BIBLIOBUS Littérature française

0002° JOURNALIER

 

Au nom du Dieu puissant et miséricordieux !

 

Gia non si deve a te doglia ni pianto

Chi si muori nel mondo net ciel renasci.

 

« Épitaphe recueillie sur un tombeau au petit cimetière de Vernier, le 4 juin 1899, lors de mon dernier pèlerinage à la tombe de Vava, le jour de mon départ de Genève. »

 

Paix à vos cendres, à ceux qui sont couchés là-bas dans ta lointaine terre étrangère, et à toi qui reposes sur la colline sacrée, au-dessus du flux éternel de la Méditerranée bleue…

 

[en russe] « Ce n’est pas moi qui écris ; ma main est guidée par toi qui m’aimes, et chaque son discordant t’aurait torturée dans ton repos. »

Et tout fut encore comme aux anciens jours…

 

(P. Loti. Le mariage de Loti).

 

Genève, le 8 juin 1900.

 

Retour du cimetière de Vernier.

Tristesse infinie.

 

L’esprit s’endort avec l’habitude des voyages ; on se fait à tout, aux sites exotiques les plus singuliers, comme aux visages les plus extraordinaires. À certaines heures pourtant, quand l’esprit s’éveille et se retrouve lui-même, on est frappé tout à coup de l’étrangeté de ce qui vous entoure (P. Loti. Le Mariage de Loti).

 

La colline funéraire, là-bas, au-dessus du grand golfe bleu de l’inoubliable Annéba, devait dormir aujourd’hui sous l’ardente lumière des journées d’été finissantes, en Afrique… Les tombes de marbre blanc ou de faïences multicolores devaient sembler autant de fleurs éclatantes parmi les grands cyprès noirs, les vignes vierges, les géraniums géants à fleurs de sang ou de chair pâlissante, et les keram du pays barbaresque…

… Et moi, en ce même instant, revenu ici, pour un temps très court, sur la terre d’exil, j’étais assis sur l’herbe rase d’un autre cimetière… En face des deux tombes grises où les herbes folles du printemps ont poussé, je songeais à l’autre, à la blanche tombe musulmane où repose [en russe] L’Esprit blanc… Et je pensais, une fois de plus, au grand mystère des vies anéanties, au sein de l’immuable Nature… Les oiseaux chantaient, innocents et paisibles, au-dessus de l’innombrable poussière humaine accumulée là…

Chose très singulière : mes Journaliers, toutes les notes que j’ai prises jusqu’ici pourraient se résumer en ces quelques mots, si peu nombreux, si simples : « constatations, sans cesse répétées, de l’insondable tristesse qu’il y a au fond de mon âme, au fond de ma vie ; allusions, de plus en plus vagues, non pas aux êtres rencontrés, aux faits observés, mais uniquement aux impressions toujours tristes ou mornes, que ces êtres et ces faits produisent sur moi. »

Notation inutile et funèbre, d’une monotonie désespérante.

La note de la joie et même de l’espérance y fait absolument défaut.

La seule chose consolante que l’on puisse y découvrir, c’est la croissante résignation islamique…

En mon âme, je remarque enfin le commencement de l’indifférence envers les choses et les êtres indifférents, ce qui est l’affirmation plus puissante de mon moi.

Je trouve bas et indigne de moi cette importance trop longtemps attribuée à de misérables choses, à des rencontres inutiles et insignifiantes…

Même la constatation – achevée ce soir de ma radicale inaptitude à faire partie d’une coterie quelconque, d’être à l’aise parmi des êtres réunis non par un hasard passager, mais bien par une vie commune, même cette consécration du sort, pressenti depuis longtemps, qui me condamne fatalement à la solitude, – même cela qui m’eût cruellement fait souffrir jadis, ne m’afflige pas[1][1][1]…

Est-ce d’ailleurs vraiment un mal ? N’est-ce point un enseignement du sort qui, comme à tous les points de vue, semble vouloir grandir mon âme dans la solitude et la douleur ?

« … Mais l’adversité est la pierre de touche des âmes et ceux qui n’ont pas souffert sont incapables de faire de grandes choses. »

Pour le moment, mes desiderata me sont au moins clairs : je voudrais que celui qui a écrit les quelques mots que j’ai cités plus haut, celui qui, plus directement, me les a dits de vive voix les derniers jours, à Paris, – le jour de ma dernière confession, – ait compris ce que je lui ai dit et ce que je lui ai écrit…, et je voudrais ensuite qu’il me donne, au plus vite, l’occasion d’agir, de faire ces grandes choses qui semblent, tout comme moi, l’enivrer profondément, délicieusement…

Je voudrais voir cet homme-là me sourire comme lui seul sait le faire, et l’entendre me dire, sur ce ton du jour où je lui ai presque ouvert mon cœur : « Allez, Mahmoud, accomplir de grandes et belles choses… Soyez un héros… »

Chose étrange, toutes ces paroles chantantes de la Foi et de la Gloire ne sonnent pas, n’ont jamais sonné faux à mon oreille pourtant exercée, dans la bouche de cet intellectuel, le seul chez qui je n’aie jamais trouvé de dissimulation, d’hypocrisie ou d’incompréhension.

Certes, de tous ceux que j’ai rencontrés sur mon chemin, celui-là, dont l’image chère est devant moi, est le plus charmeur de tous, et son charme est le plus élevé, le plus beau qui soit : il parle à l’âme, et non aux sens, il exalte ce qu’il y a de grand et assoupit ce qu’il y a de bas et de vile… Certes, jamais personne n’a eu une si puissante action sur mon âme, en bien. Personne n’a su comprendre et réconforter ces choses bénies qui ont commencé à germer en moi, lentement, mais sûrement, depuis la mort de [en russe] L’Esprit Blanc : la foi, le repentir, le désir du perfectionnement moral, le désir de la gloire noblement méritée, le désintéressement, la volupté honte de ma souffrance et de mon renoncement, et la soif des grandes et belles actions.

Je le juge et je l’aime tel que je le connais jusqu’ici. L’avenir me dira si j’ai été clairvoyant, si je l’ai compris tel qu’il est réellement, ou si, une fois de plus, je me suis trompé. Je n’affirme rien, mais rien n’a, jusqu’à présent, fait naître en moi le moindre soupçon. Et cependant, ma méfiance est devenue terrible, invincible, depuis Samuel surtout. L’affaire du Naïb pourra être la pierre de touche de cette âme. Je suis sûr que ce qu’il fera, il le fera de son propre chef, sans se laisser influencer soit par Abd-el-Aziz, soit qui que ce soit d’autre. D’après ce qu’il fera en cette occasion, je pourrai probablement acquérir la certitude tant cherchée.

J’attends donc, en toute âme et conscience, les événements pour prononcer mon jugement sur cet homme… Si je n’ai pas fait fausse route, j’ai bien des chances de salut moral.

Au contraire, si lui aussi n’est que dissimulation et feinte, il me sera désormais impossible de croire en qui que ce soit parmi les hommes que je rencontrerai à l’avenir.

Ce sera fini et bien fini, car, si ce que je considère comme la pureté même cache une souillure, si ce qui me semble être la beauté vraie recouvre la hideur tant de fois rencontrée, si la lueur que je prends pour celle, bienfaisante, d’une étoile indicatrice ou d’un phare dans le dédale noir de la vie n’est qu’un jeu trompeur destiné à induire le voyageur en de fatales erreurs, – qu’aurai-je à attendre encore ?

Mais, encore une fois, jusqu’à présent, rien, absolument rien ne parle en faveur de cette hypothèse cruelle… Tel que je le crois, il me causera peut-être de grandes, mais de belles souffrances… il sera peut-être celui qui m’aura envoyé à la mort, mais il ne m’occasionnera pas la suprême rancœur du désenchantement.

[Suit une copie du ch. XXVIII de Job.]

 

Genève, le 15 juin 1900.

 

Placez-vous sur les chemins, regardez, et demandez quels sont les anciens sentiers, quelle est la bonne voie ; marchez-y et vous trouverez le repos de vos âmes (Jérémie, VI, 16).

 

Encore dans les grisailles du temps présent, encore un rêve, encore une ivresse nouvelle…

Quelle en sera la durée ? Quand en sonnera le glas ? Quel en sera le lendemain ? Cependant le souvenir de ces quelques jours meilleurs et plus vivants me demeurera à jamais cher, car voilà encore quelques instants arrachés à la désespérante banalité de la vie, quelques heures de sauvées du néant.

Je ne me sentirai jamais attiré que vers les âmes qui souffrent de cette haute et féconde souffrance qui a nom le mécontentement de soi-même, la soif de l’Idéal, de cette chose mystique et désirable qui doit embraser nos âmes, les élever vers les sphères sublimes de l’au-delà… Jamais la sérénité du but atteint ne m’attirera, et, pour moi, les êtres vraiment supérieurs en ce monde tel qu’il est de nos jours, sont ceux qui souffrent du mal sublime de l’enfantement perpétuel d’un moi meilleur.

Je hais celui qui est satisfait de lui-même et de son sort, de son esprit et de son cœur.

Je hais l’imbécile jactance du bourgeois sourd, muet et aveugle, et qui ne reviendra pas sur ses pas…

Il faut apprendre à penser. C’est douloureux, c’est long, mais sans cela, rien à attendre au point de vue du bonheur individuel, de ce bonheur qui, pour de tels êtres, ne peut provenir que de l’existence d’un monde spécial, d’un monde fermé, qui devrait nous faire vivre et nous suffire.

… Il est impossible à dire combien je me méprise et je me hais de ce trait inepte de mon caractère : le besoin de voir des gens, même indifférents, de prostituer mon cœur et mon âme en des explications écœurantes.

Pourquoi, au lieu de chercher en moi-même les satisfactions dont mon âme a besoin, vais-je les chercher chez les autres, là où je suis sûre de ne pas les trouver ?

Oh ! ne pourrai-je donc réagir contre cela, me débarrasser de cet inutile fatras qui empêtre encore ma vie ? Sauf avec de très rares êtres, la communion intellectuelle est impossible. Pourquoi chercher volontairement les désillusions, alors ?

… De tous les êtres qui ne sont point d’accord avec moi sur certains points capitaux, la foi, l’amour, etc., etc., il en est deux que je ne puis ne pas aimer du plus profond de mon cœur, envers lesquels je ne puis être indifférente : mon frère et Véra.

Et je souffre sincèrement de ce que cette dernière ne comprend, par exemple, pas ce qui vient de se passer, de ce qu’elle ne croit pas ce que je lui jure pourtant, que le souvenir de ces quelques jours d’intimité avec Archavir, jours suivis, comme il le disait hier, d’une amitié pour toute la vie, de près ou de loin, restera parmi les plus chers souvenirs de ma vie.

 

Idées littéraires.

 

Pour débuter, il me semble qu’il est urgent de soigner avant tout le côté artistique, le côté de la forme. Rakhil[1][1][2], plaidoyer en faveur du Coran contre les préjugés du monde musulman moderne (– n’intéressera pas). Rakhil, chanson de l’éternel amour, belle de forme, chantante en ses phrases et chatoyante en ses images, grisera bien des âmes voluptueuses ou simplement éprises d’art, ce qui revient en somme presque au même.

Une image frappante de tout ce qu’est devenue, et de tout ce que sera probablement toujours ma vie, cette enseigne Chambre à louer là, à la fenêtre de cette misérable chambre où je vis entre un lit de camp et les papiers et mes rares livres. C’est ironique, et c’est triste[1][1][3].

Rien, dans mes logements de hasard, ne saurait exprimer plus clairement ma profonde solitude, mon abandon absolu au milieu du vaste univers…

Quelles heures de découragement, de tristesse lourde et sans charmes !

 

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Genève, le 18 juin 1900.

Le lendemain, 3 heures soir.

 

Après une nuit de souffrance, une matinée étrange…

Je vois que je ne puis écrire en ce moment.

Je noterai seulement le mot de la situation : désir, purement intellectuel, de modifier ma conduite en mieux, de travailler… mais sans entrain aucun, ni pour l’un, ni pour l’autre… Grisaille.

[en arabe]

Pouah ! pour la vie et pour les jours – car elle a été créée pour la douleur ;

Les soucis ne sont pas interrompus un instant – pour un roi de la terre ni pour un esclave.

Quel étonnement pour la vie et pour ce qui a rapport à elle !

Voilà une ennemie des hommes qui est aimée par eux !

Je vous ai quitté, et mon cœur ne cesse pas d’être auprès de vous ;

Et la douceur de la vie, après votre départ, est devenue amertume ;

Et l’écran de la séparation s’est placé entre moi et vous,

Comme entre le vivant et le mort se place le tombeau !

 

Et tout à coup, voilà qu’un spahi, au milieu de ce débordement d’insanités tapageuses, lève un verre de champagne et porte ce toast inattendu : – À ceux qui sont tombés à Mecké et à Bobdiarah[1][1][4] !… Bien bizarre, ce toast, que l’auteur de ce récit n’a pas inventé ; bien imprévue cette santé portée !… Hommage de souvenir, ou plaisanterie sacrilège à l’adresse de ceux qui sont morts ?… Il était très ivre, le spahi qui avait porté ce toast funèbre, et son œil flottant était sombre.

[suit la copie d’un chapitre du Roman d’un Spahi.]

 

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Le même jour.

 

Avant-hier en écrivant ces mots : dans un ksour de l’Oued Igharghar lointain, j’ai soudain senti naître et s’affermir en moi la résolution de partir, coûte que coûte, pour Ouargla, de tenter encore de m’enfermer, pour des mois, dans le grand silence du Désert de me faire à cette vie lente et rêveuse de là-bas[1][1][5].

Rien ne s’y oppose en somme.

Je m’y rendrai même sans lettres d’Abd-el-Aziz, au besoin. Mes petits moyens d’existence me permettront tout de même de vivre là-bas aussi bien que faire se peut, aussi bien qu’il est désirable de vivre.

