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BIBLIOBUS Littérature française

0004° JOURNALIER

 

 

 

 

« Au nom du Dieu puissant et miséricordieux. »

 

NOTES ET IMPRESSIONS

 

Commencé à Marseille le 27 juillet 1901.

Fini à Bou Saada le 31 janvier 1903.

 

En souvenir de

L’Esprit blanc.

 

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Marseille, 27 juillet 1901.

 

Après quelques jours d’ennui, de morne tristesse, d’angoisse même, je me suis de nouveau levée ce matin avec de l’énergie, de la patience, du goût pour le travail et de l’espoir.

Si le supplice d’attendre Slimène prenait fin, si, au moins, je savais au juste la date à laquelle il arrivera, je serais tranquille et je traverserais, moralement, l’une des meilleures époques de ma vie. Au commencement de l’automne, la misère prendra probablement fin, et avec elle, tant d’ennuis, tant d’impuissance surtout. Ah ! toucher enfin l’argent de cette malheureuse Villa Neuve et aller revoir la terre d’Afrique, qui sait, peut-être même le Souf inoubliable ! Pouvoir de nouveau lire, écrire, dessiner, peindre peut-être, vivre enfin de la vie intellectuelle et poser le fondement de ma carrière littéraire ! Peut-être, au lieu d’aller en Algérie, faudrait-il aller à Paris, raisonnablement, avec une certaine quantité d’articles à placer ?

Enfin, il semblerait [en arabe] s’il plaît à Allah, que cet automne doive enfin marquer la fin de cette longue période de souffrances, d’inquiétudes, d’angoisse et de misère, [en arabe] J’ai mis ma confiance en Allah et en Djilani.

 

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Le 1er août 1901, 11 heures matin.

 

Hier, j’ai reçu une lettre de Slimène qui a de nouveau tout bouleversé, il est à l’hôpital depuis le 28. Après cela ; impossible de ne plus croire aux avertissements très mystérieux qui m’annoncent, depuis des années, toutes les phases de ma via dolorosa !

Je tremble de tous mes membres. Et pourtant il faut écrire, il faut recopier Amiria et l’envoyer à Brieux.

 

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Le même jour, minuit 1/2[1]

 

Slimène, Slimène ! Peut-être sûrement jamais je ne l’ai aimé aussi saintement et aussi profondément aimé que maintenant. Et, si Dieu veut me le reprendre, que Sa volonté soit faite. Mais après, je ne veux plus rien tenter – rien qu’une chose, de toutes mes forces : aller où on se bat, dans le Sud-Ouest, et chercher la mort, à tout prix [en arabe] attestant qu’il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète. C’est la seule fin digne de moi et digne de celui que j’ai aimé. Toute tentative de recréer une autre vie serait non seulement inutile, mais criminelle, ce serait une injure.

Peut-être ira-t-il bientôt auprès de celle qu’il regrette de ne point avoir connue, lui dire tout ce que nos deux cœurs unis pour toujours ont souffert ici-bas.

« Âme blanche » qui es là-haut et toi, Vava vous voyez sans doute mes larmes dans le silence de cette nuit et vous lisez au fond de mon âme. Vous voyez qu’auprès de lui, j’ai purifié ma pauvre âme dans la souffrance et les persécutions, que je n’ai pas faibli, et, qu’enfin, mon cœur est pur ! Vous voyez : jugez et appelez sur nous deux que vous avez laissés seuls en ce monde de douleur, la miséricorde de Dieu, de ce Dieu qui a fait dormir Âme blanche parmi les croyants. Appelez aussi le châtiment de Dieu sur ceux qui nous accablent injustement.

Pourquoi ne suis-je pas partie, comme je le voulais, avec Sidi Mohammed Taïeb, pourquoi ne suis-je pas allée mourir à ses côtés à Timmimoun ? Pourquoi la destinée a-t-elle pris ce pauvre enfant et, l’unissant à ma perte inévitable, l’a-t-elle tiré de sa tranquille existence de jadis pour tant de souffrances et, peut-être, une fin prématurée et cruelle ? Pourquoi ne m’en irais-je pas seule ? Mais regrette-t-il de m’avoir aimée ? Regrette-t-il, lui, d’avoir tant souffert pour moi ?

Qui devinera jamais l’amertume infinie de ces heures que je traverse, de ces nuits de solitude ? Si du secours me vient, tout sera sauvé. Même malade, soigné par moi, auprès de moi, il se rétablira certainement… Mais sans cela, dans le dénûment et la misère, sa faible santé faiblira et le mal héréditaire le guette…

 

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Le 2 août, 4 heures soir.

 

Commencé la journée avec un peu de courage et d’espoir grâce à l’entrevue d’Augustin avec (un ami).

 

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Lundi 5.

 

Visite au colonel de Rancongne. État d’esprit : un peu inquiet et triste. Nuit : mauvaise. Chagrin général au sujet de toute ma vie. Confiance en Djilani pour l’avenir.

 

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6, mardi, 11 heures matin.

 

Disposition plutôt grise. Grande lassitude de la vie présente. Pas d’intérêt profond pour quoi que ce soit. Fatigue des impressions ennuyeuses et mornes, quoique violentes, des derniers jours. Détente. Énergie cérébrale seule pour terminer ce que je dois encore tenter, mais pas d’entrain.

Reçu une lettre de Brieux : je constate qu’au point de vue littéraire, j’ai un travail écrasant à faire. Résolution, parce qu’il le faut, de le faire.

Chose étrange : pendant que j’écrivais ces lignes, légère amélioration de mon état d’esprit attribuable à cette idée que je crois pouvoir faire la nouvelle pour l’Illustration.

 

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Jeudi 8 août 1901, minuit.

 

Après la quotidienne lecture de Dostoïewsky, j’éprouve soudain de la tendresse pour cette petite chambre toute semblable à une cellule de prison qui, certainement, ne ressemble pas au restant de la maison.

Chaque chambre où l’on a habité longtemps s’imprègne pour ainsi dire d’un peu de l’âme de celui qui y a vécu et y a pensé.

 

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Le lundi 12 août 1901.

 

[Isabelle copie en russe un passage de Dostoïewsky et elle en donne la conclusion suivante :]

« Tout ce qui naît, naît dans l’attente et la souffrance. »

… Journées tristes, inquiètes, indéfinissables, où seuls, le travail et la lecture me sauvent. De quoi ? Je ne sais. Mon âme, après le repos des quinze premiers jours de juillet, est de nouveau entrée dans une douloureuse période d’incubation.

Ma vie présente, en tant que conditions ambiantes, que circonstances, est affreuse, haïssable. Le calme et l’isolement de la prison seraient bien plus supportables et plus utiles. Mais, au moral naturellement, c’est de nouveau une épreuve utile… mais combien douloureuse hélas !

De cette attente de Slimène, de cette incertitude à son sujet, je suis positivement malade. Tous mes nerfs, toutes mes facultés sont tendus de ce côté, à se rompre et, sans le dérivatif double par la forme, du travail et de la lecture, cela finirait peut-être mal – Dieu sait comment ! Ma vigoureuse nature semble ne plus si bien résister, et les accès de faiblesse, de palpitations, d’angoisse qui m’arrivent de plus en plus souvent sont des signes d’affaiblissement redoutable. Combien de temps cela durerait-il ainsi ? Je ne sais plus, mais il me semble que j’en arrive à la fin de mes forces…

 

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Jeudi 15 août 1901, 8 h. 1/2 soir.

 

Depuis quelques jours, la nostalgie du désert m’envahit de nouveau, intense jusqu’à la douleur ! Aller seulement jusqu’à la dernière ségnia du vieux Biskra, où nous nous sommes arrêtés, Slimène et moi, le soir du retour – le 2 mars dernier… il y a déjà six longs mois !… Aller là-bas, à l’aube, ou bien alors, au coucher du soleil, et jeter un regard d’amoureux et d’exilé sur le grand Sahara… un seul regard !

Ah, être libres, maintenant, tous deux, et fortunés et nous en aller là-bas, dans notre pays ! Le reverrai-je jamais, mon grand désert splendide ?

Mais, quelque chose au fond de mon cœur, comme un obscur pressentiment, me dit que oui, que je retournerai là-bas… et même un jour qui n’est pas lointain, [en arabe] et Dieu sait !

Je donnerais Dieu sait quoi, en ces heures présentes, pour quitter cette terre maudite, terre d’exil et de souffrance, et pour retourner là-bas, sur le sol d’Afrique.

Je regarde, sur le mur, les dessins de là-bas et l’horizon obscur où se dressent les guemira lointaines me fait rêver. Aller au loin, recommencer une vie nouvelle au grand air, libre et superbe ! J’étouffe ici, entre quatre murs, dans une ville qui ne me donna jamais que le plus sombre malaise !

M’en aller, vagabond et libre, comme je l’étais avant, même au prix de n’importe quelles souffrances nouvelles ! Courir en toute hâte, par ce quai de la Joliette – seule partie de cette ville que j’aime, parce qu’elle est la porte de l’Afrique, m’embarquer, humble et inconnue et fuir, fuir enfin pour toujours. Voilà ce à quoi je songe, voilà les pensées qui me hantent et qui me tourmentent !

Revoir les bordjs solitaires et la route de l’oued Bir-salé, puis, le blanc Souf, et les guemira, les grises guemira qui sont les phares ensorcelants de l’océan aimé.

 

Cours ! Marche !… Le nuage ne s’arrête

Que pour crever,

Et le Romané ne se fixe

Que pour pleurer !

 

Certes, je ne suis venue ici que pour pleurer, pour regretter, pour me débattre dans l’obscurité et ses angoisses, pour souffrir, pour être prisonnière ! À quand le départ radieux ? À quand le retour là-bas où je puis vivre, sur le sol unique de la terre où je ne suis point une exilée, une étrangère ?

 

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Vendredi 16 août, 11 heures matin.

 

Oh oui, m’en aller pour toujours, tout quitter, tout abandonner, à présent que je sais, à ne plus jamais pouvoir m’y tromper qu’ici, je suis plus étrangère que n’importe où, que de tout ce qui m’est cher, de tout ce qui m’est sacré, de tout ce qui est grand et beau, il est impossible de rien faire admettre dans cette maison d’aveugles et de bourgeois… bourgeois jusqu’au bout des ongles, encrassés dans les préoccupations grossières de leur vie animale et rapace.

Seulement, ils ont raison de pousser tout cela au dernier degré du dégoût, car, ainsi je me détache entièrement de cœur. Au fond, je ne souffre plus de ces scènes grossières et méchantes d’ici. Cela m’est égal, et tout cela n’a d’autre résultat que de me faire me rapprocher plus passionnément de mon cher Idéal, qui me fait vivre, qui est mon salut, et aussi de cette belle âme de Slimène qui, je le vois par ses lettres, est entrée dans la voie de la pensée, voie qui le mènera au même sentier radieux où je chemine malgré tout. Quant aux autres – ils ne voient pas, et, sourds, muets et aveugles, ils ne reviendront pas sur leurs pas, comme dit le Livre de Dieu…

Toute ma souffrance présente provient de cette attente angoissée de Slimène.

Mais aussi, il ne faudra plus tout sacrifier pour ici et songer enfin à mon foyer.

Reppmann et Brieux ne se doutent guère, le premier surtout, que je n’ai rien retiré de son bienfait et que j’ai supplié pour d’autres qui ne m’en gardent aucune reconnaissance ! [en arabe] Mon bien-aimé a raison ; je suis sotte ; nous faisons le bien à des gens pareils à ceux-là !

Seulement, dans leur conscience – l’un exprime tout haut ce que l’autre pense – ils ne se doutent pas combien ils nuisent à leurs intérêts matériels qui leur sont si chers… plus chers que tout au monde, car d’autres intérêts, ceux qui nous font vivre nous autres, ils n’en ont pas. Certes, je ne me dépouillerai plus pour eux. Puisqu’ils parlent toujours que nous aurons à nous « arranger à nos risques et périls », – qu’ils le fassent aussi. Ce sera le meilleur châtiment et le plus salutaire.

Dans ce que je dis là, il n’y a ni vengeance, ni haine, ni méchanceté – ce n’est que justice. Ils ne veulent rien faire pour nous, nous sommes pauvres et abandonnés, nous n’avons rien à faire pour eux.

C’est une spéculation bête sur ma bonté, basée sur l’ignorance de mon caractère réel, car, avec moi, il y a une certaine ligne qu’il ne faut pas franchir.

Et cette ligne-là, elle est franchie.

Pourquoi suis-je obligée à m’occuper de choses aussi basses et aussi répugnantes et de prendre de pareilles mesures ?

Enfin, encore quelques jours de patience, de courage, et tout cela sera fini pour toujours.

 

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Le 17, samedi.

 

Certes la raison de tout ce changement, je ne la comprends que trop bien… Mais ce n’est pas cet ordre d’idées-là qui me hante aujourd’hui. D’abord, il y a naturellement la continuelle inquiétude au sujet de ce congé, de cette permutation. Puis, il y a autre chose. Lui aussi, là-bas, il a l’air d’y penser, d’après son avant-dernière lettre, à cette chose troublante et enivrante qu’est l’amour des sens. Ce sont les rêves les plus délicieux et les moins chastes qui me visitent maintenant. Certes, à personne, je ne serais capable de confier un pareil secret… sauf au confident brutal et sensitif qu’était le Dr Taste. Peut-être est-il très regrettable au point de vue intellectuel que ce ne soit pas avec Mauviez, intelligence encore bien plus maladive et curieuse, que je me sois trouvée en contact pendant l’inoubliable séjour à l’hôpital. Il me semble qu’il était plus raffiné, plus subtil… « Docteur subtil » encore inoublié ! Cependant, incontestablement, j’aime Taste… l’homme qui, sensuellement, m’a le moins attirée, physiquement au moins. Certes, l’érotisme tantôt brutal et violent, tantôt raffiné jusqu’à la névrose, de cet homme n’était pas pour me déplaire. À lui, je lui ai dit des choses que personne n’entendit… D… est trop terre-à-terre et il a une certaine teinte de tolérance trop large et trop brutale.

À présent que tous ces gens-là sont loin de moi et de ma vie, je considère avec étonnement la personnalité de Toulat et je me demande si, là encore, il n’y a pas quelque millénaire atavisme : en effet, comment en une dizaine d’années la vie arabe, l’âme arabe surtout ont-elles pu déteindre sur cet homme, ce Français de Poitiers ? Oui, Toulat est arabe. Il est sombre, il aime la vie sauvage et dure du désert ; de tous les officiers français que j’ai connus, il est le seul qui ne s’y ennuie pas. Sa violence, sa dureté elles-mêmes ne sont-elles pas arabes ? Dans son amour aussi, il y a quelque chose de sauvage, de pas français, de pas moderne, car, certes, il m’a aimée. Son amour était à son apogée le jour où il a si désespérément pleuré, lors de notre arrivée à Biskra. Il m’aimait, ne me comprenant pas, et me craignait. Il a cru à son salut dans la fuite et l’abandon.

Comme tout cela est loin ! D’autant plus loin que, de me souvenir d’eux, aucune colère ne monte plus en moi : celle qui crut les aimer, ces fantômes lointains, est morte. Et celle qui vit, est si différente de l’autre qu’elle n’est plus responsable des errements passés.

