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BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1897


1er janvier.
Aujourd'hui, dès le crépuscule, il me vient fortement a la pensée, pour mes étrennes, d'écrire ce livre dont le titre me plaît : Les habitudes, les goûts, les idées d'un homme de trente ans. J'ai la certitude que ce sera un beau et bon livre, et qu'il me rendra célèbre.
Et, d'abord, je n'ai plus trente ans. J'en ai presque trente-trois, mais je tiens à mon titre, et je ne crois pas avoir fait de progrès remarquables depuis trois ans.
Sous aucun prétexte je ne mentirai.
Je me pose ces questions : Qu'est-ce que j'aime ? Qu'est-ce que je suis ? Qu'est-ce que je veux ? J'y répondrai avec sincérité, car je veux avant tout m'éclairer moi-même. Je ne me crois ni ignoble, ni naïf. Réellement, je vais me regarder à la loupe.
Je n'ai d'autre besoin que de me dire la vérité. J'ai conscience que jamais personne ne l'a dite. Je n'excepte pas les plus grands.
La vérité est-elle bonne à dire ? Peu m'importe. Sera-t-elle intéressante, passionnante, réconfortante ? C'est le moindre de mes soucis. Servira-t-elle à d'autres qu'à moi ? Cela m'est égal. Qu'on ne croie pas m'affliger en me traitant d'égoïste ! Reprochez-moi plutôt de respirer. Si j'avais connu Jules César, peut-être aurais-je raconté sa vie, et non la mienne ? Non, je ne crois pas, ou j'aurais fait de lui un personnage aussi petit que moi. Je ne veux pas m'en faire accroire. Je me tiens, et ne me lâcherai pas avant que de me connaître.
Est-ce que je m'imagine être un original ? Je suis curieux de savoir ce qu'est un homme semblable aux autres.
Ne me souhaitez pas une bonne année. Souhaitez-moi de finir ce que je commence aujourd'hui, et j'aurai passé la meilleure des années de ma vie. Je crois que vous me ressemblez, mais que vous parlez autrement, et que vous ne savez pas comme moi ce que vous dites.
-- Vous vous trompez volontairement.
-- Je me rends malheureux. Je vous assure que vous avez tort de me plaindre.
D'autres jouent avec eux-mêmes. Je fixe sur moi un regard sérieux, et je n'ai pas envie de rire. Mais je suis fou. J'ai de l'ordre, et vous me passeriez difficilement une pièce fausse.
S'il arrive que je m'échappe, je me vois trouble, je pose ma plume et j'attends.
-- Vous êtes myope.
-- J'ai la vue que m'a donnée ma mère. Je n'y peux rien.
-- Mais vous remettrez votre livre à un libraire ?
-- Oui, quand je l'aurai terminé, mais, jusqu'à ce que j'aie écrit le mot Fin, je ne penserai ni au libraire, ni à l'argent, ni au succès.
Je ne renonce pas à l'ambition. C'est un feu qui brûle en moi, à l'étouffée, mais qui brûle toujours.
Un homme épris de la vérité n'a besoin d'être ni poëte, ni grand. Il est l'un et l'autre sans le chercher.
Mais aurai-je le courage (non : le courage, je l'ai), mais la patience de chaque instant ?
L'homme de trente ans. -- Non que je croie définitif ce portrait. J'espère être tout autre à soixante et recommencer de moi un portrait nouveau.
Je ne dirai pas, comme Jean-Jacques Rousseau : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. » Non, non ! Je suis fait comme tout le monde, et, si j'arrive à me voir dans ma glace solidement accrochée, je verrai l'humanité presque tout entière.
Pas, non plus, d'invocation, comme fait le René des Natchez : « C'est toi, Être suprême, source d'amour et de beauté, c'est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux comprendre ! » Mes « ancêtres géniaux » me font sourire, mais Chateaubriand me fait rire quand il dit : « Qu'un auteur devienne insensé par les vertiges de l'amour-propre, que, toujours en présence de lui-même, ne se perdant jamais de vue, sa vanité finisse par faire une plaie incurable à son cerveau, c'est, de toutes les causes de folie, celle que je comprends le moins et à laquelle je puis le moins compatir. »
Si vous pouvez m'aimer, tant mieux ! Cela me fera un plaisir secret, mais je comprends très bien qu'on ne m'aime pas.
Ne pas donner un portrait physique. Des éclairs de tout : bonté, talent, modestie, héroïsme, sacrifice, rien de continu, que l'égoïsme souterrain.
Je ne veux ni me noircir, ni me mettre du blanc.
Rien de plus brûlant que le sang-froid avec lequel j'écris ces lignes.
J'ai la bravoure de me mettre tout nu sous mon nez, mais je ne suis pas un bel homme, et je tâche de me regarder sans plaisir.
Que ce petit livre soit le manuel des jeunes hommes qui se cherchent à tâtons ! Je leur donne une idée et une méthode.
François Coppée qui, selon le mot de Becque, je crois, fait de la prose sans le savoir.
3 janvier.
-- Je viens de voir une étoile filante, dit Philippe. Elle est tombée au bout du jardin.
Écrire pour les enfants des histoires de chasse racontées par le lièvre.
4 janvier.
Déjeuner Rostand. Comme je fais observer à Bauër que j'ai en horreur ceux qui écrivent contre les maîtres et qui flanquent leur bonne à la porte en lui donnant trois jours, Bauër, qui se sent morveux, dit que c'est d'un esprit étroit, que je confonds deux choses différentes : la vie et les idées, qu'il suffit d'avoir de la logique dans les idées, et que, pour lui, il ne se soucie pas de mettre sa vie d'accord avec elles. Évidemment, et c'est ce que je lui reproche.
Revue en gros de la littérature actuelle. En résumé, aucun écrivain ne vaut la peine d'être connu.
5 janvier.
Homme féroce, homme sensible, que de fois il t'est arrivé, partout où tu t'abandonnes au rêve, d'imaginer la mort de ta femme, et de fondre en larmes !
6 janvier.
A Lorenzaccio. Hier, comme je donnais mon pardessus à l'ouvreuse, Maurice Leblanc me présente sa soeur. Je vois une tête étrange : deux grands yeux, un grand nez, une grande bouche, et j'entends :
-- Oh ! monsieur, je suis heureuse de vous voir. Laissez-moi vous regarder. J'admire tout ce que vous faites, et c'est si rare, un écrivain !
Et me voilà troublé. J'ai lu, ce soir, l'article de Sainte-Beuve sur Goethe et Bettina, et je me crois Goethe. J'ai peur. A un entra'cte, je m'excuse auprès de Maurice Leblanc :
-- Dites bien à votre soeur que je suis pas aussi sot que j'en ai eu l'air, et que je suis profondément touché.
Il me dit que c'est une femme extraordinaire, une grande artiste lyrique, et une enthousiaste de chaque instant.
-- Pourquoi, dis-je, aime-t-elle les petites choses que je fais ? A cause de ma sincérité ? Est-ce là le lien qui attache les âmes les plus différentes ?
Et je n'ose plus la regarder dans sa loge. C'est trop. J'ai besoin d'aller bien vite travailler dans du noir.
Je n'aime pas beaucoup Sarah en travesti : ces boucles, cette figure ronde... Mais vous êtes encore, Madame, au 5e acte de Lorenzaccio, la princesse de l'ironie, et vous donnez chaque fois, à votre Jules Renard, une belle leçon qui lui fait du bien. Je cherchais les poux de Poil de Carotte, et maintenant je veux chercher des étoiles.
Mme Rostand ne soupe bien que quand on la voit de face. Rostand a une chaînette au lieu d'une épingle de cravate. Le Bargy a vaguement peur que je ne lui présente une pièce.
Hier, à L'Écho de Paris, un pauvre diable, au guichet, entend qu'on lui doit 7 francs, et s'écrie : « C'est un vol manifeste ! » Puis il va se plaindre aux garçons.
8 janvier.
On est jaloux en admiration comme en amour. Si tu ne crois pas que je suis l'homme qui t'admire le mieux, je cesse de t'admirer.
Le dogmatique Pierre Quillard aborde Mendès pendant un entr'acte et lui dit, d'un ton familier :
-- Comment va Son Excellence ?
C'est ce qui fait leur force.
Le rire de Plaute, quelque chose de forcé, de nerveux, de peu franc, comme souvent le rire de Molière, une sorte de rire composé, travaillé, un rire à tiroirs, et qui fait sortir de nos bouches des sons faux, de vilains éclats.
Si ta vue baisse, suppose que le monde existe moins.
9 janvier.
Je commence, quand meurt un homme célèbre, à calculer ce qu'il me reste à vivre pour vivre autant que lui.
-- Je ne suis pas content de moi, dit Allais. Je n'aime plus que la rue. Je regarde toutes ces gueules. Je ne reste plus chez moi, et ma femme s'en pique. J'ai trop beau teint et trop gros ventre. Avec tout ça, on ne peut faire que de petites choses. Je ne fais de littérature que pour mon public de commis-voyageurs. Toi, un de ces jours, tu feras quelque chose qui enlèvera tout.
Les amis de Verlaine nous prient d'assister à une messe anniversaire qui sera célébrée, pour le repos de son âme, le 15 janvier 1897, en l'église Sainte-Clotilde, chapelle de la Sainte Vierge, à 10 heures précises, par M. l'abbé A. Mugnier, premier vicaire. C'est pourtant bien clair, mais je ne comprends pas.
Si nous savions prier, il nous serait permis d'intercéder auprès de Dieu pour Verlaine. Mais quelle drôle d'idée de faire prier des croyants comme nous pour une âme comme celle de Verlaine !
-- Parlez pour vous.
-- Laissez-moi donc tranquille !
Ils se croient dans leur tour d'ivoire parce qu'ils relèvent le col de leur pardessus.
Je sors de chez moi, vêtu comment ! Ça m'est égal. Au contraire !
Mais, dès que je rencontre quelqu'un, je suis gêné. Me voilà pris.
Quelle belle journée ! Le printemps devait être de passage à Paris, incognito ; mais tout le monde l'a bien reconnu.
Comme c'est triste, une vieille femme dans une belle voiture à deux chevaux !
13 janvier.
Dîner Muhlfeld. G. Vanor, comme on s'étonne de l'effarante précocité des jeunes (voir le Naturisme composé de MM. de Bouhélier, Paul Fort, André Gide, Maurice Leblond et Fernand Vandérem, Écho de Paris de ce matin), dit :
-- Le talent de ces jeunes, c'est comme les imitations d'acteurs. Cela fait illusion et stupéfie, mais, dès qu'on donne un rôle à ces imitateurs, ils ne valent plus rien. Ils commencent par être grands révolutionnaires en art, puis ils font tranquillement leur médecine.
Mlle Henry Fouquier est peu à la conversation, parce qu'elle aura une audition demain matin. Elle veut entrer au théâtre. Des peintres comme Henner ou Bonnat ont fait ou font son portrait. C'est ennuyeux, de poser, mais c'est si beau, ce qui sort du pinceau de ces messieurs-là ! Le reste n'existe pas. Valloton écrase de l'encre. Elle dit de Saint-Cère :
-- On peut dire de lui ce qu'on voudra, mais c'est un homme de beaucoup de talent, sûrement !
Dans le cabinet de toilette de Muhlfeld, au-dessus de la baignoire, une peinture de Vallotton. D'étonnantes femmes avec des derrières immondes, des derrières pendants d'hamadryas, qu'elles soutiennent avec leurs mains. Un chignon de femme comme une botte d'herbe tordue. Il y a du vert et des fleurs écrasées dans cette chevelure. Nos femmes, consultées, trouvent que c'est bizarre. C'est une grande gloire pour un homme de lettres, de dire : « Moi, je ne comprends rien à la peinture. Si nous changions de conversation ? »
Aussitôt, toutes ces petites femmes reprennent des mines heureuses, comme des oiseaux délivrés.
-- Si je voyais souvent monsieur Renard, dit une jolie jeune fille, je tomberais malade de rire.
Quel dommage que, un peu ahuri dans le monde, uniquement soucieux de l'effet que je produis, je ne songe pas à observer !
On me dit toujours : « J'ai un oncle dont vous tireriez des tas de choses ! Il faudra que je vous présente un cousin, un vrai type. » Ils m'offrent tous les membres de leur famille. La moindre bourriche ferait bien mieux mon affaire.
Sans le duel, on ferait de l'escrime tranquillement.
La Jeunesse : une breloque de plus pendue à la redingote de Napoléon.
François Coppée, qui n'est pas soldat, appelle la guerre, et, en vieux garçon, il crie : « Faites des enfants ! »
15 janvier.
Nous sommes un escalier à double révolution : quand une moitié de nous monte, l'autre descend.
Je ne tiens pas à savoir la musique. Ça me rapporterait peut-être d'avoir le sens du mot bémoliser, mais je m'en passe bien.
Économiser, non. Ne rien dépenser, oui.
Je suis malade de ne pas pouvoir monter dans la lune.
Une vieille femme nous fait visite ce matin et dit qu'elle est venue à Paris soigner sa tante, qu'elle se trouve un peu gênée, et qu'elle a pensé à moi. C'est une Foin, parente du Foin de Corbigny et des Dupré, tous deux serruriers.
-- Mais madame, je ne vous reconnais pas.
Elle sourit d'une bouche sans dents et baisse les yeux.
-- Parce que vous ne m'avez vue qu'en négligé, dit-elle, et pas bien habillée comme aujourd'hui.
-- Mais, madame, je ne vous ai jamais vue.
-- Excusez-moi, monsieur. Excusez-moi.
Elle se disait d'abord de Corbigny, puis elle dit qu'elle y va quelquefois, enfin, elle ne dit plus que « Excusez-moi. » Elle se lève et s'en va.
-- Vous comprenez, lui dis-je, que, si vous m'étiez recommandée...
-- Oui, monsieur ! Oui, monsieur ! Excusez-moi.
Elle partie, j'ai du remords, même de ne pas m'être laissé duper.
17 janvier.
Au premier sourire de n'importe quelle femme, je serais perdu. Heureusement, je suis laid. Elles ont un peu peur, et aucune ne m'écrit.
Il n'y a qu'aux riches qu'on se donne la peine de plaire.
Éloge d'une courte maladie. On tient à la vie. Les amis viennent vous voir. Il n'y a aucun danger. Et la légèreté du cerveau vide, grisé de rien.
Elle parle de son « intellect ». On croirait que c'est quelque chose qui est en train de cuire.
Saint-Georges de Bouhélier veut fortifier l'âme des laboureurs.
19 janvier.
Marcel Boulenger très déprimé par Rostand.
-- Quand je vous quitte, dit-il, j'ai envie de travailler douze heures par jour. Puis je vois Rostand, son air abîmé, son oeil vague, et me voilà perdu. Je laisse là mes gros bouquins d'histoire, et je prends un roman du jour, L'Orme du mail, que je lis avec lassitude et désespoir. Rostand m'humilie. Sa femme me disait : « Il me fait peur. » Moi, je n'ai même pas la force de me mettre en colère contre lui. Je ne trouve rien à lui dire, que bonjour. Et c'est fini, c'est le néant. Je donnerais un de mes petits doigts pour arriver à lui dire quelque chose qui l'intéresse.
-- Oui, dis-je. Rostand est la vivante preuve, à peine vivante, qu'il n'y a rien. Il a eu beaucoup d'influence sur moi. Si je n'étais pas l'auteur des Histoires naturelles, je ne voudrais jamais le voir. Mais je peux faire le malin avec lui : au fond, je sens bien qu'il est une réalisation supérieure à la mienne. C'est le saint de l'indifférence. Il n'y a plus que les questions de théâtre qui l'animent. Entre Le Bargy et moi, il n'hésite pas : il choisit Le Bargy. Je le soupçonne d'être amoureux de Sarah Bernhardt. Il est pendu à l'un de ses rayons. Elle est nécessaire à sa vie, comme le soleil à la terre impersonnelle. Quand il sera mort, j'écrirai sur lui une dizaine de pages qui vaudront, pour leur humanité, les plus belles de Renan.
Bret Harte : Récits californiens. Le meilleur de ceux que j'ai lus c'est La Chance du camp rugissant. C'est de l'Edgar Poe pour famille. C'est bien, mais on lui sait trop gré, comme, d'ailleurs, à tous les étrangers, de ses moindres qualités.
21 janvier.
La grande femme dit à son tout petit mari :
-- Dépêche-toi de finir, puis tu monteras m'embrasser.
Bucoliques. De loin, je m'attendris sur le sort du père Boussard ; de près, il me répugne comme un pauvre à un riche, et je voudrais bien l'éviter. Heureusement qu'il n'y a pas de lépreux à Chaumot ! Jamais je ne pourrais, comme saint François d'Assise, baiser leurs plaies.
Il faut gémir que Renan, avec toute son intelligence, ne soit pas devenu un saint.
22 janvier.
Je dis :
-- La vie d'un honnête homme est quelque chose de très plat. Que lui reste-t-il, puisqu'il s'est retranché le désir de plaire ? Il aime sa femme, si l'on peut aimer une femme à qui l'on n'a pas à faire la cour.
-- Peut-on tout faire avec sa femme ? dit-elle.
-- Quand on y est, il faut se comporter comme les brutes du XIXe siècle.
-- La femme, dit-elle, a plus de mérite à rester honnête, car un homme peut toujours se satisfaire avec sa femme, pourvu qu'elle soit jeune et propre. Il peut se passer de la bonne volonté de sa femme, qui ne peut rien faire sans la sienne à lui.
Des causeries dont on est un peu gêné, le lendemain matin.
Notre amour pour certaines femmes est semblable à l'amitié que nous avons pour certains hommes. Il n'y a guère qu'un charme et qu'un risque de plus. Si l'on pouvait, sans ridicule, baiser la main, caresser la joue d'un homme qu'on aime, respirer son parfum, le regarder avec attendrissement, l'amitié d'un homme nous serait plus chère que l'amour d'une femme.
Une femme intelligente doit nous laisser nos rêves. Je garde le droit d'aimer une femme comme de désirer un voyage à Florence. Je ne vais pas à Florence parce que je n'ai pas d'argent, ou que je n'en ai pas le temps. Je ne coucherai pas avec cette femme parce que je suis marié, ou parce qu'elle l'est, mais personne ne peut exiger que je la chasse de ma pensée. Elle me préoccupe. Elle tient de la place en moi. Femme, si tu te mets en travers de mes rêveries, malheur à nous ! Laisse-les plutôt vivre de leurs petits riens, puis mourir.
J'ai plus de disposition à être saint que coureur de femmes. Ma vie, le sérieux de mon âme, mon ambition, mes idées, tout me rapproche du saint ; mais je sens bien qu'il faudrait un miracle pour que je le devienne. Je suis à la merci d'une grue, et cela me fait peur.
Vous me croyez vain parce que je dis que j'ai du talent. Mais qu'est-ce que cela me fait, d'avoir du talent ? C'est du génie que je voudrais ; et ma modestie consiste à me désespérer de n'avoir pas de génie.
Vous êtes pour moi le chardonneret qu'on ne met pas en cage, et vous êtes la fleur qu'on ne cueille pas.
Je suis comme une maison qui, ne pouvant changer de place, ouvrirait ses fenêtres pour s'emplir d'inconnu ; mais il n'entre rien, et elle perd son intimité.
23 janvier.
