BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1898


1er janvier.
-- Il faudra, me dit-il, que j'aille vous voir demain pour vous raconter mes embêtements.
-- Ça fera deux personnes embêtées au lieu d'une.
Bernard cause avec un vague monsieur. Sa femme le pince et lui dit à mi-voix :
-- Présente-moi.
-- Monsieur, je vous présente ma femme, dit Bernard.
-- Monsieur... comment ? dit-elle.
Mais Bernard ignore le nom du monsieur.
Où en suis-je ? Trente-quatre ans bientôt, un petit nom, disons : un nom, que rien n'empêche -- les autres le croient, mais, moi, je sais, hélas ! -- de devenir un grand nom. Je pourrais gagner beaucoup d'argent, mais je n'en gagne pas. Pas un livre depuis un an. Sans le Plaisir de rompre, c'était une année nulle. Il est vrai que j'ai l'excuse de la mort de mon père, mais ma paresse n'a que celle-là. En morale, aucun progrès, loin de là ! j'ai perfectionné mon égoïsme. j'ai prouvé à Marinette que son bonheur dépendait de ma liberté. Est-ce que j'aime mes enfants ? Je ne le sais pas clairement. Ils m'attendrissent quand je les regarde, mais je ne cherche pas à les voir. Ils m'attendrissent sur moi. Une bonté générale dont il me serait pénible de faire profiter quelqu'un. Pas assez sensuel pour courir après les femmes, je sens toujours que la première venue ferait de moi ce qu'elle voudrait.
Des amis, et pas d'ami. J'ai à peu près perdu Rostand, et son succès ne nous rapprochera pas. Je ne fais rien pour eux. Ils sont peut-être la meilleure preuve que je suis quelqu'un. Ils ne peuvent m'aimer que par estime.
Toujours rosse. Trois pas dans la rue, et je deviens insupportable. Heureusement, je ne sors pas souvent.
Je suis aussi vieux d'âme que mon père l'était de corps. Qu'est-ce que j'attends pour me tuer ? Je crois même que je deviens avare, et que je me laisse payer trop de fiacres. J'en suis sûr.
Mes meilleurs mots, ceux auxquels moi-même je ne m'attendais pas.
2 janvier.
Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuccès, les succès des autres.
3 janvier.
Chez Muhlfeld.
-- Il n'y a qu'un poëte : c'est Rostand ! dit Mme Muhlfeld.
Je suis obligé de protester, parce que le voilà plus grand que Victor Hugo et qu'on tire, de son triomphe, des conséquences absurdes. Cyrano, un magnifique anachronisme, et pas plus. Rostand n'aura aucune influence sur la poésie, excepté sur les poëtes médiocres qui voudront avoir son succès. Cyrano n'inquiète même pas les vrais poëtes : c'est par des Samaritaine que Rostand les mettra dans sa poche.
-- Voyons, entre nous, dis-je à Rostand, le succès de Cyrano vous a-t-il donné plus de joie que La Samaritaine?
-- Non, dit-il. Il y a, dans cette dernière pièce, des choses, le second acte, que je préfère à tout Cyrano. Il y a là un plus grand effort de poésie, et le succès de représentation a peut-être été plus grand.
-- Vous avez tout fait dans La Samaritaine. Dans Cyrano, c'est le sujet, c'est l'époque qui vous ont soutenu. Un homme habile, un Sardou versificateur, pouvait trouver le sujet de Cyrano : il fallait un poëte pour La Samaritaine. Cyrano fait de vous un poëte dramatique, héroï-comique ; il vous cantonne. Les poëtes qui ne font pas de théâtre peuvent toujours se soulager en disant : « II n'est que ça ! » Mendès, Rodenbach, etc., etc. Ils peuvent faire bonne figure, quoique un peu verte.
La décoration de Rostand nous fait tous loucher.
-- Qu'avez-vous éprouvé ? lui demandé-je.
-- Oh ! ça m'a amusé aujourd'hui, chez mon coiffeur. Tous les gens qui vous connaissent regardent votre boutonnière, mais c'était déjà trop tard. Après La Samaritaine ça m'aurait fait plus de plaisir.
Et Rostand -- le Rostand qui arrive tout seul, sans passer par les petites revues, mais en passant par les grandes, qui ne va pas dans les bureaux de rédaction, mais qui va dans le monde, qui ne boit pas de bocks dans les brasseries avec les bohèmes, mais aime mieux dîner chez les gens riches, qui préfère aux critiques de théâtre les directeurs mêmes de théâtres, et Sarah Bernhardt à Lugné-Poe, -- nous raconte une visite qu'il fit à Mlle Lucie Faure. Elle lui avait demandé un sonnet pour une bonne oeuvre. Il le lui a porté. Elle l'a reçu simplement dans un petit salon plein de merveilleuses vieilles choses. Mme Barthou était là, qui est vraiment charmante. Tout à coup Félix Faure est entré pour faire une visite à sa fille. Il revenait de la chasse et avait un petit chapeau mou. Il s'est excusé, s'est assis, a dit : « Monsieur Rostand, bonjour ! » Il est merveilleux. On comprend que le tsar l'adore. C'est un grand acteur. C'est ce que l'Europe a de mieux comme Louis XIV. Puis il s'est levé, a salué, est sorti pour aller faire sa toilette. Cet homme-là doit se donner beaucoup de mal. Il est digne d'être président de notre République, qui, depuis la Révolution, n'a pas fait un pas vers le bon sens ni vers la liberté. C'est une République qui ne tient qu'à être reçue chez les Greffulhe.
4 janvier.
L'arbre. Son ombre lui fait une queue de paon qui ouvre et ferme ses yeux de soleil, selon que le vent agite leurs paupières, les feuilles.
5 janvier.
Francis Jammes. Acheté et lu Un jour.
« Les mouches qui ont le bruit de la chaleur... Larges (les oies) elles gonflaient leurs ailes en se précipitant... Les sources jouent jour et nuit... Les éperviers aigus volaient sans avoir l'air de bouger... Les piverts volent comme des vagues... Les ânes passeront en frissonnant de mouches. »
A monsieur Francis Jammes. « C'est quelquefois bien désagréable de répondre à l'envoi d'un livre, mais c'est un plaisir rare que d'écrire au poëte d'Un jour : Monsieur, je viens d'acheter vos vers, de les lire, et j'en suis très heureux. Si vous ne les connaissiez, je vous citerais toutes les délicatesses qui m'ont ravi. Je suis votre obligé d'une heure de vraie joie. »
6 janvier.
Mon père m'a légué ses envies de dormir.
Ma table à ouvrage.
Oh ! chaque matin se demander : « Qu'est-ce que je vais faire aujourd'hui ? » Oh ! un travail de Bénédictin ! Avoir une éternité de perles à enfiler !
Rostand n'a rien ajouté à des hommes comme Banville et Gautier que l'art de n'être jamais ennuyeux.
8 janvier.
Revisor, de Nicolas Gogol. De l'esprit d'Ubu Roi pour nos alliés que nous avons bien mérités.
9 janvier.
Chez Guitry. Bernard dit :
-- Le bruit s'est répandu que je n'aime pas la pièce de Rostand et on vient à moi de tous côtés, et on se récrie : « Comment ! Il paraît que vous n'aimez pas la pièce de Rostand ? Pourquoi ? » Et l'on attend avec avidité que je donne mes raisons. Vandérem est venu ce matin.
Guitry, après avoir fait verdir Mendès avec les recettes de Cyrano, lui dit :
-- Enfin, y a-t-il trente vers de Cyrano que vous signeriez ?
-- Non ! dit Mendès en tournant le dos
Sarah disant à Barbier :
-- Très bien, votre pièce, si elle était en vers.
-- Bon ! dit Barbier, qui la rapporte en vers.
-- Oh ! si elle était en vers !
-- Mais elle y est, dit Barbier.
-- Oui, mais en d'autres vers.
10 janvier.
Robert de Souza vient me parler de ses tentatives de vers.
-- Moi, dis-je, j'ai eu le phylloxera du vers.
-- Non, dit-il. Vous vous êtes aperçu que le vers, tel qu'il était compris quand vous aviez vingt ans, ne vous suffisait pas. Vous l'avez mis de côté pour vous donner à la prose. Moi, j'ai eu le même sentiment, mais j'ai cherché un autre vers. De là, mes mesures et mes rythmes.
-- Vous vous êtes bien affranchi, dis-je, des défauts de l'ancien vers, mais aussi de ses qualités. Votre vers est trop nouveau. Il ne se rattache en rien à mes vieilles habitudes d'être ému par le vers. Vous ne me tendez pas la perche. Je ne vous comprends pas.
-- Pourtant, écoutez.
Il lit, et bat du doigt la mesure de son vers, comme un chef d'orchestre. C'est menu, menu. Au bout de quatre vers, c'est déjà monotone.
-- N'êtes-vous pas sensible à ces rythmes nouveaux ? dit-il.
-- Si ! Ils me sont désagréables.
-- Mais votre prose si rythmée et ramassée ?
-- C'est beaucoup moins compliqué que vous ne croyez, dis-je. D'ailleurs, j'y mettais naguère des complications que personne ne sentait. Je les ai supprimées, et personne ne s'en aperçoit.
12 janvier.
Hélas ! et si je fais une bonne action, je sens qu'elle n'a aucun rapport avec mon âme.
J'ai écrit à Francis Jammes, de mon propre mouvement, un mot gentil. Il me répond par une lettre un peu ridicule.
Il paraît qu'il faut que ce soit toujours comme ça.
Mon style m'étrangle.
Croyez-le, monsieur. Quand je dis que j'ai de l'orgueil, ce n'est pas par coquetterie.
Des mots durs, à triple détente, et qui font mal avant de partir.
Je ne suis qu'un phénix d'égoïsme, solitaire, haut perché. Je me nourris de mes parfums. Mais, surtout, je m'ennuie, je m'ennuie. Le feu de mon bûcher est bien long à prendre.
-- C'est gris, ce que vous faites.
-- Oh ! monsieur, gris-de-perle.
Je vous passe mon trait d'esprit à travers le corps.
14 janvier.
Chez Georgette Leblanc. Épaules et bras nus.
-- Les hommes, dit-elle, ont le droit de venir comme ils veulent mais le devoir d'une femme est de se faire toujours la plus belle possible.
Elle est quelquefois très jolie. Elle a un sourire de tout le visage qui est charmant. Elle chante trois ou quatre fois la même chose, une fois de plus pour l'invité en retard.
-- Qu'est-ce que je vais faire maintenant ? dit-elle. Je chanterais, toute la nuit, des choses que j'aime, bien entendu.
Hugues Leroux. Dès qu'il arrive, il parle. C'est le roulement d'un phonographe. C'est d'abord étonnant et amusant, puis c'est vite insupportable. Il cite l'année dernière, à tel endroit, il a entendu ce mot. Il vous cite vous-même, à Hervieu, de l'Hervieu, à Renard, du Renard. A seize ans il devait avoir ce bagoût éloquent. Tout de suite il a trouvé tout ce qui le compose, idées, parole, décoration. Il ne progresse pas, et il ne vieillira pas. Il a l'air invraisemblablement jeune et noué. Il ne bouge plus.
-- Ne s'attacher à personne, dit-il. Avoir beaucoup de relations, les quitter dès qu'ils deviennent ou qu'on devient insupportable, c'est le secret de l'optimisme.
-- Mais, dis-je, est-ce donc si nécessaire d'être optimiste ?
-- Non ! dit-il. Et le voilà reparti dans une autre direction. Il s'accommode de toutes. Et cet homme extraordinaire et inutile fait un joli contraste avec Mallarmé, qui est doux, qui est modeste, qui parle après avoir pensé, qui préfère penser sans parler, et dont le dos de redingote est sans tache.
Maizeroy. Il est à Maupassant, à son « vieux Guy », ce qu'un pain de sucre est à un bonbon. Il voudrait coffrer Zola.
Flaubert était si bon qu'il prenait au sérieux tous les débutants.
-- Écrivons une de vos phrases sur une ardoise, disait-il à Leroux. Si elle est jolie à voir, elle est bonne. Si elle choque l'oeil, elle ne vaut rien.
C'est une théorie. Flaubert a trouvé mieux que ça.
L'admiration de Leroux pour Flaubert me touche. Il le sait par coeur. Il devrait bien nous en réciter davantage.
Hervieu. Oh ! celui-là, un timide et un borné. Je crois qu'il n'a pas d'autre préoccupation que le succès. Il y arrive par un très grand talent, mais il ne se contenterait point d'avoir du talent. Si on lui disait « Hervieu, vous ne serez jamais de l'Académie », il en mourrait peut-être, mais il en sera. Il sera de tout. Et, pour être de tout, il travaille comme une brute, au lieu de paresser comme un homme intelligent.
Fabre, le musicien de Georgette Leblanc. Maigre, maladif, figure de rat très doux. Un singulier col de chemise en forme de petit bateau. Il dit :
-- Maeterlinck a toujours peur que je mette trop de musique sur ses vers. Dès qu'il entend une note un peu trop haute, il fronce le sourcil. D'ailleurs, en écrivant, il se chante des airs insignifiants de nourrice et de petit soldat.
Georgette Leblanc. Un énorme sablier sur la cheminée. Sur la table, des livres extraordinaires et vieux : ils ont même un peu de poussière.
Des petites fenêtres peintes en vert, des orangers, des christs au mur, des petits pots de fleurs sur des supports verts, et ce petit pot-là dans un coin, cet autre, là, parce qu'ils y font mieux. De beaux candélabres à sept ou huit bougies, des candélabres pour Princesse Maleine. Un gros chat noir qui est mis là pour faire le diable, sans s'en douter. Des rideaux tendus sur tringles mobiles pour faire des jeux de lumière selon l'âme qu'on a.
De Heredia. Sa poésie du cymbalisme.
15 janvier.
L'Ancien Régime, pour quelques-uns c'est une tabatière d'argent, une prise de tabac et une pichenette au jabot.
