BIBLIOBUS Littérature française

0001° JOURNALIER

 

 

 

Cagliari, le 1er janvier 1900.

 

Je suis seul, assis en face de l’immensité grise de la mer murmurante… Je suis seul… seul comme je l’ai toujours été partout, comme je le serai toujours à travers le grand Univers charmeur et décevant… seul, avec, derrière moi, tout un monde d’espérances déçues, d’illusions mortes et de souvenir de jour en jour plus lointains, devenus presqu’irréels.

Je suis seul, et je rêve…

Et, malgré la tristesse profonde qui envahit mon cœur, ma rêverie n’est point désolée ni désespérée. Après ces derniers mois si tourmentés, si incohérents, je sens mon cœur trempé à jamais et invincible désormais, capable de ne point fléchir, même à travers les pires tempêtes, à travers tous les anéantissements et les deuils. Par l’expérience profonde et subtile de la vie et des cœurs humains que j’ai acquise (au prix de quelles souffrances, mon Dieu !) je prévois bien l’étrange féerie bien triste encore que seront pour moi ces deux mois à passer ici où je suis venu échouer par hasard, en grande partie à cause de ma prodigieuse insouciance de tout au monde, de tout ce qui n’est pas ce monde de pensées, de sensations et de rêves qui représente mon moi réel et qui est hermétiquement clos aux yeux curieux de tous, sans exception aucune.

Pour la galerie, j’arbore le masque d’emprunt du cynique, du débauché et du je m’enfoutiste… Personne jusqu’à ce jour n’a su percer ce masque et apercevoir ma vraie âme, cette âme sensitive et pure qui plane si haut au-dessus des bassesses et des avilissements où il me plaît, par dédain des conventions et, aussi, par un étrange besoin de souffrir, de traîner mon être physique…

Oui, personne n’a su comprendre que dans cette poitrine, que seule la sensualité semble animer, bat un cœur généreux, jadis débordant d’amour et de tendresse, maintenant empli encore d’une infinie pitié pour tout ce qui souffre injustement, pour tout ce qui est faible et opprimé… un cœur fier et inflexible qui s’est volontairement donné tout entier à une cause aimée…, à cette cause islamique pour laquelle je voudrais tant verser un jour ce sang ardent qui bouillonne dans mes veines.

Personne n’a su comprendre tout cela et me traiter en conséquence et, hélas, personne ne le comprendra jamais !

Je resterai donc obstinément le soûlard, le dépravé et le casseur d’assiettes qui soûlait, cet été, sa tête folle et perdue, dans l’immensité enivrante du désert et, cet automne, à travers les oliveraies du Sahel Tunisien.

Qui me rendra les nuits silencieuses, les chevauchées paresseuses à travers les plaines salées de l’Oued Righ’ et les sables blancs de l’Oued Souf… ? Qui me rendra la sensation à la fois triste et heureuse qui envahissait mon cœur d’abandonné dans mes campements chaotiques, parmi mes amis de hasard, les spahis ou les nomades, dont pas un ne soupçonnait cette personnalité haïe et reniée dont le sort m’a affublé pour mon malheur ?

Qui me rendra jamais les chevauchées échevelées à travers les monts et les vaux du Sahel, dans le vent d’automne, chevauchées enivrantes me faisant perdre toute notion de réalité en une superbe ivresse !

En cet instant, comme d’ailleurs à toute heure de ma vie, je n’ai qu’un désir : revêtir le plus vite possible la personnalité aimée qui, en réalité, est la vraie, et retourner là-bas, en Afrique, reprendre cette vie-là… Dormir, dans la fraîcheur et le silence profonds, sous l’écroulement vertigineux des étoiles, avec, pour tout toit, le ciel infini et pour tout lit, la terre tiède…, s’assoupir avec la douce et triste sensation de ma solitude absolue, et la certitude que, nulle part en ce monde, aucun cœur ne bat pour le mien, qu’en aucun point de la terre, aucun être humain ne me pleure ni ne m’attend. Savoir tout cela, être libre et sans entraves, campé dans la vie, ce grand désert où je ne serai jamais qu’un étranger et qu’un intrus… Voilà, en toute son amertume profonde, le seul bonheur que le Mektoub m’accordera jamais, à moi à qui le bonheur réel, celui après quoi toute l’humanité court, haletante, est à jamais refusé…

Loin de moi, les illusions et les regrets !