Certes, toutes les questions sensuelles continueront toujours à m’intéresser, intellectuellement, et, pour rien au monde, je n’abandonnerai mes études sur ce sujet. Mais, en réalité et pour ma personnalité, le domaine sexuel se borne bien nettement à présent et le terme banal : « Je ne m’appartiens plus » est bien vrai. Sur le domaine sensuel, Slimène règne en maître incontesté, unique. Lui seul m’attire, lui seul m’inspire l’état d’esprit qu’il faut pour quitter le domaine de l’intellect, pour descendre – est-ce une descente ? j’en doute fort – vers celui des fameuses réalisations sensuelles.

Généralement, dans le monde moderne, faussé et détraqué, dans le mariage, le mari n’est jamais l’initiateur sensuel. Ignoblement, bêtement, on lie la vie de la jeune fille avec un mari, personnalité ridicule, finalement. À lui appartient la virginité matérielle de la femme. Puis, le plus souvent avec dégoût, elle doit passer sa vie auprès de lui, subir le « devoir conjugal », jusqu’au jour où un autre, dans les ténèbres, l’avilissement et le mensonge lui enseigne qu’il y a là tout un monde de sensations, de pensée et de sentiments qui régénèrent tout l’être. Et voilà bien en quoi notre mariage diffère tant des autres – et indigne tant de bourgeois : pour moi, Slimène est deux choses – et sait instinctivement les être bien que le mari n’est presque plus jamais pour sa femme – l’amant et le camarade.

Qu’entendait le type étrange, prenant et, certes pour beaucoup de femmes très supérieures, encore ensorcelant, qu’est le colonel de R…, quand il disait : « Vous avez été, en Algérie, l’objet d’innombrables convoitises »… ? Cela, jusqu’à un certain point, je ne le sais que trop bien, pour en avoir souffert.

Pour tous ceux qui m’ont connu, pour les officiers surtout, la personnalité de Slimène dans ma vie est naturellement inexplicable. Domercq a fini par se rendre devant l’évidence… Taste fait semblant de ne rien comprendre, mais, jusqu’à un certain point, il comprend. Que pense de R. ? Certes, je voudrais pouvoir revoir cet homme et mieux le connaître. L’impression qu’il m’a laissée n’est point banale, et ce ne peut être un homme vulgaire.

J’ai remarqué que les choses de la vie – de la mienne, du moins, ont une étrange tendance à s’arranger toujours contre toute vraisemblance, contre toute la fameuse théorie des probabilités.

Et je commence à attendre, simplement, sans plus faire d’hypothèses.

Ainsi, je ne sais plus si le revoir avec Slimène est proche, ou non. Certes, je le désire de toutes les fibres de mon être, mais je ne m’accroche plus aux dates, de peur de la désillusion.

J’ai traversé plusieurs jours d’angoisse sombre, de rêve pesant. Puis, ça a commencé à s’éclaircir un peu, mais le travail m’était impossible et je me sentais poussée à l’inaction. Pour m’en tirer, il a fallu un violent effort de volonté hier…

… De cette bienfaisante personnalité de Brieux, je ne sais encore rien, si ce n’est qu’il doit être très bon... Mais est-il excessivement simple, comme ses lettres brèves, simple, franc et droit, ou bien est-il le plus compliqué des compliqués ?

Parmi les personnalités d’ici, il y a Mohammed ben Aïssa le brave, qui doit être parti pour Alger, maintenant, et qui a bon cœur.

Smaïne ben Amma – être vicieux jusqu’au bout des ongles, usé, déformé et déjà presque avachi tout à fait. Finira par le delirium tremens s’il boit, ou par la paralysie générale.

Antipathique au dernier degré ! Zuizou n’avait pas besoin de me prévenir contre lui.

Si j’avais à choisir entre cet « aristocrate » et le portefaix fumeur de kif Slimène, c’est bien certainement ce dernier que je choisirais.

 

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Marseille, jeudi 22 août 1901, midi.

 

Le martyre continue. Et, cependant, en raisonnant, au lieu de me laisser aller à d’obscures sensations instinctives, il y a une amélioration immense dans ma situation : Zuizou n’est plus dans cette Batna de malheur, il est en route, et, de plus, il est à Bône, dans cette ville, où est son tombeau. Puisse-t-Elle l’accueillir et l’inspirer, le prendre pour toujours sous sa protection posthume !

Ici, j’ai fini par comprendre le mécanisme très compliqué de l’intolérable état de choses qui s’est établi, [en russe] « Petites affaires de femmes, petit travail souterrain de femmes ; ça a cassé tout de même. »

Inutile d’insister. Certes, Augustin n’y est que pour bien peu – pour sa faiblesse seulement, et tout cela ne vient pas de lui.

Il a commis une faute irréparable et, à présent, personne n’y peut rien. Mais, raisonnablement, il n’y aurait plus, pour lui, qu’une chance de salut [en arabe] ce serait que les ennemis meurent et qu’il revienne à nous, ce qui serait certain. Ce serait probablement très douloureux pour lui, mais ce serait le salut moral. Faut-il souhaiter que cela arrive ? Non, car il n’y a que Dieu qui connaît le fond des cœurs. Laissons au temps et au Mektoub, c’est-à-dire Dieu, le soin de cette vie sur laquelle moi, je ne puis plus agir. Slimène s’en est douté et il comprendra cela mieux que personne [en arabe] Louange à Dieu !

À présent, de ce côté-là je suis tranquille, car je sais et je comprends. Plus d’incertitude à avoir. Mon état d’esprit est fort complexe. En ce moment, le physique y est pour beaucoup, l’état de choses ici pour le reste. Le retard de Slimène aussi, mais ce sentiment-là est enfantin.

Mon Dieu ! Quel débarras, si Exempliarsky voulait prêter à Augustin une somme suffisante, pour nous délivrer au moins de toute préoccupation de ce côté et aussi pour nous éviter des dépenses embarrassantes, peut-être même funestes !

Nous avons tant de dépenses personnelles, tant de dettes et de choses à acheter, que les 25 francs de la vieille nous feraient réellement plaisir, [en arabe] Que Dieu facilite !

Il me faut faire un grand effort sur moi-même pour passer cette semaine sans me laisser aller à l’abattement et même tâcher de l’employer utilement – ce qui est le plus difficile. Ce qui est le plus curieux, c’est qu’ici, la bienheureuse mélancolie, calme, résignée et bienfaisante, ne me vient jamais. S’il est de par le monde une ville où ces sentiments-là me sont étrangers, c’est bien ici. Cette ville ne m’inspirera jamais… surtout tant que je serai sous ce toit. Après, avec Zuizou tout à moi, dans un tout autre quartier, cela passera peut-être.

La lecture qui me convient le mieux en ce moment est celle de Dostoïewsky – peut-être parce que ses romans correspondent le mieux avec l’état d’esprit vague, informe et douloureux où je me débats depuis longtemps.

J’ai relu hier soir les lettres de l’ami Eugène. Dieu, quel changement, en lui aussi, en ces dix années d’amitié ! Quelle évolution depuis ses premières lettres si jeunettes et sa dernière venue du fond du désert, de ce Touat dont le nom seul me fait rêver ! Quel assombrissement dans cette âme ! Il me semble que ce roman d’amour à Alger a beaucoup influencé Eugène en ce sens. Pour cela surtout, étant donné la nature de cet homme il a fallu que cet amour fût réel et profond et c’est, je crois, ce qui lui est arrivé, à en juger d’après sa lettre si douloureuse où il m’annonçait son départ subit, presque sa fuite dans l’extrême Sud ?

Moi aussi – plus que lui-même, j’ai changé incommensurablement depuis lors. Il y a un abîme entre l’enfant que j’étais alors et ce que je suis à présent. Inutile même de le dire : entre mon moi de Bône – et pourtant il n’y a que quatre ans – il y a une différence telle que mes souvenirs d’alors me font sourire – très tristement, il est vrai. Il est probable que, sans les terribles malheurs qui me sont arrivés depuis Bône, mon développement aurait été beaucoup plus lent. Il l’eût été même cette année, sans Behima. Ce que j’ai constaté et appris à comprendre ici a aussi eu une influence énorme sur mon caractère et aura un retentissement certain sur tout le cours de ma vie, désormais.

À mon horizon, comme ultime refuge, comme unique espoir humain, il n’y a plus que Slimène, – lui seul. Le reste s’est évanoui comme des fantômes à peine existants – ayant existé, mais uniquement dans mon imagination maladive. Lui seul est réel, n’est pas un leurre et un simulacre.

 

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Vendredi 23 août 1901, 11 h. matin.

 

Hier, abominable journée, grâce à ma nouvelle petite piqûre d’épingle de la part de…

De 3 à 5 heures, arpenté la ville, sans force, exténuée, chancelante, à la recherche de Smaïn. Pas trouvé. Été Joliette, trouvé portefaix Slimène. Emprunté 55 cents, envoyé dépêche Zuizou. Slimane donné 15 cents pour tabac. Retour à la maison. Fatigue immense, malaise, douleur dans tout le corps.

Nuit, réfléchi et prié. Aujourd’hui, grâce sans doute à Djilani, je me ressaisis un peu. S’il n’y a pas d’histoires imbéciles ici, j’espère tenir ainsi les cinq jours qui me restent jusqu’à l’arrivée – certaine cette fois – de Zuizou. Je crois même que je pourrai me livrer au travail – au moins jusqu’à un certain point. Le tout est de ne pas se laisser aller au désarroi moral. Pourquoi, par exemple, m’étais-je imaginé que ce retard de Zuizou renfermait – de sa part – quelque chose de fatal, de désolant ? En grande partie, parce que ma position ici est insupportable.

Oh ! avoir besoin de jouer la comédie, ne fût-ce que jusqu’à un certain point ! Sentir à côté de soi un ennemi, inconscient (non pas de sa haine, mais haineux sans savoir pourquoi – car de raison il n’y en a pas) et ne pas pouvoir m’en aller ! Pourquoi ne suis-je pas partie aujourd’hui avec l’argent de Zuizou ? Pour ne pas rompre avec Augustin que je sens très malheureux. Mais ce rôle à jouer nullement par crainte, car un ennemi pareil et sa haine sotte ne sauraient que me faire sourire, mais pour ne pas achever l’autre et pour ne pas établir un état de choses impossible tout à fait, – me répugne et me dégoûte.

Enfin, c’est encore une épreuve, et il ne faut pas se montrer au-dessous des épreuves qu’envoie Dieu. Celle-là sera brève, heureusement !

 

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Samedi 24 août 1901, 10 heures soir.

 

Enfin, Dieu et Djilani nous ont entendus ! Après la mauvaise nouvelle d’hier, le colonel est venu en personne m’annoncer que la permutation a été prononcée. Dans trois jours, Zuizou sera là, certes, maintenant, la protection du colonel nous est acquise.

Ô impénétrables destinées humaines ! Ô voies inconnues par lesquelles Dieu mène les créatures !

[en arabe] Je n’ai point de coquetterie avec toi. Ô Abou Alam !

Je t’ai placé derrière mes épaules. Ne plaise à Dieu que j’en aie peur.

Ils ne nous ont point abandonnés, car Ils lisent dans les cœurs, et Ils savent que les nôtres sont purs [en arabe] s’il plaît à Allah. Ils compléteront leur œuvre en ce qui reste encore à faire !

 

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Lundi 26 août, 11 heures matin.

 

Hier, après la vague indisposition de ces jours, j’ai traversé une crise étrange… Souffrant de colique avec mal de reins, je m’étais étendue après-midi. Vers 4 heures, un mal de tête de plus en plus violent m’a prise, puis une fièvre intense. J’étais en proie à ce délire conscient qui est si terriblement fatigant. Eh bien ! Ils m’ont laissée seule dans la maison jusqu’à 10 heures, sans aide… Et, en rentrant, ils n’ont même pas pu entrer pour voir ce qui se passait… Voilà qui peint bien ces êtres-là, leur dureté, leur égoïsme féroce et leur inconscience ! Enfin, grâce à Allah, il n’y a plus que deux jours de cette horrible existence, de cette misère atroce.

Je fais cette réflexion que je suis maintenant comme les troupiers dont les inscriptions illustrent les murs des bordjs et je dis, sinon en me frottant les mains, mais au moins avec un soupir de soulagement : ça se tire tout de même ! Plus que deux jours à tirer ! Que le temps devient long, quand on n’a, ne fût-ce que momentanément, plus d’autre but que de tirer les jours, de les tuer coûte que coûte !

Aujourd’hui, je suis faible, moulue, brisée. J’ai toujours des coliques, du mal de reins. Pourvu que, ce soir, la fièvre ne me reprenne pas ! Peu importe, en effet, qu’ils soient ici ou non : de soins, il n’y en a pas à attendre, et quant à en mendier, je ne le ferai pas plus aujourd’hui qu’hier soir. Si au moins je pouvais tenir bon jusqu’à jeudi ! Là, Zuizou me soignera, me consolera, et tout ira bien.

… Autre idée (mes idées sont sans suite) : c’est bien sur la porte de cette chambre que je pourrais inscrire en toute vérité : Éden-Purée. Oh non, de bon souvenir, cette chambre ne m’en laissera point. C’était une pure et courte illusion, un soir, ce que j’ai écrit là-dessus.

Mais je constate qu’en effet, ma santé a cédé à la peine. Je suis sûre que, si cette galère devait se prolonger encore, je tomberais malade gravement. Et qui sait même comment finira cet état actuel ? Je suis sûre de ne jamais avoir rien éprouvé de semblable, sauf au commencement de graves maladies : influenza, jaunisse, rougeole. Peut-être le mieux d’aujourd’hui n’est-il qu’un triomphe momentané de ma robuste santé ? Mais je ne crois pas. J’espère tenir bon au moins ces deux jours qui me restent à tirer.

Ce soir, si je ne suis pas malade, il faudrait aller voir la chambre à l’hôtel, car demain, il faudra rechercher le portefaix Slimène et Smaïne.

 

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Mardi 27 août 1901, midi.

 

Il y a longtemps que je n’ai été aussi calme qu’aujourd’hui. Fort mistral, temps superbe d’automne. L’air est pur et transparent. Il fait frais. Le soleil luit et demain, je quitte cette maison.

Pour tout résumer, je pardonne tout, et c’est bien à Lui à juger. J’ai fait et ferai jusqu’au bout mon devoir humain et envers Celle qui n’est plus. J’ai eu des torts envers Elle et envers Vava. Torts involontaires, certes, mais qu’il faut racheter en marchant droit, en faisant le bien pour le bien et pour Eux et non pour la reconnaissance de ceux à qui je le fais. Certes, Slimène me comprendra et sera de mon avis. Quoi de plus beau que d’avoir l’âme tranquille, de sentir que l’on agit généreusement même envers des aveugles !

Enfin, le calme est un peu revenu dans ma vie et dans mon âme. Il y a encore beaucoup de questions à régler, celle du mariage notamment, rendue difficile seulement à cause de la question fortune. Mais, étant donnée la protection évidente du colonel, j’espère que là encore cela ira bien…

D’ailleurs, Djilani ne nous a point abandonnés et ne nous abandonnera pas à l’avenir, car nous continuerons à être ses serviteurs justes, généreux et fidèles.

Mais combien de nuages écartés de notre horizon ! Et, surtout, si Dieu ne nous sépare pas par la mort, l’ère des séparations est bien et définitivement close.

 

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27 août soir, quitté maison Augustin.