Elle se couche à dix heures et demie, fait tout de suite son petit dodo, se lève à dix heures, fait sa toilette jusqu'à midi, fait des visites ou des promenades jusqu'au dîner, n'a pas d'enfants et n'aide pas son mari.
-- Voulez-vous me dire à quoi vous servez ?
-- Je sers à me rendre heureuse.
16 janvier.
Inclination. Qu'est devenu ce joli mot ?
Il y a trois ans qu'il aime la même femme. Pour elle, il a fait toutes les bêtises. Il a brisé sa vie, s'est ruiné, s'est fait réformer au régiment par des mensonges, risquant les travaux forcés. Il a réussi toutes les bêtises qu'il a voulu faire. Il l'aime encore. C'est fini : il ne sera jamais qu'un amant. Il est pâle, vautré ; à vingt-trois ans, il a quelque chose de déjà très vieux. Une continuelle plainte dans la voix : « Oh ! monsieur, si vous saviez ! » et de la résignation.
-- Vous, dit-il, vous voulez être admiré : c'est le but de votre vie. Moi, je veux être aimé ; c'est tout mon idéal.
Mais mon idéal est encore plus fatigant que le sien, car il me donne quarante ans.
Ces jeunes gens si occupés par la femme, je les trouve un peu niais.
18 janvier.
Le temps perdu ne se rattrape jamais.
-- Alors, continuons de ne rien faire.
21 janvier.
La Ville morte, de Gabriele d'Annunzio.
-- Une ville mourante, dis-je.
-- Une ville crevante, dit Marni.
-- Une éloquence et une poésie d'Asiatique, dit Lemaitre. Des états d'âme indescriptible, incalculable.
C'est de la poésie comme l'or est un métal précieux : par convention.
Quand un poëte a mis le mot « or » dans une phrase, quelle qu'elle soit, il est tranquille sur sa valeur. Elle vaut déjà un peu d'or. Et ces comparaisons : « L'éclat du diamant... Pur comme l'eau... Fin comme le sable de la mer... » Il y a longtemps que nous ne nous servons plus de ces vieilleries. Hérold lui-même, à la barbe fleurie, trouve ça ennuyeux. Lemaitre, à la barbe fanée, trouve qu'il y a une demi-douzaine de belles images, celle-ci, par exemple : « C'est comme si tu coupais toutes les roses du monde pour les refuser à qui les désire. »
Sarah, oui, c'est bien, ce qu'elle fait, et c'est très bien ; et c'est certainement elle qui fait les plus belles choses pour le public ; mais, pour nous, pour moi, pour l'homme de théâtre que je voudrais être, elle n'est pas intéressante. Tout ce qui serait original, elle en ferait du prévu.
Elle n'est pas constamment bien, mais elle est très d'Annunzio tout le temps. C'est la femme de ce poëte toujours en dehors de la vérité. Il a fait choix d'un sujet bien, bien horrible : l'inceste. Et il part, et rien ne l'arrête, car il n'y a jamais de contrôle. Il s'imagine qu'un pays est plus beau parce qu'il est lointain, et qu'une colonne est plus belle, ou une statue, parce qu'il en manque la moitié. C'est un peu écoeurant, et ce n'est pas sorcier.
Ces poëtes débandés font aimer ceux qui se retiennent, les régulateurs. N'importe quelle idée bien, ils la mettent impudemment en cinq actes. D'une minute, ils extraient trois heures d'horloge.
Nous ne nous sentons d'affinités qu'avec la vie. Elle est un peu médiocre et avare. Et, si nous n'aimons qu'elle, nous ne la provoquons pas : nous la laissons venir à nous, et, bien des jours de suite, elle ne vient pas. Tant pis ! Nous sommes trop las pour aller au-devant d'elle. Pour être des hommes de génie, il ne nous manque que de regarder de près, intimement, vivre César ou Napoléon. La qualité de nos enthousiasmes, c'est d'être multipliés et brefs.
Eux, ils ont un enthousiasme qui dure, qui est leur seconde nature. C'est une habitude, avec tous les défauts et les périls de l'habitude. Leur procédé consiste à soutenir, par exemple, qu'un aveugle voit plus clair que vous. Ça flatte l'aveugle, mais il préférerait avoir ses deux yeux.
Lemaitre parle de Faguet : c'est un professeur, un provincial et un bohème. Il va tous les jours à la brasserie avec une vieille femme. Il est sale. C'est un cérébral. Il n'a pas d'esprit et il a des prétentions, ce qui est insupportable.
Vieille, tes yeux sont comme un reflet d'étoile dans une ornière.
26 janvier.
Si je disais tous ceux que je n'aime pas, il me resterait trop peu d'amis.
Il y a de la place au soleil pour tout le monde, surtout quand tout le monde veut rester à l'ombre.
Le vers est toujours un peu la cage de la pensée.
27 janvier.
Lemaitre et moi, nous sommes d'accord que le théâtre socialiste est une malhonnêteté de gens sans pudeur. Et puis, ces personnages qui pourraient avantageusement être remplacés par un conférencier sur une chaise !
29 janvier.
-- Tu travailles ?
-- J'essaie de travailler : c'est bien plus difficile.
Tout à coup, dans la nuit, j'entends une femme qui bat du linge.
31 janvier.
Le livre nécessaire.
Je ne compte pas mes qualités ou mes défauts : je compte des vérités. Je voudrais les dire.
Suspiria de profundis.
Ma femme. De toutes celles que je connais, elle est la plus digne d'être aimée.
Un cri vers la vertu.
L'enfant. A la fin d'un dîner, je passe ma main dans ses cheveux, je pince son oreille pour m'assurer qu'il est là.
Les choses, mon père. Je ne suis pas fou. Je suis un homme qui ne sait pas, et qui voudrait savoir.
Je suis un homme toujours étonné, qui tombe, à chaque instant, de la lune.
La pauvreté. C'est ma femme qui est bonne. Moi, j'ai du plaisir à m'envelopper d'épines. On s'y trompe. Le curé dit : « Le diable a épousé un ange. » Cela fait l'affaire de mon goût pour l'ironie et des pauvres. Ils acceptent mieux ce que leur donne ma femme, parce qu'ils s'imaginent qu'elle donne à mon insu. Ils ont l'air de me faire une bonne farce. « Ce n'est pas lui qui nous donnera ! » disent-ils. Et ils tendent la main sans pudeur. Ils se vengent de ma dureté. L'aumône qu'ils acceptent est un peu volée.
Ma bonté est quelque chose que je retiens et qui filtre quand même.
Et cette indépendance ne me coûte pas rien. J'ai dit que j'ai horreur des grands dîners : c'est pourquoi l'on ne m'y invite pas. On m'invite à part, pour être poli. On a peur de ma franchise. Je mettrais les pieds dans le plat.
Invité seul, je peux les y mettre à ma fantaisie, et le dîner est vite expédié. La soupe, deux plats, pas au choix, et le dessert. On me fait sobre. Je suis venu pour causer. Vite, débarrassons la table ! Passons au salon prendre le café, et causons.
2 février.
Quand on me dit que j'ai du talent, on n'a pas besoin de me le répéter : je comprends du premier coup.
Les choses désagréables me font bien souffrir, mais c'est encore elles que je préfère.
Posséder une femme par le bout du doigt.
La lune sous le nuage se ferme lentement, comme un oeil de chat.
Bauër, socialiste bourgeois, s'indigne contre les auteurs mondains qui exècrent le monde.
J'ai été élevé par une bibliothèque.
-- C'est papa qui paie, disent cruellement mes enfants.
Je ne suis pas de ceux qui croient que rien n'est mystérieux comme une âme de jeune fille.
« La plus belle fille du monde...» Mais la plus laide donne plus.
4 février.
-- J'ai un mari, moi, dit Baïe.
-- Quel âge a-t-il ?
-- Vingt ans.
-- Il est bien plus vieux que toi !
-- Oh ! avec lui, j'ai un autre âge.
-- Quel âge ?
-- Je ne sais pas. Aussitôt que je serai levée, nous irons à Versailles.
-- Moi, je trouve...
-- Oui, vous, mais le public, notre maître à tous ? dit l'auteur dramatique.
-- Il me semble que le public a résisté là.
-- Oh ! ça m'est égal, dit l'auteur. Je me moque du public.
Homme d'esprit, oui. Mais n'oubliez pas que j'ai en horreur l'esprit des autres.
Il y a toujours, dans la plus spirituelle des femmes, une petite dinde qui ne prend jamais le temps de dormir.
10 février.
-- Oh ! votre réponse n'est pas forte, Renard ! Si l'on sténographiait notre conversation...
-- Permettez, cher ami. Pourquoi aurais-je toujours de l'esprit, et, vous, jamais ?
11 février.
Déjeuner Guitry, Haraucourt, Bernard. Haraucourt nous raconte qu'au lycée Charlemagne il faisait les devoirs des autres pour avoir des confitures ou du brie. Il dit que Fernand Xau a été décoré vingt-quatre heures, mais qu'à la dernière minute on l'a dédécoré à cause des Petites Annonces du Journal.
-- Sarah Bernhardt, dit-il, a été la première gloire qui ait profité de l'électricité et du télégraphe qui enveloppent le monde de leur réseau. Ni Napoléon, ni Victor Hugo n'avaient eu ça. A Belle-Isle-en-Mer elle mettait tout le monde sur le flanc. Elle voulait donner l'impression d'une activité folle, qu'elle n'avait pas. Elle connaît Phèdre, mais seulement par coeur. Elle a perdu sa voix d'or et ne sait plus pousser un cri.
-- Je ne veux pas de l'article de Willy, dit Thadée Natanson. Je ne veux pas qu'en ce moment, à La Revue blanche, on fasse un mot contre Zola.
-- Alors, dis-je, plus d'esprit ?
-- Non, non. Qu'il fasse des mots à L'Écho de Paris !
-- La dé-Zola-tion complète, quoi !
Ça vaut toujours bien le « Il est sommier élastique moins le quart » du Nouveau Jeu de Lavedan.
12 février.
Quand je regarde une poitrine de femme, je vois double.
Le vent qui a caressé la glace.
15 février.
Guitry et moi, nous allons demander à Calmette s'il lui serait agréable que Le Pain de ménage fût représenté au Figaro. Calmette dit qu'il serait heureux de faire quelque chose avec nous. Bien ! Allons-nous en, et je lui tends la main pour partir. Mais ce n'est pas fini, et je lui donnerai sept ou huit poignées de main dans la soirée.
Il m'apparaît tout exsangue, fané, en habit noir, cravate blanche, chemise douteuse de mauvais restaurant, obligé de rester là jusqu'à la fermeture. Quel endroit morne que le bureau de rédaction !
-- Je croyais, dit Guitry, qu'il n'y avait rien de plus sinistre que le bar du Journal.
Salle tendue de vert, ouverte à tous. Téléphone, timbres électriques, cornet acoustique. Sur la table, le Tout Paris et le Mercure de France.
Un prote apporte des feuilles. Comme, sur sa lenteur, Arène lui fait une observation, le prote réplique, de mauvaise humeur, qu'on ne peut pas mettre des tas d'hommes sur son bout d'article, et Arène, mou, mou, dit : « Là ! Là ! Ne vous fâchez pas, mon bon ami ! » Il est éteint comme un homme qui a de l'esprit, toujours de l'esprit, et qui voudrait bien n'en plus avoir. Huret ne manque pas de nous présenter : ça fait vingt-cinq fois qu'on nous présente.
-- Je crois que vous êtes un ami de collège, me dit Arène, accablé. Je crois que je vous connais depuis trente ans.
J'ai envie de lui dire que ça ne le rajeunit pas.
Un épisode. On apporte à Arène sa Note d'un Parisien. Il la relit et la passe à Calmette qui hoche la tête, de satisfaction, et dit, je crois : « C'est drôle. » Le garçon emporte la Note.
Tu aurais pu mettre aussi..., dit Calmette qui propose à Arène une modification ou un trait d'esprit que je n'entends pas.
Arène sonne, et dit au garçon de rapporter la Note. Arène la relit et se prend la tête dans les deux mains. Enfin, il ajoute une ligne et passe le papier à Calmette en disant : « C'est un peu coco, tu sais ! »
-- Supprime-le, dit Calmette.
Arène efface, mais il se prend encore la tête entre les mains, et étudie.
-- C'est bien, va ! dit Calmette.
-- Oh ! dit Arène, depuis que tu m'as donné cette idée, elle me travaille.
Et il remet Bon sur ce qu'il avait effacé.
Enfin, le garçon emporte la Note d'un Parisien. Et je n'oserais pas dire qu'elle ne reviendra plus.
Berr a fait une « nouvelle à la main » ridicule.
-- Elle est vraiment drôle ! dit Calmette. Renard, vous devriez bien nous faire des nouvelles à la main. Il faut aussi en demander à Bernard.
Et Huret ouvre sa bouche de jeu de boules, et Calmette a de plus en plus l'air d'une quenelle molle qui ne demande qu'à rentrer dans cette bouche.
Et puis, on joue. Calmette prend une feuille de papier.
-- Quelles sont les douze plus jolies actrices de Paris, c'est-à-dire avec qui nous coucherions bien tous, tant que nous sommes là ?
Des silences. Chacun garde la sienne.
Puis, des histoires de tapettes. Guitry raconte qu'on a dû interdire à X..., de La Renaissance, de monter vers les machinistes.
Ah ! quand serai-je écrivain au Figaro!
-- On va reprendre le Supplément littéraire, dit Huret, et vous pourrez nous redonner de vos petites crottes.
16 février.
Une femme, à une heure du matin, sur le trottoir.
-- Achetez-moi un petit bouquet. Ça vous portera bonheur.
Elle ne demande que ça, et on coucherait bien avec elle. On est vexé. On passe et longtemps on a ce cri dans le dos : « Oh ! monsieur, deux sous ! Rien que deux sous ! Ça vous portera bonheur. » On a envie de se retourner et de lui dire : « Non, non ! Je ne veux pas de ta sale violette. Tu n'auras pas deux sous, mais voilà cent francs si tu veux coucher avec moi ! »
Poète brillant, au sens de « râpé ».