Quelles illusions garder encore, quand la blanche colombe qui fut toute la douceur et la lumière de ma vie est endormie là-bas, depuis deux années, dans la terre, au tranquille cimetière des Croyants d’Annéba !

… Quand Vava à son tour est retourné à l’originelle poussière et quand de tout ce qui semblait si tenacement durable, rien ne reste plus debout, quand tout s’est écroulé, anéanti, pour le temps et pour l’éternité !… Et quand le sort m’a séparé, étrangement et mystérieusement, du seul être qui se soit vraiment rapproché assez près de ma vraie âme pour en saisir ne fût-ce qu’un pâle reflet – Augustin…

Et quand… Mais non ! laissons s’assoupir pour toujours toutes ces choses récentes.

Désormais, je me laisserai bercer par les flots inconstants de la vie… Je me laisserai griser à toutes les sources d’ivresses, sans me désoler, si elles se tarissent toutes, inexorablement… Finies, les luttes et les victoires, et les défaites d’où je sortais le cœur saignant et blessé… Finies toutes ces folies de prime jeunesse !

Je suis venu ici, pour fuir les décombres d’un long passé de trois années qui vient de s’effondrer, hélas, dans la fange et si bas, si bas… Je suis venu ici aussi par amitié pour l’homme rencontré par hasard que le Destin a mis sur mon chemin au moment précis d’une crise [en arabe] s’il plaît à Dieu, la dernière, – où je n’ai point succombé, mais qui menaçait d’aller fort loin…

Et, chose étrange, de ce que j’ai constaté aujourd’hui et de ce qui m’a causé une tristesse sans bornes, ressort un changement absolu de sentiment pour…

Mon amitié en a été accrue… Tant mieux ! Mais d’illusion, dès le premier jour, dès la première heure, point !

Je vois qu’une fois de plus, je commence à me perdre dans l’indicible, dans ce monde de choses que je ressens et que je comprends si clairement et que je ne sus jamais exprimer.

Cependant, malgré que toute ma vie ne fût qu’un tissu de douleurs et de tristesses, je ne maudirai jamais cette lamentable vie et ce triste univers… où l’Amour côtoie la Mort et où tout est éphémère et transitoire.

Car l’un et l’autre m’ont donné de trop profondes ivresses, de trop douces extases, trop de rêves et de pensées.

Paysans coiffés de longs serre-tête, retombant sur le dos, en veste noire à fripe, plissée par-dessus le pantalon de calicot blanc. Figures barbues et bronzées, yeux enfoncés profondément sous les sourcils épais, physionomies méfiantes et farouches, tenant du grec montagnard et du Kabyle, par un étrange mélange de traits.

Les femmes, beauté arabe, grands yeux très noirs, langoureux et pensifs… Expression résignée et triste de pauvres bêtes craintives.

Mendiants au ton pleurard et obséquieux, assaillant l’étranger, le suivant, le harcelant partout, où il va… Chansons infiniment tristes ou refrains devenant une sorte d’obsession étrangement angoissante, cantilènes rappelant à s’y méprendre ceux de là-bas, de cette Afrique que tout, ici, rappelle à chaque pas et fait regretter, plus intensément.

 

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Cagliari, 18 janvier, jeudi, 5 h. 1/2 soir.

 

Depuis que je suis ici, dans le calme assoupissant de cette vie que le hasard, que plutôt la destinée ont subitement mise sur mon chemin aventureux, chose étrange, les souvenirs de La Villa Neuve hantent de plus en plus ma mémoire… les bons comme les mauvais… Je dis les bons, car il ne faut pas être injuste, à présent que tout cela est bien fini et bien mort, envers la pauvre boîte… Il ne faut pas oublier qu’elle abrita la bonté et la douceur de maman, les bonnes intentions, jamais réalisées, de Vava… et surtout, tout ce monde chaotique de mes rêves à moi. Non, pas de malédiction à cette vie de jadis. Quelles heures bénies n’y ai-je pas connues, malgré tout, malgré la captivité et les ennuis, et les injustices ! Depuis que j’ai quitté pour toujours cette maison où tout s’est éteint, où tout était mort avant de tomber définitivement en ruines, ma vie n’est plus qu’un rêve, rapide, fulgurant, à travers des pays disparates, sous différents noms, sous différents aspects.

Et je sais bien que cet hiver plus calme que je passe ici n’est qu’un arrêt dans cette existence-là, qui doit rester la mienne jusqu’au bout.