 

À 4 heures, été quai Joliette. Zuizou arrivé par la Ville d’Oran, le 28 août 1901, à 8 h. 1/2 du matin, beau temps clair, fort vent…

 

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1er octobre 1901, 3 heures soir.

67, rue Grignan.

 

Un mois s’est écoulé depuis que j’écrivais ces dernières lignes. Tout est changé, certes. Zuizou est là, auprès de moi, et sa santé n’est point aussi altérée que je le craignais. Nous sommes seuls et chez nous – délicieuse sensation ! Notre mariage n’est plus qu’une question de jours et la Villa est vendue.

Pauvre chère Villa Neuve où je n’entrerai certes jamais plus, que j’ai même bien des chances de ne plus jamais revoir !

Depuis hier, date à laquelle j’ai appris que la maison a été vendue le 27 septembre, les souvenirs de là-bas viennent me hanter.

Finie, cette fois pour toujours, l’histoire de la vie là-bas, la première de mes idées ici-bas ! Tout est dispersé, fini, enterré. Dans peu de jours, les vieux meubles eux-mêmes, les témoins inanimés du passé seront vendus à l’ancan, disséminés… Quant à nous dont les liens moraux se resserrent chaque jour plus, après les cinq mois d’exil qui restent, nous partirons pour le plus loin possible dans le Sud, et cette fois, s’il plaît à Allah, pour toujours.

Dieu a eu pitié de moi et Il a entendu mes prières : Il m’a donné le compagnon idéal, tant et si ardemment désiré sans lequel ma vie eût toujours été incohérente et lugubre.

Pour le moment, nous traversons une période d’épreuves et de misère mais [en russe] seul celui qui aura souffert jusqu’au bout sera sauvé.

Dieu seul sait à quoi Il nous destine. Il faut donc se résigner et affronter courageusement l’adversité, avec la ferme conscience que notre vie terrestre n’est qu’un acheminement vers d’autres destinées inconnues.

Une année s’est déjà écoulée depuis l’automne lumineux et mélancolique du Souf… Là-bas, les palmiers se dépouillent de leur suaire de poussière et le ciel est clair et limpide au-dessus de la dune resplendissante et des chotts bruns de Debila…

Et nous, nous sommes là, dans cette ville abhorrée, répugnante, maussade, où tout est gris et lugubre !

 

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Marseille, 21 novembre 1901, 8 heures soir.

 

Depuis quelques jours, je traverse, ou plutôt, chose singulière, nous traversons une période de tristesse profonde, point morne, mais insondable, et, chez moi aussi commence cette sensation dont on me parlait ces jours : pressentiment de départ. [en arabe] Dieu sait !

Les souvenirs du Souf, l’amour vivace et profond qui sommeille en moi pour le pays d’élection, tout cela liante mon cœur, à la fois douloureusement et délicieusement… Il suffit d’une sonnerie de clairons entendue par hasard pour éveiller tout un monde de sensations en mon âme qui semblait ensommeillée.

Ce sont aussi les grandes préoccupations de l’au-delà qui m’ont tant fait rêver jadis, aux longues heures nocturnes de silencieuse contemplation, accoudée à la fenêtre de ma chambre, d’où l’on voyait le grand ciel de là-bas, et les dentelures souvent neigeuses du Jura, et les grands arbres en masses noires, estompées, d’où émergeait la silhouette géante du vieux peuplier de la ferme.

Dans les bosquets de lilas, pleins d’ombre et inondés de rosée, il y avait, toutes les nuits de printemps, d’innombrables rossignols dont les chants remplissaient mon âme d’une étrange langueur… Chose étrange, il s’est fait en mon esprit, principalement durant mon enfance, d’étranges associations d’idées, de sensations, de souvenirs…

Ainsi, ces souvenirs printaniers de lilas en fleurs s’allient toujours en ma mémoire avec des ressouvenances de claires et limpides soirées d’après la pluie… suivies par les nuits tièdes, embaumées, et les chants innombrables…

Tout cela me revient, maintenant, dans cette vie incertaine et monotone d’aujourd’hui.

Enfin, pour la première fois depuis la mort des chers vieux, c’est-à-dire depuis mon entrée dans la vie consciente, j’extériorise un peu mon moi, j’ai un devoir à remplir en dehors de moi-même. Cela suffit pour ennoblir ces jours sans cela informes et cette existence sans charmes que, depuis cinq longs mois je traîne dans cette ville d’exil où rien ne me rattache, où tout m’est étranger et répugnant… Comme le vulgaire, non seulement le vulgaire populacier qui nous entoure mais même celui qui se pique d’intelligence et de développement, hait tout ce qui ne plie pas devant ses exigences et ses lois stupides et arbitraires ! Comme la plèbe s’irrite, quand elle voit surgir un être – une femme surtout – qui veut être lui-même et ne pas lui ressembler ! Comme la médiocrité s’enrage de ne pouvoir tout niveler, tout réduire à son niveau bête et bas !

Je me découvre à présent une capacité dont je ne me doutais pas – celle de composer des cours, notamment sur l’histoire, avec des vues d’ensemble qui ne sont point dénuées de largeur.

… Mme Paschkoff n’est point une nature qui enchante et captive. Mélange singulier, mais beaucoup d’égoïsme inconscient, orgueil immense et superficialité intellectuelle. Mobilité russe, surtout mondaine.

Chez moi, la haine des démêlés avec la foule est innée, et je revêts ses oripeaux pour ne point avoir affaire à elle. Cependant dans l’entretien, il m’est et me sera sans doute toujours impossible de dire, et de dire violemment ce que j’estime vrai et juste.

L’indifférentisme mondain et moderne n’est pas fait pour déteindre sur moi. Et cette sincérité au moins dans la haine est une chance de salut moral.

Le plus terrible malheur qui puisse accabler un être humain, c’est de tomber dans le morne nihilisme moral d’un Nicolas Stavroguine ou dans l’avilissement égoïste de l’intellect comme chez Augustin. Certes, cette préoccupation constante et réelle des choses qui ne sont point nous-mêmes, qui ne nous rapportent matériellement rien est en effet ce qui ennoblit et adoucit l’âme, ce qui la grandit au-dessus des banalités, des petitesses ambiantes.

Maintenant plus que jamais, je sens que je ne supporterai jamais la vie sédentaire et que l’attirance de l’ailleurs ensoleillé me hantera toujours… Le seul endroit où j’accepterais de finir ma vie serait El Oued et je n’y voudrais même pas revenir autrement que pour y rester à jamais…

 

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26 novembre 1910, 1 heure soir.

 

Aujourd’hui, tristesse calme, désir de partir, de fuir cette chambre, cette ville et ceux qui y sont… car le seul d’entre eux que nous regretterons sera certes F…

Il me semble de plus en plus que ce sont bien les derniers jours de notre exil ici que nous traversons maintenant… Dieu donne qu’il en soit ainsi, car le cauchemar marseillais a assez duré !

Ce qui me réjouit, c’est que, de plus en plus, Ouïha commence à pénétrer lui aussi ce domaine caché de sensations et de pensées où je ne suis donc désormais plus seule. Évidemment, lui aussi doit, un jour, concevoir toutes ces choses très mystérieuses qui sont les dessous de la vie et qui sont inaccessibles au vulgaire.

Ainsi, voici encore une preuve de ce fait que tout confirme : il était bien le compagnon qui m’était destiné depuis toujours… et quel insondable mystère enveloppe donc nos existences terrestres : dix, vingt, vingt-cinq années nos destinées se poursuivaient, lointaines l’une de l’autre, sans que nous soupçonnions même mutuellement notre existence de par le monde, aspirant cependant à trouver l’indispensable compagnon, celui sans lequel tout bonheur terrestre est impossible, car il est nécessaire à la nature elle-même… Puis, à la suite d’un concours de circonstances en apparence tout à fait fortuites, cette rencontre d’El Oued…

Certes, et c’est une chose fort étrange en elle-même – c’est le 19 juin 1900, à Genève, qu’a commencé à sortir de l’ombre ma destinée, à se révéler à moi. C’était dans la sale et triste chambre chez la mère Pons. J’écrivais un chapitre quelconque de cette histoire de Rakhil et je vis tout à coup surgir dans mon esprit l’idée d’aller à Ouargla ! Ce fut le commencement de tout, cette idée-là !

Ah ! si, à chaque heure de notre vie, nous pouvions prévoir l’importance capitale de certaines pensées, de certains actes, de certaines paroles même qui, en apparence, sont infimes et indifférents ! Et nest-on point amené, par de tels exemples, à conclure que, dans la vie humaine, il n’est point de moments indifférents et sans résultat pour l’avenir.

Dans un tout autre ordre d’idées. Étudiant avec Ouïha l’histoire de Carthage, je suis frappée de la ressemblance qui existe entre l’antique et dure Carthage et la moderne Angleterre : rapacité, haine et mépris de l’étranger, égoïsme implacable et sans bornes… Serait-ce là le sort de toutes les grandes puissances maritimes, c’est-à-dire de celles qui ont le génie maritime et non de celles qui furent puissantes et commerçantes sur mer fortuitement, et pour un temps relativement court, comme l’Espagne, par exemple ?

Pour compléter mon développement intellectuel et m’ouvrir de plus vastes horizons, il faudrait avoir la possibilité de faire de sérieuses études historiques, à présent. Hélas, les comptes de l’épicier et les traites du tailleur viennent me prendre le temps précieux que je voudrais consacrer à la pensée !

Rien n’est plus désespérant, et rien n’engendre le dégoût et l’ennui, comme de vivre avec le vulgaire, avec des êtres dont les trivialités de la vie journalière sont les seules préoccupations… et, pour moi du moins, rien n’énerve autant les facultés supérieures…

 

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Samedi, 30 novembre 1901, 3 heures soir.

 

Les jours s’écoulent, monotones et gris, dans les banales et ennuyeuses préoccupations que nous cause l’inextricable situation où nous nous trouvons depuis une année, mais qui s’aggrave encore en ce moment.

Il fait un froid intense et nous n’avons, pour nous chauffer, que le bois que l’on nous donne par charité… intéressée de la part de M… [en arabe] La malédiction d’Allah sur les mécréants et leur mentalité ! comme dit Slimène.

Qu’adviendra-t-il de tout ce gâchis où nous sommes plongés ici ?

Certes, si nous parvenons à nous libérer de nos principales dettes et si l’ami Eugène m’envoie encore cent francs, nous partirons immédiatement pour Bône où nous resterons un temps illimité.

Quand pourrons-nous gagner Alger ? Dieu seul le sait !

Cependant, dans tout l’ennui, au milieu de toutes les souffrances matérielles et morales de ce temps présent, il est une constatation qui me réjouit beaucoup : de plus en plus, l’âme de Zuizou se rapproche de la mienne[2]. Le camarade tant rêvé est enfin trouvé. Puisse-t-il durer autant que durera encore l’existence terrestre !

Nous vivons en pleine brume de l’incertitude, en pleines ténèbres plus que jamais. Cependant il est, à l’horizon, un radieux espoir : le retour prochain et sans doute définitif, au pays d’élection.

Traversé une période d’ennuis, d’irritation croissante dans l’incertitude où nous nous débattions. À présent, détente et grande lassitude. Cependant, nous semblons être sauvés et le retour en Afrique n’est plus qu’une question de jours.

Avant cela, il y aura un triste retour, rapide et comme furtif, à Genève[3].

 

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Le 21 janvier 1902, mardi, Bône.

 

Le 14 janvier, quitté Marseille à 5 heures du soir, par le Duc de Bragance. Arrivés à Bône, le 15 janvier à 8 heures soir.

Enfin, le rêve du retour d’exil s’est réalisé, nous voilà, une fois de plus, au grand soleil éternellement jeune et lumineux, sur la terre aimée, en face de la grande Azurée murmurante dont les étendues désertes rappellent, le soir, celles du Sahara plus proche maintenant, qui n’est plus qu’à une journée d’ici et que, Dieu et Djilani aidant, nous reverrons sans doute dans le courant de cette année commencée d’une façon consolante !

Puisse cette année être le commencement de la vie nouvelle, de l’apaisement tant désiré et tant mérité !

 

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Bône, le 29 janvier, mercredi, 11 heures matin.

 

La vie au grand air et la simplicité des choses ambiantes commencent à me rendre les forces que j’avais achevé de perdre durant le long et douloureux exil à Marseille. De plus, l’intellect se réveille également, et je pense que j’écrirai ici.

Rien que l’idée que toute cette grande Méditerranée nous sépare de cette trois fois maudite géhenne marseillaise où nous avons tant souffert, rien que cette idée me donne une sensation physique de bien-être, de soulagement immense.

Dans vingt et un jours, se terminera aussi la servitude, la gêne causée par ces attaches qui relient encore Zuizou au service militaire, le forcent à compter avec des intrus. Après, il faudra nous débrouiller, lancés tout seuls au milieu du vaste univers superbe, changeant, tantôt charmeur, tantôt décevant…

Ces quelques années de vie terrestre ne sont point faites pour m’épouvanter, sauf cependant, l’éventualité de perdre mon compagnon de route et de rester seule. Il pense avoir assez d’habileté pour pouvoir diriger avantageusement, dans le sens où j’entends ce mot-là – nos affaires matérielles.

Au moral, résignation presque absolue et calme relatif, dans lequel, je le répète, les agents physiques sont pour beaucoup. Pour le moment, aucun désir de me mêler à la vie des hommes, de revivre de la vie citadine : l’isolement où je vis me charme et m’attire.

… L’autre soir, en allant seuls tous deux à la rencontre d’Ali Bou Traïf au pont de la Casbah – un lever de pleine lune sur la mer tranquille. Heure pleine de mystère et d’insondable tristesse. Impressions semblables à celles éprouvées parfois jadis dans le Sud, en face des paysages mystérieux de là-bas – dans la région des chotts et dans l’Oued Rirh’ salé. Nous nous sommes arrêtés au tournant de la route menant au cimetière.

Sous le ciel bleu, éclairé vaguement encore et par en bas, la mer s’étendait, d’une couleur indécise entre un bleu argenté et un gris de lin.

Le pont mystique de la légende slave, tissé pour les nymphes des nuits silencieuses, par les rayons lunaires tremblait à peine, tout en or, sur le fond imprécis des eaux. Un nuage interposé en bande grisâtre entre la lune et les eaux, partageait celles-ci de son ombre, toute semblable à une dune basse s’étendant en deux promontoires, séparant la mer en deux parties : l’une, très vaste, très bleue, très éclairée, l’autre, s’ouvrant sur le vide de l’horizon, imprécise, d’un gris terne, vaporeux, et où flottait un bateau de pêche, à voile latine, sans réflexion dans l’eau brumeuse, sans mouvement, sorte de vaisseau fantôme qui finit par glisser imperceptiblement et disparaître dans le monde de vapeurs lointaines.

 

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Le 14 février 1902, 3 heures soir.

 

Un mois s’est déjà écoulé depuis que nous avons quitté la géhenne marseillaise et, ici, cela va déjà tout de travers par la faute des perpétuelles intrigues des mauresques.

Ici comme ailleurs, je constate l’instabilité du caractère de Slimène et l’influence nuisible qu’exercent sur lui les milieux où il vit. Cela changera-t-il un jour ? Je l’ignore et, dans tous les cas, avec un tel caractère, la vie de misère à laquelle nous sommes réduits est plus que difficile.

