BIBLIOBUS Littérature française

Année : 1892


2 janvier.
Un poëte symboliste lit à un de ses amis la description d'une maîtresse.
-- Est-il possible, s'écrie l'ami, de massacrer ainsi une femme !
Dire qu'il nous faudra mourir, qu'il nous est impossible de n'être point nés !
Les dossiers du jeune conducteur d'hommes. On les ouvre : ils contiennent des cartes du jour de l'an.
Ah ! si l'on pouvait, monté sur une chaise coller son oreille à la lune ! Que de choses elle nous dirait !
3 janvier.
Mot de mari à une femme : Enfin, voyons, combien as-tu d'amants ?
4 janvier.
Le mouvement de l'artiste qui se retire à pas doux, écoutant si on l'applaudit.
Dis tout ce que tu voudras de Boileau : n'empêche que tu le connais, tandis que, lui, il ne te connaît pas.
Tomber sur un livre à regards raccourcis.
Raynaud parle de Léon Bloy. Quelqu'un lui est-il présenté ?
-- Vous êtes un imbécile, monsieur.
Et il ajoute, selon la figure qu'on fait :
-- C'est ma façon à moi d'éprouver les inconnus. Je commence par leur dire des sottises.
Ou bien il dit à l'effronté :
-- Monsieur, qui voulez me parler, je ne suis pas riche, et mes quarts d'heure se payent.
5 janvier.
C'était un homme aigri... par le succès.
Je travaille beaucoup afin que, plus tard, quand je me retirerai dans mon village, les paysans me saluent avec respect, si je me suis enrichi dans la littérature.
-- Le Figaro, ce supplément du Mercure, dit Rachilde.
6 janvier.
Vallette me dit :
-- Je suis très heureux, et je vis en ménage comme un petit bourgeois à 1700 francs. Rachilde et moi, nous nous emboîtons bien, cérébralement. Nous sommes égaux. Le monde, je sais ce qui s'y passe, le mardi, et Dubus, ce Mercure du Mercure, m'apporte les nouvelles du dehors. Rachilde est une femme d'un esprit vraiment hors ligne. Elle ne sait pas le diriger, pratiquer la vie, voilà tout. Puis, elle a sa légende, que rien ne détruira. C'est au point que, dans L'Enquête de Huret, aucun de ses amis n'a parlé d'elle. Ils l'ont oubliée par lâcheté, simplement... Schwob se rend-il compte que sa nouvelle, La Peste, est dans Edgar Poe ? Est-ce là un curieux cas de réminiscence mêlée d'oubli ?
Je vois en vous deux Renard : le Renard de la notation directe, et le Renard de la déformation des types. Je ferai un article là-dessus, et, quand je l'aurai fait, ce sera fini. J'aurai dit tout ce que je voulais dire sur vous.
Gourmont subit deux grandes influences, celle de Villiers, et celle des mystiques latins. Il est d'ailleurs incapable d'expliquer ce qu'il fait.
Quand Minhar osera, on verra ; mais il a encore peur.
La bouche de Dubus : une bouche articulée pour fontaine publique, d'où sort un jet continu de paroles.
Personne ne lit le Mercure, personne des lecteurs vulgaires ; mais il est possible que le Mercure soit un jour une mode, et qu'on l'achète comme on va au Grand Prix.
-- Dans La Cave de Bîme, me dit Vallette, la cave de Bîme est de trop. Vous avez été trop clair. Pauline devait faire le pari d'aller quelque part, jusqu'à la croix par exemple, une croix dont la réputation malfaisante serait excessivement vague. Il est évident que, si vous précisez le danger, le trouble est moindre, ce trouble si cher à Schwob !
Leclercq, poëte français.
-- Moi, me dit-il, je voudrais avoir une attitude, être un monsieur qu'on définit en trois mots. Je voudrais vivre sans séparer les choses, les concentrer toutes. Je crois aux Idées, avec un grand I, au Désir, avec un grand D, en Dieu, parce que je le conçois. Je regrette qu'on ne porte plus d'épée au côté, et j'ai des rêves dramatiques. Vous ne nous suivrez pas, mais les jeunes hommes de demain seront pour nous. Ils vivront et, parce qu'ils voudront le bonheur, tout le bonheur, ils seront heureux. Je fais un roman. Il n'est pas commencé, mais vous verrez ! Vous me prenez pour un Don Quichotte, mais je suis un Don Quichotte habile.
Opinion de Prévost sur moi, à Marcel Boulenger : « Un timide un peu fermé. » Il m'a vu une fois, une seconde ! « Du reste, tout à fait inférieur dans ses Sourires pincés, et qui tombera dans le journalisme. »
Je vis l'écaillère d'huîtres. Elle les vidait de leur eau de mer et y mettait un peu d'eau douce avec une pincée de sel. Le public aime mieux ça, me dit-elle.
Chaudes ! Chaudes ! les petites femmes.
Une tuile, une élégante ardoise.
Vivre dans sa tour de bois.
Bernot, marchand de vins : « Mon cher, il y a aussi un côté artiste dans notre métier : lire sur les physionomies. »
12 janvier.
Hier, au Gil Blas, Ajalbert m'attire dans un coin, et ses lèvres par instant collantes prises l'une à l'autre, me fait part d'un grand projet : un périodique fondé par Dentu et six d'entre nous : Ajalbert, d'Esparbès, Allais, Courteline, Schwob et moi. Comme j'espère bien que le projet tombera dans l'eau, je promets tout ce qu'on veut...
Écho de Paris. Jules Bois, François de Nion, Schwob...
-- Je ferai, me dit Schwob, un article sur L'Écornifleur, long ou court, où je prouverai que vous êtes un mystique.
-- Ce sera dur, dis-je.
A dîner, Schwob.
-- Daudet nous a raconté ceci. Il dînait chez Victor Hugo. Naturellement, le grand poëte présidait, mais il était à un bout de table, isolé, et les invités peu à peu se retiraient de lui, allaient vers la jeunesse, vers Jeanne et Georges. Le poëte était presque sourd, et on ne lui parlait pas. On l'oubliait, quand tout à coup, à la fin du repas, on entendait la voix du grand homme à la barbe hirsute, une voix profonde, venue de loin, et qui disait : « On ne m'a pas donné de biscuit !... »
Léon Daudet, intelligent, avec des côtés inquiétants. Il part dans une conversation, ou file d'un coin de salon à l'autre comme s'il obéissait à un ressort.
-- Je déteste, dit Schwob, les gens qui m'appellent « mon cher confrère », qui veulent absolument me mettre dans la même classe qu'eux.
Il dit encore :
-- Baudelaire, dans une brasserie disait : « Ça sent la destruction. » -- « Mais non, lui répondait-on. Ça sent la choucroute, la femme qui a un peu chaud. » Mais Baudelaire répétait avec violence : « Je vous dis que ça sent la destruction ! »
15 janvier.
Ces soirées chez Daudet ! Ce qu'on y entend de plus intéressant :
Goncourt : « Maupassant a du métier. Il réussit très bien la nouvelle normande, et encore y a-t-il dans Monnier des choses plus drôles que son Cochon de Morin. Mais ce n'est pas un grand écrivain ; ce n'est pas ce que nous appelons, nous, un artiste. »
Qui ça, nous ? Il répète : « Ce n'est pas un artiste », regarde autour de lui pour voir si on proteste, mais personne ne proteste.
Daudet : « Ce qui l'a tué, mon cher, c'est le désir de faire un livre de plus que les autres. Il se disait : Barrès a publié, Bourget, Zola ont publié, et moi, je n'ai encore rien publié cette année. Voilà ce qui l'a tué... »
La main de Goncourt a une douceur d'édredon humide.
A Paris, il y a des cafés où l'on ne sert rien aux femmes seules. Elles sont obligées de dire qu'elles attendent un homme, et les pauvres grues même sont gênées. Hier une actrice du Théâtre d'Art, au café Weber, qui attendait depuis des heures sur sa banquette avec une autre femme, a profité de notre sortie pour sortir aussi ; et elle a prié Schwob de faire le simulacre de la reconduire à une vague voiture.
21 janvier.
Schwob a une manière ingénieuse de prouver qu'il s'intéresse à une conversation : c'est de toujours faire répéter deux ou trois fois ce qu'on lui dit.