Après, dans peu de jours, la vraie vie, errante et incohérente, reprendra. Où ? Comment ? Dieu le sait ! Je ne puis même plus oser faire des suppositions et des hypothèses là-dessus après que, au moment où je prenais la résolution de rester encore des mois et des mois à Paris, je me suis trouvée à Cagliari, dans ce coin perdu du monde, auquel je n’ai jamais pensé, pas plus qu’à n’importe quel autre recueilli par mon œil distrait sur la carte du monde habité.

Après cela, finies les suppositions et les hypothèses.

Il y a cependant une chose qui me réjouit : à mesure que je m’éloigne des limbes du passé, mon caractère se forme et s’affirme justement tel que je le souhaitais. Ce qui se développe en moi, c’est l’énergie la plus opiniâtre, la plus invincible et la droiture du cœur, deux qualités que j’estime plus que toute autre, et, hélas, si rares chez une femme.

Avec cela, et quatre mois de vie au désert fort probable pour ce printemps, je suis sûre de devenir quelqu’un… et, par là même, d’atteindre tôt ou tard le but sacré de ma vie : la vengeance ! Vava me recommandait toujours de ne pas oublier la tâche que maman nous a léguée, à lui, à Augustin et à moi… Vava est mort ; Augustin n’est point né pour cela, et il s’est engagé à jamais dans les sentiers battus de la vie… Il ne reste plus que moi.

Heureusement que toute ma vie passée, toute mon adolescence ont contribué à me faire comprendre que le tranquille bonheur n’est point fait pour moi, que, solitaire parmi les hommes, je suis destinée à une lutte acharnée contre eux, que je suis, si l’on veut, le bouc émissaire de toute l’iniquité et de toutes les infortunes qui ont précipité à leur perte ces trois êtres : Maman, Wladimir et Vava.

Et, maintenant, je suis entrée dans mon rôle. Je l’aime plus que tout bonheur égoïste, je lui sacrifierai tout ce qui m’est cher. Ce but-là sera toujours mon point de direction à travers la vie.

J’ai renoncé à avoir un coin à moi, en ce monde, un home, un foyer, la paix, la fortune. J’ai revêtu la livrée, parfois bien lourde, du vagabond et du sans-patrie. J’ai renoncé au bonheur de rentrer chez soi, de trouver des êtres chers, le repos et la sécurité.

Pour le moment, j’ai l’illusion, en ce provisoire foyer de Cagliari où je me retrouve avec une douce sensation, de voir un être que j’aime bien réellement, et dont la présence m’est insensiblement devenue une des conditions de bien-être… Seulement, ce rêve-là, aussi, il sera court : après, il faudra, pour des pérégrinations dures et périlleuses, redevenir seule et abandonner la somnolente quiétude de la vie à deux.

Mais cela doit être, et cela sera. Et, il y aura au moins dans la nuit d’une telle vie, la consolation de savoir que, ne fût-ce qu’au retour, je trouverai peut-être encore un ami, un être vivant qui sera heureux de me revoir… ou tout au moins content… Seulement, il y a cette terrible chose : la séparation assez prolongée pour donner lieu à des rencontres… Et peut-être trouverai-je un jour ma place prise. C’est même fort probable, étant donné ses idées sur la femme et le mariage. Il serait bien singulier s’il ne rencontrait jamais la compagne qui les partagerait, ses idées si opposées aux miennes. Oh, je sais bien que, pendant qu’il sera un errant et un exilé, cette compagne-là ne se trouvera pas, à moins qu’il ne se contente de se savoir de par le monde une épouse qui, si elle l’aime, tremblera pour lui aux heures de danger, de loin, bien à l’abri et bien au chaud.

Quant à celle qui, comme moi, serai justement là aux heures mauvaises et que rien n’arrêtera, celle-là, il ne la trouvera pas.

Mais après, cette époque transitoire passée, il sera pris, comme Augustin et comme tout le monde, de la nostalgie du repos et du foyer domestique.

Ce jour-là, je pourrai reprendre ma course à travers le monde, avec la triste certitude de trouver toujours inexorablement vide la chambre d’hôtel, le gourbi ou la tente qui serviront d’asile temporaire à mon existence de nomade, [en arabe] Mektoub !

Jouissons du moment qui passe et de la griserie qui bientôt sera dissipée… La même fleur ne s’épanouit pas deux fois, et la même eau ne baigne pas deux fois le lit du même ruisseau.