Je prends les devants. Je vous dis ma vie intime, telle que je la vois, toute vraie. Ainsi, après ma mort, vous n'aurez pas besoin de m'en composer une fausse. Sinon, vous seriez obligé de vous livrer à un petit travail de réparation, comme font les biographes de Mérimée.
On se trompe toujours sur ses contemporains. Ne les lisons donc pas.
A réfléchir aux lettres que j'écris, je me demande quelle valeur de sincérité on a le droit de trouver à la Correspondance des grands hommes.
Je ne réponds pas de ne jamais tomber dans la rivière, mais je réponds presque de m'en tirer.
Je ne sais rien de lui, et je l'aime comme un frère parce que, la première fois que je l'ai vu, même avant qu'il m'ait adressé la parole, j'ai entendu le cri du talent.
Je voudrais être un saint, moins la prière.
25 janvier.
Pauvre femme, je vous plains. L'adultère seul peut vous tirer de là.
-- Mon ami...
- Mais pas avec moi.
Le coin noir où dorment en boule nos sens retirés.
26 janvier.
Largeur d'esprit, étroitesse de coeur.
Au-delà des forces humaines -- C'est une frénésie pour la pièce. Les femmes sont avides de croire, les hommes pleurent de ne pouvoir faire un peu de bien aux hommes. Puis, tout ce monde va souper.
Oui, oui, mon cher Bauër ! Nous prononçons avec héroïsme la phrase de Nietzsche : « Une vie heureuse est impossible... Seule, une vie héroïque est possible. La plus belle vie pour le héros est de mûrir pour la mort dans le combat. » Oui, oui ! Bien, bien ! Et après, quoi ? Rien, n'est-ce pas ?
Sommes-nous des artistes ou des professeurs d'économie politique ? Et, pour l'artiste, un homme écrasé est-il plus intéressant qu'un chien écrasé ? A un beau vers préférez-vous un hospice d'enfants ? Votre dynamite, votre fou, vos discours d'ouvriers, vos rengaines de pasteur, c'est de la blague. Le théâtre d'idées est une bonne farce. L'artiste préfère une fleur à une livre de pain
Mais celui qui a faim ? Il souffre, vole, ou tue, mais il ne fait pas de phrases.
Sage, sage, il n'y a personne de sage, que les petits enfants à qui l'on promet des joujoux.
28 janvier.
Valéry, un prodigieux causeur. Du Café de la Paix au Mercure de France, il montre de surprenantes richesses de cerveau, une fortune. Il ramène tout aux mathématiques. Il voudrait faire une table de logarithmes pour les littérateurs. C'est pourquoi Mallarmé l'intéresse tant. Il y cherche une syntaxe de précision. Il voudrait faire pour chaque phrase ce qu'on n'a fait que pour les mots : une genèse. Il méprise l'intelligence. Il dit que la force a le droit d'arrêter l'intelligence et de la f... en prison. Trop d'intelligence dégoûte d'elle.
-- Dans mon pays, le Languedoc, me dit Robert de Flers, les paysans font des testaments et disent : « Je donne à Pierre, à Paul. Je garde pour moi 500 francs », ce qui signifie qu'on leur dira pour 500 francs de messes.
Chaque année, ils élisent un nouveau Jésus. C'est n'importe qui, et tout le monde doit le saluer pendant un an.
A quatre-vingts ans j'écrirai un commentaire de mes livres, où je ferai la part de la postérité.
Sache donc que tu n'auras fait un réel progrès que quand tu auras perdu l'envie de prouver que tu as du talent.
30 janvier.
Il a l'esprit lourd, le chagrin lourd, la bonté lourde. Il a l'image et la métaphore « peuple ». Il est « peuple » jusqu'à dégoûter le peuple. Il ne comprend pas que le salut du peuple devrait être fait par des aristocrates. Il voit son monde artiste dans un bocal de pharmacien.
Et il ne faut pas confondre « peuple » et « paysan ». Je serais plutôt paysan, et je ne veux pas dire que je m'en glorifie. J'en profite quelquefois, et quelquefois j'en souffre.
31 janvier.
La critique ne doit pas s'écrire : on la parle. A quoi bon écrire ce qui est fait ? Seule, l'oeuvre d'art se fait plume en main.
Les professeurs ne se préoccupent que de se tenir au niveau de leur auditoire. Ils se défient de ce qu'on ne comprendrait pas. D'où, la médiocrité des Larroumet, des Doumic, des Deschamps, etc., et, quelquefois, de Lemaitre.
De Flers sort d'ici et m'annonce que Granier va jouer Le Plaisir de rompre, qu'elle le sait déjà par coeur, qu'elle en essaie des mots. Et Noblet, qui aime beaucoup tout ce que je fais, jouera probablement le rôle d'homme. Ainsi, tout ce mois je vais être malheureux et sot. Je m'écrie : « Quelle chance ! » et je ne vois pas en quoi je la mérite.
Moi, joué par Granier, qui, dit de Flers, ne demande pas à être payée ! Moi, joué par Noblet qui, dit de Flers, consent à ne toucher aucun cachet ! Me voilà perdu. Si, encore, je l'avais fait exprès ! Ah j'en ai, de la chance !
-- Ecoute ! me dit Marinette. Tu la mérites. Tu passes de si mauvais moments.
-- Lautrec est très amusant, dit Bernard. A chaque instant, il prononce le mot « technique » Il ne doit pas en savoir exactement le sens car il dit : « Voilà un vase qui est la technique de la forme coupe » et, d'un monsieur : « C'est la technique du jaloux. »
6 février.
Granier, Le Plaisir de rompre. L'air d'un garçon rasé frisé et roux. Une grave voix enrhumée.
-- Moi, dit-elle, je ne suis pas une comédienne. Je joue comme ça.
Depuis Amants, elle n'a jamais rien lu comme Le Plaisir de rompre. C'est exquis, mais le public comprendra-t-il ? Je dresse l'oreille.
-- Oh ! dis-je, il commence un peu à s'habituer à ma manière.
-- Dès que j'ai lu votre pièce, me dit-elle, j'ai pensé : « Il faut que cet homme-là me fasse trois actes. C'est mon homme à moi. »
Aussitôt qu'elle ouvre la bouche, je lui dis :
-- Comme vous êtes intelligente ! Je suis heureux de votre intelligence et de votre charme.
Moi parti, elle dira : « Il est rigolo, ce type-là ! »
7 février.
Un officier. Parce qu'il a une compagnie de soldats, il s'imagine manier des hommes.
La joie d'avoir travaillé est mauvaise : elle empêche de continuer.
Je ne veux gagner que de quoi manger, et je veux rester sur ma faim.
8 février.
Quelle drôle d'idée vous avez, Bernard, de nous faire dîner entre gens d'esprit ! Si vous vous voulez nous mettre en valeur, il faut faire dîner Allais avec des commis-voyageurs, vous avec des bourgeois, moi avec des paysans, et V... avec V...

9 février.--Dîner Bernard. Allais en habit, avec une chemise bientôt ravagée.
-- Je me donne beaucoup de mouvement, dit Bernard qui va et vient, pour avoir l'air d'un domestique mâle.
A l'oreille, il nous dit à quelle dame chacun de nous doit offrir le bras. Il a coupé des petits papiers pour mettre sur nos verres. Sur le sien il a écrit le maître. Il craignait de nous voir nous précipiter tous.
-- Oh ! puisqu'il s'agit de vous, lui dis-je, ça ne froisse personne.
Arrive un petit poisson, et bientôt il est en miettes.
-- J'ai mis une fois au Mont-de-Piété ma montre et ma chaîne, dit Veber, mais j'ai juré que je n'y remettrais pas les pieds.
-- On ne les accepterait pas.
On parle de Londres où la vie coûte six fois plus cher qu'à Paris.
-- Nous y resterons six jours au lieu de trente-six, dit Bernard. Il y a des hôtels pas chers, à la condition qu'on n'y couche pas et qu'on n'y mange pas, qu'on y entre seulement, sans avoir l'air de rien, pour aller aux cabinets.
Lautrec attend la mort de la vieille Victoria. Aussitôt la nouvelle, il file à Londres pour voir un spectacle unique dans ce siècle. Allais dit qu'elle ne se soutient qu'en buvant du gin.
-- Personne n'est plus sûr que moi de n'avoir pas de talent, dit Veber.
-- C'est une justice à vous rendre.
Nous partons, ma femme et moi. Tout à coup j'entends :
-- Nous sommes de la classe. Tu n'es pas de la classe, toi !
Ce sont quatre ivrognes qui tiennent le boulevard, mal éclairé, sans un sergent de ville, et où personne ne passe, que nous deux. J'entends :
-- A-t-il l'air gourde avec sa canne et sa gonzesse !
-- Je crois que c'est de nous qu'ils parlent, me dit-elle.
Je me retourne. Les quatre voyous disent : « Il regarde », passent de l'autre côté, jettent des choses sur les devantures fermées, et gueulent.
-- Tu as peur ? dis-je.
-- Non, pas avec toi.
Ils s'éloignent. Nous entrons dans la lumière. Je n'ai rien dit, il n'y avait rien à dire, mais j'aurais voulu pouvoir me précipiter sur eux à coups de canne à épée et de revolver. Je m'imagine avoir manqué de bravoure, car on donne trop facilement des raisons à sa peur, quoique je m'approuve de m'être tu. Il est vrai qu'ils ne nous ont rien fait, et que, si je leur avais crié : « Sales voyous ! » ils m'auraient répondu : « Qui est-ce qui te parle, à toi ? »
10 février
L'âme pleine de discours, l'âme, comme une cornemuse, pleine d'un air joyeux.
Barbusse, qui, après son recueil de vers, Les Pleureuses, se redressait comme Lamartine, m'apprend qu'il collabore à L'Écho de Paris. C'est lui qui fait les anniversaires. Il a pioché son Bottin. Il a de la copie pour un an. De temps en temps il va leur proposer une autre idée.
- Comme vous êtes grand ! lui dis-je. Heureusement, vous me laissez le trottoir. Je peux causer avec vous.
Arrivent Souza, Mauclair, tous cherchant un trou, un petit coin, de plus en plus petits, à mesure qu'on les leur refuse.
Barbusse a encore quelque illusion sur le Théâtre-Français. Il a fait un acte en vers que présentera Mendès.
-- Vous attendrez trois ans, lui dis-je, si vous êtes reçu. Faites-vous donc jouer tout de suite n'importe où, à côté.
-- Ça n'aurait pas un aussi grand retentissement, dit-il.
Bucoliques. Çà et là, des herbes plus vertes que les sous le coup d'une émotion.
Renan, Feuilles détachées, me fait quand même parfois l'effet d'un plaisantin, surtout quand il cause avec son Breton Quellien.
12 février.
La Douloureuse. -- De l'esprit excessivement. Des calembours qui n'en ont presque plus l'air. Halévy pleure en disant à Donnay que, depuis Augier, on n'a rien fait de plus beau que son 3e acte. D'adroites glissades sur des profondeurs de sentiments. Des artistes qui ont des idées, et se conduisent comme des mufles, et espèrent se faire pardonner avec des compliments à la nature, des risettes tendres au cap Saint-Martin. Des gens qui discutent sur cette question : « Est-ce la même chose pour la femme que pour le mari, l'adultère ? » Une manière d'échapper aux grosses émotions par de petits mots. C'est bien, mais je sors de là plein d'énergie pour faire mieux.
Bernard, Coolus, sont pris par le 3e acte. Ils disent que ça y est et qu'ils croient bien avoir pleuré, mais ils n'en sont pas sûrs. Ils me disent : « Vous n'êtes pas ému, Renard, parce que vous êtes un homme heureux. » Et je réponds, d'après Renan, que, seuls, les hommes chastes se connaissent en amour.
Je dis que la nouvelle du coup de pistolet du 1er acte mettrait les femmes en fuite.
-- Mais elles sont grises !
-- Ça les dessaoulerait.
On me répond qu'à la mort d'une des filles des Rothschild on n'en a pas moins fait un grand dîner le soir même. On ne l'a pas décommandé.
Et que de toilettes et de décors ! Et cette aisance naturelle avec quoi les gens du monde, les financiers surtout, se traitent de fripouilles !
Saint-Cère, qui souffle derrière moi dans une loge, dit, au 1er acte qu'il va s'en aller, parce que c'est son histoire que Donnay a mise au théâtre. Oui, moins le coup de revolver.
Lorrain, frais, onctueux comme un petit four.
Bauër pareil à un chêne qui, ayant perdu ses racines, apprendrait à marcher.
Le Plaisir de rompre. Mayer. Des yeux un peu fous. Le type de Mérignac pas assez réussi. Figure osseuse et dents éclatantes. Fait une violente sortie contre les pièces où il y a des artistes. Ah ! non, assez d'artistes comme ça ! Ils nous embêtent.
Il dit que le Gymnase ne jouera pas Rosine, la pièce de Capus. C'est trop gris, trop camaïeu. Les directeurs disent : « Il y a une femme qui vient à Paris avec dix francs en poche. Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse de ça ! »
Pauvre Capus ! Pauvre théâtre !
13 février.
Celui dont je parle est mort, et toi-même, lisant cette phrase, tu dis :
-- Lui aussi est mort.
15 février.
Le Plaisir de rompre. -- C'est bien théâtre. Nous allons au rendez-vous, Mayer et moi, chez Granier. Elle n'y est pas. Elle n'a prévenu personne, et son domestique ne sait rien. Quel plaisir ce serait de pouvoir lui dire : « Ma petite dame, rendez-moi mon manuscrit ! » Mais il faudrait être malin.
Mayer s'arrête pour admirer un grillage en fer forgé. Il trouve byzantines les tours du Sacré-Coeur. Il dit que, dans les grandes maisons modernes, on a l'air d'habiter des tiroirs.
Je lis mal, en digérant, et il remue sur sa chaise avec une sorte d'impatience qui me donne hâte d'en finir. Peu d'effet, ou pas. Toujours son horreur des hommes de lettres au théâtre. Très papa, très mari, très brave garçon, il trouve ravissant le rôle de Granier et ne dit pas un mot du sien. Il ne s'occupe jamais de sa mémoire, n'apprend ses rôles qu'en répétant, et il se trouve les savoir malgré lui.
Si jamais je fais quelque chose de bien au théâtre, ce sera une comédie de mauvais caractère.
18 février.
Hier, première répétition. Granier, rentrée tard du Bois de Boulogne, déjeune en chapeau. Rosseries.
De Flers raconte l'histoire d'un monsieur qu'on avait supplié d'être calme, qui donne à un autre, aux premiers mots échangés, un coup de poing en pleine figure, et dit ensuite :
-- J'ai fait tout ce que j'ai pu.
Granier a dans son jardin un cerisier qui a rapporté trois cerises ; elle espère que, l'année prochaine, il en aura quatre.
On commence la lecture, Granier et Mayer séparés par la table, des bouteilles, des tasses de café et des odeurs de fromage.
Elle comprend vite et donne vite le ton. Mayer ira lentement et plus sûrement. Elle trouve des changements heureux dans la disposition de la lettre. Elle ne peut pas dire : « Déjà je songeais. » Je la remercie. Il ne restera bientôt plus rien de moi. Avec un égoïsme charmant elle me dit qu'elle compte jouer la pièce un peu partout et qu'il ne faut pas que je la publie.
Nous nous quittons, enchantés. Tout le monde sera bien.
Couru chez Rostand, par curiosité, pour qu'il me fasse voir son hôtel, mais il dit qu'il travaille, et ne me montre rien.
19 février.
Bientôt, on annoncera une pièce par Jeanne Granier et Jules Renard. Elle ne trouverait peut-être rien pour les autres, mais elle a l'intelligence de ce qui lui convient. Sa coqueline figure attire les mots qui portent. C'est une intelligence spéciale, mais c'est de l'intelligence, qui fait que j'éprouve un besoin de modestie. On ne répète que la moitié de la pièce.
22 février.
Ce mot d'une Anglaise : « Je veux vivre avec des regrets, non avec des remords. »
Granier, qui n'a pas lu Poil de Carotte, dit que je retravaille ma pièce comme Gondinet. Elle ne sait pas qui je suis, et je ne sais pas quelle chanteuse elle était. C'est comme une petite nuée qui passe sur son visage quand elle réfléchit, cherche un effet, n'écoute pas la réplique ; et son visage fermé comme une porte quand une de mes « trouvailles » ne lui plaît pas. Ils trouvent leurs effets au moyen d'un tas de petits mots plats : « Allons ! Eh ! ben, quoi ! » Ils détestent les phrases. Ce sont des acteurs, non des diseurs. Ils font des gestes, et n'aiment que les répliques où il n'y a rien.
A un passage, elle dit :
-- Je voudrais rire, là !
Elle cherche ses intonations en dedans, et sa physionomie prend un air « ailleurs » ; puis, brusquement, la phrase saute dehors, accentuée comme il faut.
Mayer cherche sa phrase à l'extérieur. Il la répète cinq ou six fois de suite. Il la martèle contre son palais, la passe au laminoir de ses dents, et la redit telle quelle. Granier, qui la redit le moins possible, met de petits mots devant et derrière, que, respectueux de mon texte, je couperai plus tard à coups de ciseaux polis, mais sévères. Et elle explique ce qu'elle veut dire, raisonne, discute, substitue aux miennes des phrases qui ont plus de vulgarité, mais aussi plus de vie ; de sorte qu'elle a l'air de trouver plus que Mayer, mais ce n'est pas sûr.
24 février.
Pour voir s'il est bon, un acteur regarde si son rôle est épais.
Dès qu'un acteur parle, il cesse de penser.
-- Je n'ai été heureux d'avoir une jolie femme, dit-il, que quand je ne l'ai plus aimée. Alors, je l'ai regardée et je me suis dit : « Tiens ? Il vaut tout de même mieux avoir une jolie femme comme ça qu'un vieux meuble. »
-- Victor Hugo a écrit Ruy Blas en dix-neuf jours, dit Bernard.
-- Oui, mais il n'aurait pas écrit un chapitre des Caractères. C'est la différence qu'il y a entre une belle chose, et même sublime, et quelque chose de parfait. Le parfait est toujours un peu médiocre.
25 février.
Dîner Grosclaude. Lemaitre, avec son étonnante poignée de main. Ça doit bien le faire souffrir, de lever ainsi le coude ! D'ailleurs, il doit souffrir sans cesse de ce qu'il entend et de ce qu'il veut dire, souffrir parce qu'au lieu de lire une page de Pascal il se croit obligé de lire ce qu'on écrit de neuf. Et il lit tout, et il complimente de tout. Il est plus vieux aujourd'hui qu'il ne le sera jamais. Et je le vois qui pense à son toast. Il écoute, et répond l'oeil en dedans, et de continuelles rougeurs lui viennent à fleur de peau. Son visage est une tulipe intermittente. Il me conseille de faire une paysannerie en beaucoup d'actes avec le sujet banal de la fille de ferme violée, etc., etc. Oui, oui. Il prononce trois lignes de discours. Étienne, ancien sous-secrétaire d'État aux Colonies, parle ensuite de la France coloniale et des services que lui a rendus Grosclaude, qui écoute avec une apparente envie de rire, mais, au fond, très flatté. Grosclaude parle à son tour, restant assis et se jetant dans la bouche de petites croûtes de pain.
