante fois d'ici le mois de juin. Je crois rêver.
-- Je ne comprends pas, dis-je à Mégard.
Capus me tire par mon pardessus.
Franc-Nohain, pâle, car il ne sait plus si l'on va jouer sa pièce, fait des efforts désespérés pour rester fin et précis. Franck le congédie.
-- Tu n'y perds pas, dis-je à Capus. Par une simple petite démarche qui t'a réussi, tu as gagné au moins une année de gratitude pendant laquelle je dirai que tu es le premier auteur dramatique du temps, et que chacune de tes pièces est un chef-d'oeuvre.
19 mars.
Poil de Carotte. Tournée Baret. Mme Grassot, qui va jouer Mme Lepic à Gand, dit qu'elle est depuis vingt ans à Paris.
-- Ca remonte loin !
-- Oh ! moi, dit-elle, maintenant je remonte toujours.
On voit une belle jeune femme, qui pourrait être une honnête grue bien riche, heureuse d'aller, pour dix francs ou cent sous, jouer le rôle d'Annette en province.
On répète dans une espèce de maison garnie où il faut sonner à toutes les portes avant d'arriver à la vraie. Un poêle avec une tasse d'eau dessus.
Fantec croit que le mariage des curés est obligatoire. Il confond sans doute avec le service militaire.
Je ne réponds pas d'avoir du goût, mais j'ai le dégoût très sûr.
21 mars.
Cette honnête femme, presque une vieille fille, de quarante-cinq ans, ne pense jamais à ce qu'elle fait. Devant son fourneau, elle pense que voilà son père et sa mère très vieux, et qu'ils vont bientôt mourir, que son fils sera soldat l'année prochaine, et elle se demande s'il ne sera pas trop malheureux. Puis, elle pense qu'il se mariera, et elle se demande si elle pourra s'entendre avec sa bru.
Et, comme elle pense à tout cela, elle allume le gaz et jette dans un coin une allumette mal éteinte. Elle descend à la cave. Quand elle remonte, la cuisine est pleine de fumée. Un torchon brûle, et la flamme lèche déjà le bois blanc du buffet.
-- A quoi pensez-vous ?
A quoi elle pense ? Elle pense...
Chez Guitry, Marie fait des plaisanteries. Elle nous traite finement comme des pique-assiette. Elle nous dit :
-- Monsieur n'a donc pas reçu un télégramme ? Monsieur ne sait donc pas que monsieur dîne en ville.
C'est très drôle.
-- Ce pauvre Scholl n'est plus à prendre qu'avec un cercueil, dit Capus.
Avant que de confier à une actrice un rôle dans une pièce qu'on espère jouer cent fois, s'assurer d'abord qu'elle n'est pas enceinte.
Mon rêve : faire tenir une comédie dans un kiosque.
Connaître les femmes sans être amant, c'est comme si un pêcheur, ayant promené sa ligne sur la rivière, s'imaginait connaître les poissons.
Elle passe ses journées à attendre le coup de sonnette du bonheur.
Bien charger ma phrase, bien viser, et faire mouche.
-- Regarde-le : c'est un mari fidèle.
-- Oui, mais il n'y a pas d'homme plus triste sur la terre.
22 mars.
Je lui demande :
-- Qu'est-ce que vous préférez de la vie ?
-- L'amour, répond-elle.
Conversation de deux heures entre deux femmes, quoique Marinette se taise, et deux maris.
L'amour, on ne sait plus ce que c'est. La chose est perdue, noyée dans un déluge verbal. Impossible de retrouver la réalité, qui doit être simple et claire.
Comme la politique, l'amitié aurait pu, elle aussi, être une victime des mots. Elle a eu la chance d'échapper à l'ensevelissement. C'est pourquoi un homme clairvoyant la préfère à l'amour. Il sait ce que c'est. Si on lui dit : « Mais, l'amour, c'est bien mieux ! C'est quelque chose d'extraordinaire », il ne veut rien savoir : il se défie des mots, des gestes, des regards qu'il faut pour prononcer ce mot gonflé de tous les vagues : c'est le ballon universel.
-- La femme que j'aimerai, dis-je, sans qu'elle m'aime, qui me fera souffrir, qui me forcera à dire que je suis une victime de l'amour, non, cette femme-là n'est pas encore fondue.
-- Moi aussi, dit-elle, quand j'étais petite, j'ai écrit mon Journal.
Elle a une facilité de parole, une légèreté d'organe qui lui permettent d'avoir l'air précis quand elle dit vaguement des choses profondes.
Ma conversation : obscure et chargée, sombre, avec des éclairs.
Elle ne se préoccupe que de l'amour et de l'absolu.
Il faut dire aux femmes des compliments mêlés de choses dures : ça les amollit, les pétrit, les prépare à l'empreinte.
J'admets très bien qu'on se batte en duel pour défendre son honneur, à la condition d'en avoir.
Il assiste en habit à la répétition des couturiers.
-- Ça fait plaisir aux artistes, dit-il.
Une peau sèche et douce, une peau de bois blanc.
23 mars.
L'amour tue l'intelligence. Le cerveau fait sablier avec le coeur. L'un ne se remplit que pour vider l'autre.
30 mars.
Voyage de trois jours à Chaumot.
Les bouillottes grillonnent, rossignolent. Un homme monte à une station. Il n'a pas de bagages. Il a un chapeau en cône tronqué, un pardessus jaune, un pantalon fripé, l'air pauvre. Il se jette dans un coin et, les mains dans les poches de son pardessus qui ferme mal il dort. Il a les lèvres épaisses, la figure commune, le souffle malsain. De temps en temps il ouvre un peu les yeux et me regarde. J'ouvre les miens tout grands. Est-ce l'assassin ?
Pendant qu'il dort, je m'assure que la sonnette d'alarme est au-dessus de ma tête et que mon bras n'a qu'à se détendre vite, comme un ressort. Les mains dans les poches de son pardessus lâche, mou, ne me semblent pas serrer une arme. Quant aux bouillottes, elles sont toutes deux sous mes pieds et sous les siens, puisqu'il est en face de moi.
Tout à coup -- et il n'y a aucun intervalle entre son sommeil et ce geste, -- il tire de sa poche un papier plat. Est-ce un joueur, et va-t-il m'offrir une partie de cartes ? Il développe un premier papier jaune, puis un second, tire une paire de ciseaux et un couteau, presque un canif. Il s'assure que les ciseaux fonctionnent bien et, du bout du doigt, que toutes les lames du couteau ont le fil très fin. Il enveloppe le tout dans un seul papier et remet le paquet dans sa poche.
Le train s'arrête. Il est arrêté depuis quelques secondes que l'homme, sans même prendre le temps de se réveiller, descend et ferme la portière.
Resté seul, je me détends, comme si j'avais échappé tout de même à quelque danger.
Meules de paille, les unes, entamées, les autres presque finies. On en a mangé beaucoup cet hiver.
Vieilles cherchant du pissenlit. Comme il fait soleil, sur leur tête elles ont mis un journal, celui qu'elles avaient déjà l'année dernière.
Fin d'une mélancolie qui se passe, une tristesse bleue. On ne laisse à Paris que des fous. Un soleil vaporeux. Au loin, des arbres fins comme des fumées. Des champs peints de couleurs fines. Le semeur fait son geste et ne se doute pas qu'il est auguste. Il sème comme l'année dernière, parce que c'est le moment. Les instruments agricoles fraîchement peints, vert vif ou rouge vif. Plus rien, que la nature et moi.
Sur la nature fine un soleil tendre luit.
Le cheval se promène, et la charrue le suit.
L'attelage, à la fin du sillon, se repose.
Il n'y a de fleur que le muguet des poteaux télégraphiques.
Feuilles mortes pas enterrées
Un air léger, une crème, une journée, qui en rappelle d'autres : on était prêt, et on oubliait de jouer. On rêvait déjà, tant il faisait bon être au soleil, les mains dans les poches.
Les vignes, hachures claires. Déjà, un homme accroupi pense à la vendange.
Les cicatrices fraîches de l'arbre émondé. L'osier sanguin.
Un sapin tout l'hiver est resté vert.
Routes lisibles comme sur une carte.
Les premières fleurs poussent sur les chapeaux.
Une mare d'eau reflète comme un oeil grand ouvert.
Cet arbre monte le coteau d'un seul pied.
Les saules dans l'eau jusqu'au cou.
31 mars.
La Veine, de Capus. Un chef-d'oeuvre de comédie légère en quatre actes, une féerie. Tout le monde y est sympathique, y a de la veine. Guitry, merveilleux, Granier, très émue, heureuse que nous la rassurions.
-- Vous comprenez ? dit-elle. C'est comme un peintre devant sa toile : il finit par ne plus voir.
Banalités sur les hommes politiques et les hommes d'affaires, mais délicieux optimisme. Joli dialogue, non de sentiment, mais de sensualité : du Donnay moins féminin.
Il y a beaucoup de gâchages dans l'oeuvre de Capus. Ce n'est pas un bon écrivain, mais c'est l'homme d'un esprit unique.
Ce n'est pas puissant, ni même très fort, mais c'est la plus jolie récréation qu'on puisse prendre après dîner. Par le rebondissement, l'esprit, le bonheur, l'aisance, La Veine est, de loin, ce que Capus a fait de mieux.
-- Je croyais, lui dis-je, qu'on ne pouvait faire de chefs-d'oeuvre qu'en un acte, tu viens d'en faire un en quatre.
-- N'est-ce pas ? dit-il, modeste. C'est assez bien conduit.
Bernard et moi, nous embrassons sa femme et lui dérangeons son chapeau.
Société des gens de Lettres. Toute la tête du nationalisme est là. Coppée sacristain, Rochefort parcheminé, Lemaitre fouinard, Barrès de proie, et l'insignifiant oiseau Vandal.
Et il y a l'ouvrier Boutique, et le militaire, et l'insupportable Vibert qui veut expliquer le retrait de sa candidature. On le consigne. Il appelle un monsieur « mon petit ami », mais le monsieur lui réplique énergiquement : « Je ne suis pas votre petit ami ! »
A la réunion préparatoire de vendredi, Decourcelle a dit : « Que celui qui a écrit l'ordure nationaliste contre le Comité se nomme, afin que je lui donne des calottes ! » Personne ne répond.
En veine d'amabilité, je tends la main à Estaunié, d'une maigreur de prêtre. Il a beau faire : il a gardé l'empreinte.
Que de femmes ! Dire qu'elles pensent, que leur bonne répond : « Madame travaille » ! Elles sont presque toutes laides, et ne doivent pas sentir bon !
1er avril.
D'un vieux parapluie, nous disons que c'est un ami qui nous l'a prêté.
C'est chez le Juif que nos défauts nous apparaissent le mieux.
Rostand est admirable en ceci, qu'il a un monde d'admirateurs et qu'il ne voit personne.
Stendhal nous donnait « coqueter » : on a pris « flirter ».
Cousine Nanette approchant sa chaise de la mienne :
-- Si quelqu'un t'avait dit : « Baptisez votre enfant et on vous le guérira », qu'est-ce que tu aurais fait ?
-- Je l'aurais pris par l'épaule et flanqué en bas des escaliers.
C'est elle qui commence, et elle va, elle va jusqu'à ce que, près de pleurer, elle dise : « Assez ! »
-- Vous ne faites pas votre devoir, dis-je. Il faut tâcher de me convertir.
Elle veut que j'aie la prétention de faire du bien.
-- Vous êtes une ignorante et une orgueilleuse, lui dis-je.
-- Mais tu ne crois donc pas en N.-S. Jésus-Christ, et ce n'est donc pas lui qui a inventé le baptême ?
-- Non ! C'est Jean. Ah ! ça vous embête, hein ? Vous n'êtes pas de force.
-- Je n'ai pas mes livres sous les yeux, dit-elle.
-- Moi, je les ai là, dis-je en me touchant le front. Allons ! Vous avez encore perdu la partie.
Barbotage énervant. Elle reste têtue, moi, je n'avance pas. Je devrais repasser quelquefois mon irréligion.
2 avril.
La Veine. Tout ce que disent Granier et Guitry, je l'écrirais peut-être avec moins d'esprit, mais avec plus de vérité, j'en suis sûr. Mais comment me déciderai-je à adopter des fantoches ? Et toutes ces combinaisons faciles comme des mensonges ! Voilà pourquoi je n'écrirai jamais une pièce en trois actes. Il y a un bon quart de la pièce de Capus que je n'écrirais pas, et c'est ce quart qui le mènera à deux cents représentations.
Hier, Mme Allais m'arrête sur le trottoir pour me demander des nouvelles de Baïe. Comme il pleut à verse, et qu'elle n'a pas de parapluie, je lui offre de la reconduire chez elle : c'est à cent pas.
-- Merci, dit-elle. Vous allez croire que c'est pour ça que je vous ai arrêté.
-- Mais non ! mais non !
Et nous marchons côte à côte. Des paquets de pluie. J'ai les souliers trempés. Elle doit être mouillée jusqu'aux genoux. Je la protège mal.
Des gens sous les portes cochères. Peut-être que l'un d'eux, qui nous connaît, se dit : « Tiens ! Tiens ! »
Et toujours cette rougeur qu'elle a. Elle est très jolie. Elle parle vite, moi aussi, de sorte que nous ne savons pas trop ce que nous disons.
-- Mais je ne veux pas vous entraîner si loin !
Je suis sûr que nous pensons au mari. Si tout à coup, bien à l'abri dans un fiacre, il nous croisait ? Ça lui ferait quelque chose.
-- Je veux vous conduire jusqu'à votre porte. Je suis trop heureux de vous rendre un service signalé.
D'ailleurs, c'est là tout près.
-- Au revoir, et bonjour chez vous ! dit-elle en me tendant sa petite main gantée.
-- Je suis bien heureux de vous avoir rencontrée.
Pourquoi dis-je cette phrase banale d'une certaine façon ? Il s'agit bien de ça !
OEuf dur, oeuf mollet, Ragotte ne fait pas attention au temps qu'elle le laisse dans l'eau.
Le feu luit. Ils mangent des choux-raves que Philippe trouve trop sucrés.
-- La soupe est meilleure dans une soupière blanche, dit-il.
Le sel qui a passé l'hiver est « mou ».
Ragotte, son bonnet sur le lit. Le pot de lait recouvert de sa tuile. Les pincettes coiffées comme une religieuse. L'horloge qui marche au pas. Les souliers, l'un, ici, l'autre, là, se promènent sous le lit.
-- Il y a de bons moments dans la vie ! dit M. Vernet accablé.
Le secret, le doute. Le pauvre homme n'arrive pas à savoir s'il est cocu. Le départ même d'Henri est inutile.
Le bonheur n'est pas si bon marché que ça.
Philippe à l'hôtel, à Corbigny. D'abord, il s'assied à table avec son chapeau sur la tête, puis, il s'aperçoit que les autres sont nu-tête. Il se lève et va accrocher son chapeau.
-- Il faut l'ôter, dit-il, tout comme dans une église.
Quelle que soit la littérature, c'est toujours plus beau que la vie.
-- Où vas-tu dans Paris ?
-- Chercher des nids, dit-il.
3 avril.
La Veine. Première. Mon étonnement. Je ne retrouve presque rien de mon impression de samedi, de la jolie répétition pour vingt-cinq personnes. C'est que je ne suis jamais d'accord avec le public. Tout ce qui est de première qualité, bien mousquetaire, est noyé. Le médiocre, le conventionnel, les mots à deux sens, tout cela monte au premier rang. C'est le très joli succès, mais pour une autre pièce.
Ah ! Il y a quelqu'un qui n'est pas difficile en esprit : c'est monsieur Tout-le-Monde. S'interdire n'importe quel mot d'esprit, c'est perdre de l'or. Oh ! ce public ! Faut-il qu'on le gâte pour que, à côté de ce qui est très bien, il choisisse ce qui est médiocre !
Ainsi, ne pouvant empêcher le succès d'un ami, je veux encore qu'il soit d'une qualité à mon goût.
On soupe chez Brandès, Capus en veston, comme un ouvrier de la dernière heure. C'est l'année où on le pousse. L'année prochaine, on le jugera ; dans deux ans, s'il tombe, il ne se trouvera personne pour le ramasser.
-- Ça n'a aucune importance, dit-il.
-- C'est le résumé de la journée, dis-je.
-- Tu t'imagines l'avoir trouvé ? Porel disait : « Oui, oui ! Je connais la pièce. C'est fade, fade, fade. »
Ce sont des gens de métier Ce n'est pas une table de travail qu'ils ont, mais une table à ouvrage.
Si tu ne peux être un homme de génie, sois un sage. Ce n'est d'ailleurs pas plus commode.