Pourquoi ne pas avoir confiance en cet ami ? Pourquoi le juger avant de l’avoir vu à l’œuvre et surtout pourquoi lui attribuer des idées sur le mariage et le repos domestique qu’il n’a pas ?

Sa vie sera toujours une vie de luttes pour des idées nobles entre toutes, dans tous les cas il sera toujours le soldat de la Sainte Cause de l’Islam, toujours il sera debout, tel un roc au milieu des ruines de la décadence de ses compatriotes.

Non, il ne se mariera jamais. Néanmoins son bonheur sera de reposer sa tête d’exilé sur le sein d’une véritable amie.

Son bonheur sera d’avoir un cœur qui battra à l’unisson du sien et d’avoir une affection et une âme tendre à qui il confiera ses peines et ses joies. Cette amie, de cœur, cette âme, il croit les avoir trouvés en toi. Pourquoi donc douter ?

 

Pourquoi la vie humaine ne finit-elle pas comme les automnes d’Afrique, par un ciel clair avec des vents tièdes, sans décrépitude ni pressentiments ?

(Eugène Fromentin. Une année dans le Sahel).

 

Noté à Cagliari le 1er janvier 1900, en un moment de tristesse infinie et sans motifs réels.

 

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Cagliari, le 29 janvier 1900.

 

Perché afrettar l’arrivo

Delba, giornara negra ?

.   .   .   .

Nei Baei miei t’allegra,

O brevemento vivo !

 

Le court rêve de tranquille recueillement, dans la vieille cité sarde, sous un ciel doucement pensif et clément, au sein de ce paysage tout africain est fini.

Demain à pareille heure, je serai déjà très loin des rochers cagliaritains, là-bas, sur la mer grise qui, depuis des jours et des jours, gronde et déferle…

Cette nuit, les échos de Cagliari retentissaient du tonnerre qui grondait… Aujourd’hui, la mer a pris son plus sinistre aspect ; elle a des reflets vitreux ou livides… Tout est fini, ici, et, demain je vais partir pour recommencer la lutte sinistre, la lutte acharnée qui se poursuit sur une tombe fermée depuis huit longs mois, sur une vie abolie et retournée à l’originel mystère…

Et, ce soir, en cette tombée de nuit grisâtre, dans notre chère case désolée, dévastée et livrée au désordre du départ, je ressens cette tristesse profonde qui accompagne les changements d’existence, les successifs anéantissements qui, insensiblement, nous conduisent au grand anéantissement définitif.

Et quelle sera cette nouvelle époque de ma vie ?

Le 30, à 4 h. 1/2 soir. – Le Mektoub a retardé de quelques heures mon départ. Mais aussi l’horizon s’est assombri.

 

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Genève, le 27 mai 1900. 9 h. 1/2 soir (dim.).

 

Voici, une fois de plus, que je date ce triste journalier de cette ville maléficiée où j’ai tant souffert, qui a manqué me coûter la vie.

J’y suis à peine depuis une semaine, que je ressens l’oppression morbide de jadis, et que j’aspire à la quitter pour jamais.

J’ai revu, sous le ciel bas et couvert, la demeure malechanceuse, close et muette, perdue dans les herbes folles, comme plongée en un rêve funèbre et morose.

J’ai revu la route, la blanche route, blanche comme une rivière d’argent mat, droite comme une flèche, et qui s’en va vers le grand Jura mélancolique, entre les grands arbres de velours.

J’ai revu les deux tombes, dans l’incomparable décor de ce cimetière infidèle, en terre d’exil, si loin de l’autre colline sacrée d’éternel repos et d’immuable silence…

Et je me sens étranger absolument, et à jamais, sur cette terre que je quitterai demain et où j’espère ne jamais revenir.

Ce soir, insondable, indicible tristesse et résignation de plus en plus absolue en face de l’inéluctable Destin…

Quels rêves, quelles féeries et quelles ivresses me réserve encore l’avenir ?

Quelles joies… bien problématiques, et quelles douleurs certaines ?

Et quand sonnera donc enfin l’heure de la délivrance, l’heure du repos final ?

 

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Avril 1900. Paris.

 

Aperçu, un soir, à la clarté vague des étoiles et des réverbères, les silhouettes blanches des croix du cimetière Montparnasse se profilant comme des fantômes, sur le noir velouté des grands arbres... Et songé que toute l’haleine puissante de Paris grondant à l’entour ne parvenait point à troubler l’ineffable sommeil des inconnus qui dormaient là…

 

 

 

 

DEUXIEME JOURNALIER

 

 

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021