Il a une charmante idée : c'est d'aller de groupe en groupe et de prouver à chacun que certaines parties de la France, le Centre, la Sologne, Neuilly même, sont aussi coloniales, et même plus, que Madagascar, aussi lointaines, et il semble s'excuser d'être allé aussi loin. Il me dit que j'y ferais des merveilles. Il y a tué, pour sa part, au moins vingt-cinq taureaux. Il a sur la tête une petite raie qui ressemble à un sentier de Madagascar, le sentier de guerre des Malgaches.
Gandillot me fait remarquer la différence qu'il y a, à notre désavantage, entre notre dîner et un dîner bourgeois.
-- Aucune fusion, ici, aucune cordialité. Chacun pour soi. Avez-vous noté comme, dès le début, chacun a mis la main sur une chaise avec l'air de dire : « Je la tiens ! On ne l'aura qu'avec ma vie » ?
-- C'est vrai, dis-je. Cette défiance vient de nos moeurs. Je n'aime pas à parler le premier à Lemaitre, parce que je m'imagine qu'il croit que je vais lui demander un article. Si je m'approche de Mirbeau, il se contractera tout de suite, par peur de ma rosserie légendaire. Et puis, il y a le hideux compliment. Des bourgeois ne pensent pas à s'en faire. Nous, nous ne nous préoccupons que d'en recevoir ; si nous en donnons, c'est toujours pour en recevoir.
Hervieu, peigné implacablement, comme ses pièces, me parle de Rostand qu'il aime parce qu'il le trouve dédaigneux et lointain et qu'il l'a entendu parler bien de moi. Parler bien d'un absent, Hervieu considère que c'est un acte de vertu. Il n'aime pas Jules Lemaitre, qui n'a excellé en aucun genre, sauf en critique. Il n'aime pas la critique, non qu'elle l'afflige personnellement, mais parce qu'elle persuade de croire le mal à ceux qui ne jugent pas par eux-mêmes. Il déteste la rosserie. Il ne comprend pas que notre rosserie, arrivée à ce degré, n'a plus d'importance. Elle n'est qu'une gymnastique de l'esprit. Elle nous est nécessaire comme l'habit. Nous ne dînerions pas sans elle. On est rosse par plaisir, pour s'amuser avec un joujou d'un maniement difficile, mais on ne veut de mal à personne.
Barrès avait l'air d'un Malgache ramené par Grosclaude, mais c'était tout de même le grand homme de la soirée.
Parfois, je m'imagine que, pour mettre de l'unité dans ma vie, je devrais entreprendre une Histoire de France en vingt volumes.
26 février.
Une modestie savamment retournée, comme une crème.
Après la répétition d'hier, sentant peut-être que j'ai quelque méfiance :
-- Les auteurs, au début, me dit Mayer, ont tous peur. Ils se demandent s'ils m'ont bien donné le rôle qu'il me fallait. Ils doutent, comme moi, d'ailleurs, car je suis très lent. Je marche comme une taupe dans un rôle. Mais, quand j'arrive à la lumière, j'espère que tout y est ; et j'aime mon rôle, dans votre petite pièce, parce qu'il me donne du mal.
Il aime les longues répétitions où l'on s'en donne une ventrée.
Des phrases courtes et claires, et un peu plates, avec, çà et là, une autre phrase qui se dresse comme une fleur éclatante au milieu d'herbes d'une pâle verdure. Et, surtout, pas de cette poésie qui paraît poétique comme certains nous paraissent Russes. Qu'ils soient Russes, l'oeil le voit, mais il ne les lit pas, mais la bouche ne les prononce pas. C'est là surtout qu'il faut mettre un point, même sur l'i grec du mystère.
2 mars.
Quelle disproportion entre la valeur réelle d'une actrice et sa gloire, entre sa besogne et le bruit qu'elle fait, et comme il est juste qu'il ne reste rien d'elle après sa mort !
5 mars.
Ce mot de Got : « Quand le public n'est pas là, il manque un personnage. »
7 mars.
Hier soir, lecture de La Samaritaine de Rostand. Un admirable lecteur. Des vers jolis, jolis comme des coeurs. Une Samaritaine originale, et un Christ qui rappelle celui de Victor Hugo dans La Fin de Satan. Je n'ai pas de peine à dire à Rostand qu'il est un grand poëte, comme Musset, Gautier, Banville, qu'il est plus fort que tous les poëtes actuels, et qu'il est dans la poésie ce que je voudrais être dans la prose. Enfin, je l'admire en toute sécurité, et je suis sûr de ne pas me tromper. Il y a des admirations qui exigent effort, que le doute suit de près. Rostand, un peu pâle, dit : « Oh ! il est drôle ! » Et il a l'air heureux.
-- J'aime bien mieux Cyrano de Bergerac que je suis en train d'écrire, dit-il.
Naturellement.
11 mars.
Oui, le goût que j'ai d'une certaine médiocrité me servira au théâtre.
15 mars.
D'abord, ce matin, chez Granier, répétition intime. Granier dans un peignoir que je croyais être la robe de la pièce, mais ce n'était pas encore elle. Ils répètent, ils s'amusent, ils rient, ils sont chez eux. Ils s'attendrissent.
Répétition générale. C'est au-delà de mes rêves. Granier, ah ! quelle robe et quel décor ! Elle a apporté des statuettes, de la musique, des fleurs, une lampe, et un abat-jour qu'elle a fait elle-même ce matin. Et elle est jolie ! C'est la première fois qu'elle m'émeut. Je n'ose pas l'embrasser. Rideau. Applaudissements pour elle et pour le décor.
De longs temps. Aux premières phrases, Mayer fait rire. A partir de ce moment je bois du lait, j'en bois trop. Tout porte. Je me promène derrière. L'électricien me dit :
-- C'est que c'est fin, ça, monsieur.
Et j'entends : « Ah ! Ah ! Bravo ! » Je me crois dans la lune, et ça a l'air d'une farce, bien plaisante.
La pièce est coupée en deux, en son milieu, par des bravos dont je me serais contenté à la fin.
Mayer me dit :
-- Je n'osais pas regarder le public. Je me faisais l'effet d'un homme qui porte un vase de cristal fin, et qui se dit : « Ils vont finir par me le casser ! »
J'entends Granier pleurer presque. Rideau. Trois rappels. Photographie. C'est, je crois bien, tout le succès, sans faute note, que puisse obtenir une petite chose. Puis, défilé. Des mains, des mains, des mains. Gandillot me dit : « Je ne vous dis rien. » Descaves, qui a mené la salle en donnant, le premier, le signal, a l'air joyeux pour la première fois de ma vie. De Flers me dit : « Je suis bien heureux de vous connaître. » Les Escholiers me remercient. Une vieille dame, que je ne connais pas, me serre les mains.
Ainsi, jusqu'à ce jour, j'étais de l'autre côté de la rivière. Ni Poil de Carotte, ni les Histoires naturelles ne m'avaient fait passer. Maintenant je sens que je passe.
16 mars.
Ce soir, première. Je n'ai pas très peur. Il faudrait de l'écroulement, mais, la joie, j'en ai presque assez, et une désillusion brusque serait presque aussi drôle.
Ce matin, les mots de triomphe, de succès fou, me semblent quand même un peu gros.
Granier, à la fin, avait des larmes d'argent dans la voix.
Je m'attendais à un peu plus de lettres, à un peu plus de gentillesses dans les journaux. Cela ne m'arrive pas souvent, mais je pense à Blanche, à la vraie. Si elle s'était vue hier, elle aurait pleuré de douces larmes. A neuf ans de distance elle m'aurait aimé, mais la vie ne permet pas ces choses-là, qui seraient les plus exquises. Le bonheur n'envoie pas des billets de théâtre à l'abandon. L'autre monde serait bien beau, s'il était seulement de ce monde-ci rectifié.
17 mars.
Première représentation. Bon public. La salle débordait. Il y avait partout des gens debout. Rachilde et Vallette se tenaient près de la rampe. Mayer est très sûr de lui. Il a travaillé la pièce toute la journée. Granier a les mains glacées. Comme toujours, elle fait sa prière avant d'entrer en scène. « Mon Dieu, faites-moi la grâce de bien jouer ! » Le rideau se lève. On n'applaudit pas comme à la répétition générale. Oh ! qu'ils mettent de temps à dire le premier mot ! Il me semble que ça ne va pas aussi bien qu'hier. Le gentil Capus me dit que ça va mieux. Parce que certains effets que j'attendais ne se renouvellent pas, je suis désolé, et les effets nouveaux ne me consolent pas. Et, cependant, tout porte, et mon nom, jeté par Mayer, est si bien reçu que je salue derrière le décor.
J'embrasse Granier qui rayonne. Elle et Mayer trouvent cette soirée meilleure que l'autre.
Souper aux Escholiers. Granier rit. Je fais de l'esprit et je tâche de rattraper mon succès que je crois avoir perdu.
21 mars.
Ce que Granier aime en moi, c'est que, les choses drôles que je dis, je les dis sérieux comme un pape.
Un ami me dit d'un autre ami :
-- Oh ! celui-là doit être jaloux de votre succès.
La joie n'a pas de nuances : ce n'est qu'une dilatation du coeur. L'auteur d'un chef-d'oeuvre applaudi et une petite femme qui fait de l'équilibre sur du fil de fer, dans un cirque, jouissent pareillement de leur gloire.
24 mars.
Hier, été renifler ma gloire à la campagne. Les marronniers se sont garnis de bourgeons achetés chez le confiseur. Des feuilles sont fraîches comme de petites langues ; d'autres ont un air vieillot, ridées comme des fronts de nouveau-nés ; mais les branches des plus hauts arbres sont encore fines comme des cheveux. Les fleurs des poiriers sont toutes prêtes pour aller à un mariage.
Paris, vu de Meudon, semble l'exploitation d'une immense carrière.
26 mars.
Etre un Pasteur littéraire.
-- Cent découpures, dis-je, ont constaté le succès du Plaisir de rompre.
Pourquoi cent, puisque je sais très bien qu'il n'y en a pas encore soixante-dix ?
29 mars.
Oui, oui ! Elle est si bonne ! Et c'est pour faire croire qu'elle a le coeur sur les lèvres qu'elle se met du rouge.
30 mars.
Ce qui condamne la littérature des femmes comme Mme J. Marni, c'est qu'un homme pourrait en faire autant.
1er avril.
A dîner, Capus, Bernard, Coolus. Nous cherchons, en dehors de nous, quatre écrivains vivants à préférer aux autres. Je prends France, Lemaitre, Loti et Barrès.
On parle des bouches malsaines, des nez punais.
-- Ils sentent moins mauvais après la mort, dit Capus.
2 avril.
Oui, nos grands hommes d'État ont un petit lit de fer, et ils ne couchent jamais dedans.
Ils ne devinaient pas mes qualités d'émotion. L'Écornifleur, Poil de Carotte, n'étaient que féroces. Il leur a fallu Le Plaisir de rompre, c'est-à-dire de l'émotion démonstrative.
3 avril.
Encore quelques années, et je serai plein d'illusions.
4 avril.
Chez Lemaitre. Parlant de mon père, me voilà parti. Je dis tout, comme si je connaissais Lemaitre depuis dix ans, et j'arrange. Je dis qu'auparavant je n'aimais pas mon père, mais que je m'y suis mis quand j'ai connu son étonnante vie de coeur. Tout à l'heure je me donnerai des claques, et Lemaitre va croire que c'est chez moi une habitude, un sport.
Le commencement du talent pour un littérateur, c'est le besoin de faire croire qu'il n'est pas compris de sa famille. Lemaitre, cependant, qui doit avoir un peu peur, se gratte le front et s'ôte de petites croûtes.
Il change de conversation en me montrant un manuscrit de Saint-Pol-Roux, une pièce injouable, mais qui l'amuse. Roux lui a écrit deux lettres « magnifiques ». Lemaitre lit quelques belles images, dont aucune ne porterait. On n'entendrait même pas les mots.
-- Quelqu'un viendra, dis-je, qui lira Roux et adaptera tout cela au goût français.
Lemaitre dit d'ailleurs que tout se trouve déjà dans Hugo. Il ignore Claudel.
Il me demande si les « mots » sont de moi ou de ma fillette. Ça devient un jeu de société. Il me dit que, parfois, on dirait des mots d'une petite fille de Maeterlinck.
Puis il me reconduit à la porte en me précédant.
5 avril.
Tandis qu'il fait antichambre, je cherche dans le catalogue de ma bibliothèque le titre de son livre. Comme je lui parle de moi pendant une heure -- Oh ! cette rage de me confier au premier venu ! -- il en conclut que pendant une heure il peut me parler de lui. Ça devient long.
Je ne peux m'empêcher de lui parler de mon ménage. Il me dit :
-- Oh ! vous me faites regretter ce que j'ai fait. Oui, j'ai peut-être refusé le bonheur. Pour garder mon indépendance, j'ai refusé l'amour d'une jeune fille qui s'offrait à moi. Et puis, je me trouvais ridicule d'être ainsi aimé, elle, je la trouvais godiche de m'aimer avec cette béatitude. Près de moi, elle ne disait rien. Oh ! que nous avions l'air bête !
Et il trompe la faim de son coeur avec l'affection qu'il a pour sa soeur et des maîtresses, de charmantes Parisiennes, dit-il, « qui ne sont pas encore courtisanes et qui, après moi, vont le devenir ».
Il voudrait gagner 3.000 francs. Avec les 3.000 de rentes qu'il a déjà, ça lui ferait 6.000. Avec ça un garçon peut vivre.
-- J'te crois !
Un de ces types de forgerons qui font paraître sale le blanc des cols de chemises.
6 avril.
Je cours les dangers du succès. J'espère bien en sortir vainqueur, c'est-à-dire dégoûté.
Avant d'écrire, se mettre sous pression.
8 avril.
-- Est-ce vrai, dit Baïe, que, quand on est soldat, on ne peut pas se moucher ?
Tous, ils voudraient évidemment avoir du génie, mais ils aiment mieux gagner 500 francs par mois.
-- Mon cher, dit Capus, les acteurs, pour se faire comprendre, ne se servent jamais des mêmes mots que nous.
Aux acteurs il faut un grand rôle avec de toutes petites répliques.
Les hommes de lettres ont fait le tour des idées, et ils finissent par se marier avec de pauvres petits bouts de femmes laides.
Le monocle, une vitrine de ventre.
-- Je veux qu'on me prenne pour un quadrupède, dit l'autruche.
Bucoliques. Aller au bois n'a pas tout à fait le même sens à Chaumot qu'à Paris.
Son coeur est un cactus hérissé de poignards.
C'est écrit sur de la toile cirée.
Au restaurant, Maurice mange toujours un boeuf gros sel, un fromage, et le garçon mélancolique lui demande, à chaque repas :
-- Qu'est-ce que monsieur va prendre ?
Oh ! oui, j'étais terrible ! Je demandais aux grands hommes leur photographie, avec un tremblement dans la voix.
Le Plaisir de rompre, ça devrait se passer sur un éventail.
-- Je vous dis ça à vous.
-- Oui, pour que je le répète aux autres.
Elle a ri, elle a ri ! Il n'y avait pas moyen de la consoler.
Légende : C'est un auteur qui ne tire pas à conséquence.
L'allemand, c'est la langue où je me tais de préférence.
Il choisit de ridicules chapeaux étroits pour se donner l'air d'avoir une forte tête.
Le soleil, si éclatant qu'on ne le voit pas.
Il faut être précis jusqu'au romantisme.
La joie rend impuissant.
Le petit Rostand regarde une pendule carrée : c'est la maison de l'heure.
Il se mange les lèvres comme du grillé de porc.
Le jour où Fantec a été mordu par un chien, toute la matinée il avait pâli sur le verbe « mordre ».
De grosses gouttes de pluie toutes blanches, des gouttes de foudre.
La prudence n'est qu'une qualité : il ne faut pas en faire une vertu.
La poignée de main lointaine d'une femme qui ne veut pas qu'on l'embrasse.
9 avril.
Dans le bois, les sapins font bande à part, comme des prêtres.
10 avril.
Hier soir, chez Mme de Loynes, les rayons Roentgen. D'abord, ce garçon me demande-t-il : « Faut-il annoncer monsieur ? » ou « Qui faut-il annoncer ? » Je réponds, toujours avec un plaisir secret : « Jules Renard. » Et une voix formidable crie : « Monsieur Renard ! » Et je n'entends pas crier d'autre nom. Ce serait drôle qu'on n'annonçât que moi.
-- Je crois toujours que Poil de Carotte va entrer, me dit Mme de Loynes.
Dit bonsoir à Sarah Bernhardt qui ferme à demi ses petits yeux de lama pour n'avoir pas l'air de me voir. Décidément, cette grande actrice me devient insupportable, comme le monde. Je n'aimerai le bon Dieu que s'il est modeste et simple. Et puis, elle vit trop pour avoir le temps de penser ou de sentir. Elle avale la vie. C'est de la gloutonnerie déplaisante.
Les rayons Roentgen, une plaisanterie enfantine. Ça me rappelle les expériences de chimie puérile de mon professeur Ratisbonne. C'est beaucoup moins joli qu'un rayon de soleil. Derrière l'écran, le professeur qui dit de temps en temps : « J'ai fait cette découverte », fait passer des boîtes, des mains, des bras, des animaux empaillés, un petit chien vivant, une tête, une poitrine d'homme. Ce qu'on voit le mieux, c'est les boutons de manchette.
Oui, oui ! Ce qu'il y a de plus sérieux dans le corps humain, c'est les boutons de manchette.
On a photographié le squelette de la main de Sarah Bernhardt. Elle est restée immobile et à genoux cinq minutes, toujours comme une grande artiste.
J'aimerais mieux être condamné à ne lire que des vers jusqu'à la fin de mes jours que de voir deux ou trois fois ce Guignol de squelettes.
Mais pourquoi aller dans le monde ?
Si c'est pour s'amuser, quel drôle de divertissement ! Si c'est pour prendre des notes, rien à faire. Ces gens-là se sont vidés, les uns, dans les affaires, les autres, sur le papier, les autres, dans leur art. Ils vont dans le monde pour attendre l'heure de se coucher. On n'entend pas un mot drôle. Dehors ils ont laissé leur esprit, leurs passions. Le moindre relief tuerait ce futur candidat à l'Académie ou à la Légion d'honneur. Ils le savent, et s'éteignent. Ils tâchent qu'on prenne leur bâillement pour un sourire.
Pour moi, je m'y sens mauvais. Je dois avoir un visage couleur de sapin. Je ne dirais volontiers que des injures. Je giflerais plus d'une tête, à finir par la mienne.
Barrès me parle de son livre en trois volumes. Comme je m'étonne, il me fait justement observer que ce n'est que depuis peu qu'on écrit des romans en un seul volume, et que Stendhal en faisait au moins deux de Le Rouge et le Noir.
-- Et puis, dit-il, on ne s'amuse qu'à faire autre chose. J'ai mis quatre ans à l'écrire, et je n'ai pas souffert de la solitude.
-- Oui, dis-je, parce que vous étiez déjà Maurice Barrès.
Et cette jeune femme, qui est-elle ? La fille, la gouvernante de Mme de Loynes ou des petits chiens ? Jusqu'à quel point faut-il la saluer ?
Ah ! reste donc chez toi !
13 avril.
Écrit une dizaine de remerciements complimenteurs sur une dizaine de livres que je n'ai pas lus. Honte. Fait compliment à Guiches de Snob après en avoir parlé avec dédain à Granier. Pour quoi ? Raconté pour la cinquantième fois le succès du Plaisir de rompre, en exagérant une fois de plus.