Un beau parleur, c'est un homme qui jongle très bien avec des boulets vides.
25 janvier.
Ah ! les grands jours de petits ennuis ! Le tire-bouton n'attrape aucun bouton, mes bretelles font vrille sur mon dos et ces loques, c'est mes chaussettes. Mes yeux renvoient les images, et tous mes sens ont mal. Je n'ai plus que le plaisir de dire des paroles dures à Marinette qui, de peur de m'agacer, n'ose pas faire un mouvement. Où est la corne ? Quant à ma cravate, depuis que je suis au monde je n'ai rien vu de plus grotesque que cette cravate-là. Et le poids de mes vêtements alourdis m'accable.
26 janvier.
Aujourd'hui, tête en ciment, cervelle de plâtre. Pas pu écrire une ligne. Je crache nègre. Je rends du noir comme une seiche. Rien ne m'arrive, ni lettre, ni visite, ni mon travail. Une traite, même, que j'attends, ne vient pas. Et toujours ce petit battement à fleur de peau dès que mon vêtement me touche trop. Devant moi, sur un balcon, une vilaine petite négresse qui secoue des tapis. Pourquoi ne retourne-t-elle pas sa peau, sa peau de soulier mouillé qui ne veut pas reluire ? J'attends l'inspiration, comme une pompe. Imiter la nature, je veux bien, mais qu'elle commence !
27 janvier.
Il faut que l'homme libre prenne quelquefois la liberté d'être esclave.
Mot d'un riche à un pauvre.
-- Tenez, mon ami, voilà un morceau de pain. Il n'y a que le pain dont on ne se dégoûte pas.
30 janvier.
Schwob me dit que Forain est enthousiasmé par L'Écornifleur, et que cela laisse loin derrière, comme cruauté, Bouvard et Pécuchet, pas comme talent, bien entendu. Oh ! il n'est pas question de talent. Il n'en a pas été parlé.
Certaines gens voient comme si leurs yeux étaient au bout d'une perche, très loin de leur cerveau.
Schwob a commencé son journal. Il me lit. Je retrouve, mais rédigées, des choses déjà notées par moi.
Rencontré Goncourt chez Ollendorff. Sa figure nous paraît plus fatiguée, comme mâchouillée par le temps. Il affecte, en parlant, de ne s'adresser qu'à Schwob. Il parle de son Journalqui lui attire des ennemis, surtout quand il veut être aimable ; mais c'est fini : le reste paraîtra après sa mort, dans trente ans, mettons vingt.
-- C'est à vous tuer !
-- On en arrivera là, dit-il, surtout quand l'homme de lettres gagnera de l'argent.
-- Ce qu'il faudra faire, dis-je, c'est la description de soi-même, comme vous faites celle des autres.
-- Comment procédez-vous ? demande Schwob.
-- Mon frère et moi nous écrivions, le soir, avant de nous coucher, ce que nous avions entendu dans la journée. Dame ! il fallait veiller. Je n'ai pas dit non plus mes idées politiques, mais j'ai une politique très curieuse.
-- Que de confessions la vôtre va nous attirer ! dit Schwob.
-- Oui ! Jusqu'à Gaston Jollivet que je viens de rencontrer, et qui m'a dit : « C'est drôle, votre Journal. Moi, je vais commencer le mien. »
L'Écornifleur va paraître, et Gloriette me dit qu'elle a rencontré... Mme Vernet. Il paraît qu'elle a engraissé et qu'elle ressemble à une boule. Toujours coquette mise à la dernière mode. Sa fille lui vient à l'épaule.
Préface de L'Écornifleur,
Je supporterais volontiers l'homme qui me dirait : « Regardez ! J'ai une belle barbe blonde. » Mais je ne peux pas souffrir l'homme qui me dit : « Vous savez, moi, je suis honnête. » Je sais que vous commettez, comme moi, au moins une indélicatesse par jour.
Je crois, tantôt à rien, tantôt à tout.
Je répondrai à ceux qui me demanderont pourquoi cette préface n'est pas en tête du livre : « Le roman, imprimé comme il l'est, a déjà trois cent douze pages. Ça aurait fait trop gros. Je n'ai pas d'autre raison à donner. »
Qu'est-ce qui nous sauvera ? La foi ? Je ne veux pas avoir la foi, et je ne tiens pas à être sauvé.
Peut-être la guerre rarrangerait tout, mais, si je reçois une balle, tout, en effet, sera arrangé, et, si je ne reçois rien, il m'aura été inutile de me déranger. Le Journal des Goncourt a fait un grand mal. Il semble que Barrès l'ait empiré. Il ne nous reste qu'à recommencer en exagérant.
On a voulu faire joli, puis féroce.
Féroce : des hommes-lions, tigres. Comme c'est drôle ! Nous n'avons pas même la bêtise des bêtes.
J'aimerais mieux ma famille, si elle avait commis un grand crime que je pourrais étudier ; mais, si j'avais commis le crime moi-même, alors, le bonheur de ma vie serait assuré.
Poseur ? Pourquoi ?
Ce n'est pas ma faute.
Ce livre froissera beaucoup de gens. Il m'a froissé moi-même, comme si mon âme eût été en papier. Je m'imagine que je n'ai pas été sincère. J'ai trop voulu l'être pour avoir réussi.
Des amis s'y reconnaîtront. Je pense que j'ai dit assez de mal d'eux pour les flatter.
Et puis, on vous dit : « Regardez la vie ! »
J'ai regardé, moi, les gens qui vivaient.
Après tout, je ne tiens pas à avoir vu juste. Avais-je les yeux sous verre ?
Il me semble que, bien lancé, j'écrirais la psychologie d'un chien, celle d'un pied de chaise. J'ai évité l'ennui.
Nous sommes tous de pauvres imbéciles (je parle pour moi, bien entendu), incapables d'être deux heures de suite bons ou méchants.
Si on avait le courage de se tuer !... Au fond, on n'y tient guère.
Le devoir ?... Ah ! non, laissez-moi tranquille.
Tout cela est banal.
1er février.
Schwob me dit : « Vous serez superbe quand vous serez chauve. »
4 février.
Il se prenait la tête par la nuque et la secouait sur la page blanche comme pour y faire tomber les mots pas mûrs, difficilement détachables.
6 février.
N'être pour soi pas trop sévère, et n'exiger des autres que la perfection.
9 février.
Darzens raconte :
-- Huysmans, invité chez Caze la veille du duel, faisait une théorie purulente sur tous les plats, sur le pain sans farine, etc. Mme Caze était désolée. Huysmans s'en aperçoit tout à coup et termine : « D'ailleurs, madame, c'est bien meilleur que si c'était vrai. »
12 février.
Il n'y a qu'une chose qui me gênerait : c'est mon propre mépris ; mais, matériellement, je ne peux pas me cracher à la face.
15 février.
On peut être un méchant cérébral ; on ne doit être bon que de fait.
M. Buchotte père. Parle de sa maladie, de son ennui, de sa vie passée quand il était instituteur, qu'il gagnait 600 francs, plus 25 comme chantre, plus 40 comme secrétaire de la mairie, de son passage dans une meunerie où il y avait une meule de 15 mètres de diamètre, de sa femme qu'il a attendue trois ans.
-- Nous nous étions dit que nous serions l'un à l'autre. Voyez-vous, c'est le sentiment. Ses parents voulaient lui faire épouser un agriculteur. Elle a préféré venir avec moi. Je ne pense pas qu'ils s'en soient repentis.
Mme Buchotte a la passion de son ménage. Elle chasse le grain de poussière, et en oublie de préparer le dîner.
-- Ma belle-mère, elle, a la manie des noyaux de pêches. Quand elle en a mangé une belle, elle va tout de suite en planter le noyau. Il y a des pêchers partout. Elle a aussi la manie des citrouilles et des choux, mais elle ne sait pas les planter, et elle croit que, plus elle en sème, et plus il en vient. Il faut que j'en arrache dès qu'ils sortent de terre. Moi, je taille mes arbres. Je les dirige. Je les pince. Je vois pousser les jeunes boutures, et, quand je mange un fruit à table, je peux dire : « Voilà un fruit que je connais. » J'en offre à ma belle-mère. Elle n'en veut pas, mais, quand ils sont tous mangés elle dit : « Eh ! ben, où donc qu'ils sont, les fruits ? Je n'en ai pas goûté, moi ! »
« Si j'étais en bonne santé, j'irais de droite et de gauche dire bonjour aux vieux amis que je suis resté longtemps sans voir, mais je mangerai bientôt les pissenlits par la racine. »
Il garde son chapeau à cause des rhumes, l'ôte souvent par politesse, et le remet tout de suite par prudence.