Chose étrange, je n’ai point oublié tout ce que j’ai souffert là-bas, les privations inouïes, la maladie…

Et cependant, ce sera uniquement par la faute de circonstances adverses. Et cette issue-là me plaît beaucoup, maintenant.

Cette dure vie du Désert, un peu moins fatigante, puisque je ne serai pas obligé de veiller de nuit, achèvera mon éducation d’homme d’action, cette éducation spartiate qui est une arme indispensable dans ma position…

… Et quelles voluptés amères : les adieux ici d’abord, avec cette Véra que j’aime de tout mon cœur, qui est l’être le plus largement humain qui se puisse rencontrer, avec cet étrange Archavir qui me donne de si singulières heures à la fois d’une amertume et d’une douceur infinies…

Puis, à Marseille, la scène solennelle de l’embarquement et des adieux avec ce frère qui me fait vivre en ce monde…

Puis, le triste et doux pèlerinage d’Annéba... la colline sacrée où est sa tombe…

Puis, Batna, où tant de souvenirs reportent souvent ma mémoire nostalgique…

La brûlante Biskra où je passai jadis de si charmantes heures, le soir, devant les cafés maures…

Et la route ardue et embrasée de l’Oued Rir’ aride…

Et la triste Touggourt endormie sous son suaire de sel, au-dessus de son chott obscur…

Puis, cette Ouargla inconnue, à l’entrée du néant mystérieux du grand Sahara, de cette vallée de l’Oued Igharghar au nom étrange qui nous faisait rêver, jadis…

« Les amis sont comme les chiens : cela finit mal toujours, et le mieux est de n’en pas avoir » (Aziyadé).

En souvenir des Souk-el-Haljémine et Elassar de Tunis :

 

Être batelier en veste dorée, quelque part au sud de la Turquie, là où le ciel est toujours pur et le soleil toujours chaudCe serait possible après tout, et je serais là moins malheureux qu’ailleurs (Aziyadé).

Noté à Genève, le lundi 25 juin 1900.

 

15 juin. – Plus nous allons, moins nous pouvons jouer par politesse la fatigante comédie du monde, que tous jouent si naturellement et sans aucun effort, etc., (Journal des Goncourt, t. I, p. 194-195).

 

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Genève, le 27 juin 1900, merc.

 

Après un entretien intéressant avec Véra, je ressens une fois de plus, mais avec une intensité de fait son apparition de temps en temps. Curieuse chose à remarquer : ce personnage-là apparaît généralement, sinon toujours (chose à observer postérieurement) sous l’influence d’agents purement physiques. Ainsi, un état de santé amélioré produirait une amélioration sensible de ma vie intellectuelle et morale…

… Avant-hier soir, longue discussion avec Archavir sur la question – éternelle entre nous – de la jouissance. Je soutiens ma théorie : diminuer les besoins et par là, éviter le plus possible les désillusions et aussi l’émoussement de la sensibilité par les sensations désagréables et l’aigrissement du caractère.

Archavir soutient au contraire qu’il faut développer ses besoins, puis, avec la dernière énergie, travailler à leur assouvissement. Il voit là [en russe] le gage de l’auto-perfection.

L’idée me vient à l’instant de faire une dissertation sur ce sujet. L’on pourrait la publier dans l’Athénée.

… Trouvé, avant-hier, lors d’une conversation avec Véra, le moyen de me tirer de l’imbroglio qui rendait l’exécution de Rakhil presque impossible.

En résumé, je traverse de nouveau une époque d’incubation intellectuelle qui, je crois, sera la plus féconde de ma vie jusqu’à ce jour.

La lecture du Journal des Goncourt m’a fait le plus grand bien. Il faudra profiter de mon séjour à Marseille pour lire et noter les autres volumes.

Jusqu’à présent, j’ai recherché les lectures qui font rêver et sentir. De là cette hypertrophie du sens poétique au détriment de la pensée pure.

Le Journal des Goncourt est un livre qui fait penser, profondément. Chercher d’autres lectures semblables et profiter de mon séjour ici pour parler et pour discuter, tant qu’il y a encore de la société autour de moi…

[1][1][6]… Pourquoi la conscience, très nette, de l’inutilité absolue de certains actes de ma vie – combien nombreux, hélas ! – de leur ineptie et du réel danger qu’ils présentent au point de vue de mon avenir n’est-elle pas assez puissante pour réagir sur ma volonté et enrayer l’exécution de ces actes ?

Question à étudier, afin de savoir comment y remédier.

« Maintenant, il n’y a plus dans notre vie qu’un grand intérêt : l’émotion de l’étude sur le vrai. » Sans cela l’ennui et le vide… (Journal des Goncourt, II).

Noté le 30 juin, 8 heures soir.

 

Chose singulière que je ressens de plus en plus, en écrivant ; mon sujet, plus je le développe, plus je le finis, plus il m’ennuie et, de ces doutes si décourageants sur l’intérêt qu’il peut présenter sur le lecteur.

Ainsi, sans exagération, je ne sais plus si Rakhil n’est pas qu’un agglomérat infâme de documents de police mal rédigés.

De là, besoin de lire à un autre, de s’objectiver… Certes, si mon livre produisait sur l’ensemble des lecteurs l’impression qu’il produit sur moi actuellement, personne ne lirait au-delà de la seconde page après le prologue, œuvre d’art pure.

… Ce soir, tranquillité des choses, malgré le bruit imbécile du boulevard populacier…

Un ciel d’un bleu pâle, à peine azuré, opalin, avec de légères nuées grises… grisailles sur les arbres de Champel… grisailles au ciel et grisailles sur le Salève… Brumes grisâtres sur les choses, en concordance parfaite avec la douce grisaille de mon état d’âme présent : pas d’émotivité excessive, aucun enthousiasme. Désir paisible de travailler, de développer mon intelligence.

Il ne faudrait pas attribuer à de la mégalomanie cet égoïsme apparent du moi surgissant à chaque feuillet de ce livre… Non… Habitude de solitaire accoutumé à regarder sans cesse en lui-même d’abord ; ensuite, nécessité de créer un livre pouvant me donner, plus tard, une image vraie de mon âme d’aujourd’hui ; seul moyen de juger ma vie présente et de voir, plus tard, si mon individualité est bien réellement en progression ou non…

Noté le même soir.

 

Ce même soir, après une lecture de Nadson :

[en russe]

Aujourd’hui, je suis particulièrement las.

Dès le matin, une sourde irritation grandissait en moi ;

Dès le matin, je remarquai autour de moi avec méchanceté

Tout ce qui est capable de soulever dans l’âme le mépris.

Dans la gaîté des autres, je trouvais la vulgarité ;

Dans leur tristesse, l’hypocrisie ; dans leur calme, pusillanimité,

Et dans mon propre cœur, l’amenuisement des meilleures forces,

Une angoisse oppressante et le dégoût enfant !

 

Combien de journées comme ça n’ai-je pas passées, de ces mornes journées où toutes mes facultés semblent accessibles seulement aux sensations désagréables et douloureuses !

[Suivent les dernières pages de Père et Enfant de Tourgueniev, puis :]

Noté, à Genève le 3 juillet 1900.

 

[en russe]

À quoi bon ces larmes ? Est-ce pour la plaindre

Avec une douleur follement persistante ?

Ô, si nous pouvions tous mourir ainsi

Avec une âme aussi pure ?

 

Si tous, nous disions adieu à la terre

Avec le même espoir serein ?

Au-delà du cercueil nous attend, non point le sommeil éternel,

Mais le monde de merveilleuse bonté.

Même date à 11 h. 1/2 soir.

 

… L’idée me vient d’écrire une nouvelle, pendant de la Voie mais avec des types très différents : Séméonow, Andréyew, Sacha à Paris.

 

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Même nuit, 2 heures matin.

 

Je ne dors pas. Aucune envie de dormir. En bas retentissent les cris déchirants d’une Russe qui accouche… Sinistre entrée en ce monde tout de même, par une nuit de pluie, au milieu des cris lugubres de la mère… entrée sinistre et, qui sait ? symbolique peut-être.

Le premier acte de la vie, – pleurer… Et comme notre arrivée ressemble à notre départ, avec cette seule différence qu’à tout prendre le départ est bien moins triste que l’arrivée suivie de tant d’ennui et de souffrance !

 

Ne pleurez point celui qui est mort, et ne vous lamentez pas sur lui ; pleurez, pleurez celui qui s’en va, car il ne reviendra plus, il ne reverra plus le pays de sa naissance (Jérémie, XXII, 10).

Si tu vois un homme qui se croit sage, il y a plus à espérer d’un insensé que de lui (Prov. 26, 12).

Ne te vante pas du lendemain, car tu ne sais pas ce qu’un jour peut enfanter (Id., 27, 1).

 [Puis une page de La Veille de Tourgueniev dont la phrase suivante fait l’objet d’un commentaire :]

« … Et dans notre vie obscure, il y a aussi son bonheur, et son orgueil… »

[en russe] « Oui, il y en a… Bonheur amer, amer, et sombre. Orgueil de renoncement ; ils ne sont pas accessibles à tous, et doit périr celui qui a été oublié au festin de la vie et qui ne les a pas éprouvés. (4-7-1900, minuit). »

 

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Le 11 juillet, 9 heures soir.

 

Écrit après quelques jours affreux d’ennuis, de querelles, d’explications douloureuses, de frayeurs et de désillusion…

Écrit au lit, là, sur ce pieu de camp, devant la fenêtre ouverte, par un soir opalin me rappelant avec une intensité extrêmement douce les soirs de jadis, en Afrique.

… Ô inoubliable prestige des crépuscules d’été sur les cités blanches, sur les étendues mortes de l’Afrique.

Bientôt s’il plaît à Allah, je retrouverai tout cela, loin des hommes et de leur bassesse, de leur cruauté et surtout de leur monstrueux égoïsme.

À quand la paix de l’âme enfin ?

Mais je sais je la trouverai et à quel prix !

 

2 heures du matin.

 

[en russe]

« Tous les jours de notre vie fuient rapides comme les flots.

À chaque heure notre chemin vers la tombe est plus court.

Verse donc, camarade, la coupe de santé.

Comment savoir ce qui reste devant nous ?

Tu mourras ; on t’enterrera ; tu ne le lèveras plus au festin des amis.

Donne-moi ta main, camarade ; buvons ! (bis)

Noyons dans le vin la séparation amère ! (bis) »

 

En souvenir de la vie à Genève en juin-juillet 1904, en compagnie de Chouchinka, Yasbka, Pop, Tchork et Ganta :

 

[en arabe]

« Je vous ai quitté, et mon cœur ne cesse pas d’être auprès de vous ;

Et la douceur de la vie, après votre départ, est devenue amertume ;

Et l’écran de la séparation s’est placé entre moi et vous,

Comme entre le vivant et le mort se place le tombeau ! »

 

[en russe] « Dans l’amour, il n’y a pas de repos ; dans la science, il n’y a pas de repos ; quoi que tu entreprennes, il n’y a pas de repos. Je ne souhaite à personne d’être aussi pitoyable et malheureux que moi. C’est à cause de cela que j’ai un sentiment confusément agréable, lorsque tu me disais : Mon ombre te suivra partout…

« Nous nous sommes rencontrés par hasard sur le chemin de la vie ; nous sommes tous deux solitaires dans l’univers peuplé ; tous deux malheureux et désordonnés. Nous avons passé ensemble quelques minutes merveilleuses, loin, loin des hommes… Le terme est arrivé, et les hommes nous ont séparés pour toujours… On a pris un instant à la destinée marâtre… Et je ne regrette rien. Nuit du 13-7-1900. Genève… »

 

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Départ de Genève, le 14 juillet 1900, 7.30 s.

 

Temps gris, orageux et sombre. Tristesse infinie de quitter Piatnouchko et Chouchinka. Où vais-je ?… [en arabe] Dans la voie de la Destinée !

Et Archavir, Archavir que je n’ai pas revu ?

Hier à minuit, erré comme une ombre devant cette maison blanche de la rue de l’Arquebuse où je ne dois plus retourner…

 

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15 juillet, 5 heures matin.

 

Arrivé à Marseille. Fatigue. Superbe lever de soleil sur la Crau.

Impression d’Afrique. Arrivée bonne.

 

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15 juillet 1900, 9 h. 1/2 soir. Marseille.

 

Une idée qui me vient en lisant dans le Journal des Goncourt cette phrase : fini aujourd’hui Manette Salomon. Aucune œuvre littéraire n’est jamais finie, au point de ne plus pouvoir soit se continuer, soit, encore plus souvent, s’améliorer. Le fini, c’est le satisfaisant, à peu près comme l’exeat de l’hôpital, d’un malade assez retapé pour pouvoir recommencer à vivre, tant bien que mal…

Malgré tout le désordre, tout l’écœurement des derniers jours, à Genève, ce mois de vie russe – le dernier de ma vie sans doute – restera parmi l’un de mes plus chers souvenirs.

Jamais, dans tous les cas, je n’ai vécu avec quelqu’un d’aimé en une intimité semblable à celle qui existait entre moi, Véra, Chouchka et Ga Hahn.

Ce triste et court roman avec Archavir a eu aussi son grand charme. Je me sépare à jamais de lui malgré tout, sans rancune et sans rancœur.

[en russe] Dans ces gens-là, il n’y avait pas de vulgarité.

Là est tout le mal de la situation.

 

La méchanceté dans l’amour, que cette méchanceté soit physique où morale, est le signe de la fin des Sociétés. (Journal des Goncourt, III.)

 

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Marseille, le 16 juillet 1900.

 

Avant-hier, par un crépuscule hâtif de journée orageuse, sous un ciel gris et lourd, j’ai quitté Genève.

Impressions tristes, lentes, intenses surtout à la pensée de la séparation sans doute éternelle d’avec Véra et Chouchka.