17 avril.
Ce matin, reçu une lettre de ma mère, qui me dit que mon père a été pris d'un étouffement, qu'il a demandé lui-même le médecin, et que c'est une congestion pulmonaire, grave.
Ah ! J'ai trente-trois ans passés, et c'est la première fois qu'il me faut regarder fixement la mort d'un être cher. D'abord, ça n'entre pas. J'essaie de sourire. Ce n'est rien, une congestion pulmonaire.
Je ne songe pas à mon père. Je songe aux petits détails de la mort, et, comme je prévois que je serai stupide, je dis à Gloriette :
-- Surtout, toi, ne perds pas la tête !
Je me donne déjà le droit de la perdre.
Elle me dit qu'il me faudra gants et boutons noirs, et crêpe à mon chapeau. Je me défends mal contre ces nécessités du deuil que je trouvais ridicules tant qu'il ne s'agissait que des autres. Un père qu'on voit rarement, auquel on pense rarement, c'est encore quelque chose au-dessus de soi ; et c'est doux de sentir quelqu'un qui est plus haut, qui peut être un protecteur s'il le faut, qui nous est supérieur par l'âge, la raison, la responsabilité.
Lui mort, il me semble que je serai comme un chef résigné : je pourrai faire ce que je voudrai. Plus personne n'aura le droit de me juger sévèrement. Un tout petit enfant serait triste s'il savait que personne ne le grondera jamais.
Je commençais seulement à l'aimer. J'en parlais l'autre matin à Jules Lemaitre avec une légèreté littéraire coupable. Comme je rêverai à lui !
Petites et fréquentes envies de pleurer. On pleure ainsi parce qu'on a dans la mémoire les larmes universelles que la mort a fait répandre.
19 avril.
Il avait un geste familier. Il s'accoudait du bras droit, posait sa joue sur ses doigts et, de l'ongle du petit doigt libre, se touchait une dent rentrée. Il m'a laissé ce tic. Il m'a laissé la peur des lavements et les réponses évasives. Mon frère et ma soeur ont hérité d'autres tics.
Les mots filial et paternel ne signifiaient rien entre nous. Un mélange d'estime, d'étonnement et de crainte, voilà ce qui nous reliait. J'avais le soin de dire qu'il n'était pas comme les autres, et le souci de montrer qu'il ne me faisait pas peur.
Moi, je m'arrache les poils du nez comme il faisait, mais, plus sédentaire que lui, j'exagère.
2 mai.
Seul, je pense à Marinette comme à une petite femme toute neuve à qui je ferais la cour. Et je pense aussi à toutes les autres.
Hier, en la quittant, j'ai fait quelques pas à pied avec l'espoir de quelques frôlements. Aucune femme ne m'a raccroché. Quelques-unes m'ont seulement regardé avec des yeux qui faisaient baisser les miens. On dit que la sensibilité s'use. La mienne est plus que jamais à vif. Et puis, on ne naît pas avec une sensibilité toute faite. On la fait. On lui donne une perfection extraordinaire.
Si, pourtant, toutes les femmes qui m'admirent, si ces quelques femmes savaient que je suis seul, ne viendraient-elles pas me voir ? J'aurais dû faire une annonce.
Il fait un dimanche ensoleillé qui me rappelle les dimanches de lycée où j'étais privé de sortie. D'ailleurs, sorti, je m'ennuyais davantage.
Et voilà ! Moi qui appelle du fond du coeur les aventures, je me demande où je vais aller dîner.
5 mai.
C'est bien, de mépriser le monde et de s'en servir, mais comme c'est mieux de le mépriser tout simplement !
La Gloriette. 10 mai.
-- Je me sens plus fort que l'année dernière, dit papa.
A chaque pointe de feu il avait un tressaillement.
-- Il y en a qui crient, dit-il. Ça doit les soulager. Je devrais peut-être crier.
Il dit de Papon, qui a une maladie de coeur :
-- Il paraît que ce gars-là a une peur ridicule de la mort.
Avant d'avaler une potion, il dit :
-- Et quelle est, selon vous, la vertu de ce médicament ?
13 mai.
La tristesse de trois coups de cloche qui sonnent en plein jour.
Le rêve, c'est le luxe de la pensée.
Chez Papon. Il n'y a personne, que le malade. Il y a de l'eau par terre, et une marmite sur un feu presque éteint. Papon a sur les épaules un capuchon d'enfant, et, sous les reins, pour le caler, car il est si gros qu'il défonce le matelas, un manteau de la mère Nanette. Il a un bonnet de coton qui ne quittera plus sa tête.
-- Ah ! Madame, dit-il à Marinette, j'ai bien vieilli.
Oui, il a bien vieilli. Sa barbe est tout ce qu'on veut, excepté une barbe. Il va mourir dans la misère et la saleté. Il n'en a plus pour longtemps, mais, autour de lui, on dit qu'il s'écoute.
Jusqu'à la nuit dernière, Nanette a couché avec lui. Elle a mal à un genou. Pour se tenir chaud, elle a mis trois bas, dont une chaussette. Et elle n'est pas triste de voir Papon malade. Elle ne le soigne pas, découragée depuis longtemps par d'autres maladies, d'autres misères qui l'ont usée, et, pourtant, elle dit :
-- Allez ! Marchez ! On va bien le sauver !
Et, ces vieilles femmes, je les ai connues jeunes filles. Suis-je donc si vieux ? Comment ont-elles fait pour vieillir ainsi ?
14 mai.
Le bonheur est dans l'amertume.
Si tu écris à Jules Lemaitre, mets sur l'enveloppe : « de l'Académie française ». Tu feras plaisir à Lemaitre, et à la directrice des Postes de ton village.
Je n'ai plus de joie à écrire. Je me suis fait un style trop difficile.
Marinette dit à papa :
-- Etes-vous allé à la selle, aujourd'hui ?
-- Oh ! dit-il, ce n'est pas tous les jours fête.
Il regarde ses ongles et dit :
-- C'est long, c'est jaune et noir.
-- Voulez-vous que je vous les coupe ? dit Marinette.
Et elle les coupe, et les nettoie, en plaisantant :
-- Dieu, qu'ils sont durs !
-- Il y a aussi les ergots des pattes, dit mon père.
Et Marinette dit qu'elle les lui coupera demain.
Maman, qui bout dans la cuisine, dit tout haut :
-- Il vous en reste encore un à faire. Il faudra aller nettoyer Papon, maintenant.
Elle s'exaspère ; et, comme c'est trop tôt pour s'exaspérer contre Marinette, elle s'emporte contre la bonne : cette fille qui se tord parce qu'on humilie la maîtresse de maison ! Le fait est que le maître de la maison ne rate jamais le coup. A peine maman a-t-elle quitté la chambre qu'elle entend :
-- Marie, apporte une tasse de lait !... Marie, un oeuf à la coque !
-- Je ne suis bonne qu'à vider les pots qu'on me passe, dit maman.
Marinette veut la ménager, et n'y réussit pas. Elle dit à la bonne :
-- Marie, il faudrait laver ce foulard.
Et maman se précipite :
-- Je le laverai bien, moi, puisque je ne suis bonne qu'à ça et à vider les pots !
Puis, soudain, elle embrasse Marinette en l'appelant « Ma fille ! Ma chère fille ! » Elle la reconduit jusqu'à la rue. Elle veut être au courant de tout. Elle dit :
-- Oui, on a joué une pièce de Jules. Ça s'appelle Le Désir de rompre. Ça a eu beaucoup de succès. Ça a été très applaudi.
Comme Marinette passe une éponge sur le visage de papa, maman dit, toujours de la cuisine :
-- Ah ! si vous profitiez donc de ce qu'il est malade pour le rendre propre ! Il vivait dans une saleté honteuse. Dieu merci, je lui soigne pourtant assez son linge ! Il n'a qu'à ouvrir le placard et à prendre une chemise, un caleçon.
Et papa ne rit même plus dans sa barbe. Qu'y a-t-il donc entre ces deux êtres ? Une foule de petites choses, et rien. Il la déteste et la méprise. Il la méprise surtout, et je crois bien aussi qu'il en a un peu peur.
Elle, elle ne doit pas savoir. Elle lui en veut de toutes ces humiliations, de ses silences obstinés. Mais, s'il lui disait un mot, elle lui sauterait au cou avec une crise de larmes, et, vite, elle irait répéter ce mot par tout le village. Mais, ce mot, il y a trente ans qu'il ne le dit plus.
17 mai.
Devant moi, la campagne est d'un vert que je peux dire multicolore.
Bucoliques. -- Vous y allez tout de même, avec votre pioche ?
-- Il faut bien, dit Michel.
-- Il ne doit plus vous en rester un seul.
-- Si, il m'en reste un : une pousse, bien cachée sous une feuille mais il ne m'en reste pas deux. Trois gelées de suite, c'était trop. D'ailleurs, la première nuit avait tout perdu, raisins, fruits, haricots, jusqu'aux petits pois. Jamais de ma vie je n'avais vu geler les petits pois.
-- Il ne gèlera pas aujourd'hui. Les rayons du soleil brûlent.
-- Ce qui est gelé est gelé, et le soleil va cuire le reste. Les prés grilleront. Si la chaleur succède au froid sans pluie, ça sera le coup de grâce : nous n'aurons même pas d'herbe cette année.
-- Il faut se résigner, Michel.
-- D'autant plus que, si le raisin avait échappé aux gelées, la maladie ne l'aurait pas manqué. Au moins, on est fixé plus tôt, et on se console plus vite.
-- Mais, alors, qu'allez-vous faire dans votre vigne, avec cette pioche ?
-- Arracher les mauvaises herbes avant qu'elles n'aient des graines. Autrement, ce serait le diable, après, pour nettoyer ma vigne.
-- Que de soins ! Si, encore, elle vous rapportait...
-- Elle allait me rapporter. Voilà dix ans que je la répare. Je l'avais presque remise à neuf. Je me disais : « Elle va me payer ma peine. »
-- Elle ne vous a pas encore donné de vin ?
-- Elle m'en a donné soixante-seize litres l'an dernier. Elle ne m'en donnera pas un verre cette année.
-- Et pourtant vous y travaillerez aujourd'hui comme hier, du même coeur, d'un bout à l'autre de l'année, et nous ne sommes guère qu'au premier bout ; et, à la fin, vous ne recevrez aucune récompense de votre travail.
-- Je ne travaille pas pour cette année, dit Michel. Je travaille pour l'année prochaine.
Les arbres font le gros dos sous la pluie.
20 mai.
Oui, quand une belle chose est dite en belle prose, il lui manque encore d'être dite en beaux vers.
21 mai.
Maurice avait enlevé le revolver de la table de nuit, sous prétexte de le nettoyer. Papa, qui se trouve bien ce soir, dit :
-- Il disait ça, mais il mentait. Il a peur que je me tue. Mais, si je voulais me tuer, je ne me servirais pas d'un outil avec lequel on ne fait que s'estropier.
-- Voulez-vous bien ne pas parler de ça ! dit Marinette.
-- Je prendrais carrément mon fusil.
-- Tu ferais mieux de prendre un lavement, lui dis-je.
Leur tonneau de Diogène est en zinc.
22 mai.
Les arbres sont peut-être seuls à connaître à fond le mystère de l'eau.
Caille. Quel joli nom ! C'est comme une petite explosion, un soupir qui monte des blés.
Papa a toujours une intelligence claire et lente. Près de lui, moi, je ne sens plus la mienne très nette. J'ai toujours peur de dire une chose fausse, et de la mal dire, et il doit penser : « Qu'est-ce qu'on a donc à toujours me parler de mon fils ? Je ne vois pas ce qu'il a d'extraordinaire. » Il parle bas, pour ne pas se fatiguer le poumon, et chacune de ses paroles tant ménagées fait un peu mal à celui qui l'écoute. (Reprendre Les Cloportes.) Dès que maman ouvre la porte, il s'arrête. Elle entre parce qu'elle a senti qu'il allait dire quelque chose qu'elle voudrait bien savoir. Traînant sa jambe malade, elle va au placard, l'ouvre, touche la pile de linge, feint de chercher, écoute, et ne prend rien. Elle fait le tour de la table, déplace un journal. Enfin, elle trouve une tasse et l'emporte. Elle n'a rien entendu. Refermée sa porte, papa, qui s'était promené à petits pas, continue et achève sa phrase sur le même ton.
J'ai mis, dans mon jeu, le goût d'une fortune médiocre, le goût de la pauvreté.
23 mai.
Les colonies de l'esprit.
25 mai.
La rivière ne disait rien tout à l'heure, ou, plutôt, je ne l'entendais pas. Maintenant que je l'écoute bien, elle ronronne comme un chat flatté.
C'est une grande preuve de noblesse que l'admiration survive à l'amitié.
28 mai.
Une femme électrique qu'on n'oserait pas toucher du bout du doigt.
Le cimetière neuf. De l'herbe, des fleurs, une seule tombe, une croix au milieu de l'unique allée, et une porte fermée. Nous ne pûmes pas entrer.
Quand les petites filles du pays nous voient de loin, elles se détournent pour sourire.
Il est bon à jouer des pièces : il serait meilleur à mettre dedans.
Une goutte de pluie, comme un oeil au bout d'une antenne.
Quand vous me dites que je suis égoïste, c'est comme si vous me disiez que je suis bien « moi ».
29 mai.
Dans un ciel de sombres rochers, de petites oasis d'un bleu clair.
Un gros nuage, comme un paquet de linge sale.
2 juin.
Tiré un gros coup de fusil sur une petite couleuvre qui, délicatement posée sur l'eau, donnait, au soleil, de fins coups de langue bifurquée. Jolie, elle n'avait pas l'air méchant. Le coup de fusil a fait un grand trou dans l'eau. On n'a plus rien vu. On l'a vainement cherchée avec un rateau.
Il était pourtant nécessaire de la tuer. Sa vie ne vaut point la peur que sa vue aurait faite à Marinette.
Quelle vipère vous faites ! Si jamais vous vous cassez les deux jambes, vous trouverez bien le moyen de marcher par reptation.
8 juin.
Papa a son écharpe de maire dans une petite boîte rouge à faux-cols du Bon Marché. Pour les mariages il l'emporte à la mairie, la pose sur la table et se contente de l'ouvrir ; mais, en se haussant sur la pointe du pied, époux et témoins aperçoivent l'écharpe.
-- Cela suffit, dit papa.
Jamais il n'a mis son écharpe ; et il y a des gens qui ne se croient pas très bien mariés.
C'est bienfaisant, de conduire à la gare quelqu'un qui va dans un pays où l'on voudrait aller. Voir en très peu de temps des visages gais, et de tristes. On a de la sympathie pour eux parce que tout à l'heure ils seront bien loin.
Revenu à pas lents par la vieille route, tout seul. Une bicyclette même m'aurait importuné. Je sentais venir une minute de génie, je veux dire : de pleine conscience. Je sentais avec allègement qu'il ne ferait pas d'orage. Je n'avais plus guère de brume autour de la tête. Je me reprochai d'abord mes paresses du jour et mes petites lâchetés. En montant ce vieux chemin entre les églantiers, ces roses de village, je me dégageais de ma matière, je me purifiais. L'air frais entrait dans mon âme. Je regardais les alouettes. Me voici dans l'allée du bois Narteau, le coeur dilaté. J'étais dans les meilleures dispositions pour pleurer. Un rien aurait suffi, la moindre apparition.
Un merle s'envola, noir comme une mauvaise pensée. J'ai cherché les tourterelles invisibles. Tout à coup, elles sont parties de l'arbre où je les entendais sans les voir.
Un son de cloche, et des chants d'oiseaux dont je ne sais pas les noms, et qui charment ceux qui ne connaissent rien à la musique.
Comme il fait bon ! Je rafraîchis à l'air toutes les idées que j'ai puisées ce matin dans mes livres où l'on étouffe.
Çà et là, le long de l'allée, il y a des petits villages de fagots, pressés les uns contre les autres comme des huttes. Une ombre verte s'épaissit là-bas. On a un peu peur.
Ici, quelqu'un a allumé du feu ; et je m'arrête, rêveur comme un Peau-Rouge qui trouve une piste.
Là, c'est le fossé d'un ancien château, le fossé de la Dame blanche. Oh ! si elle m'apparaissait, quel tremblement, quel culte sans ironie ! Comme je la suivrais docilement, sur un signe, au bout du mystère !
Je regarde souvent le ciel, mais c'est par peur de l'orage.
9 juin.
Ils veulent toujours que ça finisse bien ! Ils feraient épouser Jeanne d'Arc par Charles VII.
Jeanne d'Arc. Son plus beau mot : « Je n'ai jamais tué personne. »
Papa devient douillet. Il se laisse soigner. Il prend régulièrement ses petites pilules, qu'il trouve trop petites.
Lettre. Il me faudrait un petit adultère, oui, une courte passionnette pour une femme charmante. Vous n'auriez pas ça, des fois, ou chez vos amis, ou chez vous ?
Ce n'est point parce qu'il y a une rose sur le rosier que l'oiseau s'y pose : c'est parce qu'il y a des pucerons.
Orage. Un ciel de fin de bataille.
Des hommes comme papa n'estiment que ceux qui s'enrichissent, et n'admirent que ceux qui meurent pauvres.
Parfois, j'ai la grâce suffisante : il me la faudrait continue.
12 juin.
Les boeufs qui s'avancent lentement, comme des juges en mangeant l'herbe. Le matin, ils sont à un bout du pré, et ce n'est que le soir qu'ils sont à l'autre bout.
-- Vous avez fini votre livre. Maintenant, qu'allez-vous faire ?
-- Je vais le continuer.
La tristesse de ce moulin inhabité ! L'écriteau que, d'abord, de la route, on essayait de lire, et que plus personne ne lit ! Les portes fermées, l'herbe qui pousse dans la cour, plus de pigeons sur le toit. Mais, venue la nuit, la rivière fait du bruit : c'est la roue du moulin qui se met à tourner toute seule, au clair de lune.
Pièce à faire. Le héros serait un agriculteur.
Une femme. Des cheveux rouges, du son sur une peau blanche et fine. Pas désagréable à regarder si, au lieu de dents, elle n'avait dans la bouche de gros grains de mortier.
Papa et les ventouses. Six verres à bordeaux étaient déjà rangés sur la table, mais le docteur apporte de vrais verres à ventouses, et maman enlève les siens.
Papa se met sur le côté droit. A une bougie le docteur allume un morceau de papier qu'il met dans la ventouse, et colle le verre sur le dos. Aussitôt, la peau gonfle comme quand on s'est fait une grosse bosse au front. Six petits verres de la même façon, et papa reste un quart d'heure avec ses petits verres au dos.
Il a l'air d'un marchand de coco.
Tout cela ne vous intéresse peut-être pas beaucoup, mais, enfin, c'est le dos de mon père.
Les médecins prononcent certains mots techniques qui les étonnent eux-mêmes, après lesquels ils n'osent plus rien dire.
Ce dos avec ses pointes de feu rousses, ses sombres carrelages de vésicatoires et ses lunes violettes de ventouses, et, tout au bas, aux reins, un énorme grain de beauté, et, plus bas encore, de longs poils rares, et fins comme des cheveux.
Des fesses vides et dont les plis semblent les plis de vieux sacs.
Quand il dort, le bout de son nez, ses pommettes et ses ongles deviennent violets. Le sang n'y va plus.