Il vaut mieux aller recommencer une vie de privations et de gêne à Alger – où elle sera toujours moins affreuse qu’à Marseille, que de rester ici, où l’hospitalité se manifeste par de continuelles avanies et des discussions interminables.

L’esprit littéraire se réveille en moi et je tâcherai au moins de me faire un nom dans la presse algérienne, en attendant de pouvoir en faire autant dans celle de Paris, qui seule vaut la peine qu’on s’en occupe, et qui seule fait une réputation.

Pour tout cela, il faudrait quelque temps de calme absolu, de réclusion presque. Il faudrait trouver, à Alger, un type capable d’enseigner à Slimène ce qu’il ne sait pas, et il y a là une grande somme de travail – et me délivrer de cette façon de tous les soucis qui m’accablent et m’empêchent de travailler, [en arabe] Dieu y pourvoira !

De plus en plus, les ennuis et les tiraillements de la vie journalière me deviennent indifférents. Au fond, je me suis beaucoup refroidie envers tout et envers tout le monde. Ce que je veux seulement fuir coûte que coûte, ce sont les disputes, les criailleries, car ce sont choses matériellement insupportables.

Si nous réussissons aujourd’hui ou demain à nous enfuir aux Karézas, nous finirons non seulement tranquillement, mais même agréablement, ces quelques jours qui nous restent encore à passer ici.

Encore une fois, j’irai dire adieu au tombeau blanc, sur la verte colline magnifiée par l’enivrant printemps, puis, nous irons plus loin, poursuivre notre destinée changeante et tourmentée.

À Alger, il y aura quelques réminiscences du passé, datant déjà de deux ans bientôt, et qui préluda à l’épopée du Souf. Ce qu’il y aura plus loin,

[en arabe] Allah le sait !

Parti d’Alger par la voiture des Messageries du Sud, le 12 mars 1902, à 6 h. 1/4 matin. Beau temps clair. Disposition d’esprit – bonne, calme. Ascension pénible et longue des pentes du Sahel. Birmandreis, Birkadem, Birtouta. Boufarik, Beni-Mered. Arrivé à midi 1/2 à Blida, été au café sur la Place d’Armes. Déjeuner au relais, parti par la voiture de Médéah. Sidi-Medani, les Gorges. Ruisseau des singes, hôtel, beau torrent, gorge étroite. Le long de la route, nombreuses cascades passant sous terre. Au 68e kilomètre, jonction de l’oued Merdja à gauche et de l’oued Nador à droite, descendant du Djebel-Nador. Au 70e kilomètre, Camps-des-Chênes. Maison forestière et hameau. Vu un tirailleur en train de faire son repas près du puits (aperçu « Souf » noir). Croisement de la route n° 1 avec le chemin de Takitoun, plaque commémorative de l’armée d’Afrique de 1855. Au 74 e, ferme. Au 75e, pont sur l’oued Zebboudj. Le Nador reste à gauche et le Zebboudj s’y jette près du pont. Depuis le 67e kilomètre, la vallée s’est élargie. Fourrés de lauriers-thyms en fleurs vers la jonction du Nador et du Zebboudj. Partout, fougères en grande quantité. Au 76 e kilomètre, ruines d’une plâtrerie. 77 e, relais et arrêt au café maure de Ndila, arrêt un peu plus loin à R’eich.

Arrivé à Médéah vers 8 h. 1/2. Dure montée de cinq kilomètres et grand circuit. Station au café maure. Envoyé une dépêche à Ouïha. Station sur la place, sur un banc, puis au café-restaurant de la gare.

Reparti voiture Boghari. Ghardaya à 10 h. 1/2. Arrivé à Berrouaghia à 1 h. 3/4 du matin. Couché à l’Hôtel des Voyageurs. Levé 7 heures. Été au café maure avec un deïra. Parti à cheval à 8 heures. D’abord, route carrossable, passant devant le pénitencier civil. Puis, sentiers arabes s’engageant dans un pays de coteaux séparés par de profonds ravins où coulent des ruisseaux, et très boisés de fourrés. Arrêt dans une gorge aux bains chauds, café maure. Direction : nord-ouest. En route, marabout Taïeb et au loin Tablat vers la droite. Arrivé vers midi 1/2. Beni-bou-Yacoub, à mi-côte d’une colline élevée au pied de la montagne. Au fond de la gorge, sur l’oued, maison du caïd.

Séjourné jusqu’à 2 heures matin. Reparti à mule avec deux domestiques montés. Chemin : collines élevées, gorges, ravins profonds, innombrables oueds, chemins détrempés, transformés en torrents. Pataugé toute la nuit, perdu plusieurs fois le chemin.

Le jour se lève, terne, dans une vallée triste. Nuages déchiquetés dans la vallée étroite et profonde entre d’assez hautes montagnes bleues.

Marché à pied pendant un certain temps pour reposer mes jambes engourdies. Arrivés au café maure situé au milieu de grosses pierres éboulées, sur le versant de la colline, au-dessus d’un douar misérable. Arrivés à Hassen-ben-Ali (Loverdo) vers 9 heures du matin. Renvoyé les domestiques. Passé la journée au café maure Beranis. À midi, levé, été promener. Quelques maisons européennes en pisé rougeâtre, d’aspect misérable, sur une colline dominant la vallée profonde dans la direction des Beni-bou-Yacoub. Montagnes élevées pour horizon. Impression de tristesse désolée. Ennui, fatigue extrême. Temps gris, vent violent, froid intense. À 3 h. 1/2 été gare, envoyé dépêche Ouïha. Pris billet. Pluie fine et glacée. Erré sur la voie unique.

Pris train à 5 heures. Changement à Blida. Endormi sur un banc. Réveillé par un ouvrier. Pris le train P.-L.-M. venant de Maison-Carrée. Arrivé à Alger à 9 h. 35 soir le vendredi 14 mars.

[en arabe] Dieu ne met pas dans la bonne voie la foule des fous !

 

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Le 30 mars 1902.

 

Situation actuelle : Manque d’argent. Nous comptons sur Si Mohammed Chérif pour nous sauver et assurer notre existence pendant ces quelques jours qui restent. Les journées sont employées au travail.

Jeudi dernier, course chez Barrucand ; Villa Bellevue, Mustapha. Impression agréable. Esprit moderne, fin et subtil mais soumis aux idées du siècle. Été rue du rempart Médée à l’ouvroir de Mme Suce-ben-Aben. Éprouvé un certain plaisir à cette conversation avec des intellectuels, sensation oubliée depuis longtemps.

 

L’homme généreux écrit au crayon le mal qu’on lui a causé et à l’encre le bien qu’on lui a fait.

« Agis dans ce monde comme si tu devais vivre toujours et agis pour la fin, comme si tu devais mourir demain ! » à comparer avec l’idée de Marc-Aurèle (Pensées).

 

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Le 1er avril 1902, 9 h. soir.

 

Nous sommes toujours au travail, rebutant par sa quantité, par le peu de temps, – combien peu ! – qui nous reste pour ces études arriérées, accablantes maintenant. Il faut à présent un bien grand effort. Ce qui nuit, c’est la variété des matières, la multiplicité des sujets. Enfin, [en arabe] Dieu facilitera !

En ces derniers jours, un élan spontané et sincère vers la pauvre chère lointaine Popowa. Dieu seul sait si je la reverrai jamais ! Être pur et noble s’il en fut, allant en certaines choses jusqu’au rigorisme moral, Popowa a peut-être été chez moi l’initiatrice de ce mouvement de relèvement moral qui date de mon séjour à Genève en 1900, avant mon départ pour El Oued. Oh, l’avoir ici, près de nous, si forte, si bonne, si pleine de vie et d’énergie, dans ces heures de souffrance, d’ennui et d’incertitude !

Cependant, en y regardant de près, je dois constater que notre vie actuelle de pauvres étudiants sans le sou est la vie rêvée, jadis, aux jours d’aisance.

Je n’en prévoyais alors certes pas les affres, les angoisses, les impuissances douloureuses, et je ne savais surtout pas quelle patience lente, longue et d’autant plus difficile pour ma nature. Un effort, fût-il presque surhumain, mais rapide, en un seul élan – ne m’est pas difficile. Mais cette suite ininterrompue et interminable de petits efforts à peine perceptibles, sans valeur apparente, sans résultat immédiat et appréciable, cette succession de luttes contre moi-même, contre mes goûts, mes aspirations, mes désirs et mes besoins les plus légitimes, – c’est là, avec ma nature, la plus rude, la plus douloureuse épreuve.

Dans la situation actuelle, il faut encore avoir du courage pour deux, il faut, en face des plus noires situations, relever le moral de Zuizou, lui rendre l’espérance et le courage sans lesquels nous serons infailliblement perdus. Cependant, je commence à m’y habituer, à envisager froidement, mais avec une inaltérable espérance, une foi désormais puissante en Dieu et en Djilani, les plus périlleuses situations.

L’autre jour, Barrucand me disait : « … Il est dans la vie, des nœuds sur les fils que nous suivons, et, si l’on parvient à dépasser ces nœuds, l’on retrouve, pour quelque temps encore, une surface unie et lisse… jusqu’au nœud final, le nœud gordien, que la Mort vient trancher… »

… Il me semble impossible que l’esprit humain puisse, réellement, sincèrement, se représenter la Mort comme une cessation réelle, absolue de la vie. Pour moi, je crois sentir en moi-même une certitude d’éternité.

Cependant, [en arabe] je demande pardon à Allah le très Grand, si la Mort était réellement l’anéantissement absolu, elle ne serait pas effrayante. En somme, les trois quarts de la Douleur ne sont-ils pas dans l’horreur du souvenir que nous en gardons, c’est-à-dire dans la conscience que nous en avons ?… Plus de conscience, plus de souvenir, presque plus de Douleur…

« Il ne s’agit pas de vivre, mais de partir » (Maréchal Maurice de Saxe).

 

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Alger, le 22 avril 1902.

17, rue du Soudan.

Ce soir, par extraordinaire, il n’y a pas trop de travail. J’ai un moment de recueillement, et j’ai lu Nadson, le vieil évangile de mes jours plus jeunes et plus heureux, après avoir traduit la chrétienne pour la chère, pour la bonne Mme Ben Aben.

Et je pense que là-bas, bien loin, sur les bords du Rhône bleu, au pied du Jura encore neigeux, le printemps commence. De minces feuillages odorants embrument les arbres et les fleurs premières poussent dans les rocailles de La Villa Neuve, à l’ombre des grands sapins sombres et sur les deux tombes du cimetière de Vernier…

Tout est à peu près semblable, cette année, à ces printemps envolés de jadis, et l’immuable nature revit… Mais moi je n’y suis plus pour rêver et pour souffrir… et Vava et Maman et Volod ont sombré dans le grand Inconnu !… Tout est fini, rasé, anéanti…

 

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Alger, 4 mai 1902 vers 10 h. soir.

 

Aujourd’hui visite à un sorcier, logé dans une minuscule boutique d’une rue haute, par des escaliers obscurs de la rue du Diable. Acquis la preuve certaine de la réalité de cette incompréhensible et mystérieuse science de la Magie… Et quels horizons, vastes et obscurs tout à la fois, cette réalité ouvre à mon esprit, quel apaisement aussi, battant puissamment en brèche le doute !

Ces jours-ci, j’ai retrouvé ces états d’âme de jadis, calmes et mélancoliques. Décidément, Alger est l’une des villes qui m’inspirent, surtout dans certains de ses quartiers. Celui où nous habitons me plaît, notre logis aussi, après l’horrible bouge de la rue de la Marine. Certes ici, sans le travail ingrat, ennuyeux et continuel, sans les ennuis et les appréhensions de notre situation présente, j’aurais quelques jours de paix, de recueillement et de travail fructueux.

Comment les imbéciles qui fourmillent dans le « monde » et dans la littérature peuvent-ils dire qu’il n’y a plus rien d’arabe à Alger ? Moi qui ai vu bien d’autres villes, j’y éprouve certaines impressions du plus pur orient !

Une, très gracieuse, est celle du maghreb sur le port et sur les terrasses de la haute ville avec les Algéroises rieuses, tout un monde folâtrant en rose ou en vert sur le blanc à peine bleuté des terrasses accidentées, incohérentes : c’est de la petite fenêtre à moucharabia de Mme Ben Aben que l’on découvre tout cela…

La baie d’Alger est, avec celle de Bône, le plus joli, le plus délicieusement grisant coin de mer que j’aie jamais vu.

Comme on est loin ici de l’ignoble Marseille, avec ses laideurs, sa bêtise, sa grossièreté et sa saleté morale et matérielle !

Malgré la tourbe introduite ici par la « civilisation » prostituée et prostituante, Alger est encore un pays gracieux, et, il fait très doux à y vivre.

Cependant, pour de longs jours, la rencontre du cadavre de Zeheïra la Kabyle qui se jeta naguère dans un puits de l’impasse Médée pour fuir un mariage odieux, portée sur une civière couverte d’une grosse toile grise, avait jeté comme un voile de deuil, lourd et obscur, indéfinissable, sur cette lumineuse Alger… À présent, c’est passé… Seuls les abords gardent quelque chose de cette ombre-là, et je n’aime plus y passer…

… Plus j’étudie – très mal et trop vite – cette histoire de l’Afrique du Nord, plus je vois que mon idée était juste : la terre d’Afrique mange et résorbe tout ce qui lui est hostile. Peut-être est-ce la Terre Prédestinée d’où jaillira un jour la lumière qui régénérera le monde !

Un vieillard d’allures pacifiques vint au camp français lors du débarquement à Sidi-Ferruch en 1830. Il ne dit que cette seule phrase : [en arabe] « Dieu est Dieu et Mohammed est son prophète ! » puis il s’en alla et on ne le revit jamais.

Cet homme était venu annoncer quelque chose que personne ne comprit… et c’était la pérennité de l’Islam là, sur la terre ensorcelante d’Afrique !

 

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Le 8 juin 1902, 11 h. 1/2 soir.

 

La vie continue, monotone, avec, cependant, une note d’ébauche d’avenir, dans le grand désarroi moral où je me trouve.

Je traverse de nouveau une période d’incubation, lente et parfois fort douloureuse. Le genre de vie que nous menons, monotone à la fois et incertain, contribue beaucoup à pousser mon âme à des investigations qui sont souvent pénibles.

Des deux personnes qui nous ont aidés ici, Barrucand et Mme Ben Aben, bons tous deux et très délicats, je commence à comprendre le caractère :

Barrucand, dilettante de la pensée et surtout de la sensation, nihiliste moral, est, dans la vie pratique, un être très positif, sachant vivre.

Mme Ben Aben est, après ma mère, le second type de femme bonne par essence, éprise d’idéal, que je rencontre. Dans la vie réelle, combien toutes deux sont ignorantes ! Même moi, moi qui ai la conviction intime que je ne sais pas vivre, je sais mieux qu’elles.

Augustin s’est effacé de ma vie. Pour moi, le frère tant aimé jadis est mort. Quant à l’individu qu’il y a à Marseille ou ailleurs, le mari de Jenny l’ouvrière, il n’existe pas et je n’y pense que très rarement. C’est lui qui a tout fait pour cela, et l’inoubliable vieux cette fois encore, s’est montré d’une clairvoyance inouïe.

