Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

0003° JOURNALIER

 

 

[en arabe] « Au nom du Dieu puissant et miséricordieux ! »

Note, Pensées et Impressions

Commencé à l’hôpital militaire d’El Oued

février 1901.

[en arabe] « Tous ceux qui sont sur la terre sont mortels ; seul subsistera ton Dieu vénérable et digne de louange. »

« Oh ! l’amer et irrémédiable chagrin de ne plus pouvoir jamais, jamais échanger avec elle une seule pensée ! (P. Loti. Fantôme d’Orient).

[Suivent des poèmes de Nadson]

[en russe] « La longue nuit d’hiver, sans sommeil, se traîne interminablement parmi le silence mort. Ici, dans la salle étroite et exiguë de l’hôpital, il fait sombre et on y étouffe. La veilleuse, accrochée au mur, près de la fenêtre, éclaire faiblement le pauvre et triste tableau : les murs humides au soubassement jaune, deux lits blancs de soldat, une petite table noire, des planches avec des livres et des flacons… La fenêtre est voilée par une couverture militaire… Dans l’énorme cour de caserne, pas un son… De temps en temps, parvient jusqu’à ma fine ouïe de malade un aboiement lointain, prolongé… Puis tout redevient silencieux. Tchou ! On entend un chuchotement, un pas de soldat, régulier, mécanique. Puis un bruit sec des crosses de fusil, un court et froid commandement… Puis de nouveau des pas qui s’éloignent à droite, dans la direction de la caserne d’infanterie. La garde aux portes a été relevée… De nouveau un silence tombe… Et moi, je languis solitaire. Ma tête blessée et ébranlée brûle… Tout mon corps me fait mal… Quant au bras à moitié brisé, je ne sais pas où le poser. Il me fait souffrir, me gêne et est horriblement lourd. De mon bras droit intact je le transporte d’une place à l’autre avec ennui… Pas de repos nulle part. N’importe où je le pose, j’ai mal, mal jusqu’à en avoir la nausée…

« Dans ma tête malade, enflammée, se glissent des pensées sombres, terribles. Ma situation me paraît encore plus malheureuse et plus inextricable qu’elle ne l’est en réalité. Le désespoir s’empare de mon âme. Ma poitrine est enchaînée par une froide épouvante : « Oui, je n’échapperai pas des mains des assassins… » Et tous, tous, même le docteur, sont du complot. Puis soudain mon regard tombe sur le règlement joliment calligraphié sur une feuille de papier blanc, accroché au mur…

« Dans la chambre il fait demi-obscur, mais je commence, presque avec désespoir, à lire ces lignes banales. L’effort fait mal à mes yeux fatigués, mais je m’efforce quand même à déchiffrer cette écriture de sergent serrée et arrondie… Et l’impossibilité de déchiffrer ces lignes m’opprime, me met au désespoir.

« Puis tout à coup, je me remémore les détails de la journée fatale… Me voici, frappé d’un coup à la tête, je lève les yeux : devant moi, avec les bras levés haut, se tient l’assassin… Je ne puis distinguer ce qu’il tient dans les mains… Puis, je me balance avec des gémissements, assis sur une malle… La tête me tourne, je souffre, j’ai mal au cœur… ma pensée s’engourdit… Tout est devenu sombre d’un coup, tout s’éteint… Je roule dans un abîme sans fond… Une seule pensée passe dans mon cerveau engourdi : La mort… Ni chagrin, ni crainte… « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et Mahomet est son prophète ! » Tout est éteint… Une sueur froide couvre mon front. Et de nouveau, avec désespoir, je transporte mon bras malade d’une place à l’autre… L’os me cause une douleur sourde ; le muscle, qui a été coupé, se contracte en faisant recroqueviller les doigts… La plaie profonde recousue brûle et élance. Je n’en peux plus ! Une terrible, une inexprimable angoisse s’empare de mon âme et sur mes joues coulent d’impuissantes larmes enfantines…

« … Par la fenêtre au-dessus de la porte je regarde le pâle clair de lune au-dessus du bâtiment d’en face où se trouve la salle d’autopsie, avec sa table de fer et les boîtes de désinfectants… Peut-être y serai-je bientôt, sur cette table affreuse !… La mort elle-même ne m’effraie pas… J’ai peur seulement des souffrances, de longues et absurdes souffrances… et encore de quelque chose de sombre, d’indéfini, de ténébreux, qui semble m’entourer, invisible, mais perceptible pour moi seul…

« Les étoiles éclatantes regardent impassibles avec leurs jeux limpides, comme si elles jetaient des regards du haut des cieux inaccessibles dans ma prison… Mystère, le grand mystère du monde, à jamais impénétrable ! Je penche la tête, découragé : je suis seul, pauvre, malade… Je n’ai pas d’où attendre de grâce, de secours. La méchanceté des hommes est incommensurable… L’unique être qui m’aime, qui m’est cher, est arraché, écarté de moi par la force brutale des pharisiens… et la touchante attention fraternelle d’une âme pure a été repoussée de mon lit de souffrance. Je suis seul !

« Maman est morte et son Esprit blanc a quitté pour jamais le monde terrestre dépravé et qui lui était étranger. Le vieillard-penseur[1] a aussi disparu dans les ténèbres de la tombe ; le frère-ami est trop loin… Je suis seul ! Seul pour toujours…

« Et s’il est écrit, si mon destin est de mourir ici, dans le désert chenu, pas une main fraternelle ne s’étendra sur mes yeux morts… Au dernier instant terrestre, pas une bouche fraternelle ne s’ouvrira pour la consolation et la caresse…

« Et, impuissant, je pleure, je pleure sur ma vie brisée, trop tôt perdue…

… Lentement, comme d’une lenteur préméditée, le jour commence à poindre…

« Enfin, au-dessus des coupoles grises, l’horizon occidental devient gris aussi… Des nuages maussades, d’un bleu noir, sont suspendus au-dessus de la terre et dans ma chambre pénètre l’inaccueillant et morne matin…

« Étrange impression ici où le soleil est toujours si ardemment clair, si inlassablement royal !…

« Mon âme est encore plus sombre, plus éteinte…

« Au loin s’interpellent les innombrables coqs de la ville… D’après le son, mon oreille habituée reconnaît dans quel quartier ils chantent, et dans mon imagination fatiguée se lèvent les tableaux de ma vie passée ici…

« Mais voici que brusquement là, à côté, sous le portique bas de la caserne des tirailleurs, retentit un son de clairon rauque d’abord, puis strident et fort… Aussitôt on entend le grincement des lourdes portes de la forteresse qu’on ouvre pour la journée. Puis dans le bâtiment même de l’hôpital, se font entendre des sons qui me sont déjà familiers : l’infirmier en chaussons arabes éculés, les deux caporaux en lourds souliers ferrés, le sergent, tous ces gens commencent à aller et venir. Dans les casernes montent des cris, des interpellations, des chansons et des rires… Au loin, vers l’orient, on entend le hennissement des chevaux de spahis que l’on mène boire… Il semble qu’une pierre tombe de mon âme.

« De nouveau le jour, de nouveau du monde et du bruit ! L’infirmier boiteux, taciturne et doux, va arriver tout à l’heure avec une cafetière et un verre… Et puis sur le trottoir cimenté résonneront des pas légers… Dans la porte apparaîtra une tunique rouge vif, et la merveilleuse et douce lumière des yeux bruns, sa molle et comme rayonnante lumière éclairera toute la pièce maussade… On entendra une voix de poitrine, basse, un peu frissonnante, à l’accent chantant du Nord…

« Et de nouveau mon âme se sentira plus sereine, et de nouveau mon cœur aura plus chaud…

« En souvenir des nuits des 28, 29 et 31 janvier 1901. Noté à l’hôpital, le 3 février 1901. »

[Ici s’arrête le texte en russe.]

 

Et, à ce seul nom de Sénégal, il revit l’infini des sables, les languissants soirs rouges où s’abaisse sur le désert un soleil énorme… Tout cela l’attirait étrangement, surtout la rive saharienne, l’impénétrable rive des maures (Pierre Loti, Matelot).

[suivent des pages de Loti puis des vers de Baudelaire]

 

___________

 

El Oued, le 20 février 1907, 7 heures matin.

 

Hier, première sortie à cheval, sur la route d’Amiche…

Ces derniers jours, les murs gris du quartier me pesaient, semblaient se resserrer sur moi et m’oppresser étrangement. Je m’y sentais prisonnier… Mais après cette course d’hier, je n’aspire plus qu’à y rester confiné jusqu’au jour où je quitterai, sans doute pour jamais, l’oued Souf.

J’ai éprouvé, de cette promenade rapide, l’une des plus amères tristesses de ma vie !

Les dunes sont toujours là, et la ville grise, et les jardins profonds…

Mais le grand charme de ce pays, cette magie des horizons et de la lumière s’en est allé… et le Souf est vide, irrémédiablement vide.

Les dunes sont désolées, non plus de cette désolation prestigieuse, pleine de mystère, que je leur trouvais jadis… Non, elles sont mortes… Les jardins sont chétifs et sans charme… L’horizon est vide et la lumière est terne et grise…

Et moi, je me sens plus étranger ici que n’importe où ailleurs, plus solitaire et j’aspire à m’en aller, à fuir ce pays qui, maintenant, n’est plus que le fantôme de ce que j’ai tant aimé.

Et je constate maintenant, à ne plus pouvoir m’y tromper désormais, que tout le charme que nous attribuons à certaines régions de la terre n’est que leurre et illusion, tant que les aspects de la nature environnante répondent à notre état d’âme, nous croyons y découvrir une splendeur, une beauté particulière… Mais, du jour où notre âme éphémère change, tout s’écroule et s’évanouit…

Et je me sens triste, triste infiniment. J’eusse voulu quitter le Souf dans l’état d’âme où je me trouvais avant Behima, le laisser derrière moi avec l’illusion qu’il conservait son grand charme mélancolique et que, jalousement, il me le garderait pour le jour du problématique, et surtout lointain retour…

Quand je suis arrivé ici, il y a sept mois, il n’y était pas, ce charme-là… Dès lors, comment ai-je cru à l’existence réelle de ce quelque chose de très mystérieux que je croyais sentir en ce pays et qui n’était autre que le reflet du mystère triste de mon âme sur les choses !

Et je suis condamné à porter ainsi avec moi, à jamais informulée, toute ma grande tristesse, tout ce monde de pensées à travers les pays et les cités de la terre, sans jamais trouver l’Icarie de mes rêves !

Ce qui me pèse surtout, c’est de ne pouvoir exprimer tout l’écrasant fardeau d’idées et de sensations qui habitent le silence solitaire de mon âme et qui me causent souvent une angoisse très douloureuse.

Est-il possible que mon âme continuera ainsi à s’assombrir à travers les mois et les années, et à quelles ténèbres mortelles doit-elle alors parvenir !

Est-il possible que ce qui fait encore le bonheur singulier de ma vie, et qui certainement émane de moi-même et non du monde extérieur, se dissipera aussi et que je resterai définitivement seul au monde, et sans consolation possible !

Je crois, en ce moment, que si je, pouvais avoir la certitude absolue, raisonnable et irréfutable que j’aboutirai à bref délai à ce dénouement lugubre : que l’ennui noir, insondable, qui parfois me prend et me torture au-delà de toute mesure deviendrait mon état normal et constant, je trouverais immédiatement la force d’éviter cette éventualité par une mort très calme et très froidement envisagée… Car ce n’est uniquement que ce monde fermé et personnel qui habite mon âme qui me retient du suicide… et l’espérance de le voir durer autant que moi et, peut-être, se développer et s’élargir encore. La vie en elle-même bien sincèrement, ne m’est rien, et la mort exerce sur mon imagination une attraction étrange…

J’ai voulu essayer de noter tout cela qui m’a tant fait souffrir hier, qui me semblait si clair, si indiscutable… Mais, comme toujours, je n’y ai pas réussi, et cette tentation n’a eu d’autre résultat que de mettre le trouble et l’incertitude dans mon esprit…

De moi-même et du monde extérieur, je ne sais rien, rien… Voilà peut-être la seule vérité.

 

___________

 

Le lendemain 21-II-1901, midi.

 

Hier, je suis allé, avec le toubib, à Guémar, chez le bon cheikh Sid-el-Hussine.

… Eh bien non ! L’oued Souf n’est point vide et le grand soleil du Sahara ne s’est point éteint…

C’était mon cœur, l’autre jour, qui était vide et sombre. C’était mon âme qui était devenue insensible aux splendeurs ambiantes.

Hier, course imprévue, assez rapide, par un beau soleil pâle. Le vent a jeté un suaire de poussière grise sur les palmiers et bouleversé une fois de plus les dunes, entre Kouïnine et Tarzout. Les petites villes tristes, Gara, Teksebet, Kouïnine, semblent plus désertes et plus désolées par les grands vents d’hiver.

Le Souf est blafard, sous un ciel pâle, et les dunes sont livides… De temps en temps, du côté des Messaaba, le soir, me viennent les sons enchantés, les modulations infiniment tristes d’une petite flûte bédouine…

Ces sons lointains, que, dans peu de jours, je n’entendrai plus, me remplissent d’une insondable mélancolie.

… Ce matin, tandis que le toubib chantonnait, j’ai éprouvé une sensation subite de recul vers ma vie tunisienne – bien morte cependant, et bien profondément ensevelie sous tant de cendres grises, comme le sera bientôt ma vie saharienne…

Je me suis souvenu de ce soir de septembre, il y a deux ans, où, accoudé avec Aly à la petite fenêtre du beuglant juif de La Goulette, à la veille du lugubre départ, quand je sentais tout s’effondrer autour de moi et en moi et où seule la mort me semblait une issue possible, j’écoutais, d’un côté, bruire doucement la mer calme, et de l’autre, la voix claire et pure de la petite Noucha de Sidi Béyène moduler la triste cantilène andalouse :

 

[en arabe] Ma raison a fui, ma raison a fui !

 

La voix chaude, passionnée et sonore d’Aly reprenait, comme en rêve, le refrain mélancolique et moi, j’écoutais…

J’ai parfois de ces rappels soudains vers le passé récent, le plus oublié, ces derniers temps. Les souvenirs de Tunis surtout me hantent. Machinalement, des noms de rues, oubliés, indifférents, me reviennent…

… Le cheikh blanc est revenu. Demain, je le verrai… À quoi bon ?

Aujourd’hui, je suis allé à la maison et j’ai éprouvé une sensation affreuse de vide.

En passant la porte, j’ai songé, avec un intime frisson : « Plus jamais, Rouh’ ne le franchira, ce seuil… »

Plus jamais, sous la voûte blanche de notre petite chambre, nous ne dormirons dans les bras l’un de l’autre, enlacés étroitement, comme si nous eussions eu un obscur pressentiment que des forces ennemies cherchaient, dans l’ombre, à nous séparer… Jamais plus l’ivresse des sens ne nous unira sous ce toit que, tous deux, nous avons tant aimé.

Oui, tout est fini.

Dans quatre jours, je vais, moi aussi, partir, reprendre cette route du Nord que j’eusse tant désiré ne jamais plus suivre.

Ma tombe, par un dernier enfantillage mélancolique, je la voudrais là, dans le sable blanc que dore, matins et soirs, et qu’empourpre le grand soleil dévorateur…

… Il faut partir… Là-bas, très loin, à l’horizon, il y a, comme but de ce voyage, l’être aimant, honnête et bon que j’ai choisi pour adoucir ma vie de solitaire et d’errant…

Il y a cette âme toute jeune et qui est à moi, que j’aime jalousement et que, de toutes mes forces, je vais tâcher de façonner non pas à l’image de la mienne, ce qui serait un sacrilège, mais telle que je la voudrais, telle surtout qu’elle aurait plu à [en russe] l’Esprit blanc ! Oh, Elle l’aurait aimé, certainement, de toute son âme pour qui la bonté naïve, la pureté du cœur étaient tout !

Il faut partir, et voilà que je regrette, non pas seulement le pays prestigieux où j’eusse voulu vivre et mourir, mais même cet « hospice », même ce quartier auquel je me suis accoutumé, même les figures familières des infirmiers et des tirailleurs…

Je regrette surtout les entretiens, souvent acerbes, jamais haineux ni hypocrites, avec le bon toubib, à peu près le seul être pensant et assez sincère qu’il y ait ici.

Je crois que cet homme-là a su deviner que sous toute l’étrangeté, sous toute l’incohérence de ma vie, il y a un fond d’honnêteté et de sensibilité vraie et que la lueur de l’intelligence brûle encore dans mon esprit.

Et je me prends pour lui de cette tendresse, faite de reconnaissance, en grande partie, que j’éprouve pour ceux qui ne me jettent pas, sottement ou effrontément la pierre et qui démêlent sous toutes les cendres accumulées, ce que je suis et, aussi, ce que je serais devenu, si je n’étais pas un abandonné et si je n’avais pas tant souffert.

Combien j’aime à relire ces Journaliers, ces livres pour d’autres hachés, incohérents, où il y a de tout… de tout ce qui fait vivre mon âme !

Il est des heures où, seule, cette lecture m’est reposante et salutaire.