Je rentre de La Gloriette à cinq heures du matin. Il neige et pleut. Place du Théâtre-Français, un homme hèle le coupé qui me ramène de la gare. Je distingue une masse énorme, bottines vernies, pantalon retroussé, col du pardessus relevé, haut-de-forme, cheveux blancs.
C'est Bauër. Ça me fait rire, comme s'il allait patauger là toute l'éternité, hélant les voitures sourdes.
10 avril.
-- Ça me fait une belle jambe !
-- Madame, vous n'aviez pas besoin de ça.
14 avril.
De onze heures à une heure, elle bavarde avec une abondance, une précision et, même un talent, qui méritent de l'admiration.
Elle a vingt-sept ans et peut encore avoir une jolie aventure. Elle me parle de lui, qui l'a lâchée.
-- Ce n'est qu'un cabot, dit-elle. Ce n'est pas un monsieur. Non ! Il croit aux lettres anonymes. Un monsieur qui en reçoit une ne l'ouvre que du bout des doigts, en se pinçant le nez, et la jette au feu. Il ne sait pas manger, ni se faire servir dans un restaurant chic ; il appelle le garçon « mon ami » ; il jetterait ses os par terre si je ne lui donnais des coups de pied sous la table. Il ne sait pas porter un chapeau haut de forme et un habit.
« Il ne se fait pas les mains. Il a les ongles sales. Il a été ignoble pour sa femme et ses enfants... Enfin, tout s'est bien passé, et mon ami, qui est malade, qui n'est plus mon amant depuis six ans, qui me donne de 80 à 100.000 francs par an, n'y a rien vu.
« Oh ! je l'ai bien aimé. Sans ça, je serais sans excuse. Il me disait : "On dîne, ce soir." Et il fallait y aller. Sans ça... Et, le matin, je quittais notre chambre à deux ou trois heures, tandis qu'il restait bien au chaud, et je rentrais par de sales quartiers, avec des assassins dans le dos, et j'avais une peur !...
« Comme tout le monde, j'ai dit des rosseries : je n'ai jamais fait de saleté, et je marche dans la rue avec mon parapluie, contente de moi.
« Il me fait suivre. Ça lui coûte dix francs par jour. Je suis sûre qu'il y a un agent au bas de la rue du Rocher. (Elle regarde par la fenêtre.)
« Il ne sait rien. Il n'est pas capable d'écrire une lettre. J'ai quatre fois plus d'esprit que lui.
« Ma femme de chambre, qui me sert d'habilleuse et qui est plutôt ma dame de compagnie, avait bien tout prévu. Elle me disait : "Madame se repentira et souffrira beaucoup." Tant qu'il y a eu en moi un charme qui le retenait, quelque chose, je ne sais pas...
« Oh ! il était très généreux avec moi. Il ne m'a jamais donné d'argent, mais des bijoux, des bibelots. Je n'avais qu'à dire. »
J'ai beau lui dire : « Asseyez-vous donc ! » Elle parle debout. Ça l'excite.
15 avril.
Assister au petit coucher du soleil.
La maison tombe en reliques, dit Baïe.
17 avril.
Le Pain de ménage au Gymnase. Sinistre aventure. A déjeuner, chez Mégard, ça ne va pas mal. Le soir, au Gymnase, à cinq heures, c'est lugubre.
-- Allez ! dis-je. Je ne vous interromprai pas. Je veux voir où vous en êtes.
Tout de suite, c'est la côte. Salle vide. Marinette et moi, un vague monsieur derrière. C'est l'effroyable silence. Mégard souffle sous ce poids.
-- Ça ne va pas, dit-elle. Vous entendez ? Je n'ai plus de voix.
-- Le fait est, lui dis-je, que, si vous jouez ainsi demain, c'est la catastrophe.
-- Je ne veux pas jouer demain, dit-elle. Avec cette voix, c'est impossible.
-- Je suis de votre avis. Ne passons pas.
18 avril.
Comme je dis à Gémier qu'il affecte un peu trop de ne pas se soucier de la presse, il me répond :
-- On voit bien que vous vivez avec des acteurs ! Vous ne me connaissez pas.
Mégard boude, piquée parce que je lui ai dit que j'allais retirer ma pièce. Je ne peux m'empêcher de lui dire :
-- C'est raté, que voulez-vous !
D'ailleurs, décidément, je ne peux pas m'empêcher de parler, tâchant de dire à celui-ci, puis à celui-là, ce qu'il leur est agréable d'entendre, et tout se contredit.
A la répétition générale, le rideau levé sur Vingt mille âmes, Arquillière s'avance et dit : « Par suite de l'aphonie de Mlle Mégard, la répétition du Pain de ménage est remise. » On a entendu « la folie ». Comme Mégard est dans une loge de face, tout le monde se retourne. On éclate de rire, on bat des mains : c'est un succès. Elle rit, d'abord, puis tourne le dos.
Décidément, les incidents se multiplient. S'ils ne s'arrêtent pas, ça va se gâter.
-- Eh bien, lui dis-je, c'est un succès !
-- Oui, dit-elle. Je n'en aurais pas eu autant dans la pièce.
-- Vous êtes aimable.
-- Ce ne serait pas le même genre.
Trop tard ! Trop tard ! Ça se gâte.
Vraiment, Guitry se tient bien. Je n'ai jamais eu cette affection pour personne.
Il me lit une lettre de Mirbeau, où l'on voit que tous deux luttent d'amitié, avec des formules.
Il me raconte son déjeuner d'hier chez un Rothschild. Il y avait un oeuf, une côtelette pour enfant, juste de quoi manger, assez, mais pas trop, et cela dans une opulence inouïe et insignifiante, une opulence de gens qui peuvent agrandir les quatre murs d'une chambre pour y mettre un jardin. Un ouvrier, perché sur une poutre, regardait l'homme riche, et ne l'enviait pas.
La théière fume sa cigarette.
C'est déjà bien joli, de ne pas faire le mal. S'il fallait encore ne jamais penser à mal !...
Je suis dans de beaux draps ! Mais je m'y trouve bien.
20 avril.
Dernière répétition. Mégard semble très souffrante. A soigner son aphonie elle a gagné un bon mal d'estomac.
-- Bah ! lui dis-je, vous serez délicieuse.
Ils n'ont pas joué mal. Quand un acteur se trompe, le public souligne, quelquefois gentiment, comme pour dire : « Nous sommes là. »
Oh ! Cette imperceptible certitude que ça ne va plus, que ça monte, qu'il y a une côte !
Et puis, mon vieux, mérites-tu un succès ? Il ne s'agit pas de savoir si c'est bien, ni si c'est bien joué ? Il s'agit de savoir si tu le mérites. Tout est là. Il n'y a pas de veine : il y a de la justice, et tu sais bien, au fond, que tu ne mérites rien. A la grâce de Dieu ! Il reste la ressource d'être lâche : soyons-le !
Et Janvier de la Motte arrive avec son manuscrit à lire, enveloppé dans un journal, attaché avec une ficelle qui n'est pas fraîchement peinte. Il le porte sur l'épaule. C'est le Calvaire.
-- Oh ! vous, dit-il, vous allez compter un succès de plus. C'est de la chance, d'avoir une première sur le velours.
Ainsi, tout le monde s'envie comme s'il y avait de quoi.
-- Franc-Nohain est charmant, dit Capus, mais on peut dire que son four est mérité. Quoi ! Nous passons des jours et des nuits à préparer une entrée, et ces jeunes gens se débarrassent de ce souci ! Ils évitent de faire ce qu'il y a de plus difficile au théâtre : une pièce bien construite, et ils s'étonnent qu'on leur dise : « Non ! Non ! Allez d'abord apprendre votre métier ! » Et puis, on ne s'essaie pas sur un grand théâtre avec trois actes.
Capus va se liquéfier en tutoiements et en poignées de main. C'est la fusion Samuel, Capus, Lavallière, etc. On s'appelle « mon vieux ». On est harassé de succès. On tient le boulevard, Paris, le monde. On se coucherait là, par terre, les femmes avec les hommes.
Seul, le régisseur garde quelque dignité. Il se préoccupe d'avoir toujours sous ses ordres des employés aux noms retentissants.
Ils accueillent tout le monde avec une gracieuse pitié. Pauvres gens que sont les autres !
Capus. Nous avons bu chez Guitry de l'eau-de-vie mélancolique. Je le conduis, bras-dessus bras-dessous, au Gymnase. Il n'a de joie qu'à penser que sa femme a une assurance sur la vie. Nous parlons de moyennes de théâtre et de moyennes de la vie.
-- Jusqu'à cinquante ans, dit-il, je pourrai avoir quelque désir. Pas plus tard. Toi, tu n'as pas encore quarante ans.
-- Oui, mais je vis avec des hommes de cet âge.
-- C'est vrai, dit-il, flatté.
Il fait des mots sur Hervieu qu'admire Haraucourt, parce qu'Hervieux a cité un vers latin que Larroumet croyait être le seul à connaître. Au fond, le succès de haute estime de La Course du flambeau l'embête. Il ne se sent pas de poids. Samuel gémit. Ils ne vont peut-être pas faire 8.000 ce soir.
Le Pain de ménage. Matinée. Salle vide. On fait 400. Mais Mégard et Gémier sont contents. Ils sentent que ça pénètre, et aussi que ça les pénètre.
La première n'avait pas été ça. De la coulisse, je n'entendais que des effets de rire ; les applaudissements habituels ne venaient pas. Figures attentives et souriantes. Au milieu d'elles, un énorme bâillement de femme laide. Mégard, malade, avait la frousse. Ils ont deux chauds rappels. Ils sortent, surpris de ce succès. Gémier ne croyait pas que ça porterait.
Crépitement agaçant de la pile chargée du rayon de lune.
Acteurs et actrices de l'autre pièce se promènent et écoutent d'une oreille mauvaise : allons ! ça ne marche pas trop.
-- Votre mari n'a rien. Il croit qu'il est malade, dit le médecin anglais.
Quelques jours après, pleine de confiance en ce grand médecin, elle vient lui dire :
-- Mon mari croit qu'il est mort.
Ma maison est de verre. J'ai mis seulement quelques tapis pour qu'on n'entende pas.
-- Je vais peut-être vous paraître d'un orgueil énorme, dit Guitry, mais, dans ce monde des théâtres, je n'ai pas un seul camarade.
Huret avoue qu'il ne comprend rien à Rabelais. Pour se rattraper, il dit que Montaigne est le plus grand écrivain de tous les siècles.
Léon Blum promène en Italie sa grand-mère aveugle.
-- Ce serait si facile, dit Tristan, de la promener sur le chemin de fer de Ceinture en ayant soin d'y faire crier les noms de Florence, Venise, etc.
Boeufs. Leurs cornes leur sortent du front comme deux belles pensées.
Un boeuf près d'une haie. C'est d'ailleurs lui qui met la haie à l'ombre du soleil.
-- Après s'être débarrassé de Bérénice, dit Tristan, Titus a dû dire : « Allons ! Je n'ai pas perdu ma journée. »
Les chevaux courent dans le pré, hippocampes sur une mer verte.
1er mai.
La Gloriette. La vache. Le pis plein, elle attend à la barrière. Elle mange, les cornes pointues comme des fourchettes. Elle mange avec ses joues.
La chère mère est morte au jour de l'An.
-- Pour ses étrennes, dit Baïe.
Un boeuf s'arrête, lit : « Attention au train », et s'éloigne.
Pour une paire de sabots de vingt-cinq sous, Pierre mène à la gare une feuillette de vin.
Son cheval, aveugle, est tombé l'autre jour dans la rivière. Il se dressait, les deux pattes de devant au bord, les deux de derrière au fond. Mais il ne s'en serait jamais sorti si Pierre ne lui avait pas donné la main.
2 mai.
Les jolis yeux rouges du pêcher en fleurs.
Amis comme une paire d'ailes.
La peinture fine d'un petit pigeon neuf.
Le pis plein, la vache appelle son veau : c'est la fermière qui vient.
Boeuf sous le joug, le front couronné de paille et de lanières.
La vache et son petit veau en bois blanc.
Dialogue des morts.
-- Tu dors toujours ?
-- Oui. Et toi ?
-- Moi aussi. Je ne sais pas ce que j'ai : je ne peux pas me réveiller, le matin.
3 mai.
Voilà un bouillon qui n'a pas froid aux yeux.
Monsieur Vernet, c'est : plus de peur que de mal.
4 mai.
L'action, au théâtre, ils croient que c'est de faire entrer et sortir des gens.
Oh ! cette fumée ! Si je pouvais enlever le toit de cette maison comme la croûte d'un pâté, je verrais une femme penchée sur une marmite, et l'homme, dans un coin d'ombre, pensif, attend que la soupe soit prête.
5 mai.
Dix heures du soir, hier. Paysage. La lune toute seule dans un ciel pur comme de l'eau. Etoiles rares. Au fond, le Morvan bleu clair à peine indiqué, comme la ligne courbe de la mer à l'horizon.
Un large chemin de brumes blanches sur la rivière, de la lune jusqu'au château dont la masse sombre dort. Chants de rainettes, d'oiseaux, qui se répondent. Et la goutte sonore du crapaud.
Des peupliers comme des ombres, des chevaux dans les prés comme des ombres aussi. Une longue raie noire : c'est un mur de pré.
Il semble que, sur le tapis léger de brume blanche, la lune va venir au château.
Ce qu'il y a de mieux, c'est que, ces notes, je les ai prises sur le mur de mon jardin, à la clarté de ma lanterne.
On ne demande conseil que pour raconter ses ennuis.
-- Ah ! monsieur, me dit-elle, vous êtes en lecture.
Ils travaillent comme le groin du cochon qui ne cesse de manger.
Ponge, poëte de village. Il me rapporte un paquet de livres. Il se faisait, de Balzac, une idée fausse. Il faut avoir le courage de lire la moitié de ses romans, et puis, ça va tout seul. C'est superbe.
Il va bien, sauf des boutons à la figure, comme toujours, au printemps.
Quand il parle de son âne, il dit : « Sauf votre respect. » Un âne n'est pourtant pas un cochon.
Il a huit têtes de bétail. A lui tout seul il cultive une douzaine d'hectares. Il voudrait un cheval et mettrait son âne devant pour labourer.
Il voudrait surtout lire des oeuvres qui « émanent » de moi. L'Echo de Paris et Le Journal, c'est trop long : six pages ! Il lui faut un petit journal comme Le Petit Parisien, commode à lire, d'abord, ensuite pour aller aux champs.
Très vexé parce qu'on le traite de voyou. Il n'est que radical. Il va encore demander la suppression des deux cents francs du curé.
-- Vous avez une belle vue, dit-il. Bon pays pour la poësie : la Muse rayonne loin.
Il veut que son ennemi, Charles de Bhray, batte de l'aile. Parlant des articles qu'il publie dans quelques feuilles locales :
-- Les uns, dit-il, m'en font compliment, du moins par-devant je ne sais pas ce qu'ils disent par-derrière. Les autres : « Il ferait bien mieux de cultiver ses champs, au lieu d'attaquer Jaluzot. »
Mais on peut aller voir ses terres : il a la coquetterie qu'elles soient aussi bien tenues que celles des voisins et que, tout de même, elles lui laissent le temps d'aimer la littérature.
Son frère, employé des Postes dans l'Aisne, a une situation de 5 à 6.000 francs, sans compter la dot de sa femme, et ce frère le méprise un peu.
Il aime bien L'Aiglon, préfère Cyrano, mais ça ne vaut pas Struensée (il dit : Fruensée) de Paul Meurice, qui n'est pas le premier venu, après tout.
Il a lu toutes les chansons de Béranger. Patriote, il déteste les nationalistes.
-- Quelquefois, dit-il, j'emploie, sans le faire exprès, des mots que j'ai lus dans les livres. Alors, ils disent que je fais des embarras. Et, pourtant, ces mots-là sont français. Il faut bien qu'on s'en serve, n'est-ce pas ? Je n'ai aucune ambition, et mes écrits ne me font récolter que des ennuis.
Il faudrait faire pour le coeur ce que Descartes a fait pour l'esprit : table rase, puis, une construction originale.
Soir. J'écoute chanter les oiseaux, des rossignols selon Philippe. Il y en a plein, le long du canal et de la rivière.
J'écoute chanter les oiseaux ; je ne sais pas les distinguer par leur chant. Pour moi, c'est le même qui fait tout.
Le chant de ce rossignol est plutôt maigre. Ou c'est une autre espèce, ou le rossignol est bien surfait.
La bouche, ce joli nid de la voix.
-- Hé ! là, dit Ragotte. Il est dix heures, et je ne rentrerai pas chez nous, pour goûter, avant midi et demi, une heure.
-- Prenez donc un morceau de pain dans l'arche.
-- Ma foi, je veux bien. Quelquefois, vous me reprochez de ne pas en prendre. Aujourd'hui...
-- Et un peu de viande.