Il s'est toujours lavé la tête dans un verre d'eau, se débarbouillant avec le creux de sa main.
Il s'est toujours brossé les cheveux frénétiquement.
Il n'a jamais porté bretelles ni bague.
Il n'a jamais mis de chemise de nuit, couchant avec sa chemise de jour.
Il s'est toujours coupé les ongles avec un canif.
Il ne s'est jamais couché sans lire son journal, et jamais sans souffler sa bougie.
Il n'a jamais mis son caleçon et sa culotte séparément.
Bucolique. Ici, on fauche les cheveux.
Ses pattes sous le ventre comme dans un manchon, le chat se chauffe sur le mur à un rayon de lune.
13 juin.
Je suis un réaliste que gêne la réalité.
Clair de lune. La douce chaleur de la lune pour malade. Une fleur trompée se sentit éclore.
Le chien qui a un collier de pointes n'en sait rien : il croit à sa force.
Il y a des arbres qui ont l'air méchant, qui ont l'air d'avoir des âmes tordues.
Ah ! par quelle tension de cerveau échapper à la mort ?
L'air de reproche et de menace d'une femme qui mendie avec un enfant sur les bras.
Prends, prends des notes ! Tu les rumineras l'hiver.
Rêverie. Je ne sens plus la terre. Ce son de cloche me paraît venir de la lune.
La lune nous regarde avec son monocle.
Assailli d'idées malsaines, telles que : « Si toute ma famille, si tous ceux que j'aime par devoir, disparaissaient brusquement... Si j'étais seul, enfin... »
J'ai toujours dans ma poche un La Bruyère que je n'en tire jamais.
Rien ne vieillit comme la mort d'un père. Tiens ? C'est moi, maintenant, le père Renard, et Fantec, qui était petit-fils, passe fils.
Un petit nuage au ciel, comme une oie égarée.
La dame de compagnie qui vous accueille avec un bon sourire : c'est peut-être vous qui aurez des égards pour elle.
Les étoiles, comme de petits yeux qui ne s'habituent pas à l'obscurité.
Toutes mes journées pleines, et mon âme toujours vide.
Oui, oui, une petite femme qui garderait les vaches et lirait La Revue blanche.
On dit d'un auteur qui n'a pas de ficelles : « Il ne sait pas le théâtre », et d'un qui sait le théâtre : « Oh ! il a des ficelles. »
14 juin.
Pas de génie, mais de petits génies éphémères.
Va, va ! Cherche la main divine qui nous tend l'hostie de la lune.
15 juin.
L'homme, cette taupe de l'atmosphère.
Les livres frais qui sentent le cadavre, la charogne.
J'ai mal aux idées. Mes idées sont malades, et je n'ai pas honte de ce mal secret. Je n'ai plus aucun goût, non seulement au travail, mais à la paresse. Aucun remords de ne rien faire. Je suis las comme un qui aurait fait le tour des astres. Je crois que j'ai touché le fond de mon puits.
Après Le Plaisir de rompre, j'ai cru que je devais faire grand. J'ai laissé les petites Bucoliques. Je voulais écrire trois, quatre actes. Avec quoi ? Le jeu de cinq ou six personnages créés par mon imagination me paraît bête, insignifiant. Je ne peux sans doute travailler que sur moi-même. Mais où prendre, en moi, la matière de trois actes ? Ah ! des aventures, des aventures !
Et ce Journal qui me distrait, m'amuse et me stérilise !
Je travaille une heure, et tout de suite je sens une dépression ; et même d'écrire ce que j'écris là m'écoeure.
Ni les Taine, ni les Renan, ne nous ont parlé de ces dégoûts, de ces maladies cachées. Ne les connaissaient-ils pas ? Ont-ils eu la pudeur de ne pas se plaindre, ou la lâcheté de ne pas voir clair en eux ?
Qu'est-ce que je veux donc ? Parcourir le monde ; mais il faudrait être illustre, et, d'abord, il faudrait travailler pour le devenir.
Et prends garde ! En ce moment même, tu te forces, tu fais des phrases. Tu n'es déjà plus sincère. Dès que tu veux te regarder dans une glace, ton haleine la brouille.
Et j'entends la bonne qui demande :
-- Quelle soupe qu'on fait, madame ?
-- Comme d'habitude.
Oui ! Il faut tous les jours faire de la soupe, et, aux légumes près, c'est tous les jours à peu près la même.
16 juin.
Son âme prend du ventre.
Les tourterelles propres dont le jupon blanc dépasse un peu sous la queue.
Des arbres à gros ventre et à toute petite tête.
Poète avec une raison saine.
Être un Loti de village.
18 juin.
Papa va dans le jardin s'asseoir sous les noisetiers, et il ne s'est pas aperçu qu'il y a près de lui un nid de fauvettes, un autre de pinsons, un autre de chardonnerets. Faut-il qu'il soit peu dru !
Papon va mieux. Ce matin, il a voulu piocher ses pommes de terre, mais il n'a plus la force de diriger sa pioche. Elle retombe où elle veut. Il ne peut plus rester à la maison.
19 juin 1897.
Une heure et demie. Mort de mon père.
On peut dire de lui : « Ce n'est qu'un homme, un simple maire de pauvre petit village », et cependant parler de sa mort comme de celle de Socrate. Je ne me reproche pas de ne pas l'avoir assez aimé : je me reproche de ne l'avoir pas compris.
Après déjeuner j'écrivais quelques lettres. Le timbre de la porte cochère sonne. C'est Marie, la petite bonne de papa, qui vient me dire qu'il me demande. Pourquoi, elle l'ignore. Je me lève, seulement étonné. Peut-être plus inquiète, Marinette dit : « J'y vais. » Sans me presser je mets mes souliers et gonfle mes pneumatiques.
Arrivé à la maison, je vois maman dans la rue. Elle crie : « Jules ! Oh ! Jules ! » J'entends : « Pourquoi s'est-il enfermé à clef ? » Elle a l'air d'une folle. A peine plus agité qu'avant, je veux ouvrir la porte. Impossible. J'appelle : il ne répond pas. Je ne devine rien. Je suppose qu'il s'est trouvé mal, ou qu'il est au jardin.
Je donne des coups d'épaule, et la porte cède.
De la fumée et une odeur de poudre. Et je pousse de petits cris : « Oh ! papa, papa ! Qu'est-ce que tu as fait là ? Ah ! ben, voilà ! Oh ! Oh ! » Et pourtant, je ne crois pas encore : il a voulu plaisanter. Et je ne crois pas à son visage blanc, à sa bouche ouverte, à ce qui est noir, là, près du coeur.
Borneau, qui revenait de Corbigny, et qui est entré le second dans la chambre, me dit :
-- Il faut lui pardonner ! Il souffrait trop, cet homme-là.
Pardonner quoi ? Quelle idée ! Je comprends à présent, mais je ne sens rien. Je vais dans la cour, et je dis à Marinette qui a ramassé maman par terre :
-- C'est fini. Viens !
Elle entre, droite, toute pâle, et regarde de travers, du côté du lit. Elle étouffe. Elle défait son corsage. Elle peut pleurer. Elle dit, pensant à ma mère :
-- Empêchez-la d'entrer. Elle est folle.
Nous restons tous deux. Il est là, couché sur le dos, jambes étendues, buste incliné, tête renversée, bouche, yeux ouverts. Entre ses jambes, son fusil, sa canne du côté de la ruelle. Ses mains, libres, avaient lâché la canne et le fusil. Elles étaient encore chaudes sur le drap, pas crispées. Un peu plus haut que la ceinture, une place noire, quelque chose comme un petit feu éteint.

26 juin.
Non ! Il ne nous avait pas prévenus. Nous parlions souvent de la mort, pas de la sienne. Il nous eût fallu des vertus romaines. Il les avait peut-être ; elles nous auraient manqué.
Je serais un coupable et un sot si je ne savais pas dégager de cette mort la belle leçon qu'elle nous donne.
On ne peut pas pleurer et penser, car chaque pensée absorbe une larme.
28 juin.
En somme, cette mort a ajouté à mon orgueil.
Le 21 juin, à une heure, on sort le cercueil par le jardin pour que maman et ma soeur n'entendent rien. Des gens attendent sur la route. La plupart ont l'immortelle rouge à la boutonnière. M. Hérisson est là. Je dis :
-- Nous vous remercions spécialement d'avoir bien voulu venir.
Je sors dans la rue. Je crois que tout le monde me regarde, qu'après mon père c'est moi le plus important de la cérémonie, et qu'il faut faire une figure. Je la sens dure.
On s'ébranle. Les dix conseillers municipaux se relaient pour porter le cercueil. Contre son bois on entend, à chaque pas, battre les poignées de métal.
On passe devant la mairie et devant l'église. Le soleil nous chauffe la tête. Par toutes les routes il arrive du monde en retard. Dans une voiture, le père Rigaud, maire de Marigny, âgé de 84 ans, et son fils qui a l'air plus vieux que lui.
Le cimetière. La fosse est là, dans un coin, près de la route.
M. Billiard prend la parole et lit d'une voix claire, à effets, son adieu écrit, me regarde après chaque phrase, dit « ses constitutions » au lieu de « ses concitoyens », puis tout à coup s'arrête : un feuillet s'est égaré. Long silence, un peu de malice dans l'air. Il improvise ou récite la fin. M. Hérisson lui succède, et, très ému, dit trois mots. Pendant tout cela, je me passe fréquemment la main sur la tête. Le soleil me fait mal.
On attend. Plus rien. Je voudrais expliquer le sens de cette mort, mais plus rien. On jette les immortelles dans la fosse. Un peu de terre s'éboule. Pas de défilé pour nous serrer les mains. On commence à s'éloigner. Je reste là, je reste là. Ah ! misérable cabotin ! Je sens que je le fais un peu exprès. Pourquoi, misérable ? Tout le reste de mes sentiments n'est-il pas de moi, comme ma tristesse ?
Tous ces gens avaient l'air peu rassuré de prendre, par décence, part à cette cérémonie sans prêtre. C'est sans doute le premier enterrement civil de Chitry.
2 juillet.
Je l'emmène promener avec moi à la pêche, partout.
Marinette, qui devait me remonter, pleure.
Il semblait être de son jardin, comme les arbres.
Il ne marchait plus : il glissait.
3 juillet.
Quelquefois, par imitation macabre, je m'arrête au milieu de la route, et j'ouvre la bouche comme il l'avait ouverte sur son lit.
Pour la première fois depuis qu'il est enterré, j'ai passé près du cimetière. Je me suis arrêté machinalement. Ainsi, il est là, à quelques pas, de l'autre côté du mur, couché sur le dos et rongé déjà.
Il ne nous a pas donné un spectacle de décrépitude, de sorte qu'il me parait s'être tué en pleine force, plus forte que moi.
7 juillet.
Ma paresse trouve au souvenir de sa mort un aliment et une excuse. Je n'ai plus de goût qu'à regarder l'image qui me frappa si terriblement les yeux.
Je ne peux plus lire. Que vaut la plus belle des phrases après une belle action ?
Ce sera la grande écluse de ma mémoire.
Je n'ai qu'une imagination rétrograde. Je n'imagine que le passé.
9 juillet.
Nous sommes allés aux Settons voir tomber la pluie. Blés véritablement hachés par la grêle, ou plutôt piétinés, et les épis broutés par un troupeau de bêtes. Il n'en reste pas un. Ces pauvres maisons isolées sous l'orage.
Sur la route, une troupe d'oies qui semblent garder une petite fille. Plus loin, une autre en garde une autre, mais qui lève la tête, et c'est une vieille femme. L'oie qui sert de guide aux autres porte un petit bâton attaché à son cou. On dirait qu'elle a un petit balancier pour se tenir en équilibre, mais c'est pour l'empêcher de traverser les haies et de faire des dégâts dans les champs.
Ces champs, comme des pièces rapportées au flanc des coteaux recousues avec leurs gros ourlets de haies.
Ces maisons isolées sous les orages, si elles brûlaient, on ne s'en apercevrait peut-être jamais. Deux ou trois petits qui jouent entre eux et qui n'en connaissent pas d'autres.
Chaque maison abritée par un ou deux arbres. Ces existences espacées qui communient à peine, à quoi servent-elles ? Mais à quoi sert la mienne ?
Une truie vénérable dont le ventre tout entier est garni de mamelles.
Des vieilles qui doivent être muettes, sourdes, et qui ne nous regardent même pas.
Aux Settons, le pied-à-terre tenu par Mme Seguin. C'est là qu'est mort Charcot. La mère de Mme Seguin nous dit :
-- Ma fille a été admirable de dévouement. M. Charcot est mort dans ses bras.
-- Dans mes bras ! Qu'est-ce que tu dis donc, maman ? fait Mme Seguin qui nous sert à table. Je n'y ai même pas touché !
La vieille continue :
-- Nous sommes du même âge avec M. Charcot. Nous avons causé.
Ce « Nous avons causé » ennoblit sa vie. Sa fille, un type redouté, une sorte de Madame Angot d'affaires, un type de Léon Cladel, qu'elle dit avoir connu, âpre, autoritaire et bavarde. Tiendrait le crachoir dans un salon. Ici, parle avec distinction, fait de l'esprit, des phrases, au milieu des rouliers, et jouit de ses succès. Dit :
-- Nous avons eu un monde, la semaine dernière !
Et dira tout à l'heure, en faisant sa note :
-- Dame ! Il passe si peu de monde ici ! On se rattrape.
Parle de Charcot comme de sa famille. Elle regrette moins son mari, « dont la maladie lui a pourtant coûté plus de cent mille francs », que cet homme célèbre.
Quand un cheval pète en sortant de l'écurie, c'est bon signe : il marchera bien. Le nôtre bat le briquet avec ses fers, et ce bruit me berce. Parfois, il s'arrête. On attend qu'il pisse, qu'il fasse quelque chose. Mais, rien. Il repart. Il ne s'arrête peut-être que, parce que traversé d'une lueur de raison, ça l'agace de nous tirer ainsi sans fin.
Des nuages traînent sur le Morvan. La nue essaie des écharpes. Celle-là ne va pas : à une autre ! C'est toujours un étonnement de rencontrer des êtres là où nous ne vivons pas.
Chez Mme Seguin. Notre carpe, dont le fiel avait crevé, était amère à nous faire verdir. Cependant lorsque Mme Seguin nous dit : « Comment la trouvez-vous ? Elles sont renommées, les carpes des Settons ! » aucun de nous n'eut l'audace de la contredire ; et deux pauvres vieux qui mangeaient à la même table que nous pensèrent sans doute : « C'est un goût que doivent avoir les carpes renommées », tant Mme Seguin inspire de crainte.
Elle a fait une maladie de la mort de Charcot ; elle est même un peu brouillée avec ceux qui l'accompagnaient, parce qu'elle trouve qu'on n'a pas rendu à cet homme les honneurs qu'il méritait.
Des maisons qui n'ont pas de voisins, avec des fenêtres qui n'ont pas de rideaux.
Il me suffit de voir au bord du lac une grosse fille -- si rouge que, si on lui donnait un coup d'aiguille, il en sortirait en abondance de l'eau rougie -- pour que je rêve de vivre avec cette fille au bord de cet étang.
Et cette cabane de cantonnier, un rocher à peine creusé, n'y serais-je pas mieux que dans ma maison ?
10 juillet.
La peur de la mort fait aimer le travail, qui est toute la vie.
Son cimetière. Des coquelicots, de hautes herbes où les perdrix viendront se remiser. Un long ver sort de la terre remuée. Quelques fourmis. A chaque instant j'oublie qu'il est là, que je marche sur lui.
Si loin que la vie m'égare, la mort me ramènera près de lui.
Nous lui avons fait comme une petite cage de bois blanc.
Déjà je peux retenir ma part de terre.
Assis à l'ombre étroite du mur, je tâche de me le rappeler.
J'use son souvenir.
Les fleurs deviennent laides sur une tombe, comme de vieilles enseignes de mauvais cabarets.
13 juillet.
Sa tombe ne m'attriste pas, sans doute parce qu'il y est. Mais, quand, de la route, je regarde la maison où il s'est tué, sa maison, et que je ne le vois pas, de dos, assis sur son mur, les bras croisés, et que je ne vois pas sa barbe blanche sous son chapeau de paille, je suis triste qu'il n'y soit plus.
Maurice me dit :
-- Un jour, je te ferai le coup. Je me mettrai à sa place sur le mur.
Et s'il s'était manqué ? S'il ne s'était qu'abîmé ? S'il n'avait pas eu la force de se tirer le second coup ? S'il m'avait crié, avec du sang et des larmes dans la bouche : « Achève-moi ! » Qu'aurais-je fait ?
Aurais-je eu la grandeur de prendre son fusil, ou de l'étouffer en l'embrassant ?
16 juillet.
Il disait de sa petite bonne :
-- Je ne la changerais pas pour une princesse.
Baïe disant avant sa mort :
-- Si on lui achetait quelque chose, à grand-père ? Une couronne...
Mon père (21 mai. Recopié.) En m'approchant de son lit pour l'embrasser, je mis les pieds dans le pot. Le temps de regarder ce que j'avais fait et de dire « Oh ! » et mon baiser s'était refroidi. Ma surprise de le voir mieux.
-- Il faudrait promener une bassinoire dans la chambre, disait-il, ou brûler du sucre pour chasser l'odeur.
-- On s'y habitue, dit Maurice.
-- On s'habitue aussi à l'odeur du sucre, dit doucement mon père.
Moitié de cuillerée à bouche toutes les trois heures, sauf selles diarrhéiques.
En ma qualité d'homme de lettres, c'est moi qui inscrivais le nom des boîtes ou des flacons à acheter, et je n'osais pas demander au médecin l'orthographe des mots difficiles.
Il dort assis sur son lit, narines ouvertes, son madras rouge, blanc et bleu, noué autour de la tête, son lorgnon sur le nez, les mains sur le ventre, et, dans ses mains, le journal L'Éclair retombé sur l'édredon.
Après la visite du médecin, nous nous concertions sur son état, et ma mère s'approchait pour entendre : elle avait encore l'air d'écouter aux portes.
Il disait narquoisement au médecin :
-- Je viens de manger une omelette au lard avec des fines herbes.
Cette espèce de joie au champagne que donne le « Ça va mieux ! » d'un moribond.
Philippe me dit :
-- A Paris, vous êtes comme des oiseaux en cage bien soignés, mais toujours prêts à s'envoler.
Mon père. La diarrhée le dégoûtait, et il a été bien heureux quand il a pu péter ferme.
La voix des vieillards, qui est une voix sans os, sans arêtes.
Mallarmé écrit avec intelligence comme un fou.
20 juillet.
Et déjà je suis obligé de faire la nuit sur mes yeux pour le voir.
21 juillet.
Oh ! pas maintenant ! Mais je sens bien que, plus tard, dans un moment de dégoût absolu, ce que Baudelaire appelle « la morne incuriosité », je ferai comme lui. Petite cartouche vide qui me regardes comme un oeil crevé !
Que jamais on ne dise : « Son père fut plus brave que lui ! »
24 juillet.
Papon est mort hier soir, à dix heures. Il aurait pourtant bien voulu travailler encore, couper son blé lui-même, car son blé ne vaut pas ce que lui coûterait un autre homme pour le couper.
Quand il a dû reconnaître que, décidément, il ne pouvait plus travailler, il a dit à Marinette :
-- Je crois qu'on va finir par être malheureux.