Archavir me laisse un souvenir très doux, un peu mystérieux, comme est son étrange nature, comme a été notre étrange roman.

Cet homme, échappant au ridicule et au vulgaire, me laisse une sensation très pure, sans souillure. La vie russe ne vulgarise pas l’âme de l’Oriental, tandis que l’influence française donne des avortons comme Abd-el-Aziz ou des monstres comme Aly, l’un plongé dans la vulgarité populacière, l’autre, dans celle des Occidentaux soi-disant chics, mal copiée encore.

Archavir a, de l’Arménien, la nature rêveuse, sombre, violente et poétique. Il a acquis de l’étudiant russe ce cachet indéfinissable que j’aime, qui m’est si sympathique, si proche.

Je ne sais si je le ferai, – mais je voudrais rédiger un rapport raisonné et systématique de mon séjour à Genève.

Si l’inspiration spéciale m’en vient, je le ferai. Ce serait un travail très utile et très intéressant.

À ce propos, je ne me rappelle pas avoir jamais travaillé autrement que par devoir ou, et surtout, par inspiration. Je ne travaille jamais pour fuir l’ennui, car le travail ne réussit alors pas. Je lis souvent, et alors, l’ennui, comme l’angoisse sombre des nuits mauvaises, passe presque toujours.

Le but présent reste toujours le même : le perfectionnement intellectuel et moral. Au point de vue intellectuel, ce travail est plus arriéré peut-être, mais beaucoup plus facile.

J’ai pensé, cette nuit et aujourd’hui, aller rejoindre Chouchka en Bulgarie[1][1][7].

Mais non : ce ne serait que pour éterniser, pour faire revivre l’époque qui vient de se terminer, et il serait temps de comprendre enfin que l’on ne peut faire durer ce qui est fini, ni ressusciter ce qui est mort. Rien de ce qui a été ne recommencera jamais[1][1][8]. Je suis retourné à Genève pour reprendre la vie de mon premier séjour. L’ai-je retrouvée ?

Bien loin de là ! Je l’ai enterrée. Ainsi, c’est probablement à Ouargla que j’irai[1][1][9].

Je commence à craindre seulement que l’écrasante chaleur ne m’accable, au point de vue du travail. Cependant, ici, il y a, paraît-il, une quarantaine de degrés, aujourd’hui, et je ne me sens guère plus abattu qu’à l’ordinaire.

Non seulement pour le travail, mais encore comme mesure hygiénique, il faudra réagir contre l’involontaire langueur que produit ce climat saharien en été[1][1][10]…

Pour le moment, je veux faire ici deux choses : continuer El-Moukadira, et finir la lecture du Journal des Goncourt.

[Puis se trouve une pensée de Nietzsche en allemand (Marseille, 16 juillet 1900), et une page de Kistemackers issue des Heures suprêmes : L’heure du jugement. Suit, en russe, un poème de Nadson.]

Oui, je commence à voir se former enfin ce que sera toute ma vie, si même le succès vient un jour couronner mes efforts littéraires : une sombre féerie aux noirs tableaux, changeant avec une rapidité fantastique, ainsi que les décors… Une course folle à la poursuite de l’éternelle Chimère, plus inaccessible pour moi que pour n’importe quel autre[1][1][11].

Certes, tous les rêves de ma vie seront semblables à ceux, plus conscients, des derniers jours.

Mais, malgré qu’il doive fatalement en être ainsi, je voudrais tenter la chance d’un semblant de bonheur, le seul, je crois, qui peut advenir dans ma rude et pauvre vie : me créer, indépendamment de tous, loin de tous, un nid solitaire, où je pourrais revenir toujours, et ensevelir les deuils successifs qui m’attendent encore.

Ce nid, je vais tâcher de me le créer là-bas, au fond du Désert, loin des hommes. Pendant des mois, m’isoler, isoler mon âme de tout contact humain. Surtout, éviter désormais les vies communes avec qui que ce soit, les unions embarrassantes et les mélanges de mes affaires, de mes intérêts avec ceux forcément opposés des autres.[1][1][12]

Cela produira au moins une bien moindre dose de souffrances.

Il faut aussi m’efforcer de me créer un monde intérieur de pensées, de sensations qui me console de la solitude, de la pauvreté et de l’absence de jouissances esthétiques, chose devenue trop coûteuse en ma situation présente[1][1][13].

Il faut mettre, coûte que coûte, en pratique ma théorie de la diminution possible des besoins.

Cela ne me sera guère difficile, si la santé ne me trahit pas.

Même là-bas, avec une existence sédentaire, c’est-à-dire fixe ; je pourrai me créer une vie presque tout à fait hygiénique.

Je pourrai éviter les causes bien connues de la maladie.

Au moral, il est maintenant de toute urgence de m’astreindre au travail.

C’est non seulement une chance de pouvoir continuer à vivre, mes faibles moyens d’existence usés, mais une grande sauvegarde contre la souffrance.

Il faut aussi apprendre à se donner à l’heure présente, à ne pas vivre uniquement dans l’avenir, comme jusqu’à présent, ce qui est une cause naturelle de souffrance. Vivre dans le passé, en ce qu’il a eu de bon et de beau, c’est en quelque sorte l’assaisonnement du présent. Mais l’attente perpétuelle du tout à l’heure, du lendemain, produit inévitablement un continuel mécontentement qui empoisonne la vie.

Il faut apprendre à sentir plus profondément, à mieux voir, et surtout, encore et encore à penser.

Noté le 16 juillet, 10 heures soir.

 

Le 17, vers 3 heures soir. – Fini la rédaction d’El-Moukadirq.

 

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Le 18 juillet 1900, 9 heures soir.

 

« Pour un homme de talent ou de génie, se montrer, c’est se diminuer... L’artiste peut prendre la vie au posé ; l’écrivain est obligé de la saisir au vol et comme un voleur… » [Journal des Goncourt, III).

Ainsi, il semble enfin que c’est décidé, que je pars samedi pour l’Afrique que j’ai quittée, il y a juste de cela neuf mois. Mon Dieu, si je trouvais seulement le courage, étant arrivé à Ouargla, de m’y créer ce nid qui me manque tant, ce nid de hibou solitaire, et d’y rester, au moins six mois, et surtout d’y travailler[1][1][14].

Ce soir, je relirai tout mon roman de Rakhil. Ce qui me manque totalement pour le juger, c’est la vue d’ensemble. Maintenant, pour qu’il soit tout à fait terminé, en tant que récit – non en tant qu’œuvre d’art – il ne manque plus que la scène toute artistique de la promenade des Juives – une demi-heure de travail. Avant tout autre chose, il faut ici finir la lecture et l’annotation du Journal des Goncourt.

Ensuite, noter quelques passages saillants d’autres auteurs : du Baudelaire, du Zola, du Loti.

Il faut, en route, noter soigneusement non seulement les renseignements, mais bien aussi les impressions. Il faut, de cette traversée de la mer, puis de l’Algérie tellienne et de l’Oued Rir, pouvoir faire un voyage intéressant, pittoresque – première chose à rédiger là-bas.

Puis, dans l’oasis, tout noter ; commencer par tout visiter et faire un plan détaillé avec notes aussi complètes que possible. Après, commencer un journal littéraire de mon séjour là-bas. Entre tout, il faudra faire du livre de Rakhil ce qu’il doit être surtout – une œuvre d’art.

Il faut écrire, en russe ou pour le russe, la rédaction de mon voyage d’automne dans le Sahel, et quelques [en russe] nouvelles.

Somme écrasante de travail, dont dépend la possibilité du salut. Après, La Villa Neuve liquidée, si j’en ai les moyens, aller à Paris ; y mener une toute autre vie qu’avant et me jeter dans la lutte acharnée pour arriver avec le bagage que j’apporterai[1][1][15].

Voilà le seul plan raisonnable que je puisse établir à présent.

… Si, en automne, l’on avance vers le Maroc, naturellement, suivre le mouvement, toujours en prenant des notes minutieuses.

Hier, 17, à 4 heures du soir, je suis descendu par le Cours Devilliers et l’omnibus, au quai de la Fraternité. Marseille m’est apparue très colorée, sous son vrai aspect.

Station au « Bar Idéal » où j’ai écrit une lettre de cœur à Véra et à Chouchinka.

Puis, avec Augustin, longue course à pied, d’abord, jusqu’au pont du Fort Saint-Nicolas. Vu tourner le pont, à force de bras d’hommes pour laisser passer un voilier grec Eλενη. À l’avant, un patron à tête fruste, en bras de chemise et feutre, criant d’instant en instant : Vira, vira, vira ! à des hommes peinant à l’arrière au cabestan pour entrer le navire.

Silhouettes de petits baigneurs en caleçon de bain, heureux d’être nus, d’être mouillés et au soleil, et prenant des attitudes.

Traversée du vieux port en bac sous le Fort Saint-Jean, passé sur le quai de la Joliette, en face des bateaux d’Afrique. Puis, été au charbon.

Immenses tas noirs, poussière noire, hommes noirs, en haillons, à face de suie où les yeux s’ouvrent d’un blanc sale et la bouche comme une plaie, où chaque tache de vraie peau jette comme une lèpre hideuse. Cabaret, noir aussi, où un patron bronzé, à mine de forban, se dispute avec un charbonnier, visiblement craintif. Retour sur la jetée. Horizon aqua-marina verdâtre, mer un peu agitée. Assisté au tirage d’un filet, entre deux barques brutalement secouées.

Quai du Lazaret. – Un homme qui, au café des charbons, m’avait demandé du feu et qui, déjà très ivre, chantait et faisait du bruit, nous le retrouvons sur le quai, juché sur sa charrette, gesticulant, discourant et riant, au milieu d’une foule, sous le regard et le sourire bénévole des agents qui attendent probablement pour l’arrêter… je ne sais quoi : l’ivrogne a écrasé la jambe d’un soldat.

Rentrés à 8 heures. Fatigue, mal de tête intense, mal de cœur. Nuit bonne.

 

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Le 20 juillet, vendredi, 10 h. soir, à Marseille.

 

Tout est fini, emballé, ficelé… Il n’y a plus là que mon lit de camp qui attend le matin.

Demain, à 1 heure de l’après-midi, je pars pour Alger.

Je n’y croyais en somme pas beaucoup, à ce départ pour Ouargla. Tant de circonstances étaient déjà venues m’entraver dans l’exécution de mon hardi projet[1][1][16].

J’ai des chances de réussite, car je pars bien équipé. Au moral, grande tristesse, comme toutes les fois, maintenant, que je quitte cette maison malgré que je n’y suis qu’un étranger de passage.

À quoi cela tient-il ?

Je sais que la lecture du Journal des Goncourt y est pour beaucoup dans cette tristesse, plutôt sombre, que j’éprouve depuis deux jours.

Malheureusement, avec tous ces emballages et toutes ces courses, je n’ai pas eu le temps de finir cette lecture. Les volumes rédigés par Edmond seul n’ont pas le même intérêt que ceux rédigés par Jules… Attribuable peut-être au grand coup porté à Edmond par la mort de son frère.

Je ne me sens pas en train d’écrire sur mes propres sensations. Elles sont mornes.

Mais l’espérance renaît en moi. Je sais que ce sentiment passera dès que je serai à Alger, auprès de l’ami Eugène, en proie à des impressions nouvelles.

Dans tous les cas, il faut travailler, il faut écrire, là-bas… Mon Dieu, si je trouvais l’énergie de donner un bon coup de collier pour terminer au moins une partie de tout ce que j’ai à faire ! Mon Dieu ! si je n’étais pas affligé d’ennuis, surtout du côté d’ici, je suis sûr de faire quelque chose, de réussir.

… Phénomène étrange : mon séjour à Genève semble déjà s’être reculé pour moi dans un lointain voyage… Les silhouettes aimées de là-bas semblent se subtiliser, devenir des entités de rêve… Heureusement ! Cependant, il n’y a qu’une semaine…

Mais je me sens à jamais attaché à Véra et à Chouchka par un lien beaucoup plus puissant qu’avant.

Quant à Archavir… il semble, sans que je puisse me rendre compte des causes de cette impression, que nous nous retrouverons encore, comme il l’a dit un soir…

Hélas ! le début, triste, pâle et incohérent d’aujourd’hui dans ces notes, ressemble de nouveau à celles de jadis.

Mais ce n’était qu’un retour passager au passé.

Je vais relire Vers les horizons bleus auquel, en route, j’ajouterai le fruit des notes.

Il ne faudra pas s’étendre sur Alger… trop connu !

Ne faudrait-il pas, même, faire débuter le voyage algérien par Bône, et non par Alger ? S’il y a des sensations dignes d’être notées, les transporter sous forme de souvenirs, à une autre époque. Ce serait un prétexte à quelques belles pages mélancoliques, genre silhouettes d’Afrique.

Avec ce voyage-là, un livre, un beau livre sera vite écrit et pourra peut-être paraître avant Rakhil. Néanmoins, il faudra travailler à El-Moukadira, coûte que coûte, pour la rapporter finie.

… J’en arrive, parfois, à un tel pessimisme que l’avenir devient pour moi un objet de terreur irraisonnée, comme s’il ne pouvait être que mauvais et menaçant, tandis qu’au contraire, beaucoup de nuages sombres se sont éloignés de l’horizon de notre vie : Samuel, l’accouchement, etc.

Tout cela semble corroborer ce fait que, pour nous deux, la destinée n’est en somme inclémente que pour les petites choses, et temporairement s’il plaît à Dieu ! Qu’il en soit ainsi dans l’avenir !

 

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Alger, le 22 juillet 1900, 11 h. soir.

 

Hier, par une chaude après-midi, je me suis embarqué sur ce navire qui m’avait déjà porté, en septembre dernier, mais en des circonstances combien différentes[1][1][17] ! J’ai suivi des yeux la silhouette d’Augustin jusqu’à ce qu’elle ait disparu, le navire ayant viré de bord. Puis, je me suis mis à contempler le décor. Le port, rempli des puissantes silhouettes rouges et noires des transatlantiques.