-- Oh ! non, merci.
-- Tenez ! Tenez !
-- Allons...
La nuit, Philippe se lève parfois et se met à la fenêtre, mais ce n'est pas pour regarder les étoiles : c'est parce qu'il a mal aux dents.
Poulain d'un mois aux genoux trop gros (seule, la tête est fine et jolie, complète), au corps trop court. On dit qu'il n'est pas encore « habillé ».
8 mai.
Marinette, du mot « marin » : c'est l'ancien nom de la boussole.
Une charrette lourde et lente comme un bouvier.
Chacune de nos lectures laisse une graine qui germe.
Les giboulées de mars tombent en mai.
Un ciel inachevé dont il semble qu'on ait voulu essuyer les nuages avec la manche.
Un grand frisson de vent passe sur la campagne.
Capus ne rêve pas assez ce qu'il fait.
Je regarde remuer les feuilles du petit poirier, qui ne remue pas.
Hirondelles. Sourcils épars dans l'air.
L'accent circonflexe est l'hirondelle de l'écriture.
Au vol, elles se passent, de bec à bec, leurs petits cris.
Le château gardé par ses noirs sapins.
Si j'étais oiseau, je ne coucherais que dans les nuages.
13 mai.
Monsieur Vernet. Quand il a la certitude, de ne pas « l'être », il devient dur, et Mme Vernet accuse Henri. Le poëte a passé, les bourgeois sont revenus.
Il faudrait les montrer d'abord bourgeois. Les Cruz les trouvent changés, ne les reconnaissent pas.
Mme Vernet à Henri : -- Il est si bon, n'est-ce pas ?
Henri : -- Oh ! oui.
Mme Vernet : -- Nous nous écrivons tous les jours. S'il restait un jour sans m'écrire...
Henri : -- Vous n'en mourriez pas !
Mme Vernet : -- J'aurais un réel chagrin.
Henri : -- Qu'est-ce qu'il vous dit ?
Mme Vernet : -- Rien. Il me donne des nouvelles de sa santé, il m'en demande de la mienne.
Henri : -- C'est intéressant. Et il vous dit qu'il vous adore ?
Mme Vernet : -- Oh ! qu'il m'aime. Il me dit : « Ma chère amie. je t'embrasse bien fort. »
Henri : -- Allons ! Allons ! Il n'y a pas de mal.
Mme Vernet : -- Qu'est-ce que vous dites ?
M. Vernet débarque après eux, et il est déjà très en train.
Mme Vernet se met tous les soirs à la fenêtre. Elle rêve. « Je pense », dit-elle. Elle dit aussi : « Oh ! cette petite, ce n'est pas la femme qu'il vous faut ! »
Henri :-- Vous croyez ?
Mme Vernet : -- Ça m'étonnerait.
Henri :-- N'en parlons plus.
Philippe. Je lui en veux de trop penser à mes intérêts, aux voisins qui rejettent leurs « traces » chez moi, aux bornes dépassées, etc., etc.
L'homme ivre rentre et regarde les objets de sa maison tourner autour de lui. Sa femme lui dit :
-- Eh bien, tu ne te mets pas au lit ?
-- J'attends qu'il passe, répond l'ivrogne.
Il y a peut-être des branches où ne s'est jamais posé un oiseau.
Les rayons du soleil traversent les nuages comme des aiguilles piquées dans de la laine.
Honorine, abrutie de misère. Quand Marinette lui donne quelques sous, elle ne remercie plus : elle lève les bras en l'air et les laisse retomber sur son tablier.
Nul n'est censé ignorer la Loi. Il y a plus de deux cent mille lois.
L'hirondelle et son air prêtre.
L'Histoire n'est qu'une histoire à dormir debout.
Les moutons accrochent leur laine aux buissons pour les nids des oiseaux.
Marivaux : Le Legs. La pièce repose sur un mot qu'on ne veut pas dire (le « moi aussi, je vous aime »), et qu'on dit à la fin, parce que, comme le dit la comtesse elle-même, « nous ne finirions pas »
C'était également commode de prendre, comme personnages, un marquis, un chevalier, une comtesse. Au titre seul, le public connaissait les différences. Aujourd'hui, tous les hommes se ressemblent. On se donne d'abord un mal de chien pour les distinguer ; c'est une perte de temps et de travail, et l'on n'y arrive pas.
Il n'y a guère qu'une cinquantaine de mots qui, à une comédie de Marivaux, donnent l'air de n'avoir pas été écrite à notre époque.
Deux pies jouent. Leur vol se noue et se dénoue comme un noeud de cravate.
Tombé, le hanneton ne replie pas avec soin ses ailes : toujours quelque chose dépasse.
Cornichon, petit cochon vert à qui suffit, pour saloir, un bocal.
Les arbres ont si peu de feuilles qu'ils ne reflètent, dans l'eau, que leur tronc : le reste est trop clair.
16 mai.
Oui ! Oui ! Je suis tantôt ceci, tantôt cela : il faut faire des expériences.
La gêne que j'éprouve quand j'ai écrasé ne fût-ce qu'un insecte.
30 mai.
Il sait à peine signer son nom, mais beau parleur et long. A donné sa démission de conseiller, et n'a jamais pu entrer au conseil. Il n'est pas resté longtemps à l'école, parce qu'il a dit à son père : « Ecoute ! Ne me laisse pas retourner à l'école. J'apprendrais trop vite : ma tête va sauter. »
Héritage. La mort nous prend un parent, mais elle le paie, et il ne faut pas beaucoup d'argent pour qu'elle se fasse pardonner.
Cheveux gris, poussière du temps.
Il a une tête de serpent : il attire ce qu'il désire.
-- Je leur laisserai ça tel quel, dit-elle.
Le gouttier de son chêneau se dégorge sur l'escalier. Les marches sont disjointes. Elle n'a jamais voulu faire reculer la gouttière.
Leur vie clairsemée.
Ils font des murs énormes pour une petite cour grande comme un mouchoir.
-- Pourquoi des murs si larges ?
-- Pour mettre des pots de fleurs.
Ils n'en mettent jamais.
Elle est bien fine. Elle n'en a pas moins vendu ses vignes juste la veille de l'année où elles allaient rapporter le plus.
Elle a de l'ordre, mais elle a une armoire pleine de vieux papiers auxquels elle ne veut pas qu'on touche.
L'épicière à qui Fantec achète d'un coup vingt-quatre balles d'un sou est tellement stupéfaite qu'elle renouvelle son bail.
La vache va vêler, et le taureau n'en saura rien.
Je passe ce soir à regarder le linge fin des nuages passer sur les lèvres pâles de la lune.
« Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son » : c'est une pensée de melon.
La grêle tombe. Quel malheur ! Mais, la grêle fondue, le paysan ne se fait même plus pitié à lui-même : il se remet au travail.
L'imagination d'un observateur s'atrophie : c'est un organe inutile.
J'irai au ciel en sabots.
Bois. Il y a là des oiseaux qui ne sont jamais venus au village.
Le bourdon en pourpoint de velours. Espagnol vain.
Aubépine. Ce matin, toute la haie se marie.
Leurs moeurs. L'eau de leur puits sent le fumier.
-- Je mange mieux que vous, c'est vrai, dis-je, mais je ne me porte pas mieux. Je suis un peu plus gras ? Je vivrai peut-être moins longtemps que vous.
-- Oui, disent-ils, mais nous n'avons pas le plaisir de manger.
Ce paysage ne tombe pas dans l'oeil d'un aveugle.
Philippe n'a pas à sa culotte deux boutons pareils.
Les chardonnerets habillés comme des jockeys.
Le coucou prononce le Q à l'allemande.
7 juin.
Le grouillement sentimental qu'il y a dans les moindres pièces de Marivaux.
Décoré, je ne demande plus à être servi à part, dans les restaurants : la table d'hôte me suffit.
8 juin.
Orage. Eclairs couchants. De longs, espacés, de vilains comme des araignées de feu.
Des hirondelles tournent haut sous un nuage. Je regarde un peuplier immobile et prêt à être foudroyé.
Quelques grosses gouttes marquent d'abord sur la terre brûlante où l'orage va passer. Mais il se ravise : il n'éclate pas.
Ils laissent leurs femmes aller à la messe, comptant sur elles pour s'excuser quand le prêtre viendra à leur lit de mort.
Ils leur laissent la liberté de croire, d'être bigotes et d'abrutir les enfants, mais ils ne leur laissent pas la clef de la caisse.
J'ai voulu voir ce qu'avec la seule vérité on peut faire dans ce petit village : rien du tout.
L'instituteur, mal instruit, n'a d'autre but que de les laisser dans leur ignorance. Il fait sa petite affaire sans s'occuper de personne. ; Il est pour le peuple. Il n'aime pas qu'on exploite les petits. Il a l'expérience. Les gens de Chaumot ne sont pas comme les autres.
-- Si vous voulez leur dire la vérité, si vous ne vous réservez pas le droit de leur cacher quelques petites dépenses imprévues (celles dont il a une part, telles que l'indemnité de recensement, de 60 francs : « Mais je ne le cache pas. Tout le monde le sait ! » dit-il), vous ne resterez pas maire huit jours de suite, monsieur Renard.
Il me glisse :
-- On vous déteste... Vous êtes l'étranger... Ils ne vous suivraient pas.
Mais, moi qui sais ce qu'on raconte sur lui et sur sa femme
-- Oui, dis-je. Nous avons chacun notre petit paquet.
Philippe ne peut pas s'empêcher de rire quand il vient de faire ce que je lui ai commandé, et que je lui dis : « Merci. »
Faire une anthologie de la lune.
Le sureau et tous ses petits chapeaux de fleurs.
L'odeur de mort des roses.
Décoré, je suis le commandant aux tables d'hôte, et le commissaire dans la rue.
Le poëte Ponge vient déjeuner. De son petit panier, il tire un litre. C'est un mélange, à sa façon, de prune et de marc, vieux de trois ans. Il en tire aussi un livre que je lui ai prêté, et un manuscrit de vers.
Comme il est déboutonné, à la fin je le lui fais observer. Il boutonne son paletot.
-- Non ! dis-je. La culotte.
-- C'est vrai, dit-il, mais il n'y a pas de bouton.
Il s'efforce de choisir ses mots ; il dit que, grâce au mauvais vouloir des petits propriétaires de son village, les haies des chemins sont « en anarchie ».
« A votre santé ! » dit-il en buvant, et Baïe ne rit pas. Quoiqu'il prenne de tout ce qu'on lui offre :
-- Je ne suis pas un gros mangeur, dit-il.
Il a désiré les palmes académiques pour « l'émulation » de ses enfants, mais il affecte de ne plus les désirer depuis qu'il voit à qui on les donne. Anticlérical et républicain comme les 363 de Gambetta, il va quelquefois à la messe pour voir les amis.
D'un pauvre journaliste il dit : « Son talent s'est dévoilé » à telle date.
-- Nous tuons un porc, dit-il.
On a envie de lui crier : « Un cochon ! Un cochon ! »
-- A présent, dit-il, on prétend que c'est vous qui faites mes articles.
Une chemise sans boutons, un petit chapeau de paille d'enfant, et une odeur !... Il laisse toujours tomber la fourchette quand il se sert, demande pardon, veut la ramasser. On se cogne. Ça n'en finit plus.
Sa tête de chat de village brûlé à tous les chenêts.
Dans Le Petit Parisien il lit les feuilletons de Mérouvel, « à mon avis, celui-là ferait bien de renoncer à écrire », Pierre Sales, Emile Richebourg, « c'est celui qui me plaît le mieux, style coulant ». A Asnois il a un ami qui est bourrelier et qui se vante d'écrire dans La Revue blanche.
Il dit qu'en été il travaille d'un soleil à l'autre.
Il appelle l'évêque « monsieur l'évêque ».
Il écrit de pauvres vers faux, sans ratures, et recopiés, sans air, sur deux colonnes, dans un cahier recouvert d'un journal.
La dévotion ressemble chez elle à une maladie nerveuse.
Elle court si vite à la messe qu'elle fait peur à toutes les poules. Son jupon vole sur la route. Elle dépasse toutes les femmes. Quand elle se sent cachée par les arbres, elle galope presque.
Malgré ça, elle n'arrive qu'à l'alléation.
Le guichard vient se poser sur mon verre. Philippe tire son couteau et le coupe en deux, mais les deux moitiés ne cessent pas de vivre. Plus d'un quart d'heure après, quand je presse l'abdomen, l'aiguillon sort avec une petite goutte claire.
Je n'oserais pas encore y toucher.
Je plante des souvenirs.
Il y a des Poil de Carotte parmi les petits poulets. J'en vois un que sa mère chasse de dessous ses ailes, qu'elle crible de coups de bec, simplement peut-être parce qu'il a une tache noire mal placée au goût de sa maman.
Villages dont même les journaux du département ne parlent jamais. Jamais rien ne s'y passe. Jamais un crime.
Je retourne à la campagne me refaire une timidité.
11 juin.
La vache. On lui a enlevé son veau, ce soir, pour le donner à Raymond, qui l'élèvera. Que va faire cette bonne mère qui ne se lassait pas de lécher son petit tout gluant, plutôt par gourmandise, sans doute, que par maternité ?
Quand elle rentre à l'écurie, j'attends presque une crise. Elle flaire la paille où le veau était couché et meugle doucement. Elle mange un peu de paille, qui a l'odeur du veau.
Mais la porte du râtelier s'ouvre. Bien qu'elle sorte du pré, elle mange avec avidité le foin que lui donne Philippe. Elle appelle encore le veau, mais elle se laisse traire par Ragotte. On lui donne du pain qu'elle avale.
Dans deux jours, elle ne se rappellera rien. Ses sentiments de mère, si profonds en apparence, auront disparu.
On n'entend déjà plus rien.
Marinette. Au cimetière, elle s'assied, et, au-dessous des noms gravés, d'un doigt qui ne marque pas elle inscrit tous nos noms sur la tombe.
Ils y tiennent tous très bien.
Chariot de foin, énorme bête qui se traîne à l'horizon.
19 juin.
Avec sa maison qu'elle loue aux Soeurs, le pré qu'elle loue à Rateau et ses économies, elle a déjà trente sous à manger par jour. Elle est toute joyeuse.
-- Mais, dit-elle, j'aurais trente sous à manger par jour à la condition d'habiter dans la rue.
Toujours prodigieusement rasé. Il préférait le grand curé Gouré, au petit curé Beauchef. Il disait des calembours à Gouré, qui ne s'en fâchait pas.
Il a un puits, un puits de crapaud, comme on dit, qui déborde au moindre orage et est tout de suite tari.
Il dit de temps en temps : « C'est la vérité, ça ! » indiquant qu'il ne répond pas du reste et qu'on ne le croit que si on veut.
Ses mains, des mottes de terre qui produisent des poils.
Il ne faut pas mettre trop tôt les boeufs au pré. Ils s'y nourrissent, mais, quand vient le moment, qu'ils s'engraissent, il n'y a plus d'herbe. Pas beaucoup de foin, cette année. Il n'y aura pas de paillet et il faudra faire trop tôt manger le foin aux bêtes.
Les gens sont aussi malheureux que les bêtes à cornes.
Les petits pois se couchent de soif au pied des rames.
27 juin.
Les murs de sa petite cour le séparent du reste du village. L'important, ce n'est pas de voir loin, c'est de ne pas voir le voisin.
Il a peur de ses enfants. A leur majorité, ils l'obligeront à vendre la maison pour avoir la part de leur mère.
-- La maison m'a coûté 2 000 francs, dit-il. S'il faut leur en donner 1 000, où donc que je les prendrai ? Ils me flanqueront à la porte.
Il croit même que ses enfants pourront hériter de lui avant sa mort et lui réclamer la moitié d'une vigne qu'il a eue par succession. Je lui dis que cette vigne n'entre pas dans la communauté et que ses enfants n'ont aucun droit sur elle. Ça le console.
Près de lui, sa fille ricane, un doigt dans le nez. C'est elle qui tient la caisse, une corne de mouchoir où elle met les pièces de vingt francs. Elle n'est bonne à rien, coquette, sale, et prétentieuse, parce qu'elle a été reçue la première au « certificat ».
Certaines prostrations donnent une agréable idée de la douceur de la mort.
Leur dire : « Oh ! je suis trop monsieur pour entrer chez des paysans comme vous ! »
12 juillet.
Mme Lepic ! Ce que j'ai fait de plus vrai, et peut-être de plus théâtre, c'est le mur plein de ses yeux et de ses oreilles.
Elle mourra la même.
Dès que j'arrive au jardin, elle le sent et envoie Marguerite voir.
Si je m'approche de la maison, j'entends craquer la fenêtre qui s'entrouvre, et l'oeil et l'oreille se collent à la fente.