17 février.
A propos de Willy refusant de signer la protestation de La Revue blanche :
-- C'est la première fois, dit Veber, qu'il refuse de signer quelque chose qu'il n'a pas écrit.
Presque tous sont des officiers de réserve. Ils n'ont que la haine de l'officier de réserve pour l'officier de l'active.
L'oeil des femmes qui écoutent des vers. Quel dommage que l'oreille n'ait pas une expression ! L'on verrait de jolies petites oreilles de femmes ressembler à des oreilles de veaux. Et elles écoutent ! Elles écoutent comme si, toutes, elles s'appelaient Thérèse. Avec quelques ronrons et quelques rimes, on pourrait leur faire avaler l'Annuaire du Bureau des Longitudes.
J'ai trente-quatre ans, un nom. J'ai fait sur Alphonse Daudet un article de quatre pages où j'ai résumé les impressions que m'a laissées Daudet. Cet article a paru le plus original de tous ceux qui ont été écrits sur le même sujet : La Revue blanche me le paie seize francs. Mais c'est une bonne leçon de philosophie.
Si jamais une femme me fait mourir, ce sera de rire.
18 février.
Ce soir, à La Revue blanche. L'affaire Dreyfus nous passionne. On compromettrait pour elle femme, enfants, fortune. Thadée, qui nous apporte les nouvelles, devient quelqu'un.
-- Je dînais hier soir, dit Mallarmé, avec Poincaré qui est pour Zola sans être pour Dreyfus, et qui disait tristement : « Je sens la guerre ! »
-- Qu'il se fasse désinfecter ! dit Léon Blum.
-- Pourquoi la guerre ? dis-je.
-- Nous avons déjà failli l'avoir lors du procès, dit Mallarmé. Ça n'a tenu qu'à un cheveu. L'ambassadeur d'Allemagne a tout arrêté. Aujourd'hui, Guillaume est de plus en plus excité. Si sa femme ne le retenait par la manche...
-- Ça me paraît un peu simple, dis-je. Mais je comprendrais l'irritation de Guillaume. Les Français lui disent d'abord : « Nous avons les Russes avec nous. Ah ! Ah ! venez-y, maintenant ! » Puis, des histoires de pièces volées et vendues à l'Allemagne. On comprend que Guillaume éprouve le besoin de nous crier : « Vous m'embêtez, avec vos pièces volées ! Je n'ai pas besoin de vos pièces secrètes pour vous battre : j'ai mes armées. Nous allons voir ! » On crie : « Vive l'armée ! » et « A bas la guerre ! » Il y a vingt-cinq ans que l'État-Major se prépare à refuser la guerre. On crie : « Vive la République ! » et on se fait arrêter. Tant mieux ! Tout va mal, tout va bien. Et si Zola est condamné, tant mieux, et, si Dreyfus est condamné, tant mieux ! Il nous restera le droit de haïr, sans arrière-pensée, l'attitude écoeurante de nos grands chefs d'armée.
-- J'ai perdu un petit cousin ces jours-ci.
-- Et moi une petite cousine. Nous pouvons parler d'autre chose : nous sommes quittes.
Mme Allais a l'air résigné et pas très heureux d'une femme dont le mari tourne tout à la blague, tout.
-- Et vous, monsieur, où étiez-vous en 70 ?
-- En nourrice.
Si j'ai un chapeau où votre tête enfonce jusqu'aux oreilles, tout de suite je me crois votre supérieur.
Mendès, vous méprisez les ironistes. Ils jouent avec leurs sentiments les plus profonds. C'est comme si vous disiez qu'un papa n'aime pas ses enfants parce qu'il joue avec eux.
Un cheval tombe, le cocher aussi. Voilà ce que c'est que de vouloir monter sur le siège !
21 février.
Il ne faut pas connaître ses amis avant leur gloire.
22 février.
C'est un homme de haute taille qui paraît petit, tant il est plat.
Il pleure à froides larmes.
Je ne me suis jamais aperçu que les compliments qu'on me fait ne sont pas sincères.
C'est une façon de mal parler.
Littérature française, tire ta langue : elle est bien malade.
Elle s'est éloignée, d'un petit derrière pincé.
23 février.
Zola est condamné à un an de prison et mille francs d'amende.
Et, moi, je déclare :
Que je suis écoeuré à plein coeur, à coeur débordant, par la condamnation d'Émile Zola ;
Que je n'écrirai plus jamais une ligne à L'Écho de Paris;
Que M. Fernand Xau est, physiquement, un des plus petits hommes que je connaisse, mais que, à force de platitude dans ses déclarations à ses abonnés, il arrive à me paraître encore plus petit ;
Qu'ironiste par métier je deviens tout à coup sérieux pour cracher à la face de notre vieux pantin national, M. Henri Rochefort
Que le professeur d'énergie Maurice Barrès n'est qu'un Rochefort de plus de littérature et de moindre aplomb, et qu'il fera tant que les électeurs ne voudront plus de lui pour conseiller municipal enfariné ;
Que M. Drumont n'a aucun talent, aucun, et qu'on s'apercevra que le joujou antisémite se cassera dans la main ;
Que, si Le Figaro ne se hâte pas de s'appeler le Bartholo, l'ombre de Beaumarchais ne peut manquer de venir lui tirer les oreilles ;
Que, fier de lire dans leur texte les Français, Racine, La Bruyère, La Fontaine, Michelet et Victor Hugo, j'ai honte d'être sujet de Méline.
Et je jure que Zola est innocent.
Et je déclare :
Que je n'ai pas de respect pour nos chefs d'armée qu'une longue paix a rendus fiers d'être soldats ;
Que j'ai assisté trois fois à des grandes manoeuvres et que tout m'y a paru désordre, puffisme, inintelligence et enfantillage. Des trois officiers qui ont fait de moi un caporal ahuri, le capitaine était un médiocre ambitieux, le lieutenant, un petit bout d'homme à femmes, le sous-lieutenant, un jeune homme convenable qui a dû démissionner.
Je déclare que je me sens un goût subit et passionné pour les barricades, et je voudrais être ours afin de manier aisément les pavés les plus gros, que, puisque nos ministres s'en fichent, à partir de ce soir je tiens à la République, qui m'inspire un respect, une tendresse que je ne me connaissais pas. Je déclare que le mot Justice est le plus beau de la langue des hommes, et qu'il faut pleurer si les hommes ne le comprennent plus.
Zola est un homme heureux. Il a trouvé sa raison d'être, et il doit remercier ses pauvres jurés qui lui font cadeau d'une année d'héroïsme.
Et je déclare que je ne dis pas : « Ah ! si je n'avais pas une femme et des enfants !... » Mais je dis : « C'est parce que j'ai une femme et des enfants, c'est parce que j'ai été un homme quand ça ne me coûtait rien, qu'il faut que j'en sois un encore quand ça peut me coûter tout ! »
Parce qu'ils ne sont pas Juifs, ils se croient beaux, intelligents et honnêtes. Barrès, infecté de coquetterie.
J'acquitte Zola. Loin d'organiser le silence autour de lui, il faut crier : « Vive Zola ! » Il faut hurler ce cri de toutes nos profondeurs.
Barrès, ce gentil génie parfumé, pas plus soldat que Coppée. Et je déclare en passant que l'attitude papelarde et moribonde de Coppée nous dégoûterait de la poésie, s'il était poëte.
Barrès, qui avait reçu sur les doigts pendant la bataille, qui s'était aventuré et qui se tenait coi, et que revoilà avec sa figure de corbeau apprivoisé et son bec habitué aux fouilles délicates, Barrès parlant de patrie, qu'il confond avec sa section électorale, et de l'armée, dont il n'est pas !
Quelle intéressante contradiction ! Écrivain, vous méprisez la foule ; député, vous ne vous fiez qu'à elle. Grand écrivain, mais petit homme qui n'attend pas que le peuple lui offre une place à la Chambre, petit homme qui mendie.
Notre gouvernement de pékins est si aimable pour nos guerriers que, pour ne pas être en reste, ils lui ont promis qu'à la prochaine guerre ils se mettraient tous en civil.
Coppée qui porte sa culotte de peau jusque sur la figure.
Barrès colle sur le nez des Juifs les plaisanteries qu'il peut décoller du sien. Cet écrivain admirable se résigne au jeu des petits papiers électoraux.
L'heure triste. On crie le verdict. Des hommes essoufflés comme s'ils couraient au bout du monde. Une larme de pitié, de rage et de honte.
Ah ! que les livres deviennent lourds !
L'opinion publique, cette masse poisseuse et poilue.
Une armée, ce chromo humain. Des officiers qui se croient quelque importance parce qu'ils sont coloriés comme des pommes d'api.
28 février.
-- Zut ! dit Baïe.
-- Qu'est-ce que tu as dit ?
-- Rien. C'est de l'anglais.
Le moineau piquant graines et insectes : on ne vit pas seulement de pain.
Vive l'armée ! Avec ça, que les officiers la connaissent ! S'ils entendaient deux ou trois dialogues de chambrée, ils frissonneraient.
Nous, nous sommes à peu près garés. Je plains les jeunes qui viennent.
Je déteste l'émotion : c'est trop long, beaucoup plus long que la joie et le rire.
La cascade de son rire sous les vannes de ses dents.
Le Pain de ménage. Guitry récite sa petite fable : « Je la questionne souvent... » Et nous le laissons aller sans souffler, et, tout à coup, il dit :
-- Oh ! vous me laissez tout seul sur la route, avec mon petit panier, comme un petit garçon qui va à l'école et qui a envie de pleurer !
Et Brandès lui dit :
-- Vous nous embêtez. Apprenez donc votre rôle, à la fin !
Loge de Brandès. Avec le concours de son habilleuse, elle passe de sa robe dans son peignoir. Je n'y ai vu que du feu. Puis, elle se débarbouille. Que de choses une jolie femme peut ôter de son visage ! Elle en ôte tout le théâtre.
Comme je n'étais pas en habit, l'huissier m'a dit : « Qui demandez-vous ? » d'une voix où il mettait tout son protocole. Si Collache ne m'avait pas prêté sa canne à poignée d'argent, si j'avais gardé mon parapluie, j'étais perdu.
Un vieil abonné faisait contraste : habit et gilet de velours. Entre lui et moi, il y avait toute cette distance, plus celle de nos âges. Et il me regardait avec des yeux de rival, condamné à céder à la jeunesse même laide.
A La Revue blanche on me pousse contre Barrès : « Attrapez-le donc ! Ce serait drôle. C'est un dévoyé. Il n'a plus en littérature les mêmes idées que nous. »
-- Mais, dis-je, comment voulez-vous qu'un homme habitué à lire Goethe et Renan soit très différent de moi ? S'il l'était, j'avoue que je serais inquiet pour moi.
1er mars.
Mallarmé, intraduisible, même en français.
5 mars.
Quand un acteur est mauvais, l'applaudissement le rend pire.
8 mars.
Est-ce que, mort, mon père ne me soutire pas par les pieds l'énergie que j'avais ?
Baïe. Quand elle est fâchée avec son chat, elle lui dit « vous ».
-- Est-ce que c'est Flaubert qui a mis sa culotte à l'envers ? demande-t-elle.
Si mignonne que, si vous vouliez vous pendre, vous n'auriez pas le poids.
Rodenbach. Triste rire cassé comme celui d'un visage dans une eau où l'on a jeté des pierres.
Il y a des pièces en trois actes dont les deux premiers n'ont été faits que pour donner au public le temps de s'asseoir.
11 mars.
Tout le monde aime les étoiles, les arbres, les sources. Je ne peux vous savoir gré de ce sentiment-là, banal comme celui de l'amour. Je ne vous serai reconnaissant que si, par votre façon de les aimer, vous ajoutez quelque chose à la mienne.
14 mars.
Le Pain de ménage. Et si l'on criait bis ! jusqu'à ce qu'on le joue une seconde fois dans la même heure ?
Dans la satisfaction de mes amis, quelque chose qui m'inquiète, comme s'ils étaient gais parce que ce n'est pas trop, trop bien.
C'est aussi une pièce dont on dit, hélas ! : « Il faudra que je l'entende une seconde fois. »
15 mars.
Le Pain de ménage. Au Figaro, Veber, ce soir :
-- Eh ! bien, Renard, avez-vous digéré votre succès ?
-- Et vous ? lui dis-je.
Hervieu préfère Plaisir de rompre. Ça a été un succès aussi délicieux à la répétition générale, moins l'étonnement. Dès les premières phrases, je suis tranquille. Je ne suis plus auteur, et je me laisse charmer, et j'applaudis comme le public, qui accompagne la pièce comme s'il l'avait écrite. Brandès et Guitry me disent :
-- Nous avons dû les calmer d'autorité ; sans quoi, nous n'aurions pas pu dire une phrase.
Trois ou quatre rappels à la fin, et mon nom tombant comme dans une mare à grenouilles charmantes.
Me voilà bien ! Sans ce nouveau succès, j'aurais peut-être fait cinq actes passables. Maintenant, tout m'est interdit, excepté le merveilleux.
Le soir, je rejoins Guitry qui dîne avec Noblet chez Joseph, restaurateur de la rue Marivaux. Ce Joseph découpe un canard comme s'il jouait du violon, et nous sert une fine, si chère qu'il ne peut pas la vendre et préfère l'offrir à ses amis.
Tout de même je n'ai pas osé embrasser Brandès.
18 mars.
Dîner chez Bernard.
-- Vous avez de la famille, monsieur Capus ?
-- Oui, madame. J'ai une femme, si mes souvenirs sont exacts.
21 mars.
-- Depuis que je suis marié, dit Capus, je n'ai jamais mis les pieds dans une autre femme.
Bah ! Après ma mort, quelqu'un s'apercevra bien qu'au fond j'étais bon.