Puis, la ville… D’abord, quand le navire fut vers le milieu de la rade, Marseille m’apparut en une gamme délicate de grisailles : grisailles du ciel vaguement enfumé, grisailles bleuâtres des montagnes, grisailles roses des toits, jaunes des maisons (lueurs)…, ocreuses et ardentes des rochers d’Endoume, crayeuses et flamboyantes de la colline de Notre-Dame… grisailles lilacées et argentées de la mer… les plantes coriaces des rochers jetaient en tous ces gris des taches d’un brun verdâtre… Seule la verdure des platanes, les coupoles dorées de la cathédrale et la statue de la Vierge se détachaient en tons vivants et nets…

Puis, quand le bateau se fut éloigné, tout changea d’aspect : ce fut une teinte dorée uniforme, d’une intensité inouïe…

Assisté au coucher du soleil, en des vapeurs d’un gris violacé, par une mer d’une teinte violette assombrie et sévère…

Passé la nuit, paisiblement, à l’arrière, sur un banc. Sensation de bien-être réel ; vers 2 h. 3/4, réveil. La mer est un peu agitée, et les phares des Baléares sont en vue, à notre droite… Lune décroissante.

Sensation étrange et vague, mais douce, de mystère…

Lever du soleil, tandis que les matelots tendaient la tente… D’abord, aube rosée, lilâtre. La mer prend une teinte lilacée, argentée à la surface. Puis, le disque d’une couleur carminée, sans rayons, émerge au milieu d’une brume d’un violet pourpre. Un peu au-dessus, fines dentelures de nuages roses bordés d’or pâle…

… La nuit, impression bien connue de mystérieux bien-être produite par la vue des feux du navire au-dessus de mon paisible sommeil.

Demain matin, je continuerai ce compte rendu.

 

Ô impression bienheureuse du retour, ressentie ce soir, dans les mosquées solennelles, et au milieu du vieux train-train du tabadji arabe de la rue Jénina !

Ô ivresse singulière, ce soir, dans la paix et la pénombre de la vaste Djémaa Djedid, pendant la prière de l’Icha !

Je renais, une fois de plus, à la vie… [en arabe] Conduis-nous dans la voie droite, la voie que doivent suivre ceux envers qui tu as été généreux !

 

Alger, le 23, 10 h. 1/2 matin.

 

Longtemps, longtemps, de la côte algérienne, l’on ne voyait que Matifou, plongé en un monde de vapeurs grises…

Puis, le triangle d’Alger, avec la coulée neigeuse de la vieille ville… Enfin, tout l’admirable panorama apparaît en pleine lumière.

Après une station très courte avec Eugène dans ma chambre, lui parti, je suis allé, seul, à la découverte. Mais mon chapeau me gênait, me retranchant de la vie musulmane.

Alors, je suis rentré, et, ayant mis mon fez, je suis ressorti et je suis allé, avec Ahmed, le domestique, d’abord à la Djemaa-el-Kebira… Impression de fraîcheur et de paix sous les arcades blanches et dentelées de l’intérieur. Salué l’Oukil de la mosquée, vénérable vieillard, assis dans une niche latérale, en train d’écrire sur son genou.

Rien ne l’étonne plus. Aucune curiosité déplacée, aucune indiscrétion… Puis, monté avec le patron de portefaix Mohammed, à la charmante Zaouïya bleuâtre de Sid-Abd-errahmane.

Station, en son ombre fraîche sur les épais tapis, en face du mihrab… Bu de l’eau parfumée au jasmin d’une gargoulette posée sur la fenêtre.

La Zaouïya est une perle admirable, et j’y retournerai avant de quitter Alger…

Blancheurs bleuâtres, candides, dans le vert du jardin Marengo…

En traversant celui-ci, senti un indéfinissable parfum, enivrant et doux, de fleurs, je ne sais lesquelles.

Soupé chez El-Hadj-Mohammed, au coin de la rue Jénina. Là, ressenti intensément la joie du retour, la joie d’être de nouveau là, sur cette terre d’Afrique à laquelle m’attachent non seulement les meilleurs souvenirs de ma vie, mais encore cette attirance singulière, ressentie avant de l’avoir jamais vue, jadis, à la Villa monotone.

J’étais heureux, là, à cette table de gargotte… Indéfinissable sensation, irressentie où que ce soit ailleurs qu’en Afrique.

Comme les Arabes se ressemblent entre eux !

Hier, chez Hadj-Mohammed, j’ai cru voir entrer des hommes connus jadis, à Bône, à Batna, ou dans le Sud… sauf en Tunisie, où le type est tout autre.

À quoi cela tient-il ? Au manque de développement de l’individualité, ou à l’influence nivélatrice de l’Islam ? Aux deux, sans doute.

Le soir, après le dîner, été prier l’icha dans la Djemaa Djedid, moins belle que les deux autres, mais où j’ai ressenti une envolée superbe d’Islam.

Entré dans la pénombre fraîche à peine dissipée par quelques lanternes à huile.

Impression de vieil Islam, mystérieux et calme.

Longue station près du mihrab. Puis, de loin, derrière nous, s’est élevée une voix claire, haute, fraîche, une voix de rêve, faisant les répons au vieil Imam debout dans le mihrab, et récitant la tatiha de sa voix chevrotante.

Alors, debout, en ligne, nous avons prié, en cette alternance à la fois enivrante et solennelle des deux voix, l’une, devant nous, cassée, vieillotte, mais, peu à peu, s’enflant, devenant forte et puissante, et l’autre, fusant comme d’en haut, dans les lointains obscurs de la mosquée, à intervalles réguliers, comme un chant de triomphe et d’inébranlable foi, radieux… annonçant la victoire à venir, inévitable, de Dieu et de son Prophète… Senti un sentiment presque extatique dilater ma poitrine en une envolée vers les sphères célestes d’où la seconde voix semblait venir… en un accent de bonheur mélancolique, serein, doux et convaincu.

… Ô, être couché sur les tapis de quelque mosquée silencieuse, loin du bruit bête de la ville contaminée, et, les yeux clos, les yeux de l’âme levés vers le ciel, écouter, à l’infini, ce chant de triomphe de l’Islam !

… Je me souviens, à ce propos, de la nuit où, l’an dernier, après avoir erré jusqu’au matin à la recherche d’Aly et du poète, j’étais venu échouer dans les ruines du Morkad, au pied du minaret, dont les fenêtres s’étaient illuminées… Là, dans le grand silence mort de Tunis la nuit, la voix du mueddine me parvenait, mystérieuse, mystérieuse infiniment, chantant sur l’air calme et cadencé qui retentit encore à mes oreilles, la prière : [en arabe] La prière est préférable au sommeil.

Après l’heure délicieuse de l’Icha, été errer…

Vers 10 heures, au retour, station dans une rue étroite, devant une petite boutique éclairée par un quinquet d’huile. Une guitare, des tuyaux de pipes, une garniture en papier découpé…

Devant la boutique, le marchand couché sur une natte ovale, homme brun d’assez bel aspect, indifférent, d’une lenteur infinie de mouvements, comme absent… Serait-ce l’effet du kif ?

Acheté une petite pipe et du kif…

Voici le bilan, assez complet, de ma journée d’hier…

Journée d’arrivée incomparable.

Je ne souffre pas trop de la chaleur, pourtant humide et lourde.

 

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El-Mérayer, 30 juillet 1900.

 

Quitté Alger le 27 juillet, 8 heures matin.

Arrivé le 29, vers 10 heures à Méroïer, sieste, parti à 5 h. 1/4[1][1][18].

Relais à El-Ferd vers minuit. Arrêt à Ourlana vers 2 heures. Relais à Sid-Auvrau 2 h. 1/2. El-Moggar, à l’aube, dernier relais. Arrivé à Touggourt, le 31 à 8 heures du matin. Un peu de fièvre entre Mrayer, Ourlana et Sidi Amram.

Disposition d’esprit bonne relativement et gâtée par la présence de la maîtresse du lieutenant Lagrange, affreuse créature répugnante.

À Sidi Amram, couché pendant le relais près d’un feu de djérid secs, près d’un soldat français, venu je ne sais d’où, bu un café, faiblesse, un peu de fièvre… La flamme du feu éclairait le mur en toub d’une lueur rouge, étrange, sous l’écroulement des constellations.

 

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Touggourt, mardi midi, 31 juillet 1900.

 

Je suis assis dans la salle à manger presque obscure, pour fuir les innombrables mouches de ma chambre.

Ce soir, si le bureau arabe ne s’y oppose pas, je partirai pour El Oued où je tâcherai d’établir mes pénates.

À tout prendre, là-bas, je risque beaucoup moins au point de vue de la santé qu’à Ouargla. Je suis heureux de constater que l’écrasante chaleur qu’il fait dans le désert ne m’accable pas trop. Encore ne suis-je pas tout à fait dans mon état normal, à cause de la fatigue du voyage, des veilles prolongées de ces derniers temps. Je puis travailler et penser. Ce n’est d’ailleurs qu’aujourd’hui que je commence à me ressaisir. Je n’y parviendrai entièrement que le jour où je serai installé à El Oued, où le calme se sera fait autour de moi.

Je commence aussi à avoir le sens de l’économie, et la force de volonté nécessaire pour ne pas dépenser inutilement le peu d’argent qui me reste.

Il faut aussi ne pas oublier que je suis venu au désert non pas pour me livrer au dolce farniente de l’an dernier, mais bien pour travailler, que ce voyage peut devenir un redoutable naufrage de tout mon avenir, ou bien un acheminement vers le salut tant matériel que moral, selon que je saurai me débrouiller ou non[1][1][19].

D’Alger, en bloc, du premier et du dernier soir surtout, j’ai gardé à jamais un souvenir charmant.

Le dernier soir, j’étais allé avec Mokhtar et Abd-el-Keim Oulid-Aïssa chez un marchand de tabac du plateau Saulières. Après une conversation assez animée, ce fut une promenade mélancolique le long des quais. Ben Elimaur, Mokhtar et Zarrouk, l’étudiant en médecine, chantaient doucement de mélancoliques cantilènes algéroises.

J’ai eu plusieurs instants de vie intense, de vie tout orientale, à Alger.

Le long voyage en troisième classe, presque en tête à tête avec l’être juvénile et sympathique qu’est Mokhtar, a eu aussi son charme.

J’ai dit, pour longtemps peut-être, adieu à la grande Azurée…

Puis, ce fut la Kabylie sauvage, les rochers déchiquetés. Puis, au-delà des collines grisâtres des Portes de Fer, la désolation des hauts plateaux argileux, vaguement dorés par les champs fauchés très haut par les Arabes, – longues taches d’un fauve argenté sur les sanguines et les ocres des terrains.

À Bordj-bou-Aréridj, la plaine offre un spectacle d’une tristesse plus morne et plus désespérante que n’importe où ailleurs.

Saint-Arnaud ressemble à Batna. C’est un grand village perdu au milieu des hauts plateaux du pays Chéonïya. Saint-Arnaud, en arabe Elelma, est pourtant verdoyant. Ses jardins rappellent ceux de la colonne Randon, à Bône.

Le Cadi est un noble et calme vieillard d’un autre âge…

Hélas ! Les jeunes Algériens de nos jours, dans dix, dans vingt ans, seront-ils semblables à leurs pères, empreints de la solennelle sérénité de l’inébranlable foi islamique ? Son fils, Si-Aly, au premier abord, a l’air endormi et lourd. C’est cependant un homme intelligent et point indifférent envers la chose publique. Si Ahsenn, d’origine turque, est un homme qui charme par sa franchise.

Le premier soir, à Elelma eu une impression intense, très douce, de la vieille Afrique et du pays bédouin : au loin, les chiens aboyèrent toute la nuit durant et le chant du coq se fit entendre. Sérénité, douce mélancolie et insouciance.

Ressenti, comme jadis, en route de Biskra à Touggourt, l’impression charmeuse, enivrante, de l’aube au désert… À Bir Sthil, hier, quand le vieux gardien nous a fait boire le café, et ce matin, à El Moggar, quand, assis devant le feu, je préparais le café du matin.

Cette nuit, vers 2 heures, traversé l’oasis lugubre d’Ourlana : grands jardins enclos de murs en pisé, aux ségniya sentant le salpêtre, l’humidité et la fièvre…

Toutes les maisons en toub ocreux endormies en un étrange sommeil…

Puis, à Sidi Amram, couché à terre, près d’un feu de djérid secs, sur le sable chaud, sous l’éblouissement des étoiles innombrables[1][1][20]…

Ô Sahara, Sahara menaçant, cachant ta belle âme sombre en tes solitudes inhospitalières et mornes !

Oui, j’aime ce pays du sable et de la pierre, ce pays des chameaux et des hommes primitifs, pays des chotts et des sebkha dangereuses…

Hier soir, entre Mraïer et El Berd, vu d’étranges et fétichistes silhouettes de vagues formes humaines ornées d’oripeaux rouges et blancs : là, il y a peu d’années, fut assassiné un musulman. Cette espèce de monument sauvage est dressé là en souvenir du sang de cet homme, qui fut enterré à Touggourt…

 

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Bordj Terajen, le 1er août, 7 heures matin.

 

Parti hier soir, à 4 h. 3/4, sur la mule de N’Tard-jallah avec Mohammed El Hadj de Taïbet. Arrivé à Mguétla vers 9 heures.

Remarqué, au coucher du soleil, les dunes fauves devenant d’une incomparable teinte dorée, d’une ardeur inouïe.

Au clair de lune, 1er quartier, blancheurs infinies ; côté éclairé par le soleil, doré ; partie dorsale, – dhaar el erèg, – d’un blanc bleuâtre et translucide. Délicatesse et pureté inouïe des teintes.