Elle s'ingénie à trouver quelque chose à me dire. De sa voix dure, éclatante et sèche comme un éclat de poudre, elle crie, afin que tout le village sache qu'elle m'a dit quelque chose :
-- Jules, Marinette sort d'ici. L'as-tu rencontrée ?
-- Non !
Ah ! ce « non ! » qui m'échappe comme une syllabe de plomb, c'est tout ce que je peux dire à ma mère qui va bientôt mourir. Je passe. Elle, la figure aux barreaux, blessée, impuissante, ne se retire pas tout de suite. Elle ne ferme pas encore la fenêtre, pour que les voisins croient que notre conversation a duré.
Combien de fois mon père a-t-il eu envie de l'étrangler quand elle entrait dans sa chambre pour prendre un torchon dans le placard ! Puis elle sortait, et rentrait pour remettre le torchon. Il avait fait sceller le placard.
Il fait sa petite tournée. En même temps, il dresse un cheval. Il vient faire sa petite visite de candidat, demande s'il peut voir Philippe, a bien connu mon père, lu mes articles dans L'Echo de Paris. Est conseiller d'arrondissement depuis vingt-quatre ans, avoue que c'est un rouage inutile Ne voulait pas se présenter, mais, par dévouement, poussé par Corbigny...
Est rond, court, gâté, un peu galeux, avec des plaques d'identité sur les joues, et d'une calvitie de derrière
-- Eh bien, nous verrons ça le 21 ! dit Philippe
Et le candidat s'en va sans savoir à quoi s'en tenir, Il attendait un mot qui n'est pas venu. Comme il a fort louché du côté de ma boutonnière, je lui ai tendu le premier la main.
La Gloriette. Ce que je vois de mon banc :
une route ; le canal, le bassin et son petit port, bois, tuiles, charbon, sable ;
une route qui coupe celle qui passe devant ma porte ;
l'Yonne, le moulin, le château dans ses pins et ses peupliers, le petit chemin de fer, le clocher et quelques maisons de Chitry ;
les pâtis, des arbres, des champs, et, en descendant l'Yonne, un coin où je pêche ;
Marigny et son clocher, Sauvigny et sa ferme tout près du ciel ;
un arbre tout seul dans un champ, un bois à gauche, un bois à droite, un fond boisé où coule l'Yonne, encore un village, assez loin pour qu'à chaque instant j'oublie son nom ;
à l'horizon, des collines où se dresse, fendue en deux comme une pince, la butte de Chitry Mont-Sabot, le ciel et toutes ses fantaisies de nuages.
A gauche, l'école de Chaumot, une ferme, les piles de bois du canal, les croisettes, les champs Bargeot où je chasse, des prés peuplés de boeufs ;
un groupe de petites maisons qui n'ont pas peur de s'appeler Beauregard, des champs, des blés, les bois de Souleaux où je devine Germenay, la butte d'Asnan, encore le ciel.
Je n'ai jamais vendu que des peaux d'ours.
La dinde au col sanglant.
Les feuilles mêmes du tremble ne remuent pas. La nature va éclater. La terre va sauter en l'air.
Philippe écrit sur les murs ; il y marque les timbres et les allumettes qu'il use. Quand c'est fraîchement peint, ça marque bien.
Quiconque voyage beaucoup ne retient pas.
-- Qui sait si nous ne sommes pas des morts ?
-- Hein ?
-- Oui, des morts dans une espèce de Purgatoire, qui ne se rappellent même pas leur vie.
Vieilleries. L'horloge. Les aiguilles d'où se détache, de temps en temps, un regard de ma grand-mère.
Culs-de-plomb, au goût de Philippe nous ne savons pas rester en place.
De mon village je peux regarder l'âme humaine et la fourmi.
Les papillons, petits châles pour les fleurs.
Philippe. Sa brouette qui crie lui est une compagne.
Comme un chien qui s'interrompt d'aboyer pour se chercher une puce.
Vénus se couche dans le soleil couchant.
Oui, ma figure change avec l'idée que je me faisais des gens.
Philippe mourra en odeur de travail.
1er août.
Rentré à Chaumot.
3 août.
Antoine, cet inventeur du Théâtre-Libre, a un respect religieux pour le symbole. Il me raconte la future pièce de Curel, une belle chose, un peu banale.
-- Hein ? dit-il, ému par son propre récit. Quel symbole ! Après la scène de Bayreuth, je n'ai pas pu me retenir : je l'ai embrassé.
5 août.
Le maître d'école de Corbigny, sec, noir, autoritaire, acharné.
Si on le laisse faire, beaucoup plus vite que les conseillers il transformera le canton. J'avais demandé qu'on ne dise pas mon nom. J'entends :
-- Nous avons reçu un magnifique volume offert par un généreux amateur qui désire ne pas être nommé.
Et il se tourne vers moi et me fait un grand salut. Il ajoute :
-- Un livre dont le choix indique un homme versé dans les Lettres et les Arts.
8 août.
Philippe. Aucune chaleur ne peut l'arrêter.
-- Tant mieux, dit-il, si le travail se trouve à l'ombre ; mais, si le travail est au soleil, il faut bien y aller.
L'Arc de Triomphe du paysan, c'est l'arc-en-ciel.
Ils sont intéressants comme des abeilles dégénérées.
A une femme qui vient de jouer du piano pendant une heure :
-- Aimez-vous la musique, madame ?
Donnez des ailes aux pièces de cent sous : les hommes apprendront à voler pour les suivre.
A la mer. Pas de baigneurs, par ce temps froid.
-- Mais ces gens qui sortent de l'eau ?
-- Des naufragés, peut-être.
20 août.
Rentré à Chaumot après voyages au Breuil et à Bussang.
L'énorme nourrice qui sentait Château-Chinon à plein nez. Je me ratatinais dans mon coin, mais la chair croulait, et je sentais à la cuisse une chaleur grasse et écoeurante. Elle était assise, genoux écartés, les mains aux ongles noirs sur les genoux. Elle dormait bouche ouverte. Je remuais brusquement. Elle s'éveillait et tâchait de relever ses graisses, mais tout retombait.
Entre sa cuisse et la mienne je glissais des journaux. Ça me tenait encore plus chaud, mais j'étais moins écoeuré
La « meneuse » avec ses trois femmes. Air rusé, presque distingué, de femme maigre qui ne craint pas les voyages, une dame qui se sait supérieure aux trois pauvres vaches à lait qu'elle emmène à Paris. A côté d'elles, sa boîte carrée en bois verni avec la plaque de cuivre : « Service de l'Assistance publique ». Elle me demande pardon et se met à la portière pour agiter son mouchoir quand elle passera « en vue » de son fils, qui habite aux environs de Fontainebleau.
Un vieux monsieur, quelque noble, d'esprit curieux, qui tient à tout savoir et pose des questions insupportables.
-- Monsieur est du pays ?
-- Oui.
-- Quel est donc ce château ?
-- Ah ! Je n'en sais rien.
Le Breuil. Vallotton angoissé parce que nous l'obligeons à monter en première.
-- Allais, montre-moi le café où tu écris tes articles.
-- C'est celui-là. Celui-là aussi, puis celui-ci, celui-là encore, quelquefois, enfin celui-ci.
Bernard a un paletot en toile d'emballage. Guitry, morne dans des guêtres très épaisses comme des armures contre les vipères, une blouse, un chapeau avec un ruban de tulle. Vingt-deux chiens aboient à notre arrivée. On les lâche dans le bois. Les vaches ont le licol qui leur tient la tête basse pour les empêcher de manger les pommes des pommiers normands courts et trapus.
Nous allons à Villerville. Je tombe sur Porto-Riche, qui en est le grand homme : c'est lui qui l'a créé. Très vexé parce que, dans une dédicace du Mari pacifique, Bernard l'a appelé « professeur d'énergie », lui qui a la prétention d'être un passionné. Il me dit beaucoup de bien du Vigneron, qu'il vient d'acheter. La maison qu'il occupe, il l'a eue pour un morceau de pain : 800 francs.
Par la portière du chemin de fer je vois un boeuf grimper sur un autre. Brandès regarde du même côté. Gêné, je fais semblant de n'avoir rien vu ; mais Brandès :
-- Oui, mon vieux, va toujours ! Tu perds ta peine.
Guitry dort jusqu'à dix heures. Il laisse pendre ses bras, de peur de les fatiguer par un geste.
Une belle chienne, trois bonds onduleux, et un poulet crie, les reins cassés.
Brandès, élégante me conduit à Trouville. Elle m'a prouvé qu'elle est une maîtresse femme de ménage.
-- Vous voyez, tablier, clefs dans ma poche.
Une femme de tête et d'ordre.
Elle m'éblouit par sa façon de conduire.
-- N'ayez pas peur ! Il paraît que j'ai une main solide.
Je suis tout petit à côté d'elle, qui conduit pour les automobiles qui passent, pour tout Trouville, pour la mer, pour étonner la nature. Je suis à la fois gêné et fier d'être à côté d'elle. '
Bussang. Dans le train avec Antoine. Chez lui, une grande admiration pour les hommes forts, fussent-ils des bandits, qui ont de l'estomac. Il a aussi la certitude qu'il faut toujours recommencer, qu'il ne suffit pas d'avoir du génie une fois, qu'il faut en avoir tous les jours, et plus d'une fois par jour.
Lui qui couche tout nu dans son lit, il vient à Bussang avec un seul pantalon blanc, déjà noir ; il a des chaussettes tombantes. En homme de Balzac il engueule tous les chefs de gare ; il demande partout le registre des réclamations, où il écrit des douzaines de pages.
Invasion de la maison Pottecher, où les lits sont encore de plume, par cette bande de comédiens.
-- C'est de la folie ! me dit Mme Pottecher, désolée.
Le lendemain, il pleut. Eclaircie pour l'Héritage mais deux averses assourdissantes sur Poil de Carotte. Le ciel est artiste : il pleut sur la partie la plus dure à avaler. Descaves, gelé, tape du pied pendant L'Héritage. Après Poil de Carotte il me dit :
-- C'est classique. Ça ira au Français.
On lit : « Les personnes dans les bancs sont priées de se tenir assises. » C'est le style de l'architecte du théâtre.
Les places à cinq francs, les plus chères, sont en plein air, et elles reçoivent toute la pluie.
-- Allons ! dit M. Pottecher père. Je me reposerai plus tard.
Et, déjà, en dehors de son usine, il vient d'acheter une ferme qu'il agrandit. Il est admirable. Il a fondé un hospice où, sur 18 000 francs, sa famille en a mis 15 000. Il est maire depuis près de vingt-cinq ans. Il peut dire :
-- Il n'y a pas de pauvres dans ma commune. Je fais faire par mes conseillers les propositions qu'ils ne voteraient pas si elles venaient de moi.
Une partie de l'hospice est pour les malades ; l'autre est louée, pas cher, aux étrangers.
Il constate, comme moi, l'inaptitude des instituteurs et institutrices à se dévouer. Dreyfusard, radical, il soutient les Soeurs. Méline vient de lui signifier la rupture de leurs relations. Il a, de Jules Ferry, des lettres qu'il garde pour ses enfants. Je suis plein d'affectueux respect pour lui. Comme on changerait facilement de père !
Bussang. Fermes en deux couleurs séparées par un trait : le rouge du toit, la chaux blanche des murs.
Nous passons sous le tunnel et nous sommes en Alsace. J'ai le coeur un peu serré, non que l'Alsace me manque, mais de m'imaginer qu'à chaque endroit que je regarde il y a eu un homme tué.
Un coin qu'on appelle « le Paradis des fleurs ». Des sapins qui grimpent comme une armée.
A la gare, une espèce de géant à la Bismarck, en uniforme, surveille les trains. Un Allemand en casquette rouge, veste bleue, grand chapeau d'opéra-comique et plume : c'est un garde forestier.
Et rien que des riches dans ce pays abrité par les Vosges. On dirait des gens qui se sont fait place jusqu'au meilleur coin de notre maison. Comme je n'y ai jamais pensé, il me semble que c'est arrivé hier.
A Dijon, de vieilles sculptures ignobles.
26 août.
Quelques mots de Ponge, poëte de village.
-- Moi, je suis primesautier, de ma nature.
-- De Calife en Sylla.
-- L'épi de Damoclès.
-- Oui, la lune tendre a de l'influence sur la coupe du peuplier et du chêne. Il ne faut pas les couper en lune tendre.
-- Une dame qui connaît Bourget, Theuriet et Stiégler, mais qui ne vous connaît pas, m'a dit que, si j'avais besoin de ses services à Paris...
Le cheval, aveugle, marche de travers, mais il ne quitte pas le dur de la route. Il ne s'étonne que de la sonorité des ponts : il s'arrête, pris de peur.
Une belle veuve avec un liséré blanc qui fait bien entre son chapeau noir et ses noirs cheveux.
Perdrix. Si du moins je pouvais les haïr, avant de les tuer !
Hélas ! Ponge est encore plus vaniteux que moi.
Nuages. J'en vis un qui essayait de passer derrière la lune.
La lune s'est prise dans des feuilles qui remuent d'aise.
L'ombre de l'arbre est à ses pieds comme une chemise légère.
Il tire de l'arène sur la chaume pour réparer un peu sa maison. C'est de bonne arène, dure à tirer, mais qui vaut de la chaux. Mais il ne peut plus ! Des douleurs partout, plus de sommeil la nuit. Il a attrapé ça en travaillant tout un mois dans l'eau. Il gagnait 3 francs 10 sous par jour, mais il l'a trop payé.
Je regarde enfin les bêtes pour contrôler mes Histoires naturelles.
Guitry, un châtelain dont on se contenterait d'être le pauvre.
-- Vous êtes trop bon !
-- Et, vous, pas assez.
Devenant pauvre, on devient bon.
L'eau rêve un peuplier.
Promenade. A chacun de mes pas se lève un fantôme ami qui m'accompagne. Le souvenir de mon père, la blouse gonflée de vent.
Marinette paraît, et la terre est plus douce aux pieds. Elle me dit que son père a failli l'appeler Solange, à cause de la fille de George Sand.
-- Aimerais-tu ce nom ?
-- Il ne me gênerait pas, mais je préfère Marie.
Une alouette s'envole de mes pieds, de ma poche, de mon casque, ô Gaulois !
Dans cette belle nature je voudrais être amoureux, elle, mère.
Impressions et souvenirs de George Sand, p. 1.
A Charles Edmond. 1871. « Je ne le nie pas. J'ai la naïveté d'écrire chaque soir, presque toujours en quelques lignes, quelquefois plus au long, le récit de ma journée, et, cela, depuis vingt ans. Il n'en résulte pas que ce Journal mérite d'être publié, et j'ignore encore si quelques pages en valent la peine. Je le feuillètte. Je le trouve insipide pour tout autre que pour moi. »
29 août.
Le fermier vient prendre, au pré, des nouvelles de ses boeufs. Il les regarde longuement pour que, moi qui passe sur la route, je me dise : « En voilà un qui s'y connaît ! »
Les nuages s'arrangent en tableau. Le spectacle du soleil couchant va commencer.
En voyage, mon plaisir est de regarder et de ne rien voir.
Un beau taureau qui roulait sa force sur son cou.
-- C'est de la cochonnerie froide, dit Heredia de Pierre Louys.
Titre : L'Histoire de France racontée par mes petits enfants.
Pleine lune. Tout à coup on la voit. Loin de l'horizon, elle semble née en plein ciel. Elle a un nuage de couleur grise, doux comme un cache-nez autour du cou.
Elle est prête à donner mal au coeur. Le nuage reste immobile. Elle monte. Elle le laisse comme un lange inutile.
Une médaille avec deux silhouettes de grands seigneurs.
Son ascension étonne la nature. Pas un être ne bouge. Une vache s'arrête de meugler.
L'horizon au-dessous d'elle est rose. Comme elle est belle ! Ce devait être ca, Vénus sur la mer. Sa beauté riante entre toute par ma fenêtre.
On dirait aussi l'ouverture d'un tunnel lumineux dans la nuit.
Trois teintes du ciel : gris, rose, bleu. Elle est dans le rose.
Femme, ne me parle pas ! Je regarde la lune.
Dieu, tant de mystère, c'est cruel, c'est indigne de toi.
Dieu taciturne, dis-nous des choses !
Peut-être a-t-il inscrit des mots sur un côté de la lune, mais, moqueuse, elle ne nous le montre jamais.
Le rose s'éteint, se confond avec le gris. Le bleu étend son empire.
Elle est d'une rondeur parfaite, d'une netteté, d'une pureté coupantes.
Le pied des arbres s'amincit jusqu'à disparaître.
Tout l'argent de la lune entre par ma fenêtre.
Tu m'empêcherais de dormir, mais tu n'empêches pas les boeufs de manger l'herbe du pré. Ça doit t'humilier un peu.