Dès qu'ils sont malades, ils préféreraient être morts. C'est de la vie si triste qu'on n'ose pas en faire de la littérature. Quand ils se voient malades, ils disent aux leurs : « Ah ! bien, je vais vous en faire, de la coûtance ! »
Et la pharmacie ! S'imagine-t-on que les plus riches, c'est-à-dire ceux qui mangent tous les jours de la soupe au lard, peuvent se payer des flacons de huit francs ?
Ils empruntent mille francs pour acheter un peu de terre, et jamais, jamais ils ne peuvent faire mieux que de payer les intérêts de cet argent. C'est une dette à vie. Ils ne se défient pas assez du notaire sans lequel ils n'osent rien conclure, et pourtant les notaires se paient d'avance.
On s'offusque de leurs vices, de leurs défauts, de leurs sournoiseries, de ce qu'ils boivent, battent leurs femmes. On oublie que la misère leur donne droit au crime.
Ce qui étonnait le plus Papon dans la mort de mon père, c'est que, si bien soigné, il se soit tué.
-- Si j'étais soigné la moitié aussi bien que défunt M. Renard, disait-il à Marinette, on ne verrait pas ma fin.
Il mangeait des pleines « terrasses » de soupe, et ensuite il se plaignait d'être gonflé.
Un matin, à trois heures, il se sentait bien. Il se levait, voulant aller couper son blé, et sa femme lui faisait chauffer un reste de café.
Mon père avait du coeur, mais son coeur n'était pas un foyer.
26 juillet.
Sa mort m'avait, pour un temps, déraciné.
Ici on brûle la paillasse d'un mort : c'est une mesure de santé. Bien entendu, on garde la toile. On ne brûle que la paille, et l'on ne touche ni au matelas, ni au reste de la literie.
Les vieux. Celui-là sent comme un petit « grillonnement » dans la tête. L'autre vient de perdre un petit-fils au régiment. L'autre vient d'avoir le pied écrasé par une bûche de bois. Un autre a un mal de dents perpétuel, et il a appris à jouer du violon pour se calmer.
Philippe dit à mon père :
-- Vous êtes du même âge que mon père.
-- Ah ? Quel âge aurait-il donc ?
Philippe calcule, bat ses chiffres et dit :
-- Il aurait cent sept ans.
Sans avoir l'air de plaisanter, papa répond :
-- On vieillit peut-être plus vite quand on est mort.
-- Je voudrais bien avoir une belle maladie comme ça, moi, lui dit Maurice, qui tapote l'édredon, tire l'oreille d'un oreiller, et ajoute : « Es-tu bien ? Si tu as besoin de quelque chose, il faut le dire. Ne crains rien !
-- On voit bien que Jules n'aime pas ça ! dit mon père.
Et il dit que je m'écarte, que je pousse Maurice du côté du vase. Et il va falloir que je me maintienne le nez sur le vase, pour prouver à mon père toute mon affection.
On dit à une vieille cousine de la campagne : « Venez donc déjeuner ! Nous sommes bien contents de vous voir. » Mais on ne lui dit pas : « Donnez-moi votre bras et allons nous promener par les rues. »
Château de Chastellux, près d'Avallon. Ce doit être un château pour Maeterlinck. Sept enfants y sont nés sourds et muets. Pourtant, tous ont trouvé à se marier ; mais ils se mettent dans des colères épouvantables. C'est à force de se marier entre cousins et cousines qu'ils ont fini par ne plus rien entendre et ne rien voir. Cependant, il arriva que le père laissa tomber une bûche de bois près du berceau du dernier des Chastellux. L'enfant eut peur. Le père leva les bras au ciel et lui rendit des actions de grâces.
Les mots qu'il me cite de son enfant me font trouver bien les mots que je cite de mes enfants à moi.
Il a une conception de son art qui devient tout de suite, par un léger déplacement, celle de son argent.
Il vient de recevoir une gifle qu'il ne rend pas, et il aperçoit un gosse qui se tord. Il va à lui et lui dit, furieux :
-- Vous aussi, vous voulez une gifle ?
Seul à Paris, je suis comme un veuf qui aurait l'avantage de croire à la résurrection.
Je n'ai aucun plaisir à éprouver des impressions ; de là, une continuelle peur de la vie. Je n'ai de plaisir qu'à les noter.
Il embrasse sa bonne et se sauve, puis il la fait mettre à la porte.
27 juillet.
La rivière. Les moignons des bûches se lèvent douloureusement.
Un rocher a de la mousse. Mon père n'avait pas de tendresse visible, et il ne disait jamais merci.
Les herbes suivent longtemps le sillage du bateau sur le canal.
Les moutons et leurs petites têtes à la François Coppée.
Les mille pattes du troupeau de la pluie.
Une étoile scintille comme si elle était en voiture.
Un pigeon heureux d'avoir fait un oeuf aussi gros qu'un grêlon.
L'oie, le canard s'en vont, les coudes bien au corps.
Les champignons, gros boutons de la prairie.
Promenade à Asnan. Des clochers, des croix, des cimetières. Une croix noire avec un christ doré qui fait mal aux yeux. Petits champs soigneusement clos.
Et toujours cette stupéfaction de voir qu'il y a des êtres qui vivent là ! Une vieille dame très bien, sur le seuil d'une maison très propre, tricote, et nous accorde à peine un coup d'oeil. C'est la première fois que nous voyons ces pays, qui nous attendrissent. Nous ne sommes pas des coureurs.
Tous ces pays où mon père a chassé ! A chaque instant, je m'y croyais égaré. Là, il a tué un lièvre. Dans cette haie, nous avons perdu une perdrix rouge.
Montenoison, un des points culminants du Nivernais.
Le feu d'une forge. Un cavalier en gants blancs. Tout de suite : vie de château, images de richesse et de bonheur, châtelaine charmante.
30 juillet.
-- Rosalie, apportez-moi ma carte céleste et ma lanterne que j'étudie un peu les étoiles !
Un homme civilisé, c'est celui qui aime mieux recevoir un coup de poing qu'une gifle.
Ces pièces de vers, ce sont des coques vides, et l'on met Sarah Bernhardt dedans.
Il faudrait qu'on pût me relire avant de me lire : on m'aimerait bien mieux.
Orage. L'éclair ne voit pas clair.
Un joli petit enfant qui s'amusait sur un tas de fumier.
Mes mots feront fortune ; moi pas.
Heureux les cochons qui occupent toute leur tête à manger, et ne parlent qu'avec la queue !
Baïe. Sa poupée est morte hier, mais aujourd'hui elle va mieux.
N'osant pas aller voir un serpent qui est mort, elle dit à une autre petite fille :
-- La bonne va vous mener voir le serpent. N'ayez pas peur ! Ce n'est pas une bête méchante : elle est morte.
-- Venez avec moi.
-- Oh ! moi, je les aime mieux vivants.
Mon père. Le lendemain, je me lève de table pour aller pleurer. C'est la première fois, depuis vingt heures que je le veille. Des flots de larmes me montaient aux yeux : pas un n'avait pu sortir.
Quelle belle mort ! Je crois que, s'il s'était tué devant moi, je l'aurais laissé faire. Il ne faut pas diminuer son mérite. Il s'est tué, non parce qu'il souffrait trop, mais parce qu'il ne voulait vivre qu'en bonne santé.
Il aurait dû me le dire. Nous nous serions entretenus de sa mort comme faisaient Socrate et ses amis. Peut-être en a-t-il eu l'idée. Mais je sais bien que j'aurais été stupide. Je lui aurais dit : « Tu es fou ! Laisse-moi tranquille, et parlons d'autre chose. »
Je crains moins la mort. Je crains déjà moins l'orage. (Ce n'est pas vrai.)
Magnifique exemple ! Et plus de duel : je me tuerai moi-même quand je voudrai. Il y a du plomb dans ma vie : les chevrotines de sa mort.
La pie voletait, vêtue en soeur de charité.
D'autres ne s'écoutent pas parler : eux ne se voient pas écrire.
1er août.
Un petit garçon qui traite une petite fille de vieille menteuse.
La terre rapiécée comme une culotte de pauvre.
Claretie et son style humide qui se décolle tout le temps.
S'il fait beau et que mon baromètre baisse, je ne goûte plus le beau temps.
La mort de mon père, c'est pour moi comme si j'avais fait un beau livre.
4 août.
Les nuages sont comme les pensées, les rêveries, les cauchemars du ciel.
C'est assez singulier qu'aucun de nous ne sache sa grammaire et, pour être écrivain, ne veuille apprendre à écrire.
5 août.
Je suis un homme du Centre de la France, à l'abri des brumes du Nord et des coups de sang du Sud. Ma cigale, c'est la sauterelle, et ma sauterelle n'est pas symbolique. Elle n'est pas en or. Je la prends dans les prés au bout des brins d'herbe. Je lui ôte ses grandes cuisses et m'en sers pour pêcher à la ligne.
6 août.
Je n'ai qu'une mémoire instantanée.
-- Si j'apprenais quelque chose, dit-elle, je deviendrais tout de suite tellement exigeante qu'il ne pourrait plus rien faire avec l'autre.
11 août.
On a huit jours pour répondre à une lettre.
-- Oh ! pas quand cette lettre est une demande d'argent.
Les arbres dans la brume, comme un cortège de deuil.
31 août.
-- C'est drôle, dit Baïe. Je n'ai jamais vu la figure d'un ver ; je ne me rappelle pas où sont ses yeux et ses oreilles.
Elle oublie sa misère à force de bavardage. Elle fait vivre sa famille avec 9 francs par mois. Elle paie 500 francs de dettes par an sans que les siens le sachent. Ruinée par son frère, elle reste pleine d'admiration pour lui. Comme elle a une excellente vue, elle fait des ouvrages de broderie très fins, et elle se les fait payer dix sous parce que ça ne se voit pas. Tous profitent de sa bêtise, de sa bonté.
Chaque fois qu'elle va voir une amie, elle a la délicatesse de mettre les vieilles affaires que cette amie lui a données. Elle a une garde-robe bien montée et, à chaque instant, change de toilette.
Tout le monde est bien bon pour elle, et elle n'a aucun mérite.
16 août.
Hier, distribution solennelle des prix de l'école de Chaumot, sous la présidence de M. Guillemain de Talon. Nous sommes les généreux donateurs. Tous ces petits avaient la fièvre. L'institutrice elle-même se troubla et dit, en regardant mes prix : « Quelqu'un les a dérangés. »
D'abord, la plus grande des petites filles se leva, regarda l'institutrice qui lui dit de faire face à M. le maire, et récita du Victor Hugo. Je ne reconnus pas mon grand homme : il n'en restait à peine que du Ratisbonne, Je donnai le signal des applaudissements. Elle eut le prix d'honneur des filles et, pendant toute la séance, garda sa couronne verte sur la tête. Moi, je m'affermissais dans mon rôle d'étranger riche et bienfaisant. Marinette était si troublée qu'elle répondit : « Oui ! » à l'institutrice qui lui disait : « Comme vous êtes gentille d'être venue ! »
M. le maire prit la parole et dit des choses très gracieuses aux aimables habitants de La Gloriette. Il crut peut-être que j'allais lui répondre, mais je n'avais rien préparé. Malgré l'envie que j'en avais, je n'osai improviser.
J'avais commencé par m'asseoir sur la chaise de M. le maire. L'institutrice me dit qu'elle était réservée. La chaise de M. le maire se distinguait des autres en ce qu'elle avait aux pieds une descente de lit.
6 septembre.
Dieu comprend tout. Il refusera de m'ouvrir la porte du ciel si j'ai fait une faute de français.
Ces rares instants où l'on est heureux de partout.
9 septembre.
Pour bien faire, tu as encore trop le désir de bien faire.
17 septembre.
Moi qui n'aimais pas la chasse et qui n'y voyais qu'un jeu de barbares, voilà que je l'aime pour faire plaisir à mon père. Chaque fois que je tue une perdrix, je jette de son côté un coup d'oeil qu'il comprend bien, et, le soir, en rentrant, si je passe devant la porte de son cimetière, je lui dis : « Tu sais, mon vieux, j'en ai cinq ! »
Oh ! étrangler une perdrix, lui serrer le cou, sentir entre ses doigts cette petite flûte de vie !
Mais, si je rentre bredouille, je tâche de ne point passer devant la porte du cimetière.
28 septembre.
Retour à Paris. -- Mon père et moi, nous ne nous aimions point par le dehors, nous ne tenions pas l'un à l'autre par nos branches : nous nous aimions par nos racines souterraines.
29 septembre.
Bucoliques. Le pharmacien sur sa porte dit qu'il y a quelque chose de brouillé dans l'ordre des saisons.
Des hommes ont l'air de ne s'être mariés que pour empêcher leurs femmes de se marier avec d'autres.
30 septembre.
Je vois trop vrai, et les yeux me font mal.
Comme on ajoute : « C'est authentique » ou « textuel », pour faire rire d'un mot qui n'a pas porté.
La fête de Marinette. On attendait mon père. Il arriva, les mains derrière le dos. Il lui tendit quelques brins de violette.
-- Je n'en ai pas souvent donné comme ça, dit-il.
Mon père. Si je l'oublie trop longtemps, tout à coup son image saute sur moi.
Bucoliques. On arrache les pommes de terre, et la terre dégarnie semble ne plus attendre que la neige, pour que ce soit l'hiver.
Je peux vivre un jour ou mille années : je ne reverrai plus mon père.
J'arrive à la sécheresse idéale. Je n'ai plus besoin de décrire un arbre : il me suffit d'écrire son nom.
Il a une dent gâtée contre moi.
Je me sens parfois les inquiétudes, les fourmis du critique.
Je jette une lueur par an, puis je m'éteins.
La vieillesse, c'est quand on commence à dire : « Jamais je ne me suis senti aussi jeune. »
Oh ! ce son grave des cloches, comme si les morts eux-mêmes tiraient la corde avec leurs pieds !
Si la France est malade, qu'elle prenne quelque chose de chaud, le soir, en se couchant !
C'est dimanche, aujourd'hui, dans les feuilles du chêne.
Un bourdon fait le bruit d'une fête.
C'est si ennuyeux, le deuil ! A chaque instant il faut se rappeler qu'on est triste.
Le temps n'est pas si lointain où j'adressais des vers à Armand Silvestre.
Quand la paresse rend malheureux, elle a la même valeur que le travail.
Des hommes meurent de vieillesse à quarante ans.
Bucoliques. Le feu de bois. Toute cette fête, toute cette vie ! Puis cette agonie, puis cette mort, cette déboulée des bûches.
La lanterne, cette grosse dame hydropique qui ne sort que le soir.
-- Pourquoi écrivez-vous la mort de votre père ?
-- Aimez-vous mieux que je vous parle de Venise ? Mais je n'y suis jamais allé !
Mon âme est un vieux pot de chambre où dort un oeil.
Un livre, c'est déjà une borne.
Je me surmène de paresse.
Je commence à être célèbre : on vient me taper.
On ne me fera sortir de la Nature que par la force des baïonnettes.
C'est étonnant, cette manie des gens qui ont réussi à Paris de conseiller aux autres de rester en province !
1er octobre.
L'homme propose, et la femme dispose.
Verlaine, ses derniers vers. Il n'écrit plus : il joue aux osselets avec des mots.
Avec de la prudence, on peut faire toute espèce d'imprudences.
Oh ! n'importe quelle femme, ça m'est égal. On a beau être deux : l'amour reste solitaire.
4 octobre.
Les pauvres en redingote. Ils vous demandent une situation, et ils emportent cent sous. Le dernier allait sortir. Il s'excusait de m'avoir dérangé. Il ne m'avait pas demandé autre chose qu'une situation, mais il m'avait dit ne savoir où coucher ce soir, ni quoi manger. Il m'avait amené à lui offrir timidement cent sous.
Théâtre. Ces espèces de pièces où c'est la façon dont ce n'est pas dit qui est drôle.
Moi aussi, j'ai voulu laisser flotter ma chevelure au gré du vent. Hélas ! Le vent n'a rien voulu savoir.
J'ai déjà la peur de ne jamais avoir le courage de faire comme mon père.
5 octobre.
Ne m'accusez pas de mentir ! Du point de vue de la vérité, ce que je dis n'a pas plus d'importance que ce que j'écris : c'est toujours trop littéraire.
8 octobre.
Ah ! comme je me reproche mon visage dur et ironique pendant qu'il était malade ! Père, je te demande pardon !
9 octobre.
Lemaitre a l'air plus vieux que mon père, qui est mort.
Le but, c'est d'être heureux. On n'y arrive que lentement. Il y faut une application quotidienne. Quand on l'est, il reste beaucoup à faire : à consoler les autres.
Il me semble que j'ai oublié le nom de notre roi. Comment s'appelle-t-il ?
Le mari :
-- Tu exagères. Qu'un mari trompe sa femme, ça n'a aucune importance.
-- Quelquefois, répond-elle, la femme meurt de chagrin. Ça n'a aucune importance.
12 octobre.
-- Oui, dit-il, on prétend, mon cher ami, que d'habitude on meurt de ses vices. Moi, je meurs de mes vertus. Je passe ma vie à remplir mes devoirs. J'ai deux ménages, et ma mère : ça me fait trois ménages. C'est pour ça que je n'ai plus le temps de travailler.
-- Et vous n'allez pas chez vos amis, de peur d'avoir quelques ménages de plus.
13 octobre.
Mon père m'a aussi légué la certitude que je ne mourrai qu'à 72 ans.
Une de ces dames dont il vaut mieux interroger la concierge que la conscience.
-- Notre domestique, dit Capus, nous envoie des oeufs ; sur la coquille, pour économiser trois sous de timbre, il écrit ses lettres. On peut lire : « Bonjour, monsieur et madame. Moi, je vais bien, et vous de même. » Avec deux douzaines d'oeufs, on a une lettre complète.
Les tapeurs. Leurs premières phrases sont criblées de « cher maître »... « Votre brillante situation... J'ai connu des temps meilleurs... Je suis licencié en droit... Je sors de l'hôpital... Je suis marié en noces légitimes... Si je vous disais que deux êtres m'attendent à la maison pour avoir de quoi manger !... Je n'ai pas un nom comme le vôtre, mais, enfin, j'ai occupé une petite place dans la presse... Que je vous rembourserai, bien entendu... Vous pouvez bien me donner deux francs ?... Votre système est de refuser, et, le mien, d'insister. C'est très logique, mais bien dur pour moi. »
Vous citez le nom de Capus.
-- Mais je suis allé le voir, et il m'a donné vingt francs !
Dès les premiers mots, on ne les écoute plus. On prépare sa réponse. Ça m'est égal, d'être dupé par les gens que je connais. Je ne veux pas l'être par les autres.
Ils finissent par un digne « Je vous salue, monsieur ».
14 octobre.
-- Quand Capus trouve tout de suite, tant mieux ! dit Bernard. Mais, quand il ne trouve pas, il ne cherche pas. Il se contente de n'importe quoi.
19 octobre.
Il a emporté tous mes regrets : il ne m'en reste plus.
23 octobre.
Je ne promets jamais rien, parce que j'ai la mauvaise habitude de tenir mes promesses.
29 octobre.
Comme ces gens qui nous saluent de bas en haut tout le long de notre personne.
Bruxelles. Les voyages constipent la jeunesse. Et toujours cette question empoisonnante : « Que vais-je rapporter à ma femme ? »
Nous cherchons le Mannekenpiss. Nous ne le trouvons pas.