Hier soir, malgré un peu de fatigue, impression excellente du premier campement.

La nuit, vent presque froid, murmure marin dans la dune. Impression de tristesse désolée, infinie et sans motif.

Aube superbe. Levé à 4 heures. Ciel pur, fraîcheur vent assez fort, N.-E.

Parti à 5 heures. Campé et fait le café dans la dune. La poste nous a rattrapés. Monté à chameau jusqu’à Terdjen. Arrivé 8 heures. Les gardiens et le portier affirment que le Docteur subtil est toujours à El Oued.

Disposition d’esprit excellente. État de santé, idem.

Comme j’ai bien fait de quitter l’Europe et de choisir, hier, El Oued pour résidence. Si seulement la santé tient bon, il faudra rester le plus longtemps possible à El Oued.

Et surtout, puisse ce temps n’être point perdu, à tous les points de vue, à ceux, surtout, de mon développement intellectuel et moral, et de littérature. [en arabe] S’il plaît à Allah !

 

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El Oued, le 4 août 1900. 7 heures matin.

 

Après avoir fini d’inscrire mes notes à Terdjen, je me suis assis sur mon lit, en face de la porte.

Eprouvé une sensation de bien-être inexprimable, de joie profonde d’être là… Sieste interrompue par les enfants et les chèvres.

Parti, avec la poste, vers 2 h. 1/2. Chaleur intense. Malaise. Remonté à chameau. Arrivé à Mouïet-el-Caïd vers le maghreb (6 heures).

Nuit absolument blanche. À 2 heures, vu, au-dessus de la dune, s’allumer une lueur rouge, sans rayons, terne.

Puis, dans le vague rayonnement de l’aube, monte Lucifer ardent, triomphant. [en arabe] Il est monté au bordj, disent les Arabes.

Réveillé Habib. Fait un feu, préparé le café. À 4 heures, repartis pour Ourmès. Arrivés vers 7 h. 1/2. Traversé la plus grande dune. Trouvé plusieurs chameaux morts, dont l’un, récent, couché en une pose d’abandon suprême…

Ourmès. Sieste dans les jardins. Spectacle enchanté. Sieste mauvaise à cause des mouches et de la chaleur des burnous inévitables. Repartis à 4 h. 1/2. Arrivés à Koïnine vers 6 heures. À El Oued vers le maghreb.

Descendu devant la maison de Habib, au milieu de la rue. Songé à toute l’étrangeté de ma vie.

Un peu de fièvre avant de m’endormir. Bonne nuit. Levés à 4 h. 1/2. Été visiter la maison d’un Caïd sur la place, en face le Bordj. Loué. Commencé l’installation.

Vu le capitaine. Midi. Chaleur étouffante. Sieste bonne.

Soir de l’arrivée, belle course avec Abd-er-Rahmen le frère de Habib, à mulets au Bir Gharby à l’aiguadi. Nuit transparente dans le sable blanc. Jardin profond endormi dans l’ombre. Fraîcheur et douceur des choses.

Hier soir, station devant un café maure. Puis, course au puits, à pied. Léger accès de fièvre. Faiblesse. Nuit bonne, dans la cour. Levé à 4 h. 3/4.

Me voilà enfin arrivé à ce but qui me semblait quelque peu chimérique, tant qu’il était à l’état de projet. C’est fait et il faut, maintenant, agir avec toute l’énergie dont je me sens capable. Il faut, dès que j’aurai reçu l’argent d’Eugène, payer le logement, payer Habib, puis, acheter le nécessaire.

Aujourd’hui, les bagages doivent arriver. Il faudra, dès que mon installation sera un peu moins provisoire, me mettre au travail ; faire le livre de mon voyage, dont Marseille sera le premier chapitre.

Je suis loin du monde, loin de la civilisation et de ses comédies hypocrites. Je suis seul, sur la terre d’Islam, au désert, libre et dans des conditions de vie excellentes. Sauf la santé, et encore, les résultats de mon entreprise ne dépendent donc que de moi…

 

 

Le 4 août 1900,3 h. 1/2 soir.

 

Je commence à m’ennuyer de ce que les bagages n’arrivent pas et de ce que je ne puis installer ma maison et ma vie définitivement…

Disposition d’esprit grise, un peu d’énervement, le tout sans cause.

Maison de Habib. Dans l’une des rues tortueuses, au sol de sable fin, non loin de la dune, un carré en tob non blanchi.

Dans un coin, une petite chèvre brune avec une amulette au cou. Une chienne avec ses petits. Les nombreux frères de Habib vont et viennent. La femme du vieux, haute, mince, vêtue de longs voiles blancs, avec toute une montagne sur la tête : des tresses de cheveux noirs, des tresses et des glands de laine rouge, dans les oreilles, de lourds anneaux de fer soutenus par des cordons accrochés dans la coiffure. Quand elle sort, elle jette par-dessus tout cela un voile bleu. Étrange figure bronzée, sans âge, maigre, aux yeux mornes et noirs.

Le vieux fumeur de kif, plongé en une douce rêverie…

Été, ce matin, voir Abd-el-Kader ben Taleb Saïd. Impression de ruse. El Mohammed El Héchni, impression d’obscurité. Homme profondément dissimulé[1][1][21].

Le mieux est évidemment de laisser de côté ces gens et ces affaires qui m’ont déjà coûté assez cher.

Ils sont partis à Mchara pour Ouargla. Abd-el-Kader dit qu’il se rendra à Paris. Le Naïb n’est pas aimé. [en arabe] La miséricorde de Dieu soit sur lui !

Tout à l’heure, la fraîcheur va commencer. Déjà, un petit vent passe, de temps en temps.

En résumé, je ne suis pas encore entré dans le sentier de ma nouvelle vie. Il y a encore trop de provisoire[1][1][22].

 

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El Oued, le jeudi 9 août, 7 h. 1/2 soir.

 

Pour le moment, rien de fixe dans mon existence toute arabe, d’une mollesse qui n’est point dangereuse, car je sens bien qu’elle ne durera pas. Mon petit ménage commence à s’installer un peu. Mais l’argent manque toujours.

Il faut éviter d’en emprunter au bach-adel, car il est évident qu’il n’est pas désintéressé. La chaleur diminue peu à peu. Plus de fièvre. État de santé excellent.

D’ici peu de jours, je crois modifier du tout au tout mon genre de vie.

Tous les soirs, Course au Bir R’Arby. Traversée des sables d’un blanc neigeux, presque translucide au clair de lune. Nous passons devant la morne silhouette sinistre du cimetière chrétien : de hautes murailles grises, surmontées d’une croix noire[1][1][23]… Impression lugubre. Puis, nous montons la dune basse et dans une vallée étroite et profonde, le jardin apparaît, semblable à tous les jardins souafas : un entonnoir élargi d’un côté, vers les chemins d’accès et les puits. Les plus hauts palmiers sont là-bas, au pied des parois abruptes de l’entonnoir. Les plus petits sont vers les puits.

Dans la lueur glauque de la lune, ils sont diaphanes, semblables à de délicats panaches de plumes. Entre leurs beaux troncs ciselés, s’étendent quelques cultures verdoyantes de melons, de pastèques et de basilics odorants.

L’eau est claire et fraîche. Le puits à la primitive armature – grince et ce bruit m’est déjà devenu familier ; l’oumara en peau de bouc tombe et clapote pendant un court instant dans l’obscurité du puits, puis remonte, ruisselante d’eau. Alors, jetant ma chechiya sur le sable pur, je trempe ma tête dans l’oumara et je bois avidement l’eau assez fraîche avec cette sensation de volupté presque angoissante que donne l’eau fraîche ici. Puis, l’on s’étend un instant sur le sable.

Un grand silence règne dans la nuit bleue ; et le vent éternel du Souf bruit mystérieusement dans le feuillage dur des palmiers, avec un vague bruit marin.

Puis, lentement, péniblement, c’est le retour vers la ville endormie ; vers la blanche maison qui est, Dieu sait pour combien de temps, ma demeure…

Il y a quelques jours, passé la nuit, avec Slimène[1][1][24], dans un grand jardin du Caïdat des Hacheich, à l’ouest d’El Oued.

Un entonnoir oblong, très profond, encastré entre de prodigieuses murailles de sable blanc, dont les arêtes sont garnies de petites haies en djérid desséchés, pour éviter l’ensablement.

Pas âme qui vive, dans l’ombre tiède des palmiers. Nous nous assîmes d’abord près d’un puits où j’avais vainement puisé au moyen d’une oumara déchirée. Tristes, d’une tristesse d’abîme, peut-être semblable chez tous les deux, en somme, puisque, chez moi l’idée des ennuis pouvant résulter des indiscrétions du quartier y était pour beaucoup.

Certes, en toute tristesse, chez moi, il y a toujours ce fond insondable et inanalysable de tristesse sans cause connue, qui est l’essence même de mon âme…

Hélas, mon âme a vieilli. Elle ne s’illusionne plus et je ne puis que sourire aux rêves de l’âme toute jeune de Slimène qui croit non pas à l’éternité, mais au moins à l’indéfinie durée de l’amour terrestre, et qui songe à ce qu’il y aura dans un an, dans sept ans[1][1][25]. Hélas, un peu de cendre grise au fond de deux âmes solitaires, très loin l’une de l’autre, sans doute, et séparées à jamais par des amas d’autres cendres, étrangères, des souvenirs déjà déformés et vagues… [en arabe] Mais ils ne savent pas !

Et à quoi bon le lui dire, l’attrister, le faire souffrir. Cela se fera tout seul, au jour de l’inévitable séparation.

Mais il est vrai que j’ai, depuis quelque temps, acquis une expérience profonde de la vie.

Non seulement sur ce chapitre-là aucune illusion ne subsiste en moi, mais encore aucun désir de m’illusionner, ni de faire durer ces choses qui ne sont douces et bonnes que parce qu’elles sont éphémères…

Mais voilà, ces choses-là, elles me sont si personnelles, si à moi, qu’il m’est impossible de les expliquer nettement, ou surtout de les faire comprendre et admettre par un autre.

L’expérience s’acquiert au prix des grandes souffrances de la vie, mais elle ne se communique jamais.

Après une heure passée, les larmes aux yeux, à parler des réellement terribles éventualités possibles, nous sommes allés nous coucher sous les palmiers, sur nos burnous, avec un bourrelet de sable sous nos têtes.

Dormi jusqu’à 2 h. 1/2 environ. Puis dans la croissante fraîcheur d’avant l’aube, remonté péniblement les sentiers de sable, et rentrés par le Caïdat des Hacheich. Petites ruelles enchevêtrées, où régnait une lourde odeur salpêtrée, assez semblable à celle des oasis de l’Oued Rir’ ! Traversé le marché où seuls quelques chameaux dormaient, avec leurs conducteurs, autour de l’immobile armature du grand puits.

Hier soir, monté sur le mauvais cheval blanc du Deira du Caïd des Hacheich, père de Misbah. Et sur la route de Kouïnine dans les petits faubourgs d’El Oued, où les chèvres blanches et noires paissent sur les toits des zériba en djerid.

La dune, encore blafarde, se dore de plus en plus, devient de cette couleur métallique ardente d’avant le maghreb. Les ombres s’allongent démesurées.

Puis, tout devient rouge violent avec les dos violet bleu, verdâtres, en des diversités de nuances inouïes.

À l’Occident, du côté de Kouïnine et de Touggourt, le soleil se couche, boule sanglante, dans un incendie d’or et de pourpre carminée. Les crêtes des dunes deviennent comme enflammées à l’intérieur, en des teintes qui se foncent d’instant en instant. Puis, quand le disque du soleil a sombré au loin, tout s’enfonce d’abord en des nuances violacées… Enfin, tout redevient blanc, de cette blancheur mate du Souf, aveuglante à midi.

… Ce matin, le jour s’est levé obscur, nuageux, et ce fut un spectacle des plus inattendus ici, au pays de l’implacable ciel bleu, de l’immuable et tyrannique soleil…

Ressenti une impression furtive de certains réveils là-bas jadis, en des reculs profonds de temps et d’espace, en automne…

Tristesse, ces jours derniers.

D’ailleurs, ma vie est mal employée ici, pour le moment. La sieste y joue un grand rôle.

C’est d’ailleurs cette inertie qui me prend, toutes les fois que je viens m’installer dans un pays nouveau, surtout pour un assez long séjour. Mais cela passera inévitablement.

Depuis ce matin, sirocco assez violent. Le sable voltige, et le temps est lourd. Il n’y a plus qu’une vingtaine de jours de fortes chaleurs, dit-on.

Pour le moment, ma santé est excellente, et, sauf une grande langueur, parfois, je me sens mieux que jamais.

Je voudrais pouvoir m’atteler à la besogne. Mais, pour cela, il faudrait se lever au moins au réveil et, après le départ de Slimène, ne plus me recoucher… Hélas, si je le fais, c’est uniquement par ennui et désœuvrement.

Il faudra sortir dès le réveil, aller dans les jardins et, parfois, effectuer la promenade le matin, soit sur un cheval, soit sur l’autre, suivant les occasions.

Passé un quart d’heure à prendre des mesures administratives contre les mouches qui avaient envahi mes deux chambres… Ces petits soins de mon existence si peu compliquée me seront un jour de chers souvenirs.

Mais pour cela, il ne faut point avoir l’esprit toujours ailleurs, toujours en attente. Oui, se livrer à l’heure présente, telle qu’elle est et tâcher, selon le conseil d’Eugène, de découvrir le bon côté de toute chose, côté qui existe inévitablement.

Ah ! si seulement la vie présente pouvait durer, si Slimène restait toujours le bon camarade, le frère, qu’il est pour moi en ce moment. Et si seulement, je me donnais un peu plus à la vie locale, et, les premières fraîcheurs venues, au travail !

Ici, quand une jeune fille se marie, c’est à dos d’homme qu’on la mène chez son mari. Celui-ci doit se cacher pendant sept nuits pour voir sa femme, venir après le magh’reb et s’en aller avant le sobkh.