Tu montes trop. Tu vas devenir moins belle. Déjà, une voiture passe sur la route et n'a pas peur de t'offenser du bruit de ses grelots. Un premier chien aboie après toi.
La nuit me gagne. Tu n'éclaires pas assez pour que j'écrive, à ta lumière, un beau poëme en ton honneur. La ménagère qui ne veut pas que je m'abîme les yeux à écrire dans « du tout noir » apporte la lampe, ferme les volets.
Lune, c'est fini ! Tu peux aller rejoindre les vieilles lunes.
Promenade meurtrière. Philippe regarde toutes les musses des lièvres. Ils passerait dedans pour voir. Il ramasse des plumes où les perdrix se sont roulées.
Une femme tricote, assise, en gardant ses deux vaches. Elle est assez loin pour que ce soit une femme et que, tout de suite, j'imagine des choses tendres.
Un pré vert, humide, gras, profond, semble un paradis d'herbe.
Les perdrix ne savent pas encore se sauver avec ensemble.
Les ronces ont de petits toupets comme Rochefort : c'est leur maladie.
31 août.
Il y a le peureux qui regarde sous son lit, et le peureux qui n'ose même pas regarder sous son lit.
Les gerbes faites de blé dispersé s'enlacent, réunies debout, s'embrassent de tous leurs épis.
Théâtre. Situation bien Dumaficelée.
Des joues enflées, comme piquées au milieu par une mouche. Une blouse sur sa veste de garde forestier. Un cor de chasse sur le képi. Il rêve toujours d'être garde à Chitry et de m'avoir pour maire, c'est-à-dire pour patron.
Il tue un cochon par an, achète une livre de boeuf quand il va à Corbigny, le jour de paie, ne boit de vin qu'en hiver, et vit surtout de soupe et de légumes. Use deux paires de souliers par an. Dans ses tournées, boit un verre de vin blanc chez les particuliers, mange du pain et des noix. Aime surtout les belles pommes de terre rouges qui, bien cuites, « se plument » toutes seules.
Il a 300 francs pour garder les bois du château de Lantilly, lui vend ses coupes, ses fagots, touche le sou du franc.
Il trouve que le gouvernement est trop bon pour les curés, admire Waldeck-Rousseau, et termine par cette phrase :
-- Hé ! si vous saviez quel tracas on a quand on est ministre !
Le matin, il fait une première tournée de quatre heures à neuf, une, le soir, à quatre heures. Veille en hiver jusqu'à dix heures et demie. En été, c'est le jour qui le guide.
Pour lui, finir un livre, c'est coudre les feuilles et leur mettre une couverture.
-- Poil de Carotte, dit-il, c'est votre jeunesse. Je dois être là-dedans. Je reconnaîtrais bien tout ça, moi !
Dindes, outres noires cachetées de rouge.
1er septembre.
Une perdrix blessée tombe dans les pommes de terre et nous fait battre le coeur, comme un lièvre.
Une mare : des petites carpes longues d'un doigt sautent en l'air comme des chiquenaudes. Deux grenouilles, l'une, verte, l'autre, presque bleue, sur un morceau de bois, immobiles, comme fascinées par un serpent invisible, ou attendant qu'un gamin exerce son adresse.
L'haleine de foin de la grange ouverte.
Un beau serpent, vert, jaune et blanc, file entre les joncs sur l'eau. C'est une fine caresse sur le ruisseau. Je lui coupe la tête. Pourquoi ? Pourquoi ? C'était une parure du pré, son amusement, son orgueil peut-être.
4 septembre.
Le père Joseph, pêcheur. Il a près de soixante ans. Il est de la Haute-Saône. Il y en a plus de trente-cinq qu'il n'a pas revu son pays, mais il n'y tient pas. Il est habitué aux gens d'ici. Il a deux fils jumeaux âges de plus de vingt ans. On ne les voit jamais. Ils sont quelque part, peut-être en prison. Ils font leur vie. Sa fille a « dans les quinze ans », il ne sait pas au juste.
Il a deux roulottes, l'une qui est de la largeur d'un lit : celui de sa femme, qui est aussi le sien, est au fond, celui de leur fille, à l'entrée ; l'autre contient un poêle. Il ne pourrait pas s'en passer, pour faire sa cuisine, d'abord, ensuite, pour se chauffer, quand deux vents qui soufflent se rencontrent entre les deux roulottes sous la bâche qui sert de toiture.
Autrefois, il prenait, par jour, douze livres de poisson qu'il vendait à Corbigny. Il n'y en a plus. Coureurs, saltimbanques, ont tout détruit avec des lignes de fond. On ne devrait pas pécher ainsi. C'est défendu.
Il préfère ses roulottes à une petite maison qui lui coûterait peut-être 60 francs de loyer par an.
Il y a des moments où je sens, chez Philippe, un ennemi qui s'éveille d'un profond sommeil.
Honorine est dans sa quatre-vingt-septième année, mais elle ne peut pas dire l'âge de son frère, qui vient de mourir.
-- Toutes les orages qui viennent de là sont méchantes, dit l'institutrice.
7 septembre.
Toute la campagne est mûre. L'air a un petit goût sucré. L'herbe des prés est un peu cuite. Les fleurs s'effeuillent en papillons.
Les hirondelles s'enivrent de leur vol. Moi, je suis sûr d'être heureux, et ce nuage qui, à l'horizon, prend ce teint de tuile, ne m'effraie pas.
L'hirondelle qui tourne autour d'une cheminée, mais si rapide que toujours elle semble venir de loin
Il y a plus d'OEuvres pour l'enfance que d'enfants.
9 septembre.
Journée chaude, où il semble qu'on va retirer la nature du four.
Décidément, mon poëte-laboureur n'est qu'un pauvre homme.
C'est la nature qui me fait encore une farce.
Ce paysan croit que le rale est le mâle de la caille, et il ignore que la caille est un oiseau migrateur. Il croit que la perdrix part avant ses petits pour dérouter le chasseur. Il croit que son père était « charmeur » et pouvait, en prononçant des paroles magiques, calmer une brûlure, guérir une personne malade.
-- Je ne crois pas beaucoup à tout ça, dit-il.
Il semble indiquer qu'il n'a un reste de superstition que par respect pour son père.
Quand on entre chez lui, ça sent le lit défait, la plume vivante, la sueur, le mitonné. L'air est si lourd qu'on l'avale plutôt qu'on ne le respire.
12 septembre.
Dans ma tasse, le café ne reflète que mes idées noires.
Sainfoin. Philippe écrit respectueusement « Saint Foin ».
Le poëte laboureur. Intérieur. Une seule chambre ; à côté, une petite pièce qui sert de cave. Une seule porte ; il n'y a pas à se tromper pour entrer et sortir. A la poutre du milieu est accroché un fusil rouillé où je distingue la broche d'une seule cartouche. Une boule argentée suspendue au plafond.
Il sert le vin blanc sur une nappe. Il a lui-même essuyé le verre avec un torchon propre. Du vin vert comme la feuille de vigne.
Le château sombre, avec une toute petite lumière qui attire mes rêves comme des papillons.
« Ciel » dit plus que « ciel bleu ». L'épithète tombe d'elle-même, comme une feuille morte.
La langue a ses floraisons et ses hivers. Il y a des styles nus comme des squelettes d'arbres, puis arrive le style fleuri de l'école du feuillage, du touffu, du broussailleux. Puis, il faut les émonder.
Ne réveillez pas le chagrin qui dort.
Je n'avais d'autre dessein que de vous donner, étant conseiller, quelques conseils, à vous qui êtes conseillers, et de boire avec vous un verre de vin blanc sur la terrasse de mon jardin.
Je n'ai même pas pu réaliser ce rêve, cet humble projet.
16 septembre.
Paresse ? Oui. Mais c'est un plaisir si fin que de vivre jalousement avec ses rêveries, sans les prêter à personne !
Quand nous avons fait notre première communion, il avait déjà un petit goût de ferme. Au lavabo, chaque matin, il se lavait les cheveux à grande eau. Il s'aperçut qu'il les faisait jaunir.
Revoir un homme qu'on a connu intimement voilà vingt et un ans !
Il était affectueux, appliqué et gentil. Quand on lui disait : « Je parie que je t'embrasse ! » il répondait : « Je veux bien. » Ça n'avait plus de goût : on ne l'embrassait pas.
Il n'avait personne à sa première communion. Je l'ai fait « sortir » avec moi.
Il a dîné chez les dames Millet, et jamais elles n'avaient vu tant manger.
On se faisait passer des billets, un bout de papier plié en deux, avec l'adresse.
Ces souvenirs délicats et puérils gênent un peu quand on n'est pas poëte. Le poëte seul ne rougit point d'avoir eu un âge où il disait et faisait des gamineries. Mais il faut risquer ces entrevues-là : c'est âcre, et cela fixe des limites. On ne peut revivre le passé que tout seul. A deux, l'accord manque.
Comme il a changé ! Mais non ! C'est moi. Lui, s'est arrêté et n'a plus bougé. Il s'agit bien, pour eux, de se souvenir ! Ils ont leurs bêtes à soigner.
Horloge. Le pas lourd du balancier, ce pas de vieux paysan qui peine toujours.
-- Oui, tout petit, au collège, dans tes narrations, tu faisais déjà des phrases.
-- Je n'en fais plus, dis-je.
Le poisson tire le bouchon au fond de ses ténèbres
La première fois qu'il sort de l'eau, il meurt.
La famille est assise et bavarde. Le soleil couchant se traîne, tout rose, sur le village. Le ciel se mire dans le canal. Quel besoin avez-vous de tuer de petits poissons que vous ne mangerez même pas ?
17 septembre.
J'entends bâiller les huîtres.
Et le piétinement des mouches sur les vitres.
Tonnerre. On entend des pas. Quelqu'un marche, là-haut !
Philippe allait à pied à Avallon. Il partait le matin, au petit jour, et arrivait le soir, à six heures, tout « plat » de n'avoir pas mangé de la journée.
A table, Philippe s'essuie la moustache avec sa croûte de pain.
Les hirondelles en smoking.
De Jaluzot qui salue beaucoup, ils disent que sa tête ne moisit pas sous son chapeau.
Avec la cannette de soie noire sur la tête, les vieilles ont un ruban de velours autour du cou.
26 septembre.
La châtaigne, ce hérisson des fruits.
Je ne connais rien aux hommes, mais les hommes ne me connaissent pas.
Ecrire des pages et ne pas les passer au virage-fixage. Les montrer, dans l'ombre, à quelques amis. Puis, qu'elles s'évanouissent !
Femme en grande toilette, c'est-à-dire toute nue.
Ils se proposent de vivre à partir de soixante ans.
Elle doit avoir un bas de laine tout plein, raide comme une jambe de bois.
-- On ne s'ennuie pas dans votre société, dit Ragotte en bâillant tout grand.
Le camarade de première communion.
Il y a plus de vingt ans que je ne l'ai vu. Gare d'Urzy, personne. Je sors. Voilà un tilbury, un cheval de belle allure, un jeune homme et sa fillette. C'est lui. Dans sa voiture, je le regarde à la dérobée : complet de coutil, lourds souliers jaunes. Du chic à conduire. Je retrouve le sourire et j'entends la voix d'il y a vingt ans, elle est restée faible, voilée, rapide. Il y a des mots que je ne saisis pas.
Entrée dans une cour de ferme soignée. Personne sur le perron. Nous entrons dans la cuisine. Est-ce la bonne ? C'est sa femme. Où diable vont-ils chercher ces femmes-là. Laide, plate, gauche, pas aimable, une touffe de poils sur la joue. Comme il dit, les uns veulent la richesse, les autres, la beauté. Il n'a pas voulu de la beauté. Gêne debout, chapeau à la main. Allons voir la ferme ! Je lui demande des explications que je n'écoute pas, et que je redemande. Je ne suis pas aussi intelligent qu'il croyait.
A table ! On a enlevé la natte de paille par politesse ou par économie, et j'ai les pieds sur les carreaux froids. Une jolie petite bonne. On ne se met pas où l'on veut. Ma place est là, mais il faut que j'aille chercher ma chaise. Du vin blanc ou du rouge, poulet aux champignons, radis blanc et beurre, puis des pigeons dans un jus si clair qu'ils ressemblent à des poules d'eau. La fillette étant pâlotte, j'ordonne du quinquina et de l'huile de foie de morue.
Je le félicite de ses succès de fermier.
-- Tu aimes ton métier ?
-- Je ne le changerais pas pour une de mes oreilles. Mais, je vois, à ta boutonnière, que, toi aussi, tu marches bien.
Il croira que je n'ai désiré le voir que pour lui montrer ma décoration.
Il crache dans son mouchoir, ce qui est mieux que de cracher par terre.
Comme je tâche d'être en train :
-- Je te croyais plus sévère, dit-il. Je me disais : « Un écrivain, c'est penseur. Ça pense toujours à quelque chose. »
Je ne pourrais pas, l'ayant fait exprès, être plus inconnu de lui. Mon obscurité à ses yeux est si complète qu'elle ne me fait pas de peine. Ne pouvant l'intéresser à mes travaux, de toutes mes forces je m'intéresse aux siens.
-- Allons ! Tu es un homme heureux.
-- Oui, dit-il, en travaillant.
Il a vécu quatre ans seul, dans cette ferme, avec une femme de basse-cour et une petite bonne. Il ne se reposera jamais : il mourrait d'ennui. Il aura une ferme moins importante, voilà tout.
-- C'est comme toi, dit-il. Maintenant, tu écris des gros livres. Quand tu seras vieux, tu en écriras des petits.
Un objet d'art sur la table de la salle à manger. Je le pèse en connaisseur. Qu'est-ce que je risque ?
Ses bêtes ont la cocotte. Il les fait lever d'un coup de pied entre les fesses, ou, avec la pointe de son couteau, il les pique sur le dos.
Pas un livre. S'il en a, il les cache bien ; mais il a été le premier du département à acheter une moissonneuse-lieuse, qui vient d'Amérique.
A table, sa petite fille ne dit pas un mot.
-- Elle n'est jamais comme ça, dit-il. Ah ! si tu l'entendais d'habitude !...
La politique, il n'y comprend rien.
-- Nous autres, dit-il, nous ne pensons jamais qu'à la pièce de cent sous.
Pas de comptabilité. Tout est dans sa tête.
Et jamais question de l'amour.
Des mains et des ongles entretenus propres par le travail. Fume mal, sans intimité, des cigarettes toutes faites.
Nous sommes bien différents, mais nos chiens se ressemblent à miracle.
Le vent qui sait tourner les pages et ne sait pas lire.
A la gare, l'employé :
-- Montez, monsieur.
-- Après vous, je vous prie.
La noix, ces deux oreilles collées l'une contre l'autre.
28 septembre.
Rêver, c'est penser au clair de lune, d'une lune intérieure.
Titre d'un volume de mes Notes : Tout nu. Nu.
29 septembre.
Ponge vient ce matin, à l'heure du déjeuner, et m'apporte un parapluie de paysanne que, sans y penser, je lui avais demandé de me trouver.
Je tue peut-être un poëte. Je lui dis :
-- Vous aimez la poësie. Vous avez beaucoup lu Lamartine, Musset...
-- Surtout Alfred de Musset, dit-il
-- Mais vos vers sont imparfaits. Vous êtes poëte par goût, par naturel, par instinct, mais vous faites des vers faux. Il faut les revoir, du point de vue prosodique. N'avez-vous pas un traité de versification ?
-- Je crois que si, dit-il. Dans un placard j'ai quelque chose comme ça.
-- Servez-vous en sans honte. Et puis, vos vers ne sont pas à la mode.
-- C'est que, s'il faut tout vous dire, je n'aime pas les vers d'aujourd'hui.
-- Oui, mais...
Je lui rends les siens en lui disant :
-- D'ailleurs, on fait des vers surtout pour soi.
-- Oui, dit-il. Je ne suis pas obligé de les publier. Je suis agriculteur, etc.
Il me fait de la peine, mais je suis dans un de mes jours de cruauté. Je ne le retiens même pas à déjeuner. Il m'ennuie. Ce serait une soirée de rêverie de perdue. J'hésite. Un détail me décide : je remarque dans son oreille, au fond de l'ourlet, de la terre qu'il n'y est pas allé chercher.
Et, plus je suis cruel, et plus il s'efforce d'être aimable avec la dame, les enfants.
A une heure moins le quart le pauvre poëte brisé va rentrer à la maison où sa femme ne l'attend plus, faire une demi-douzaine de kilomètres pour manger une croûte.
Aussi bien est-il, au fond, trop prétentieux. Il se vante presque de n'avoir pas fait sa rhétorique. On veut être gentil avec les gens : ils en prennent trop. On veut bien avoir de la pitié, mais qu'ils le sentent !