Et son âme de grue a des yeux de pervenche.
24 mars.
Ma volonté se ride.
27 mars.
Quand je donne un billet de cent francs, je donne le plus sale.
-- Comment ! Vous dites qu'il est arrivé, ce poëte ?
-- Dame !
-- Il n'allait pas loin.
29 mars.
Dîner chez Capus. Son rire réjouissant. Sa petite tête est comme une bille de billard qui tourne et fait de l'effet sur place.
Décidément, Guitry est un homme à part. Il a une façon discrète de charmer. Il raconte ses histoires en ayant l'air de s'excuser de les raconter encore.
30 mars.
Ibsen. L'Ennemi du peuple. Séverine coiffée en copeaux d'acajou. Thadée Natanson, ministre d'Ibsen. Une pièce très claire où, pour une question d'humble voirie municipale, les plus belles idées éclatent. Une pièce comme calquée sur l'affaire Zola. Ibsen applaudi pour un autre.
31 mars.
Dîner Rostand.
-- Enfin, Renard, que feriez-vous à ma place, après Cyrano ?
-- Moi ? Je me reposerais dix ans.
En réalité, je sens qu'il passe par-dessus moi. S'il m'accordait du génie, il se trouverait sublime. Il y aurait toujours une petite nuance.
Où il travaille le mieux, c'est en chemin de fer, et même en fiacre. Le mouvement agite son cerveau comme un panier d'idée.
Il a cinquante sujets de pièces aussi merveilleux que Cyrano.
Il aime tout du théâtre, jusqu'à ses odeurs d'urinoirs.
-- Vous dites ça en riant !
-- Je le dis en riant parce que c'est très sérieux.
Très bonne soirée peut-être pour un autre, ennuyeuse pour moi, et qui me laisse un mauvais souvenir. Je crois que j'ai perdu toute sympathie humaine, et je revois, dans tous les sourires, des dents de cannibales.
-- Je n'aime plus le théâtre, dit Becque à Brandès. Je n'aime qu'à regarder des poitrines.
Tout à l'heure il dansera, et, entre son gilet et sa culotte, on verra déborder son caleçon. Et l'on se chuchotera : « Voyez-vous le caleçon de Becque ? Ce sont ses polichinelles qui sortent, peut-être. »
Jamais les femmes ne m'ont paru aussi bêtes.
1er avril.
A la Gloriette.
Triste comme une veuve qui regarde par la fenêtre un paysage d'automne.
Enfin seul, sans s.
Des arbres dont on a coupé tous les membres. Il n'en reste que le tronc mutilé. Chaque amputation a laissé une tache ronde de cicatrice sèche. Au pied, quelques branches encore ; avec les autres, on a fait des fagots. Et ce carnage n'impressionne pas : aucune plaie ne saigne. D'autres branches pousseront avec une nouvelle force. Méfions-nous ! Il y a des hommes, dont je suis, qui exagèrent la sensibilité des arbres.
Une truie pleine, rousse et vêtue de saleté. Ses tétines gonflées touchent le sol. Voilà une mère ! Elle commande le respect comme ces femmes qui, par ordre du médecin, marchent aux Champs-Élysées, richement vêtues et précédées d'un ventre magnifique.
Un verrat la suit, avec son énorme vessie au derrière. D'ailleurs, l'un et l'autre ne pensent qu'à manger, et leurs groins ne quittent plus la terre.
Non loin d'eux, un autre cochon, ni truie, ni verrat. Il a dû tomber dans l'eau par mégarde, car il est propre, presque blanc, et gras comme un moine.
Des arbres à la peau rude de rhinocéros.
Avril.
Sur le pont, regarder le flottage des bûches qui se poursuivent et s'entrechoquent, et paraissent vraiment animées. C'est une foule de bêtes vivantes et bizarres de simplicité : ni tête, ni membres. Elles culbutent au bas du moulin, et descendent, d'une allure rapide, aussi loin que va la rivière, qui n'a plus l'air de couler. Les bûches ruisselantes glissent, marchent ou bondissent sur elle. Quelques-unes, lasses, se séparent du troupeau et se retirent dans un coin d'eau dormante où elles s'immobilisent peu à peu. D'autres se noient. Et les poissons, que cette invasion effare, se collent contre les bords, sous l'épervier.
Le dimanche des Rameaux, pendant la messe, le coq du clocher était tourné au nord : signe de beau temps, d'une année de sécheresse.
Le flottage à bûches perdues. Elles arrivent de Château-Chinon et vont à Clamecy. On les jette à Château-Chinon le matin. Elles arrivent à Chitry vers quatre heures, selon la force du courant, à Clamecy, vers dix heures du soir. Assis au moulin, Bouliche, armé de son croc, les attend et les surveille. Il les surveille jusqu'à Marigny. Il ne faut pas qu'elles s'arrêtent à quelque fond où la rivière manquerait d'eau ; elles feraient obstruction, le flot de bois serait immobilisé, et la rivière, débordant, entraînerait les bûches dans les prés. L'eau reviendrait peut-être, pas les bûches.
Quand Bouliche voit que quelques-unes se prennent au milieu de la rivière, il quitte ses sabots, relève sa culotte, entre dans l'eau et, avec son croc, les déprend. Sur le bord de la rivière, nous suivons le flot. Parfois, deux bûches sonnent, comme quelqu'un qui marche avec des sabots. Et voici une, lourde, imbibée comme une éponge, qui s'en va lentement, levant à fleur d'eau un nez d'hippopotame. Ce n'est pas près qu'elle arrive à Clamecy ! Ce doit être une bûche de l'année dernière. Elle a passé l'hiver au fond de la rivière ; elle est remontée aujourd'hui seulement, saoule d'eau.
Un épi de blé de la taille de Toulouse-Lautrec.
La pire odeur qu'on respire, c'est de se sentir mauvais.
Au cimetière. Je tâche de m'imaginer la chose horrible qu'est maintenant le visage de mon père, et je sens la grimace que fait mon visage à moi.
Les vieux peignes sales des chardons.
Oh ! Oh ! je suis déjà presque aussi vieux que mon père, qui est mort.
Une nature dessinée avec un crayon taillé trop fin.
Des nuages pour front de jeune fille.
L'enfant dit en regardant la carte :
-- Il doit être joli, ce pays-là ! Il est tout vert.
Tout malheur qui ne m'atteint pas n'est qu'un rêve.
-- Un jour, une femme m'a fait une déclaration, et je me suis endormi.
-- Oh !
-- Dans ses bras.
L'envie, le sentiment le plus fortifiant et le plus pur.
Colombophile, il ne manque pas un tir aux pigeons.
Roulées. C'est l'oeuf de Pâques. De porte à porte les enfants de choeur vont chercher leurs roulées. L'un agite une sonnette et l'autre porte un christ que les hommes baisent en disant : « L'avez-vous bien débarbouillé, au moins, hier soir ? » Aux gamins, on donne un oeuf teint en rouge, en jaune ou en bleu, où l'on fait des dessins en y laissant couler de la bougie.
Un jour qu'on leur donna trop à boire, les enfants de choeur, ivres, allèrent se coucher dans la paille et dormirent tranquillement.
Un petit peu de gloire me suffit, juste assez pour n'avoir pas l'air d'un imbécile dans mon village.
Le soleil n'est pas encore couché, et la lune se lève, pour voir ce fameux soleil dont on parle tant.
Elle a eu une mention à La Mode pratique pour un cordon de sonnette. Tout Corbigny s'en est ému.
Si je ne suis plus jeune, je voudrais bien savoir à quelle heure de quel jour ma jeunesse m'a quitté.
La cane essaie de sauter un mur et de passer une haie. Arrivée à moitié du mur, elle retombe lourdement. Elle n'insiste pas. Elle va chercher le canard. Tête droite, tous deux regardent le mur, cherchent un trou dans la haie. De temps en temps, ils y renoncent, font le tour par le pré, tondent un peu d'herbe, et reviennent.
La cane entre dans la haie, à mi-corps ; mais c'est trop épais : elle y renonce.
Ils font le tour du pré, perdant leur journée, et la mienne.
Et leurs salutations saccadées.
C'est un acte embrouillé. Il faudrait un vaudevilliste pour nous sortir de là.
On croit qu'ils vont s'envoler, mais ils n'osent pas.
Fantec content parce qu'il pourra enfin écrire son âge avec deux chiffres.
Oh ! ne pas tant vivre, végéter seulement !
Elle touche à la terre comme l'hirondelle au lac.
L'ombre froide du printemps. Des éclaircies de bruit, de vent.
Leur goût du travail, c'est de ne pas pouvoir « rester à rien faire ».
Ils s'ennuient. Ils ne savent pas rêver comme moi. Leur paresse serait de la vraie paresse, et j'ai tort de me rudoyer. Je les défie de paresser comme moi. C'est peut-être là mon unique supériorité sur eux ; si le mot choque, disons que c'est ma différence.
Que de mots dont je ne me suis pas encore servi ! « Caduc », par exemple.
Comme la terre, mon courage a besoin de pluie.
-- A partir de quelle ville qu'on n'est plus dans Paris ? demande Baïe.
Comme je regarde la rivière, les laveuses se disent : « Qui donc ce monsieur-là ? » Et elles me prennent pour un de ces messieurs des Eaux et Forêts.
Saules. Des troncs d'arbres sans branches sortent de terre comme des poings.
N'écris que par lassitude de regarder.
Le petit feu que font deux moitiés de bûche rapprochées.
Voyeur de la nature.
Ces petits riens, ces petits froissements qui sont pour l'amitié ou pour l'amour comme une gelée blanche.
J'ai coupé ce matin quelques branches qui me cachaient la moitié de mon horizon, une partie de la terre.
Ne me demandez pas d'être bon : ne me demandez que d'agir comme si je l'étais.
Avoir dans une cabane des rêves d'empereur.
En notre siècle de peu de foi, « sans doute » a le même sens que « peut-être ».
Avec la peur d'être vu et de me voir, j'ai embrassé très vite une photographie de mon père.
Mes façons de penser, je les emprunte volontiers : je ne tiens qu'à mes façons de sentir.
« On ne peut pas travailler à Paris. » « On ne peut pas travailler à la campagne. » Remplacer ces formules par « On peut travailler partout ».
Je pense quelquefois comme Renan, et je ne parle jamais mieux que Philippe.
Deux hommes qui ne se connaissent pas sont capables, par amour-propre, de passer l'un à côté de l'autre, dans un désert, sans se saluer.
Un soleil pâle, le soleil qu'il faut à des arbres qui n'ont pas encore de feuilles pour faire de l'ombre.
Quel calme ! J'entends toutes mes pensées.
A chaque instant il faut que je retrousse mon âme qui traîne.
Il n'y a aucune différence, pour moi, entre la lune et son reflet dans le canal.
Le facteur s'est acheté un petit âne pour aller plus doucement.
Un saule coiffé comme Alphonse Daudet.
Nous nous aperçûmes que c'était une simple ficelle qui nous barrait la vie.
Se mettre à la place où mon père aimait à se mettre, et tâcher d'y avoir les mêmes pensées que lui.
Porel disait : « Les acteurs, les amis sont un mauvais public. »
-- Le public, quelquefois, est un mauvais public, dit Capus.
Lemaitre ne sera content que lorsqu'il ne restera plus un seul Français en France
Il est mort à quatre-vingts ans parce qu'il ne pouvait plus manger. Il est mort en cessant peu à peu de respirer. On voyait la mort violette monter le long de ses jambes, chaque jour d'un centimètre. Comme il avait passé sa vie à cheval, ayant été grand chasseur, il ne se rappelait plus que ses chiens.
Quelques-unes de ses rides avaient disparu, de sorte qu'il semblait avoir rajeuni de dix ans, et même de quatre-vingt-quatre.
Il jouait aux cartes avec sa fille et jurait quand il perdait. Elle prit le parti de le laisser toujours gagner. Alors, il se fâcha parce qu'il ne gagnait pas assez vite.
27 avril.
Omnibus. Des voyageurs à quinze francs le cent.
Je regarde Fantec. Il a près de dix ans. Il en aura quinze que je n'en aurai pas quarante, et il n'y a presque rien de commun entre nous.
Et je ne tiens ni à ce qu'il lise mes livres, ni à ce qu'il m'admire.
Je ne peux lui être utile que d'une façon indirecte, c'est-à-dire qu'il faudra que je gagne beaucoup d'argent pour qu'il fasse ses études, puis l'homme qu'il voudra.
Je ne me sens que deux ou trois devoirs envers lui, et qui sont en contradiction avec ma nature développée. Il faut que je sois un honnête papa dont le nom, du point de vue social, ne soit pas une étiquette ridicule, et qu'au besoin je fasse de mauvaises pièces de théâtre qui me permettent de l'élever. Le reste ne le regarde pas. Et il peut rire des petites trouvailles de l'auteur des Histoires naturelles; et il ne m'intéresse, comme le reste de l'univers, que pour ce que j'en pourrai tirer de littérature.
J'ai peut-être aussi le devoir, qui m'est plus facile, de rendre sa mère heureuse afin qu'il soit heureux par elle.
Ainsi n'avons-nous que des rapports indirects. Cela m'étonne et me désole un peu au moment où j'écris ces lignes, mais sans doute n'y penserai-je plus ce soir.
29 avril.
Soirée. Des femmes dont les cheveux font imaginer d'horribles toisons. Des gorges, des peaux pas plus troublantes que des linges qui sèchent, à la poussière, sur des cordes. Des vieux sénateurs -- c'est pour eux qu'on arrive -- qui ont l'air de forgerons endimanchés. Des femmes si décolletées que, quand on leur parle d'un peu près, on croit parler à des femmes nues. Et moi pérorant, comme un Caro rosse, donnant des consultations à deux vieilles jeunes filles avec qui je ne voudrais pas coucher, tout habillées.