Vestige évident des enlèvements de jadis…

 

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Le 18 août 1900, 3 h. 1/2 soir.

 

Hier soir, été, seul et à cheval, du côté de la route de Touggourt dans les petites villes semées le long des chemins, Gara, Teksebet, etc… Traversé Teksebet. Petite ville d’aspect mélancolique, délabrée, presque déserte, ruines croulantes à chaque pas.

Repris le chemin d’El Oued au coucher du soleil. Regardé, dans la dune grisâtre, couler le sable, indéfiniment, comme les vagues blanches d’un océan silencieux. Le sommet d’une grande dune pointue, vers l’ouest, semblait fumer, comme un volcan. Puis, le soleil, d’abord jaune entouré de vapeurs sulfureuses, s’est peu à peu coloré de ses riches teintes d’apothéose de tous les soirs…

Hier, au moment où je montais à cheval, entendu, tout près, les lamentations qui, chez les Arabes, annoncent la mort… C’est la petite fille de Salah le spahi, sœur du petit Abd-el-Kader, qui est morte.

Et aujourd’hui, dans une boutique du marché, vu Salah jouant et souriant avec son fils.

Hier, au magh’reb, l’on a enterré la petite dans le sable chaud… et elle a sombré pour jamais dans la grande nuit de l’au-delà, semblable à ces météores rapides qui traversent souvent le ciel profond d’ici…

 

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Lundi, 3 septembre 1900, 5 h. 1/2 soir.

 

Départ à chameau pour Touggourt. Arrivés 8 h. 3/4 Ourmès. Passé la [nuit] devant le bordj. Parti le 4 à 4 heures matin. Arrivés Mouïet-et-Caïd vers 10 heures matin. Sieste. Partis à âne à 4 heures soir. Passé la nuit entre M.-el-Caïd et Terdjeun. Sieste. Repartis vers 4 heures. Passé la nuit à Mguétla. Partis 2 h. 1/2. Arrivés Touggourt le 6 vers 11 heures. Journée chez Talèb-Saïd. Passé la nuit. Le 7 partis 8 heures soir. Couché près Arsa Touggourt. Repartis vers 3 heures le 8. Arrivés à Mguétla 8 heures. Sieste. Repartis vers 3 heures soir. Arrivés à Terdjeun vers 7 h. 1/2 soir. Passé la nuit près du bordj. Repartis le 9 à 1 h. 3/4 matin. Arrivés à M.-el-Caïd vers 8 h. 1/2 matin. Sieste.

 

Je n’y crois pas (à la mort) ; c’est un passage sombre que chacun de nous rencontre à un moment donné dans sa vie. Beaucoup de gens s’en alarment, ceux à qui l’obscurité fait peur, comme aux enfants.

Quant à moi, les trois ou quatre fois qu’il m’est arrivé de m’en trouver tout près, j’ai vu de l’autre côté une petite lumière je ne sais trop laquelle, mais évidente, et qui m’a tout à fait tranquillisé.

(E. Fromentin. Une année dans le Sahel).

Noté à El Oued, le 17 septembre 1900, 12 m.

Oui, il y a bien une petite lumière au-delà de la Grande Ténébreuse[1][1][26].

 

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Lundi 9 octobre 1900, 9 heures matin.

 

Hier soir, quelques instants après le maghreb, été sur « Souf »[1][1][27] chez Abd-el-Kader le deïra, chercher la selle pour ce matin. Passé derrière le café, par les larges rues de sable, entre les maisons à moitié en ruines.

Le soleil rouge venait de disparaître derrière les dunes de la route de Touggourt, et le bordj et les maisons se profilaient en délicates silhouettes grises sur l’incandescence du couchant.

Arrivé sur la route devant la porte du deïra, je regardai l’incomparable spectacle qui s’offrait à mes yeux : les dunes, d’une infiniment délicate nuance de chamois argenté, se profilant sur un ciel orangé et pourpre, le tout baigné d’une lueur lilacée d’une pureté de teinte inexprimable.

Quelques instants avant, à l’heure où le soleil allait se coucher, où El Oued resplendissait, noyé d’or éclatant, aperçu, comme un nimbe d’apothéose, deux silhouettes d’Arabes en blanc, debout sur la petite dune des fours à chaux. Impression biblique de recul vers les âges anciens de l’humanité primitive, adoratrice des grands luminaires célestes…

Et le soir, là-bas, aux confins de la ville et du désert, retrouvé une impression des crépuscules d’automne et d’hiver, là-bas, au pays d’exil, quand le grand Jura neigeux semblait se rapprocher, fondre en des teintes blondes ou bleuâtres…

Les matinées sont devenues froides. La lumière a changé de teinte et le ciel aussi. Ce n’est plus le morne rayonnement des jours accablés de l’été. Le bleu du ciel est intense et est devenu vivifiant et pur.

Tout revit. Mon âme, elle aussi, renaît à la vie… Mais aussi, comme toujours, je ressens une tristesse infinie qui envahit mon âme, un désir inexprimable d’un quelque chose que je ne saurais dire, une nostalgie d’un ailleurs que je ne saurais nommer.

Depuis quelques jours, le travail intellectuel me répugne bien moins que cet été, et je crois que j’écrirai encore… La source ne me semble point tarie.

Traversé une période de gêne matérielle et d’ennuis qui ne sont point encore terminés. Le lendemain certes, est gris, et je ne puis même point prévoir la fin de ce séjour ici, au pays du sable…

Pour le moment, si j’en avais même les moyens, je me sens incapable de m’en aller, de quitter Slimène pour jamais. Pourquoi, d’ailleurs ?

J’ai atteint enfin, je crois, la paix du cœur, sinon celle de l’esprit – bien loin de là, hélas…

… Variations prodigieuses de sensations ! Tout à l’heure, en commençant ces notes, je me sentais en l’une de ces claires et mélancoliques dispositions d’esprit ressenties surtout certains matins lumineux en errant au galop au pays des tombes sur la route d’Amiche. À présent, en terminant, je ressens cette sorte d’énervement déraisonnable et sans cause qui m’est si connu et qui me fait rabrouer brutalement ceux qui m’adressent la parole…

Le 14 octobre au soir, changé de logement. Maison au brigadier Némouchi.

 

 

El Oued, le 27 octobre 1900, 9 h. soir.

 

Le 17, été à Amiche, à la recherche de Sid-el-Hussine.

Partis vers six heures, par une matinée fraîche. Arrivés très vite, à la grande Zaouïya du Cheikh Blanc, qui semblait bien vide, bien abandonnée, aux confins des vastes cimetières tristes… Reparti avec deux serviteurs, traversé les longues successions de maisons et de jardins disséminés en un pittoresque désordre.

Zaouïya de Sid-el-Imann, solitaire et délabrée, sur une crête de dunes, entourée de ruines et d’un beau jardin verdoyant. De là, tourné sur la gauche, à travers là colonie des Chaambas. Rencontré Gosenelle et le docteür… Puis, deux Chaambas portant l’un des leurs au repos éternel, sur un brancard.

Enfin, trouvé Sid-el-Hussine tout au bout de Ras-el-Amiche, sur la route de Ber-es-Sof, en face des sables infinis qui conduisent à Rhadamès la mystérieuse et au Soudan lointain.

Passé la sieste avec le cheikh dans une étroite chambre fruste, sans fenêtre, voûtée et sablée, composant tout l’intérieur d’une maison solitaire[1][1][28].

Venu un être étrange, homme du Sud presque noir, aux yeux de braise, atteint d’une sorte d’épilepsie le poussant à frapper qui le touche ou l’effraie… et en même temps, empreint d’une douceur extrême et éminemment sympathique. Vers 8 heures, parti avec le cheikh pour la colonie des Chaambas… Reparti vers 3 h. 1/4 seul. Arrivé coucher du soleil, dans les cimetières situés vers la droite d’Amiche. Au magh’reb, arrêté, sur la dune surplombant les Ouled-Touati.

Vers la gauche, la plaine toute rose s’étendait, vide, bornée à l’horizon par des dunes violacées. Dans le village, des femmes en haillons bleus, peu nombreuses, et un dromadaire roux, aux formes étranges. Silence et paix absolus… Rentré vers 5 h. 1/4.

Me voilà enfin arrivé à l’état de dénuement absolu qui était à prévoir depuis bien longtemps. Mais aussi, en m’amenant à El Oued, la Providence semble avoir voulu me sauver d’une perte inévitable partout ailleurs.

Qui sait, peut-être que ces coups de l’adversité ne serviront qu’à modifier mon caractère, à me réveiller de cette sorte d’assoupissement je m’enfoutiste qui m’envahit souvent, au point de vue de l’avenir.

Dieu fasse qu’il en soit ainsi ! Jusqu’à ce jour, je suis toujours sorti sain et sauf de toutes les passes les plus mauvaises et les plus dangereuses. Peut-être la chance ne m’abandonnera-t-elle point encore. [en russe] Les voies de Dieu sont impénétrables.

Aujourd’hui, été, sur Souf, route Debila, très belle, par monts et par vaux, entre des jardins un peu sauvages et de vieilles maisons en ruines.

Quelques terrains salés, petits chotts roux parmi les grisailles blanchâtres des dunes et le vert sombre des palmiers.

Arrivé jusqu’à l’abattoir situé au milieu d’un chott plus étendu, environné de dunes… Aspect d’abandon et de tristesse.

 

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Le 4 novembre 1900.

 

Ce matin, été, sur Souf, dans les dunes et les jardins qui séparent la route de Touggourt de celle de Debila. Sentiers ardus, au sommet des dunes, surplombant les jardins profonds.

Il avait plu, cette nuit, et le sable était mouillé, d’une teinte jaunâtre, avec une légère odeur saline, fraîche et agréable[1][1][29].

Au loin, sur la route du Djérid et vers l’est, du côté de Tréfaouï, les hautes dunes semblaient azurées comme les vagues d’une mer tourmentée.

Sur les coteaux monotones, quelques plantes grasses ont poussé, sortes de sédums grêles, d’un vert clair. Dans les jardins, les carottes et les poivrons jettent des tapis d’un vert éclatant, sous les palmiers débarrassés de leur poussière grise. Tout revit, et cet automne d’Afrique ressemble bien aux étés de là-bas, au pays d’exil, surtout le soir, au coucher du soleil.

Mon existence est toujours la même, monotone et sans variations sensibles. Depuis quelque temps, elle est même devenue très retirée, se partageant entre ma maison que je ne considère que comme un campement, puisque nous devons l’échanger bientôt contre une autre, et celle de Mansour. Autrement, je vais chez Abd-el-Kader auquel je commence à m’attacher sincèrement. Si je pouvais trouver chez lui quelques livres, cela me serait une grande consolation.

Quant à Slimène, rien de changé, sauf que, de jour en jour plus je m’attache à lui et il devient vraiment un membre de ma famille, ou plutôt ma famille… Que cela dure éternellement ainsi, même ici, dans les sables immuablement gris[1][1][30] !…

Cependant, je m’arrête parfois sur la pente glissante de cet assoupissement qui m’envahit de plus en plus et je ne puis que m’étonner de mon extraordinaire destinée…

Venir, après tant de grands rêves, tant de vicissitudes, échouer dans un oasis perdu au fond du désert !…

Et quelle sera la fin de cette situation présente ?…

 

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El Oued, commencement de novembre 1900.

 

Le péché, c’est-à-dire le mal, est l’état naturel de l’homme, comme il est celui de tous les êtres animés…

Tout le bien que nous faisons n’est souvent qu’illusion. Si, par hasard, c’est une réalité, alors, ce n’est que le résultat d’une lente et douloureuse victoire que nous avons remportée sur notre naturel qui, loin de nous pousser à faire le bien, nous en éloigne sans cesse…

À son réveil ce matin, il s’était tout de même senti angoissé, envahi comme d’un pressentiment de mort, en présence de cet acte irréparable (Pierre Loti, Matelot).

Souvenir de réveil à bord, le 22 juillet 1900…

Noté à El Oued (hôpital) le 6-11-1900.

 

 

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El Oued, le 1er décembre 1900.

Maison Salah ben Taliba.

 

Il pleut… Le temps est gris et sombre et la dune a pris son air endeuillé des mauvais jours…

Le commencement de décembre ressemble singulièrement à celui de la funeste année 1897… Même temps, même vent violent, fouettant furieusement le visage… Mais alors, j’avais pour horizon l’immensité grise de la Méditerranée en furie, battant les rochers noirs du Lion avec un fracas de cataclysme… Et, en mon âme très jeune encore, malgré le deuil si récent et si cruel, la joie de vivre existait encore, latente, puissante…

Mais depuis lors, tout a changé, tout, même mon âme vieillie, mûrie par une destinée étrange, tourmentée, prodigieuse… Oui, tout est changé… Augustin a enfin trouvé son port, le « havre de grâce » d’où, semble-t-il, il n’est plus destiné de sortir… Après tant de vicissitudes, après tant d’aventures, il s’est enfin calmé et d’une étrange façon.

Quant à moi, je crois aussi, ou plutôt je commence à croire que j’ai aussi trouvé mon port.

Moi, à qui le paisible bonheur dans une ville d’Europe ou du Tell ne suffira jamais, j’ai conçu, en une heure d’inspiration, le projet hardi, pour moi réalisable, de m’établir au désert et d’y chercher à la fois la paix et les aventures, choses conciliables avec mon étrange nature. Le bonheur domestique est trouvé et, loin de diminuer, semble se raffermir de jour en jour…

Et seule la politique le menace… Mais hélas ! Allah sait les choses cachées des cieux et de la terre ! et nul ne saurait prévoir l’avenir.

 

Été, il y a juste quinze jours, ce soir, à la rencontre du bien-aimé jusqu’au-dessous de Kouïnine, de nuit.