Depuis que la bonne chaleur de l’été est revenue, très brusquement, depuis que la grande lumière aveuglante flamboie tous les jours sur Alger, je retrouve peu à peu mes impressions d’Afrique. Je les retrouverai bientôt tout à fait, surtout si le voyage projeté à Bou-Saada a lieu… Ah, ce voyage ! ce sera un bref retour, sinon dans le Sahara resplendissant, au moins bien près, dans un pays de palmiers et de soleil !

 

Notes d’Alger.

 

Tant qu’il faisait frais, l’ombre grisâtre des rues obscures de la haute ville était sombre, presque maussade. À présent, par les oppositions d’ombre et de lumière, brusquement, violemment juxtaposées, cela redevient africain, ou tout au moins arabe.

Non, le vrai paysage africain n’est dans aucune des grandes villes, surtout du Tell. La perspective africaine est vague, l’horizon lointain. Beaucoup d’espace et de vide, sous la lumière immense : voilà le paysage africain type ! L’architecture d’Alger n’est point dans ces règles-là. C’est l’entassement des maisons peureusement blotties au fond des impasses, d’une ville accoutumée aux sièges et aux coups de main. Faute de place, les étages y empiètent sur la rue, l’enjambent à tout bout de champ.

Et puis, la rue d’Alger est déshonorée par la foule. Dans le silence et la pénombre, ces rues auraient leur charme.

Avec la foulé mêlée, la foule bêtement bruyante où l’élément arabe est représenté presque uniquement par les affreux Kabyles en « costumes roumis », ces quartiers ressemblent à de mauvais lieux, à des coupe-gorge.

Pour l’étranger profane, les burnous sales sur la tenue européenne en loques, les chechiya sans gland et fanées et les mauresques nombreuses sont la couleur locale. Pour celui qui sait, c’est là justement ce qui enlève à Alger son caractère arabe, parce que ce n’est pas conforme aux mœurs arabes. Encore, le profane trouve très africain le dédale des rues vieilles d’Alger. Médiéval, turc, maure, tout ce que l’on voudra, mais ni arabe, ni africain surtout !

Dans les villes vraiment arabes comme les Ksours du Sud, le mystère poignant et ensorcelant de la terre d’Afrique est vraiment sensible. Il réside dans le large espace, dans les basses petites maisons délabrées, très blanches ou de la même teinte que l’espace vague d’alentour, dans toute la lumière et la tristesse morne de l’ensemble.

Alger est gâtée par son abjecte population. La vie contemplative de la rue, cette vie heureuse, calme et féconde que j’aime tant, y est impossible, surtout dans les quartiers où les choses inanimées et quelques êtres seraient à voir…

De plus en plus, je hais, férocement, aveuglément, la foule, cette ennemie née du rêve et de la pensée. C’est elle qui m’empêche de vivre à Alger, comme j’ai vécu ailleurs. Ah, sale, malfaisante et imbécile civilisation ! Pourquoi l’a-t-on apportée et inoculée ici ? Non pas la civilisation du goût, de l’art, de la pensée, celle de l’élite européenne, mais celle, odieuse là-bas, effrayante, des grouillements infâmes d’en dessous !

 

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M’sila 29 juin 1902, 2 heures soir.

Hier, 28 juin, à 7 h. 50 du matin, par un temps nuageux et menaçant, je suis partie d’Alger… Le voyage, sans arrêt presque, a été rapide comme un rêve. L’heure la plus douce en a été jusqu’à présent celle du voyage de Bordj Bou-Arreridj à M’sila, hier dans la nuit, juchée sur la guimbarde de Bou-Gettar.

Je suis dans une toute petite chambre d’hôtel « pour attendre le souper » et le départ pour Bou-Saada. La chaleur est étouffante. Depuis les Portes-de-Fer, le sirocco souffle et la contrée ressemble à un bain maure. Le ciel est voilé de cette brume incandescente qu’engendre le ch’ilé.

Ici, ville ressemblant, comme végétation, à la nouvelle Biskra, et à la vieille comme construction. Nous sommes dans la nouvelle M’sila, tandis que la vieille, très antique, s’élève avec quelques palmiers échevelés qui lui donnent des airs de Ksour, derrière l’oued pierreux que traverse un pont de fer. Les habitants ont des types du Sud.

La route de Bou-Arreridj à M’sila traverse des solitudes tantôt desséchées, tantôt marécageuses, avec, le long de la route, parfois un oued sinueux, tout planté de lauriers roses constellés de fleurs. Il règne là une odeur âcre de chott et d’humidité.

Il y a par-ci, par-là, quelques villages ruineux, en toub, caducs. Au-delà du mi-chemin, il y a un relais de poste qui donne une fausse impression de bordj saharien : construction basse, aux angles carrés s’ouvrant par une grande porte à deux battants. Derrière, c’est l’humide chaos de l’oued. Sur la route, quelques maisons, même un café français : c’est Medjez.

De Medjez à M’sila, dormi tant bien que mal sur une caisse. Arrivés vers 3 heures du matin. Été au café maure. Course au marché avec Fredj. Déjeuné dans la mosquée fraîche et ombreuse où les mouches sont relativement peu nombreuses. Ensuite, venu ici pour faire la sieste.

Comme toujours, cela me semble un rêve, ce voyage, cette brusque séparation d’avec Ouïha… Pauvre Ouïha sans le sou, dans l’ennui chaque jour croissant d’Alger ! Si au moins je pouvais lui rapporter de ce voyage quelque soulagement !

Je vais essayer de me rendormir encore, pour ne pas être moulue cette nuit.

 

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Bou-Saada, le 1er juillet 1902.

 

Après une matinée passée en explications avec les Sid-el-Hokkaïn, nous avons passé l’après-midi dans un jardin appartenant à la zaouïya.

Bou-Saada est, comme ville, semblable au vieux Biskra, dans un site pittoresque.

M’sila, ville en toub coupée en deux par un oued au lit profond. Les maisons d’un gris brun ont l’aspect délabré des Ksour. Quelques palmiers achèvent l’illusion. J’ai gardé de M’sila une vision très doucement poétique.

C’était au magh’reb, et j’étais allée, seule, attendre Si Embarek près de la mosquée située sur le bord de l’oued. Le soleil se couchait dans une brume de sirocco. En face, derrière l’oued pierreux aux eaux claires, la vieille ville, avec ses marabouts aux formes étranges ressemblant à ceux de l’oued Rir’, ses jardins sombres, prenait des aspects tout à fait sahariens. Après une courte station dans le lit de l’oued, nous sortons dans la plaine immense, au vaste horizon vide et calme. La jument de Tahar Djadi est excellente et je ne pus résister à l’envie de la faire courir un peu… Sensation de retour aux jours meilleurs du passé, de liberté et de paix… Le bordj des Tolbas que nous gagnons la nuit tombée est un carré de toub d’aspect sauvage et sombre, dans le désert environnant. Soupé, ou plutôt resoupé dehors, contre le mur... Puis, sortie seule dans les ténèbres régnant sur la plaine, sur l’étrange refuge et sur des masures en ruines.

Passé une mauvaise nuit dans la cour, rongée par les puces. Quand je vis la lune se lever, dernier quartier, pâle et baignant dans la brume, je réveillai les talebs et nous partîmes. Nous passâmes par des raccourcis arabes, par Saïda et Baniou. De Saïda, nous ne vîmes, dans l’obscurité d’avant l’aube, que des silhouettes noires de maisons en toub, sans un arbre, sans un jardin, lugubre dans le désert.

Plus loin, pendant que les talebs, priaient le fedjr, je me suis couchée sur la terre de la sebkha qui forme la pointe occidentale du Hodna. Après Si Ali, le taleb nous quitta monté sur la jument rouge accompagnée de son fils, gracieux petit poulain bai, trottant aux côtés de sa mère.

Nous repartons seuls, Baniou, un bordj sur la hauteur et quelques maisons en toub. Allée de peupliers.

Bu, à l’ombre des tamaris, dans du sable jaunâtre, un café plein de mouches et de l’eau boueuse.

Dans la sebkha, ayant Baniou, brisé de fatigue par la jument grise reprise au bordj des Tolba, je suis descendue et ai marché pieds nus, pendant longtemps.

Après Baniou, arrêt à Bir-el-Hali : maisons de toub abandonnées, puits d’eau bonne. La chaleur augmente, continué sur la mule. Bu en route à la guerba d’un chamelier.

Bou-Saada apparaît entre les montagnes bleuâtres, avec sa Casba sur un rocher, et quelques petites dunes très basses, qui paraissent blanches de loin.

L’arrivée à Bou-Saada : l’oued passe autour d’une partie de la ville. D’un côté, vastes jardins murés de toub. Dans le lit, lauriers roses étoilés de fleurs. De l’autre, plus élevé, les maisons de la ville, accidentée et pittoresque, coupée de ravins verdoyants et de jardins où, dans le vert sombre des figuiers et des vignes, quelques lauriers roses jettent leur tache rose vif et les grenadiers en fleurs, leur pourpre ardente.

La chaleur, presque brûlante hier par le sirocco, finissant cette nuit par un violent orage, donne à tout ce paysage des aspects particuliers, bien connus et aimés. Bou-Saada est entourée de hautes collines arides, rougeâtres, qui barrent l’horizon.

Nous sommes descendus sous les arcades de la maison du cheikh, près de la justice de paix. En face, il y a un maigre jardin français, clôturé. À gauche, une poudrière et un jardin sauvage, où chantent la nuit les grenouilles. La population, servile envers « les hakkam », est beaucoup plus grossière et plus brutale que celle du Sahara.

Malgré la forte pluie d’hier, la terre est desséchée. Il y a de beaux chameaux aux attaches fines, de race saharienne qui viennent s’agenouiller devant la maison du cheikh.

Je suis seule, sur une natte, sous les arcades, avec le petit M’hammed, fils de Dellaouï, qui ne me quitte pas d’une semelle.

Ce soir, nous partirons pour El-Hamel… À quand le retour ?… Quand reverrai-je Zuizou ? Autant de points d’interrogation.

Enfin, je vois que je puis retourner tranquillement dans n’importe quel poste militaire sans ennuis particuliers ; seulement, désormais, il faudra aller directement chez les « hakkam », pour éviter des courses comme celles de ce matin…

… L’arbre des plantations officielles est un murier, très vert et une sorte d’acacia fleurissant en petites boules jaunes.

Enfin, ne fût-ce que comme voyage, je ne regretterai pas d’être venue dans ce coin que j’ignorais encore, et qui est en somme un coin de ce Sud tant aimé. Dans ma situation présente, c’était une chance inespérée que ce voyage relativement lointain.

Le costume des femmes est disgracieux, surtout la coiffure énorme et plate. Ce costume des femmes du Sud, s’il n’est porté avec grâce par une femme grande et svelte, est affreux. Celui du Souf est plus fin et plus joli. Du type féminin, rien à dire : je ne l’ai pas vu. Les fillettes, trop tatouées, ont des faces pâles et sauvages.

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El-Hamel, le 2 juillet 1902, pendant la sieste.

 

Hier soir, après le bain maure, nous avons appris que Lella Zeyneb était rentrée à la zaouïya, mais la nuit noire, le vent et la pluie nous empêchèrent de partir. Couché sous les arcades.

Réveillé très tôt. Nuit obscure et triste. Resté jusqu’au petit jour à parler avec Sid Embarek, puis, sans café, partis, lui à mule, moi sur un joli jeune cheval blanc.

La route arabe d’El-Hamel passe dans des collines, entre les montagnes assez hautes qui environnent la ville de Bou-Saada. L’oued suit de loin cette route et, près de la zaouïya, baigne des jardins où les palmiers jettent leur coloris particulier. Le village est en toub très clair, et semble blanchi à la chaux. Il est assez grand et placé à mi-côte, dominant les jardins et la vallée. Le point culminant est occupé par la zaouïya qui ressemble à une forteresse, avec le « dar enneçara » aux volets verts…

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Ténès, le 7 juillet 1902.

 

Voilà… Avec une rapidité déconcertante, tout est de nouveau changé, transformé du tout au tout.

Hier presque, notre séjour à Alger semblait devoir durer indéfiniment, toujours aussi monotone, fait d’une succession d’impressions moroses, lentes, ennuyeuses et, finalement, produisant l’effet d’une goutte d’eau tombant sans cesse au même endroit, ou d’un bruit, minime en apparence, à peine perceptible, mais finissant par devenir une obsession.

Oh ! ces époques de ma vie comme celle de Marseille ou celle d’Alger ! comme elles sont noires dans mon souvenir !

Certes, je ne suis pas née pour la vie de tout le monde, pour la vie affolante des grandes villes banales.

De ce voyage, rapide comme un rêve, de Bou-Saada, je suis revenue plus forte, guérie de la maladive langueur qui me minait à Alger… mon âme elle aussi renaît à la vie. Nomade j’étais quand, toute petite, je rêvais en regardant la route, la blanche route attirante qui s’en allait, sous le soleil qui me semblait plus éclatant, toute droite vers l’inconnu charmeur… nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains encore inexplorés, car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une exploration. En effet, jamais deux êtres – l’exception peut-être existe ? – n’ont vu le même paysage, le même pays de la même façon, sous le même jour, sous la même couleur. L’univers se reflète dans le miroir mobile de nos âmes et, avec elles, son image change indéfiniment… Cette idée amènerait à penser que la vraie figure de ce grand Univers est à jamais insaisissable et inconnue… Cette figure absolue serait en effet la face de Dieu…

… Le 3 juillet au matin, repris le chemin de Bou-Saada, après une nuit passée dans la grande salle voûtée, dans le silence troublé par le fracas du vent et du tonnerre. Rentré à cheval en ville, visite au capitaine. À midi, parti par la voiture d’Aumale, horrible guimbarde bondée de Juifs.

D’abord, la route est sablonneuse, drinn et jujubiers répandus dans la vaste plaine où de basses dunes courent au pied des collines, tout cela a des airs tout à fait sahariens. Les premiers arrêts aussi, bordjs abandonnés, croulants, maisonnettes de toub et palmiers, donnent l’illusion d’un retour dans le Sud.

Puis, à partir de Sidi-Aïssa, la route devient carrossable, le paysage devient montagneux et plus sévère. Passé la nuit à chercher une position à peu près supportable, en vain, d’ailleurs.

Aumale, ville de l’intérieur, verdoyante. Grandes casernes presque inhabitées. Repartis à 10 h. 1/2 dans une bonne voiture. Route dans des régions fertiles. Repris le chemin de fer à Bordj Bouïra, rentré à Alger le 4 juillet à 7 h. 1/2 soir. Le 5, passé la journée en courses. Le 6, à 7 h. moins 1/4 du matin, pris le train d’Orléansville. Repris la voiture à 2 heures soir. Arrivé à Ténès à la nuit.

 

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Orléansville, le 17 juillet 1902, 9 h. 1/4 soir.

Me revoilà en route… pour l’ennuyeuse Alger. Heureusement que ce n’est que pour quelques jours, pour les affaires de zaouïya et pour celles de Mme Ben Aben. Après, je retournerai à Ténès, [en arabe] s’il plaît à Allah ! pour longtemps, car la nomination de Slimène serait le mieux qui puisse nous arriver.