16 février.
Marcel l'Heureux se présente à moi. Jeune vieillard effaré, engoncé dans son pardessus, gelé par la (ou sa) littérature.
17 février.
Je disais à Albert que mes affaires marchent.
-- Ah ! moi je pousse aussi, dit-il. Me voilà membre du Grand Cercle, et j'espère être bientôt membre du Tribunal de commerce.
18 février.
Quand il se regardait dans une glace, il était toujours tenté de l'essuyer.
22 février.
Schwob raconte :
-- Mendès a dit devant témoins : « Je trouve L'Écornifleur très bien. Il faut que nous ayons Renard parmi nous. Reproduisez un chapitre dans notre Supplément. »
Moi : « Quel homme de talent, tout de même, que ce Mendès ! »
23 février.
Le geste embarrassé du monsieur qui a, entre le pouce et l'index, quelque chose venant du nez.
Haraucourt ayant fait du potin à la première de Germinie Lacerteux, Goncourt s'écria : « Oh ! moi qui lui trouvais tant de talent ! »
25 février.
Ça me ferait tant plaisir d'être bon !
29 février.
... Nos « anciens » voyaient le caractère, le type continu... Nous, nous voyons le type discontinu, avec ses accalmies et ses crises, ses instants de bonté et ses instants de méchanceté. Cette prétention de faire vrai, qu'ont eue tous les grands écrivains, nous l'avons plus forte de jour en jour. Mais approchons-nous de la vérité ? Demain ou après-demain nous serons faux, et ainsi de suite, jusqu'à ce que cet univers soit las d'être inutile.
3 mars.
On raconte devant Alphonse Allais que certains poissons vivent à de telles profondeurs que la lumière ne pénètre pas jusqu'à eux.
-- Et même, dit Allais, il leur pousse des visières vertes, un bâton à une nageoire, une besace sur le dos, et ils sont conduits par des petits chiens de mer.
4 mars.
Petites aménités rapportées sur L'Écornifleur.
-- C'est le livre d'un mufle. -- C'est une insulte à tout ce qui est honnête. -- Daudet : Où voit-on des femmes raccommoder des caleçons devant les jeunes hommes -- Goncourt : Mais, au contraire ! C'est très bien -- France à Schwob : Je trouve le livre admirable, mais comment voulez-vous que j'en parle à mes lecteurs !
Petite pique, hier, entre Schwob et moi, Schwob ne voulant pas que je reçoive les gens que je veux :
-- Quand il y a un tiers entre vous et moi, ça vous rend méchant, et moi aussi.
7 mars.
Schwob use le plus rarement possible de plume. Elles sont sales, comme trempées dans du cambouis, « mais » dit-il, « la plume qui ne va pas nous oblige à penser avant d'écrire ».
9 mars.
Hier, dîner de La Plume. Rares, les figures intelligentes d'hommes intelligents. Des laideurs étudiées comme des têtes de cannes. L'effroyable Verlaine : un Socrate morne et un Diogène sali ; du chien et de l'hyène. Tout tremblant, se laisse tomber sur sa chaise qu'on a soin d'ajuster derrière lui. Oh ! ce rire du nez, un nez précis comme une trompe d'éléphant, des sourcils et du front !
A l'entrée de Verlaine, un monsieur, qui se prouva imbécile quelques instants plus tard, dit
-- Gloire au génie ! Je ne le connais pas, mais gloire au génie !
Et il bat des mains.
L'avocat de La Plume s'écrie :
-- La preuve qu'il a du génie, c'est qu'il s'en fout.
Puis on apporte un peu de charcuterie à Verlaine qui rumine.
Au café, on le tire avec des « Maître », « cher Maître » mais il est inquiet, et demande ce qu'on a fait de son chapeau. Il ressemble à un dieu ivrogne. Il ne reste de lui que notre culte. Sur une ruine d'habit -- cravate jaune, pardessus qui doit être en plus d'un endroit collé a sa chair --, une tête en pierre de taille de démolition.
Cazals ; Lamartine enfant qui viendrait de faire joujou dans un ruisseau avec des choses pas propres. Un bout de dentelle lui pend au cou. Une voix pâteuse, et des mains molles qu'il faut rassembler par une poignée de main. Il me dit :
-- Venez donc, que je vous chante les pieds de Péladan, pour vous !
Mais j'ai bien autre chose à faire. Et puis, ça me semble si drôle, comme hommage sympathique, de me chanter les pieds de Péladan !
Charles Buet : le catholicisme en graisse et en crasse.
Son fils, un jeune homme très bien, qui a une bague, et qui est heureux d'avoir ses entrées dans les coulisses de la littérature.
Deschamps prononce mon nom. Aussitôt Scholl se lève, vient à moi et me dit, avec compliments abondants :
-- Hier, j'étais dans la loge de Félicia Mallet. Elle lisait votre livre. Elle m'a dit : « Mais lisez donc ça, c'est admirable ! » Et je suis de son avis. Et puis, vous avez renouvelé un mot. Il va rentrer en circulation. Savez-vous que j'ai dû le chercher dans le dictionnaire ?
Je dis : « Oui ! Oui ! Maître ! Maître ! » Et tous les regards fixés sur moi sont des flèches de plomb.
On chante, et tous les mac-nabêtis défilent. C'est assommant, à la fin, cette mode de scier du lard gravement.
Deschamps dit :
-- Si vous croyez que ça m'amuse !
Et ce dîner. Les mains noires du garçon, les choses noires des assiettes, ce gigot laineux mangé dans des soucoupes... Willy va faire des provisions chez le charcutier voisin. C'est drôle ! Seulement, il ne les mange pas, et les saucissons brandis ne sont que prétextes à clameurs...
En revenant avec Rachilde, nous parlons de ce cerveau incompris, méconnu, qu'elle est, et de notre stérilité. Étrange ! Il est tel livre qui nous semble beau, pour lequel nous avons du goût, dont la lecture nous séduit, et cependant nous ne voudrions pas l'écrire. Parce qu'il est inutile d'écrire ces choses-là ? Bien étrange !
-- Alors, dit Remâcle, vous croyez que la femme est simple ?
-- Mais oui ! Je voudrais faire, dis-je, un livre où la femme serait présentée comme un être simple, en opposition avec la femme-labyrinthe de ces dernières années littéraires.
La morale du dîner, c'est que le restaurateur s'est aperçu qu'au moins seize d'entre nous n'avaient pas payé.
-- C'est beau, le génie ! dit Dubus. Ça donne le droit d'être un cochon, et d'imposer ses vices et ses poux. On trouve ça naturel.
Ah ! parmi nos petites gloires lumineuses, que de bouts de chandelles !
Les yeux de Verlaine comme écrasés sous la pierre du front.
14 mars.
Est-ce que le fils de Verlaine ressemble à Rimbaud ?
Vallette raconte qu'étant tout petit, par excès de trouble, il essuyait ses pieds en sortant de chez les gens.
On demandait à Verlaine :
-- Maître, par où avez-vous le plus péché ?
Il ne répondit pas, mais il leva l'index et le retourna la pointe en bas, dans une direction « parlante ».
-- Il y a dans Verlaine, dit Schwob, un honnête homme, un citoyen, un patriote, qui croit à l'utilité de sa vie, dit : « Moi, j'ai donné de la gloire à la France », et voudrait être décoré.
15 mars.
Analyser un livre ! Que dirait-on d'un convive qui, mangeant une pêche mûre, en retirerait les morceaux de sa bouche pour voir ?
19 mars.
Mendès me demande où j'en suis du roman que j'ai promis ; je réponds que je n'ai pas fini, et Courteline que je n'ai pas commencé. Étendu sur un divan, Mendès m'exhibe et me promet de reproduire L'Écornifleur dont Henry Simond me fait des compliments. Schwob se sauve. J'ai bien envie d'être ailleurs...