Leur variété elle-même en est l’un des charmes pour moi…

Je voudrais voir s’y refléter fidèlement et, pour moi, intelligiblement, toutes les choses qui m’ont charmée…

 

___________

 

Marseille, le 8 juillet 1901, 9 h. s.

Départ d’El Oued le 25 février (lundi) 1901,
à 1 h. 1/2 soir.

 

25. – Été avec le docteur, jusqu’à Tarzout. De là, chez Sid-el-Hussine. Passé la nuit. Le 26, 8 heures matin, départ avec Lackhdar ; deïra. Rejoint la caravane dans les dunes.

26. – Arrivés à Bir-bou-Chama vers le magh’reb.

Ciel noir, obscurité grise, vent violent et glacé du nord.

Caravane : Sach-hamar Sasi. Deïras : Naser et Lakhdar. 1 tirailleur Rezki, Embarek C. Salem et El Hadj Mohammed, de Guémar. 2 fous accompagnés d’un jeune homme (Algérois). Hennia, mère du spahi Zouaouë et son fils Abdallah.

 

Bir-bou-Chama, impression sombre et triste.

 

27. – Partis le 27, vers 7 heures matin. Arrivés vers 5 heures soir, à Sif-el-Ménédi. Route : arbres, plaines de mika et de talc, maquis ; quelques chotts aux environs du bordj.

Sif-el-Ménédi : bordj sur une côte très basse, horizon de maquis. Jardin très cultivé, mares salées près du jardin. Impression très bonne, celle des oasis salées de l’Oued Rirh. Le soir, le méhari de Lakhdar parti, le deïra a été à sa recherche. J’étais exténuée, mal de tête (marché 1/3 de la route). Assis sur mon lit, pensé au plaisir de vivre quelque temps dans ce bordj avec, pour horizon, l’immense cité du maquis. Dans le jardin, des enfants chantaient. Impression persistante de l’oued Rirh.

28. – Jeudi, partis vers 7 heures matin. Avec Lakhdar, par le chott Bou-Djeloud. La caravane fait détour. Terrains salés, pierreux, d’un jaune gris, glaiseux. Maigre végétation rampante. Puis, quelques coteaux glaiseux et des mamelons en forme de pitons, glaise bleue et rouge. Chotts coupés de coteaux pierreux. Premiers chotts bruns, puis salpêtre à fleur de terre. Vers la gauche (ouest) et vers la droite, chotts profonds, inondés. Eau limpide et azurée. Vers l’ouest, vers le grand chott Melriri, lacs immenses, glauques, avec des archipels stratifiés en forme de petites murailles perpendiculaires émergeant de l’eau et s’y reflétant. Entre deux îles, s’ouvre l’infini du chott Melriri, sans horizon appréciable, comme donnant sur l’infini d’azur pâle, légèrement brumeux du ciel.

Dans les terrains pierreux, des alouettes s’élèvent, jettent en battant des ailes leur appel tendre et mélancolique, puis s’abattent dans les buissons.

Traversée du grand chott détrempé très pénible. « Souf » glisse à chaque pas. Traversé à pied.

À l’entrée du chott, deux pyramides de pierres sèches indiquent un endroit où deux tribus se sont battues il y a une trentaine d’années.

Terrains de pierres à fleur de terre, jaunes, coupées des taches prunes, blanches ou bleues des chotts. À certains endroits, le sol a absolument la teinte de pain d’épice glacé.

Le bordj de Stah-el-Hamraïa sur une côte pierreuse, avec, à l’ouest, très bas, les chotts. Jardin au-dessus du chott, grande fontaine au nord.

Discussion avec le bach-hamar. Obtenu de coucher à Stah-el-Hamraïa. Un peu de fièvre. Temps très beau le matin, un peu de vent et de nuages vers midi.

 

Noté à Stah-el-Hamraïa, le 28-11-1901, jeudi soir.

 

Et combien, maintenant, sur la terre d’exil, ce nom sonore et lointain de Stah-el-Hamraïa, qui désigne un endroit que j’aime, me fait rêver, profondément, mélancoliquement.

 

Marseille 8-7-1901.

 

___________

 

Vendredi, le 1-3-1901, Chagga, 9 h. soir.

 

Passé la nuit à Stah-el-Hamraïa. Passé la soirée dans la salle du bordj à écouter chanter Lakhdar et les chameliers.

Couché avec Khelifa et le tirailleur Rezki. Parti au lever du soleil, rouge, dans un ciel ensanglanté se levant lentement au-dessus des chotts immenses coupés de terrains rougeâtres.

Jardin d’El Hamraïa : terrain boueux, salé, rempli d’herbes de marécages. Quelques palmiers, tamarins et figuiers, disséminés dans le marais, au nord-ouest du bordj.

Parti à cheval. Terrains tantôt salés, tantôt pierreux. Genêts en fleurs blanches, arbres sahariens, petits buissons à fleurs bleues. Quelques chotts, terre et sable jaune salé. Descendu de cheval près de la première guemira. Déjeuné au-delà de la seconde, derrière le dernier chott… nu ; genêts.

Un peu avant cette guemira, à gauche, se trouve dans le maquis, un bon puits frais. Acheté des lièvres à des chasseurs. Repartis à pied. Rencontré plusieurs caravanes. Aperçu la tente d’un capitaine du génie au bas d’une côte, à gauche.

Le chott Melriri apparaît encore, mer sans horizon, laiteuse, semée d’îlots blancs. Terrains pierreux. Arrivés, avec Rezki, au bordj de El-Mguébra. Puisé de l’eau, bu un café, repartis (à cheval) de El-Mguébra. Bordj sur la hauteur. La guemira, au sud-est du bordj, surmontant une construction en ruines. En bas, trois puits, dont l’un très salé. Jardin près du puits où nous avons bu, au moyen de la ceinture de Rezki.

Repartis. Dépassé la caravane un peu avant le coucher du soleil. Rencontré Elhadj Mohammed, l’un des fous et leur guide. À la tombée de la nuit, redescendu de cheval, fait monter Elhadj. Aperçu, vers notre droite, l’un des fous de Chegga.

Arrivés de nuit. Discussion avec les gardiens.

Le 1er mars, Chegga. – Les jardins s’échelonnent dans le terrain salé à blanc.

Nous sommes couchés dans la petite chambre de gauche, Khelifa, Rezki et moi : à côté il y a Hennia et son fils, dans la grande chambre. Dans l’autre, il y a les fous, le guide et les exilés. Les deïras dorment dehors, avec les chameliers, près de la fontaine.

À côté, dans le jardin inondé d’eau salée, les crapauds chantent, mélancoliquement, dans le grand silence du désert.

Ce soir, en route, les oiseaux chantaient langoureusement. Chaleur torride toute la journée.

Pensé avec amour à ce Sahara qui m’a ensorcelé pour la vie, et à la joie d’y revenir. Impression d’audace en face du destin et d’irréductible énergie, toute la journée… surtout ce soir.

Cependant, une autre pensée vient me hanter et le sommeil fuit ma tête fatiguée : là-bas, à Batna, des ivresses m’attendent, et à cette seule idée, je sens une angoisse voluptueuse serrer mon cœur.

Après-demain ou dans deux jours, je pourrai donner libre cours à cette folie sensuelle qui me torture ce soir, et revivre les belles nuits folles d’El Oued…, tenir mon maître dans mes deux bras, sur mon cœur que trop d’amour inassouvi oppresse…

… Ce soir, j’ai conscience que je suis encore jeune, que la vie n’est point noire et décolorée et que l’espérance ne m’abandonne point…

Tant qu’il y aura l’immensité superbe du Sahara, j’aurai un refuge où mon âme trop tourmentée pourra se reposer des mesquineries de la vie moderne.

Emporter Rouh’ au loin, dans le désert, loin des hommes, pour poursuivre d’audacieuses aventures et d’indicibles rêves, coupés d’heures folles...

 

Batna, le 20 mars, 11 heures soir.

 

Le 1er mars, couché à Chegga.

Le 2, parti à l’aube, sorti dans le jardin.

Le soleil se levait, rouge, au-dessus de l’immensité. L’Aurès, vers le nord, s’irisait de teintes vermeilles et roses. Jardin : seguia et grand bassin à l’entrée.

Parti à cheval jusqu’à Djefir. Devancé la caravane, arrivé au trot. Pas trouvé le gardien, puisé au grand puits. Rencontré un convoi se rendant à Touggourt. Envoyé le bonjour à Si Saïd. Repartis. Moi à pied, Rezki sur le cheval. Déjeuner en vue de Saada. Repartis à pied. Rencontré Rouh’ un quart d’heure avant Saada. Reparti à cheval. Halte au-delà de l’oued.

Arrivée à Biskra, le 2 mars. En entrant au Vieux Biskra au magh’reb, arrêté nos chevaux, tournant bride vers le Sahara violacé dans l’embrasement du couchant. Passé la nuit chez Zitouni.

Passé à Biskra la journée du 8 et la nuit. Parti pour Batna, le 4 à 1 heure soir. Arrivé vers 5 heures. Passé la nuit chez Goussou. Le 5, changé de logement.

Le 17 mars, 5 heures soir, parti pour Constantine, coucher. Arrivé 9 heures. Couché restaurant du Grand-Hôtel. Matin, 8 heures, été au Conseil de Guerre. Reparti le 18 à 3 h. 35. Arrivé à Batna le 18 à 8 h. 1/2 soir.

Peu importerait la misère, réelle maintenant, et la vie cloîtrée parmi des femmes arabes… Bénie serait même la dépendance absolue où je me trouve désormais vis-à-vis de Rouh’… Mais ce qui me torture et me rend la vie à peine supportable, c’est la séparation d’avec lui et l’amère tristesse de ne pouvoir le voir que rarement, quelques instants furtifs. Que m’importe le reste, à moi qui revis, quand, comme hier, je le tiens dans mes bras et que je regarde ses yeux « face à face », comme disait Aziyadé ?

Le voilà donc né, inconsciemment, involontairement, le grand amour de ma vie, que je ne croyais jamais devoir venir !

Quels tourments et quelles joies, quelles désolations et quelles ivresses !…

 

___________

 

Batna, le 26 mars. Mardi 1 heure soir.

 

Été aujourd’hui, sur « Souf », au pied de la montagne, lâché le cheval dans le pré, et, couché sous un pin, rêvé en regardant la grande vallée, les montagnes bleues d’en face et Batna, affolée dans son bas-fond, la ville d’exil et de misère. Sensation d’ivresse voluptueuse, au grand air, au grand soleil, loin des murs gris de ma prison monotone. Tout reverdit, les arbres sont en fleurs, le ciel d’un bleu d’abîme et d’innombrables oiseaux chantent partout…

Là-haut, sur cette montagne qui me rappelait intensément le Jura ou le Salève, les genévriers et les thuyas embaument l’air.

Le vent frais et vivifiant bruissait doucement dans les pins, aux échos sonores de la montagne.

… Où est le jour lointain d’automne où, les yeux clos, le cœur en paix (ô aveuglement profond de la nature humaine !) j’écoutais le grand vent éternel du Souf bruire dans les djérids coriaces des palmiers du chott de Débila ! Où est notre Oued-Souf, ses dunes blanches et ses jardins, et la maison paisible de Salah ben Teliba, confinant aux dunes de Sidi-Mestour et à la nécropole silencieuse où vont dormir les Ouled-Ahmed ! Où est la terre des zaouïyas saintes et des tombeaux maraboutiques, la terre âpre et resplendissante où brûle la flamme de la foi, et où nous fûmes heureux ? Où est tout cela, et le reverrai-je jamais ?

Ici, dénuement complet… Pas de nourriture, pas d’argent, pas de chauffage… Rien !

Et, cependant, tout cela ne m’inquiète guère. Aujourd’hui mon âme est plongée en une tristesse sans bornes, mais résignée, calme et douce.

Les jours adviennent et s’enfuient, tombant au néant noir du passé, et chaque aube nouvelle nous rapproche du jour de délivrance, de ce 20 février 1902[2] qui, en somme, sera pour tous deux le commencement de la vraie vie.

[en arabe] Et si Allah manifeste un désir et dise : que cela soit, cela sera !

Tout est entre les mains de Dieu, et rien ne se fait [en arabe] que selon son vouloir.

 

___________

 

Batna, le vendredi 12 avril 1901, 5 heures soir.

 

Ces jours-ci, tous les matins, je m’en vais sur mon « Souf » fidèle, passer quelques heures tranquilles le long des routes.

Après quelques galopades folles sur le champ de manœuvre et une leçon donnée à « Souf », je prends la route de Lambèse et m’en vais au-delà du quatrième kilomètre.

Là, je mets pied à terre et, assis au bord de la route, au coin d’un champ de colza, vaste tapis d’or clair au pied des Ouled-Abdi obscurs, je fume en rêvant, tenant la bride de « Souf » qui mange avidement l’herbe verte, la choisissant, soigneusement d’entre les fleurs.

Les fermes tristes s’échelonnent le long du ruban blanc de la route, avec les champs d’un vert intense.

Au loin, vers le nord, des champs de « fleurs à soufre » jettent sur les coteaux des tapis d’un lilas pâle et argenté. La silhouette de la triste ville de casernes et de bâtiments officiels est loin derrière moi. Je lui tourne le dos et regarde la campagne fleurie où chantent les alouettes et où butinent les hirondelles rapides.

Et, à cet endroit qui m’est déjà devenu familier, des instants de bonheur réel et de paix profonde.

L’un de ces soirs, couché près de Slimène sur la natte de Khelifa, je regardais par la fenêtre le ciel bleu où voguaient quelques nuages que dorait le soleil couchant, la crête des arbres subitement verdis, et la cime d’un peuplier : eu, subitement, un rappel vers le passé, intense jusqu’aux larmes… En général, ces jours-ci, en ce pays semblable, les souvenirs de La Villa Neuve viennent me hanter.

Le sirocco souffle depuis deux jours. Le ciel est embrumé et l’on se sent accablé. Aujourd’hui, longue promenade au pas sur la route de Biskra triste et sans charme. Puis, courses ennuyeuses pour la famille de Lamri.

Rentré vers 1 h. 1/2, accablé, resté à lire mes anciens Journaliers couché sur la natte jusqu’à 4 h. 1/2. Tristesse, nostalgie du Souf, ennui et malaise…

[À cet endroit, Isabelle Eberhardt reproduit des indications géographiques sous ce titre : Notices topographiques sur le Souf, données par Aly ben Belkassem]

 

___________

 

Batna, le 26 avril, 11 heures soir.

 

Je suis triste vaguement ce soir, depuis quelques jours, d’une manière indéfinissable. La solitude sans Ouïha me pèse terriblement et l’ennui me ronge. Après l’orage d’hier, Batna est inondée, obscure, glacée, pleine de boue et d’infects ruisseaux. Mon pauvre « Souf » est bien malade et je suis même privé de mes mélancoliques promenades le long des routes, ou au cimetière désolé perché là-haut, au pied de la colline grise et où les tombes défoncées, effrayantes comme des portes entr’ouvertes sur l’effroyable néant de la poussière humaine, sont disséminées en un sauvage désordre parmi les touffes odorantes du chih gris et du timgrit rouge, près du champ vert où fleurissent les lins violets, les anémones blanches et les pavots écarlates…

L’autre jour, avec les flûtes et les tambours, avec les drapeaux des vieilles solennités islamiques, j’ai erré parmi les musulmans demandant la pluie, cette pluie qui fera un peu durer cet éphémère et hâtif printemps algérien qui mêle, en sa hâte de renouveau, les fleurs de l’été avec celles du printemps et qui semblait déjà prêt de finir par les lourdes journées de sirocco.

Hier, après six longs jours où je ne l’ai vu que de nuit, furtivement, pendant de courts instants près de la porte de ce quartier maudit où il est exilé, Rouh’ est venu… Je l’ai tenu dans mes bras et, subitement, après l’ardeur folle, presque sauvage des premières étreintes, sans que nous sachions pourquoi, sans que nous eussions parlé, les larmes ont coulé de nos yeux, et nos cœurs se sont serrés, angoissés très mystérieusement.

Puis, la nuit, après la course imbécile sous la pluie torrentielle, subie pour le plaisir de me moquer de l’hypocrite qu’est Tarhat, – hypocrite qui a tout de même eu le bon goût de ne pas dissimuler, – après une courte lecture, je me suis endormi et Vava m’est apparu, prodiguant de la tendresse à Rouh’ et me donnant son appréciation de lui, sur son ton de jadis… Vaguement, comme si cela datait de très longtemps, je me souviens de ce rêve, et l’impression en est profonde et douce, comme une confirmation très mystérieuse de la consolante dépêche d’Augustin…

Hier, une fois de plus, j’ai constaté la candeur, la bonté et la beauté de cette jolie âme de Slimène qui est à moi, par la joie enfantine de ce que Augustin me revenait, et nous rendait justice à tous deux. Malgré tout ce que j’ai eu, tout ce que j’ai et tout ce que j’aurai encore à souffrir, je bénis Dieu et la destinée de m’avoir conduit dans l’inoubliable cité des sables pour me donner à cet être qui est ma seule consolation, ma seule joie en ce monde où je suis le plus déshérité des déshérités et où, cependant, je me sens le plus riche de tous, car j’ai un trésor inestimable.