 

J’ai quitté Ténès par la voiture à 6 heures du matin, par un beau temps clair. J’étais lasse et endormie. Arrivée aux Trois Palmiers, j’ai trouvé le garde-champêtre et un bon cheval. Monté chez le caïd Ahmed. La maison dominant le douar de Bagh-doura est située sur une haute colline, et la vue est très belle : les coteaux arides du pays africain se succèdent avec leur coloration variée en des lointains très lumineux et très purs. Reparti à cheval. Arrivé vers 6 heures à Orléansville qui est décidément l’une des plus jolies villes de l’intérieur, surtout comme situation. Du côté du nord, elle domine le Chéliff de très haut et de luxuriants jardins l’entourent.

Une fièvre violente s’est emparée de moi depuis mon arrivée et j’ai eu quelques instants de quasi-inconscience… J’ai de la peine à écrire. Pourvu que je ne tombe pas malade à Alger, loin de mon pauvre Zuizou chéri !…

Cette arrivée à Orléansville et ma disposition (présente) d’esprit me rappellent les souvenirs d’autres arrivées, jadis, en d’autres endroits, et je ressens les impressions ambiantes à la façon de jadis, ce qui est très consolant…

 

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Douar Maïn (Ténès), la 25 août au soir.

 

Je suis assise sur une colline aride, en face de la vallée et du chaos des coteaux et des montagnes noyées de brume d’un gris de lin. Les hautes montagnes qui ferment l’horizon se détachent en gris sur le rouge orangé du couchant. Grand calme sur le pays bédouin que les quelques sons diffus du douar disséminé dans la montagne ne troublent pas : aboiements de chiens, cris d’hommes qui sont venus se plaindre. À droite, au-delà des gorges, une échappée de mer, imprécise, que l’on devine au vide de l’horizon. À gauche, au sommet d’une colline pointue, dans un épais fourré de lentisques, quelques pierres noirâtres, cachées, qui sont un lieu de pèlerinage : c’est le tombeau d’un marabout. La nuit tombe et les bruits se taisent…

 

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Ténès, jeudi 18 septembre 1902, 9 heures matin.

 

L’automne vient. Un grand vent s’est mis à souffler souvent, et le ciel se couvre de nuages gris. Il pleut aussi parfois. Le vent gémit, comme jadis la bise, là-bas. Notre vie continue monotone, et serait supportable sans l’éternelle question d’argent. Cependant, ici, il y a au moins la sécurité du strict nécessaire.

Si ce n’était la rancœur du milieu qu’il faut côtoyer et les intrigues petites et vulgaires, nous serions, relativement aux deux dernières années, assez heureux. Ce qui empoisonne Ténès, c’est le troupeau des femelles, névrosées, orgiaques, vides de sens et mauvaises. Naturellement, ici comme partout ailleurs, la haine du vulgaire me prend pour cible. En elle-même, toute cette boue m’est indifférente, mais elle m’ennuie, quand elle tend à se rapprocher, à monter jusqu’à moi. Il y a d’ailleurs la ressource précieuse du départ, de l’isolement sur les grandes routes dans les tribus, dans la grande paix des horizons d’azur ou d’or pâle.

Ici, j’ai fait beaucoup de courses, aux Maïn, aux Baghdoura, à Tarzout, au cap Kalax, aux M’gueu… Autant d’échappées sur la campagne, sur le repos du pays bédouin, très vaste encore.

Au moral, ces derniers jours sont gris, et, chose étrange, comme presque toujours maintenant, Ouïha partage mon état d’esprit. Sa santé m’inquiète. Enfin, peut-être qu’avec un traitement régulier, il guérira définitivement. S’il pouvait être nommé caïd et si nous nous en allions dans un douar, loin de la stupidité de Ténès, au grand air pur de la montagne, avec beaucoup de repos et de bien-être, il serait certainement heureux. Au point de vue littéraire, ces derniers jours sont perdus. Je suis tombée dans une sorte de marasme qui ne me permettait aucun effort. Aujourd’hui, cela commence à mieux aller, mais, ce soir, je partirai sans doute pour le grand taam annuel de Sidi Merouan. Je pourrai faire au compte-rendu de la fête, le sujet de mon prochain article pour les ingrates Nouvelles. Le site et le sujet se prêtent à ce travail. Impressions d’automne mélancoliques. Ces jours derniers, ma santé qui s’était si bien remise, fléchit de nouveau. Est-ce le physique qui a influencé le moral, ou vice versa ?

 

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Main, le 21 septembre 1902, 10 heures soir.

 

De nouveau, l’incommensurable stupidité de l’administra­tion algérienne s’en prend à moi : le commissaire a reçu une lettre d’Alger. Que pourraient-ils faire de plus que ce qu’ils ont fait déjà ? Dans tous les cas, les petites gens de Ténès ont fait un rapport, [en arabe] Maudits par leur père : le chien !

Je suis ici, dans une petite chambre propre. Il n’y a qu’un inconvénient : derrière la fenêtre, un bouc ne cesse de crier et de sauter avec des chèvres. Peut-être s’endormira-t-il enfin…

J’ai fait la route seule, avec un ciel clair et un grand vent. Elle est longue, cette route des Maïn, avec de grands horizons bleus, et pas monotones, à travers les montagnes et les oueds.

… De Sidi Merouan, j’ai rapporté un souvenir d’entre les bons.

Chose étrange et en contradiction, apparente au moins, avec tout leur caractère : les indigènes instruits prennent facilement une femme comme moi pour confidente et parlent avec elle comme certainement ils ne parlent à aucun homme : témoin notre entretien, à Si Elbedrani et à moi, la nuit du taou sur le bord du chemin, dans la clarté bleue d’avant l’aube…

 

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Maïn le 22, à 2 heures soir.

 

Je suis seule, dans la petite chambre ; comme toujours subitement, sans cause appréciable, le lourd ennui de ces jours derniers s’est envolé et a fait place à la mélancolie féconde et bienfaisante.

Je viens de relire ces journaliers de jadis. Certes, la vie présente, c’est le bonheur en comparaison de celle des années écoulées, même de Genève. Comparer ces jours avec ceux de Marseille !

Un grand silence, que l’on sent éternel, règne ici. Je voudrais venir y vivre (ou dans un endroit semblable), pendant des mois, et ne plus rien voir de la laide humanité européenne, que je hais de plus en plus, que je méprise surtout.

À Ténès, il n’y a que l’ami Arnaud[4] avec lequel j’éprouve du plaisir à causer. Lui aussi, d’ailleurs, est honni de la bande de Philistins prétentieux qui s’imaginent être quelqu’un parce qu’ils portent un pantalon étriqué, un ridicule chapeau, voire un képi galonné !

Malgré tous leurs défauts et toute l’obscurité où ils vivent, les plus infimes bédouins sont bien supérieurs et surtout bien plus supportables que les imbéciles européens qui empoisonnent le pays de leur présence.

Où les fuir, où aller vivre, loin de ces êtres malfaisants, indiscrets et arrogants, s’imaginant qu’ils ont le droit de tout niveler, de tout rendre semblable à leur vilaine effigie ?

Je vais écrire à Chalit, à Naplouse, et étudier la question d’une transplantation là-bas, en Palestine, le jour – proche sans doute, – où je toucherai l’argent de [en russe] L’Esprit blanc.

Fuir l’Europe, même transplantée et aller, dans un pays arabe, semblable sans doute à celui que j’aime, revivre une autre vie… Peut-être cela se fera-t-il encore ! [en arabe] Dieu connaît les choses cachées et la sincérité des témoignages.

 

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Ténès, le 26 septembre 1902, 9 heures soir.

 

L’année touche à sa fin, et ce registre aussi. Où serons-nous, dans un an, à pareille époque, au moment des premières pluies, quand la campagne revêtira son voile de pâle tristesse, pour l’assoupissement de l’automne, et quand les asphodèles blanches refleuriront, le long des chemins tortueux ? Pas à Ténès, probablement. Il nous semble peu durable ce séjour ici, à tous les deux. Comment se fixera définitivement notre destinée et se fixera-t-elle jamais !

El Oued est le seul pays où j’accepterais de vivre indéfiniment, toujours…

Il pleut et il fait froid. La santé d’Ouïha m’inquiète par ce temps défavorable…

Le voyage de Bou-Saada se rapproche… Encore un retour vers le Sud, vers les dattiers et le sable, vers les horizons gris.

 

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Alger, le mercredi 13 octobre 1902, 5 h. soir.

 

Voici dix jours que je suis ici, loin de la paisible demeure de Ténès, loin du doux petit compagnon de ma vie… Je suis triste, de la féconde tristesse qui donne naissance à la pensée… Et, chose étrange, je commence à mieux voir ce pays, à en goûter la splendeur particulière.

Le grand golfe s’étend, uni comme un miroir, d’un bleu un peu gris. Là-bas, l’autre rive est violette avec ses maisons roses… Une grande paix règne ici, sur la colline de Mustapha.

Hier, la nuit de lune était d’une splendeur unique. La clarté bleue semblait venir d’en bas, comme une aube qui fût montée de dessous la mer transparente, de dessous la campagne obscure où seules les blanches villas bleuissaient… Grande tristesse, hier soir… Aujourd’hui, tristesse calme. Je traverse de nouveau une période d’incubation qui fut très douloureuse aux débuts, aggravée par la maladie… À présent, l’éclosion est bien proche. Heureusement, je puis écrire.

Peut-être cet hiver me faudra-t-il aller en France, pour cette très importante question de reportage pour les insurgés de Margueritte. Oh ! si seulement je pouvais dire tout ce que je sais, tout ce que je pense là-dessus, toute la vérité ! Quelle bonne œuvre qui, continuée, deviendrait féconde et qui, en même temps, me ferait un nom ! En ceci, Brieux avait raison : commencer ma carrière en me posant carrément en défenseur de mes frères, les musulmans d’Algérie.

Quand retournerai-je là-bas ? Je ne le sais. Il me faut au moins encore huit jours de présence ici. Puis, là-bas, beaucoup de travail. Il faudra faire la brochure, faire probablement un article par semaine pour La Dépêche, préparer peu à peu un volume de nouvelles pour le jour où, après le procès de Margueritte, mon nom sera un peu connu à Paris. Comme cela, cet hiver, j’aurai fait un grand pas vers le salut et la paix, pour que nous puissions, mon Ouïha et moi, continuer plus tranquillement notre rêve paisible jusqu’à l’heure prédestinée.

Ah, Maman ! ah, Vava ! Voyez votre enfant, l’unique, le seul qui vous ait suivis et qui, au moins après la tombe, vous honore ! Je ne vous oublie pas. Si votre pensée n’est pas, comme jadis, constamment présente à mon esprit, c’est que la lutte est dure et rude, que j’ai trop souffert. Mais votre cher souvenir ne me quittera jamais. Aux pires heures de détresse, n’est-ce pas vous que j’ai invoqués ?

 

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Alger, jeudi 30 octobre 1902.

 

Encore, la maladie est venue me torturer et me troubler… Mais cela sera tout à fait passé, après-demain, quand je partirai pour Ténès… Enfin…

Après de longs jours d’affreuse tempête, de pluie et de vent, pendant lesquels Ouïha était ici, le soleil a fait sa réapparition et un temps de printemps sourit sur la campagne ranimée… Cette Algérie d’Alger en automne a sa douceur, langoureuse, mélancolique, aimable. Là-bas, dans les montagnes du pays Chelha, cela doit être presque l’hiver déjà… Paysages plus austères et plus tourmentés, gens plus simples, vie retirée et silencieuse, loin des tracas d’ici… Je commence à regretter tout cela, et surtout la bonne jument Ziza et les longues courses solitaires.

Pourvu que nous puissions nous tirer des dettes que nous avons contractées pour cet hiver, et tout ira bien ! Beaucoup de travail occupera la monotonie des heures de cet hiver…

Mais il ne nous reste qu’à louer Dieu et Djilani de l’amélioration absolue de notre situation comparativement à l’hiver dernier et à ce printemps 1902, ici à Alger.

Le Ramadane aux doux souvenirs mélancoliques d’El Oued viendra bientôt… Il faut rentrer dans la farika par le Dikr et la prière. Admirable hygiène morale et intellectuelle !…

Le 23 novembre 1902, 3 heures soir.

 

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Ténès, le 1er décembre 1902, lundi 10 heures soir.

 

Vendredi matin par un beau temps clair et limpide, je suis partie pour le douar des Herenfa, tout là-bas, à la limite du département d’Oran. Jusqu’au pittoresque marché de Bou-Zraya, eu pour compagnon Elhadj Lakhda ben Ziou, individu sombre et fort peu intéressant. La route de Trois-Palmiers à Fromentin passe au-dessous des hauteurs de Baghdoura. Elle est ravinée et traverse des oueds torrentueux. Les ponts mal bâtis s’écroulent et, bientôt, il n’y a plus qu’un sentier arabe. À un certain point, il passe au pied d’une colline surmontée d’une falaise à pic, en forme d’angle aigu. Le sol de la falaise est d’un brun rouge de très belle teinte chaude et tout ce site a une grande allure. Fromentin apparaît un moment au loin entre deux montagnes ou plutôt deux hautes collines. C’est un village planté d’eucalyptus et de construction récente, sans caractère, comme tous ces villages construits sur les terrains pris aux pauvres fellahs qui y travaillent maintenant aux conditions draconiennes du khammesat français. Le paysan se plaint, mais supporte son sort très patiemment. Jusqu’à quand ?

Nous obliquons à droite. Le caïd des Beni-Merzoug habite des gourbis sur une côte basse dominée par la colline d’aspect saharien appelée Mekabrat el Mrabtine, du nom de la fraction des Mrabtine, dont les femmes sont presque toutes prostituées et sur lesquelles on raconte d’étranges histoires d’ensorcel­lement. Deux koubbas blanches, le corps du bâtiment oblong, très bas, surmonté d’une haute coupole ovoïde. L’une des koubbas, celle du sommet de la colline, est neuve. L’autre, située plus bas, tombe en ruines. Les tombeaux, amas de pierres ou poteaux se pressent alentour, dévalant vers les champs des colons.

N’ayant pas trouvé le caïd, nous revenons son fils et moi, à Fromentin, où l’on ne me trouve d’autre guide qu’un idiot nommé Djellouli Bou Khalem. Nous partons et commençons à errer inutilement. Il ne connaît pas la route. Nous descendons, par un chemin très accidenté, vers un vieux grand bordj en ruines, solitaire, que le caïd va réaménager. Plus loin, c’est une vallée où se trouve la mechta du garde-champêtre des Beni-Merzoug, étrange figure d’oiseau de nuit. Puis, interminablement, nous suivons l’oued Merzoug. Le soleil se couche quand nous arrivons aux Herenfa. L’oued est large et pierreux, au fond d’une vallée fermée par des collines glaiseuses, jaunâtres. Quelques bordjs sont disséminés dans le pays accidenté, comme est toute cette région de Ténès. Les gourbis du caïd sont à gauche, sur le bord d’un affluent de l’oued. À l’horizon se dresse, au-dessus de la grande plaine unie, d’aspect marin, du Chelif, le grand massif bleu pâle de l’Ouarsenis, le pic et son singulier contrefort en forme de terrasse allongée. Au-dessous des gourbis, les tas de pierres du cimetière, puis les méandres de l’oued pierreux. Le lendemain après-midi, nous sommes allés à la fraction des Ouled-Belkassem à une heure un quart de route. Cette fraction, un bordj mineux et une mechta entourée d’une haie d’épines, est dans un site splendide. Toute la plaine du Chelif et de l’oued Sly s’étend, dominée par l’Ouarsenis royal. Vers la gauche, Orléansville apparaît comme une oasis de verdure noire. Vers la droite, les premières plaines de l’Oranie s’étendent à perte de vue. Plus près, les collines argileuses des Herenfa et, à gauche, celles, boisées et plus sauvages, des Ouled-Abdallah. Ce qui nous amène est triste, et, sauf l’admirable panorama qui s’ouvre de là-haut, j’ai rapporté de cette partie de mon petit voyage une impression sinistre : nous sommes allés là-bas pour voir une petite fille brûlée vive dans des circonstances singulières et dont personne ne connaîtra jamais le secret.