Et il s'est levé de bonne heure pour mener ses vaches au champ afin de venir me voir. Je ne pouvais pourtant pas lui dire qu'il a du talent ! Non ! Mais je pouvais bien le garder à déjeuner.
Donner à toutes ces notes la forme du dialogue.
Fils de la Vierge : téléphones.
Elle me paie son pré : douze francs. Elle apporte son timbre. Comme elle est en retard :
-- La pièce de dix francs, dit-elle, je l'avais depuis longtemps. C'est la pièce de quarante sous que j'ai eu le plus de mal à avoir.
Elle a soixante et onze ans. Toujours dans l'herbe au derrière de ses vaches, mouillée jusqu'aux genoux, elle n'a jamais le temps de se faire de la soupe. Elle mange un morceau de pain et une pomme. Elle est lasse. Cependant, les quelques cheveux qui lui restent ne sont pas blancs.
1er octobre.
Et, maintenant, sûr de ma prose, je voudrais faire des vers.
Si matinaux qu'ils semblent préparer leur travail durant toute la nuit. Le soleil trouve dans les champs la charrue, le paysan qui arrache des pommes de terre, celui qui garde des vaches ou des moutons.
Pommes de terre qui sèchent toutes nues sur la terre.
-- Qui dira les complications, la poësie enchevêtrée d'une haie !
-- Moi.
Rostand. Son Ode à l'impératrice. Je ne comprends pas. Ses vers sont délicieux, mais d'une pâte si tendre qu'à des mains lourdes il n'est pas difficile de les casser. C'est ce qu'elles ont tâché de faire. Pourvu que Rostand reste Rostand, et ne soit qu'aimable !
Ce n'est qu'une mutinerie contre l'empereur qu'il est.
C'est la minute où l'on déteste ce qu'on aime le plus
Vous payez un peu, pas trop cher. Donnez-nous demain un nouvel Aiglon, et les épaules qui essayèrent de se lever se voûteront d'accablement et de résignation respectueuse.
Il échappe à la tyrannie de la perfection. C'est le poëte qui monte, ou grimpe, et ne regarde jamais derrière lui.
C'est comme si l'on reprochait à une reine élégante de n'avoir pas la taille d'une forte nourrice.
Vous les gavez de jolies choses. Laissez-les une fois s'en aller avec la faim : ils reviendront. On a, contre vous, un peu de la malveillance qu'on a contre ceux qui nous traitent trop bien.
Poësie rapide et, comme on disait, « fugitive », ce qui ne veut pas dire : passagère. C'est du Voltaire, revu par un poëte.
4 octobre.
Capus méprise ceux qui font une affaire d'un adjectif mal placé. Mais, selon qu'il est ici ou là, un adjectif supprime un défaut ou une qualité. L'adjectif est l'homme même !.
C'est l'automne. Dans un ciel immobile passent deux hirondelles en retard.
8 octobre.
Les vieilles n'ont rien, elles, que leurs causeries plaintives sur leurs morts. Les vieux ont leur tabac, la goutte. S'ils causent entre eux, ce n'est pas forcément de choses tristes.
14 octobre.
Rentrée à Paris. Ce raté, sa femme croit qu'il devient fou. Il va à la messe, fait maigre le vendredi, passe une moitié de sa vie avec le curé, l'autre à lire les livres du curé et à travailler, tout seul, enfermé. Elle a eu la curiosité de voir ce qu'il faisait : elle a trouvé des carrés de papier où il écrit des mots illisibles.
Elle le prend en haine. Elle se sauverait si elle n'était mariée, et elle dit qu'il est si lâche qu'il la suivrait. Elle le grifferait, le battrait, si elle était sûre d'être la plus forte. Elle le nourrit.
Après avoir tout vendu pour vivre, elle s'est décidée à fonder une maison de couture. Quand elle lui a fait part de son projet, il a dit : « Il y a longtemps que tu aurais dû le faire. » Il lui dit : « Tu ne peux pas savoir ce qu'est le travail d'un homme comme moi. »
Elle ne dit pas : « mon mari ». Elle dit : « lui ! » avec dédain et rage.
Maintenant, il trouve qu'avec la machine à coudre et ses ouvrières elle fait trop de bruit. Elle l'empêche de travailler.
15 octobre.
Entêté à ma table de travail, je ne travaille pas : je fais acte de présence de nègre.
Honorine. Des fois, la nuit, en attendant le jour qui n'en finit pas de venir, elle se dresse, s'assied sur son lit, et se met à chanter.
Un faucon s'abat sur une perdrix rouge. Elle crie. Il remonte à cause du chasseur qui a entendu, mais il lui enseigne la perdrix.
Il y a des coins de paysages tristes où le chasseur, soudain, a peur de son fusil.
En quoi la douleur du bois qui brûle est-elle inférieure à celle du poisson hors de l'eau ?
Un chien si las qu'il ne sait quelle patte poser la première.
Ce Russe qui s'appelait Popoff pour commencer.
Toulouse-Lautrec était sur son lit, mourant, quand son père, un vieil original, vient le voir et se met à attraper des mouches, Lautrec dit : « Vieux con ! » et meurt.
Fantec. Je lui ai donné jusqu'ici des conseils si personnels que, du jour où il entre à Condorcet, je lui conseille de ne pas les suivre. Oui ! Le premier conseil que je lui ai donné, c'est d'être banal.
C'est sa première émotion forte. Il ne mange qu'à moitié, dort mal, se mord les lèvres au sang.
Non, merci. Je passe la soirée avec moi.
Alexandre Hepp. Un de ces hommes qui se croient philosophes, attiques, parce qu'ils ont une belle barbe. Le sage est un homme qui a une belle barbe et qui la soigne.
Capus. Comme il va se faire écraser par un fiacre, je le retiens par l'épaule et lui dis :
-- Ce n'est pas la peine.
Guitry lui montre un tableau qu'il a payé deux ou trois cents francs. Capus veut faire le connaisseur :
-- Oui, le sourire de cette lèvre mal rasée, et puis, le froncement de ces sourcils qui ne se froncent pas encore, qui se préparent à se froncer...
Au fond, il n'est pas tranquille. Trois pièces en même temps sur trois théâtres ! Je le rassure, car c'est la fonction des amis qui n'ont pas eu le grand succès : il faut qu'ils soient très gentils pour ces pauvres malheureux accablés de gloire et d'argent, et qu'ils le soient avec tact.
Il ne signe pas la protestation pour Tailhade condamné à un an de prison pour avoir exprimé une pensée que nous avons tous.
-- Moi, les protestations..., dit-il.
-- Evidemment ! dis-je.
-- D'ailleurs, la forme de cet article n'était pas...
-- Mais non ! Mais non !
Je lui demande s'il a fini ses deux prochaines pièces.
-- Oui, dit-il. Ce n'est plus qu'un travail de recopie. Il ne me reste qu'à écrire les scènes qui ne sont pas la scène indispensable.
Il travaille bien à Paris. Il sait ce qu'il y fait. Il a le contrôle ambiant : sa pièce passe sous ses fenêtres.
Guitry a un nouveau domestique qui dit au téléphone : « Je suis le maître d'hôtel de Monsieur. » Il ne dit pas « Bonjour, monsieur », mais « Bonjour à Monsieur ». C'est encore parler à la troisième personne.
Guitry, toujours grand seigneur. Il semble dire : « Oui, je gagne un argent fou. Oui, j'ai une vie bourrée de roses. C'est idiot, et c'est injuste, mais, ma foi ! j'en profite, et tout continuera à aller très bien. »
Raconter à l'amie idéale, par lettres, toute une vie, y compris la vie avec la vraie femme.
Pas de défauts, mais toutes les qualités me font défaut.
21 octobre.
Ce n'est plus la femme jolie par elle-même ; c'est une beauté à laquelle prennent part de nombreux ouvriers.
Le théâtre est le lieu de l'inconscience. Un auteur qui a le moindre scrupule est perdu. Il y a quelqu'un qui n'aura jamais de billet de faveur : c'est la vérité. Une ouvreuse sourde et aveugle la reconnaîtrait et la flanquerait à la porte.
23 octobre.
C'est la plus fidèle de toutes les femmes : elle n'a trompé aucun de ses amants.
Il vient me demander si je ne pourrais pas lui trouver des leçons de grec ou de latin. Le dreyfusisme l'a perdu. Dans les journaux, on se défie de lui comme d'un anarchiste. Il voudrait demander à son ancien métier de professeur le pain que ne peuvent lui donner articles, conférences, ni livres de sociologie. Il dit :
-- Je parle, j'écris, je fais tout ce qu'on veut, et je n'arrive pas à vivre.
Il faisait chez Bodinier des conférences qui lui rapportaient quinze francs, mais il en fallait dépenser dix pour l'envoi de cartes d'invitation.
Il a failli être mon professeur de rhétorique au lycée de Nevers. Je me souviens d'une lettre où je lui rappelais ces souvenirs. Il a dû en rire avec dédain. Aujourd'hui, il vient me revoir. Alors, il éblouissait les élèves. C'était le jeune, le brillant normalien.
Il a en lui l'ambition, la volonté, le courage ; il y ajoute la résignation, et ça ne le mènera à rien.
-- Je voudrais, dit-il, écrire la vie d'un homme jusqu'à trente ans.
Le fait est que la vie a beau les malmener : ces idéologues ne savent rien faire de leur vie. Ils ont des aventures de mousquetaires, et ils écrivent sur la littérature des autres.
27 octobre.
Marche d'allégresse. Dans un rayon de soleil j'imagine une pièce. Un acte tout fait ; mais le soleil passe, et la pièce aussi.
-- Vous n'utilisez pas toutes vos ressources, me dit Bernard. Il faudra que nous collaborions. Je suis persuadé que, si on vous offrait la forte somme, vous écririez un très bon vaudeville. Vous vous êtes trop limité. Vous avez mis autour de vous des barrières que vous vous entêtez à ne pas franchir.
Il ne voudrait collaborer qu'avec Allais ou moi.
28 octobre.
Peut-être dira-t-on de moi : « C'était un simple homme de lettres qui n'avait chez lui ni l'électricité, ni le téléphone. »
-- Il y a si peu d'hommes de talent ! dit Bernard.
-- Deux ou trois, à peine.
-- Je veux dire : d'hommes qui aient de l'invention. Ce mot vient de invenire, trouver. Vous trouvez le vrai là où votre voisin ne le voit pas.
- Oui, je crée de la vérité nouvelle Sans ma faculté de la voir, elle restait chose morte. Car, l'observation, c'est de l'invention.
-- Vous vous limitez trop, cependant, dit-il.
C'est vrai, et quelquefois je m'enferme dans un cercle si étroit que je travaille sur quelques mots. Mais cela donne quelque chose, et, ce quelque chose, je ne le trouve pas dans le plus amusant des vaudevilles.
Lettres à l'amie. Ce que je voudrais vous dire, c'est la légèreté de ces doigts invisibles qui me jouent de la harpe sur le coeur.
-- C'est à se casser la tête...
-- Contre un édredon.
Janvier de la Motte chasse en habit, pour user les vieux habits qu'il ne peut plus mettre dans le monde.
Ce qu'on appelait « un français de vache espagnole », c'est ce qu'on appelle aujourd'hui une bonne langue dramatique.
Que je fasse autre chose ! Pour que vous me disiez que ça ne vaut pas ce que j'ai fait ?
Sacha Guitry me dit qu'il a fait recevoir une pièce aux Mathurins.
-- A seize ans et demi, c'est gentil, dit-il. Surtout, n'en parlez pas ! Ça pourrait m'attirer...
-- Non, non ! Comment signerez-vous ?
-- Mais de mon nom, puisque j'ai un nom si connu !
Il n'y a que la vérité qui varie, Notre imagination se répète toujours. Rien ne ressemble plus à une pièce bien faite qu'une autre pièce bien faite.
1er novembre.
L'homme de la Tissier vient de mourir, étouffé par un éboulement de terre au petit chemin de fer où il travaillait. La nouvelle est un soulagement pour le pays.
Très troublée aujourd'hui parce que la Toussaint tombe un vendredi et qu'elle ne sait pas si elle doit faire maigre ou gras, le curé de Saint-Augustin lui-même n'ayant pu la renseigner, notre bonne dit :
-- Ce n'est pas un malheur !
Elle dirait presque : « Ce n'est pas trop tôt ! » Et, pour se rattraper :
-- Il buvait tout ce qu'il gagnait. Il ne lui servait à rien. La commune l'aidera.
-- Non, parce que la Tissier et sa fille aînée peuvent travailler.
-- Et, dit-elle, cette Tissier est une mauvaise femme. Ainsi, vous, madame, qui lui avez donné du lait, vous ne savez pas ce qu'elle a dit de vous. C'est étonnant !
-- Vous l'avez entendue ? dit Marinette.
-- Non, dit-elle, démontée parce que Marinette n'a pas l'air curieuse de savoir.
-- Prenez garde ! dis-je. Il ne faut jamais répéter ce qu'on n'a pas entendu soi-même.
Evidemment, nous les embêtons.
Stupide, entêtée et pas bonne. Ce qui la gêne le plus, à Paris, c'est qu'elle n'entend pas « sonner la messe ni les vêpres ». Ce qui ne l'empêche pas de dire que les places de domestiques chez les Juifs sont bonnes, ces gens-là étant très larges.
Fantec. Quand il y a « bâtard » dans Regnard, il met « parent ».
Regnard parmi les classiques, Theuriet parmi les modernes.
Il m'apporte un témoignage de satisfaction.
-- Je ne sais pas pourquoi on m'a donné ça, dit-il.
Il traduit Jupiter regens par « le commandant Jupiter ». C'est son élégance à lui.
Il ne sait pas encore se servir du mot « camarade ». Il dit :
-- J'ai demandé à un petit garçon.
Que de fois, pris d'une tristesse immense, j'ai dit à l'orgue de Barbarie qui jouait dans ma cour : « Encore ! Encore... »
Allais s'assied à une terrasse de café par une journée de tempête, et dit :
-- Garçon, un quinquina et moins de vent !
Ma manie de poser près des femmes au non-aventurier.
2 novembre.
Sada Yacco dans La Dame aux camélias du Japon.
Du réalisme qui ne passerait pas à Paris. Les derniers hoquets d'une poitrinaire. Elle « dégobille » presque. Elle crache du sang, sous la neige qui tombe, parfois en caillots. Elle fait semblant de cracher dans une espèce de livre japonais. Elle l'ouvre, mais, le sang étant un peu plus loin, il faut qu'elle tourne la page. A sa mort, debout, elle bave du sang. Elle donne l'impression qu'elle a de toute part ses affaires.
Ils s'ouvrent très bien la gorge. Le sang vient même un peu vite.
Beaucoup de mimique. On sent qu'ils soignent ainsi les jeux de physionomie parce que les paroles doivent être insignifiantes.
Décors enfantins. Une salle de restaurant qui ne ferait pas l'affaire d'un cantonnier.
Et puis, tous, même le riche amant, ils ont l'air pauvre, et il semble qu'ils ne s'habillent de soie que parce qu'ils manquent de drap.
C'est puéril, et à peine joli.
Sada Yacco pleure bien, mais avec trop de reniflements.
Un joli détail : pendant que la mère tousse, le petit enfant lui caresse légèrement le dos.
Rient-ils ou ricanent-ils ?
Le Guitry de la bande a l'air d'un domestique.
Et elle écrit, elle écrit, « presque aussi vite que vous », dis-je à Bernard.
La riche demeure se reconnaît à ce que, avant d'entrer, ils posent leurs chaussures à la porte.
Leur musique : un accompagnement pour oiseaux.
Julien Leclercq. Trente-six ans. Son enterrement. Un ciel presque invisible, tant il fait beau. Les fossoyeurs s'y étaient mal pris. Ne pouvant retirer leurs cordes, ils ont dû ramener le cercueil au bord, le sortir de la fosse. Cette éphémère résurrection, ce bref retour en ce monde.
C'est un enterrement civil. Avec une petite pelle, chacun jette dans la fosse un peu de terre, d'une terre qu'un employé des Pompes funèbres tient sur un plateau.
Un fossoyeur pioche à côté. On dirait qu'il va planter des morts pour qu'il pousse des vivants.
Le long du mur se dressent de vieilles pierres que les morts ont usées et qui ne servent plus.
Vallette me dit qu'on a envoyé Schwob respirer en Australie Comme il faut être armé là-bas, -- il n'y a aucun danger, mais il faut qu'on vous sache armé, -- Schwob a acheté un fusil, et il est parti avec son petit domestique chinois. Ça doit lui aller, cet attirail. Avant de mourir, il vit ses contes.
Barrès, un génie charmant, dans trop de papier de soie.
La Loïe Fuller en face de moi dans l'omnibus. Une figure commune de grosse fille qui aurait la manie de se peindre comme une actrice.