D'autres énormes femmes qui se sont fait souffler dans les seins avant que de venir, et, peu à peu, ils fuient et se dégonflent. Et toutes les maîtresses de maison qui ont déjà donné leur soirée bâillent -- elles mettent la main devant la bouche pour que ça se remarque mieux, -- et disent. « Non, non ! Jamais de ma vie je ne me suis tant ennuyée ! »
Et l'amateur qui joue une petite pièce, qui ne sait où regarder, et qui est naturel et faux, et qui est gauche comme s'il fourrait ses regards dans ses poches.
-- On entendrait voler une montre, dit Capus.
Ne dites pas à une femme qu'elle est jolie. Dites-lui seulement qu'elle ne ressemble pas aux autres, et toutes ses carrières vous seront ouvertes.
Quand une femme vous dit : « Un homme comme vous... », c'est une façon de dire : « Quand vous voudrez, monsieur. »
Si vous voulez plaire aux femmes, dites-leur ce que vous ne voudriez pas qu'on dît à la vôtre.
Je crois à la langue française. J'ai la conviction qu'un Bossuet de nos jours écrirait mieux que le Bossuet classique.

30 avril.
Sache sourire quand un homme d'esprit devine tes petites infamies.
Ils ont l'un pour l'autre une amitié de race, une amitié de bassets.
Il ne me manque que d'avoir été mêlé à des grandes choses.
Je me moque des pommes d'or du jardin des Hespérides : donnez-moi une pêche.
Une asperge à tête de serpent, de vipère.
1er mai.
Le martin-pêcheur en acier bleu.
7 mai.
Chez Rostand. Saint-Pol Roux lui adresse un manuscrit La Dame à la faulx, où la plus douce folie est parsemée de talent. Dès que Rostand a le malheur de répondre à une lettre de compliments, il reçoit deux ou trois manuscrits à placer, ou une autre lettre disant « Je suis poëte. J'ai vingt ans. Que voulez-vous que je fasse ! »
Il reçoit des vers, lettres ou livres, idiots, de vieilles comtesses et baronnes qui tremblent d'admiration.
Il dîne en chemise de soie rouge, sans cravate, les pieds assez mal chaussetés dans des petits bouts de babouches.
Nous sommes cinq à dîner, y compris la mère de Mme Rostand, et il y a deux domestiques derrière nous. Ils prennent part à notre causerie par les têtes qu'ils font. Quelquefois, ils se tordent derrière leur bouche pincée, et ils oublient de servir ; ou bien, impassibles et dignes, ils nous jugent sévèrement ; ou bien ils se tiennent de trois quarts, comme s'ils écoutaient à une porte.
-- Il y a des jeunes gens, dit Rostand, qui m'offrent d'être mon secrétaire. Ils savent monter à cheval, tirer de l'épée, tout faire, et ils ne demandent pas à être payés. Un signe de moi, et ils accourent.
9 mai.
L'inspiration, ce n'est peut-être que la joie d'écrire : elle ne la précède pas.
10 mai.
Je voudrais, moi aussi, tout comprendre et tout sentir. Mais, pauvre escargot que je suis, l'horizon infini, que je ne touche pas, blesse mes cornes.
13 mai.
On a vite touché le fond de l'ordure. Elles ne savent pas, ces dames, combien vite un homme se lasse d'une grue. Pour les aimer, il faudrait d'abord leur coudre la bouche, et Marinette, dans son coin, a l'air d'une pudeur qui s'ennuie.
Entre elles, elles se traitent minaudièrement de « vaches ».
Celle-ci, qui ondule comme une anguille, aimerait à siffler, avec deux doigts dans la bouche, comme les petits voyous de la rue. Celle-là s'est fait suivre, à coups de clins d'yeux, par Barrès, qui ne la connaît pas. Elle ne voudrait pas coucher avec celui-ci. Elle coucherait bien avec cet autre, et, si elle était mariée avec cet autre, elle le ferait cocu.
Elle chatouille le ventre de sa chienne. Elle s'étonne que les femmes ne couchent pas plus souvent avec les singes.
Une certaine limite dépassée, il n'y a plus rien à dire, ni à faire, qui en vaille la peine. Quand une jolie bouche de femme a dit « merde », tout ce qu'elle peut dire après semble fade. L'art, c'est de le dire le plus tard possible, le grand art, peut-être de ne le dire jamais.
Et le mari écoute ça ! Il a l'air un peu idiot.
Elles se balancent sur un rocking-chair, à qui lèvera les jambes le plus haut.
Et tout cela donne à ma petite Marinette une forte envie de pleurer.
Et, d'ailleurs, Rabelais les dégoûte.
14 mai.
J'ai des goûts d'acrobate solitaire. J'aime à me tourner le dos à moi-même.
Pressé de voir les gens, j'en ai tout de suite assez.
Je trouve une femme jolie. Elle dit une bêtise ? Ce n'est pas long : la voilà laide.
Il n'y a rien aujourd'hui. Je me lève. Pourquoi ? Impossible de lire, d'écrire, de faire bonne figure, d'écouter, de parler. Je ne peux guère que manger, puis m'échouer dans un fauteuil et dormir. Si je sentais qu'un revolver va me partir tout seul dans la tête, je ne me dérangerais pas pour l'éviter.
16 mai.
Une vie à jouer sur un clavecin.
20 mai.
Le coeur d'une femme est un noyau de pêche. On la mord à pleine bouche, et, tout à coup, on se casse les dents.
21 mai.
Bêtise humaine. « Humaine » est de trop : il n'y a que les hommes qui soient bêtes.
26 mai.
Haraucourt à Capus :
-- Il me semble, n'est-ce pas ? que nous avons fait un four en même temps.
-- Oui, oui, dit Capus qui aimerait mieux un autre genre de conversation.
Au Salon. Comme à l'Opéra-Comique, je n'y étais pas allé depuis dix ans. Seule, la statue de Balzac par Rodin me tire l'oeil. De trois quarts, à vingt mètres, elle a une attitude. Et ces yeux creux, cette tête grimaçante, ce front étroit, cet homme empêtré dans sa robe de travail, c'est quelque chose. On peut dire de cette statue ce que Mme Victorine de Châtenay disait de Joubert : « Une âme qui par hasard a rencontré un corps, et qui s'en tire comme elle peut. »
Mais le reste ! Toutes ces sculptures et ces peintures, ce doit être bâclé comme un article de journal. Rien que des couleurs à côté.
D'instinct, un ignorant regarderait la statue de Rodin.
Au sortir d'un Salon, n'importe quoi qui se laisse regarder fait plaisir.
Je suis d'humeur à traiter n'importe quelle femme de sale grue, excepté peut-être une belle grue.
28 mai.
Un homme nous demande l'aumône, à Jean Veber et à moi. Il dit des mots sans suite et nous regarde avec des yeux terribles, des yeux de scaphandre, dans sa figure cuite. Un tremblement par tout le corps, de quelqu'un qui ne sait pas ce qui va se passer. Veber donne quatre sous.
-- Vous avez eu peur ? me dit-il.
-- Oui.
-- Moi aussi, d'ailleurs, mais pas jusqu'à donner mes quatre sous.
Je ne peux plus écrire qu'avec un couteau sur l'écorce des chênes.
Les cils, ces pistils de la fleur des yeux.
29 mai.
Les Tisserands. Pierre Loti. C'est avec un air presque dévot qu'Antoine nous dit : « Loti va venir ce soir. »
Des bagues, une épingle de cravate trop grande, trop en or : elle a l'air d'une couronne royale. L'air jeune, trop jeune, un peu fané.
-- C'est la première fois que nous nous voyons, dit-il, mais nous nous sommes écrit. Il y a longtemps que vous n'avez rien publié. D'ailleurs, je ne suis pas au courant. Je ne lis rien. C'est ridicule.
Ainsi, cette coquetterie ne le quitte pas, de dire qu'il ne lit rien. Mais qu'il a donc l'air jeune ! Je ne m'explique pas. Je ne l'aurais pas reconnu d'après ses portraits.
-- J'ai une figure si changeante ! dit-il. Je ne suis jamais deux jours de suite le même.
Il doit y avoir une autre raison, que j'ignore.
Il aime le Théâtre Antoine parce qu'on y dit naturellement. Il a entendu quelque chose de lui, récité par il ne sait plus qui de la Comédie-Française. Ce ronflement continu l'a horripilé. Il regarde la salle : que de figures à gifles !
-- Est-ce que vous serez ému à votre première chez Antoine ?
-- Oh ! non, dit-il. J'ai eu d'autres émotions.
Il rit d'un rire singulier et charmant. Ses lèvres se retroussent sur de belles dents, et le reste du visage ne bouge pas. Puis, ses lèvres se rapprochent, et l'on dirait qu'elles ont peur de se toucher.
Il ne me parle pas de mes livres. Sans doute parce qu'il est académicien et qu'il a la rosette, je lui parle des siens. Je lui dis que toute son oeuvre a eu une grande influence sur ma sensibilité. Oh !...
-- Quel est celui de vos livres que vous préférez ?
-- Je ne sais pas, dit-il. Une fois que j'ai écrit un livre, je n'y pense plus. Je n'en ai jamais relu un seul.
Il insiste d'une façon spéciale pour que je lui présente « madame Jules Renard ». Évidemment, pour lui, c'est une nouvelle femme, et de chaque femme nouvelle il attend quelque chose. Marinette, gênée, le regarde à peine. Mais elle voit tout de suite ce que je ne vois pas.
Une politesse exquise et travaillée qui m'oblige à une politesse gauche. Quelques poils blancs à la moustache. Des cheveux de jeune homme. De grandes oreilles un peu flétries, et des yeux, comment dire ?
-- Mais il est fardé ! Fardé comme une femme, me dit Marinette quand nous l'avons quitté. Il a les cils faits, les yeux faits, les cheveux brillants et les lèvres peintes. Il n'ose même pas fermer la bouche, et les poils blancs de sa moustache, c'est une coquetterie pour faire croire que le reste est naturel.
Je n'y avais rien vu, frère Yves.
Ce serait drôle, tout de même, que la nature s'abstînt d'être gaie pour ne pas contraster avec notre tristesse !
Si bien née qu'elle dit :
-- Je me suis fait une pinte de bon sang illustre.
Des plus belles choses que j'admire, je dis encore que c'est trop long.
Comment voulez-vous que je dise l'exacte vérité quand je parle ? J'ai déjà tant de peine à l'écrire !
A Cyrano.
-- Je voudrais qu'il se trompe, dit Baïe, pour que le souffleur sorte de sa boîte et le gronde. Tu connais des gens étonnants, Poum !
Poum, c'est moi.
-- Mais Poum aussi est étonnant, dit Fantec.
Coquelin, c'est le monsieur qu'on a vu en photographie.
Le souffleur et ses livres. Baïe désolée de ne pas le voir.
-- Je ne voudrais pas être Coquelin, dit-elle. Tout le temps rabâcher la même chose, ça doit l'embêter. Tant mieux, s'il n'y a pas de musique ! On l'entendra mieux. Où donc qu'est son soufflet, au souffleur. Pourquoi faire, des écrans ? Il y a donc des gens qui ne veulent pas voir ?
En attendant, elle déchire le velours des fauteuils.
-- Tu dis que je dis mes fables trop vite, fait Fantec ; mais Coquelin récite les siennes bien plus vite que moi. Je ne peux pas le suivre.
Ils préfèrent Christian, bien gentil. Ils demandent :
-- Qui est-ce qui fait tomber les feuilles ?
Une signature élégante comme la mèche de fouet d'un cocher de grande maison.
-- Est-ce que c'est Dimanche dans tous les pays ? demande Baïe.
Mais madame vous n'êtes pas vieille ! Vous êtes au soir de votre vie ; et, le soleil qui se couche, ce n'est pas de la vieillesse.
Avoir un style exact, précis, en relief, essentiel, qui réveillerait un mort.
Avec son mouchoir sur les yeux, Baïe fait le rideau qui baisse.
2 juin.
J'ai une grande affection pour Capus. C'est l'écrivain de notre époque qui lui trouve le plus de ridicules. D'ailleurs, il s'accommode de cette société. Il blague nos hommes d'État, et il ferait un poker avec le premier président de la République venu.
Le 4e acte de Rosine est plus qu'un chef-d'oeuvre : c'est une révolution morale. Il y a un papa qui donne son fils à une maîtresse, avec la même autorité et la même émotion qu'il lui ferait faire un grand mariage.
4 juin.
Chez Capus, à Blois. A chaque croisement de route, il lâche les guides de sa petite jument blanche, Bichette. Elle prend la route de l'écurie. Brusquement, il lui donne une première désillusion.
-- Je n'aime pas les paysages qui me dominent, dit-il.
Il a gagné près de 100.000 francs cette année, et ne sait ce qu'ils sont devenus. Il a besoin d'avoir autour de lui des gens dont la vie dépend de la sienne.
-- Dans une pièce de théâtre, dit-il, rien de plus inutile qu'une phrase bien faite.
Il n'admire Victor Hugo que comme un professionnel qui n'a jamais hésité devant le mot à trouver.
L'Herbe. -- Je voudrais leur être utile, et ce n'est pas commode du tout. Si je leur donne 50 centimes, ils croient que c'est parce que je vais me présenter à la députation. En politique, ils ont plus d'idées que moi : Brisson et Deschanel me sont plus étrangers que des professeurs d'algèbre.
Leur religion, leur politique, le curé, la châtelaine, leur maire (mon père), puis le pauvre homme qui le remplace.
Ce sont mes frères. Ils disent toujours : « Il faut être bien courageux pour en faire autant. » Mais ce n'est pas ce que je voudrais arriver à leur faire dire.
Une espèce de saint ridicule et impuissant.
Ce livre amusera et attendrira.
Le cimetière où, tant de fois, le village tout entier est venu se reposer.
J'ai écrit ce livre en regardant par ma fenêtre l'herbe du château : elle a rafraîchi mes yeux fatigués. Je lui dois mes bonnes rêveries. Elle est la richesse du pays. Elle engraisse les boeufs qui nourrissent les hommes.