-- Allons pisser nous-mêmes ! dit Capus.
Au Café Anglais Montjoyeux demande d'abord un petit verre d'eau-de-vie, une tasse de café, des fruits, du fromage, et ainsi de suite jusqu'aux huîtres. Mais à peine a-t-il fini qu'il rend son dîner dans l'ordre naturel.
La foudre est tombée sur une fabrique de paratonnerres.
Le fou fouette sa toupie, croyant que c'est son cerveau. Elle tourne : « Ah ! j'ai du talent ! » Elle tourne plus vite : « Ah ! maintenant, j'ai du génie ! »
-- Une orange vivante, dit Baïe par opposition à une orange-joujou.
Bruxelles. Les numéros à hauteur d'homme. La petite lanterne que les facteurs portent sur le ventre.
Tandis que les nouveaux admirateurs nous lisent, les anciens nous oublient.
Novembre.
Notre intelligence, c'est une bougie en plein vent.
Il a une belle situation, où il peut faire attendre les gens.
Les arbres se sont fait couper les feuilles.
J'ai vu le ciel dans l'eau, des canards qui passaient, un écureuil fin comme une moustache d'homme roux.
L'eau a baissé. Les arbres aux racines déchaussées. L'eau a à peine assez de force pour le voyage d'une feuille. Une source fait un pipi presque indécent. Ce n'est qu'à la longue que ça devient un bruit de la nature.
Le cimetière de Lormes. Tous ces gens qui s'y répandent. Le curé a un petit coup de goupillon spécial pour les étrangers. Il faut qu'il soit intelligent : il a une belle tête, des cheveux blancs. On parle de lui pour faire un évêque.
Des paysans s'agenouillent sur le bord des tombes. Le chapeau à la main, ils ne prient ni ne rêvent. Ils attendent là, un petit instant, et leurs cheveux, qu'on ne peut pas couper, finissent par faire des boucles frisées.
Le glas, un son pour chaque oreille de morts.
L'horloge, c'est le Juif errant. Écoutez ce pas boiteux, et lent, et fatigué, qui ne s'arrête jamais.
Réduire la vie à sa plus simple expression.
-- Il a mangé une fortune.
-- A quoi ?
-- Mais à vivre, tout simplement !
La rosée, belle barbe blanche de la terre.
6 novembre.
L'étoile se cache. Elle me prend pour un poëte. Elle a peur que je la fasse rimer.
7 novembre.
Oh ! vanité ! Deux disciples sont venus me voir ce matin. L'un est à Normale et l'autre se prépare à Saint-Cyr. Ils ont horreur du prof... Et, pendant deux heures, j'ai essayé de séduire, par ma bonhomie de jeune maître, ces deux gosses dont je ne sais même pas les noms. Et je leur ai dit :
-- Oh ! ne m'appelez pas « cher maître », voyons !
8 novembre.
Des logements si petits qu'on n'y peut que s'embrasser ou se battre.
10 novembre.
Guitry sait raconter. Il ne raconte que ce qu'il faut, et il sait s'arrêter. Il a du succès, il n'ajoute rien, et ne revient pas sur son histoire.
-- Avec lui, dit Bernard, on n'est jamais gêné. On cause d'égal à égal. On n'a pas peur de dire tout à coup une chose qui froisse un cabot.
Jamais je n'oserai lire à cet homme-là ma petite pièce naïve et bébête.
Nous avons aussi beaucoup parlé cravates, et j'ai tout de même rougi de plaisir parce que Guitry m'a dit que la mienne n'avait pas l'air d'une cravate toute faite.
14 novembre.
Lu hier soir à Guitry, dans sa loge, en deux entr'actes. Porte interdite. N'ouvrir sous aucun prétexte. Indispensable petite préface sur la façon inintelligible et monotone dont je vais lire. Je commence, dans l'odeur de sa cigarette.
Je bredouille un peu. Guitry, rien. Silence qui déconcerte, sauf un « Oh ! que c'est bien, ça ! » Puis : « Arrêtons-nous ici. C'est exquis, délicieux. On est comme en présence d'une belle chose. »
-- N'est-ce pas ? lui dis-je. Je crois que ça y est. Moi, j'aime mieux ça que Le Plaisir de rompre. Il me semble que j'ai fait là preuve de plus de maîtrise.
Je développe peut-être trop. Je vais au-delà des compliments de Guitry. Il disparaît. Quand il revient, j'achève avec assurance. Il rit fort du mot sur Pascal. C'est fini. Vraiment, il a l'air pincé. Je suis enchanté. D'ailleurs, au fond, j'étais tranquille. Je ne reste pas plus longtemps avec lui, de peur de tout gâter.
Je lis ce que je fais, comme mon plus mortel ennemi.
16 novembre.
C'est là un livre dont on dit : « Lisons-le tout de suite pour n'avoir pas à le lire plus tard. »
Si je les surprenais, je dirais : « Ah ! bien ! Pas besoin de vous demander si vous faites vos petites affaires. »
A une dame : « Vous devriez prendre quelques amants. »
Pas si fort ! Vous dites toujours la vérité en criant.
-- Ce sont des femmes qu'on ne salue pas.
-- Oui, mais on se découvrirait bien tout entier devant elles.
Un mot d'acteur : « Un philanthrope, je sais ce que c'est ; c'est un monsieur qui aime les hommes. »
Elles veulent bien jouer les rôles de vieilles femmes, mais pas les rôles de femmes mûres.
Le portrait de mon père est sur mon bureau, et à chaque instant je le flanque par terre.
Un mauvais livre, c'est encore plus fort qu'une bonne pièce de théâtre.
17 novembre.
-- Vous n'avez pas de défauts.
-- Si, madame, mais je les garde pour l'intimité.
Quand on croit qu'il y aura beaucoup de monde à un enterrement, on y va, et ça finit par faire beaucoup de monde.
L'admiration se passe de l'amitié. Elle se suffit à elle-même.
19 novembre.
Le Pain de ménage. Hier, lecture chez Guitry à Mlle Brandès et à Bernard.
Des violettes jetées sur une nappe où déjà sont brodées des violettes. Un buste, qui a cette originalité qu'on ne sait pas qui c'est. Brandès, qui est la Parisienne, dédaigne trop la tragédie, et Andromaque, qu'elle va jouer.
Une belle vue sur la place Vendôme où, par ce temps de Dreyfus, il ne manque qu'une guerre civile.
Je lis. Murmure flatteur, des « Oh ! que c'est bien ! » Et j'ai la coquetterie de lire plus vite, pour qu'on ne m'interrompe pas.
22 novembre.
-- Elle est moins jolie que vous.
-- Elle n'y a pas de peine.
Il appartient à une très honorable famille, comme tous les voleurs.
Bien connu sur le pavé de la littérature.
Je dis de Rostand : « C'est le seul homme que je sois capable d'admirer en le détestant. » Ça craque, ça craque.
Triste comme une amitié morte.
Voilà encore un bel acte que j'écrirai sur l'amitié.
Bien peu de femmes dans mes pièces, par économie de fleurs.
Tout fier de sentir en moi l'inquiétude de Rousseau, avec toute la différence qu'il peut y avoir entre des fourmis et un vautour rongeur de foie.
23 novembre.
Elle n'était pas folle, folle à lier, mais elle n'avait pas sa tête à elle. On en profitait. Elle faisait des journées au moulin de Marigny, et, comme c'eût été lui rendre un mauvais service que de lui donner de l'argent, on la payait, tantôt avec deux ou trois bûches pour son chauffage, tantôt avec un panier de pommes de terre.
Elle a eu deux enfants, mais elle ne se rappelle plus guère de qui. C'est presque comme si elle les avait eus toute seule.
C'était une petite vieille rabougrie. Plusieurs fois, le soir, quand nous revenions de faire un tour de promenade, nous l'avons rencontrée qui rentrait du travail. Elle ne disait pas bonjour. Elle faisait seulement de petits signes de tête et marchait à côté de nous, tout en marmonnant. On ne comprenait pas. Elle nous répugnait un peu. Moi, je me retournais fréquemment pour regarder le coucher du soleil. Sans doute elle disait : « Puisque vous donnez aux autres, pourquoi ne me donnez-vous pas, à moi ? Je suis plus malheureuse que ma voisine, qui a un mari, du linge et des meubles. Moi, je suis seule et je n'ai rien. » Mais on ne lui donnait rien parce que ce n'est pas agréable, de lui donner. Étant folle, elle est incapable même de gratitude ; et, quand, vers l'école, au croisement de sa route et de la nôtre, elle nous disait bonsoir, nous répondions, avec un secret soulagement : « Bonsoir ! » très haut : folle, nous nous imaginions qu'elle devait être sourde.
Elle est morte. Nous aurions dû lui donner davantage. Voilà un remords de plus.
26 novembre.
Le Repas du Lion, la pièce de Curel. Répétition générale. Un bon troisième acte, bon comme un bon cours de logique d'un professeur à la mode ; le reste, quelconque. Ça ne m'intéresse pas. La question sociale résolue par une métaphore. Un prêtre dit des choses sensées, mais c'est un prêtre ; où est l'humanité ?
-- Ce n'est pas moderne ! dit Bauër qui n'aime que ça. Il lui faut des idées d'hier soir dont l'encre est encore fraîche.
Antoine et Gémier un peu vexés. Lemaitre :
-- Ah ! Renard ne doit pas aimer ça ! Il n'aime pas l'éloquence.
Non ! Et je n'aime pas non plus à aller faire une visite dans la loge de Mme de Loynes.
Mirbeau et Sarah jubilent. Dans le plaisir de voir tomber une pièce ils se taillent la part du lion.
-- Maintenant, dit Mirbeau, je suis tranquille pour Les Mauvais Bergers.
Oui, vous pouvez l'être. Ce ne peut être pire. Athis, très appliqué, dit qu'il trouve ça très beau. Il est victime de ce vice littéraire qui consiste à se forcer à aimer ce qu'on se croit obligé d'admirer.
A la fin, un coup de fusil qui tue la pièce.
-- C'était, dit Bernard, le seul moyen de faire taire cet insupportable de Max.
Il lui manque cette sérénité de l'artiste, qui n'empêche pas d'avoir toutes les inquiétudes de l'homme.
Déjeuné chez Bernard. Edmond Sée, Louis de Robert, Yvette Guilbert et son Américain. Yvette, cheveux d'un roux qui, dit-elle, lui coûte 25 francs par mois. Bernard me présente comme Poil de Carotte. Elle croit que c'est un surnom et le trouve drôle et mérité.
-- On ne peut pas être plus rousseau, dit-elle. Ça me vexe.
L'inévitable passage du doigt sur les lèvres, dans la glace. Un nez qui serait commode si on avait envie de l'embrasser sur la bouche.
Elle se croit chez des gens du monde, admire les enfants de Bernard et trouve qu'il n'y a pas d'autre but dans la vie.
-- Il suffit, dit-elle, de réfléchir cinq minutes et demie.
On parle Dreyfus.
-- Ne trouvez-vous pas, dit Yvette, qu'on pourra permettre à cet homme de porter une cravache pendant huit jours ?
-- Pour avoir ce droit, dit Bernard, il n'aura qu'à s'engager dans la cavalerie.
Vient Mme Allais. Elle dit qu'Allais est plutôt bon camarade que bon mari.
-- Gardez-le comme camarade, madame, et prenez un... mari.
Yvette Guilbert va en Allemagne. On lui paie près de 40.000 francs dix représentations : il y a de quoi faire rêver le poëte Gilbert.
27 novembre.
Allais en habit a l'air d'être son propre patron.
29 novembre.
Le bonheur, la plus rapide des impressions.
Ah ! Ah ! Qui est-ce qui, grâce à moi, va aller tout de suite à la postérité ? C'est ma petite femme.
Le cheval au sabot prétentieux buvait dans le ruisseau, comme une jolie femme qui lève le petit doigt.
Je n'oublie rien, et mes impressions me reviennent toujours. Je suis un sentimental qui rumine.
C'est une pièce qu'on peut éreinter à son aise. Il suffit d'ajouter que le talent de l'auteur n'est pas en cause.
Le Dimanche, rêve de ton village.
Les loups du vent hurlent à ma porte.
Notre esprit, une pauvre petite flamme retenue par un corps de suif.
30 novembre.
Chez le dentiste. Puis, on sent que la dent essaie de faire mal, et qu'elle ne peut pas. Le « Vous avez peur, hein ? » Le petit fauteuil où il est bien difficile de s'asseoir. Est-ce qu'il ne va pas basculer, me ligoter et me livrer au bourreau ?
On leur a une reconnaissance éternelle de ne vous avoir pas fait mal. On oublie que, peut-être, rien ne leur était plus facile.
Et je dis que mon père, qui s'est tué comme un héros, n'a jamais voulu aller chez le dentiste.
La petite serviette à dessert où placer sa tête.
Une petite automobile qui vous entre dans une dent.
1er décembre.
Mon théâtre : une conversation sous un lustre.
C'est au doux climat de cette femme que je voudrais vivre et mourir.
Il faut admirer le génie de Musset, parce que ses défauts ne sont que ceux de son époque.
3 décembre.
Mettre les points sur tous les i de l'infini.
La source se cachait comme si elle avait pleuré, pour de bon, de vraies larmes.
5 décembre.
-- Comment pouvez-vous déjeuner chez lui, puisque vous trouvez mauvais ses livres ?
-- C'est comme si vous me disiez : « Puisque vous aimez ses livres, pourquoi dites-vous qu'on mange mal chez lui ? »
-- Guitry, dit Bernard, c'est comme un fil de cuivre rouge. On sent qu'il rend 95 % de l'électricité qu'on lui communique.
6 décembre.
Hier soir, chez Brandès. Blanc partout. Un feu de bois. Brandès s'efforce d'être aimable comme on s'efforce d'être spirituel : seulement, elle y arrive. Des livres de Barbey d'Aurevilly étrangement habillés, quelques-uns tout en or, d'autres avec des raies rouges, bleues, blanches, comme des guérites nationales. Et des dédicaces d'encre rouge-sang.
Bernard nous raconte une fable que devait écrire Allais. Un singe et un perroquet. Le singe dit :
-- Je suis agile et malin. Je ressemble à un homme, etc., etc.
Et il développe jusqu'à ce que le perroquet l'arrête en lui disant :
- Oui, mais, moi, je parle.
-- Eh ! bien, et moi ? dit le singe. Qu'est-ce que je fais donc depuis un quart d'heure ?
Et je dis :
-- Et moi qui avais apporté mon manuscrit ! Et voilà minuit et demi !
Naturellement, on me fait rester. Ils lisent, et il me semble qu'ils ne feront jamais que lire un peu mieux que moi. Et, quand même, Brandès trouve que Guitry en dit trop. Et elle s'inquiète : comment va-t-elle tout écouter ?
8 décembre.
Brandès dans La Vassale. Le foyer de la Comédie-Française. Je m'attendais à quelque chose de grand et de luxueux : ça a l'air d'un foyer pour ouvriers mineurs. On baisserait la tête. Très, très gentille.
-- Vous savez, vous me faisiez peur. J'ai joué pour vous. Et comment me trouvez-vous ? Il me semble que j'ai fait des progrès, depuis Les Tenailles ?
-- Oui. Plus d'abandon, plus d'humanité.
Autour d'elle, des amis et des amies : le vieil abonné à figure rose, le vieux général inévitable, et le jeune homme godiche qui n'ose pas s'approcher.
-- Mais, que je vous présente, dit-elle. M. Jules Renard.
- Oh ! ça ne dit rien.
Des voix :
-- Si ! Si ! Beaucoup ! Plaisir de rompre!
-- Ne faites donc pas le modeste ! me dit-elle.
Je la quitte, et j'ai le courage de mettre mon chapeau avant que de franchir l'huissier.
Des bûches de bois impressionnantes. De hautes pincettes rigides comme une pièce de Paul Hervieu, mais des rideaux sales, sales ! Les abonnés doivent se moucher dedans.
Une jeune femme se présente de la part de plusieurs de mes amis. Pressée, elle cite Mayer. Voilà : elle a écrit dans La Vie parisienne des choses drôles, et, comme c'était drôle, on lui en redemande. Elle ne veut pas. Elle voudrait écrire des choses sérieuses au Mercure de France. Elle ne veut pas arriver par les vieux bonshommes. Elle est indépendante, fille unique ; elle écrit, non pour l'argent, mais pour se faire un nom. Malheureusement, pour se faire un nom, il faut être connu.
-- Oui, dis-je. Je sais : le cercle vicieux.
D'abord, elle voulait faire du théâtre. Tout de suite elle a vu qu'elle n'avait aucun talent.
-- Vous êtes dure, lui dis-je. C'est plus difficile que ça, de s'apercevoir qu'on n'a aucun talent.
Elle a un regard obstiné, une grande bouche, des lèvres rouges. Elle n'est pas jolie. Je suis flatté quand même. Elle s'en va. Je ne sais pas son nom.
C'est fini. Je n'ai plus rien à dire. C'est le désastre. C'est une catastrophe de silence. Je ne peux pas faire le moindre effort d'imagination : elle ne soulèverait pas une paille.
C'est si facile à une femme de se faire aimer ! Nul besoin d'être bien jeune ni bien jolie. Il n'y a qu'à tendre la main d'une certaine façon et l'homme y met tout de suite son coeur.
On dit toujours qu'on est lu en Allemagne pour se consoler de ne pas l'être en France.
L'hiver, quand, au coin d'une borne, une femme donne à téter à son enfant, on n'est pas obligé de croire que le sein est en caoutchouc, et l'enfant en carton.
-- Désormais, dit Bernard, je remplacerai mon domestique et je dirai moi-même : « Je suis servi. »
9 décembre.
Nos morts reviennent au foyer et revivent dans les flammes que nous regardons avec tant de mélancolie.
-- Non, non ! Merci ! Pas ce soir. Je ne fume que quand j'ai bien dîné.
Mes enfants, pour tout héritage je vous laisserai mon âme, par écrit.
14 décembre.
On peut voir votre âge à vos dents, et vos dents ont l'âge d'or.
Une couverture d'orange, dit Baïe.
Comment voulez-vous qu'un homme qui n'élève jamais la voix puisse passer pour un homme de génie ?
Il arrive que je me sens Démosthène, -- avec ses cailloux dans la bouche.
Je ne veux rien écrire sans émotion, et j'ai l'émotion paresseuse : j'écris donc très peu.
15 décembre.
Répétition générale des Mauvais Bergers. Dans la loge de Guitry, ils étaient tous : Mirbeau, Hervieu, Rodenbach, La Jeunesse, les enthousiastes, les « vies frénétiques ». Si, pris d'une pitié profonde pour les humbles et les pauvres, j'avais serré la main de Firmin, qui est le domestique de Guitry, tout ce monde-là aurait pouffé de rire.
Les pièces socialistes me rendront fou. Le gros Bauër n'en a jamais vu d'aussi belle depuis un siècle. Mendès fait chorus. Tous sont de l'avis de La Jeunesse : « L'esprit de vérité, l'esprit de Dieu a passé par là. » Moi, j'ai envie de faire des excuses à Curel, dont je n'aimais pas Le Repas du Lion.