21 mars.
Snobisme. Ils sont tous les deux, n'ont pas d'enfants, veulent en adopter un qu'ils sont en train d'idiotiser. A table, il n'a pas le droit d'avoir envie de pisser. La phrase qu'il a le plus entendu, c'est : « Georges, ne fais donc pas ça ! » Il gâterait son costume de 80 francs.
En tête à tête, Monsieur veut que Madame dîne en robe à queue, décolletée, avec des fleurs au sein. Il a aussi, sur l'avenue du Bois, la préoccupation que son cheval ne se laisse pas dépasser. Il y réussit et, le reste de la journée, il en demeure « tout raide ».
J'ai envie de faire une monographie de la taupe.
Et sa bosse qu'on eût prise pour le carton de son chapeau.
26 mars.
Il voudrait donner à manger aux mots dans le creux de sa main.
30 mars.
Un mot de Gabrielle Rachilde. Elle appelle une meringue : un gâteau à la coque.
C'est tout de même drôle que je ne puisse pas lire sans bâiller deux pages de Thackeray, dont j'ai l'humour, paraît-il.
1er avril.
Renoncer absolument aux phrases longues, qu'on devine plutôt qu'on ne les lit.
2 avril.
Aperçu Baju : une réduction de sa légende.
Il a pour lui l'éternité, montre en main.
4 avril.
Ce qui lui ferait plaisir maintenant, c'est une aventure d'amour.
Écrire un « chant » entre deux amants, où ils ne diraient pas : « Je t'aime. »
5 avril.
Le moment est venu de se fatiguer des cris des littérateurs contre la littérature. N'en faites pas, c'est simple !
Peindre sur toiles d'araignée.
6 avril.
La formule nouvelle du roman, c'est de ne pas faire de roman.
Je rencontre Steinlen sur les boulevards. Il me dit qu'il a une petite fille de trois ans. Au milieu de la foule nous parlons gravement, en bons pères de famille, nous finissons par nous dire que l'enfant moralise, dans le bon sens du mot.
Entré dans une boutique d'horloger où deux cents pendules chantaient, toutes ensemble, mais pas avec ensemble, leur tic-tac, tic-tac. Les idées du bonhomme devaient être toutes dans un petit coin de son cerveau chassées par le bruit, rentrées comme des cornes d'escargot.
Il faut dompter la vie par la douceur.
7 avril.
Faire un article sur le Lotisme.
Cent mille âmes, combien cela peut-il faire d'hommes ?
Oscar Wilde déjeune à côté de moi. Il a l'originalité d'être Anglais. Il vous donne une cigarette, mais il la choisit lui-même. Il ne fait pas le tour d'une table : il dérange une table. Il a une figure pétrie avec de petits vers rouges, de longues dents avec des caves de Bîme dedans. Il est énorme, et il porte un jonc énorme. Schwob a de minces mèches de fouets rouges dans le blanc des yeux. Wilde dit :
-- Loti a imprimé ses aquarelles. Mme Barrès est laide. Je ne l'ai pas vue. Je ne vois pas ce qui est laid. Je sais la manière de travailler de Zola, oui : des documents. Un jour, un de mes amis lui en a apporté deux wagons. Zola se frotte les mains, termine son livre, mais mon ami lui en apporte encore trois wagons : Zola dut coucher dehors. Trois cents pages sur la guerre ! Un de mes amis revenant du Tonkin me disait : « Quand nous étions vainqueurs, nous avions l'air d'enfants qui jouent à la balle ; vaincus, nous avions l'air de joueurs qui jouent dans une mauvaise auberge avec de sales cartes. » Ça m'en dit un peu plus long que La Débâcle !
12 avril.
Le document. Zola, pour écrire La Terre, prenant une voiture à l'heure et se faisant promener par la Beauce.
Phrase entendue. « Je suis fils de pharmacien, c'est vrai, mais je m'occupe de littérature et d'art. J'ai même des bibelots rares chez moi. En un mot, je tâche de me rendre la vie aussi agréable que possible, et je ne rougis pas de mon père. »
15 avril.
Il a vingt-quatre ans, il est riche. Il est professeur de langues orientales à l'Institut. Il se lève à trois heures du matin, et, quand sa tête éclate sur des hiéroglyphes, la bonne a l'ordre de lui envelopper le front dans un linge imbibé d'eau fraîche.
Il relisait une de ses pages enfantines. Tout à coup, par un miracle que lui avait gagné sa longue vie de travail, il aperçut le petit gosse qui l'avait écrite, cette page. Il l'embrassa sur sa joue piolée où tombait un mèche de cheveux roux.
-- Mais comment pouvez-vous l'embrasser, puisqu'il n'est pas là ?
-- Oh ! Vous voudriez bien me gâter mon plaisir et éclaircir ce qui se passe de clarté. Je ne sais pas si le petit est là, mais je sais que je l'embrasse de tout mon coeur.
Pourquoi, en latin quotquot ne signifie-t-il pas le chant d'une poule ?
20 avril.
Le brave homme qui invite à venir voir « son groseillier » dans son jardin de banlieue.
-- Vous n'avez que celui-là ?
-- Oh ! il mangeait les autres.
21 avril.
Sur moi l'ennui étend ses branches.
23 avril.
Chaque homme dans une discussion est nombreux comme les grains de sable de la mer.
Ce sont des écrivains qu'on ne reconnaît pas, qui n'ont pas de nez au milieu de la figure.
26 avril.
Un livre nous déplaît partout où il nous ressemble.
30 avril.
L'ironie est la pudeur de l'humanité.
Raffet. Désillusion. Je m'attendais à des effets grotesque grandiose. Or, le grotesque, chez lui, c'est dessin manqué. Il s'ignore. Le reste : photographie de grandes manoeuvres.
2 mai.
Il s'agit, quand on est avec un peintre, de s'arrêter devant chaque arbre, de demander : « Comment voyez-vous ça ? Bleu, vert, violet ? » et d'ajouter : « Moi, je vois ça bleu. »
Surtout si on le voit vert.
-- Georges Lorin, dit d'Esparbès, avait un petit jardin en zinc sur sa fenêtre : il l'époussetait tous les matins.
Il y a une fortune à réaliser : étudier l'oeil du hibou et en faire un semblable qui permettrait de voir, la nuit.
Hier, à Saint-Cloud, des couples s'enlaçaient. D'autres couples les regardaient, riaient, et allaient se poser un peu plus loin. Dans un décor grandiose, sur un des escaliers de verdure, de la terrasse qui monte en face des ruines, un joli couple, une petite femme à tête frisée, un jeune homme adroit, se faisaient l'amour en gestes. Cent cinquante personnes échelonnées s'allumaient à les voir, et des gens très bien boutonnaient leur pardessus, tandis que les jeunes filles suivaient le couple en ébats, graves, sérieuses, un peu pâles.
Ce tableau nous cassait les jambes, et nous étions obligés de nous coucher dans l'herbe, de chercher des trous frais de grillons. Au loin, Paris montrait ses dés à jouer. Des arbres bien équarris montaient et se perdaient dans le ciel. Le jeune homme et la jeune femme s'aperçurent de l'attention, mais, point troublés, ils continuèrent de jouer.
On entendit une serinette et une voix délicieusement fausse qui chantait : « Sylvain m'a dit : Je t'aime. » Un monsieur tenait sur son ventre un gros bouquet blanc. Une femme prit une lorgnette et s'en servit comme au théâtre. Quand on détournait la tête, on voyait les ruines où tant de nuits d'amour avaient si rapidement passé !
Ils prenaient la coiffure l'un de l'autre. Nous disions tous : « C'est le printemps ! C'est le printemps ! » Et, pour nous moquer de notre mélancolie : « Non ! C'est le gouvernement qui paye ce couple pour attirer les bourgeois. Il faut profiter de cette heure de tendresse, car, demain, nous serons sérieux et froids. » Les mères dont on agaçait les filles boudaient et ne trouvaient point convenable de ne pas pouvoir prendre part à leurs courses.
C'est une tendresse d'occasion, une fausse tendresse. Jamais les femmes ne nous avaient à ce point manqué. Pour nous divertir, nous essayions de monter jusqu'au haut de la terrasse en dragueurs, d'un pied, mais nos jambes molles se dérobaient : il fallait toucher.