De gros doigts sans phalanges où les bagues seules marquent une division. Sourire intermittent, comme si, tous ces gens de l'omnibus, c'était encore du public. Des yeux vagues. Myope. De hauts talons comme à la scène. Il faut se hausser dans la vie aussi.
Elle n'a pas de monnaie pour payer sa place. Elle est obligée de descendre pour en faire chez un marchand de vins.
Envie de lui dire : « Mademoiselle, je vous connais et vous admire : voilà six sous » A quoi bon !
Hervieu. L'Enigme. Le gros succès. « C'est la plus admirable tragédie de ce temps », dit Mendès qui a les yeux pleins d'eau. De sa poignée de main molle on emporte un peu de ses mains.
C'est très fort, mais ce n'est pas très beau. Deux chasseurs, un amant, un vieux grand seigneur, deux jeunes femmes dont l'une trompe son mari : est-ce celle-ci, ou celle-là ? Et cette langue courte et tendue ! Ils raisonnent à propos de sentiments. Ils n'ont pas de sentiments.
Il y a là tout de même trop de mépris pour l'ironie.
-- Mes moyens ne me permettent pas de sortir, dit Roinard non sans aigreur.
-- Il faut avoir beaucoup de moyens pour rester chez soi, dit Rachilde.
Bonnes recettes aux pièces faites selon la bonne recette.
6 novembre.
Fantec. Hier, en lui expliquant de l'Ovide, je me suis emporté jusqu'à le traiter de petit imbécile et à me donner mal à la tête et à la gorge. J'ai passé une nuit absurde. Fantec a eu la colique et s'est levé plusieurs fois. Déjà j'ai des remords.
-- Il ne fallait pas l'envoyer au lycée ce matin, dis-je à Marinette.
Je sens qu'elle a quelque chose à me dire. Elle le dit enfin, les larmes aux yeux.
-- Ecoute, je trouve que tu cries trop. A sa place, je serais abrutie, et, sans doute, il perd la tête.
Quand il rentre, je lui dis :
-- Ta mère trouve que je crie trop. Si cela te paralyse, dis-le-moi franchement. Je te parle en ami. Je veux faire de toi un homme, et je suis décidé à être toujours loyal, juste, et non à user contre toi d'une autorité que je ne me reconnais pas. Trouves-tu que je crie trop ?
-- Oh ! non, répond-il.
-- Quelquefois, emporté par le désir que tu comprennes, je te dis : « Tu as l'air d'un petit serin, d'un idiot ! » Est-ce que je te froisse ?
-- Oh ! non.
-- Tu as eu une phrase, un « Est-ce que je sais, moi ! » qui m'a paru presque de la révolte. Est-ce de la révolte ?
-- Oh ! non.
-- Quand je te dis : « Tu m'embêtes ! j'ai envie de jeter là tes livres et de ne plus m'occuper de toi. » Est-ce que tu as peur ?
-- Oh ! non.
-- Tu sais bien que, si je me mets dans cet état, c'est dans ton intérêt ?
-- Oh ! oui.
-- Si je crie, c'est parce que j'ai la voix forte, que j'ai du sang, et que je voudrais te communiquer mon ardeur à l'étude. Et tu es tranquille ? Tu n'as pas peur que je m'oublie jusqu'à te battre ?
-- Oh ! non.
-- Tu vois ! dis-je à Marinette qui nous écoute, étonnée et attendrie.
-- Alors, je ne comprends plus, dit-elle à Fantec. Pourquoi ne réponds-tu pas à des questions auxquelles je pourrais répondre, moi qui ne sais pas le latin ni le grec ?
-- Je « chais » pas, dit Fantec.
Et Marinette, émue par ce que je viens de faire, -- j'ai parlé à mon fils comme un homme qui ne demande qu'à s'accuser, -- a un peu de dépit contre lui. Vraiment, la communication est difficile entre un père et un fils quand le père ne veut pas être le maître jusqu'à l'injustice. Il ne paraît même pas touché par cette scène.
-- Alors, les coliques, dis-je, ce n'est pas moi qui te les ai données ?
-- Oh ! non, papa.
-- Et, quand tu te mords les lèvres, ce n'est pas que tu as envie de pleurer, et que tu te retiens ?
-- Oh ! non.
-- C'est une manie, simplement ?
-- Oui.
-- Allons ! Va travailler. Tu vois ? dis-je à Marinette.
-- Je ne comprends pas, dit-elle, désolée. Mais toi, je te comprends, va !
J'en profite pour lui dire que je la trouve quelquefois un peu dure avec Baïe, et que, moi, le seul souvenir de l'hiver dernier m'empêcherait de lui faire un reproche.
-- Oh ! moi, dure ! dit Marinette. Alors, je n'oserai plus rien lui dire.
C'est peut-être la leçon suprême de Poil de Carotte, sa dernière épreuve. Il essaiera, pour élever ses enfants, de faire le contraire des Lepic, et ça ne lui servira de rien : ses enfants seront aussi malheureux qu'il l'a été.
Le fond de ce petit, c'est une honnête indifférence, ou peut-être croit-il qu'il est bien de tout prendre de moi en bonne part, même mes colères.
Est-ce que la famille que j'ai créée va me donner, en littérature, autant que celle qui m'a créé ?
Ah ! qu'il est difficile d'être un homme !
Bernard dit de L'Enigme :
-- Et ce n'est pas du blanc de poulet ! Çà donne l'impression de la maîtrise d'un homme qui en fera d'autres.
-- Seulement, voilà ! dis-je. C'est une oeuvre en dehors de l'auteur. On n'a pas besoin de casser, à chaque instant, des racines en soi-même. C'est une oeuvre qu'on est sûr de réussir quand on a beaucoup de talent et qu'on veut la faire. On n'y risque rien de sa personne. Il s'agit de donner la vie à des étrangers qui ne réclameront pas, et non sa vie à soi, qu'on juge. Un homme intelligent arrive toujours à résoudre un théorème, pas toujours à réussir un poëme.
7 novembre.
La bonté a encore quelque chose d'inassimilable. Le fruit a du goût, mais le noyau en est amer.
Je jure que je n'ai admiré et n'admire sans faiblesse qu'un homme : Victor Hugo. Sa Dernière Gerbe paraîtra en février 1902 : je ne demande que de vivre jusque-là.
10 novembre.
Le Plaisir de rompre. Je crois que Le Bargy a un peu de mépris pour une aussi petite chose : qu'il en joue donc autant !
Lettres à l'amie. Sorel. Inutile de vous dire que je suis encore amoureux de cette femme-là. Quelle vie, mon Dieu ! Quelle vie ! Ah ! si j'étais obligé de posséder toutes les femmes dont je suis amoureux !...
Encore une qui n'a jamais lu une ligne de moi.
Jolie, dans cet éclairage doux, chez elle. Pas de lustre au milieu, mais des bougies comme des vers luisants cachés dans les coins. Elle me dit qu'elle a lu l'article de Lemaitre sur Le Plaisir de rompre, qu'elle trouve délicieux, mais je sens qu'à elle aussi il faudrait la grande scène.
-- Là, dit-elle, je pourrai me donner un peu, n'est-ce pas ?
Elle a un joli sourire. Toujours ses doigts fins chiffonnent l'air, font des boulettes avec de l'air.
Sa langue paraît souvent sur les lèvres. Elle est, au bord de la bouche, comme une petite dame qui fait la fenêtre.
J'aime, j'aime, certainement j'aime, et je crois aimer ma femme d'amour, mais, de tout ce que disent les grands amoureux : Don Juan, Rodrigue, Ruy Blas, il n'y a pas un mot que je pourrais dire à ma femme sans rire.
12 novembre.
Sur le trottoir, à deux heures du matin.
-- Et alors, Monsieur Vernet? me dit Guitry.
-- Ça ne va plus. Non, ça n'y est pas.
Je lui raconte en barbotant.
-- Ecoutez, me dit-il. La confiance doit venir de vous. Je ne veux pas vous donner une confiance artificielle, mais ça ne me paraît pas si mal.
Je recommence, et, peu à peu, tout en lui cochonnant la pièce que je ne me rappelle même pas, je la lui fais sentir.
-- Mais c'est délicieux !
Il la joue déjà. Je reprends des détails.
-- Mais c'est supérieur à Poil de Carotte! Et, pourtant, vous savez si...
Il a l'air sincère. L'émotion qui m'est venue a passé en lui. Il a le petit scintillement de l'oeil.
-- C'est bon, lui dis-je. Je vais revoir, et, dans deux ou trois jours, je vous dirai.
J'ai eu un bon moment. Je raconte à Marinette qui se dresse sur son lit et dit :
-- J'en étais sûre. Que je suis contente !
Et le travail continue en rêve.
Le matin, tout cela est déjà fané.
-- Tu affectionnes les initiales P de C, P de R, P de M, me dit Capus. Le Larousse dira plus tard : « Il aimait que le titre de ses pièces commençât par P et finît tantôt par Ménage, tantôt par Rompre, quelquefois par Carotte. »
14 novembre.
Hervieu passe devant le Théâtre-Français.
-- Vous sentez l'odeur du triomphe, dis-je.
-- Ça ne s'évapore pas, me répond Hervieu.
Un monsieur vient le complimenter et lui dit : « D'ailleurs, je ne puis rien vous dire. »
-- Voilà un homme aimable, dis-je.
-- C'est un em...bêteur, dit Hervieu.
Il se plaint comme si ça n'avait pas marché. C'est admirable !
-- On me trouvait sec, dit-il. On me trouve singulier. Et puis, on parle déjà de monter la pièce de Lavedan. J'ai attendu deux ans. J'ai fait entrer le succès dans la maison, et on ne songe qu'à se débarrasser de moi. Et puis, François le Champi touche 9 %, et, moi, qui attire le monde, je n'ai que 5.
-- En effet, dis-je, c'est honteux, mais vous réformerez cela. Personne plus que vous n'a de titres à dire : « Il faut que ça change ! »
Je lui parle de la décoration de Bernard, mais Hervieu a la promesse de Leygues d'une croix pour Lecomte. Il ne voudrait pas compromettre cette croix. D'ailleurs, Bernard n'est pas de la Société des Gens de Lettres. Plus tard...
-- Car vous savez, dit-il, que je n'attends pas qu'on me prie quand il s'agit d'être agréable à ceux que j'estime.
17 novembre.
Bubu de Montparnasse, un beau livre de misères, mais les misérables y raisonnent un peu trop. Ils se vantent. Tel marlou théorise. Une fille qui fait le trottoir est une pauvre femme, mais n'oublions pas que c'est aussi une grue.
Automobiles, des voitures qui semblent si emballées qu'elles ont perdu leurs chevaux.
A me faire cinq dossiers... jusqu'à ma mort : 1, religion ; 2, politique, c'est-à-dire questions sociales ; 3, morale, c'est-à-dire vie intérieure, bonheur ; 4, arts, c'est-à-dire littérature ; 5, ce que je peux m'assimiler de la science.
J'ai toujours vu les gens heureux, mais qui le sont à trop grands frais, envier le petit bonheur limité, dans un coin.
Les discussions les plus passionnées, il faudrait toujours les terminer par ces mots : « Et puis, nous allons bientôt mourir. »
Travailler à n'importe quoi, pourvu que je travaille. Ecrire un gros livre de 600 pages que j'appellerais Les Etrusques.
C'est enrageant, de n'être pas Victor Hugo !
-- Il m'a dit qu'il aimait les dessous, dit-elle. J'en ai acheté. Tenez ! six pantalons à vingt-cinq francs pièce. Voyez cette dentelle, ce ruban ! Eh bien, ce sale mufle-là ne les a même pas regardés !
Ancey, un peu trop le martyr du Théâtre-Libre Un peu trop dédaigneux de l'esprit.
Alexandre Natanson me dit :
-- Nous voulons vous avoir. Nous avons déjà Capus, Bernard, Donnay. Nous ne voulons que des hommes comme vous. Oui, c'est notre envie, notre faiblesse, notre coquetterie. A l'idée que nous vous aurons, nous ressentons quelque chose qui nous grouille, là, au coeur.
-- Bien, dis-je. Alors, voici ce que je vous propose.
-- Ah ! dit-il, déjà sur ses gardes. Nous avons des limites. Est-ce dans nos limites ?
-- Je vous apporterai un livre et vous le tirerez à 5 000.
-- Ça dépend.
Tout de suite il s'imagine qu'il a affaire à un Mendès ou à un Maizeroy. Il ne comprend pas que je lui vendrais plutôt ma peau -- qu'est-ce qu'il en ferait ?-- que de le laisser faire avec moi une mauvaise affaire.
J'explique à Athis ce que je veux : emprunter de l'argent à un éditeur plutôt qu'à un homme d'affaires, et le rembourser avec mes livres, et, si mes livres ne suffisent pas, avec ma maison quand je la vendrai, avec mon héritage quand j'hériterai.
-- Rien n'est plus simple, me dit-il, et il n'y a qu'à s'étonner que vous ne soyez pas plus exigeant.
Et l'avenir me paraît tout rose.
Avec tous les bons actes des mauvaises pièces en trois ou cinq actes qui se jouent en ce moment, on ferait un chef-d'oeuvre,
Il a eu récemment une pièce interdite par le public.
-- Je ne suis pas venu vous voir l'autre jour, me dit Bernard, parce qu'il y avait du brouillard et que j'avais peur. La veille, dans ma rue, j'entends crier : « A l'assassin ! » Je me lève. J'ouvre -- prudemment, dois-je vous le dire -- ma fenêtre, et je vois une femme tenue, couchée, sur le trottoir, par deux hommes. A une autre fenêtre, un monsieur criait : « Si vous ne lâchez pas cette femme, je tire ! » Or, cette femme était ma bonne qui rentrait du théâtre à minuit, et ils l'ont lâchée après lui avoir arraché le programme de l'Athénée.
Justement, ce matin, j'ai envoyé vos livres à la reliure.
Une seule fois, Victor Hugo ne m'a fait aucun effet : c'est quand je l'ai vu. C'était à la reprise du Roi s'amuse. Il me parut vieux et assez petit, un peu comme nous nous représentions les plus vieux membres de l'Institut, qui doit être plein de ces petits vieux-là. Plus tard, j'ai connu Georges et Jeanne Hugo. Je ne comprenais pas qu'ils pussent adorer un autre dieu que lui.
Je lui sacrifierais La Fontaine, mes passions.
Tout un soir, Rostand et moi, nous avons répété ce vers qui est une peinture extraordinaire :
Il avait les cheveux partagés sur le front.
Je ne trouverais pas quatre phrases à lui dire sur lui.
Et il y a des livres de lui que je n'ai pas lus.
Je peux faire des plaisanteries sur Dieu, sur la mort : je ne pourrais pas en faire une à son propos. Pas un mot de lui ne me paraît ridicule.
J'ai lu des penseurs : ils me font rire. Ils tournent autour du pot. Je ne sais pas si Victor Hugo est un penseur, mais il me laisse une telle impression que, après avoir lu une page de lui, je pense éperdument, le cerveau grand ouvert.
Je crois que je n'aurais jamais osé lui avouer que j'écris.
Si l'on m'affirmait, preuve en main, que Dieu n'existe pas, j'en prendrais mon parti. Si Victor Hugo n'existait plus, le monde où se meut la beauté qui m'enivre deviendrait tout noir.
De voir Victor Hugo ne m'a point gâté Victor Hugo, mais je m'en suis voulu de n'avoir pas eu assez d'enthousiasme pour le voir si grand, une minute, malgré sa petite forme humaine. Il sortait au bras de son petit-fils.
Je ne donne pas moins de sens à son nom qu'au mot « Dieu ». Il utilise toute la force que j'ai d'adorer.
Critiquer Hugo ! Quand je regarde un coucher de soleil, qu'est-ce que cela me fait de savoir qu'il ne se couche pas, que la terre tourne autour de lui ? Quand je lis Hugo, qu'est-ce que ça me fait de savoir qu'il écrit comme ceci ou comme cela ?
Tout petit, j'ai dit à mon grand-père : « Sont-ils heureux, d'avoir un tel grand-père ! » Et mon grand-père, que je n'avais pas blessé, a dit oui, comme moi.
22 novembre.
Pour une artiste, quelle singulière envie d'être une honnête femme ! Mais, madame, l'honnêteté ne gagnerait rien à être générale. C'est un talent, un art, comme l'art dramatique. Marinette est une honnête femme, et c'est très bien ; mais je ne vous sais aucun gré de vouloir l'être comme elle, pas plus que je ne lui permettrais de vouloir m'étonner par des qualités de théâtre.