Et, parfois, souvent même, par habitude de trop souffrir, je me demande avec une angoisse profonde si ce bonheur ne me sera point enlevé par la destinée jalouse, par la mort.

Seulement, après lui, avec l’expérience passée, inutile d’attendre et d’espérer. Plus même ; si même je savais que lui disparu j’en retrouverais un autre qui m’aimerait autant, je n’en voudrais pas, pour cette seule raison que ce serait un autre et que c’est lui que j’aime d’un amour absolu, aussi profondément doux et attendri qu’il est ardent.

J’ai été souvent dur et injuste pour lui, je l’ai brusqué sans raison, j’ai été insensé au point de le frapper, honteux en moi-même parce qu’il ne se défendait pas et souriait de ma fureur aveugle… Après, la moindre ombre de faute commise envers lui me cause de la douleur vraie et un dégoût sincère de moi-même.

Le soir, été chez le policier que bien certainement l’ennemi a chargé de m’espionner. Peu importe ce que je lui ai dit l’autre soir, je le répéterai au grand jour, et c’est vrai, puisque c’est lui le premier qui a émis cette supposition que c’était P…[3] qui avait voulu ma mort et que l’assassin ne serait pas puni. S’il en est ainsi, ce sera ma condamnation à mort partout où j’irai dans le Sud, seul pays où nous puissions vivre…

Le crime de Behima impuni ou légèrement puni, ce sera un aveu cynique et aussi un indice bien clair pour les Tidjanya : « Tuez Si Mahmoud, vous n’avez rien à craindre. »

Cependant, une fois déjà, Dieu a arrêté la main de l’assassin et le sabre d’Abdallah a dévié… Que Sa volonté soit faite ! Si Dieu veut que je meure martyr comme je l’ai demandé dans la nuit d’Elhadj, où que je sois, la volonté de Dieu m’atteindra. Sinon, toutes les machinations de ceux qui ont entassé crime sur crime au-dessus de leurs têtes ne serviront à rien qu’à les confondre.

La mort ne m’effraie pas, je ne voudrais seulement pas mourir obscurément et surtout inutilement. Je sais maintenant, pour l’avoir vue de tout près, pour avoir senti son aile noire et glacée m’effleurer, que son approche amène instantanément un détachement absolu, un renoncement définitif aux choses de ce monde. Je sais aussi que mes nerfs et ma volonté tiennent bon dans les grandes épreuves personnelles et que je ne ferai jamais la joie de mes ennemis par de la lâcheté ou de la peur.

Il est cependant, au point de vue de l’avenir, une chose qui m’effraie : je ne suis pas absolument cuirassé contre les malheurs qui peuvent arriver à Slimène ou à Augustin. Contre ceux-là, je suis d’une faiblesse affreuse. Là toute ma prodigieuse insouciance m’abandonne et je deviens plus faible qu’un enfant. Il est difficile d’imaginer une misère plus profonde que celle où je me débats : eh bien, elle ne m’inquiète que parce que nos dettes peuvent causer un désastre pour Slimène.

Autrement, malgré l’ennui que causent les inévitables calculs de chaque sou à ma nature d’aristocrate – à ce point de vue-là – je ne me fiche pas mal de la situation où je suis moi personnellement et que bien peu supporteraient. Heureusement, l’ennemi me croit riche, comme j’ai pu le constater par les paroles du policier.

J’ai eu raison, il y a deux ans, de jeter l’argent par la fenêtre, ici et à Biskra : la réputation de ma richesse nous est aussi utile au point de vue de notre défense que le serait la réalité de cette richesse. Ah ! si ces coquins savaient que je suis dans la misère noire et qu’ils pourraient, par les plus petites vexations, me perdre, ils ne manqueraient pas de le faire !

Et quels crimes ils doivent tout de même avoir sur la conscience, quelle frayeur de la lumière, pour trembler ainsi devant moi qui, par nonchalance d’abord, et ensuite par crainte de nuire à Slimène, n’ai en somme pas fait grand’chose, sauf les enquêtes à El Oued !

Il est évident qu’ils ont peur. Sans cela, pourquoi ne m’arrête-t-on pas par exemple pour espionnage ou pourquoi ne m’expulse-t-on pas ?

Tout cela parce que, comme le disait P… : « Cette détraquée pourrait nous causer beaucoup d’ennuis… »

J’ai eu raison d’attribuer à de l’insouciance et à de l’originalité le misérable genre de vie que je mène ici : comme cela, ma misère ne transparaît pas trop.

Le fait est que j’en suis arrivé à aller sciemment chez les gens pour manger, dans le but d’entretenir ma santé, chose qui m’eût semblé aussi impossible jadis que cette autre que j’ai faite aussi, cependant : aller trouver les personnages renfermés et mystérieux que sont les marabouts, et leur demander de l’argent…

Cette santé est probablement de fer, puisqu’elle tient bon, contre toute vraisemblance : les angoisses des derniers jours d’El Oued, la blessure, la commotion nerveuse et l’énorme hémorragie de Behima, l’hôpital, le voyage à moitié effectué à pied, la misère, ici, le froid et la mauvaise nourriture dont le plus clair est le pain, tout cela n’a pas réussi à me jeter à bas. Combien de temps cela durera-t-il ainsi ?

Je crois bien que la force de mon âme vivace et l’insouciance de mon caractère y sont pour beaucoup, et qu’il suffirait de se mettre à ruminer sur ma situation pour tomber malade.

Comment diable expliquer qu’à la maison, avec des vêtements excellents, du feu et une nourriture saine entre toutes, avec les soins idolâtres de Maman, le moindre coup de froid se transformait chez moi en bronchite et que, maintenant, j’ai souffert du froid glacial à El Oued, l’hôpital y compris, que j’ai été exposé aux intempéries en route, qu’ici je gèle, j’ai continuellement les pieds mouillés, des vêtements d’été et des chaussures déchirées et que je ne suis pas même enrhumé ?

Le corps humain n’est rien, et l’âme humaine est tout. D’ailleurs, une belle âme est la seule beauté réelle, puisque, sans elle, pour un vrai esthète, la beauté physique elle-même n’existe pas… Pourquoi est-ce que j’adore les yeux de Rouh’ ? Ce n’est ni pour leur forme, ni pour leur couleur, c’est pour le rayonnement doux et honnête de leur regard qui les rend si étonnamment beaux…

Pour moi, la suprême beauté de l’âme se traduirait en pratique par le fanatisme menant harmonieusement, c’est-à-dire par une voie d’absolue sincérité, au martyre.

 

Sidi Mohammed Taïeb est bien réellement mort, et j’éprouve une profonde tristesse à penser à cet homme que je revois encore, avec sa belle tête d’aigle, dans la lueur bleue de la pleine lune, sur la terrasse de la maison délabrée de Taleb Saïd, en face des petites dunes grises qui sont au nord de Touggourt, le soir de mon départ, en septembre dernier… Et j’entends sa voix me dire : « Nous nous reverrons encore [en arabe] s’il plaît à Allah !  Si Mahmoud. »

Il ignorait, et tous ignoraient en ce moment ce que tramait dans l’ombre l’ennemi, contre ma vie et contre la sienne, et que cet au revoir devait être un adieu suprême et éternel !… et que nous ne devions plus jamais nous rencontrer [en arabe] jusqu’au jour de la résurrection, dans cet ailleurs où il y a sans doute la raison et la justice absentes de ce monde, où les justes et les martyrs sont foulés aux pieds par les foules qui courent baiser, dans leur propre sang et dans la poussière de leurs morts, la trace des pas des tyrans, des imposteurs et des bandits !

Et quel sera le déplorable résultat de cette mort pour l’avenir de la confrérie et pour nos cheikhs ?

 

___________

 

Le 3 mai 1901, vendredi 9 h. 3/4 matin.

 

Hier soir, appris nouvelle expulsion.

[en arabe] Ô Toura, vois-tu : Y aura-t-il une fin pour ma nuit. Vois-tu s’il y aura un soutien pour mon amour. Je passe ma nuit à souffrir les tourments de l’amour. Et l’ardeur de mes désirs a un excitant. Je cache mon amour : dans mon sein, un signe décèle mon amour. Je cache ma passion et mon désir d’Elle. Et je ne montre pas l’amour de mon cœur. Je patienterai jusqu’au jour où se réalisera mon vœu. La récompense qui couronne l’attente patiente est digne de louanges !

 

___________

 

Le même jour, 3 h. soir.

 

Encore une fois de plus, tout est brisé, anéanti, fauché. Encore une fois de plus, la destinée vient déjouer toutes les prévisions humaines et courber nos têtes sous son souffle cruel.

Mais les épreuves de ce monde, trop nombreuses déjà dans ma vie, ne font que tremper mon âme. J’aurai le courage de lutter contre la monstrueuse iniquité qui me frappe et j’espère triompher avec l’aide de Dieu et de notre maître El Djilani.

Cependant, comment m’éloigner, Dieu sait pour combien de temps, de Rouh’ que relient à mon être moral de si étroites chaînes, qui a fini par devenir une partie de moi-même ? Comment me priver de le voir, quand les journées sans lui me semblent interminables ?

Il n’y avait plus qu’une seule et unique joie, une seule consolation en ma vie : le voir. Encore deux fois, nous dormirons dans les bras l’un de l’autre… Encore deux fois, je verrai apparaître sa silhouette aimée dans la porte de cette pauvre chambre qui nous est devenue chère comme tous les successifs logis de notre amour.

Et puis, plus rien… Les lugubres réminiscences de Bône et Marseille, où il y a bien la joie de revoir Augustin, mais quelle joie serait réelle, sans mon doux frère Zizou ?

Son amour et sa bonté ont ensoleillé les plus sombres heures de cette dernière année… En son absence, tout sera noir et lugubre.

 

___________

 

Dimanche 5 mai, 9 h. matin.

 

Au milieu du terrible désarroi de ma vie de ces derniers jours, sombres plus qu’aucun autre que j’aie jamais vécus, je constate avec joie la pérennité du sens de la beauté, de l’amour de l’art et de la nature.

Je suis arrivé à cette dernière limite de la misère où sont la faim et le dénûment, les angoisses continuelles de la vie matérielle. Je suis comme une bête traquée impitoyablement, avec le but évident de la tuer, de l’anéantir. Je vais être séparé de ce que j’ai de plus cher au monde, de ce qui ensoleillait malgré tout ma triste existence, triste essentiellement, depuis toujours et à jamais. Depuis des années, je savais, avec certitude, que je parviendrais à ce degré de misère.

Mais, au sein de tout cela, après tous les déchirements et en face de tous les dangers, je sens que je ne faiblirai pas, que deux choses me restent intactes : ma religion et mon orgueil, que je suis fier de souffrir de ces point vulgaires souffrances d’avoir versé mon sang et d’être persécuté pour une foi.

La force de vivre n’est point anéantie en moi, prodigieuse et irréductible désormais, et la vie, amère, sombre, cruelle, n’est cependant pas décolorée et répugnante. Il y a, pour l’ensoleiller encore, de près ou de loin, l’amour profond de cette âme, essentiellement belle et ouverte à toutes les beautés réelle, de Rouh’. Et il y a aussi le sentiment, peut-être plus subtil et plus sincère, même, de l’art, de la Beauté, de la Nature.

Il me semblait, comme à presque tous, paradoxal jadis (quoique je le pressentais déjà) que la misère et la vulgarité ambiantes pussent ne point imposer silence à ce sens sacré du beau, à l’amour du bien. Eh bien non… Chez moi, elles le magnifient plutôt.

Il est une beauté en toute chose et savoir la discerner est le don du seul poète : ce don n’est point mort en moi et je m’en glorifie, car les seuls trésors impérissables sont ceux de la Pensée. La pierre d’un monument, muette pour le vulgaire, garde jalousement, tant qu’elle dure, la Pensée même qui en conçut la forme.

En attendant l’aumône qui, peut-être, viendra priver mes ennemis d’un dernier triomphe, abstraction faite de tout respect humain, j’ai pu lire et goûter aujourd’hui la beauté d’un livre délicat de d’Annunzio…

Les jours où, plus pauvre, j’étais privé de ces joies subtiles, je jouissais des reflets pourprés et dorés des soleils couchants sur les crêtes onduleuses des dunes blanches de la Patrie d’élection… Je sentais l’harmonie des courbes onduleuses et des couleurs richement printanières des collines semées de fleurs et de plantes odorantes de la triste Batna, cité d’exil et de tourments.

Pauvre, pauvre comme le fut jadis le grand Eyoub, incarnation de la souffrance humaine, je me sentais – et je l’étais – le maître souverain des étendues prestigieuses du désert aimé et des montagnes sauvages de l’Aurès.

Assis, tel un vagabond, sur le bord d’une route, auprès du fidèle et humble compagnon inconscient qui, lui aussi, va m’être pris pour jamais, je regardais avec des yeux de châtelain les champs d’or des colzas en fleurs, d’émeraude des blés et des orges, et d’opale des chihs aux enivrantes senteurs. Cette richesse-là, seule la tombe pourra me la prendre, et non les hommes… et même, qui sait, si le Mektoub m’accorde le temps d’en formuler quelques fragments, me survivra-t-elle dans la mémoire de quelques-uns.

Seules ces formes supérieures de la vie valent d’être vécues, et le richard avare et imbécile, s’il savait et la « femme du monde », riche, adulée, se croyant belle, envierait la misérable défroque, les logements pouilleux et la nourriture parcimonieuse de celle qui a trouvé la source d’amour (seul possible et réel, quand aucune des basses questions d’intérêt n’y sont mêlées) et qui sait faire sien, orgueilleusement, le vaste Univers et son âme mystérieuse, le posséder et en jouir plus entièrement que n’importe quel autocrate de jadis ne jouit de sa puissance illusoire.

Divine et unique joie de lire, dans le miroir d’un œil humain, l’absolu de l’amour terrestre et, dans les vastes horizons du monde, jusqu’aux étoiles les plus vertigineusement lointaines, le titre de propriété indiscutable !

 

« L’inutile regret de toute joie perdue, le rappel de tout bien fugitif, l’imploration suprême s’enfuyant à toute voile sur les mers, se cachant à tout soleil derrière les montagnes, et l’implacable désir, et la nécessité de la mort, toutes ces choses passaient dans le chant solitaire transmuées par la vertu de l’art en sublimes essences que l’âme pouvait recevoir sans en souffrir » (D’Annunzio. Le Feu).

 

Quitté Batna le 6 mai 1901, 4 heures matin. Arrivé à Bône le même jour, 3 heures soir. Passé maison Khoudja nuit du 6, journée et nuit 7, journée et nuit 8.

 

Noté à Bône le 8 mai 6 heures soir.

 

Non, décidément, la vie sans Slimène est impossible. Tout est décoloré, triste, et le temps se tire, interminablement. Pauvre Ouïha Kahla ! Pauvre Zizou ! Quand le reverrai-je ?

 

___________

 

Marseille, le 22 mai 1901, 9 heures soir,

Mercredi, départ.

 

Quitté Bône le 9 mai, jeudi, à 6 heures soir sur le Berry, de la Compagnie Générale de Transports Maritimes, passage en 4e classe sous le nom de Pierre Mouchet, journalier. Arrivé à Marseille le samedi 12, 3 heures soir. Débarqué au Môle. Monté en tramway jusqu’à la rue d’Oran.

Demain, quand je serai un peu reposé de toutes les fatigues de ces derniers deux jours, je noterai en détail les impressions de Bône, de la traversée et des premiers jours à Marseille… Ce soir, je veux seulement noter le côté psychologique de cette derrière période qui, ayant commencé dans les larmes et l’angoisse, s’est subitement transformée en période agréable, car utile, et amenant d’heureux hasards tels que, par exemple, cette extraordinaire rencontre avec le vieux camarade de Sousse Abd-el-Aziz-el-Agreby, rencontre qui pourra amener une grande amélioration à notre situation, à Ouïha et à moi ; peut-être obtiendra-t-il quelque chose d’Alger ; peut-être trouvera-t-il un permutant pour Slimène en Tunisie ? (ce qui serait un rêve !) et, dans tous les cas, il est fort probable qu’il commencera à me rembourser peu à peu une partie de ce qu’il me doit…

Il n’y a pas d’arrêté d’expulsion contre moi, et au moins ce danger-là, terrible en réalité, est écarté. Je pourrai donc retourner auprès de Slimène dès que j’en aurai les moyens. Ces moyens, le Conseil de Guerre me les fournira largement d’ici le 18 juin. Jusque-là et dès demain, il faut se mettre au travail russe et le terminer, ce dont j’ai le temps.

L’horizon s’est beaucoup éclairci de toutes parts. Après l’étrange rencontre d’hier avec Abd-el-Aziz, j’ai éprouvé pour lui une sincère amitié. Sensation étrangement douce, grande joie et émotion sincère.

Peut-être est-ce Dieu qui l’a mis à présent sur mon chemin pour m’aider à traverser cette dure époque de ma vie !

Je pense à Slimène, maintenant, et je pense à lui ; pour la première fois peut-être raisonnablement.