Sorti, sur Souf, par une obscurité grise, donnant le vertige…

Perdu la route plusieurs fois… Sensations étranges, dans la plaine avec l’horizon semblant remonter en forme de dunes, et les villages représentant des haies de djérids…

Souvenu du passage d’Aziyadé où il est question des tombeaux de Stamboul, éclairés de veilleuses solitaires, en me trouvant subitement devant la porte de la Koubba du cimetière de Teksebet.

Pendant quelques jours, été tous les après-midi, avec Khalifa Tahar ou seul, sur la route de Debila… Jardins à fleur de sable, mélancoliques palmeraies, clôtures avec, pour arrière-plan, les éternelles dunes du Souf.

Eu, un jour de promenade solitaire, une sensation singulière de rappel, de retour vers le passé mort…

En passant dans le chott, arrêté mon cheval sous les palmiers.

J’avais les yeux fermés et je rêvais, en écoutant le vent bruire dans le feuillage… Rappel des grands bois du Rhône, et du parc sarrazin aux heures pensives des soirs d’été… L’illusion fut presque absolue.

Mais aussitôt, un brusque mouvement de Souf me rappela à la réalité… Je rouvris les yeux… Les dunes s’étendaient, à l’infini, moutonnantes et grises, et au-dessus de ma tête, le feuillage qui bruissait était celui des djérids coriaces… Instant de mélancolie profonde…

Un autre jour, été sur cette même route avec Slimène.

Retour, seul, par les dunes et les derrières de la ville… Coucher de soleil merveilleux… Nuages rouges dans un ciel d’opale empourpré… Passé, à l’heure du magh’reb, devant la mosquée du haut de la ville où se pressaient des formes blanches dans le rayonnement d’apothéose inondant la terre.

Derrière notre maison, au pied de la dune s’élève, à côté d’un enclos contenant trois palmiers bas, une petite mosquée d’aspect tout africain, bâtie en plâtre ocreux, semblant du toub…

Il n’y a qu’une petite koubba ovoïde à contreforts. Derrière elle s’élève un beau dattier qui, depuis notre terrasse, semble émerger de la koubba elle-même. Hier, au magh’reb, monté là-haut… Dans l’embrasement du couchant, des silhouettes grises, empourprées, circulaient devant la poste, au loin… Et là, à ma droite, tandis que le petit dôme rougeâtre semblait incendié et que la voix traînante du mouedden répétait la prière du soir à tous les horizons du ciel, de sa voix traînante et lente, des hommes descendaient de la dune, dans la gloire de l’heure mélancolique.

Ces jours derniers, les souvenirs poignants de la fin de [en russe] L’Esprit blanc sont venus me hanter…

 

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El Oued, le 14 décembre 1900, 2 heures soir.

Vendredi.

 

Après deux jours de souffrance et d’ennui, je semble recommencer à vivre.

Il fait de plus en plus froid. Hier soir, un épais brouillard régnait, me rappelant les brumeuses journées de la terre d’exil.

L’hiver sera rude à passer ici, sans feu et sans argent… Et cependant, je n’ai point envie de le quitter, cet étrange pays…

L’autre jour assis avec Abd-el-Kader dans la cour de la Zaouïya d’Elakbab, je considérais avec étonnement le décor étrange : têtes singulières, à moitié voilées de gris, de Chaambas bronzés… figures presque noires, énergiques jusqu’à la sauvagerie, de Troud du Sud… tout cela, dans la cour délabrée de la Zaouïya, entourant l’énorme cheikh roux aux doux yeux bleus…

Destinée singulière de jour en jour, plus que la mienne !

Et cependant, si je regrette quelque chose, c’est mes rêves de travail littéraire… Hélas, seront-ils jamais réalisés ?

Parmi mes souvenirs du Sud, celui qui sera, sans doute, le plus vivace, sera certes celui de cette mémorable journée du 3 décembre où il me fut donné d’assister au plus beau des spectacles : la rentrée du grand marabout Si Mahmoud Lachmi, l’être indéfinissable, fascinant, attirant qui me charma, à Touggourt, par l’étrangeté de sa personnalité… Homme d’un autre âge, aux pensers et aux attitudes de jadis. Si Lachmi est fait pour exercer un ascendant étrange sur les âmes aventureuses… Singulière griserie, en ce matin irisé et pur d’hiver, que celle de la poudre, de la musique sauvage des Nefsaoua des bendar, des cris frénétiques de la foule acclamant le descendant du prophète et du Saint de Bagdad, et des galopades furieuses, insensées, dans la fumée et le bruit…

 

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24 décembre 1900 (Ramadane).

 

D’une manière fort inattendue, malgré ma maladie, ma faiblesse, les ennuis du jeûne et ceux, bien plus graves, d’ordre matériel, ces nuits et ces matinées de Ramadane me réservaient les sensations calmes et agréables de sérénité, presque de joie.

Il m’a aussi été très doux de constater que l’ami des vieux jours, bons ou mauvais, mais surtout mauvais, Augustin, se rappelle encore cette fraternité d’esprit qui nous unissait jadis, de près ou de loin, malgré toutes les embûches et les entraves que la vie semblait vouloir mettre sans cesse entre nous…

De jour en jour plus, je constate qu’il n’y a, en effet, qu’un seul moyen de vivre sinon tout à fait heureux, puisqu’il y a la maladie, la misère et la mort, au moins calme : c’est de s’isoler le plus possible des hommes, sauf quelques rares élus et surtout, de ne point dépendre d’eux.

La société arabe, désorganisée, viciée par le contact de l’étranger, n’existe même pas ici telle qu’elle est dans les grandes villes. Quant, à la société française… d’après ce que j’ai constaté par le lieutenant de tirailleurs et le docteur surtout[1][1][31], elle a beaucoup perdu ici. Le seul être pensant et bon qu’il y avait ici, c’était mon vieux Domercq avec lequel je pouvais parler des choses de l’âme et de l’esprit.

 

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Le 28 janvier 1901, 8 heures matin.

 

Une fois de plus, tout est bouleversé, brisé, dans ma triste existence : finie, la vie alanguie et douce, dans le prestigieux décor des sables mouvants ! Finie la quiétude délicieuse à laquelle nous nous abandonnions tous deux !

Le 23 au soir, nous avons appris, par un hasard providentiel, la relève de Slimène, et le retour à Batna… Heure d’indicible angoisse, de désespoir presque…

D’ailleurs, à la tristesse infinie du départ, de la vie dure de Batna, plus loin l’un de l’autre, s’ajoutait l’anxiété de la situation matérielle, les 100 fr. de dettes, somme dont nous n’avions pas le premier sou.

Nuit lugubre, sans sommeil, passée à fumer du kif et à boire.

Le lendemain matin, course angoissée, rapide, chez Sidi Lachmi. Trouvé entouré des pèlerins qui partiront demain pour la grande Ziara du grand cheikh de Nefta. Passé plus d’une heure, le cœur serré, l’esprit ailleurs, à parler de choses futiles, du bout des lèvres. Enfin, pris le cheikh à part et convenu de revenir après le magh’reb avec Slimène. Rentré au grand trot, brisé, les jambes raidies dans les étriers.

Trouvé Slimène à moitié fou, hagard, presque inconscient de ce qu’il faisait. Le soir, un peu avant le magh’reb ; parti sur « Souf ». Envoyé Aly avec les burnous de Slimène dans le cimetière des Ouled-Ahmed. Au coucher du soleil, arrivé aux dernières tombes disséminées sur la route. Angoisse profonde en ne voyant pas venir le bien-aimé. Depuis longtemps, je n’avais pas eu le cœur aussi serré que ce soir-là. Des idées lugubres se pressaient dans ma tête enfiévrée.

Enfin, après l’edden du magh’reb, à la tombée de la nuit, Slimène arrive, par la route de la mosquée des Ouled-Ahmed. Nous partîmes au galop jusqu’au jardin de Hama Ayéchi, laissant Aly que j’avais envoyé au quartier.

Course sinistre à la lueur vague du croissant de Safar-el-Kheir… Crainte aiguë de voir Slimène tomber de cheval, angoisse de savoir ce que le cheikh ferait pour nous… Enfin, nous arrivons, nous répondons avec impatience aux salutations réitérées de Guezzoun et des autres serviteurs et nous voilà seuls, assis devant le cheikh, dans la vaste salle sablée, aux voûtes basses et puissantes… Une bougie éclaire le grand tapis rouge sur lequel nous sommes assis, laissant dans une ombre vague les coins de la chambre.

Un grand silence lourd s’est fait. Je sens bien que mon pauvre Rouh’ ne peut parler, et moi-même, il me semble que quelqu’un m’étrangle.

Je vois que Rouh’ pleure et j’ai envie d’éclater moi aussi.

Mais le cheikh nous rappelle que l’on peut venir, qu’il ne faut pas se trahir…

Longtemps, je tâche, dans mon trouble, de lui expliquer ce qui nous arrive et quelle est notre situation… Il se tait, accablé, comme absent.

Enfin, le cheikh et moi, nous échangeons un regard où je tâche de mettre toute mon âme, lui montrant Rouh’ qui commence à perdre connaissance totalement, brûlant de fièvre… Alors, le cheikh se lève et entre dans sa maison… il était temps, ses yeux étaient voilés.

Il revient après un instant et pose devant Rouh’ 170 francs en disant : « Dieu paiera le reste[1][1][32]. »

Alors, sans rien dire, sans même prendre les billets, Rouh’ les regarde et rit, d’un rire fou qui nous fait peur au cheikh et à moi… Rire silencieux qui était plus triste à voir que des larmes.

Je me demandais avec angoisse s’il n’allait pas perdre la raison tout à fait. Enfin, je sors, derrière la zaouïya… Au loin, les dunes lugubres de la route de Taïbet Guéblia dormaient dans l’imprécise lueur lunaire.

Devant moi se dressait, dans le sable pierreux, la silhouette étrange du petit cimetière des enfants du cheikh où dorment tant d’êtres innocents, à peine éclos à la vie et aussitôt emportés dans les Ténèbres mystérieuses de l’au-delà. Petites âmes dont les yeux terrestres s’ouvrirent à peine sur le grand horizon des dunes stériles et s’éteignirent aussitôt…

Dans les sables que le vent d’ouest a accumulés contre le mur épais, aux lourds contreforts, je m’arrête et, dans le silence profond, je vois le passage furtif, tout près de moi, d’une indéfinissable bête de nuit, fuck ou petit renard de sables, qui sait ? Les yeux au ciel, je récite à voix basse la tatiha, en un élan sincère vers Dieu et j’implore l’Émir des Saints dont je porte le chapelet et que je sers…

Je rentre… Puis, nous repartons, le cœur allégé, mélancoliques cependant…

Nous craignons de nous perdre, dans les immenses cimetières et dans les dunes blafardes…

En effet, nous rentrons par le village à l’est des Ouled-Touati. En passant par l’étroit sentier qui surplombe le profond jardin de Hama Ayéchi, nous regardons l’étrange spectacle : les palmiers, à nos pieds, dorment dans l’ombre… Entre leurs troncs, filtrent quelques rayons argentés, vaguement roses.

Très bas vers l’horizon occidental, au-dessus des dunes immenses qui dominent le cimetière israélite, le croissant renversé de la lune prête à se coucher.

Il est près de dix heures et aucun son ne vient troubler le silence des solitudes désolées où nous sommes. Tout semble prendre, ce soir-là, ces aspects particuliers des choses, aux jours où nos destinées éphémères se décident…

Un profond mystère règne alentour et tous deux, intensément, nous le ressentons. Nous nous taisons et écoutons le bruit mou des sabots de nos chevaux dans le sable brassé de la route.

Quand nous entrons dans le cimetière des Ouled-Ahmed, la lune se couche : pendant un instant, seules les deux cornes rouges du croissant apparaissent à la crête de la grande dune, spectacle étrange, inquiétant… ; puis, c’est fini, tout sombre dans la nuit…

Nous avons à peine avancé, de peur de buter et de tomber : la route est parsemée de tombeaux. Au départ, après le magh’reb, des misbah brûlaient dans le cimetière, dans les petites nécropoles grises, flammes falotes dans la lueur finissante du jour : c’était une nuit de vendredi.

Maintenant, tout est retombé dans l’ombre, les lumières sont éteintes et les tombeaux sommeillent dans l’obscurité. Ah ! quitter ce pays et, peut-être, ne jamais le revoir !…

Le lendemain, Slimène prévient Embarek et le brigadier Saïd qui se sont révélés tous deux braves et honnêtes cœurs.

Avant-hier, vers huit heures, parti avec Aly pour Guémar. Passé par le cimetière et la route de Sidi Abdallah. Puis, obliqué vers l’ouest de Teks’ebet et passé sous Kanimine, un peu à droite de la route de Touggourt. Matinée fraîche, quelques nuages. Arrivés dans les dunes, laissé Aly derrière moi et parti au galop, puis au trot.

Aspects désolés de la grande plaine de Tarzout, avec, à l’horizon septentrional, la silhouette de la grande koubba des Ti djouya… De loin, les palmiers de Tarzout et de Guémar qui se confondent à l’horizon de la plaine morne où s’étendent les cimetières immenses donnent assez bien l’illusion de l’arrivée à Touggourt, vue depuis les dernières dunes de la route du Souf… Même plaine grise et ligne noire des palmiers parmi les maisons blanchâtres. Pensé, avec un serrement de cœur intense que, dans peu de jours, il faudra prendre cette route, et remonter vers le nord et, peut-être pour la dernière fois, hélas !

– C’est bien en ces jours d’angoisse, d’incertitude et de tristesse que je sens combien je me suis attaché à ce pays et que, où que je sois désormais, je regretterai toujours amèrement le pays du sable et du soleil, des jardins profonds et des vents roulant des nuages de sables à la surface des dunes qu’ils façonnent capricieusement, à travers les siècles toujours pareils et monotones.