Nous avions des brins d'herbe dans les dents.
Nous apportez-vous des solutions d'Au-delà ? Non ? Alors, laissez-nous. Pensez-vous que vous pouvez en trouver ? « Oui. » Vous ignorez donc les limites de votre intelligence. Ne savez-vous pas qu'on ne peut que pleurer sur la mort ?
Et le chien se retira de la chienne comme une carotte rouge d'un pot de graisse.
4 mai.
Elle désirait connaître le prénom de Ravachol.
11 mai.
Schwob raconte :
-- J'avais à l'hôpital, devant moi, un agonisant qui, toute une heure avant sa mort, faisait un large signe de croix en disant : « J'ai peur ! J'ai peur ! »
Byvanck, un homme d'une honnêteté carrée :
-- J'ai remarqué, Renard, dans vos manuscrits, fréquent désir que vous avez de vous noyer.
-- Je n'en suis encore qu'à la pêche à la ligne.
-- L'Écornifleur, dit Byvanck, est un livre nécessaire.
-- Voilà une épithète, dit Vallette, que nous n'aurions pas trouvée. Pour moi, c'est un livre d'humour.
-- Non pas ! répond Byvanck. Je trouve qu'il rappelle plus Molière que tel pince-sans-rire anglais. Comme Tartuffe, L'Écornifleur, fait rire avec des incidents tragiques.
12 mai.
Oh ! ces retours de courses au bois de Boulogne, figures tristes, ces cochers blêmes, ces gens qui se dévisagent sérieusement, sans un mot, enfoncés dans leurs voitures, la main du cocher qui se lève pour prévenir le cocher qui suit ! Les chevaux sont les plus gais en agitant la tête.
Les vieux qui ont leurs filles pour maîtresses. Et grues ! Ces gens reviennent de s'amuser.
Dans une noce, une bonne femme polie dit au cocher qui vient lui ouvrir la portière et abaisser le marche-pied :
-- Non, après vous, s'il vous plaît. Je n'en ferai rien.
Elle ne veut pas descendre avant le cocher !
13 mai.
Un mot de Verlaine au dîner de La Plume.
-- Je voudrais bien offrir un cadeau à ma petite.
-- Quel ? dit Deschamps.
-- Des pommes nouvelles.
-- Je vais dire au chef qu'il vous en mette quelques-unes dans un cornet de papier,
Verlaine, quelques instants après :
-- Au fait, non. La petite les mangerait.
Un mot de mère. Elle a un bébé de trois ans.
-- Ses costumes me coûtent un peu cher, c'est vrai mais il porte si bien la toilette !
Ne jamais rien faire comme les autres en art ; en morale, faire comme tout le monde.
14 mai.
S'il suffisait de se coller un timbre rare sur le dos pour se retrouver à l'étranger !
18 mai.
Rosny : trente-six ans.
-- La petite chose niaise qu'est le symbole, qu'on nous cache avec tant de soin ! Maintenant, on apprécie les petits jeunes gens, non parce qu'ils ont du talent, mais parce qu'ils cherchent « le problème de la destinée » !
Nous descendons de voiture.
-- Je ne cherche pas dans ma poche, Renard, parce que je me rappelle les « trois » du Mercure. On trouve ma langue embarrassée, mais on ne sait pas que je me retiens. Quand j'ai à décrire un nuage, je fais effort pour n'employer que cinquante mots, car j'en ai deux cents à ma disposition Dans Les Corneilles, qui est un sujet de pendule -- mais j'aime les sujets de pendule --, j'ai dit « la lune dichotome » pour ne pas dire « la demi-lune », ce qui est une image dégoûtante.
-- Oui, dis-je. Mais je voudrais vous voir descendre jusqu'à mon ignorance.
-- Huysmans, avec qui je suis brouillé, n'a pas d'intelligence, mais j'avoue qu'il a bien rendu ses indigestions. Barrès aussi : c'est l'élève de Huysmans. Seulement, il a déposé ses indigestions est a raconté les petites merdes de son âme... Ah ! les fictions ! Quand on pense que des gens ont été cuits dans des fours à cause de l'Agneau ! Les uns disaient : « Le vrai est à Londres. » D'autres répondaient : « Non ! Il est à Berne. » Les Anglais disent : « Ah ! oui, les Français qui aiment leur petit ruban ! » Et ils s'écrasent pour une reine qui est une horreur de cuisinière, et ils se lèvent quand apparaît le petit prince de Galles qui est une horreur d'homme. Si nous avons des fictions, qu'elles soient au moins en beauté !
« Vous, Renard, vous avez une tête de dolichocéphale (et il me palpe le crâne, et je crois qu'il me prend la mesure d'un chapeau). Vous êtes de la série des Sterne, et Schwob de la série des Hoffmann.
« Tous ceux dont le regard me gêne, qui m'empêchent de parler, qui me paralysent, deviennent fous. Jean Lorrain est un de ceux-là. On ne sait pas comment il finira. D'ailleurs, il lui pousse à chaque instant, en divers endroits du corps, des tumeurs étranges.
« Mes légendes. Pour les uns, je suis un ancien prince, pour les autres, un ouvrier qui apprend à écrire -- j'ai déjà vingt-cinq ans d'apprentissage --, pour d'autres, un communard.
« J'ai le front fuyant, mais il y a deux sortes de fronts qui fuient : ceux qui fuient tout de suite, et ceux qui fuient parce qu'on a un renflement des arcades sourcilières, et c'est mon cas.
« Rosny est un pseudonyme : Henri-Joseph Rosny. J'ai dû le prendre quand je fréquentais les réunions d'ouvriers... Depuis deux ans mon frère travaille avec moi. J'ai des distractions (il mange sa soupe, et depuis quelques minutes, tient sa cuiller en l'air, toute pleine), mais j'en ai la mémoire, et longtemps elles me travaillent.
« Barrès a du talent, mais il lui a manqué la tranche de résistance, le bon morceau dont il se serait nourri pour son oeuvre.
« Quant au petit Renan, n'en parlons pas.
« Anatole France est un écrivain distingué qui croit que Thaïs renferme un symbole, et Jules Lemaître refait ce qu'a fait Anatole. »
Le signe de nécessité dont des gens comme Zola, Goncourt, Daudet, voudraient marquer leur oeuvre.
Un relieur qui se donnait beaucoup de mal pour effacer les dédicaces des livres. Il les considérait comme des taches.
19 mai.
« Les affaires avant tout », lui dit-elle.
L'artiste est celui dont le goût va plus vite que le talent.
31 mai.
Et nous voudrions encore sur les boulevards éprouver la joie de tout le monde.
Un coeur de vingt-cinq couverts.
Il n'avait plus de mémoire, et, chaque matin, il s'éveillait sans souvenirs, jeune comme une feuille verte.
2 juin.
Les paysans disent : « Il y a tout ce qu'il faut dans notre pays. » Mais il ne leur faut rien.
11 juin.
Le talent, c'est comme l'argent : il n'est pas nécessaire d'en avoir pour en parler.
J'ai déjà des ennemis parce que je n'ai pas pu trouver de talent à tous ceux qui m'ont dit que j'en étais plein.
Il lui offrit une petite boîte qui s'ouvrait et se fermait d'elle-même, comme une enquête.
Il est sorti de son caractère en emportant la clé.
A une bonne : « Vous dormez trop, ma fille. Vous dormez autant que moi. »
Il m'invita à déjeuner et me dit :
-- Nous irons au bouillon Duval. Nous irions bien chez Durand, mais ce n'est pas la peine que je vous jette de la poudre aux yeux. Ça ne prendrait pas, avec vous.
Mélancolique comme une bûche de bois qui brûle.
Quand je pense que, si j'étais veuf, je serais obligé d'aller dîner en ville !
Les girafes qui font croire au diable.
Des sourires qui sont comme de vilains éclairs de ciels très chargés.
Le courage de dire au coiffeur : « Je ne veux pas de votre cosmétique. »
L'argent de la lune a perdu de sa valeur.
14 juin.
La personnalité d'une goutte d'eau.
28 juin.
Ceux qui aiment la campagne, et qui disent galamment : « Dame Nature. »
-- La Débâcle, dit Schwob, c'est de temps en temps de l'assez bon Reibrach.
29 juin.