Leurs deux ennemis : le médecin et le pharmacien. Si, la politique sert à quelque chose : le médecin oublie des notes et le pharmacien compte moins cher ses pots.
Ils ont un député. Leur horreur de la guerre.
Ce livre me délivrera de ce pays amollissant.
L'eau claire d'une source que traversent des bêtes.
Chasse, pêche. Usages ruraux. Faire de mon père le principal personnage de ce livre. Le drame de la fin entre ma mère, mon père qui se tue, et l'étrangère.
8 juin
Des jours où l'on conduirait avec plaisir tous ses amis
Entré au Jardin des Plantes. Pour avoir une idée de l'ennui, il faut regarder les fauves dans leurs cages.
La première qui fait mal aux yeux en passant et repassant derrière ses barreaux, le lion d'Abyssinie offert par M. Grévy, et qui lui ressemble, le petit ours noir des cocotiers qui a sous le menton un collier de poils jaunes, comme un général, l'aigle moins impressionnant que les condors et les vautours.
Et les pauvres diables qui mangent là des immondices dans un papier semblent se dire : « Ah ! si nous étions en cage ! »
On me sert le premier à table, comme si je n'y avais pas droit.
12 juin.
A la Gloriette. J'écoute le crapaud. Régulièrement s'échappe de lui une goutte sonore, une note triste. Elle ne semble pas venir de terre : on dirait plutôt la plainte d'un oiseau perché sur un arbre. C'est le gémissement obstiné de toute la campagne ruisselante de pluie. Un aboiement de chien, un bruit de porte le font taire Puis il reprend : « Ou ! Ou ! Ou ! » Mais ce n'est pas cela. Il y a une consonne ayant cette syllabe, je ne sais quelle consonne de gorge, une h un peu aspirée, un peu le bruit de la bulle qui vient crever à la surface d'une mare.
C'est autre chose encore. C'est le soupir d'une petite âme. C'est infiniment doux.
Et, comme jamais personne ne lui répond, aucune âme soeur, il finit par se taire tout à fait.
18 juin.
Je ne serais pas très flatté si plus tard, quelque imbécile disait « Pour moi qui l'ai connu, il était bien supérieur à son oeuvre. »
Le secret d'écrire aujourd'hui, c'est de se méfier des mots dont le sens est usé et d'une syntaxe qu'on a mal apprise.
22 juin.
Michelet veut trop poétiser la nature. Elle n'a pas besoin de ça. Elle se moque d'être surfaite, et elle lui échappe, malgré tous ses efforts. Lisez cette phrase à un groupe de paysans : « Cette voix sonore de l'alouette, puissante, donne le signal aux moissonneurs. Il faut partir, dit le père : n'entendez-vous pas l'alouette ? » Les paysans s'étonneront. Jamais aucun d'eux n'a donné pareil signal : personne n'aurait obéi.
Entraîné, sans frein, par sa phrase, il ne voyait plus. Incomparable quand il décrit une tempête marine, il exagère l'alouette. Victor Hugo restait plus proche des tout petits. Il leur faudrait du Michelet précis : c'est blasphémer ; mais on peut dire qu'il faudrait un Michelet rapetissé, mis au point, qui pourrait se charger de cette besogne Un autre Michelet, c'est-à-dire personne.
6 juillet.
Mont-Sabot (Nièvre). Une butte à pic. De quoi mettre une chapelle, quelques arbres et quelques tombes.
Les portes garnies de clous sont fermées par l'âge. Une partie de la chapelle est encore couverte en pierres plates. Des sapins où, d'en bas, on entend, par cette belle journée, souffler le vent, un vent de mort. Des tilleuls et des ormes foudroyés, énormes, des tombes dans l'herbe, des roses, toute une flore que je ne connais pas. Une servante enterrée à côté de son curé avec qui elle a vécu 45 ans : ça attendrit, et ça fait sourire. On a presque les nuages sur le front, un peu de vertige. On regarde à travers les barreaux de la petite fenêtre de la sacristie avec la peur d'y voir des choses. De vieilles croix de pierre finement fouillées par un artiste du Moyen Age. J'ai peur de mettre un morceau de croix de fer dans ma poche. Un clou que je veux arracher d'une porte me pique.
Une rose mord jusqu'au sang un doigt de pierre.
Tous ces arbres, c'est le même, qui se promène au bord de l'eau.
Regarder l'horizon, c'est regarder loin, mais c'est aussi regarder quelque chose de faux.
11 juillet.
Jamais personne ne m'empêchera d'être ému quand je regarde un champ, quand je marche jusqu'aux genoux dans une avoine qui se redresse derrière moi. Quelle pensée est aussi fine que ce brin d'herbe ?
Je me moque de la grande patrie : la petite toujours m'impressionne jusqu'aux larmes. L'empereur allemand ne m'ôterait pas ce brin d'herbe.
Il faut qu'elle nourrisse trois personnes : elle, son père et sa mère, avec vingt francs par mois, et elle est encombrée de vertus. Elle prend part à tous les concours de La Mode pratique, dont on lui paie l'abonnement : ça lui coûte chaque fois le port, aller et retour, plus vingt sous de manutention. Elle n'obtient jamais rien, quelquefois un accessit d'honneur. Elle a plus de frais pour tous ces concours qu'elle n'en aurait pour l'abonnement. Elle brode bien, mais lourd.
Quand elle rit, ça va encore, mais quand elle pleure !... Sa figure est une pomme à cidre qu'on écrase.
Elle s'acharne à faire plaisir aux gens : elle finit par ne plus avoir
Le curé ne lève les yeux de son bréviaire que sur ceux dont il attend le salut : c'est commode.
12 juillet.
Assis au bord du canal, face au cimetière, je fais lecture à la mémoire de mon père.
Comme le souvenir que laisse un mort est supérieur à sa vie ! Il n'y a pas de déchets.
Mettre à l'air mon « moi » qui sent le renfermé.
Il lui est arrivé de donner une petite gifle à son enfant et d'en pleurer.
-- Dans les grandes foires, est-ce qu'il y a des veaux à deux têtes ? demande Baïe.
A la campagne, j'ai toutes mes inquiétudes sur fond d'orage.
18 juillet.
Vingt-huit ans instituteur et quinze ans secrétaire de mairie à Corbigny, il a 82 médailles d'or, d'argent, de vermeil et de bronze, parmi quoi les cinq prix d'honneur des cinq derniers concours de l'Académie littéraire et artistique de Paris-Province, présidée par une femme « de grand talent », Mme Élisa Bloch.
Et il n'a que le ruban violet !
20 juillet.
Chez Rabelais, « resverie » est synonyme de sottise.
Au cimetière, les croix de pierre pareilles, de loin, à des fantômes blancs à toutes petites têtes.
Je sais nager juste assez pour me retenir de sauver les autres
Détestable quand il n'est pas de notre avis, Sarcey devient excellent dès qu'il dit comme nous.
Il n'y a pas que la lune. Il y aussi les vents mystérieux et mauvais qui dessèchent et font mourir une branche au milieu d'un arbre.
L'escargot et son immeuble.
Le soleil se couche dans un chêne.
-- Antipodes ? dit Fantec. Tu ne pourrais pas me donner le nom d'un pays que je connaisse mieux ?
L'Herbe. Moi, dans tout cela, je regarde, écoute, note, mais je suis neutre.
Les poules de Hollande à tête de corbillard.
Je suis toujours le premier homme lisant le premier poëte.
Le mépris de mon père pour les gens qui écrivent. Écrire, c'est bavarder, et il n'aimait que le bavardage politique. Il n'aurait eu de considération pour moi que si je lui avais dit : « J'ai dîné avec Deschanel. » Oh ! il n'aurait pas bondi d'orgueil, mais il aurait mis quelque chose de comique et d'étonné dans son « Ah ! »
Et je ne pouvais pas le lui dire tous les jours.
Et puis, de quoi me serais-je vanté ?
Ni Veuillot, ni Rousseau, ni Sand n'apprennent à écrire.
La sagesse des Nations, cette imbécile.
Mon style plein de tours de force dont personne ne s'aperçoit.
Pas de phrases, même sur la nature !
J'aime la solitude, même quand je suis seul.
Le chant lointain d'une grenouille qui est à mes pieds, dans l'herbe.
Philippe ignore le sommeil du matin qui repose et détend les nerfs.
Un ciel pur où se verrait la fumée d'une cigarette.
L'espérance, c'est sortir par un beau soleil et rentrer sous la pluie.
23 juillet.
L'homme est un animal qui a la faculté de penser quelquefois à la mort.
L'emportement de la satire est inutile : il suffit de montrer les choses telles qu'elles sont. Elles sont assez ridicules par elles-mêmes.
Notre égoïsme va si loin que nous croyons, en temps d'orage, qu'il ne tonne que pour nous.
-- Doux, dit-il, comme une barbe d'enfant.
Le difficile, ce n'est pas tant d'être bon que de ne pas avoir honte de sa bonté, c'est de ne pas se dire : « Comment, moi qui lis couramment Pascal, puis-je être bon époux et bon papa, et me promener le dimanche avec ma légitime et ses gosses ? » Le difficile, c'est de ne pas se dire : « Oh ! si l'on me voyait ! »
On doit voir monter sur ma tête la fumée de mes idées de famille, comme celle d'un pot-au-feu.
Par sa fenêtre, ma mère voit arriver Marinette. Elle va s'asseoir au milieu de la cuisine et se met à pleurer afin que Marinette la trouve en larmes.
-- Mon Dieu ! Qu'est-ce que vous avez maman ?
-- J'ai des idées.
Pas moyen de savoir. On devine que ce sont des idées de suicide. Sûrement, elle a quelque chose. Furieuse de n'avoir pas été invitée à ma conférence sur Michelet, elle disait à Marie Pierry : « Vous allez vous compromettre dans cette société ! Vous savez que les prêtres n'aiment pas ce genre-là ? » Elle dit à Marinette :
-- Il paraît que c'était si beau !
Par Philippe, elle apprend que j'ai mangé deux ou trois griottes.
-- Oh ! ça ne m'étonne pas ! Il les aimait tant lorsqu'il était petit ! Il s'en barbouillait. Tenez ! Portez-lui en un plein panier. Ce pauvre Jules, comme il va être content !
Mon village est le centre du monde, car le centre du monde est partout.
Je suis passionné pour la vérité, et pour les mensonges qu'elle autorise.
Tout le jour, le bois retient un peu de nuit avec ses branches.
Je me moque de l'intelligence : je me contenterais d'avoir beaucoup d'instinct.
Restif a écrit Sara ou l'Amour à quarante-cinq ans : il n'a pas osé dépasser cet âge.
C'est une fausseté que de dire qu'on aime toujours son père : il a ses moments, comme tous nos amis.
La mort est douce : elle nous délivre de la pensée de la mort.
La gaucherie élancée des dindes.
Les arbres, ce soir d'orage, sont nerveux.
29 juillet.
Moi qui ne recherche que le rare et qui, pour y atteindre, renonce aux gros tirages et à la grosse presse, je lis, ce matin, dans la dernière des petites revues, qu'un anonyme trouve que j'excelle dans ce que je fais, mais que je fais toujours la même chose.
Et me voilà déconfit pour longtemps.
1er août.
Un épi :
-- Regarde comme je dresse fièrement la tête !
-- Ce n'est pas étonnant ! dit l'autre épi. Tu as perdu tes grains et tu as la tête vide.
La vieille vieillit, mais la vache reste jeune : il est vrai que ce n'est pas la même.
N'ayant plus d'avenir, mon père n'était pas curieux de deviner ce que serait le mien.
La nature a d'humiliantes façons de se défier de nous. Comme je reste immobile près d'un arbre, un oiseau vient se poser sur une branche, sous mon nez. J'en suis fier. Il me regarde. Tout à coup, il s'aperçoit que c'est un homme : il file bien !
En plein midi, un bois sombre m'impressionne : les geais s'y disputent comme des voleurs.
On se tait pour de grandes raisons : on n'agit que pour de petites.
Tant qu'un homme ne s'est pas expliqué le secret de l'univers, il n'a pas le droit d'être satisfait.
Les mendiants, on ne leur donne pas de sous, mais on leur donne notre adresse.
Enlevé l'or des blés, il reste l'argent des éteules.
L'esprit vit aux dépens du corps : si tu te portes bien, tu penseras mal.
La rêverie est le clair de lune de la pensée.
Il faut regarder la vérité en poëte.
On aime d'abord la nature. Ce n'est que bien plus tard qu'on arrive à l'homme.
La foi stupide ne peut que déplaire à Dieu.
Les grands boeufs puissants qui ont l'air d'avoir été créés avant l'homme.
Quelle bonne promenade, tout à coup gâtée parce que le fermier du château ne me salue pas ! Nous lui achetons pourtant assez. Je le regarde en face. Je provoque son salut, mais il n'a qu'un regard sournois et clignotant. Il tousse et passe, feint d'arracher un chardon, de rejeter une pierre de la route dans le fossé.
Et pourquoi me saluerait-il ? Je ne dégage pas encore cette odeur de sainteté qui charme et conquiert.
Lève-toi ! Déjà la terre est peuplée de travailleurs. Le paysan coupe son blé. Les boeufs s'occupent à manger. Les voix humaines montent vers le soleil où déjà l'alouette est arrivée. Une petite fille revient de porter la soupe.
Il faut d'abord défaire ce qu'on te croit : c'est possible. Puis, tu tâcheras de montrer ce que tu es : tu n'y arriveras jamais.
Quelques gouttes de rosée sur une toile d'araignée, et voilà une rivière de diamants.
8 août.
Ils écrivent « Leconte de L'Isle », comme s'il s'appelait Rouget.
L'éclusier connaît les habitudes des perdrix. Le matin, elles viennent boire au canal. Elles restent dans les prés pendant la chaleur. Venu le soir, elles regagnent le plateau où elles picorent et se couchent. Les mariniers sont les meilleurs braconniers. Sur leur bateau, ils ont des perdrix comme oiseau d'agrément : par leur chant, elles attirent les autres.