Oui, quand je serai de nouveau auprès de lui, il faudra, dès le premier instant, changer de manière d’être envers lui, sous peine de compromettre le bonheur de notre ménage, car le mariage ne doit pas être basé uniquement sur l’amour qui, quelque grand et puissant qu’il soit, n’est pas un fondement assez solide. Il faudra assumer la tâche, dure souvent, mais indispensable, du dévouement afin d’être, par ma conduite envers lui, qui doit être d’une constante bonté, une consolation pour lui de toutes les amertumes de la vie. Il faut prendre assez d’empire sur moi-même pour ne plus être violent et égoïste envers lui, afin de ne pas lasser un jour sa patience, car sans cela, aucun avenir commun ne sera possible… Il faut m’imposer à moi-même ce qui, étant donné ma nature, m’est le plus difficile : la soumission qui, certes, a des limites et ne doit point aller jusqu’à la platitude, mais qui adoucirait notre vie à tous deux… Il faut, en résumé, que je fasse un grand effort sur moi-même pour réformer mon caractère et le rendre plus supportable, ce qui ne me sera pas difficile avec le bon caractère de Slimène et sa douceur indulgente…

Notes rétrospectives sur des feuillets volants.

 

___________

 

Marseille, le 12 mai 1901.

 

Quitté la maison de la rue Bugeaud à 3 heures du matin, le 6 mai. Grand calme des choses, clair de lune, silence profond dans les rues. Descendus jusqu’à la porte de la gare avec Slimène, Labbadi et Khelifa… Courte station sur un banc de l’avenue de la gare… Je me suis retournée une dernière fois pour revoir encore la chère silhouette rouge déjà presque indistincte dans l’ombre…

Nous nous sommes séparés sans un trop grand serrement de cœur, cependant, quoique tristes profondément : tous deux, nous avions le pressentiment d’un très proche revoir…

La campagne, de Batna à El Guerrah, pauvre et triste… Les sebkhas, ou lacs, noyés de brume blanche. Depuis El Guerrah, richesse inouïe de couleurs et de nuances ; tapis de coquelicots jetés en taches saignantes sur le vert sombre des récoltes, anémones neigeuses, glaïeuls pourprés, bleuets, taches d’or des colzas… semblables, hélas, à mon champ là-bas, sur la route de Lambèse, au quatrième kilomètre où je venais, aux clairs matins d’avril, avec mon pauvre « Souf » fidèle… Où est Batna, la ville d’amour, d’exil et d’amertume que je regrette aujourd’hui parce que le pauvre ami au bon cœur aimant et doux y est resté ?… où est « Souf », le cheval valeureux et fidèle, muet compagnon de mes inoubliables courses dans les dunes de notre pays ?… où est Khelifa, où sont toutes ces pauvres choses rapportées d’El Oued, pieusement, parce qu’elles étaient les épaves sacrées de notre logis adoré de là-bas ?… Où est tout cela que le vent de la destinée a dispersé, anéanti ?

… Arrivé à Bône à 3 heures. Impression intense des jours de jadis, chez Khoudja, dans l’étroite cour bleuâtre où, tant de fois, je venais rêver, insouciante encore à l’heure enchantée des crépuscules d’été et où [en russe] L’Esprit blanc venait, elle aussi, s’asseoir !… Impression de rêve, d’irréalité, laissée par cette ville dont je n’ai rien revu, sauf cette demeure arabe et l’incomparable silhouette, au départ.

Embarquement par un ciel pur et lumineux, le 9 mai à 5 heures du soir…

« Le 12 mai, interrompu ces notes par un brusque reflux de tout le désespoir affreux que me cause la séparation d’avec Slimène… Comment vivre sans lui, Dieu sait pendant combien de temps, exilé, sans logis, moi qui m’étais déjà habitué d’avoir mon chez moi, quelque pauvre qu’il fût ! »

Journées d’ennui et d’angoisse, à Bône, passées à me débattre contre l’angoisse de laisser Ouïha se perdre, la malveillante inertie de Khoudja et la persistante impression très sombre de l’irréalité de ce qui m’entourait.

 

… Bône est bien restée, en son immuable silhouette vue depuis la mer, la cité unique, incomparable qui, durant deux années de nostalgie et de souffrance, hanta mon souvenir… Chose étrange, depuis que j’y suis revenu, en 1899, la magique attirance d’Annéba semble rompue et, si la tombe de L’Esprit blanc ne s’y trouvait point, peut-être n’aspirerais-je même plus à y retourner !…

Départ en hâte, fébrile. Traversé en courant, avec un portefaix quelconque, la vieille ville à peine entrevue… Regardé s’éloigner la silhouette jadis si familière d’Annéba désormais pour toujours étrangère… Sur le Berry, sous mon misérable costume de matelot, sous ce nom de Pierre Mouchet, assis à l’avant, j’éprouvai une tristesse d’émigrant, d’exilé, violemment arraché au sol natal… Et là, sous les yeux étonnés des passagers qui, cependant, n’ont point souri, je n’ai pu retenir des larmes bien amères que je n’avais point où aller cacher… Regardé, avec un serrement de cœur profond, le quai bariolé et tumultueux, et les remparts roux, et l’Idou et Saint-Augustin, et la verte colline sacrée aux sombres cyprès noirs… Songé, avec une douleur aiguë, que c’était la terre d’Afrique, la terre aimée passionnément où est Slimène, où est le Sahara resplendissant qui s’éloignait ainsi, très vite et que je commençais à perdre de vue, dans l’ombre naissante du soir.

Ce retour à Bône ressemble à un cauchemar, tant il fut furtif et court, agité et tourmenté surtout.

… Assis sur mon baluchon, près du treuil, songé à toute la profonde misère où je suis tombé, au dénûment désormais absolu où je suis… Songé aussi aux décors de jadis, aux prophétiques costumes de matelot arborés par goût, aux jours de prospérité déjà lointains.

Fait mon lit à ce même endroit un peu chaud et, en un réel bien-être – le bien-être étrangement triste et voluptueux du heimatlos – commencé à sommeiller sur cette pensée déjà complètement apaisée, par habitude de souffrir : Éden-Purée…, comme le dit l’inscription tracée par quelque main d’ironique Joyeux sur la porte du poste optique de Kef-ed-Dor…

Réveillé par un violent orage… transporté mes frusques sous la passerelle, près de la lampisterie… Renvoyé de là, erré sous la pluie torrentielle avec mon baluchon défait, sali, mouillé.

Enfin, grâce à un brave matelot, trouvé un refuge à l’avant avec deux Napolitains à moitié sauvages et un vieux revenant, je crois, du Japon et vêtu d’une kachébia arabe noire.

Été errer à la recherche d’un peu d’eau. Bu à la caisse ! Nuit assez bonne, passée par terre. Dormi toute la journée suivante (10 mai) jusqu’à 4 heures. Le gros temps commence ; le vieux Napolitain malade. Inondation qui me chasse derrière la machine des ancres. Le mousse grincheux m’installe sur un paquet de cordages, à tribord.

Tempête furieuse toute la nuit, tangage violent, paquets de mer embarqués à chaque instant par l’avant, retombant sur le pont avec un bruit de tonnerre. Nuit affreuse ; éclaboussé à chaque instant, craintes sérieuses d’un malheur. Le vent hurle et gémit, les flots énormes grondent et mugissent… Grande symphonie d’épouvante.

… Des raisonnements désespérément lucides de cette nuit de fièvre et de délire, celui-ci m’est resté :

« C’est la voix de la Mort qui hurle comme cela, et c’est elle qui rage et s’acharne contre le Berry, pauvre petite chose secouée et torturée, ballottée comme une plume sur l’immensité mauvaise. »

Et, chose étonnante, je cherche attentivement des mots pour ciseler ces phrases sans suite, comme pour écrire, malgré la souffrance physique : mal de mer – assez faible, crampes à l’estomac à cause de la faim, douleurs dans le côté droit, froid glacial, fatigue et mal de reins, à toujours me raidir sur les cordages mouillés et durs…

La nuit, tous les passagers de pont sont descendus dans les troisièmes. Resté seul, isolé par les continuelles cataractes roulant avec des bruits de tonnerre au-dessus de ma tête, puis, retombant sur le pont au risque d’écraser celui qui eût essayé de passer…

Arrivés par une après-midi claire et ensoleillée. Monté sagement en tramway et, depuis la Magdelaine, à pied, péniblement, avec mes baluchons. Épouvante de ne pas trouver de nouvelles de Slimène. Eu, la nuit, un brusque réveil en sursaut, tellement angoissé que j’ai failli réveiller Augustin.

Matinée sans un seul instant de repos, jusqu’à l’arrivée de la dépêche de Slimène… Cela me rend courage pour subir cette nouvelle épreuve, la plus dure de toutes : la séparation.

Ici, heureux, non pas pour moi, de trouver sinon l’aisance, au moins la sécurité d’un bien-être qui, en comparaison de mon dénûment, est la richesse.

Les impressions de jadis sont revenues, vivaces, celles surtout de mon séjour ici en novembre 1899. Tout à l’heure, j’écoutais sonner les vieilles cloches à renversement des églises de Marseille et je revivais les souvenirs des journées ensoleillées d’alors, quand nous errions Popowa et moi, dans cette ville que j’aime d’un drôle d’amour mais que je n’aime pas habiter… Le château d’If et Saint-Victor… Claires journées d’automne provençal, si lointaines déjà !…

… Mais qui me rendra mon Souf éternellement ensoleillé, et les blanches zaouïyas, et les calmes demeures à coupoles grises, et l’horizon infini des sables… et tout ce qui fut le décor de cette dernière demi-année de vie là-bas, au prestigieux désert… Qui me rendra Slimène, le frère et l’amant qui est toute ma famille en ce monde ?

… Dieu, peut-être… en qui j’ai foi et confiance, et Abd-el-Kader Djilani…

(Recopié et complété le 25 mai.)

 

___________

 

Marseille, mardi 28 mai, 10 h. 1/2 soir.

 

… Pensé, ce soir, à la misère qui, désormais, est mon lot sur la terre.

J’étais accoudée à la fenêtre de la cuisine, seule à la maison comme d’ordinaire et, dans le bien-être et la limpidité de cette claire soirée, j’ai enfin acquis la conviction absolument sincère que la misère, quelle qu’elle soit, ne peut réagir directement sur le sens esthétique et qu’à présent je ressentais aussi bien qu’avant, sinon mieux, la splendeur des choses ; conclusion consolante entre toutes.

Ennui et inquiétude de savoir Slimène seul là-bas, entouré de tous ces infâmes, Mouloud, Bornia, etc… qui sont mes ennemis lâches et venimeux. Je pense qu’il sortira victorieux de cette épreuve [en arabe] s’il plaît à Allah !

Je suis prête à tout, pour lui ; dans le tête-à-tête je puis être envers lui, mais envers lui seul, d’une douceur et d’une soumission absolues ; mais je ne veux pas de mainmise sur ma liberté, sur ma dignité de la part de tout ce vil troupeau qui s’imagine avoir des droits sur cet homme – pourquoi ? – quand lui seul a droit sur moi, et moi sur lui, sur sa fidélité et sa conduite, [en arabe] La malédiction soit sur eux dans tous les siècles.

Je me sens contre tous ces misérables la même haine férocement froide qui m’anime contre un Aly ou un ben Osman, non pas parce qu’ils m’ont volée, mais parce qu’ils m’ont outragée et parce qu’ils sont vulgaires, vils et insolents.

La bassesse et la vulgarité dans le mal me l’ont toujours rendu bien plus odieux et plus détestable, comme toute médiocrité d’ailleurs.

 

___________

 

Marseille, le 3 juin 1901, 9 heures soir.

 

J’éprouve le besoin de noter, très vite, les sensations de l’heure et quelques constatations assez justes et importantes.

D’abord, la note dominante, c’est le désir de partir le plus vite possible, de revoir Slimène et de ne plus jamais le quitter, pour le garder jalousement, car j’ai enfin acquis la conviction que je n’ai plus que lui au monde et que la vie ne m’est plus possible loin de lui. Certes, Augustin fait son possible pour moi, mais son mariage l’a éloigné de moi pour toujours et je ne puis plus compter sur lui comme je me l’imaginais jadis. Il y a d’ailleurs l’inconscience obligée de sa femme, enfant du peuple et du peuple le plus impulsif qui soit, qui me rend la vie commune insupportable, à moi qui comprends trop la vie et les choses.

Le seul être avec lequel je sois arrivé à vivre en harmonie, auprès duquel je me sois senti en sûreté – combien le ressouvenir de cette sensation m’est doux au milieu des angoisses présentes ! – c’est Slimène.

J’envisage actuellement l’heure où nous serons réunis comme une heure de délivrance, et j’imagine que j’éprouverai, en cet instant, la sensation bienheureuse qu’éprouve celui qui aurait porté un poids écrasant et menaçant pour sa vie et qui en serait soudain débarrassé.

Je pense même, puisque cela ne changerait rien à l’affaire du Conseil de Guerre que, si je recevais de l’argent de l’Agreby par le courrier de mercredi, je partirais sûrement samedi, pour Philippeville, afin de hâter d’une semaine l’heureux revoir et la fin des angoisses perpétuelles au milieu desquelles je vis depuis mon départ de Batna, soit depuis tout un mois.

Il me faudra certainement tâcher d’arranger ma vie de manière à la rendre supportable là-bas, surtout si nous devons rester à Batna un temps plus ou moins long… Quand j’y rentrerai après le Conseil, il ne nous restera que huit mois à souffrir, au bout desquels il y a la certitude du mariage officiel et de la liberté. Jusqu’à présent, Dieu a eu pitié de nous et ne nous a jamais abandonnés, dans les heures les plus cruelles. Je suis déjà accoutumé à songer à lui et ce protecteur mystérieux qu’est Djilani avec une sensation de réconfort.

Je constate également que j’ai traversé et que je traverse encore l’une des périodes d’incubation dont je commence à constater quelques résultats : je comprends mieux les hommes et les choses et l’horizon de ma vie est moins sombre, quoique triste infiniment.

La vie est non pas seulement une lutte perpétuelle contre les circonstances, mais bien plutôt une lutte incessante contre nous-mêmes. C’est une vérité vieille comme le monde, mais les trois quarts des hommes l’ignorent ou n’en tiennent aucun compte : de là les malheureux, les désespérés et les malfaisants.

La puissance de l’âme sur elle-même est colossale, surtout chez certains individus et cette puissante grandit par l’usage.

Souvent, cette bienfaisante faculté s’acquiert surtout, comme chez moi, par la souffrance. La souffrance est bonne, car elle ennoblit… sans doute pour les acheminements inconnus de l’au-delà, car sans l’au-delà, tout est ignoble et bête. Seule la souffrance engendre la splendeur des grands courages et des grands dévouements, comme elle engendre celle des grandes sensations et des vastes idées…

Ce qui m’enchante dans l’héroïsme, notamment, ce n’est nullement le côté tapageur qui peut enthousiasmer l’homme du peuple et en faire un héros inconscient : c’est la beauté pure de l’acte l’harmonie de ses lignes, pour ainsi dire, et surtout, l’élévation immédiate, par l’absolu renoncement à toutes les attaches profondes de notre animalité, à la sincérité absolue, impossible en dehors de l’heure suprême, culminative où, selon l’expression consacrée, l’homme se trouve face à face avec la mort…

Mais, pour cela, il faut qu’il ait l’absolue certitude, dans les mesures de l’absolu humain, de l’imminence et de l’inévitabilité de la mort, sans quoi l’héroïsme n’est souvent, surtout chez l’homme simple, que de confiance exagérée en cette chose vague, moins consolante, que l’on nomme la chance.

Mourir, consciemment, calmement, en attestant et pour attester sa foi, quelle qu’elle soit, voilà de la splendeur pure. Mais, je le répète, il faut que l’acte soit conscient.

Pour mon compte, je suis sûr qu’entre la mort immédiate, indubitable et l’abjuration, je choisirais la mort, pour bien des raisons : solennité de l’heure d’abord, fierté vis-à-vis de moi-même surtout, car l’équilibre du monde moral et intellectuel qui est si fermé et qui me fait vivre serait gravement compromis, sinon troublé à jamais, et ensuite, par dédain instinctif de la vie en elle-même sans ce qui l’embellit et la rend digne d’être vécue et étudiée. Chose étrange : en commençant ces notes, c’est-à-dire après y avoir parlé de mes sentiments à l’égard de Slimène et de la vie présente, je voulais dire tout à fait autre chose que ce que j’ai dit et si imparfaitement dit.

… Il est une chose que, je le constate, maintenant, je n’ai jamais comprise et ne comprendrai jamais : le caractère et la vie d’Augustin. Est-il devenu tel qu’il est ou, bien plutôt, l’a-t-il toujours été ? Je penche plutôt vers cette dernière alternative, quoiqu’à son retour de Corse et jusqu’à son départ pour le 1er Étranger, et pendant les premiers temps qui ont suivi son retour de Tunis, il eût été en réalité ce que j’avais cru discerner en lui. À présent, c’est fini et bien fini et il semble s’encrasser de plus en plus dans sa vie présente, vie où l’intellect n’a presque plus de place et qui, de plus en plus, me rebute et me devient étrangère.