Auriol : « A Malakoff, je partis comme un chat, j'arrivai comme un lion. »
30 juin.
Qu'est-ce que ça prouve, le succès ? Faut-il donner les noms des hommes incompris, des pièces tombées, des livres dédaignés ?
-- Et puis, vous aurez peut-être du talent, un jour.
5 juillet.
Il lisait un livre. Il voulait être célèbre comme l'auteur et, pour cela, travailler de l'aube à la nuit ; puis ayant pris fermement cette résolution, il se levait, allait se promener, faire un tour, souffler.
9 juillet.
Écrire avec des mots recuits.
11 juillet.
Remplacer les lois existantes par des lois qui « n'existeraient pas ».
En morceaux, en petits morceaux, en tout petits morceaux.
Comme d'autres cherchent à se donner un front, Barrès coupe le sien en deux au moyen d'une mèche qui va de gauche à droite.
Être clair ? Nous sommes si peu capables d'effort pour comprendre les autres !
Chercher des Mémoires où l'auteur ne prenne pas toujours à tâche de passer pour indépendant.
12 juillet.
Quand elle avait pris ses belles résolutions d'économie, elle commençait tout de suite par refuser aux pauvres.
« Eh ! bien, monsieur, qu'est-ce que dira mon mari quand je lui répéterai ce que vous me dites ? Car il faudra que je le lui répète. »
Des bras trop courts, et une poitrine si forte, pour se laver les mains.
13 juillet.
C'est épatant, ça ! Dire que jamais un homme ne s'est suicidé pour moi !
Il lui semblait que le bouchon de sa ligne était le monde.
-- Voulez-vous que je vous dise ? Eh ! bien, votre originalité vous tuera.
-- C'est bien possible.
A vingt ans on pense profondément et mal.
Elle pâlit comme une feuille qui se retourne.
L'art de se faire des rentes avec son désintéressement.
Les escargots au cou de girafe
Des pommiers coiffés de blanc comme des chefs de gare.
Libera nos ab Hector Malot.
Heureux les gens qui peuvent dire : « Je vais à la Banque de France ! »
Quand nos confrères ne sont pas là et que nous lisons du Musset, nous nous sentons tout de suite émus. A la vérité, si l'on y regarde de près, ces vers paraissent mal faits, et loin de la perfection moderne. C'est donc quelque chose de bien nuisible, que la forme.
16 juillet.
On lui avait dit qu'une écriture montante était un signe d'avenir, et il signait de la cave au grenier.
20 juillet.
Le Racine sur la table de Verlaine.
-- Un matin, dit Schwob, je suis allé chez Verlaine, dans une auberge borgne. Inutile de vous la décrire. Je pousse la porte. Il y avait un lit moitié bois, moitié fer, un pot de chambre en fer plein de choses, et ça sentait mauvais. Verlaine était couché. On voyait des mèches de cheveux, de barbe, et un peu de la peau de son visage, de la cire d'un vilain jaune, gâtée.
-- Vous êtes malade, Maître ?
-- Hou ! Hou !
-- Vous êtes rentré tard, Maître ?
-- Hou ! Hou !
« Sa figure s'est retournée. J'ai vu toute la boule de cire dont un morceau, enduit de boue, la mâchoire inférieure, menaçait de se détacher.
« Verlaine m'a tendu un bout de doigt. Il était tout habillé. Ses souliers sales sortaient des draps. Il s'est retourné contre le mur, avec ses : Hou ! Hou !
« Sur la table de nuit il y avait un livre : c'était un Racine. »
Schwob me dit encore :
-- Demandez donc à Barrès la mort d'Hennequin. Il aime à la conter. Elle enseigne, dit-il, qu'Hennequin était une âme chaste, pourquoi Odilon Redon fait de mauvais dessins, et que Mme Hennequin avait un coeur à l'antique.
Hennequin voulant se baigner dit à Redon :
-- Vous ne me regarderez pas.
-- Je ne regarde jamais ce qui est nu, répondit Redon.
Il tourna le dos et demeura longtemps immobile. Cependant Hennequin se noyait.
Quand on rapporta son corps à la maison, Mme Hennnequin dit :
-- Voilà une fleur coupée.
25 juillet.
Il est sourd de l'oreille gauche : il n'entend pas du côté du coeur.
Des arbres taillés en caniche.
Au banquet de la Plume, présidé par Zola, Retté lui disait :
-- Je vous tends la main. Nous sommes ennemis, mais je vous tends la main.
Et Zola répondait :
-- Moi, je vois ce que vous voulez faire. Je le ferai moi, quand j'aurai fini mes Rougon.
Et Retté reprenait :
-- Je ne crois pas.
L'immoraliste.
Il pousse de l'herbe à mon porte-plume.
Une peau d'arbre.
Toute sa vie il ne fit que couver.
Il ne coupait pas son blé, de peur d'abîmer les marguerites.
26 juillet.
Il avait une petite perruche, grosse comme un serin qui venait à table sur son épaule et lui mangeait les cheveux. C'est ainsi qu'il devint chauve.
27 juillet.
L'incompréhensible dit toujours : « Mais tu ne comprends donc rien ! »
Les feuilles mortes du style.
3 août.
Il n'y a plus de place que pour les oeuvres de pure imagination, avec un héros de génie, très fort à l'épée, au cheval, au canot, etc., une sorte d'OEil-de-Faucon pour ville.
Si l'inspiration existait, il faudrait ne pas l'attendre ; si elle venait, la chasser comme un chien.
Y aurait-il moyen de reprendre Les Cloportes en style direct. Je dirais : « Mon père, mon frère, ma soeur ». Je serais un personnage d'observation : je ne jouerais aucun rôle, mais je verrais tout. Je remarquerais que le ventre de la bonne grossit. Je dirais : « Qu'est-ce qui va se passer ? » J'observerais les têtes. Je dirais : « Pan ! Voilà que maman veut mettre la bonne à la porte, maintenant ! » Greffer l'histoire de Louise sur l'histoire d'Annette. C'est moi qui fournirais les accessoires. Ce seraient les souvenirs d'un enfant terrible. Je dirais « J'ai reçu une calotte, mais j'ai bien ri. » Faire très gai de surface, et tragique en dessous. Ma mère ne s'aperçoit de rien. Elle bavarde tant !
J'aurais ainsi Poil de Carotte, ou l'enfance, les Cloportes, adolescence, et lL'Écornifleur, vingtième année. En faire une satire intime. Je fais Ksss ! Ksss !
J'ai au coeur comme le reflet d'un beau rêve dont je ne me souviens plus.
5 août
Un instant supposez-le mort, et vous verrez, s'il n'a pas de talent !
Je vous croyais mort ! Enfin, ce sera pour une autre fois.
24 août.
Il lui suffisait, pour se donner le droit de paresse qu'une mouche se posât sur sa feuille de papier blanc. Il n'écrivait pas, de peur de la déranger.
31 août.
Titre : Un mari en couches.
Ma tête est une fleur, mais une fleur montée, et elle doit avoir un fil de fer dans la gorge.
Telle prose de vieux chroniqueur, c'est de la graisse pour la machine du journal.
8 septembre.
Je veux, moi aussi, jouer l'automne sur mon flûteau et tous les arbres s'agitent aux carreaux avec des geste de serpents. On dirait qu'ils attendent que je leur ouvre la fenêtre. D'abord, les feuilles se décrochent, et je vois des choses qui sont restées cachées tout l'été. Je m'achète cinquante livres de bois, et je m'offre un hiver de quarante-huit heures.
Le cri de la pie : gerrregégé.
Chaque fois que le vent souffle dans une cheminé, Poil de Carotte pense à son enfance.
Il dormait à poings fermés pour cause de décès.
10 septembre.
La peur de l'ennui est la seule excuse du travail.
19 septembre.
Être gamin, et jouer tout seul, en plein soleil, sur place d'une petite ville.
22 septembre.
Le dîner du Journal. Tous ces gens avaient un traité (à propos, où en est le nôtre avec la Russie ?) qui leur assurait à chacun, chaque jour, la première colonne de la première page. Un calculateur habile établit que, si on réunissait bout à bout les copies d'une année, elles s'étendraient du restaurant à la prise de Constantinople
Alphonse Allais écoutait son voisin en dormant. Maurice Barrès cherchait des idées générales dans la Conversation de Méténier qui lui disait merde. Bernard Lazare promenait sa figure pareille à un abcès prêt à percer. D'Esparbès monta sur une table et dit son fait à Caïn. Les ventres haletaient comme la mer sur le rivage, et, au dessert, plusieurs se reboutonnèrent.