Et nous sommes tous des lâches, moi le premier, qui ne crie pas à Bauër, Mendès et La Jeunesse : « Vous êtes tous des fantoches ridicules, et, ce que Jean Roule crie aux politiciens dans la pièce de Mirbeau, il vous le criera quelque jour. Il vous criera : « Vous vous foutez bien des ouvriers ! Les députés ne nous donnent que des paroles, et, vous si nous demandons du pain et de l'argent, vous nous donnez des articles, mais c'est vous qui en touchez le prix. Et je n'ai pas tout dit encore ! A bas les Sarah Bernhardt, la grande passionnée, qui, aussitôt après être morte au cinquième acte, se relève et court à la caisse pour savoir combien ça lui a rapporté de mourir pour nous ! A bas Mendès, qui, après s'être fondu en eau à m'entendre gueuler, va réparer ses forces dans une brasserie et les reperdre ensuite avec des grues ! A bas Bauër, à qui sa pitié pour les pauvres rapporte 50.000 francs par an et le titre d'écrivain d'avant-garde ! A bas tous, tous ! Rendez l'argent, les honneurs, la gloire même ! Ce n'est pas seulement du pain que nous voulons, mais de votre pain. C'est la moitié que je veux. Je ne me contenterai que d'une moitié. Oui ! Je te laisse l'autre. Si vous n'êtes que des artistes, je n'ai rien à dire, moi. Je ne suis pas un artiste. Je ne vous comprends pas, mais je vous respecte, je vous salue poliment, et je passe. Mais, si vous prenez en mains ma cause, j'ai le droit de vous taper sur le ventre et de vous dire : « A nous deux ! Causons un peu ! » Si vous dites : « Nous ne sommes pas des esprits étroits : nous sommes des hommes d'idées », nous vous crierons que nous ne comprenons pas ces nuances, et, pour toute raison, nous allons vous casser la gueule et vous trouer la peau. Vous êtes bien fiers, parce qu'au lieu de dire vos bêtises à une tribune vous les dites dans des journaux, ce qui ne vous empêche d'ailleurs pas de proclamer avec pompe, à l'occasion, que le journal est et doit être une tribune. Et à bas Jules Renard, l'homme heureux, le propriétaire qui se plaint toujours et qui n'est qu'un égoïste et un hypocrite, car, s'il dit à sa femme et à ses enfants : « Soyez heureux ! » il leur dit aussi : Soyez heureux comme je l'entends, du bonheur qui me plaît à moi ; sinon, gare à vous ! »
-- Tout cela est gros, gros, dit Mallarmé, et ces acteurs, qui veulent jouer la vie, ne donnent rien de la vie. Ils ne peuvent même pas donner la vie d'une causerie de salon, même pas d'un pli d'étoffe. Et puis, au théâtre, la vie me choque. Ma vie à moi me fait mal ; ses petits drames usent trop ma sensibilité pour que je trouve une saveur à leurs fausses imitations. Elles offensent ce que j'ai de pudeur. Oui, tous ces gens-là me semblent se mêler de ce qui ne les regarde pas. Je n'aime que les drames de Wagner et les ballets ; et je préfère ceux-ci, parce qu'ils sont l'expression de la vie d'un autre monde.
-- Si j'avais vingt ans, dit Clemenceau, je poserais une bombe sous tous les monuments publics.
On dit ça, monsieur Clemenceau, quand on a soixante ans.
Sarah Bernhardt a inventé le rideau qui peut se relever le plus commodément pour la demi-douzaine de rappels.
Je hais ce public dont je suis, et qui tache mes impressions et mes émotions. Je hais cette manière de me prendre et de me crisper les nerfs. Ah ! comme un seul beau vers aurait remis tout cela en place !
Georgette Leblanc. Une grosse, grosse émotion. Le cerveau congestionné, l'âme me monte aux yeux. Mallarmé me dira tout à l'heure : « Je suis heureux, monsieur Renard, que nous ayons pu admirer ensemble une belle chose. »
Une femme gracieuse ou très belle, vêtue de soie noire. Une voix qui passe d'un étage à un autre sans se servir de marches. Trois rideaux de serge verte, une musique invisible, un laurier : c'est plus fort que Sarah Bernhardt. Un jeu parfait, sauf quelques petits mouvements de tête et des frappements de pied inutiles. Le geste prolonge le chant. Il ne faut pas applaudir quand on n'entend plus rien : il faut suivre d'un oeil douloureux le geste qui termine, qui se meurt là-bas, dans un lointain d'angoisse. On se croit dans la forêt, et l'on est la proie de la forêt, et la cognée d'un bûcheron qu'on ne voit pas vous frappe au coeur.
-- Mais c'est une femme de génie ! dis-je.
-- Oh ! dit Muhlfeld, vous exagérez.
Tout de suite, je suis un peu honteux.
La musique est un art qui m'effraie. Je me crois dans un tout petit bateau sur des vagues énormes. Ce qui me révolte contre la musique, où je suis ignorant, c'est que de petits juges de paix de province en sont fous. De quoi ces gens-là peuvent-ils être fous ?
16 décembre.
Alphonse Daudet est mort. On le quittait. Il vous déshabillait aux yeux de ceux qui restaient là. Arrivé au bas de l'escalier, on avait la sensation d'être tout nu.
-- Il est toujours prêt à se jeter par la fenêtre, disait-il de Léon.
On s'occupe trop de la mort. Il faudrait tâcher de ne pas s'apercevoir qu'elle passe : elle reviendrait moins souvent. Elle n'a aucune espèce d'importance.
Un petit mystère. Je lui ai souvent demandé son portrait : il n'a jamais voulu me le donner.
Notre tristesse : une belle femme, belle de pâleur, penchée sur une feuille de papier blanc et tenant une plume à la main. Elle ne peut pas écrire. Elle regarde au loin.
J'ai vu un mort. Il était mort en héros. Non ! Pas en héros : ce mot a quelque chose de faux. Il est mort avec la simplicité d'un arbre. Je me sentais une lucidité qui, seule, me faisait mal. Quand je réussis à pleurer, je compris bien que ces larmes n'étaient pas de moi, mais de l'humanité qui se croit forcée de pleurer à certaines heures.
Je soussigné chez le concierge, ce matin : « L'homme est un arbre qui va refleurir ailleurs. »
18 décembre.
Chère madame Félicia-Mallet-dans-son-répertoire. Poil de carotte vous embrasse, comme c'est son droit.
Il avait un peu peur quand vous vous frappiez si magnifiquement la poitrine.
Il croyait entendre sonner le trousseau des clefs de votre coeur.
Le Pain de ménage. Jeudi dernier. Fixation du texte. Petits bouts de mots offerts à Brandès comme des bonbons.
-- Maintenant, dit Guitry, prenons garde. Nous nous emprisonnons dans vos jolies phrases comme dans des habits trop collants. Si nous continuons, nous finirons par faire, d'une chose charmante, une chose embêtante.
-- Déboutonnez-vous, dis-je. Jouez ! Jouez !
Déjeuners où l'on ne s'assied pas soi-même, car un domestique grave est là pour rouler sous votre derrière le fauteuil pesant. Quand je n'enfile pas bien la manche de mon paletot, j'ai la naïveté de demander pardon au domestique.
Bien ! Bien ! Une autre fois, si un charbon roule du foyer sur le papier, je me dirai : « C'est l'affaire du domestique », et je laisserai le tapis brûler.
Bernard avait apporté un petit bout de fleur. J'eus tout à coup l'impression que mes mains étaient bien vides.
Mirbeau, une peau de lion pour descente de lit. Une gueule ouverte qui n'avale rien, des dents superbes qui ne mordent pas, du rouge au coeur, mais c'est une bordure d'Andrinople, une queue flasque, prétentieusement ramenée sur le flanc.
Il croit que, pour casser les vitres, il suffit d'y jeter des pierres.
Son éloquence est à la vraie éloquence ce que Mirbeau est à Mirabeau.
-- Vous ne trouvez pas, dit Guitry, que c'est une mode stupide de crier le nom de l'auteur à la fin d'une première, comme si tout le monde ne le savait pas ?
Duguesclin. Il ne tarda pas à atteindre à l'âge de neuf ans.
Je ne me suis pas lavé les mains depuis Ponce-Pilate.
Quel cou ! Quel cou ! Elle a trop de cordes à sa lyre.
Trianon. Des Folies-Bergère de province. Un beau poëte, les mains dans les poches, dit des âneries. Comme les gens n'en finissent pas de s'asseoir, il se croise les bras et attend. Il mâchonne quelque chose derrière ses doigts qui frisent sa moustache, et il s'en va lentement pour entendre si on l'applaudit : mais on le siffle.
Une belle tête de vieux financier à la barbe d'argent.
20 décembre.
Le cimetière de Lormes : c'est là que je voudrais mourir, et vivre dans l'éternité.
23 décembre.
Malgré les efforts de M. Rod, le sens de la vie nous manque toujours.
On ne meurt pas. La mort, c'est encore de la vie couvée.
-- Est-ce que, mille tantes, ça vaut une maman ? demande Baïe.
La mort, pour mon compte personnel, je l'ai regardée en face vingt-deux heures de suite. Si elle nous voyait pleurer, elle se tordrait.
Les poissons apparaissent sur l'eau et jettent un éclat bref, comme les souvenirs remontent à fleur de mémoire.
Des sortes de rêves que je fais debout, comme si toute mon inconscience chassait ma conscience et se mettait à sa place. Ces images brusquement venues, je ne les connais pas. Et, comme je ne peux les nier, qu'elles sont bien là, en moi, il faut croire qu'elles sont d'un autre moi, et que je suis double.
25 décembre.
Rides, des sourires gravés.
Hier, pas pensé à mon père. Je ne le fais aujourd'hui que pour me reprocher de n'y avoir pas pensé hier.
Des chevaux de luxe dont la peau semble du même cuir que leurs guides et leurs harnais.
Musset s'adresse souvent à quelqu'un : le Christ, Voltaire, pour avoir l'air de dire quelque chose.
Le plaisir, non de rompre, mais de s'allonger : voilà leurs pièces en cinq actes.
Oui, il aurait beaucoup d'esprit ; mais il est si malpropre que son esprit ne peut pas arriver au bout des ongles, à cause du noir.
Ah ! pas de plaisanteries sur l'année bissextile, hein ?
27 décembre.
Ils me disent tous :
-- Quel grand bonhomme de théâtre vous ferez !
Et je sais qu'ils se trompent, et je sais pourquoi.
28 décembre.
Cyrano. Des fleurs, rien que des fleurs, mais toutes les fleurs à notre grand poëte dramatique !
On ne savait plus. On barbotait. L'invasion du socialisme au théâtre déroutait les plus indifférents. L'artiste devrait-il donc s'occuper de ce qui ne le regarde pas, poser gauchement des problèmes insolubles, et s'abaisser à savoir quotidiennement le prix du pain ? Aurions-nous des Musset économistes et des Marivaux apôtres ? D'un seul coup de cothurne Rostand a repoussé ces ordures et, d'un seul effort, remis debout l'art isolé, souverain et magnifique. On va pouvoir encore parler d'amour, se dévouer individuellement, pleurer sans raison, et s'enthousiasmer pour le seul plaisir d'être lyrique.
Notez que la Providence -- décidément, il y a un Dieu -- a voulu que cette belle restauration de l'art se fît entre le théâtre des Mauvais Bergers et le théâtre des Deux Gosses, à égale distance des fausses pensées et des faux rires mêlés de fausses larmes.
Ainsi, il y a un chef-d'oeuvre de plus au monde. Réjouissons-nous. Reposons-nous. Flânons. Allons de théâtre à théâtre écouter les dernières niaiseries : nous sommes tranquilles. Quand il nous plaira, nous retrouverons le chef-d'oeuvre. On peut s'y appuyer, s'y abriter, s'y sauver des autres et de soi-même.
Comme c'est une preuve de santé, la fièvre ! Comme je suis heureux ! Que je me porte bien ! L'amitié de Rostand me console d'être né tard et de n'avoir pas vécu dans l'entourage familier de Victor Hugo.
Je vous jure qu'en toute lucidité je me sens bien inférieur à ce beau génie lucide qu'est Edmond Rostand.
Dumény :
-- En a-t-il, dans son sac, cet animal-là ! En a-t-il !
-- C'est plus beau que le quatrième de Ruy Blas ! dit Mendès qui pleure.
Nous nous embrassons, Rostand et moi, malgré nos chapeaux.
-- Il est si gentil ! Il a tant travaillé ! Ça lui était bien dû ! dit sa belle-mère.
-- Mais, madame, peu nous importe. C'est un homme de génie, voilà tout.
Oui, nous aurons du succès, tous les succès qu'on peut avoir : jamais nous ne soulèverons une foule comme ça. Tout ce que je pourrais lui dire, c'est : « Ah ! mon ami, je vous attends à la prose. »
La supériorité de Rostand, c'est qu'il nous accable et que nous ne trouvons rien à lui dire. Si nous avions fait son Cyrano, il nous trouverait quelque chose, lui.
30 décembre.
-- Cyrano. Première. C'est le triomphe d'hier, avec un léger tassement. On est fatigué. On n'a plus que la force de faire des grâces dans le fauteuil, comme des femmes charmées. Lemaitre se délecte et Sarcey exulte. Lemaitre me présente à lui. Il m'effraie un peu, ce monument à voix énorme. Comme Lemaitre lui dit, à propos des spectacles avant-dîner :
-- Vous verrez ça, vous.
-- Je serai mort, répond Sarcey.
-- Vous êtes immortel, dit Lemaitre.
-- Non ! Il n'y a que le bon Dieu qui soit immortel. Moi, je ne suis que l'oncle.
Et il rit énormément.
Lemaitre dit à La Jeunesse :
-- Enfin, mon ami, pourquoi faites-vous toujours une tête comme ça ?
-- Je ne la fais pas quand je suis seul, chez moi. Je ne la fais que dans le monde, au milieu des imbéciles.
Moment de stupeur, et Lemaitre finit par dire :
-- Vous n'avez pas de chance. Vous êtes bien mal tombé, ce soir, au milieu de nous.
Marinette a son succès de fraîcheur, drapée de dentelles, et pareille à une République fine.
Dans la loge de Coquelin je dis à Rostand :
-- J'aurais été bien heureux si nous avions pu être décorés tous les deux le même jour. Puisque ce n'est pas possible, je vous assure que je vous félicite sans envie.
Ça, ce n'est pas vrai ; et voilà qu'en écrivant ces lignes je me mets à pleurer.
Ah ! Rostand, ne me remerciez pas de vous tant applaudir, ni de vous défendre avec passion contre ce qu'il vous reste d'ennemis !
Mon âme n'est pas tant que vous croyez ravie :
Je fais comme je peux pour cacher mon envie.
Heureusement, par je ne sais quel malentendu, il y a, près de moi, au premier rang des fauteuils de balcon, huit fauteuils vides qui me consolent. (Voilà qui est exagéré. Ah ! peut-être que jamais l'homme n'a dit un seul mot vrai !)
Sarah Bernhardt entre.
-- Rostand, Rostand ! Où est Rostand ?
- Il est déjà retourné à La Renaissance, lui dis-je.
-- Vous êtes bête, dit-elle.
Et je ne suis pas bien sûr que ce soit une parole aimable. Puis elle dit :
-- J'ai pu voir le dernier acte. Que c'est beau ! Acte par acte, mon fils me tenait au courant, dans ma loge. Je me suis dépêchée de mourir. Enfin, me voici. Je suis dans un état !... Regardez mes larmes. Regardez ! Regardez ! Je pleure.
Et tout le monde a envie de lui dire : « Mais non, madame ! Je vous assure. » Puis, elle se précipite sur Coquelin, lui prend la tête entre ses deux mains, comme une soupière, et elle se penche, et elle le boit, et elle le mange.
-- Coq ! dit-elle. Oh ! grand Coq !
Et elle lui a déjà écrit cette lettre que Le Figaro cite, un chef-d'oeuvre sur parchemin de crocodile :
« Je ne puis te dire ma joie pour ton -- notre -- triomphe d'hier et de ce soir. Quel bonheur, mon Coq ! Quel bonheur ! C'est l'art c'est la beauté qui triomphent. C'est ton immense talent ! C'est le génie de notre poëte ! Je suis si heureuse, oh ! si ! Je t'embrasse, le coeur battant de la plus pure des joies et de la plus sincère amitié. Sarah. »
Enfin, Rostand ! Et elle le prend pour elle seule, toujours par la tête, mais, cette fois, comme une coupe de champagne, mieux : une coupe d'idéal.
Chez Maire. Rostand nous rejoint, puis Coquelin. Je me rattrape. Je répare mon enthousiasme.
-- Accordez-moi que j'ai le droit d'être le plus fatigué, dit Coquelin.
-- Oui, après les spectateurs.
-- Vous m'avez écrit une lettre qui est un chef-d'oeuvre, dit Rostand. Si jamais vous dites du mal de moi, je la fais imprimer.
-- Mais on me saurait peut-être plus de gré d'avoir dit du mal que d'avoir écrit la lettre.
Quelqu'un a dit à Rostand : « En aviez-vous, en aviez-vous, des muses, dans votre berceau ! »
-- Je n'ai pas assisté à un pareil triomphe depuis la guerre, dit un militaire.
-- Mais, lui dis-je, je croyais que nous avions été battus ?
Je dis :
-- Je vais casser ma plume.
-- Ne faites pas ça !
-- Oh ! J'en ai une pleine boîte !
Coquelin en lunettes a l'air d'un notaire de province, et il a beau faire : il a toujours cet air-là. Il manque de panache. Il est vieux jeu, de geste et de talon. Supérieur à son rôle, il le coupe en tranches de vingt rimes. Il ne les lance pas : il vous les flanque à la figure. Il est heureux, étant laid, de pouvoir parler comme un amoureux.
Il avait une voix de trompette, et Rostand lui a collé au milieu du visage la trompette elle-même.
Chez Guitry. Mirbeau trouve que Rostand a des qualités, mais Cyrano l'agace. C'est physique, chez lui. Il va faire un article contre Sarcey. Il lui dira : « Il ne vous reste qu'à mourir, mais chez vous, pas au théâtre. Pensez donc ! Si vous êtes frappé d'apoplexie dans les fauteuils d'orchestre, comment fera-t-on pour vous sortir ? »
Le Passé, de Porto-Riche. Ça a l'air de la preuve du triomphe de Rostand. Quelle langue ! On y dit : « Madame, c'est une calomnie que vous articulez-là. » Et puis, j'ai en horreur ces gens qui veulent donner un air de noblesse aux saletés qu'ils font.
Chez Léon Blum. Milieu hostile à Rostand. Comme je dis : « C'est votre poëte, Mesdames. Vous allez toutes l'adorer », une petite dame noire, un joli petit corbeau juif, me dit :
-- Ah ! vous croyez ?
Et elle parle, du reste avec intelligence, des ridicules de Rostand dans ses vers de la Revue de Paris, et du génie de Musset.
-- Vous devriez, dit Blum, vous qui avez de l'influence sur Rostand, l'empêcher de faire autre chose que du théâtre. Surtout, qu'il ne publie pas ! Il se perd. La désillusion est trop forte.
Le chêne et le roseau.
-- C'est égal ! dit un chêne voisin du chêne déraciné. J'aime encore mieux être chêne.
-- Je ne donne jamais plus de 35 sous au cocher, dit-elle, mais je lui fais un gracieux petit salut.
Une phrase qui vibre court, comme un fil de fer trop tendu.
Je n'ai qu'un génie régulateur.
Parler en italique.
Noir sur noir, comme un corbeau dans la nuit.

 

 

Année : 1898

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016