… Et, dans ces conditions, quel est l’avenir, très sombre à mon avis, qui attend cet être qui me ressemble très mystérieusement au physique et qui, j’en suis sûr sans pouvoir dire pourquoi, aura beaucoup d’affinités psychologiques avec moi… Pauvre petite Hélène où je reconnais mes traits avec une sorte d’attendrissement et d’angoisse 1 Tu m’ignoreras sans doute toujours, moi qui tiens si peu de place dans la maison où tu dois grandir et qui, désormais, n’y réapparaîtrai que le plus rarement possible ! Qu’en feront-ils, ses parents ?

Et où est restée cette affinité de nos deux natures, à Augustin et à moi, qu’il affirmait jadis si hautement ?… Hélas, hélas, plus je regarde, moins je la revois !

Ô Slimène, Slimène, reste ce que tu fus pour moi pendant dix mois, ne m’abandonne pas et laisse-moi me réfugier près de toi… toi seul, tu me restes encore !

 

___________

 

Marseille, le 4 juin, mardi midi.

 

Passé une nuit abominable à douter de tout, surtout de Rouh’, ce qui m’a tellement torturé que j’ai cru perdre la raison. Rarement j’ai autant souffert, physiquement et moralement, comme depuis dimanche. La raison est en grande partie physiologique : violente perturbation de toute la circulation provoquée par la scène idiote de l’autre jour.

Quelles angoisses, quelles noires idées !

J’ai soufflé la lampe à 2 heures et, longtemps après, me suis assoupie, puis réveillée en sursaut à 3 heures avec une angoisse sans cause qui était le prélude de l’horrible crise de désespoir qui a duré jusqu’au grand jour.

Irritation, angoisse, énervement, souffrance morale aiguë jusqu’à la folie, voilà ce que m’a donné ce dernier séjour ici. Et, de jour en jour davantage, mon cœur s’élance vers Slimène. Là-bas aussi, il y aura la souffrance, la misère, l’ennui, les privations éternelles… Mais il y aura l’immense consolation de le savoir là, de le voir, de l’entendre me parler, d’avoir, enfin, un confident de toutes mes douleurs, de toutes mes pensées, à qui presque tout de moi est intelligible et pour qui je suis ce que lui-même est pour moi.

Être tranquille, sûre que le soir [en russe] on se soulagera l’âme.

Il y a une lueur d’espoir du côté du travail russe qui a bien des chances d’amener une sérieuse amélioration.

Ah ! si Atabek m’envoyait 20 francs et Agreby 30, je pourrais partir vendredi, aller à Batna, et mettre ainsi fin à cet intolérable état de choses. La raison recommanderait même de ne pas rengager pour une semaine de plus de pareilles souffrances, et cela éviterait l’ennui d’avoir affaire à ces gueux de la famille de Bornia.

Tout, mon Dieu, tout pour le revoir ne fût-ce qu’à la porte du quartier, furtivement, comme durant sa semaine !

 

___________

 

Marseille, le vendredi 7 juin 1901.

 

Le 6, publication dans la Dépêche Algérienne de ma lettre concernant Behima.

Le 7, envoyé lettre rectificative.

 

Texte des Lettres

 

Monsieur le Directeur,

Le 18 juin prochain, le Conseil de Guerre de Constantine va juger un indigène nommé Abdallah ben Si Mohammed ben Lakhdar, du village de Behima, près El Oued (cercle de Touggourt). Cet homme est accusé et convaincu de meurtre ou plutôt de tentative d’assassinat prémédité.

C’est moi qui ai été la victime de cette agression qui a failli me coûter la vie.

J’ai été fort surprise de constater qu’aucun journal algérien n’a soufflé mot de cette affaire, l’une des plus étranges cependant et des plus mystérieuses qu’un tribunal algérien ait jamais eues à juger. Je suppose que la presse n’a pas reçu communication des détails de cette affaire. Dans le seul intérêt de la vérité et de la justice, j’estime qu’il serait bon de raconter au public les détails de ce procès avant qu’il soit jugé. Je vous prie donc de bien vouloir publier la présente lettre sous ma signature. J’en assume la pleine et entière responsabilité.

Qu’il me soit permis de donner d’abord quelques explications nécessaires à la compréhension du récit qui va suivre.

Durant l’instruction du procès Abdallah ben Mohammed, les officiers chargés de cette instruction ont manifesté à plusieurs reprises leur étonnement en m’entendant déclarer que je suis musulmane et même initiée à la confrérie des Kadriya, et en me voyant porter le costume arabe, tantôt féminin, tantôt masculin, selon les circonstances et les besoins de ma vie essentiellement errante.

Afin de ne pas passer pour une émule du Dr Grenier[4] ou pour une personne revêtant un costume et s’affublant d’une étiquette religieuse dans un but intéressé quelconque, je tiens à déclarer ici, que je n’ai jamais été chrétienne, que je ne suis pas baptisée et que, quoique sujette russe, je suis musulmane depuis fort longtemps. Ma mère, qui appartenait à la noblesse russe, est morte à Bône, en 1897, après s’être faite musulmane et a été enterrée dans le cimetière arabe de celle ville.

Je n’ai donc pas eu besoin de me faire musulmane, ni aucune raison de jouer la comédie, ce que mes coreligionnaires algériens ont si bien compris que le cheikh Si Mohammed-el-Houssine, frère de Si Mohammed Taïeb, naïb de la confrérie à Ouargla, a consenti sans aucune difficulté à me donner l’initiation en confirmation de celle que j’avais déjà reçue de l’un de ses mokaddem. J’ai tenu à dire tout cela d’abord pour la raison énoncée plus haut, ensuite pour que l’on n’explique pas l’attentat d’Abdallah par une haine fanatique contre tout ce qui est chrétien car je ne suis pas chrétienne et tous les Souafas le savent, y compris Abdallah !

Voici maintenant le récit de l’agression dont je fus victime le 29 janvier, à 3 heures de l’après-midi, dans la maison d’un certain Si Brahim ben Larbi, propriétaire au village de Behima, à 14 kilomètres au nord d’El Oued, sur la route du Djérid Tunisien.

Ayant passé à El Oued lors d’une première excursion dans le Sahara constantinois que je fis en été 1899, j’avais gardé le souvenir de la profonde impression qu’avait faite sur moi ce pays des dunes immaculées et des profonds jardins, palmeraies ombreuses. Je vins donc me fixer à El Oued en août 1900, sans savoir au juste pour combien de temps. C’est là que je me fis initier à la confrérie des Kadriya, dont je fréquentai désormais les trois zaouïyas situées aux environs d’El Oued, ayant acquis l’affection des trois cheikhs, fils de Sidi Brahim et frères de feu le naïb d’Ouargla. Le 29 janvier, j’accompagnai l’un d’eux, Si Lachmi, au village de Behima. Le cheikh se rendait à Nefta (Tunisie) avec des khouans pour une ziara au tombeau de son père, Sidi Brahim. Des circonstances d’ordre personnel m’empêchant de pousser jusqu’à Nefta, j’accompagnai le cheikh jusqu’à Behima où le pèlerinage devait passer la nuit. Moi, je comptais rentrer le soir même à El Oued, avec mon domestique, un Soufi, qui m’accompagnait à pied. Nous entrâmes dans la maison d’un nommé Si Brahim ben Larbi et, tandis que le marabout se retirait dans une autre pièce pour la prière de l’après-midi, je demeurai dans une grande salle donnant sur une antichambre ouverte sur la place publique où stationnait une foule compacte et où mon serviteur gardait mon cheval. Il y avait là cinq ou six notables arabes de l’endroit et des environs, presque tous khouans Bhamania. J’étais assise entre deux de ces personnes, le propriétaire de la maison et un jeune commerçant de Guemar, Ahmed ben Belkassem. Ce dernier me pria de lui traduire trois dépêches commerciales dont l’une, fort mal rédigée, me donna beaucoup de peine. J’avais la tête baissée et le capuchon de mon burnous rabattu par-dessus le turban, ce qui m’empêchait de voir devant moi. Brusquement, je reçus à la tête un violent coup suivi de deux autres au bras gauche. Je relevai la tête et vis devant moi un individu mal vêtu, donc étranger à l’assistance, qui brandissait au-dessus de ma tête une arme que je pris pour une matraque. Je me levai brusquement et m’élançai vers le mur opposé, pour saisir le sabre de Si Lachmi. Mais le premier coup avait porté sur le sommet de ma tête et m’avait étourdie. Je tombai donc sur une malle, sentant une violente douleur au bras gauche.

L’assassin, désarmé par un jeune mokaddem des Kadriya, Si Mohammed ben Bou Bekr et un domestique de Sidi Lachmi nommé Saad, réussit cependant à se dégager. Le voyant se rapprocher de moi, je me relevai et voulus encore m’armer, mais mon étourdissement et la douleur aiguë de mon bras m’en empêchèrent. L’homme se jeta dans la foule en criant : « Je vais chercher un fusil pour l’achever. » Saad m’apporta alors un sabre arabe au fer ensanglanté et me dit : « Voilà avec quoi ce chien t’a blessée ! »

Le marabout, accouru au bruit, et auquel le meurtrier fut immédiatement nommé par des personnes qui l’avaient reconnu, fit appeler le cheikh indépendant de Behima, appartenant, comme l’assassin, à la confrérie des Tidjanya qui sont, comme l’on sait, les adversaires les plus irréconciliables des Kadriyas dans le désert. Ce singulier fonctionnaire opposa une résistance obstinée au marabout, prétendant que le meurtrier était un chérif, etc., etc. Le marabout le menaça alors publiquement de le dénoncer comme complice au bureau arabe et exigea énergiquement que l’assassin fût immédiatement arrêté et amené. Le cheikh s’exécuta de fort mauvaise grâce.

L’assassin, emmené dans la pièce où l’on m’avait étendue sur un matelas, commença par simuler la folie, puis, convaincu de mensonge par ses propres concitoyens qui le connaissent pour un homme raisonnable, tranquille et sobre, il se mit à dire que c’était Dieu qui l’avait envoyé pour me tuer. Ayant toute ma connaissance, je constatai que la figure de cet homme m’était totalement inconnue, et je me mis à l’interroger moi-même. Il me dit que, lui non plus, il ne me connaissait pas, qu’il ne m’avait jamais vue, mais qu’il était venu pour me tuer et que, si on le lâchait, il recommencerait. À ma question pourquoi il m’en voulait, il me répondit : « Je ne t’en veux nullement, tu ne m’as rien fait, je ne te connais pas, mais il faut que je te tue. » Le marabout lui demanda s’il savait que je suis musulmane, il répondit affirmativement. Son père déclara qu’ils étaient Tidjanya. Le marabout obligea le cheikh de l’endroit à prévenir le bureau arabe et demanda un officier pour emmener le meurtrier et ouvrir l’instruction, et le médecin-major pour moi.

Vers 11 heures, l’officier chargé de l’instruction, lieutenant au bureau arabe et le major se présentèrent. Le major constata que la blessure de ma tête et celle de mon poignet gauche étaient insignifiantes ; un hasard providentiel m’avait sauvé la vie : une corde à linge se trouvait tendue juste au-dessus de ma tête et avait amorti le premier coup de sabre qui, sans cela, m’eût infailliblement tuée. Mais l’articulation de mon coude gauche était ouverte du côté externe, le muscle et l’os entamés. Grâce à l’énorme perte de sang que j’avais subiependant six heuresje me trouvais dans un état de faiblesse tel, qu’il fallut me laisser, ce soir-là, à Behima.

Le lendemain je fus transportée sur un brancard à l’hôpital militaire d’El Oued où je restai jusqu’au 25 février dernier. Malgré les soins dévoués et intelligents de M. le Dr Taste, je sortis de l’hôpital infirme pour le restant de mes jours et incapable de me servir de mon bras gauche pour aucun travail tant soit peu pénible.

Malgré que, lors de mon premier voyage, j’avais eu des démêlés avec le bureau arabe de Touggourt dont dépend celui d’El Oued, démêlés provoqués uniquement par la méfiance de ce bureau, le chef de l’annexe d’El Oued, les officiers du bureau arabe et de la garnison, ainsi que le médecin-major furent pour moi de la plus grande bonté et je tiens à leur donner un témoignage public de ma reconnaissance.

L’instruction a établi qu’Abdallah avait cherché, pendant cinq jours avant son crime, à acheter des armes à feu, mais n’en avait point trouvé. Que le jour de notre arrivée à Behima, il avait transféré sa famillece malheureux a des enfants en bas âge et ses biens meubles, dans la maison de son père dont il vivait séparé depuis six ans. Étant des Tidjanya notoires, son père et lui se sont subitement dédits de leur confrérie et le père m’a déclaré qu’il était Kadrya et le fils a affirmé à l’instruction qu’il était de la confrérie de Mouley-Taïeb. L’officier de police judiciaire, M. le lieutenant Guillot, a convaincu Abdallah de mensonge sur ce point.

Peu de jours avant mon départ d’El Oued, j’entendis circuler dans les milieux indigènes le bruit qu’Abdallah, précédemment criblé de dettes, se serait rendu à Guemar (centre Tidjany) peu de jours avant son crime et, à son retour, aurait payé ses dettes et aurait même acheté un jardin de palmiers. Vers cette même époque, le père d’Abdallah alla à la zaouïya de Sidi Lachmi et lui dit devant témoins que son fils avait été acheté pour m’attaquer, mais qu’ignorant quels étaient les instigateurs, il voudrait bien être autorisé à voir son fils devant qui de droit pour l’inviter à faire des aveux complets. Le marabout lui avait conseillé de s’adresser au bureau arabe. Le vieillard demanda à me parler, par l’un de mes serviteurs, et me dit : « Ce crime ne vient pas de nous » et me révéla aussi son désir de voir son fils pour le pousser à tout avouer. Voici les faits.

Il est évident d’abord qu’Abdallah n’a pas voulu me tuer par haine des chrétiens, mais poussé par d’autres personnes et ensuite que son crime était prémédité. J’ai déclaré à l’instruction que j’attribuais en grande partie cette tentative criminelle à la haine des Tidjanya pour les Kadriya et que je supposais que c’étaient les kaba ou khouans Tidjanya qui s’étaient concertés pour se débarrasser de moi qu’ils voyaient aimée par leurs ennemis, – ce que prouve la désolation des kouans, quand ils apprirent le crime. Quand je passais portée sur une civière, par les villages des environs d’El Oued, lors de mon transfert à l’hôpital, les habitants de ces villages, hommes et femmes, sortirent sur la roule en poussant les cris et lamentations dont ils accompagnent leurs enterrements. J’espère que le Conseil de Guerre de Constantine ne se contentera pas de la condamnation pure et simple d’Abdallah ben Mohammed, mais tâchera de faire la lumière autour de cette ténébreuse affaire.

Pour moi Abdallah n’a été qu’un instrument entre d’autres mains et sa condamnation ne saurait me satisfaire, ni, d’ailleurs, tous ceux qui vénèrent la vérité et la justice.

Ce n’est pas Abdallah seul que je voudrais voir assis sur le banc des accusés, mais bien plutôt ceux qui l’ont instigué, c’est-à-dire les vrais coupables, quels qu’ils soient.

J’espère, Monsieur le Directeur, que vous ne refuserez pas la publicité de votre estimable journal à cette communication qui, j’ose le croire, n’est pas dénuée d’intérêt. Si le Tell algérien ne diffère pas sensiblement, au point de vue politique, sinon social, des autres départements de la France, il n’en est pas de même au Sahara où les choses se passent tout autrement, et même d’une façon dont on est loin de se douter en France.

Isabelle Eberhardt.

 

___________

 

Marseille, le 7 juin 1901.

Monsieur le Directeur,

Je viens vous remercier très sincèrement d’avoir bien voulu insérer ma longue lettre du 29 mai dernier : je n’en attendais pas moins de l’impartialité bien connue de la Dépêche Algérienne, qui a toujours fait preuve d’une grande modération au milieu des violences qui sont malheureusement devenues une sorte de règle de conduite pour certains organes algériens. Cependant, Monsieur le Directeur, en un moment où le séjour des étrangers en Algérie est devenu une question d’actualité, il me semble que j’ai non seulement le droit, mais même le devoir, de donner quelques explications publiques et franches à tous ceux qui auront pris la peine de lire ma première lettre.

Vous m’avez fait l’honneur tout à fait imméritéet que je ne tiens pas à mériterde m’attribuer une certaine influence religieuse sur les indigènes du cercle de Touggourt : or, je n’ai jamais joué ni cherché à jouer aucun rôle politique ou religieux, ne me considérant nullement comme ayant le droit et les aptitudes nécessaires pour me mêler de choses aussi graves, aussi compliquées que les questions religieuses dans un pays semblable.

En 1889, avant de partir pour Touggourt, je crus de mon devoir d’aller personnellement informer de mon départ M. le lieutenant-colonel Tridel, alors chef du cercle de Biskra. Cet officier, qui me reçut fort bien, me demanda, avec une franchise toute militaire, si je n’étais pas anglaise et méthodiste, ce à quoi je répondis en présentant au chef du cercle des documents établissant irréfutablement que je suis russe et parfaitement en règle vis-à-vis des autorités impériales avec l’autorisation desquelles je vis à l’étranger. J’exposai de plus à M. Tridel mes opinions personnelles sur la question des missions anglaises en Algérie, lui disant que j’ai en horreur tout prosélytisme et surtout l’hypocrisie qui est le trait du caractère anglais, aussi peu sympathique à nous autres Russes qu’il est odieux pour tout Français.