Honnête femme, vous ! Quelle drôle d'idée ! Et quand votre camarade vous tient dans ses bras, vous baise sur l'épaule, sur la bouche, pensez-vous qu'à ce moment-là je me soucie de votre honnêteté et que je me dise : « Elle a beaucoup de talent, cette actrice, et puis, c'est une honnête femme » ? Il n'y a pas de vertus nécessaires à tout le monde : il y a des parures qui vont ou ne vont pas à la personne. J'aime l'honnêteté chez ma femme parce que ça lui va bien. Si je ne pouvais me passer d'honnêteté, je n'irais pas épouser une actrice, parce que je sais bien que, dans cet art d'être honnête, fût-elle blindée de l'orteil aux cheveux, elle ne pourrait jamais être que médiocre.
25 novembre.
Anatole France faisait des compliments au général André, qui lui dit :
-- Ce n'est rien. Je tâche d'être un homme.
Et le général se mit à pleurer.
-- Les généraux, dit le ministre, ne demandent qu'à obéir. Mais leurs femmes !...
Fallières, président du Sénat, dit :
-- Oui, oui ! Mais, là-bas, dans mon pays, j'ai un cabinet d'affaires, et il périclite.
Au milieu de sa tempête, Claretie découpe des petits articles et passe son temps à les coller sur un petit agenda.
Mon village est ma mine d'or.
Une mouche est plus sale en hiver qu'en été. Il semble qu'elle soit restée là, non à cause de la chaleur, mais à cause de notre odeur de pourriture.
-- Mais comment a-t-il pu vous violer ? dit le juge.
-- Je me suis baissée.
Bernard raconte. Un Juif veut vendre sa pelisse.
-- Mais elle sent mauvais ! dit l'acheteur.
-- Ce n'est pas elle, répond le Juif. C'est moi.
29 novembre.
Bergerat, dont les fours succèdent aux fours, dit :
-- Oh ! dame, je n'ai pas, comme Rostand, trente mille francs à donner pour qu'on reprenne Les Romanesques à la Comédie-Française.
Le pauvre homme en est encore là !
Oui, Tristan ! Vous, avec Un Mari pacifique, moi, avec L'Ecornifleur, nous travaillons en pleine humanité, mais nous ne cherchons pas à en tirer de gros effets. Au contraire ! Avec de la vie, nous faisons un travail fin.
A Sacha qui admire Tailhade, Guitry répond :
-- Tu le prends trop au sérieux. Ces hommes-là, il faut s'en amuser, il ne faut pas y croire. Et puis, ils sont dangereux. Quand on se donne beaucoup de mal pour obtenir une légère concession, ils gâtent tout par leur fracas.
Au travail, le difficile, c'est d'allumer la petite lampe du cerveau. Après, ça brûle tout seul.
Va toujours ! Le talent est comme la terre. La vie que tu observes ne se fatiguera point de rendre. Laboure ton champ chaque année : il fructifiera tous les ans.
30 novembre.
Quand je ne suis pas très original, je suis un peu bête.
Et zut aussi pour le « charme un peu triste des choses fanées ! »
2 décembre.
-- Vous savez, me dit Léon Blum, le mot de Guinon sur Brieux : « Son évidence grise. » Je n'aime que la beauté poétique. Le vers ne lui nuit pas, mais c'est tout de même un peu puéril. Aimez-vous Saint-Simon ?
-- Oui, dis-je. C'est un écrivain qui « se reprend ». Il travaille sous nos yeux. Il nous montre ce qu'il faut faire.
-- J'aime les images de Shakespeare, dit-il.
-- Moi, elles ne m'amusent pas. D'ailleurs, j'aime moins l'image que par le passé. Elle ajoute ou retranche à la vérité, que je préfère toute nue : le sujet, le verbe, et l'attribut.
-- Il ne manque à Victor Hugo que d'être maniable, portatif, en trois ou quatre volumes.
-- Nous ferons ce travail.
-- Dans Capus, il y a un peu de beauté poëtique.
-- Oui, dis-je, un peu, mais c'est de la beauté d'optimiste. Il n'aura jamais le courage d'une beauté contre le succès. »
Chez Barnum. Une fatigue à vouloir suivre ces trois pistes.
L'art, c'est le rare. Or, si, à côté d'un éléphant magnifique, on m'en montre une douzaine presque aussi beaux, le premier ne m'étonne plus.
Pas un véritable artiste ne consentirait à rester dans cette foule.
Des monstres. Le plus impressionnant : ces deux enfants soudés par un lien de muscles. Cela rend indéfiniment rêveur.
Capus a mal au bras parce qu'il n'a pas pris ce matin sa leçon d'escrime. Il n'avoue pas qu'il soit complètement chauve, mais il reconnaît qu'il a les tempes toutes blanches.
Son succès lui permet de dire, avec autorité, d'un air profond, des choses absolument insignifiantes. Il prédit à Guitry qu'il débutera par trois fours à la Comédie-Française, excepté avec Donnay.
9 décembre.
Horace, au Théâtre-Français. Deux colonnes, deux fauteuils. Aux colonnes sont pendues bêtement je ne sais quelles bottes de carottes vertes qui sont des armes.
Lambert fils met un millier d'r devant « raison », « roi », devant tous les mots qui commencent par r.
Si le vers se termine par « mort », « sort », « vie », Paul Mounet dit : mô, sô, vi, et saute sur le vers suivant comme s'il avait peur qu'on le lui vole.
Silvain, essoufflé, d'un essoufflement sans ordre.
Delvair, commune.
Duminil, tout en derrière.
Les pauvres figurants. Et le roi ! Quel est le gamin qui lui a mis, par dérision, cette couronne d'or sur la tête ?
C'est beau, Horace. Quatre ou cinq points culminants, mais c'est trop long, trop raisonneur. Et du mauvais goût.
Le vieil Horace est une figure de granit tendre.
Qui de nous n'a eu, un quart d'heure dans sa vie, le désir passionné d'être un grand cabot ?
Henri de Régnier, grisonnant comme nous tous, comme Quillard qui a une belle barbe pleine de neige.
France, un homme qui écrit trop en grec, en prévu, veux-je dire. On est trop tranquille, avec lui : on n'espère pas qu'il manquera l'oeuf.
Oui, je porte ma décoration. Il faut avoir le courage de ses faiblesses.
Me priver le plus possible, être un égoïste maigre. Que mon égoïsme n'ait plus que les os et la peau !
La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin, au réveil, on s'aperçoit que tout est blanc.
A Chaumot, les 5 et 6 décembre.
Toujours attiré vers ce puits où il n'y a rien.
La poule d'eau plonge. On la voit la tête hors de l'eau, le cou comme pris dans un anneau glacé.
Ragotte, qui me sert à table, me demande :
-- Allez-vous manger votre fromage au derrière de votre viande ?
Le père Joseph n'est pas marié avec sa vieille : ils ne sont qu'« encabanés ». Elle lui est bien utile. Elle faut ses 40 kilomètres dans sa journée. Elle va, jusqu'à Saizy, chercher des besaces de pain. Il sait par quel chemin elle doit revenir et va au-devant d'elle.
Une roulotte n'est tout de même pas une maison. L'hiver, pour prendre l'air, il se promène souvent, les mains dans les poches, autour de sa voiture.
Branches si fines que les feuilles qui restent semblent suspendues autour de l'arbre.
On dirait que les fermes sortent des bois éclatés, comme certains fruits de leur coque.
Maman, dans son fauteuil, prés du poêle. Dès qu'elle me voit, elle fait : « Oh ! Oh ! Oh ! » Elle m'embrasse en insistant. Oh ! cette joue molle qui ne me semble pas celle d'une mère ! Et, tout de suite, elle parle avec volubilité. Quand je pars, elle m'accompagne jusqu'à la porte du jardin pour que les voisins voient bien que je suis entré chez elle. Elle me dit au revoir quantité de fois. Je suis déjà vers la croix qu'elle parle encore. Je n'ose pas la regarder. J'ai toujours peur de ses yeux froids, brillants et vagues.
11 décembre.
Déjeuner chez Blum. Jaurès a l'aspect d'un professeur de quatrième qui ne serait pas agrégé et ne prendrait pas assez d'exercice, ou du gros commerçant qui mange bien.
De taille moyenne, carré. Une tête assez régulière, ni laide, ni belle, ni rare, ni commune. Beaucoup de poil, mais ce n'est que de la barbe et des cheveux. Un nerveux clignement de paupière à l'oeil droit. Col droit, et cravate qui remonte.
Une intelligence très cultivée. Les quelques citations que je fais, auxquelles je ne tiens pas beaucoup, il ne me laisse même pas les achever. A chaque instant, il fait intervenir l'histoire ou la cosmogonie. Une mémoire d'orateur toute pleine, étonnante.
Crache volontiers dans son mouchoir.
Je ne sens pas une forte personnalité. Il me fait plutôt l'impression d'un homme dont le bulletin pourrait être ainsi rédigé : « Bonne santé sous tous les rapports. »
A une de ses plaisanteries, il rit trop, d'un rire qui descend des marches et ne s'arrête qu'à terre.
L'accent : un bizarre dédain pour le c d' « avec » La parole lente, grosse, un peu hésitante, sans nuances.
Evidemment, il faudrait voir l'acteur qui est dans cet orateur. Et puis, je vis, par la pensée, avec des hommes trop grands pour que celui-là m'étonne.
-- Faire un discours ou écrire un article, pour moi, c'est à peu près la même chose, dit-il.
Je lui demande ce qu'il préfère de l'exactitude d'une phrase, où de la beauté poëtique d'une image.
-- L'exactitude, répond-il.
L'homme qui l'a le plus frappé comme orateur, c'est Freycinet.
Il lui est plus facile de parler dans une réunion publique qu'à la Chambre, que de faire une conférence. Où il a été le plus mal à l'aise, c'est à la cour d'assises où il défendait Gérault-Richard.
En religion il paraît assez timide. Il est gêné quand on aborde cette question. Il s'en tire par des : « Je vous assure que c'est plus compliqué que vous ne croyez. » Il a l'air de penser que c'est un mal nécessaire, et qu'il faut en laisser un peu. Il croit que le dogme est mort, et que le signe, la forme, la cérémonie, sont sans danger.
D'après Léon Blum, il se sépare de Guesde comme tacticien. Socialiste de gouvernement, il croit aux réformes partielles. Guesde n'admet que la révolution complète.
Il n'est plus capable que d'apprendre le catéchisme à sa petite fille. Sa femme boit de l'eau, se tue de travail dans son atelier de couturière et porte des jupons faits de morceaux, mais il dit :
-- Elle est bien heureuse, elle, de faire un travail qui se voit. Moi, je travaille plus qu'elle, et ça ne se voit pas.
Et le fait est qu'on ne voit jamais rien. Il passe des journées entières dans sa chambre ou chez le curé qui lui prête ses livres. Sa femme couche avec ses filles dans l'atelier, et son frère, dont elle parle comme d'un dieu, dans une petite chambre qui sert de petit salon « à faire attendre le monde ».
Il y a des gens qui retirent volontiers ce qu'ils ont dit, comme on retire une épée du ventre de son adversaire.
Migraine. Parfois, il me semble que ma tête, petite et lourde, est tout là-haut, loin de moi, perchée au bout de mon corps comme un gratte-cul au bout de sa ronce.
Il ne couche plus avec sa femme, ou bien, ce ne serait que pour lui faire un enfant. Son curé lui a défendu le simple jeu du plaisir.
-- J'ai un but, dit-il. J'ai un chemin à suivre : je le suis. Tu as raison de t'occuper de tes chiffons, parce qu'il faut manger ; mais qu'est-ce que tes chiffons à côté de mon travail ?
-- Où est-il, ton travail ? lui dit-elle. Montre-le, ne serait-ce que pour ta pauvre petite fille qui est infirme.
-- Plus tard, grâce à moi, elle aura de la fortune.
-- Ah ! çà, lui dit-elle, est-ce que par hasard tu te croirais Jésus-Christ ?
Quand elle le presse un peu, il ne répond plus et s'enferme. Alors, son beau-frère sort, de peur d'être obligé de lui donner des calottes.
Avec les ouvrières de sa femme il est d'une politesse obséquieuse. Cet homme, qui ne veut plus coucher avec elle « que pour lui faire un enfant », couvre hypocritement son ignominie en étant bien avec le curé, et c'est à la femme que le pays donne tort. Quand elle lui fait des reproches, l'injurie et lui dit : « Tu n'as pas honte de te faire nourrir par une femme ? » il lui réplique :
-- Tu as raison de travailler, mais tort de t'emporter. Regarde-moi, si je m'emporte.
Le Dimanche, il passe son temps à se bichonner pour aller à la messe et aux vêpres.
Pendant six ans, elle a fait croire à tout le pays que son mari travaillait à quelque chose de mystérieux et de grandiose : aujourd'hui, il en profite.
Tout un hiver, ils ont vécu de pommes de terre et d'eau. Il se plaignait, mais ne travaillait pas.
14 décembre.
Théâtre. Une de ces vagues pièces dont la réussite dépend d'une chaise plus ou moins bien placée, et de la couleur du chapeau du monsieur.
Elle a l'air d'une jeune fille bonne à marier. Elle se fait accompagner de sa bonne. Elle fait un journal socialiste pour les enfants.
-- Ce journal dont vous êtes directrice ?
-- Il n'y a pas de directrice chez nous, dit-elle.
-- N'ayez pas peur des mots, mademoiselle. Ce n'est pas eux qui font du mal, mais les choses.
Elle veut être athée, mais avoir le droit d'entrer dans les églises
Elle me préfère à Rollinat. Armand Dayot lui a conseillé dé venir me voir.
Tout de même, cette jeune fille apôtre, si elle n'était pas jolie, se présenterait-elle chez les gens avec cette aisance ?
16 décembre.
Fantec devient délicieux. Parfois je l'aime comme s'il était mon père.
17 décembre.
A chaque lettre de deuil que je reçois, je m'amuse à remplacer le nom par le mien.
Il y a des moments où j'ai envie de mourir. Alors, la mort, ça m'est égal.
Les poëtes sont assis sur l'Olympe ; mais ils sont trop petits, et leurs pieds ne touchent pas la terre.
Un Chinois sans son abat-jour.
Vous vous taisez, madame ? On sait ce que ne pas parler veut dire.
L'homme, ce condamné à mort.
Le père et la mère ont tout un escalier d'enfants.
Il me faudrait une toute petite table portative pour aller travailler, comme un peintre, en pleine nature.
Il ne faut pas détruire, mais il faut attaquer souvent, pour que les gens se tiennent bien.
-- Voilà mon home, dit le poëte Ponge en me faisant entrer dans sa cabane.
Homère vivait dans le tragique : c'était le naturel pour lui. Notre tragique, à nous, ne peut être que du chiqué.
On est si heureux de donner un conseil à quelqu'un qu'il peut arriver, après tout, qu'on le lui donne dans son intérêt.
22 décembre.
Dans un dîner, Capus a toujours cinq minutes supérieures, une série de paradoxes mous qu'il débite d'un petit ton comique et falot. C'est indescriptible. Avec tant d'esprit, il est immoral et sans tact. Quelques-uns disent de lui : « C'est un sauvage. » Si, par modestie, par pudeur, on lui dit : « Je ne suis pas très content de ma dernière pièce », il abonde dans ce sens et vous marche sur le pied, jusqu'à ce qu'on se révolte.
C'est un joli talent, et une nature assez médiocre. Il y a du gazetier, en lui, et du théâtreux.
Il avoue qu'il ne comprend rien à Marivaux. Devant notre stupéfaction, il cherche à se rattraper.
Il écoute Andromaque, et je sens que toutes ces beautés glissent sur son petit crâne nu. Ça n'entre pas. Au besoin, il affectera de dormir. Echoué là, un peu court et assez puissant, petit roi de théâtre, homme à succès, qu'a-t-il besoin de se forcer à aimer Racine !
C'est un homme qui passe sa vie à flanc de coteau et qu'on ne trouvera jamais sur la hauteur.
Andromaque. Andromaque dédaigne Pyrrhus, qui dédaigne Hermione, qui dédaigne Oreste. Quelle humanité toute faite ! Quelle riche matière sentimentale ! Le poëte n'a qu'à travailler avec génie.
Les Plaideurs, ce n'est pas gai. De la gaieté de collégien, et les pauvres comiques de la Comédie-Française jouent ça comme des potaches.
Bataille. Il y a un peu de bluff dans l'attitude, les lèvres minces, la maigreur, la pâleur, le maladif, le sourire de ce jeune homme, dans la façon pédante dont il essaie de parler des moindres choses. On se dit d'abord : « Attention ! Il ne faut pas dire de bêtises devant cet homme-là ! » Et, bientôt, c'est lui qui les dit.
A mon pantalon marqué au genou on voit que, chaque soir, je regarde sous mon lit.
La vraie gloire ne pourrait nous venir que des amis d'enfance : elle ne vient jamais.
Fumées : les fins toupets des cheminées.

 

 

Année : 1902

 

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016