Regarder les choses de tout le monde avec un éclairage personnel.
Sortir pour fumer une cigarette d'air.
Ces littérateurs sont comme les tonneaux des Danaïdes : ils laissent passer toute l'humanité.
Le large coup de dents que la faux donne aux foins.
Barrès, un grand écrivain. Il ne lui manque que de savoir être médiocre. De là, ses échecs aux élections nationales et cette fatigue que ceux qui l'aiment le mieux éprouvent à le lire.
J'aime tant mon village que je n'aime pas voir les autres s'y installer.
Je vais sacrifier à mon père quelques perdrix.
Comme Chateaubriand, je bâille ma vie.
J'écris d'humbles livres pour les servantes de mes bons maîtres.
Au théâtre, il y a toujours quelque chose de mécaniquement prévu, qui m'est insupportable.
Comme nous ne sommes pas sûrs de notre courage, nous ne voulons pas avoir l'air de douter du courage d'autrui.
L'hirondelle, le jouet préféré du vent.
Une tempête qui nous retourne l'âme.
15 août.
Distribution des prix à Chaumot. En plein jour, ils hésitent à accepter le verre de sirop de groseille qu'on leur tend. Vienne un peu de nuit, ils prendront le vin dans la cave. Ceux qui ne résistent pas à la misère de l'enfance ont l'air d'idiots, ceux qui s'en tirent, de sauvages.
Tant qu'ils n'ont point passé la porte, il faut crier pour qu'ils entrent ; une fois entrés, ils disent : « Nous sommes chez nous. »
Marinette élève la voix pour les faire placer. Une vieille femme dit : « Entendez-vous comme elle gueule ! »
D'abord, tu sauras qu'il ne faut pas compter sur les fruits de la bonté, ensuite, même sur les fleurs.
Comme on fait circuler les verres de sirop, des paysans détournent la tête. Il faut les appeler comme s'ils étaient très loin.
Le désir de savoir la vérité oblige à se faire petit comme eux.
Restons chez nous : nous y sommes passables. Ne sortons pas : nos défauts nous attendent à la porte comme des mouches.
Bucoliques : Ici, pas de sorciers : les paysans ne croient pas aux sortilèges. Quelques figures sinistres, mais la misère enlaidit.
Cette vieille femme a le gros ventre ; rien, là, de ténébreux : ce n'est pas la faute du diable. La pire explication, c'est que peut-être elle cache sous son tablier des légumes volés dans les champs.
Elle dit à Ragotte :
-- Tu es comme moi, tu as beau vivre dans la société des « monsieurs », tu parles aussi mal une fois qu'une autre, toujours patois.
-- On ne me comprendrait plus si je parlais autrement, dit Ragotte.
Un coup de poing garni de fleurs.
Des dindes au teint d'Anglaises constipées.
Les maisons ne regardent plus dans la rue que par leurs portes ouvertes et lumineuses. Toute la clarté sort dans la rue.
Deux arbres dans un pré. L'un d'eux fléchit le genou, en adoration perpétuelle devant l'autre.
Les vieux chênes à la poitrine ouverte.
Lemaitre appelle Sarcey l'archevêque du bon sens.
Hé ! Hé ! J'aurais déjà un très joli petit enterrement !
D'une poule qui pond au dehors, ils disent qu'elle pond en perte, d'un homme qui découche, qu'il couche en perte.
Un calme chaud où une grosse mouche fait un bruit de cloches.
Des étoiles, basses comme des étincelles envolées de ma cheminée.
Elle croit que, l'âge, c'est de l'argent, et elle économise sur son âge.
Personne ne nous montre nos défauts comme un disciple.
J'inaugure la Culture du Moi en ordre dispersé.
-- J'ai un des amis qui ne peut pas comprendre ce que vous faites.
-- Cet ami, c'est vous.
Je voudrais être lu par la minorité, et connu par la majorité.
Avec aplomb, les hommes donnent des noms aux étoiles.
Ce n'est que ridicule d'être sourd, c'est triste d'être aveugle. On peut ainsi mesurer la différence qu'il y a entre la nature visible et les hommes qui parlent.
Le meilleur d'entre nous a quelques petits assassinats à se reprocher.
Si tu veux être sûr de toujours faire ton devoir, fais ce qui t'est désagréable.
Je suis l'envoûté de mon village.
Ils ont des oreilles, et ils écrivent mal.
L'idée de patrie est une idée de ville.
La petite patrie, c'est la grande, c'est l'unique.
Voyage à Château-Chinon. Le vieux beau, monocle à l'oeil, dit :
-- Dans ce beau pays du Morvan, les arbres gardent la forme que Dieu leur a donnée.
Une auberge où il y a un « apport » de mouches.
Le guide. Il était assis sur le bord du fossé. Il se leva à notre approche et s'éloigna, les mains derrière le dos. Je le rejoignis en courant et lui dis :
-- Pouvez-vous nous indiquer le chemin du Signal ?
-- Oh ! oui, monsieur, je vais vous le montrer.
-- Merci, monsieur.
-- Suivez-moi par ce sentier, dit-il.
-- Oh ! monsieur, ne vous donnez pas la peine.
-- Oh ! j'ai bien le temps.
-- Je suis désolé, dis-je, de vous déranger.
-- C'est mon chemin.
Et il explique. Ici, la route d'Autun, là, Arleuf, la plus forte commune du département, les Settons derrière cette montagne, là-bas, le mont Beuvray. Des petits gars riaient et lui disaient : « Tu paieras la goutte. » Je compris enfin que c'était un vrai guide et n'eus pas honte de lui offrir vingt sous qu'il accepta avec l'indifférence d'un qui a vieilli sous le harnois. Il ne nous reconduisit pas à la dévalée, car il apercevait, à l'endroit où nous l'avions rencontré, des personnes indécises ; et il redescendit leur faire le coup du paysan qui se trouve là par hasard.
Sous le petit pont il y a une cascade. Il y a juste de la place pour une personne : tout Château-Chinon vient s'y baigner
Je demande au Lion d'or :
-- A quel heure déjeune-t-on ?
-- A onze heures.
-- Bien. Je vais faire un petit tour en ville.
J'ai déjeuné dans un autre hôtel, et je n'ai plus osé passer devant le Lion d'or. Peut-être qu'on attend toujours. « Ils viendront dîner », se dit-on. Ne va-t-on pas m'envoyer le commissaire de la ville ? etc., etc. Stupides transes.
Sur les mains, le cocher avait du poil, de quoi se faire une casquette
Ils disent toujours que c'est plein de gibier et de poisson.
Des petits Parisiens en nourrice, tout nus sur les seuils.
Aux fenêtres, têtes qui nous font baisser les yeux.
Des routes pour boeufs qui ne courent jamais.
La lune, médaille au cou de la nuit.
Baïe chasse, à coups de mouchoir, le coq qui veut grignoter la poule.
Pourquoi serait-il plus difficile de mourir, c'est-à-dire de passer de la vie à la mort, que de naître, c'est-à-dire de passer de la mort à la vie ?
Il ne peut y avoir, d'un côté, la forme, de l'autre, le fond. Un mauvais style, c'est une pensée imparfaite.
Je recherche le pittoresque dans la vie des autres, et j'en ai peur dans la mienne.
Baïe ne sait pas réciter par coeur quand elle n'a pas le livre devant les yeux.
Il faut feuilleter tous les livres et n'en lire qu'un ou deux.
Un instrument qu'on ne remplace pas et qu'on ne perfectionne guère : c'est la charrue.
Mettre une rose au linge sale.
Les nuages au couchant font faire arrosoir au soleil.
Je rentre, l'angoisse au coeur parce que j'ai regardé le soleil couchant, entendu chanter les oiseaux, et que je n'aurai eu que quelques jours cette terre que j'aime tant, et qu'il y a tant de morts avant moi.
Mon cerveau clair comme un beau soir.
1er octobre.
Tout me donne envie de pleurer.
Le faucheur, jaloux parce que la presse ne s'occupe que du geste du semeur.
Je veux du lyrisme clair, et sobre.
-- On ne fait jamais ce qu'on veut.
-- Heureusement !
Le bois aux mille pieds.
A Corbigny, il n'y a qu'un rentier, et il est socialiste.
J'ai hérité de mon père l'habitude de frapper de petits coups sur le baromètre. Et nous parlons, lui et moi, de sa femme.
J'ai beaucoup d'admiration pour Augier, mais j'ignore si elle résisterait à une première lecture.
Pourquoi ce jonc remue-t-il seul ?
Toutes les maisons descendent boire à la rivière. Le village est au bord de l'eau comme un troupeau de bêtes énormes. Le clocher les mène, et le village respire. L'eau qu'on n'avait pas vue de la journée miroitait au soleil couchant. Il soupirait par toutes ses fenêtres. Il se rafraîchissait.
Ma bonté est un clair de lune qui ne réchauffe pas.
Le cochon avec sa casquette toujours sur les yeux.
Ils brûlent leur maison pour avoir enfin un peu d'argent. Ils profitent des beaux jours d'été. En attendant qu'elle soit reconstruite, ils peuvent coucher à la belle étoile.
Entre le berger et son chien, il n'y a qu'une différence d'humanité, que sauterait une puce.
Je suis la sentinelle de la lune.
Je me laboure avec ma plume.
Montaigne, c'est tout de même un peu traînard.
Rien de plus haineux, peut-être, que deux rivaux en bonté.
La lune honteuse en plein jour.
On ne voit presque plus. La vie est toute dans les brumes.
L'âme d'un chasseur est une carnassière de ridicules et de sottises.
Quelquefois, le chasseur dit : « Pauvres bêtes ! » C'est quand il a tué tout son saoul.
Moi et toi, cochon, nous ne serons estimés qu'après notre mort.
De là à croire que la mouche qui nous pique le front pendant notre sommeil est envoyée par Dieu lui-même pour nous réveiller de notre paresse, il n'y a pas loin.
Il ne porte la blouse que le Dimanche. Il garde ses vaches, en paletot. En semaine, il porte des bras de chemise.
Une vie heureuse, teintée de désespoir, c'est la mienne.
Mes frissons de folie.
Ma stupeur en découvrant mon pays.
A qui revient de voyage je fais une telle tête qu'il n'a plus envie de me dire que telle chose lui advint.
-- Tout est dit.
-- Oui, mais on le dit trop.
Pigeons. Leur vol fait le bruit d'un rire étouffé de jeunes filles, de nonnes au couvent.
Hirondelles. Leur gracieux désordre sur le toit. Pas un sentier de l'air qu'elles ne suivent.
Chaque fleur attire sa mouche.
Seules, les fumées savent qu'il y a du vent.
Les villages qui n'ont pas peur de dormir dans une nuit toute noire. Comme les gamins, j'ai toujours envie de me demander à sortir.
Je marche sur la terre et sous les étoiles, entre la réalité et le rêve.
Le ridicule ne tue pas la pitié.
La Loire, un grand fleuve de sable quelquefois mouillé.
C'est un mauvais travail que celui qu'on fait pour n'avoir plus à travailler.
« On ne fait pas ce qu'on veut », dit-on souvent. C'est « On ne fait pas ce qu'on peut », qu'on devrait dire.
La morale est dans les faits, pas dans les sentiments. Si je soigne bien mon père, je peux m'amuser à désirer sa mort.
Le chasseur tue toujours par adresse. De ses explications il résulte que c'est aussi par adresse qu'il manque.
-- On ne peut pas vous refuser ça, dit-elle.
La lune n'a pas fermé l'oeil cette nuit.
Si la vérité est au fond du puits, je me jetterai dans le puits.
Nuages : les descentes de lit de la lune.
L'important, ce n'est pas de faire des vers au clair de lune : c'est de les faire bons.
Il faut tout dire : le travail donne une satisfaction un peu béate. Il y a dans la paresse un état d'inquiétude qui n'est pas vulgaire, et auquel l'esprit doit peut-être ses plus fines trouvailles.
Comme un homme qui a pris une bonne résolution, et qui se repose avant de ne pas l'exécuter.
Leur vie : un cochon de cent francs, et du café trois fois par semaine.
Si je supprimais toute cette misère de pauvres gens, je tuerais tout ce qui attendrit mon coeur de poëte.
Le sourd-muet grognait par gestes.
Le matin, chaque grande herbe porte une toile d'araignée comme une petite voile. Le soleil paraît, et tout sombre.
Je n'ai jamais regardé un tableau. Je ne m'en vante pas. Je le fais quand même un peu exprès. Je me limite le plus que je peux, sourd à la musique, aveugle à la peinture. Je crois que nous naissons tous avec un génie diffus dont il faut savoir se débarrasser. Rien n'est plus facile, je pense, que d'être connaisseur dans tous les arts, et je tâche de me résigner à un seul.
Un pré rasé de frais.
Un vieil arbre fait d'autant de terre que de bois.
Dans la brume, du clocher on ne voit que l'ombre. La brume se dissipe, et le clocher s'achève.
Les cigognes crient comme des gamins qui sortent de classe.
Je dis : « Je vais travailler demain », et j'ai peur de travailler aujourd'hui. Je suis inquiet. Il me semble que je ne me repose pas assez.
Mon père voit mes défauts, mais je remarque ses ridicules.
C'est le jeûne qui fait le saint, et la sobriété, l'homme de bon sens.
Donnez la raison au loup, mais ne lui laissez pas la faim.
Son fusil dans ses bras, comme un enfant terrible.
Quand elle va au cimetière, elle arrache un brin de mauvaise herbe sur la tombe de chaque mort qu'elle a connu. Elle les a tous connus.
Un salon de médecin de province où tous les fauteuils sont en chemise de nuit.
28 octobre.
On parle du pied ridiculement petit de Pierre Loti.
-- Ce doit être ce qu'on appelle le pied marin, dit Bernard.