À Touggourt, je trouvai comme chef du bureau arabe, en l’absence du commandant, le capitaine de Susbielle, homme d’un caractère tout particulier, et pour employer une expression populaire, peu commode. Là encore, il me fallut prouver que je n’étais nullement une miss déguisée en arabe, mais bien une plumitive russe… Il me semblerait pourtant que, s’il est de par le monde un pays où un Russe devrait pouvoir vivre sans être soupçonné de mauvaises intentions, ce pays est la France !

M. le chef de l’annexe d’El Oued, capitaine Couvet, homme d’une très haute valeur intellectuelle et très dévoué à son service, a eu, six mois durant, l’occasion de constater de visu que l’on ne pouvait rien me reprocher, sauf une grande originalité, un genre de vie bizarre pour une jeune fille, mais bien inoffensif… et il ne jugea pas que ma préférence du burnous à la jupe et des dunes au foyer domestique pût devenir dangereuse pour la sécurité publique dans l’annexe.

J’ai dit dans ma première lettre que les Souafas appartenant à la confrérie de Sidi Abd-el-Kader et ceux des confréries amies ont manifesté leur douleur, quand ils ont appris que l’on avait voulu m’assassiner. Si ces braves gens avaient une certaine affection pour moi, c’est parce que je les ai secourus de mon mieux, parce qu’ayant quelques faibles connaissances médicales, je les ai soignés pour des ophtalmies, conjonctivites et autres affections courantes de ces régions. J’ai tâché de faire un peu de bien dans l’endroit où je vivais… c’est le seul rôle que j’aie jamais joué à El Oued.

En ce monde, il y a bien peu de personnes qui n’ont aucune passion, aucune manie, si l’on veut. Pour ne parler que de mon sexe, il est des femmes qui feraient bien des folies pour avoir des toilettes chatoyantes, et il en est d’autres qui vieillissent et pâlissent sur les livres pour obtenir des diplômes et aller secourir des moujiks… Quant à moi, je ne désire qu’avoir un bon cheval, fidèle et muet compagnon d’une vie rêveuse et solitaire, et quelques serviteurs à peine plus compliqués que ma monture, et vivre en paix, le plus loin possible de l’agitation, stérile à mon humble avis, du monde civilisé où je me sens de trop.

À qui cela peut-il nuire, que je préfère l’horizon onduleux et vague des dunes grises à celui du boulevard ?

Non, Monsieur le Directeur, je ne suis pas une politicienne. Je ne suis l’agent d’aucun parti, car, pour moi, ils ont tous également tort de se démener comme ils le font, je ne suis qu’une originale, une rêveuse qui veut vivre loin du monde civilisé, de la vie libre et nomade pour essayer ensuite de dire ce qu’elle a vu et, peut-être, de communiquer à quelques-uns le frisson mélancolique et charmé qu’elle ressent en face des splendeurs tristes du Sahara… Voilà tout. Les intrigues, les trahisons et les ruses de la Sonia d’Hugues Le Roux me sont aussi étrangères que son caractère me ressemble peu… Je ne suis pas plus Sonia que je ne suis la méthodiste anglaise que l’on a cru voir en moi jadis… Il est vrai que l’été 1899 fut excessivement chaud dans le Sahara et que le mirage déforme bien des choses et explique bien des erreurs !

I. E.

 

Enfin, je suis presque certaine de partir vendredi prochain. Il ne me reste donc plus que sept jours à rester ici. Je suis sûre. qu’Augustin fera son possible pour me procurer l’argent nécessaire.

Pauvre Augustin ! Cet homme, tout énigmatique qu’il puisse me sembler, est bon pour moi et, en moi, rien au monde ne détruira jamais l’affection profonde et éternelle que j’ai pour lui. Ah ! quel regret, que son mariage l’empêche de se joindre à Slimène et à moi, pour une vie qui eût été bien douce !

Cependant, pour tous, il vaut mieux que je parte et, au bout de cette semaine, il y a l’immense bonheur de revoir Slimène, de le tenir dans mes bras et, [en arabe] s’il plaît à Allah, de ne plus le quitter.

Hier, de nouveau, passé la moitié de la nuit en des souffrances atroces ; étourdissement, mal de tête affreux.

Enfin, quand je serai à Batna, il faudra que je m’emploie à économiser chaque sou, à chercher à me faire rembourser le plus d’argent possible, et, surtout, à travailler en russe : cela seul m’est une chance de commencer à gagner à relativement brève échéance. Cela ne me sera pas trop pénible, si ma santé si terriblement ébranlée tient seulement bon. Travailler pour pouvoir rester avec Ouïha, voilà ce qui est mon devoir. Il saura me consoler de cette peine.

… Ce soir, j’ai écrit une lettre pour Ahmed Chérif et, en l’écrivant, je me suis souvenue de l’automne 1899.

Où est la vie aventureuse, mystérieuse, dans les oliveraies immenses du Sahel[5] ?

Combien sonnent étrangement à mes oreilles ces noms jadis si familiers : Monastir, Sousse, Moknine, Esshyada, Ksasr, Ibellal, Sidi N’eidja, Beni-Hassane, Anura, Chrahel, Melloul, Grat-Zuizoura, Hadjedj… Où est ce pays unique au monde, cette Palestine africaine aux vertes et molles prairies, aux blancs petits villages se reflétant dans l’eau bleue des golfes paisibles ?

Où est Sousse, avec ses blanches murailles maures et son phare tournant, et la grève blanche de Monastir où battent éternellement les flots qui gémissent sur les brisants ?

Où est le minaret blanc de Kasr-Hellal et le grand palmier solitaire qui donnent à cette petite cité du Sahel l’aspect d’un bourg quelconque du désert et que je vois encore se profiler sur l’embrasement immense d’un coucher de soleil, le soir où j’allais avec Chérif, sur la plage de Séyada regarder la nuit tomber sur la mer noyée de vapeurs blanches, tandis que mon beau « Mellouli », le prédécesseur du pauvre « Souf », était attaché, impatient, à un olivier des jardins…

Où est le jardin de Melloul où, parmi les grenadiers et les hendis, nous rêvions et nous parlions, Chérif et moi, à l’heure du maghreb ?… Et la route illuminée par la lune que nous suivions, au moment où éclata la révolte de cette tribu de brigands à travers laquelle j’eus tant de peine à me frayer passage, la cravache à la main pour toute arme, tandis que Chérif leur parlait.

[Isabelle revient à Constantine pour assister au jugement de son agresseur.]

Quitté Marseille le jeudi 13 juin 1901, midi.

Nuit du 13 au 14 en mer. – Arrivé à Philippeville le vendredi 1er à 10 heures soir. Passé la nuit à bord avec Ammara, des Ouled-Aly, condamné du pénitencier de Chiavari. Le samedi 15, 6 heures, départ pour Constantine. Arrivé 9 h. 10. Été café Zouaouï. Parti avec le portefaix Hamou à la recherche de Ben-Chakar. Vers midi, trouvé. Soir café Sidi Ksouma. Le dimanche 16. Train 6 heures, rencontré Ouïha. Nuit hôtel Métropole rue Basse-Damrémont. Le lundi 17, arrivée Sidi Lashmi.

18, 6 heures. – Conseil de Guerre. Sorti à 11 heures. Le jeudi 20, 6 h. 30, parti pour Philippeville. Arrivé à 9 h. 35. Nuit hôtel Louvre.

[Note en russe.] – « Premier cahier de la deuxième partie de La Vie au Sahara qui se termine à l’arrivée à El Oued. Dans la description primitive du Souf, j’ai parlé des constructions des jardins de Kouïnine ; Tekseben, Igarra sont décrits. Le travail s’arrête à la description des collines de l’Amour ; il s’achève ainsi : « Le bois résonne étrangement au milieu du silence mortel du désert, au-dessus de l’ensemble gris des coupoles qui déjà se noient petit à petit dans la brume bleuâtre du soir »…

[Sitôt le jugement rendu (20 ans de travaux forcés pour son agresseur), Isabelle est l’objet d’un arrêté d’expulsion, ce qu’elle indique si sèchement dans son itinéraire. Voici la déclaration qu’elle fit avant son départ.]

 

DÉCLARATION D’ISABELLE

 

Comme je l’ai déjà déclaré, tant à l’instruction que dans mes deux lettres à la Dépêche Algérienne, j’ai et j’aurai toujours la conviction qu’Abdallah ben Si Mohamed ben Lakhdar a été l’instrument d’autres personnes qui avaient un intérêtréel ou imaginaireà se défaire de moi. Il est évident que, si même comme il l’a déclaré à son père lors de son arrestation, il a été acheté pour me tuer, Abdallah ne pouvait espérer jouir du prix de son crime, puisqu’il m’a attaquée dans une maison habitée et au milieu de personnes qu’il me savait favorables. Il était sûr d’être arrêté. Il est donc clair qu’Abdallah est un déséquilibré, un maniaque. Il a manifesté son repentir et, même à l’audience, il m’a demandé pardon. Je trouve donc que le verdict d’aujourd’hui a été excessivement sévère, et je tiens à vous déclarer que je regrette cette sévérité. Abdallah a une femme et des enfants. Je suis femme et ne puis que plaindre de tout mon cœur cette veuve et ces orphelins. Quant à Abdallah lui-même, je n’ai pour lui que la plus profonde pitié. J’ai été très douloureusement surprise d’apprendre, au sortir de la séance de ce matin, que je suis l’objet d’un arrêté d’expulsion pris contre moi par M. le gouverneur général. Cet arrêté m’interdit le séjour de l’Algérie tout entière, sans distinction entre les territoires civils et militaires. Je me demande pour quels motifs cette mesure a été prise contre moi, Russe, qui, en toute conscience, n’ai rien à me reprocher. Jamais je n’ai participé ni eu connaissance d’aucune action antifrançaise, soit dans le Sahara, soit dans le Tell. J’ai au contraire défendu de toutes mes forces feu le naïb d’Ouargla Sidi Mohamed Taïeb, mort glorieusement sous le drapeau tricolore, contre les accusations de quelques musulmans, ignorant tout de l’Islamdu vrai, celui du Coran et de la Sounnaqui accusaient le naïb d’avoir trahi l’Islam en installant les Français à In-Salah. J’ai toujours et partout parlé aux indigènes en faveur de la France qui est ma patrie adoptive. Pourquoi suis-je donc l’objet d’une mesure qui, profondément blessante pour mes sentiments de Russe, m’est de plus la cause d’un immense chagrin d’un autre ordre, puisqu’elle me séparepour des moisde mon fiancé qui, étant sous-officier à la garnison de Batna, ne peut me suivre. J’aurais peut-être admis que, pour me soustraire à la vengeance de la tribu d’Abdallah, l’on m’interdît le séjour des territoires de commandement. Mais je ne compte nullement retourner dans le Sud. Je demande uniquement que l’on me laisse vivre à Batna, épouser celui qui a été mon compagnon d’infortunes et qui est mon seul soutien moral en ce monde. Voilà tout…

 

___________

 

Le jeudi 4 juillet 1901, midi.

 

Départ de Zuizou par le Touareg. Journée noire d’ennui mortel, d’angoisse, de désespoir… Quand nous reverrons-nous ?

[en arabe] J’ai mis ma confiance en Allah et en notre seigneur et cheikh Abd-el-Kader El Djilani. Amen !

 

___________

 

Marseille, le 5 juillet 1901.

 

Je traverse de nouveau une période de lourd ennui, de souffrance, d’autant plus difficile à supporter, avec ma nature, qu’elle est plus lente, plus sourde : pas de crises, pas de phases successives : Rouh’ est parti hier… moi, je suis exilée de là-bas, je ne puis y retourner, sauf par un coup d’audace… et encore, pas dans la province de Constantine. Il y aura probablement quinze jours, plus peut-être, à attendre le retour de Zuizou. Un demi-mois de morne ennui, de souffrance, de malaise et d’angoisse perpétuelle, à la pensée que là-bas, l’ennemi veille et qu’il fera tout son possible pour nous entraver encore.

Mais il faut patienter, puisque personne, sauf Dieu, ne peut rien changer à cette situation.

Hier, course lugubre, en tramway, jusqu’à la Joliette. Ciel gris, vent furieux. Les navires dansent dans le port.

Embarquement sur le Touareg… Pendant toute la manœuvre, je n’ai pas quitté Zuizou du regard, le cœur déchiré, l’âme en deuil…

Repris, lentement, le chemin du boulevard Mérentié, sans hâte ni désir de prolonger cette promenade qui ressemblait à un retour du cimetière, après un enterrement.

Indifférence profonde, absolue, pour tout au monde. Rentrée, je me suis couchée et ne me suis relevée que vers 8 heures, sur les instances d’Augustin.

Passé cette demi-journée en une sorte d’angoissant délire vague, informe. Quand la nuit fut tout à fait tombée, en un instant d’affreuse désespérance. À présent, ici, tout me rappelle Zuizou, et cela augmente ma douleur.

… Chose étrange, le besoin fondamental de ma nature, c’est la variation des décors. Sans cela la joie m’est fade, sans saveur, le bonheur se traîne monotone et insipide, et la douleur m’accable. Au contraire, les grandes luttes, les crises de désespoir remontent mon énergie et calment mes nerfs… La monotonie, la médiocrité des décors et des ambiances, voilà L’ennemi.

C’est pourquoi ce demi-mois me semblera certes plus pénible à supporter que les heures noires d’El Oued, de Béhima, de Constantine…

… Des impressions de cette dernière période, il y aurait beaucoup à dire…

D’abord, le soir de l’arrivée à Philippeville, sur le Félix Touache, éprouvé la sensation du bien-être, de rajeunissement que me procure toujours l’arrivée sur cette côte bénie de la patrie africaine et qui contraste singulièrement avec les sensations de plus en plus sombres des arrivées à Marseille… Impressions aussi maussades que les autres sont gaies !

Philippeville, de nuit, silhouette noire d’une colline haute, piquée de feux jaunes du gaz.

Course avec Si Mahmoud ben Hassen de Bône en ville. À minuit, retour à bord. Trouvé le condamné Ammara des Ouled-Aly entre Sétif et Bordj-bon-Aréidj, dans l’étouffement de l’entrepont.

Montés sur le pont désert, installés à tribord, dans le silence et la fraîcheur nocturnes du port. À 3 heures, descendue seule, dans l’entrepont : allumettes détrempées, impossible de faire de la lumière. Habillée dans l’obscurité, à tâtons. Remontée sur le pont, réveillé Ammara ; plié le pieu[6], fait les baluchons, matinée grise. Quelques gouttes de pluie.

Philippeville, de jour : bourg européen, sans caractère, mais charmant, au milieu du dévalement des verdures au-dessus de la baie bleue. Quartiers plats, avoisinant la mer, impression du port de Bizerte, aperçu de nuit, furtivement, en été 1899…

Départ à 6 heures. Jusqu’à Constantine, montagnes, coteaux et plaines fertiles. Joie enfantine d’Ammara à la vue des champs, des tentes et des troupeaux. Dans cette âme obscure, faussée, irrepentie, subsiste l’amour vivace du bédouin pour la terre musulmane, pour la patrie des nomades… Enfin, les rochers prodigieux de Constantine se profilent à l’horizon.

Nous débarquons dans la gare. Si Mahmoud monte avec moi jusqu’à la première rue à gauche. Là, nous nous séparons et je prends les rues, devant moi, au hasard. Enfin, j’entre au café Zouaouï, honteuse de ma casquette de roumi… Après une assez longue station et un entretien avec le patron, vieux fumeur de kif, je pars avec le hamel Hantou à la recherche de Mohammed ben Chakar. Rues étroites et tortueuses, en pente, places inclinées, carrefours compliqués, coins d’ombre et de silence, porches immaculés et ciselés de mosquées anciennes, bazars couverts, tout cela me donne une ivresse bien connue, celle que je ressens toujours dans les vieux décors arabes. Impressions de Tunis ou d’Alger… de la première surtout…

Pérégrinations, interrogations sans fin… Enfin, nous découvrons le gisement de Ben Chakar : tout en haut d’une ruelle en escalier, une impasse au-dessus de laquelle, à peine 1 m. 60 du sol, est le plancher en poutres d’un ali, sorte d’antre obscur où il faut marcher courbé pendant quatre ou cinq mètres. Puis, intérieur maure, blanc bleuâtre, comme ceux de Bône.

Frère de Mohamed ben Chakar, fumeur de chira et de kif, tantôt portefaix, tantôt cafetier, tantôt marchand de beignets, très sympathique. Gentille aussi sa femme, délurée et hommasse.

Dès l’après-midi, départ, avec ben Chakar, pour les gorges du Rhummel, abîmes prodigieux où de frêles passerelles sont suspendues, souvent dans l’ombre, avec des escaliers souterrains, et des circuits sans fin.

Rencontré quelques artisans constantinois. Aux bains juifs, baignade fantastique de grands enfants. Revenus par la route qui surplombe l’abîme, sur la rive opposée à celle où est la ville.