Notre directeur se leva. Il lut des dépêches où quelques conviés s'excusaient de ne pas venir parce qu'ils allaient ailleurs. Il nous assura que le succès du Journal était entre nos mains et qu'il ne fallait pas, en nous suçant les doigts, les ouvrir, de peur de le laisser couler.
D'aimables paroles comme des écuyères crevaient le papier mâché des figures.
De nouveau les mains se cherchèrent. Elles frissonnaient, inquiètes, voltigeaient de l'une à l'autre, se serraient. Un monsieur les donnait sans rien dire : il ne recherchait que le nombre. Je ne trouvais pas le sens de ces poignées de main. On m'affirma que ce devait être le grand critique de la maison, et je compris qu'avec plus d'opiniâtreté que les autres il s'essayait déjà à de légers étranglements.
On me présente un monsieur qui me félicite d'avoir écrit dans Les Soirées de Médan !
-- Il n'aurait pas signé, lui dit d'Esparbès.
Hugues Le Roux m'a rencontré chez Mme Adam. Ah ?
Il paraît, c'est Paul Adam qui l'affirme, que Francis Vielé-Griffin fait collection de tout ce que j'écris, et il jouit de me lire, à la campagne, avec des amis.
24 septembre.
Il est dans la maison sur un doigt de pied.
28 septembre
Il avait la peur du travail, et l'ennui de ne pas travailler.
Il eut une grosse joie et vécut dessus jusqu'a sa mort.
Quant à l'horizon, il était extraordinaire : on ne le voyait plus.
Il pleurait à verse.
Des idées trempées dans l'encre.
Faire une série d'histoires indiennes dans un décor moderne.
30 septembre.
« C'est Mirbeau, dit Capus, qui a fait de Paul Hervieu ce qu'il est. Hervieu ayant fait une plaisanterie sur Jules Ferry qui se trouvait à la table voisine, Mirbeau lui dit : « Vous êtes profond. » Il lui fit entendre, d'ailleurs, qu'il ne savait pas écrire et, même, qu'il n'avait pas de talent, mais il lui dit : « Vous êtes profond. » Et, depuis ce temps, Hervieu, dont la destinée première était d'être gai, s'applique à être profond. Il fait des choses contorsionnées. Il passe à côté de son genre. »
3 octobre.
M. Ernest Renan étant mort, quelques jeunes gens se demandent avec inquiétude ce que nous allons devenir. On se passe d'avoir la foi. Je voudrais entendre un homme souffrir du doute comme d'un panaris, et crier de rage. Alors, je croirais aux douleurs morales.
Et, moi aussi, j'ai été voir Renan.
4 octobre.
Dans les foules serrées, la sensation qu'on est regardé au creux des oreilles.
5 octobre.
Amitié, mariage de deux êtres qui ne peuvent pas coucher ensemble.
La mort des autres nous aide à vivre.
7 octobre.
Il faut céder parce qu'on est le plus jeune. C'est comme quand on est l'aîné...
Bienveillant pour l'humanité en général, et terrible pour chaque individu.
Courteline voulant entraîner Schwob dans la littérature gaie !
Schwob, un homme de la pâte des Taine et des Renan.
Le journalisme clarifie Barrès.
La clarté est la politesse de l'homme de lettres.
Lorrain me dit :
-- Je me suis fait broyer les poignets. Ce soir, je ne sens plus rien. Je peux m'enfoncer des aiguilles.
Sa bouche est pleine d'l mouillées.
-- Ecrivez-vous vos mémoires ? lui dis-je.
-- Ce serait trop triste.
Il rêve d'une courtisane virginale, dont le corps saurait tout, et qui aurait un lys dans le cerveau.
-- Voltaire a toujours écrit la même lettre, dit Paul Arène.
Et moi :
-- Renan est l'exemple de ce qu'on peut faire sans style.
Paul Arène, ironique :
-- Non ! Il n'a pas l'écriture, la calligraphie artiste.
10 octobre.
Fort étrange, ce que nous raconte Capus.
Il a participé à toutes sortes de folies.
Il a vécu, seul, une année, en pleine campagne, sans dire un mot. Il ne voyait qu'une bonne femme qui lui portait de temps en temps un peu de nourriture et à laquelle il ne parlait pas. Sur la route, à trois kilomètres, il n'apercevait que de rares passants.
Montjoyeux et lui vont chez un ami qu'ils ne trouvent pas. Ils n'ont pas de quoi payer leur retour. Ils rencontrent une île sur la Marne et y vivent jusqu'à ce que le crédit leur manque : dix-huit mois. Ils pêchent, canotent, ne s'ennuient pas. Parfois, ils cernent un vague pêcheur, jouent aux corsaires, le font prisonnier, l'emmènent dans leur île, l'enferment dans un grenier où il n'y a que des faux chevaux, et le relâchent au bout de vingt-quatre heures.
Après douze ans de folies de ce genre, Capus réunit ses créanciers et leur dit
« Je vous donnerai mille francs par mois. »
Au mois de mars prochain, il sera « neuf » comme la première feuille qui naîtra. Il a épousé sa maîtresse, et maintenant tous les jours, de bonne heure, il a envie de dormir.
Il va chez Jules Guérin. Il le trouve assis à une petite table, en pantoufles tout nu, une ceinture, un bonnet d'âne sur la tête...Dans un coin, une petite femme qui fumait une cigarette le surveillait.
Leur état normal était l'ivresse. Ils pouvaient se réveiller avec, chacun, un petit garçon dans leur lit sans se rendre compte de ce qui s'était passé.
Ils attachent avec une ficelle un homme qui dort sur un banc.
Montjoyeux et un autre avaient une femme de ménage à qui ils donnaient à boire. Un jour, ils rentrent saouls. Ils broient du tripoli dans du vinaigre, et le font boire à la femme qui meurt. Ni le médecin, ni personne ne remarque qu'elle a été empoisonnée. On la conduit au cimetière pieusement et sans remords...
Verlaine, ah ! oui, un Socrate particulièrement boueux. Arrive sentant l'absinthe. Vanier lui donne cent sous contre reçu, et Verlaine reste là, cause, bafouille, parle par gestes, par froncements de sourcils, avec les plis de son crâne, ses pauvres mèches, avec sa bouche où habiteraient des sangliers, et son chapeau et sa cravate de boîte à poubelle. Parle de Racine, de Corneille « qui commence à baisser ». Il dit :
-- « J'ai du talent, du génie. Je suis un homme chic et pas chic », se révolte parce que je lui dis :
-- Et l'affaire Remâcle ne va donc plus ?
Demande avec des redressements de corps :
-- Pourquoi ? Je veux savoir pourquoi !
Me traite de curieux, d'inquisiteur, et demande qu'on lui « foute un peu cette bougresse de nom de Dieu de paix. »
Me sourit, me parle de ses élégies, de Victor Hugo, de Tennyson, un grand poëte, me dit :
-- Je fais des vers d'homme à homme. Je cause en vers.
Les élégies, c'est beau, c'est simple. Ça n'a pas de forme. Je ne veux plus de la forme, je la méprise. Si je voulais faire un sonnet, j'en ferais deux.
Me dit :
-- Monsieur est donc riche ?
Se découvre jusqu'à terre, m'offre de m'accompagner au coin, regarde son absinthe avec ses yeux doués de voix, la regarde comme le lac des couleurs et me dit quand je paie :
-- Je suis pauvre aujourd'hui. J'aurai de l'argent demain.
Tient ferme au creux de sa main la pièce de cent sous de Vanier, dit, petit enfant :
-- Je vais être sage, travailler. Ma petite femme viendra m'embrasser, sans doute. Ça m'est égal d'être dans la merde, pourvu qu'elle mange du homard.
Bafouille, dégoûte, cramponne, frappe du pied maladivement pour s'assurer qu'il est debout, aime Vanier.
-- On a tort de me pousser contre lui. Il ne gagne pas beaucoup avec moi !