Un auteur gai disait, avant Médée :
-- Depuis Cyrano, Mendès ne dort plus.
Le même auteur gai dit, après Médée :
-- Mendès n'est pas près de fermer l'oeiI.
29 octobre.
Et, maintenant, je peux faire plusieurs fois le tour du cimetière sans penser à mon père.
L'absolu n'a guère plus de sens aujourd'hui que son adverbe.
31 octobre.
Il ne faut pas craindre de laisser notre esprit paître un peu, chaque jour, des herbes narcotiques dans les champs illimités du rêve.
On n'aime pas les défauts de ses amis, mais on y tient.
-- Ça paiera toujours votre tabac.
-- Oui, parce que je ne fume pas.
Paul Acker faisait ses premiers vingt-huit jours au régiment où il avait déjà fait son année. On y avait lu Les Dispensés de l'article 23. Le colonel s'approcha de lui et lui dit : « Cochon ! Saligaud ! Châtré ! » Tous les officiers tournaient autour de lui en lui soufflant des insultes. On ne le punit pas.
Les sous-officiers le félicitaient d'avoir dit des vérités.
-- Il faut dire des vérités, lui répétait le sergent maître d'armes. Ainsi, il faut dire que, nous autres, nous devons passer adjudants, parce que nous ne pouvons rien contre des adjudants qui ne font pas d'armes Il faut écrire ça dans La Lanterne et signer Bassou. Je lis tous les articles signés Bassou.
Jamais je n'ai éprouvé d'émotion sincère au théâtre, sauf à mes pièces.
Elle était de ces femmes à qui l'on ne peut pas dire qu'elles sont fraîches comme des roses sans qu'elles répondent : « Demi-closes. »
Cette femme mariée est si jolie que nous la mépriserions un peu si elle n'avait pas d'amants.
1er novembre.
Il aimait à dire des choses désagréables. Comme il était sourd, il croyait peut-être qu'on n'entendait pas.
4 novembre.
Un jeune, c'est celui qui n'a pas encore menti.
Vous vous étonnez de quelques bizarreries originales, mais vous ne vous plaignez pas des médiocrités.
Une négresse, c'est une femme qui a des grains de beauté plus nombreux que les grains de sable de la mer.
Je me jette à vos pieds, madame, s'il y a un bon coussin.
L'humoriste, c'est un homme de bonne mauvaise humeur.
5 novembre.
Si je ne gagne pas d'argent, je tâcherai de tourner ça en vertu.
Je suis un libre-penseur qui voudrait bien avoir pour ami un bon curé.
C'est tout de même un peu fort, de croire que l'abondance est une qualité !
La franchise, est-ce bien une qualité ? Si oui, elle est à la portée de tout le monde ; mais peu de gens tendent la main vers elle.
Le chien garde un morceau pour la bonne gueule.
6 novembre.
De presque toute littérature on peut dire que c'est trop long.
Je veux me faire un style clair aux yeux comme une matinée de printemps.
Il gagne 5.200 francs à La Rochelle, et voudrait venir à Paris. Hébrard, du Temps, est disposé à prendre tout ce qu'il apportera. Est-ce que je n'ai pas un sujet d'article ?
-- Mon cher, dit-il, tu ne sais pas quelle boue est la politique.
Il connaît un professeur de philosophie très distingué qui dit de moi : « C'est la sérénité dans l'insignifiance. »
-- Ça ne te fait rien, n'est-ce pas, que je te dise ça ?
D'ailleurs, il connaît aussi un médecin qui aime beaucoup ce que je fais.
-- Personne, dit-il, ne te comprend comme moi. Je crois que ce que tu as fait de mieux, c'est Coquecigrues, ou ton premier livre.
Puis, il s'invite à déjeuner.
-- Tu sais ? dit-il. Je m'invite sans façons.
Ah ! sale engeance !
7 novembre.
Baïe joue avec Fantec à s'enfoncer sous les draps du lit, mais elle a peur et ne peut pas aller aussi loin que lui.
-- Viens donc, bête ! lui dit Fantec. Je te reconduirai.
9 novembre.
Un sot en six lettres, un sot double.
Léon Blum explique avec précision et abondance le ridicule d'une guerre anglo-française. C'est charmant, ce jeune homme imberbe qui pourrait être un sot et qui développe sur un sujet obscur des considérations lumineuses. Toute complication extérieure est un dérivatif à des complications intérieures. La France n'a d'autre raison de se battre avec l'Angleterre que l'instabilité ministérielle d'un lord Salisbury qui veut se consolider, et toutes les guerres ont des motifs de cet ordre. C'est une honte.
La crainte d'une chute, voilà ce qui suffit à un ministre pour faire égorger des milliers d'hommes.
Libre, oui, tu l'es comme moi, mon égal, oui, mais mon frère, c'est autre chose.
10 novembre.
Nous prononçons de ces paroles inutiles et vaines que le simple mouvement de la marche fait sortir de la bouche.
Quelquefois, je me désole de n'avoir pas de génie. Eux, ils m'étonnent : ils écrivent, ils écrivent ! Moi, je ne peux pas. Je ne trouve rien ou, plutôt, je n'accepte rien de ce que je trouve. Oui, c'est cela. C'est simplement que je refuse de me servir d'un certain talent qui leur suffit.
Elle dit d'abord : « Qu'est-ce que vous faites ? » et, aussitôt après : « Qu'est-ce que tu vas chercher par là ? »
Il dit à M. Adolphe Brisson : « L'expérience m'a démontré les périls de l'anarchie. » Oh ! la belle phrase, toute en profondeur ! Le dommage, c'est qu'on lise quelques lignes plus loin : « Je l'ai trouvé dans l'hôtel qu'il vient de se faire bâtir rue Spontini, à proximité du Bois. » On dirait l'explication de la belle phrase. On a le dégoût de l'humanité, mais un dégoût profitable. On vomit son siècle, et on se fait bâtir un hôtel dont le décor est sobre, discret, distingué. C'est d'un comique définitif.
Mais, dirait à peu près Barrès, s'il fallait accorder ses principes et sa vie, où irait-on ! L'on n'en finirait plus.
14 novembre.
Chaque jour, je rentre ma sensibilité comme un troupeau de moutons.
Déjà, plusieurs fois par jour, je sens que c'est fini, que je n'ai plus aucune raison de vivre.
On a autant de peine et de mérite à se passer d'argent qu'à en gagner.
15 novembre.
Chenet, le petit chien du foyer.
16 novembre.
Ensuite, ils se retirèrent dans un coin pour dire à leur aise du bien de Sarcey.
Gandillot, un tendre à qui sa tendresse joue de vilains tours, un peu longs.
La gaieté se contente des premiers mots venus, mais à la tendresse il faut du style. Il y a des paroles sérieuses qui sonnent faux, de gaies aussi, mais on s'en aperçoit moins.
Avec son air de rien, il est bon à tout.
Le grave inconvénient d'être l'ami le plus intime d'un jeune auteur dramatique, c'est qu'il vous prie d'assister à la première dans la loge de sa mère.
17 novembre.
Le capitaine était tout fier, lui, d'avoir un déserteur dans sa compagnie.
-- J'admets fort bien les apartés au théâtre, dit Capus. Ça évite bien des choses.
-- Ça évite bien du talent.
Je baisai le joli gantelet de sa peau fine.
Rebell dont les lèvres s'appliquent à rendre le sourire de la Joconde. Vinci, dit-on, y travailla quatre ans. Rebell y travaille toute sa vie.
J'imagine qu'un homme, dans la solitude, veut écrire, de souvenir, le répertoire de ce qu'il sait. Pour moi, ce ne serait pas long.
18 novembre.
Au bord de l'eau. Chut ! Je viens de voir une Sirène.
19 novembre.
Dieu ne croit pas à notre Dieu.
Un petit cabotin tout noir que Guitry adresse à Tristan et que Tristan m'envoie. Je donnerais des gifles à Tristan. Ils sont effrayants, ces pauvres êtres aux regards fous !
-- Voulez-vous regarder, monsieur, et me dire d'abord, franchement, si j'ai le physique de votre rôle ? Ne remarquez-vous pas dans ma voix une note étrangère ? J'ai le théâtre dans le sang. J'ai lutté contre cette vocation. Je vous jure, monsieur, que j'ai déjà lutté avec désespoir, mais j'ai été brisé. Maintenant je me jette à l'eau. Monsieur Guitry m'a trouvé une note extraordinaire ; il m'a dit que, quand il aurait un théâtre...
Des cheveux secs sur un front qui ne luit pas.
-- J'ai trente ans, monsieur.
-- Je vous en donnais vingt.
-- Oh ! monsieur, vous exagérez. Je vous jure que j'en ai trente, et je m'étonne que vous me rajeunissiez, car, ce matin, je ne suis pas moi-même. J'ai eu mal aux dents toute la nuit, et je sens que ma joue droite est encore grosse d'un reste de fluxion. J'adore Granier. Quelle artiste ! Je l'ouïs pour la première fois dans Amants. Je veux faire de l'art. Fi du cabotinage écoeurant ! Vous avez une note tendre : c'est ma note, à moi. Je prise beaucoup le jeu de Mayer. Je viens vous parler, monsieur, de l'avenir, tout simplement.
-- Il est plus facile de se vieillir que de se rajeunir.
-- J'essayai d'entrer à l'Odéon, mais, vous le savez, eût-on un talent extraordinaire -- et je ne vais pas jusqu'à dire que ce soit mon cas -- il y faut des protections. Sinon, rien à faire. Je dois partir prochainement en tournée.
-- Où donc ?
-- Un peu partout : dans les casinos, les villes d'eaux, je ne sais pas. Je suis engagé à de brillantes conditions, mais, vous le savez mieux que moi, monsieur, la province, ce n'est pas Paris.
-- Non, dis-je.
Et je m'incline comme si j'étais Paris.
-- J'imite qui je veux. J'imite tout le monde.
-- C'est original.
-- Je n'ai pas de fortune personnelle.
-- Si vous en avez une autre...
De temps en temps il fermait un oeil pour mieux penser. Il était tout petit dans un grand pardessus. La moustache était d'un noir trop vrai. Des mains où la saleté continuait avantageusement le poil. Des cheveux debout comme s'ils étaient plantés dans de la terre. Deux yeux désordonnés comme des mouches, et des dents blanches qu'il n'y avait qu'à laver. Une manchette sale ; l'autre, il ne l'avait pas apportée.
24 novembre.
Idées générales. Ainsi appelées parce que personne n'en use.
25 novembre.
Écrivez vingt livres. Un critique vous jugera en vingt lignes, et vous ne serez pas le plus fort.
28 novembre.
-- Ça me fait plaisir, ce que vous me dites-là.
-- Alors, je le regrette.
De me relire, c'est me suicider.
29 novembre.
Combien de fois un homme parle-t-il plus haut et est-il plus bête quand il assiste au spectacle à côté d'une jolie femme qu'il veut épater ?
Elle écrit des articles contre la chasse, et elle porte un chapeau fait avec des pattes, des becs et des ailes d'oiseaux.
J'ai toujours envie de dire à la musique : « Ce n'est pas vrai ! Tu mens. »
30 novembre.
-- Mettre de gros points sur de tout petits i.
8 décembre.
A chaque instant, relever mon énergie comme une hotte.
Ses parents de province lui écrivent pour lui offrir une jeune fille, orpheline, très bien, avec fortune. Il répond en demandant 1 ° sa photographie faite par un amateur, c'est-à-dire sans retouches ; 2° son opinion sur l'affaire Dreyfus. Les parents lui écrivent une lettre de sottises.
12 décembre.
-- Un âne, c'est un cheval qui ne va pas vite, dit Baïe.
13 décembre.
Toutes nues, les branches ne sont plus séparées du soleil par les feuilles.
Je ne m'amuse qu'aux préparatifs d'un projet qui ne peut pas réussir.
15 décembre.
Notre opinion, c'est la moyenne entre ce que nous disons à l'auteur et ce que nous disons à ses amis.
-- Dans mes adultères de début, dit-il, je ne pouvais pas cacher à ma femme que je la trompais. Alors, je le lui disais, sous forme de blague, en farce. Elle ne me croyait pas, et j'étais quitte avec ma conscience.
Il me dit tout, parce qu'il sait que, tantôt, je suis discret, et que, tantôt, je répète tout.
-- Qu'est-ce que ça fait, dit une femme, que je le répète à tout le monde, puisque c'est sous le sceau du secret ?
Les Écossais ont oublié leur pantalon.
23 décembre.
Je suis de ces gens vulgaires qui, à table, disent merci aux domestiques, et qui préfèrent un morceau de betterave à une truffe.
Dîner. Il y avait un monsieur qui n'a dit qu'une chose : que le pétrole a mis beaucoup de gaieté dans les appartements, mais il l'a dit plusieurs fois.
La lune répand l'hiver. Tout le froid nous tombe de cette lune qui luit dans le ciel comme un morceau de glace.
Oh ! ces sales bourgeois ! Il n'y a encore que les artistes qui puissent apprécier un repas de mets chauds, sain et bien cuit, du linge blanc, des couteaux qui coupent, un bon feu de bois, et une lampe qui éclaire.
Mme Rostand dit qu'elle pense quelquefois profondément, et que les êtres la font pleurer de pitié.
25 décembre.
Chauve, quand il pose sa main sur la pomme polie de sa tête, il se figure qu'il monte la première marche d'un escalier.
26 décembre.
Frileux comme un lézard, un rayon de soleil se chauffe sur le mur.
C'est un vieil ami, et j'ai pour lui une amitié pure, en ce sens qu'il n'y entre pas la moindre admiration.
La lune répand une neige égale et fine sur les toits.
Elles croient qu'elles ont du style parce qu'elles disent : « Mandez-moi si...»
-- A l'office, dit une bonne, nous avons un chef nouveau qui est très savant. Il nous a dit que les hommes descendent de Darwin.

 

 

Année : 1899

 

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016