Une grande paix règne sur ce pays éloigné, perdu, loin de tout contact européen. Coin de repos, encore, où l’on peut fuir l’envahissante laideur bête de la civilisation… Station à la tombée de la nuit dans le bordj d’un cheikh de fraction Djilali-Mokhtari ; salle en plâtre ressemblant, sauf le plafond en poutres non équarries, aux demeures du Souf.

Dimanche matin, vers 7 heures, départ par une autre route au sommet des collines. À certains endroits, avant d’arriver à la borne-frontière des Beni-Merzoug, le sol est de sable fin, jaunâtre comme celui de Bou-Saada et planté de buissons d’ar’ar sur des monticules, comme toutes les végétations des terrains sablonneux, délavés par les pluies. Le ciel se couvre, et, quand nous arrivons aux Beni-Merzoug, il pleut à verse, avec le grand vent d’ouest glacé qui ébranlait notre gourbi, la nuit précédente. J’arrive gelée dans le gourbi de la Djemaa où on inscrit les emprunteurs de la Société de Prévoyance. Le gourbi coule. On m’apporte un Kenoun. Déjeuner dans un coin de l’écurie à côté d’un grand feu clair. Repartie seule, par une pluie torrentielle. De 11 à 6 heures du soir, trotté sous la pluie et le vent. Comme elle est triste, cette longue route déserte de Fromentin à Cavaignac, sous le ciel noir, elle semblait lugubre, serpentant indéfiniment très haut, au sommet des collines…

Rapporté de cette longue course de bons souvenirs. Une fois de plus tout à coup, j’ai eu une inspiration que je crois heureuse. Je cheminais lentement sous le soleil, sur la route de Baghdoura à Fromentin, et je déjeunais d’une délicieuse galette du marché, sentant la fumée, et de figues sèches que m’avait données mon compagnon d’occasion dont j’ignore jusqu’au nom : écrire un roman, le roman original et mélancolique d’un homme – mon propre type – vivant de la vie de Voudell, mais musulman et semant partout la graine féconde du bien. L’affabulation serait à trouver, simple et forte…

Aujourd’hui a commencé le Ramadane, cette période de l’année si spéciale, si emplie de sensations étranges et, pour moi, de souvenirs chers et mélancoliques. C’est le troisième depuis le jour où nos deux destinées, à Ouïha et à moi, se sont unies… Et nous sommes plus heureux d’être ensemble et de nous aimer. Ces trois années de souffrances accumulées ou lentes, brutales ou lancinantes nous ont rapprochés plus que n’eussent pu le faire dix années de prospérité. Pour le moment, notre vie est calme et sans inquiétude immédiate, [en arabe] « Louange à Dieu qui nous a délivrés ! »

 

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Le 11 décembre, 7 h. 1/4 soir.

Départ avec Mohammed ben Ali.

 

« Autre chose est de savoir que quelque part, très loin, certains hommes s’occupent à en torturer d’autres, à leur infliger toutes les variétés de la souffrance et de l’humiliation, et autre chose est d’assister, durant trois mois à cette torture, de voir journellement infliger ces souffrances et ces humiliations » (Tolstoï, Résurrection).

 

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Alger, le 25 décembre 1902, midi 1/2.

 

Le passé et les anniversaires de Noël sont bien loin… Tout cela ne fera peut-être bientôt plus vibrer mon cœur. La nostalgie du passé, maintenant, ne remonte plus chez moi au-delà du Souf. Dans le passé plus récent, le souvenir le plus singulièrement, le plus mystérieusement mélancolique est celui de cette course au Dahra, la première nuit surtout, dans le silence troublé à de longs intervalles par les cris des chacals dans la montagne.

Ici, ma disposition d’esprit est plutôt grise et cette fin de Ramadane qui eût été, sans le Mektoub toujours fantasque envers moi, très douce là-bas, à Ténès d’où j’ai fui, se meurt en une tristesse profonde, presque sans charme.

La chose la plus difficile, la seule difficile peut-être, est de s’affranchir et encore bien plus de vivre libre. L’homme tant soit peu libre est l’ennemi de la foule qui le persécute systématiquement, le traque dans tous ses refuges. Je ressens une croissante irritation contre la vie et les hommes qui ne veulent pas laisser les exceptions subsister et qui acceptent l’esclavage pour l’imposer aux autres. Où est la Thébaïde lointaine où l’imbécillité des gens ne me retrouverait plus et où, aussi, mes sens ne me troubleraient plus ?

 

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Le même jour, 11 heures soir.

 

De plus en plus mon ennui et mon mécontentement des choses et des gens augmentent… mécontentement de moi-même aussi, car je n’ai pu trouver un modus vivendi et je crains fort qu’avec ma nature il n’y en ait point de possible.

Il n’y a qu’une chose qui puisse m’aider à passer les quelques années de vie terrestre qui me sont destinées : c’est le travail littéraire, cette vie factice qui a son charme et qui a cet énorme avantage de laisser presque entièrement le champ libre à notre volonté, de nous permettre de nous extérioriser sans souffrir des contacts douloureux de l’extérieur. C’est une chose précieuse, quels qu’en soient les résultats au point de vue carrière ou profit, et j’espère qu’avec le temps, acquérant de plus en plus la conviction sincère que la vie réelle est hostile et inextricable, je saurai me résigner à vivre de cette vie-là, si douce et si paisible. Certes, je ferai encore beaucoup d’incursions dans le morne domaine de la réalité… mais je sais d’avance que je n’y rencontrerai jamais la satisfaction cherchée.

Actuellement, j’irai probablement, les cinq jours du Ramadane passés, à Médéah et à Bou-Saada. Ce sera un voyage, une diversion dans la monotonie ambiante. Puis, j’irai jusqu’à Biskra où je retournerai, à la dernière séguia de l’oasis, jeter un coup d’œil nostalgique sur la route du Souf et de l’oued Rir’ hallucinant, sur la route du passé… révolu et bien fini, hélas, à tout jamais !

De nouveau mon âme traverse une période de transition, d’incubation. De nouveau, elle est en train de se modifier et, probablement, de s’assombrir encore et de s’attrister… Si cette progression dans le noir continue, à quel résultat effrayant dois-je arriver un jour ?

Il y a cependant, je crois, un remède, [en arabe] mais celui-là revient à la religion de l’Islam, en toute humilité et en toute sincérité.

Là je trouverai l’apaisement final et la joie du cœur. L’atmosphère trouble et mixte, pour ainsi dire, où je vis, ne me vaut rien. Mon âme s’y étiole et s’y replie sur elle-même pour de navrantes constatations.

… Le jeudi, soir 11 décembre comme il avait été décidé, je suis partie au clair de la lune de Ramadane, pour ce voyage au Dahra.

J’y allais par acquit de conscience, avec la conviction de n’aboutir à rien, car le don de prescience s’affirme de plus en plus en moi…, don qui serait précieux s’il nous était donné de changer quelque chose au cours inéluctable des choses… mais, hélas, ce don-là est douloureux car inutile, puisqu’il ne permet pas de modifier quoi que ce soit aux circonstances, mais seulement de savoir d’avance l’inutilité désespérante de telle ou telle tentative que ma raison m’oblige quand même à faire.

… La soirée était claire et fraîche. Un grand silence régnait dans la ville déserte et nous filâmes comme des ombres, le cavalier Mohammed et moi. Cet homme, si bédouin et si proche de la nature, est mon compagnon de prédilection, parce qu’il cadre bien avec le paysage, avec les gens… et avec mon état d’esprit. De plus, il a, inconsciemment, la même préoccupation que moi des choses obscures et troubles des sens. Il veut ce que je comprends et il le sent certes plus intensément que moi, justement parce qu’il ne le comprend pas et ne cherche pas à le comprendre. À Montenotte et Cavaignac, stations au café maure. Au-delà de Cavaignac, nous quittons la route carrossable et nous nous engageons dans le dédale enchevêtré de cet inextricable pays de Ténès. Nous traversons des oueds, nous grimpons des côtes, nous dévalons dans des ravins, nous côtoyons des cimetières…

Puis, dans un désert de diss et de doum, au-dessus d’un bas-fond sinistre d’aspect saharien où les buissons sont haut perchés sur des tertres, nous mettons pied à terre et nous mangeons… pour manger et nous reposer. À chaque bruit, nous nous retournons dans l’insécurité du lieu. Puis, j’aperçois une silhouette vague, blanche contre l’un des buissons, dans le bas-fond. Les chevaux s’agitent et ronflent… qui est-ce ? Il disparaît, et quand nous passons par là, les chevaux manifestent de l’inquiétude.

Puis, la route suit une vallée étroite, coupée d’oueds nombreux. Les chacals hurlent très près. Plus loin, nous grimpons, suivant le flanc de la montagne qui sépare cette région de la mer et nous arrivons à la mechta de Kaddour-bel-Korchi, le caïd des Talassa.

Le caïd n’y est pas et il nous faut aller plus loin, par des sentiers affreux. Nous trouvons, au commencement de la terre de Baach, le caïd dans la mechta d’un certain Abd-el-Kader ben Aïssa, avenant et hospitalier. Nous prenons là notre second repas et, quand la lune est couchée, nous repartons pour Baach, par des chemins bordés de fondrières, boueux et pleins de pierres roulantes… À l’aube, le bordj de Baach, le plus beau de la région, nous apparaît très haut sur une colline pointue, très semblable à un bordj saharien…

 

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Alger, le 29 décembre 1902, 2 h. 1/2 matin.

 

Quelle étrange impression de rêve – est-il agréable ? je ne saurais le dire ! – me produit cette vie à Alger, vie plutôt nocturne avec la lassitude du Ramadane finissant !

Ce Ramadane ! Les premiers jours là-bas, à Ténès, eurent cette douceur particulière à ce mois en famille. Étrange famille que la nôtre, réunie et composée par le hasard, Slimène et moi, et Bel-Hadj de Bou-Saada et Mohammed, mi-partie du Souf inoublié et de ces poétiques coteaux de Charir qui dominent la baie azurée et la route de Mostaganem…

 

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Le 31 décembre 1902, minuit.

 

Encore une année qui a fui… Une année de moins à vivre… Et j’aime la vie, pour la curiosité de la vivre et d’en suivre le mystérieux.

Où sont les rêves envolés, les rêves azurés de jadis, là-bas, en face du Jura neigeux et des grands bois de chênes ? Où sont les êtres chers qui ne sont plus ? Bien loin, hélas !

Jadis, j’envisageais – depuis très tôt – avec terreur l’échéance de la mort des chers vieux aimés – Maman et Vava… Et cela me semblait impossible qu’ils meurent ! Et maintenant, depuis cinq ans, Maman dort, par un hasard dont ils ont tous deux emporté le secret dans la tombe, parmi des sépultures musulmanes, dans la terre d’Islam… Depuis tantôt quatre ans, Vava et l’inexpliqué Volodia reposent dans la terre d’exil, là-bas, à Vernier… Tandis qu’à Bône, autour de la tombe de Maman, les fleurs de l’hiver algérien s’épanouissent ; là-bas, les deux tombes sont sans doute couvertes de neige…

Et tout est anéanti. La maison fatidique et sans chance passée en d’autres mains… Augustin, rayé de l’horizon de ma vie qu’il occupa pendant tant d’années, disparu sans doute pour jamais… Tout ce qui était alors, fauché, anéanti, aboli à tout jamais… Et moi, depuis quatre ans, j’erre et je souffre seule dans la vie, avec pour seul compagnon de route celui que je suis allée chercher là-bas, dans le Souf immaculé, pour adoucir ma solitude, pour ne plus me quitter [en arabe] s’il plaît à Allah !

Des modifications profondes se sont produites en moi, même ces derniers temps encore, dans ce prestigieux mois de Ramadane qui finissait hier dans le mystère doux, aux mélancoliques impressions de la prière de l’icha de la mosquée Hanéfite…

Tout passe, même ce qui nous semble éternel…

« [en arabe] Tous ceux qui sont sur la terre sont mortels, et seul subsistera le visage de ton Dieu vénérable ! »

Que nous réserve cette année ? Quelles nouvelles espérances et quelles nouvelles désillusions ? Malgré tous les changements, il fait bon avoir à soi un cœur aimant, des bras amis où se reposer des luttes où la menteuse civilisation a ramené le combat de la vie…

Que fait-il et à quoi songe-t-il, là-bas, loin de moi, le compagnon de ma vie ? Là encore, même à cela je dois répondre [en arabe] Dieu sait.

 

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Alger, le dimanche 9 janvier 1902, minuit.

 

Il ferait bon mourir à Alger, là, sur la colline de Mustapha, en face du grand panorama à la fois voluptueux et mélancolique, en face du grand golfe harmonieux à l’éternel bruissement de soupirs, en face des dentelures lointaines des monts de Kabylie… Il ferait bon mourir là, doucement, lentement par un automne ensoleillé, en se regardant mourir, en écoutant des musiques suaves, en respirant des parfums avec lesquels, subtile comme eux, notre âme finirait de s’exhaler, en une volupté lente, infiniment douce de renoncement, sans affres ni regrets.

Après plusieurs jours de morne tristesse, de sombre angoisse, je renais à la vie. Tout dans ma vie présente est provisoire et incertain… Tout est vague et, chose étrange, cela ne me fait plus souffrir.

Qui sait combien durera cette vie à Alger, qui sait à quoi elle aboutira ? Qui sait où je serai demain ? Peut-être irai-je dans très peu de jours à Médéah et à Bou-Saada. Encore un retour vers le Sud, vers le sable, vers la terre bénie où le soleil de feu promène sur la terre stérile l’ombre bleue des palmiers. Puis, sans doute, je reviendrai ici, pour plus de travail et de lutte, – cette dernière, composée de bien petites phases, m’ennuie.

Après, et ce sera presque le printemps, je retournerai là-bas, à Ténès. Ce que je voudrais, dans les conjonctures présentes, ce serait vivre là-bas, à Ténès, d’une vie libre et paisible, chevaucher en poursuivant mon rêve de tribu en tribu.

 

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Bou-Saada, 28 janvier 1902, mercredi 12 h. 1/2 soir.