Le soir, été au café de Sidi Ksouma, avec la sensation très nette que Zuizou était à Constantine… Assise dans un coin, sous mes effets arabes qui me mettaient à mon aise, écouté chanter et frapper du tambourin jusqu’à une heure avancée. Fêtes de Beldia, faces pâles et distinguées, atones, les yeux mi-clos…

Nuit mauvaise, à cause de l’inquiétude et des puces…

Dimanche 16 juin. – Course inutile à la gare. Promenade à Bab-el-Oued avec le petit Salah. Rencontré le bach-adel de Biskra.

Le soir, en désespoir de cause, n’ayant toujours aucune nouvelle de Zuizou, été à la gare, avec Elhadj, à 6 h. 35 – arrivée du train de Philippeville. Assis, découragés, sur une pierre, nous attendons. Enfin, Elhadj aperçoit Ouïha, en civil indigène. Été souper chez ben Chakar, habillé en mauresque, puis, été à l’hôtel Métropole, dans la rue Basse-Damrémont, très loin.

Nuit de joie, de tendresse et de paix.

Dès le matin, le lundi 17, été à la gare, à la rencontre de Sidi Lachmi. Devant la gare, aperçu les hautes statures des témoins Souafas : Hama Nine, Mohammed ben bou Bekr et Brahim b. Larbi.

Émotion violente à retrouver là ces pays, qui parlent avec l’accent de là-bas, et qui m’embrassent, les larmes aux yeux, surtout le bon vieux Hama Nine.

(Interrompu. Repris le même soir 6 h.)

… Ce soir, grand calme, bien raisonnable. Espérance, disposition d’esprit aussi bonne qu’elle peut l’être loin d’Ouïha. L’état physique, lui aussi, est bon. Si cela pouvait durer ainsi tout le temps de notre séparation [en arabe] s’il plaît à Allah la dernière !

Et tout ce changement d’état d’âme, pourquoi ? Pour quelles raisons très mystérieuses ? Je l’ignore !…

Été, avec le groupe des Souafas, sur le quai, recevoir le grand cheikh aimé, qui sourit en me voyant.

Courses sans fin, à la recherche d’un hôtel, avec Hama Nine. Partout, hostilité, refus. Enfin, arrangement provisoire à la Métropole. Sensation très douce de retrouver le cheikh, Béchir et tous les autres. Histoires à l’hôtel. Transfert de la Zaouïya nomade hôtel Ben Chimou, marché du chameau, près du théâtre.

Passé la nuit dans un garni juif, 6, rue Sidi-Lakhdar, au deuxième.

Le 18, mardi à 6 h. 1/2, nous arrivons au Conseil. Le chaouch m’apporte un café dans la salle des témoins où je suis seule, objet de la curiosité de tous ceux qui passent, de plus en plus nombreux, officiers, dames.

Je vois Abdallah, les mains enchaînées, entre les Zouaves qui l’escortent.

Le capitaine Martin, commissaire du Gouvernement, vient me serrer la main, avec sa sœur. Enfin, à 7 heures, l’huissier vient me chercher. La salle est comble. Je n’éprouve pas trop de timidité et vais m’asseoir à côté de Sidi Lachmi, sur deux chaises, devant le double banc des témoins… Peu ordinaire, ce banc des témoins : têtes expressives et bronzées, vêtements blancs ou sombres, avec, en tache sanglante, le burnous rouge du traître Mohammed ben Abderrahmane, cheikh de Behima. Sidi Lachmi est en vert et blanc.

Le tribunal : groupe d’uniformes, poitrines chamarrées de décorations, attitudes raides et impénétrables. L’on présente les armes ; le président, timide, ouvre la séance, d’une voix faible et bégayante. Le greffier lit l’acte d’accusation et dénombre les témoins, moi en tête. Immédiatement, l’on nous fait sortir, un à un.

Dans la salle des témoins, le capitaine Gabrielli et le jeune lieutenant, son secrétaire, viennent me serrer la main. Assez long entretien. L’on vient me chercher.

Le président commence à appeler les témoins. L’huissier me place devant le Président, debout. Formule du serment.

Il m’interroge, d’après des notes, toujours timide et bégayant. Ce n’est pas long… L’interprète appelle Abdallah et lui dit : – « As-tu quelque chose à répondre à une telle ? – Non, dit Abdallah, très simplement et très ferme, malgré ce que l’on a dit. Je n’ai qu’une chose à lui dire, c’est que je la prie de me pardonner. » Je retourne m’asseoir. Sidi Lachmi apparaît. Déposition calme, simple. Puis, c’est le cheikh, puis ben Bou Bekr, puis Brahim b. Larbi, puis le père, larmoyant comme toujours…

Ensuite, après une suspension de cinq minutes, le réquisitoire du capitaine Martin, basé sur une thèse certainement erronée, mais chaud plaidoyer pour les Kadriyas, les Ouled-Sidi Brahim et moi. Plaidoyer de l’avocat qui m’horripile… Réponse du capitaine Martin, re-réponse de l’avocat. Puis, le Conseil se retire. Brouhaha dans la salle. Angellini vient me dire qu’il est à ma disposition. Le général de Labattue s’approche de moi. Entretien assez aimable, attisant la curiosité générale. Je vois Taste parler avec animation dans un groupe[7]

 

___________

 

Le 8 juillet, 2 heures soir.

 

Je traverse une étrange période de calme physique et moral, de réveil intellectuel, d’espérance sans emballement et le temps s’écoule assez vite, ce qui est le principal en ce moment.

Je remarque aussi, depuis le fameux procès de Constantine, un fort réveil en moi de l’esprit littéraire. L’aptitude d’écrire naît réellement en moi, à présent. Jadis, il me fallait attendre, des mois durant parfois, les dispositions d’esprit favorables pour écrire. À présent, je commence à écrire déjà presque toutes les fois que je le veux. Je crois en résumé que je suis arrivée à l’éclosion de cette incubation que je sentais bien en moi.

Au point de vue religieux, cela marche pour le mieux : ma foi est devenue sincère ; je n’ai plus besoin de faire le moindre effort, et, tous les soirs quand, avant de m’endormir, je plonge au fond de ma conscience un regard scrutateur, j’y trouve la paix très douce de la mystérieuse certitude qui, désormais, sera ma force.

Pour moi, la vie a acquis un sens depuis le jour où je sais que notre passage ici-bas est un acheminement de la perfectibilité humaine vers une autre vie : de là, forcément, découle la nécessité raisonnable du perfectionnement moral et intellectuel, – inepte, parce qu’inutile, sans cela.

En ce moment, deux choses m’intéressent et je compte m’y consacrer : d’abord, le perfectionnement littéraire et, par lui, intellectuel, qui sera très facile si je trouve un débouché pour des articles dans le genre de Printemps au désert et El-Magh’reb, expédiés ce soir à Angellini.

Lire certains livres, dans le genre de Essais de psychologie contemporaine de Bourget. Dès que je serai installée, m’abonner à une bibliothèque sérieuse, et relire le Journal des Goncourt qui eut sur moi une si bienfaisante influence l’an dernier et aussi d’autres ouvrages pouvant exercer une action analogue sur l’intellect…

Mais l’autre question qui m’agite, d’un tout autre ordre et que je n’oserais certes pas formuler, sauf à Slimène, qui, seul la comprendra et l’admettra, c’est la question maraboutique, celle qui germa en mon âme, spontanément, le soir du jour où l’on transféra Abdallah de la prison civile dans la cellule… Et, sans doute par intuition inconsciente provenant de notre grande intimité d’âme, Slimène s’en est douté !…

Il me semble qu’avec beaucoup de volonté, il me sera facile d’arriver à cette fin très mystérieuse qui m’enchanterait et qui ouvrirait devant moi des horizons que nul ne peut prévoir… [en arabe] Conduis-nous dans la voie droite, et je crois que, pour moi, c’est bien là, le sentier droit.

Dieu a semé en mon âme quelques germes féconds : le désintéressement poussé à l’extrême vis-à-vis de toutes les choses de ce monde, la foi, l’amour vivace, pitoyable, infini, de tout ce qui souffre. Ce pardon du mal est un dévouement illimité pour la cause islamique, la plus belle de toutes, puisqu’elle est celle de la Vérité…

Ah, les longues heures de jadis dans les bois pleins d’ombre et de mystère et les nuits sans sommeil passées à contempler le monde prestigieux des étoiles…, tout cela ne devait-il pas être le chemin direct du mysticisme religieux !

Un choix autre que n’a été le mien, d’un compagnon de toute ma vie eût certainement fait avorter cet acheminement nécessaire vers un avenir peut-être encore lointain. Mais Slimène me suivra où je voudrai et, de tous ceux que j’ai fréquentés, c’est le seul qui soit un vrai musulman, parce qu’il aime l’Islam, avec son cœur et non avec ses lèvres…

Et dire que, si un savant, un psychologue ou un écrivain lisait ces lignes, il ne manquerait pas de s’écrier : « Elle est à deux pas de la folie ! » Or, si jamais la flamme de mon intelligence a brûlé, c’est bien maintenant, et je sens bien aussi que ce n’est encore que l’aube de la vie nouvelle.

Inconsciemment, sans savoir ce qu’il disait, et dans un tout autre sens, Me de Laffont a dit une vérité dont il ne se doute nullement, dont personne ne peut se douter : il a dit que je devrais être reconnaissante envers Abdallah. Oui, je suis reconnaissante envers Abdallah, et, plus, je l’aime sincèrement : en vérité, cet homme est bien l’envoyé de Dieu qu’il a déclaré être.

Il est probable que d’autres, les vrais coupables, l’ont poussé à faire ce qu’il a fait, mais cela ne prouve rien et, lui, personnellement, mais lui seul, a bien dû être envoyé par Dieu et par Djilani car, depuis le jour fatidique de Behima, j’ai senti mon âme entrer dans une phase toute nouvelle de son existence terrestre. Abdallah, très mystérieusement, paiera sans doute de toute une vie de souffrances la rédemption d’une autre vie humaine. Mais je doute qu’il soit malheureux, car il est martyr et le martyr volontaire, comme l’a été Abdallah, est le plus heureux des hommes : il est un élu. Et qui sait si son martyre ne rachètera pas bien des milliers d’autres âmes et non pas seulement la mienne, ce qui serait un avortement !

Abdallah s’en va à l’autre face d’un globe, au plus loin des lointains terrestres. Mais l’œuvre d’Abdallah, et le germe qu’il a semé en moi y est resté et je crois fermement qu’il germe déjà et qu’il surgira un jour ou l’autre de l’ombre où je le cache à tous les yeux… Cela, c’est mon secret, celui qu’il ne faut pas confier, et que je ne confierai à personne, sauf à un seul, celui qui l’a deviné un jour et qui ne profane jamais d’un rire moqueur le sanctuaire de mon âme qu’à lui seul je puis ouvrir parfois jusqu’en ces tréfonds ; qu’aucun autre ne doit connaître : car, lui, aussi, il est prédestiné.

Que tous ceux qui, aveugles, se croient des voyants, haussent les épaules ou sourient avec une condescendance qu’ils feraient mieux de reporter sur eux-mêmes en face de notre union. Elle procède d’autres causes, d’autres sentiments et d’autres buts que leurs unions à eux, vilement lucratives, ambitieuses, bestiales ou puérilement sentimentales… Et elle leur est inexplicable.

 

___________

 

Le 11 juillet 1901, jeudi, 9 heures soir.

 

Il me semble fastidieux, pour le moment, de continuer le récit de la séance du Conseil de Guerre. Pour le moment, d’autres pensées, d’autres souvenirs me hantent.

Hier soir, comme avant-hier déjà, ennui, malaise. Ce matin, angoisse et fort malaise physique en ne voyant pas arriver de lettre d’Ouïha.

Descendu au cours du Chapitre vers 9 h. 1/2 porter une lettre pour Zuizou. Ennui, faiblesse. Après-midi, je me suis mise au travail russe sans conviction. Enfin, vers 3 heures, reçu une bonne lettre. L’affaire de la permutation est réglée et certaine, et le retour de Zuizou n’est plus qu’une question de jours, jours qui passeront bien vite, à présent que je suis sûre qu’il viendra.

Il me semble qu’il pourra être ici le 23 au matin… Ce sera bien là l’aurore de la vie nouvelle. Nous aurons encore certes des journées noires, des heures de détresse, car sans cela, la vie ne serait plus la vie. Tant mieux, d’ailleurs, car la souffrance est salutaire parfois… Mais il me semble que l’ère des séparations va enfin être close.

Mon Dieu, avec quel soupir de soulagement nous sortirons de cette mairie qui nous aura enfin liés l’un à l’autre et qui aura obligé les hommes à reconnaître notre union…, car Dieu l’a reconnue et bénie depuis longtemps, puisqu’il nous a donné l’amour. Enfin, les hommes n’auront plus le droit matériel de nous séparer.

Il y aura dans peu de jours une année depuis le commencement de la grande féerie que fut mon séjour au Sahara.

Eh bien ! de ce séjour, je ne maudis rien, aucun épisode, si ce n’est l’exil, et encore, pourquoi, en somme, le maudire ? Je ne maudis pas même Behima, la tragique et splendide Behima qui m’a ouvert tant d’horizons nouveaux, qui a été comme un jalon posé sur le bord du sentier aventureux de ma vie.

Combien d’années j’ai passées en vain, en récriminations stériles et ineptes contre cette sublime et douloureuse vie, acheminement auguste vers nos destinées futures. Elle me semblait hideuse, en ces années d’aveuglement… et maintenant, depuis Behima, elle m’apparaît belle…

Qui sait ? Peut-être que, d’avoir vu la mort de si près, d’avoir été à son seuil mystérieux, j’ai entrevu enfin la vérité, j’ai compris qu’elle a un sens, une logique et un but, cette pauvre vie que si peu d’entre les hommes savent apprécier et aimer !… Car – et cela paraîtra paradoxal, mais c’est vrai – bien peu d’hommes aiment la vie… non point bestialement, inconsciemment, mais pour sa réelle et splendide beauté.

Ineptes pseudo-philosophes aux hypocondres maladies, au foie morbide qui hurlent des injures, – qui sont des blasphèmes, – à la bienfaisante Demetra-Mater !

… Les souvenirs de l’année dernière, à pareille époque, viennent me hanter… Genève, les angoisses et les joies de ma chère vie russe de là-bas, dont je ne vivrai sans doute jamais plus les jours, et l’embarquement pour la terre aimée et fatidique, pour la terre barbaresque d’où je suis exilée pour le moment, mais où je pourrai rentrer bientôt tête haute [en arabe] s’il plaît à Allah ! et Alger, Alger la blanche où je vivais d’une vie double, extraordinaire et bien grisante, parmi des gens qui m’estimaient, m’admiraient même, tout en ignorant tout de moi, même mon sexe ! Courses bizarres et enivrantes avec Mokhtar, fumeries de kif… promenades avec les Oulid-Aïssa aimables et intelligents, surtout le fin Si Mustepha… et la villa enchantée de la Bouzaréah, et la boutique de Slimène ben Elman Turki au plateau Saulières, la nuit… et la promenade le long des quais, en chantant les cantilènes tristes d’Alger… et la blanche Zaouïya, petite cité de rêve, de Sidi Abder-Rahmane ben Koubrine, vers laquelle montaient les senteurs du jardin Marengo et que dorait le soleil couchant… et l’heure extatique de la prière de l’Icha, dans la mosquée Hanéfite, Djema Djedida… Puis, Saind-Arnaud encore. Et Biskra, et l’Oued Rir inoubliable avec ses sortilèges et ses splendeurs à part… Et Touggourt endormie dans son désert salé, se reflétant dans les eaux mornes de son chott… et la route familière plus tard, jalonnée de guemiras grises et mélancoliques… Puis, à la fin de ce long voyage, la silhouette resplendissante de la Cité unique, de la ville d’élection, d’El Oued la fatidique !…

Comme arrière-plan à tous ces tableaux… sous un ciel brumeux et noir d’hiver, un chaos livide de dunes fumantes… Un vent soufflant en tempête et gémissant dans les défilés et les vallées mortes… Une petite troupe s’avançant doucement, au son endormant des benadir de la confrérie de Sidi Abdel-Kader. Puis, une station longue sur une haute dune, la dernière, et d’où l’on découvrait une vaste plaine grise et désolée, semée de tombeaux abandonnés.

Et tout là-bas, à l’horizon du nord, une silhouette de ville grise aux petites coupoles basses, entourée elle aussi de tombeaux… et, sur les lueurs sulfureuses du couchant, se détachant en noir, la silhouette solitaire et funèbre d’un palmier unique, sentinelle géante et échevelée postée, seule, dans les vents et dans la nuit, à la porte de Béhima…

« L’homme n’échappe point à l’heure de sa destinée. »

 

___________

 

Même soir, 10 h. 3/4.

 

… Voilà que la hantise des lointains charmeurs me reprend… Partir, partir au loin, errer longtemps !… La hantise de l’Afrique, la hantise du Désert… Mon âme de nomade se réveille et une angoisse m’envahit à songer que je suis peut-être immobilisée pour longtemps ici…

 

« Cours ! Marche ! Le nuage ne s’arrête

Que pour crever,

Et le Romané ne se fixe

Que pour pleurer ! »

 

___________

 

Le lundi 15 juillet 1901, 11 heures matin.