Dès qu'il a le dos tourné, lui montre le poing :
-- Cochon d'éditeur ! Je suis le pis de Vanier.
Une misère pénible. Comme je prends du quinquina, il dit :
-- Ah ! oui : quin qui n'a rien.
Et il grince comme une hyène rit.
Discourt sur le « Rodrigue, as-tu du coeur ? » et « De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ? ».
13 octobre.
Je ne fais pas de vers, parce que j'aime tant les phrases courtes qu'un vers me semble déjà trop long.
15 octobre.
Hier, Schwob avait toutes sortes de sourires fins. Nous nous disputions. Il souriait à ma femme et avait l'air de dire : « Quel entêté ! Est-il ridicule ! » J'avais une forte envie de lui donner un coup de pied dans la figure, car Marinette poliment souriait aussi.
Ah ! les culs de bouteille de la vie !
20 octobre.
On se dégoûte de bien écrire.
Je pique indifféremment de petits faits, et je me suis habitué à leur morphine.
Une phrase battant neuf.
Et les idées que je me fais sur les prêtres de campagne ! Les bons, les vieux !... Mais ils doivent être bêtes comme une soutane vide.
21 octobre
Jamais il n'avait écouté chanter les oiseaux. Il n'en rougissait pas.
24 octobre.
On voulut donner à une rue le nom de cet enfant du village, mais à quelle rue ? A vrai dire, il n'y en avait pas. On songea à débaptiser le village.
La bonne dupe que serait celui qui s'efforcerait d'être tout seul, dans la vie, un ami sûr.
26 octobre.
Parfois, il se croyait un grand artiste, voulait dompter la vie, et, pataud, ne parvenait à faire que de lourdes bêtises.
Pour atteindre la réalité, il procédait par rêveries successives.
L'homme de vraie gloire, c'est celui qu'on connaît et dont on n'a jamais rien lu. Les « trompettes de la Renommée » ne nous ont clamé que son nom.
On dira de lui que c'était le premier des petits écrivains.
27 octobre
-- Je lis dans le feu, dit-elle.
Et lui :
-- « Voulez-vous que j'allume un incendie ? »
Elles étaient si petites, les maisons de mon village que je revoyais, qu'il me semble que j'allais, du bout du doigt, écrire les lettres de mon nom sur la neige de leurs toits.
L 'Herbe. Traiter ça en style direct comme L'Écornifleur, et faire de moi l'Émile du roman.
28 octobre.
La rare, la courte joie de sentir qu'on se perfectionne un peu chaque année.
Le monsieur qui nous dit : « Et moi aussi, j'ai passé par là ! »
Imbécile ! Il fallait y rester : alors, tu m'intéresserais.
Maurice Barrès, menacé d'un article éreintant de Léon Bloy, qui, dit-il, lui fera beaucoup de tort en province, va demander à Schwob s'il connaît Bloy.
-- Parce que, dit-il, je veux le faire assommer, avant l'article, par deux hommes que je payerai. Je serais chagrin s'ils se trompaient.
Schwob, émerveillé, achète la photographie de Bloy et l'envoie à Barrès.
Fanatiques lugubres. Hier, allés, par une pluie criblante, aux courses du Vélodrome, sachant qu'il ne pouvait pas y avoir de courses, entrés, sachant qu'il n'y avait personne, nous être assis sur l'un des bancs vides des tribunes et avoir regardé deux heures, sans nous parler, la piste larmoyante, sûrs qu'aucun coureur ne viendrait, repartis contents de nous et souriant follement.
Les valseurs tournant sur leurs gonds.
4 novembre.
Elle a des dents qui valent leur pesant d'or, exactement.
Une variété de l'homme de lettres est le monsieur « qui fait des travaux ».
Une rougeur s'épandit sur sa joue comme du vin dans un verre d'eau.
9 novembre.
Celui qui n'ose pas prononcer les mots anglais.
12 novembre.
Le papillotement des paupières de Schwob quand il ment.
14 novembre.
Claudel a la tête de son livre, une tête d'or, des traits burinés au charbon. Par exemple, il m'embarrasse fort quand il m'affirme que je représente pour lui « le goût français ».
-- L'homme que j'aimerais, dit-elle, c'est celui qui m'apporterait un billet de théâtre tous les jours, à six heures et demie.
Une oie au col de cygne.
Un fruit si beau qu'il a l'air faux.
18 novembre.
Il devait parfois écumer ses idées bouillonnantes.
19 novembre.
Une littérature de crabe.
-- J'adore la neige, dit-elle.
Son visage exprimait de l'enchantement. Il était ce qu'on appelle poétique. Elle ajouta :
-- Oui, j'adore la neige. Je trouve ça épatant.
Elle regardait la neige, de toute son âme blanche.
21 novembre.
Rachilde me dit cette idée :
Décrire Dieu selon la tradition, lui accorder toutes les infinités qu'on lui prête, en ayant soin de changer quelques métaphores et terminer par : « Ainsi c'est Dieu. Il y en a encore un autre au-dessus de lui, mais on ne le connaît pas. »
24 novembre.
Ne plus sourire que d'une lèvre.
Les éclairs, qui sont comme les traces d'une griffe invisible.
1er décembre.
La fenêtre tire la langue d'une descente de lit.
2 décembre.
Le féroce est tant à la mode qu'il en devient fade.
5 décembre.
Le monsieur qui demande :
-- Êtes-vous mariée ?
-- Oui. Voulez-vous que je vous apporte mon livret ?
-- J'aime autant ça. J'ai été pincé une fois. Je ne veux pas l'être deux.
Il lit le livre et dit :
-- Maintenant, asseyez-vous, madame, et mangeons la soupe.
-- Schwob, dit Boulenger, a l'air d'un oeuf dur sans coquille.
6 décembre
Vu François Coppée qui dit à Lauze, comme un débutant :
-- Je crois que mon article fera du tapage.
Il me complimente sur ma « campagne du Journal », et trouve Poil de Carotte méchant et fort heureusement mangé par des écrevisses.
Se dresser comme un crapaud sur une pelle chaude.
12 décembre.
X... arriverait à me dégoûter de Flaubert par la caricature qu'il en est.
Hier soir, dîné chez X... qui faisait encore sa tête, et dès le potage nous nous regardions en dessous, et, à chaque plat nouveau, nous nous espionnions comme des Apaches, et sans doute nous pensions l'un de l'autre :
« Tiens, c'est à cette sauce-là que je voudrais te manger ! »
Il couchait sur ses phrases, mais il y dormait.
Il n'a, pour justifier la supériorité littéraire qu'il se croit, que le mal qu'il dit impunément de Georges Ohnet ou de Sarcey.
Vous jouez au jeu innocent de vous demander ce qu'il restera d'eux dans cent ans. Mais, de vous, cher ami que reste-t-il à présent ?
Dans un silence de l'orchestre on entendit une voix qui disait :
-- Oh ! moi, je les préfère au beurre.
J'ai voulu savoir si je l'aimais encore : j'en ai le coeur net.
14 décembre.
Zola n'écrit pas une phrase, dit Claudel, mais une page.
Il venait de trouver une nouvelle définition de la vie.
21 décembre.
Entendu au théâtre d'Ibsen :
-- Comme c'est beau !
-- Va donc, vieux cochon !
-- Quelle drôle de famille !
-- Comment des yeux de poisson mort peuvent-ils effrayer ?
-- Ah ! l'intelligence est supérieure à l'esprit.
-- Oui, mais la foi est supérieure à l'intelligence.
-- En France, il n'y a plus de foi.
-- Mais c'est l'art de se faire des concessions en ménage, ça.
23 décembre.
Que la plus pure lumière, passée comme un lait aux plis de mes rideaux, s'égoutte sur mon papier !
Comme je lui avais dit, un jour : « Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures », elle me dit, un autre jour :
-- Si j'ai bien compris, n'est-ce pas ? il n'y a rien à comprendre.
Et les heures où l'on ne voudrait écrire que de la musique !
On peut dire de lui qu'il a un caractère... officiel.
-- Ce que j'aime lire, dit Schwob, ce sont les choses imprimées avec des têtes de clous sur du papier à chandelles.
31 décembre.
Les lunes vertes d'hiver.

 

 

Année : 1893

Date de dernière mise à jour : 29/03/2016