 

Quitté Alger lundi 26 à 6 heures par un temps clair. Pluie depuis Bouïra jusqu’à Beni-Mansour. À Beni-Mansour, monté dans le train des Ziar se rendant à Mansoura (M’sila). Arrivé à Bordj-bou-Arréridj vers 3 heures. Été chez Si Brahim Soufi, puis chez l’administrateur. Parti à 5 heures par le courrier de M’sila. Dormi en route. Arrivé vers 3 heures matin. Passé le reste de la nuit au café dans la chambre des habous. Parti de M’sila le 27 à 8 h. 1/2 matin, à cheval avec Si Sakhdar Kadri. Arrêt à Chellal vers 11 heures. À Banjou vers 2 heures. À Bir-Graad vers 3 heures. Arrivée à Bou-Saada à 7 h. 1/2 soir, descendu au bain maure. Ce second retour vers le Sud est donc réalisé. Plus que jamais, je ressens vivement ici peser cette étrange lourdeur mystérieuse, vaguement menaçante, qui accable tous les territoires de commandement ; c’est quelque chose d’indéfinissable, mais de sensible pour celui qui connaît les dessous… Il y a tant d’équivoques, de sous-entendus, de mystères…

Malgré la fatigue du voyage, le manque de sommeil et de nourriture, je garde du voyage, depuis Beni-Mansour, une bonne impression. Les Ziar, braves gens simples, chantaient les medha de leur saint aux sons alternés de la gasba, de la zorna et du bendar. Le train s’en allait ainsi, dans la gaîté du soleil retrouvé…

Je n’ai pu voir M’sila comme il faudrait… Mais la route, la belle route déserte, m’a fait revivre les jours envolés de jadis, la joie de retrouver l’horizon vide et calme de la grande plaine. L’illusion serait complète dans le Hodna, s’il n’y avait la ceinture de montagnes qui ferme la plaine. Cependant vers l’est, les contreforts de la chaîne désertique se reflètent dans le chott inondé et, à gauche de la dune, une porte s’ouvre, vaste, large, sur l’infini trouble de l’eau et du ciel.

Chellal, triste hameau en toub, misérables masures dans un bas-fond inondé, où règne une âcre senteur iodée et salpêtrée.

La population indigène est composée de Ouled-Madhi et de Hachem, peu sympathiques. Le maghreb a été superbe, avec les montagnes se profilant en noir bleuâtre sur le rouge doré du ciel. Ces montagnes de Bou-Saada sont bien étranges, avec leur contours géométriques et leurs terrasses inclinées.

Aujourd’hui, après les courses du matin au bureau arabe, été vers 1 heure me promener dans la dechra, la ville arabe et dans l’oued où les lavandières arabes jettent des taches bleues ou surtout rouges d’une vivacité de tons chauds inouïe. Sur les collines environnantes, rien n’a reverdi. Elles sont toujours aussi menaçantes et nues qu’en été.

Cette après-midi, disposition d’esprit toujours grise qui passe à présent. Inaptitude à bien voir.

Demain matin, je vais à El-Hamel. Mon voyage pour Boghari semble décidé. Il s’effectuera par un coin du pays bien ignoré, Had Sahari, dont le nom me plaît et qui est bien perdu, en plein pays arabe. Demain soir, à El-Hamel, reposée, je noterai mieux que ce soir mes remarques. La fatigue physique et le manque de nourriture jusqu’à ce soir m’ont beaucoup épuisée. La trotte d’El-Hamel me préparera au long voyage de Sahari et de Boghar…

Il paraît qu’on ne me persécute plus : on dit ne pas avoir été prévenu de mon arrivée et on s’est montré fort aimable, même le commandant… Gens d’ombre et de mystère !

Le désordre le plus complet semble régner à El-Hamel, et tout va à la dérive.

 

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El-Hamel, le jeudi 29 janvier 1903, vers 4 h. soir.

 

Provenance de Sidi Mohammed Belkassem : dans les temps anciens des Chorfa, des Ouled Sid Ali, fraction des Ouled Bou-Zid, du Djebel Amour, revenant de la Mecque, au nombre de trois frères, passèrent dans cette région. L’un continua sa route vers l’ouest, tandis que les deux autres s’établirent sur le flanc de la montagne et fondèrent El-Hamel.

Par un temps clair et lumineux, parti vers 2 heures pour El-Hamel. L’ennui des jours passés s’est un peu dissipé, presque entièrement. Sans doute au retour, je verrai mieux Bou-Saada.

Chose étrange, et que j’ai remarquée depuis longtemps, je ne puis bien voir un pays dès les premiers jours de mon arrivée. J’éprouve toujours une sorte de malaise vague et d’ennui.

Cependant, aux premiers jours de ma vie errante, il n’en était point tout à fait ainsi. Cela va en s’accentuant, ce qui est étrange, puisque ma vie se fait de plus en plus nomade, relativement, et l’habitude devrait venir.

La route, sortant de Bou-Saada, s’engage dans les terrains pierreux et stériles, où ne poussent que l’ar’ar désertique et les buissons rampants, épineux, gris, que seuls les chameaux broutent. Les collines d’un gris ocreux sont ravinées, stratifiées parfois de haut en bas de rayures blanches. Le tableau est âpre et pauvre. Sur la route, au-delà du jardin appartenant au Bureau arabe, et gardé par un Arabe logeant dans un bordj en toub délabré, s’échelonnent les deux stations de tolba. L’une est un bordj solitaire, perché sur une colline qui domine la route. L’autre, en contre-bas de celle-ci, est une agglomération de quelques petits bordjs en toub sur une aire battue dominant l’oued et un jardin de dattiers dans une échancrure du lit profond. Enfin, à un tournant, El-Hamel apparaît, divisé en deux. Il est bâti sur deux collines. La première, presque conique, supporte le village des Chorfa, d’un grand caractère saharien, tout en toub foncé. Sur l’autre, plus haute, s’élève la zaouïya, qui ressemble à une forteresse avec son revêtement de toub très clair, presque blanc.

 

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Le même jour, 6 heures soir.

 

Un grand silence lourd règne ici, à peine troublé parfois par les bruits du village et de la zaouïya, les aboiements lointains des chiens ou le rauquement sauvage des chameaux.

El-Hamel ! Comme ce nom est bien donné à ce coin de vieil Islam, si perdu dans la montagne nue et sombre, et si voilé de lourd mystère.

À présent que la raison toute matérielle du pesant malaise où j’étais plongée ces jours derniers m’est révélée, cela va mieux, et j’espère beaucoup du retour à Bou-Saada et du lointain voyage à accomplir vers l’ouest.

 

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Le même soir, vers 10 heures.

 

Je suis assise sur mon lit, près de la cheminée de la grande salle voûtée. Avec cette flamme gaie et ce lit à terre, la chambre a pris un air de gaieté et de confortable, qu’elle n’avait pas ce soir.

Pour en finir avec la description du pays, vu de la route, El-Hamel est placé juste au pied d’un haut massif dont le sommet principal est un cône aigu. À gauche, les collines chaotiques, lépreuses, tantôt des dos arrondis, tantôt des pitons isolés, sur les vallées infertiles. Du côté de l’oued, surnommé El-Mogtaa, il y a les vastes jardins des habous et des Chorfa, où les essences à feuilles caduques, actuellement dénudées et d’un violet noirâtre, se marient étrangement aux dattiers toujours verts.

Un dédale de petits murs en briques de toub s’entrecroise dans les jardins plantés au hasard des renflements du terrain accidenté. Sur le bord de la route s’ouvre, au village, quelques boutiques enfumées, des teinturiers, des sekakri. Ici, comme dans tous les Ksar, les maisons très variées de forme, mais de couleur monotone participant du sol lui-même, se chevauchent les unes les autres, formant des angles, des ruelles, des passages étroits ou voûtés. Dans le lit de l’oued, la route passe sous deux basses voûtes creusées dans l’argile rougeâtre et pierreux. Pour y passer à cheval, il faut se courber. À droite, El-Hamel, à gauche, le grand cimetière, vraie vallée de Josaphat aux innombrables pierres dressées, puis, sur la hauteur faisant face à la zaouïya, le bordj également en toub, du caïd El-Haïdech.

… Il y a ici une trentaine de familles des Ouled Mokran qui vivent entièrement aux frais des habous…

L’« hôtel », grand bâtiment carré, a une cour intérieure, profonde et désolée, où s’accumulent des briques et des pierres, et qui dépend de l’étage supérieur divisé en deux pièces, une petite et une grande, entièrement voûtées en plein cintre comme les maisons riches du Souf. Les fenêtres donnent l’une au sud-est, sur les cimetières, les trois autres, à l’est. Il y a trois lits français, une table ovale, des chaises, le tout sur une forte épaisseur de tapis. Avec un peu plus de goût vraiment arabe, ce local aurait grand air. Je voudrais pouvoir l’arranger à ma guise comme il le mérite. À côté, vers l’ouest, les hauts bâtiments de toub qui renferment les appartements de la maraboute. Au nord, la mosquée neuve avec sa grande coupole ronde, entourée d’autres plus petites, et, à l’intérieur, le tombeau de Sidi Mohammed Belkassem.

Rien de plus difficile à définir par un mot juste que la couleur décevante de ces montagnes des environs de Bou-Saada et de la route de Djelfa. C’est un brun lilâtre, avec des rayures et des léprosités d’un gris blanchâtre. Dans le lointain, ces montagnes du premier plan prennent une teinte très transparente, couleur carminée ou lie de vin pâle, tandis que celles de l’arrière chaîne sont d’un bleu intense. Les terrains apparaissent pierreux, ravinés, d’une effrayante stérilité et certes, rien, dans ce décor figé et pauvre, ne saurait faire prévoir l’agglomération si importante d’El-Hamel.

Je vais me coucher et me reposer, car demain il faudra me lever tôt pour voir la maraboute. Je rentrerai sans doute demain soir à Bou-Saada et tâcherai d’y arriver au maghreb. Après, j’aurai huit jours devant moi pour bien voir Bou-Saada et il ne faudra pas les employer en pure perte. Qui sait ? Il semblerait que, dans ma vie, je ne vais que deux fois dans chaque endroit : Tunis, le Sahel, Genève, Paris, le Souf… Qui sait si ce n’est pas mon dernier voyage à Bou-Saada ?

Vendredi en huit, je partirai avec des Arabes pour Had-Sahari. Il me faudra trois jours pour arriver à Boghar, un pour aller à Berronaghia. Peut-être irai-je jusqu’à la zaouïya des Aïssaouas dans les environs de Loverdo : comptons deux jours, et un pour le retour à Alger, cela ferait sept jours et en tout quinze jours pour être de retour à Alger où il me faudra bien rester cinq jours. Cela reporte mon retour à Ténès dans vingt jours, soit au 18 février.

Ainsi ma séparation, de mon pauvre Ouïha chéri aura duré deux longs mois, car j’oubliais la visite probable au cadi de Médéah Abd-el-Moumen.

Les chiens aboient dans le silence au loin et on entend parfois le rauquement d’un chameau très proche…

 

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Bou-Saada, le 31 janvier, samedi, 1 heure soir.

 

Hier, nous sommes rentrés d’El-Hamel vers 3 heures du soir, Ben Ali et moi.

Toutes les fois que je vois Lella Zeyneb, j’éprouve une sorte de rajeunissement, de joie sans cause visible, d’apaisement. Je l’ai vue hier deux fois dans la matinée. Elle a été très bonne et très douce pour moi, et a manifesté sa joie de me revoir.

Visite au tombeau de Sidi Mohammed Belkassem, tout petit et tout simple dans la grande mosquée qui, achevée, sera très belle. Puis, été prier sur la côte en face du tombeau des pèlerins fondateurs d’El-Hamel.

Galopades sur la route, avec Si Bel-Abbès, sous l’œil paterne de Si Ahmed Mokrani. Il y avait des femmes de la maison de tolérance qui rentraient d’El-Hamel. Parées et fardées, assez jolies, elles sont venues fumer une cigarette auprès de nous. Fait la fantasia en leur honneur tout le long de la route. Beaucoup ri…

El-Hamel, vers le sud-est, ferme et commande des gorges longues et larges, très accidentées, au milieu desquelles se dresse un Kef élevé et que ferme à l’horizon une montagne absolument conique, semblable à une guémira. Derrière s’ouvre, mystérieuse et immense, une plaine bleuâtre… Les maisons des Chorfa qui avoisinent la zaouïya ont de hautes murailles revêtues de toub lisse jusqu’à mi-hauteur et dont le reste laisse apparaître le quadrillage des briques de toub. Ces maisons ont l’air de forteresses babyloniennes avec leurs carrés juxtaposés et leurs terrasses plates dominant les cours géométriques. Les amandiers qui dominent dans les jardins ne sont pas encore fleuris.

… La légende des pèlerins d’El-Hamel me fait rêver. C’est certainement l’une des plus bibliques de l’Algérie…

Ce journalier commencé là-bas, sur la terre haïe de l’exil, pendant l’une des périodes les plus noires, les plus douloureusement incertaines et les plus fertiles en souffrances de ma vie, finit aujourd’hui.

Tout – et moi-même – est changé radicalement…

Depuis un an, je suis de nouveau sur la terre bénie de l’Afrique que je voudrais ne plus jamais quitter. Malgré ma pauvreté, j’ai pu encore voyager, voir des régions inconnues de la terre adoptive… Mon Ouïha vit et nous sommes matériellement, relativement heureux…

Ce journalier, commencé il y a de cela une année et demie dans cette Marseille abhorrée, finit aujourd’hui par un temps d’une transparence grise, doux et comme pensif, à Bou-Saada, qui est encore un coin de ce Sud tant regretté là-bas !

Cette petite chambre du bain maure – qui ressemble bien à moi et à mon genre de vie – me devient familière. J’y vivrai encore quelques jours avant de partir, pour ce voyage de Boghar, dans des régions que j’ignore encore : un rectangle mal blanchi à la chaux, une petite fenêtre donnant sur la rue et la montagne, deux nattes par terre, une corde pour suspendre mon linge, un petit matelas déchiré sur lequel je suis assise pour écrire. Dans le coin, des couffins ; en face, la cheminée d’angle ; mes paperasses dispersées… C’est tout. Pour moi, cela me suffit.

De tout ce qui s’est passé durant ces dix-huit mois, il n’y a qu’un bien faible reflet dans ces pages écrites au hasard, aux heures où j’ai eu besoin de formuler… Pour un lecteur étranger, ces pages seraient même incompréhensibles presque toujours. C’est, pour moi, un restant du culte de jadis pour le passé. Peut-être qu’un jour viendra où je cesserai de noter ainsi quelques pensées, quelques impressions, afin de les perpétuer pour un temps. Pour le moment, j’éprouve parfois une grande douceur à relire ces Journaliers des heures révolues.

… Un grand silence, le silence du Sud, règne sur Bou-Saada. Certes, dans cette ville encore si éloignée du mouvement stupide du Tell, on sent bien peser la torpeur caractéristique du Sud. Dieu conserve encore longtemps Bou-Saada intacte !

Je vais commencer un nouveau journalier. Qu’aurai-je à y inscrire et où serai-je le jour encore lointain où, comme aujourd’hui celui-là, je terminerai ce volume encore blanc à cette heure du livre vague de ma vague existence ?

« [en arabe] Dieu connaît les choses cachées et la sincérité des témoignages ! » - FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

NOTES:

[1] Isabelle reprend des souvenirs rétrospectifs. Après son expulsion, Slimène regagne sa garnison où il tombe gravement malade. Sa correspondance avec Isabelle, à ce moment, est celle d’un désespéré. On en trouve ici le contre-coup, car Isabelle n’ignorait pas que son mari était tuberculeux. (Note de l’Édition d’origine.)

[2] Mon frère Yves : « … Je compris ce soir-là qu’il avait beaucoup plus que je ne l’aurais pensé des manières de moi, des idées, des sensations pareilles aux miennes. »

[3] Du 21 au 31 décembre.

[4] Robert Randau, écrivain.

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021