 

Hier soir, sensation toute particulière, sans cause appréciable : souvenir de l’arrivée à Sousse, il y a deux ans… et désir de faire un voyage, seule, dans un endroit d’Afrique encore tout à fait inconnu, où personne ne me connaisse, comme je suis arrivée à Alger l’année passée… Mais avec des moyens suffisants pour effectuer ce voyage dans de bonnes conditions.

En général, désir d’isolement moral, pas pour longtemps, cependant, car Slimène me manque pourtant toujours. Je voudrais disposer d’un mois avant son retour, de l’argent nécessaire pour faire un voyage solitaire, sans hâte… Je serais sûre de rapporter des impressions très précieuses et très profondes.

Pourtant, je traverse une période moralement claire et réfléchie, une période de travail surtout. L’espérance d’une vie meilleure à brève échéance est naturellement pour beaucoup dans cet état d’âme.

Il y aura tantôt six mois depuis le jour fatidique de Béhima. Ce jour-là, inconsciemment, je suis entrée dans l’une de ces périodes d’incubation qui ont jalonné toute ma vie, jusqu’ici, car, incontestablement, mon développement intellectuel s’est fait et se continue par saccades pour ainsi dire : époques d’inquiétude, de mécontentement, d’incertitude, puis, éclosion d’une forme supérieure de mon moi. Évolution à étudier, peut-être à décrire dans une nouvelle ou un roman.

Les six ou sept mois que nous aurons à passer ici et pendant lesquels il faudra prendre une résolution définitive pour notre avenir, il faudra aussi les consacrer au travail littéraire sous toutes ses formes.

Depuis mon départ pour Bône en 1897 – c’est déjà si loin hélas ! – je ne m’étais plus occupée de cet art pour lequel j’ai cependant toujours gardé un amour invincible – le dessin, la peinture. Maintenant, je m’y remets et tâcherai, pendant mon séjour ici, de prendre quelques leçons utiles, quelques notions du portrait et du genre surtout.

Notre vie, la vraie vie ne recommencera qu’après le 20 février 1902… Quelle sera-t-elle ? Il est bien difficile de le prévoir, mais il faudra, dès le retour de Slimène, résoudre ce problème. Si, d’ici là, l’affaire de Moscou était liquidée sous forme de rentes, le mieux serait d’aller fonder un refuge paisible dans le Sahel Tunisien – du côté de Moknine, par exemple, et d’en faire la demeure de rêve qu’il me faudrait pour vivre. Sinon, la seule chose abordable serait, pour quelques années, la carrière d’interprète quelque part dans le Sud, peu importe – quelques années de Désert, ce qui serait bien beau aussi.

C’est bien maintenant que se pose le grand problème de toute ma vie… Tout ce qui s’est passé jusqu’ici n’était que transitoire… [en arabe] Et Allah sait l’inconnu des cieux et de la terre.

 

Le mardi 23 juillet.

 

Ce soir, grande tristesse, profonde, mais résignée et sans amertume, sans ennui ni dégoût.

Ici, nous en sommes arrivés à une misère complète, d’autant plus menaçante que je n’y puis rien, car je pourrais me débrouiller peut-être, entourée de gens comme moi, avec de toutes petites sommes suffisant à de tout petits besoins. Mais ce n’est pas le cas, et ils ont une façade à ménager. Cependant, pour nous deux, Slimène et moi, la fin des souffrances et des angoisses sonnera bientôt. Mais il faudra encore porter secours ici, et cela ne sera pas facile. Seule, avec ce que Slimène gagnera et ma manière de faire marcher le ménage, nous aurions pu vivre tout doucement, tout calmement, sans manquer du peu dont nous avons besoin… Mais comment faudra-t-il faire ?

Il n’y aura guère moyen de s’arranger, s’ils ne consentent pas à venir manger chez nous : je n’aurai jamais assez d’argent pour leur donner de quoi faire un train de vie à part. Il faudra, dès l’arrivée de Zuizou, que nous nous concertions tous deux à ce sujet, à moins que la démarche que je vais être forcée de tenter auprès de Reppmann ne réussisse : je leur abandonnerai tout ce que Reppmann m’enverra et ils auront au moins de quoi se débrouiller pendant un mois-un mois et demi, si Reppmann consent à me prêter 100 roubles ; soit près de 250 francs. Cela nous sauverait tous, car cela nous donnerait, à nous autres, la possibilité d’installer notre petit ménage, d’acheter les quelques effets dont j’ai besoin. Une fois habillée en femme, je trouverais certainement quelque petit travail à faire en attendant mieux.

Pour cela, pendant les quelques jours de solitude qui me restent encore, je dois pousser autant que possible le travail littéraire, faire encore quelques articles et les copier, de façon à avoir, si je reçois des réponses satisfaisantes d’un côté ou d’un autre, quoi présenter et que je ne sois pas forcée d’écrire pendant les premiers temps de notre vie commune ici, ni non plus d’abandonner les occasions qui pourraient se présenter, surtout vers la rentrée des journaux et revues.

Par un vent furieux, je suis allée porter une lettre pour Slimène qui lui parviendra peut-être. L’espoir est bien faible. Je suis allée à pied à Arenc et de là, retour à la maison, en passant au bar d’Afrique.

Je verrai demain s’il n’y aura pas moyen de gagner, par-ci par-là, quelques sous en écrivant des lettres en arabe. Cependant, je sens que je ne perdrai point courage, personnellement. Si je crains, c’est pour Augustin. Pourvu qu’il ne conçoive pas le projet de Voladia à bout de ressources ! Tant que je suis dans la maison, un suicide collectif est impossible. Mais après ?

Enfin, [en arabe] s’il plaît à Allah, que l’ère des sombres drames soit close.

Pensée à méditer, retrouvée dans le Cahier I :

 

Fais aujourd’hui autant de bien que tu pourras,

Car, peut-être, demain, tu mourras.

 

(Inscription du Calvaire de Trégastel,

pays de Trécor, Bretagne.)

ce qui était une répétition des paroles d’Épictète : agis comme si tu devais mourir tout de suite après.

Pensée profonde et consolante, sursum corda superbe.

Il faut, malgré tous les périls, toutes les désillusions, toutes les douleurs, rester ferme comme la falaise contre laquelle se brisent les vagues furieuses de l’Océan. Il faut, coûte que coûte, faire le bien et conserver le culte de la beauté, la seule chose qui rende la vie digne d’être vécue. Il vaut mieux être grand qu’heureux.

Avec ma conception ancienne des choses de la vie, ma situation présente eût été épouvantable, intolérable. Je croyais posséder la sagesse. Et ce n’est que maintenant que je commence à asseoir ma vie morale – dont dépend l’autre tout entière – sur le roc inébranlable de la Foi.

Pour ne pas faiblir, il faut se dire et se redire que la vie ici-bas n’est qu’un stage, une épreuve – non pas pour gagner après la mort une félicité immédiate et éternelle, mais bien pour des aboutissements dont nul ne peut prévoir la splendeur et la fin.

Il n’est pas de douleur éternelle. Les circonstances d’ici-bas finissent ici-bas. Plus loin, il y a le grand Inconnu, mais il y a certainement un ailleurs, un autre chose. Sapienti sat ! Voilà la force, l’invincible force qui, basée sur l’Éternité, ne peut être vaincue par l’éphémère vie terrestre.

Bien peu résisteraient à ma place.

Je suis dans la misère noire, à la veille peut-être de la faim. Eh bien ! Jamais, jamais un seul instant, en toute conscience, l’idée ne m’est venue d’admettre la possibilité de sortir de cette misère menaçante par la voie ordinaire de tant de centaines de mille femmes. Il n’y a même aucune tentation contre laquelle je doive lutter pour cela. C’est impossible, voilà tout. Et il me semble dès lors que, parfois – car les âmes fortes sont rares – l’excuse de la misère est invoquée en vain, par celles du moins qui ont une culture intellectuelle et morale, qui ne sont pas de la chair à vivre, tout simplement. Je ne jette la pierre à personne, et je conserverai toujours ma large indulgence pour toutes les faiblesses humaines, car, toutes, elles sont le résultat de facteurs si terriblement compliqués et touffus qu’il est donné à bien peu de pouvoir les pénétrer et savoir les éluder.

Mais le salut de l’homme, c’est la Foi.

Non pas la foi morne en des formules, mais la foi vivante qui rend les âmes fortes, non pas la foi qui brise la volonté et l’énergie, mais celle qui les exalte et les magnifie.

Il ne suffit pas de dire et même d’être convaincu que [en arabe] Dieu est Dieu et Mohammed son prophète. Cela ne suffit nullement pour être un musulman. Il faut que celui qui se dit musulman se donne, corps et âme, et à jamais, jusqu’au martyre, au besoin, à l’Islam, que ce dernier pénètre l’âme du croyant, anime chacun de ses actes, chacune de ses paroles. Sans cela, toutes les pratiques mystiques ne servent à rien.

Dieu est Beauté. En ce mot se résume tout : le Bien, la Vérité, la Sincérité, la Pitié… Tous ces mots ne sont faits que pour désigner, selon ses manifestations diverses, la Beauté qui est Dieu lui-même. Avec cette foi-là, animé de cet esprit, l’homme devient fort… Il acquiert une force qui, aux yeux du vulgaire, est surnaturelle. Pour employer le mot vulgaire, il devient Marabout. « Quoi que tu fasses, d’où que tu sortes, où que tu entres, dis : « Bismillahi Rahnani Rahimi », a dit le savant et inspiré cheikh Ecchafi’r, prophète de Dieu. Mais ce qu’il enseignait, ce n’était pas, en commençant une action, de dire : au nom de Dieu ! Il enseignait de ne rien faire, si ce n’est au nom de Dieu, c’est-à-dire de toujours faire uniquement ce qui est beau, donc bien et vrai. Inutile en effet, de dire « Bismillah » en commençant une action laide, donc contraire à Dieu ! En toute chose, il faut s’attacher à trouver d’abord ce qui est divin : l’immanence Divine et éternelle. Le côté de toute chose est seul digne d’être considéré. La forme n’est rien, si on s’y attache. Ce n’est alors qu’un instrument de ruine et de malheur.

Pendant des années, j’ai pensé, pour aboutir enfin, après Behima, à la compréhension de ces choses-là, que les profanes traiteront sûrement de mysticisme, en leur passion insensée pour les phrases vides de sens, pour les classifications toutes faites qui leur permettent de parler sans penser. Et si, comme je l’espère et crois le prévoir, il est écrit que je parcourrai tout le cycle de cette évolution bénie, ce sera par la voie de la Douleur à laquelle, dès maintenant, je chante un hymne de reconnaissance. Mais, en tout cela, il est un fait acquis : mon âme est enfin sortie des limbes mortels où elle a erré longtemps et où elle a risqué de sombrer bien des fois.

 

___________

 

Le jeudi 25 juillet, vers 11 heures soir.

 

De plus en plus, le séjour ici, surtout sans Rouh’, me devient pénible. Ni Augustin, ni Hélène ne sont et ne seront plus jamais, maintenant, capables de m’aimer, car ils ne me comprendront jamais. Augustin est devenu sourd et aveugle à tout ce qui m’enchante, il ne comprend rien aux choses superbes que j’ai enfin comprises.

Je suis seule, ici, plus que partout ailleurs. Mais, enfin, la fin du mois est là, et Zuizou ne peut plus tarder à venir mettre fin à ma torture.

Aujourd’hui, reçu les deux numéros du 19 et du 20 juillet des Nouvelles, Alger, contenant El-Magh’reb et Printemps au Désert. Ce succès est consolant et m’ouvre déjà un sentier. Ainsi, il faut persévérer et avoir de la patience jusqu’au bout. Mais surtout me renfermer farouchement en moi-même, ne plus parler ni de mes affaires, ni de mes idées à ces gens qui ne les comprennent pas, et qui ne veulent pas les comprendre.

Décidément, malgré toutes les apparences de ces deux dernières années, il était donc écrit que, moi seule je serai sauvée moralement, de tous ceux qui vécurent de la vie anormale de la Villa Neuve dont Augustin se plaignait tant jadis et dont il semble s’attacher à copier les moindres détails, à présent. Il faut à tout prix, adopter le système du silence, et de l’impénétrabilité, pour finir ce lamentable, cet horrible séjour ici.

Comment cela finira-t-il sous leur toit ? Sur quoi comptent-ils ? À quoi pensent-ils ? Je ne sais, et cela m’épouvante, car, malgré tout, mon cœur, pour eux, reste le même.

Par la force même des choses, étant donné le caractère de Slimène aussi bien que le mien, leur ménage va nous retomber sur les bras dès notre installation ici, et lourdement… À cause de cela, si Reppmann ne me sauve pas, il y aura encore bien des privations et des souffrances à endurer. Mais, en ceci comme en tout et toujours, fais ce que dois et arrive que pourra.

Je ne demande à Dieu que bien peu ; le retour de Slimène et notre mariage et la fin, ici, de cet état de choses : qu’ils s’arrangent, et que leur vie à eux ne soit pas un épouvantail nouveau pour moi ! Puissent-ils obtenir de quoi vivre, à leur manière, pourvu que leur sort ne soit plus un sujet de chagrin continuel et affreux pour moi, dans l’impuissance surtout où je suis d’aider des gens diamétralement opposés en tout à moi.

 

___________

 

Le vendredi 26,10 heures soir.

 

Pour terminer ce registre de la dernière demi-année de ma vie, commencé dans tout l’incertain mélancolique de l’hôpital, je n’ai guère que des choses grises et tristes, quoique l’évolution morale que j’ai accomplie me reste acquise. C’est évidemment le milieu où je vis et qu’accablent les préoccupations d’une situation matérielle inextricable qui produit sur moi la dépression morale dont je souffre depuis trois ou quatre jours. Au fond, mon âme est calme.

Personnellement, il n’est que ce retard indéfini du retour de Slimène qui me pèse et la patience me coûte maintenant de grands efforts sur moi-même. J’aurais besoin plus que jamais peut-être, moralement, de sa chère présence. Mon cœur déborde et m’entraîne irrésistiblement vers lui, comme vers le dernier refuge qui me reste sur cette terre. Mais les jours sont comptés, et ce n’est pas à présent qu’il faut perdre courage et patience, d’autant plus que j’ai encore beaucoup de travail à faire tant en français que de nouveau en russe, d’après la lettre de Mme Vaschkoff. Ah ! si cet effort était couronné du même succès qui est venu me réjouir hier ! Enfin du plus profond de mon âme qui commence à savoir se dominer.

 

[Slimène Ehnni ayant permuté est incorporé aux Dragons en garnison à Marseille où il épouse officiellement Isabelle Eberhardt.]

 

___________

 

29 octobre 1901. Samedi 4 heures soir.

 

De toutes les angoisses d’il y a trois mois, la plupart se sont enfin écartées de notre horizon.

Depuis le 17 courant nous sommes officiellement, donc indissolublement unis. Aussi, l’interdiction de séjourner en Algérie n’existe plus et, d’ailleurs, l’exil touche probablement à sa fin : d’ici un mois nous partirons pour la terre bien-aimée d’outre-mer. Dieu et Djilani ne nous ont point abandonnés. Puissent-ils achever leur œuvre de salut et de rédemption !

Marseille.

 

___________

 

 [La note suivante a été ajoutée par Isabelle sept mois avant sa mort.)

 

Alger, le 8 avril 1904 ; 9 heures soir.

 

Je n’ai pas noté ces pensées de janvier 1902… Qu’importe ? Trois ans après, dans un autre lieu d’exil, au milieu d’une misère aussi profonde, d’une solitude aussi absolue, je note le changement profond que le temps destructeur a accompli en moi depuis lors…

D’autres pérégrinations, d’autres rêves et d’autres griseries de soleil dans le silence et la magie d’autres déserts, plus âpres et plus lointains, ont passé sur ces choses d’alors. À l’horizon, dans quelques jours peut-être [en arabe] s’il plaît à Allah, je vais de nouveau m’en aller et ce sera encore vers le morne magh’reb de mystère et de mort que j’irai… À pareille date, dans un an, existerai-je encore, et où serai-je ?

 

___________

 

Même soir.

 

Ce soir en relisant ces livres passés, pleins de choses mortes, eu une hantise intense et une profonde mélancolie à y retrouver les noms déjà presque oubliés du Souf, Bordj-Ferdjeun, Ourmès aux jardins enchantés, El Oued, Behima. Où sont-ils donc aujourd’hui ?

Dans deux ans, dans cinq ans, les noms à présent familiers d’Aïn Sefra, de Figuig, de Beni-Ounif et du Djebel Amour auront pour mon oreille les mêmes sonorités nostalgiques.

Bien d’autres coins de la terre africaine me charment encore… Puis, mon être solitaire et douloureux lui-même s’effacera de la terre où il aura passé au milieu des hommes et des choses toujours en spectateur, en étranger.

 

 

 

QUATRIEME JOURNALIER

 

 

 

 

 

 

 

NOTES:

[1] Son père.

[2] Libération de Slimane Ehnni

[3] Un policier.

[4] Député du Doubs qui affectait l’islamisme, dans son vêtement, à la chambre comme dans le civil.

[5] Son voyage dans le Sahel Tunisien.

[6] Une couverture était attribuée aux passagers de pont.

[7] Sur cette page du Journalier, note : « la psychologie de l’Écrivain, du volume Sur l’eau ».

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021