Contemplé les étranges cimetières, celui surtout au-dessous de Tarzout, à droite : les tombeaux en forme de cloches pointues, les petites koubbas en forme de tours à contreforts, tout le pittoresque désordre de ces nécropoles environnant les deux villes sœurs : Tarzout et Guémar.

Trouvé facilement la zaouïya délabrée de Sid-el-Houssine. Entretien triste, dans la chambre pauvre s’ouvrant sur la vaste cour encombrée de pierres aux formes étranges…

Enfin, sorti dans la cour extérieure, j’aperçois la silhouette rouge de Rouh’ prenant la route du marché et j’envoie Aly courir à sa poursuite…

Au récit de nos souffrances et en face de Rouh’ qui a l’air d’un déterré, le bon cheikh pleure, en songeant à notre prochaine séparation…

À lui aussi, bien des souvenirs nous lient… Mes courses avec lui, à Amiche et à Ourmès, nos longs entretiens et le mystère des entreprises communes…

Un peu avant l’asr, nous partons… Nous nous séparons dans les dunes de Kouïnine. Avec Aly, je reprends la route d’El Oued, vers l’ouest, laissant Kouïnine vers la gauche. Quelques femmes voilées de bleu rentrent, courbées sous le poids des guerbas pleines…

Dès que nous avons dépassé Kouïnine, je repars seul, au galop, espérant rattraper Slimène.

C’est trop tard, et je rentre, à la tombée de la nuit, par la route déserte du cimetière de Sidi Abdallah.

 

Le 29 janvier. 9 h. matin.

 

Avant-hier, vers 4 h. 1/2, Aly m’annonça que Guezzoun lui avait dit que Sidi Elimam devait partir hier (le lendemain) pour Nefta… Pendant assez longtemps, j’hésitai : cependant, il fallait bien voir Sidi Elimam et tenter auprès de lui la démarche qui avait si bien réussi auprès de ses deux frères.

Enfin, un quart d’heure environ avant le magh’reb, je partis sur le cheval de Dahmane.

Course rapide, dans la lueur rouge du couchant.

Dans le village situé au-dessous de la zaouïya d’Elbayada, j’entendis l’edden du magh’reb.

Enfin, je vis, sur la petite colline basse, se dresser la silhouette à deux coupoles de la vieille zaouïya de Sidi Abd-el-Kader, la première en date dans le Souf…

Le village commençait à s’estomper en des ombres bleuâtres, transparentes et molles. Disposition d’esprit plutôt calme et bonne.

Trouvé… (Interrompu ce jour-là).

Parti pour Behima vers 10 h. 1/2, rentré le lendemain 30, vers 3 heures soir.

Entré à l’hôpital le 30 janvier...[1][1][33]

(La note suivante en russe, a été portée sur ce Journalier, au crayon, à Marseille, un jour de triste évocation :)

 

Où es-tu mon inoubliable ami, mon ami véritable et unique ?

Où es-tu, roi de qui la voix nous parlait de vérité et d’amour ?

Où es-tu, et toi bonne et simple Chouchka, où es-tu ?

 

« Vous avez su deviner, au milieu de la poussière et de la pourriture qui avaient envahi mon âme d’alors, ce qui brûlait encore en elle, la sainte étincelle de lumière. Merci à vous, chers, charmants et inoubliables ! Merci !

« À l’heure de la douleur et de la souffrance, dans les tenailles de la séparation, vos souvenirs chers se lèvent devant moi de l’ombre du passé. Le sort nous réunira-t-il encore ? »

Marseille, 23 juin 1901, 9 heures du soir. – Je suis seule à la maison ; il fait sombre et triste ici, et celui qui m’éclaire est loin. Où êtes-vous, chers ? »

Note au crayon en russe.

 

___________

 

3 février 1901.

 

Est-ce pour longtemps – ô Vie – que mon destin est d’errer par le monde ?

Où es-tu, Port où je pourrai me reposer ?

Où est le regard que je pourrai admirer ?

Où est la poitrine contre laquelle je pourrai m’appuyer ?

Éternellement seul…

 

« Hélas ! il y avait ici au milieu du désert aux teintes grises, le port. Il y avait aussi les yeux honnêtes d’un ami-frère, et l’honnête poitrine, mais tout est parti ! »

Ce matin (3 fév. 1901) en un instant de tristesse attendrie, mystérieuse : devant la porte de la salle morne, sur le sable gris, une petite mésange singulière, grise comme le sable du désert, montée sur de longues pattes grêles, avec, sur son poitrail perlé, une collerette noire, était venue sautiller et chanter, me rappelant la terre d’exil… Eu l’impression à la fois attendrie, douce, et angoissante, que c’était peut-être l’âme de [en russe] L’Esprit blanc qui venait, sous cette forme gracieuse, consoler mon âme oppressée dans la cité dolente…

Plus que jamais, je me perds dans l’indicible, dans ces tréfonds obscurs de mon âme et je me débats dans les ténèbres. Le rêve est sombre… Quel en sera le réveil et quel en sera le lendemain ?

 

___________

 

3 février 1901.

 

Impressions de printemps de jadis, pâle et lumineux.

 

[en arabe] La fortune et nos parents nous sont donnés en dépôt. Et il est nécessaire que nous les restituions un jour.

[en russe] Souvenir de l’Esprit blanc.

[en arabe] Le même jour : toujours la même pensée, les mêmes élans,

 

« Vers des années écoulées, vers l’amour parachevé,

Endors-toi dans ma poitrine, Serpent du souvenir !

Ne trouble pas mon triste repos !

De ses yeux qui, sous l’orage de la vie,

Puisaient pour moi jadis la chaleur de l’amour,

Dans la terre humide, sous la dalle de pierre,

Je sais : depuis longtemps, il ne reste aucune trace !

Ombres brumeuses du passé,

Larmes sereines du passé,

Oh ! pourquoi vous êtes-vous réveillées, inattendues,

Dans un cœur douloureux et gémissant ?

Allez-vous-en. Ne trompez plus par votre charme,

Mon âme morte, lasse de vivre !

 

« … Tout sent le printemps. Au-dessus des voûtes de la maison grise d’en face, la voûte resplendissante du soleil étincelle… Et moi, je m’angoisse et je souffre sur un pauvre lit d’hôpital seul et abandonné ! »

 

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9 février 1901.

 

Le mal, étant un désordre dans le fonctionnement des lois de Dieu, ne peut fatalement suivre dans son accomplissement une voie régulière. Voilà pourquoi, dans tout calcul malfaisant, il y a une foule de mailles déchirées et une foule d’embûches.

Par son essence même, le mal ne peut que mal finir pour celui qui en est l’instrument.

Pensée qui m’est venue ce soir, après l’heure extraordinaire, l’heure indéfinissable du magh’reb où j’ai senti surgir en moi tout un monde de sensations nouvelles, un processus, un acheminement vers un but que j’ignore, que je n’ose deviner.

… Oui, en ces heures, les plus troublées de ma vie, mon âme est en mal d’enfantement.

Quel sera le lendemain, quand j’aurai cessé d’errer dans les ténèbres ?

Nous vivons en plein mystère et nous sentons, tous d’eux, l’aile puissante de l’Inconnu nous effleurer, parmi les événements vraiment miraculeux qui nous favorisent à chaque pas…

Ce soir, vers cinq heures, l’on a transféré Abdallah Mahommed[1][1][34] dans une cellule de la prison.

Je l’ai vu venir et je l’ai regardé, pendant que les tirailleurs le fouillaient… Impression poignante de pitié profonde pour cet homme, instrument aveugle d’une destinée dont il ignore le sens… Et eu, de cette silhouette grise, debout la tête courbée, entre les turcos bleus, l’impression peut-être la plus étrange et la plus profonde de mystère que j’aie jamais éprouvée.

J’ai beau chercher au fond de mon cœur de la haine pour cet homme, je n’en trouve point. Du mépris encore moins.

Le sentiment que j’éprouve pour cet être est singulier : il me semble, en y pensant, côtoyer un abîme, un mystère dont le dernier mot… ou plutôt dont le premier mot n’est pas dit encore et qui renfermerait tout le sens de ma vie. Tant que je ne saurai pas le mot de cette énigme – et le saurai-je jamais ! Dieu seul le sait – je ne saurai ni qui je suis, ni quels sont la raison et le but de ma destinée, l’une des plus prodigieuses qui soient.

Il me semble bien, cependant, que je ne suis point destiné à disparaître sans avoir eu conscience de tout le mystère profond qui environne ma vie, depuis ses singuliers débuts jusqu’à ce jour.

« Folie » diront les incrédules amoureux des solutions toutes faites et que le mystère impatiente.

Non, car la perception des abîmes que recèle la vie et que les trois quarts des hommes ignorent et ne soupçonnent même pas, ne peut être traité de folie qu’au même titre que le dédain de l’aveugle-né pour les descriptions qu’un artiste lui ferait des splendeurs d’un coucher de soleil ou d’une nuit étoilée.

Il est facile de tranquilliser son âme peureuse, effarouchée par le voisinage de l’Inconnu, au moyen d’une explication banale, puisée dans la fausse expérience des hommes et dans les « idées courantes », ramassis informe de bribes d’idées sans suite, de connaissances superficielles et d’hypothèses prises pour des réalités par l’incommensurable lâcheté morale des hommes !

Si l’étrangeté de ma vie était le résultat du snobisme, de la pose, oui, l’on pourrait dire : « C’est elle qui l’a voulu »… Mais non ! Jamais être ne vécut plus au jour le jour et plus au hasard que moi et ce sont bien les événements eux-mêmes, par leur inexorable enchaînement, qui m’ont conduit où je suis et non point moi qui les ai créés.

Peut-être toute l’étrangeté de ma nature se résume-t-elle en ce trait fort caractéristique : chercher, coûte que coûte, des événements nouveaux, fuir l’inaction et l’immobilité.

 

___________

 

Le 5-11-1901, 2 h. 1/2 soir[1][1][35].

 

Et rien de ce que je pourrais dire, dans des pages entières ou des volumes, ne rendrait la mélancolie sans nom de cette impression-là… (Fantôme d’Orient.)

 

Je songe à El Oued, à la chère maison voisine des dunes pulvérulentes… J’y suis encore, dans la ville unique, mais je n’ai plus l’impression d’y être… et quand, par les créneaux de la muraille, ce matin, je regardais, en face, le café, la rue et le mur de la maison du Caïd des Messaaba, il me semblait que je regardais un paysage quelconque, par exemple celui d’une ville, inconnue, n’importe laquelle, vue du pont d’un navire, pendant une courte escale… Le lien, profond et presque douloureux qui m’y attachait, a été brutalement brisé… Je n’y suis plus qu’un étranger…

Vraisemblablement, je partirai avec le convoi du 22, soit dans dix-sept jours… Et ce sera fini, peut-être pour l’éternité.

Il ne me restera plus, de cette vie de six mois, que le souvenir doux, mélancolique et insondablement nostalgique… et l’affection sans doute immuable de l’être bon et honnête qui fut à mes côtés aux heures les plus cruelles et qui, malgré toute la difficulté de vivre auprès de moi, m’appartient entièrement, pour jamais, sans doute… C’est, certes, le seul que j’aie jamais aimé, aimé d’amour comme fraternellement, et en qui j’eusse eu la plus absolue confiance.

Enfin, au fond de toute ma misère, je sais que, de par le monde, il est un être prêt à partager ma vie, quelle qu’elle soit, qui estime en moi ce qu’il y a de bon et qui pardonne ce qu’il y a de mauvais, qui tâche de l’atténuer en guérissant les plaies saignantes de mon cœur.

Réminiscence. – Le soir du jour où Abd-el-Kader avait reçu sa révocation, nous nous rendîmes, en grand mystère, à la zaouïya d’Elbeyada, vers 6 heures.

 

* * *

 

Précédés par Aly, nous marchions prudemment, nous étant rencontrés près du cimetière chrétien. Nous prîmes la route ouest (inférieure), j’étais malade…

Je me souviens d’avoir eu un instant, derrière la zaouïya, la sensation angoissante que je ne pourrais remonter à cheval. Ma tête tournait et une indicible lourdeur envahissait mes membres.

Au retour, dans la nuit profonde, sous la voûte moirée aux irradiantes étoiles, vers 9 heures, nous arrivons aux premières maisons de la ville. Un silence lourd régnait, troublé seulement par le cliquetis régulier des mors arabes dans la bouche meurtrie des chevaux…

Mais bientôt les chiens féroces des Souakria, élevés dans les bordjs solitaires de l’oued Souf, nous éventèrent et commencèrent leur vacarme aigu. En ce moment, à l’horizon occidental, une étoile filante se détacha et descendit lentement dans la direction de la route d’Allenda… Soudain, éclatant comme une chandelle romaine silencieuse, elle grandit et flamba en un incendie bleu, irisé, superbe, qui, pendant un clin d’œil, illumina tout le pays livide…

Puis tout s’éteignit, et les étoiles reprirent leur scintillement impassible et paisible.

« C’est le flambeau des Saints… Quelquefois, la nuit, il descend ainsi vers ceux qui doivent mourir. »

La voix d’Abd-el-Kader s’éteignit dans le silence, et nous regagnâmes, muets, ma demeure.

Et une fois de plus, à pareille époque, dans un an, où serai-je, sous quel ciel et sur quelle terre ?

 

___________

 

Le jeudi 7-11-1901, 8 heures soir.

 

(Suite du récit interrompu le 29 janvier,
par le départ de Behima.)

 

En arrivant dans la vaste cour, trouvé les serviteurs. Sidi Elimam était encore en train de réciter son chapelet après la prière du soir[1][1][36].

En l’attendant, j’écoutais les tolba, dans la vaste mosquée déjà emplie d’ombre, réciter le Coran, en cadence et lentement…

Enfin, je vis apparaître le cheikh… Assis sur la natte, sous le mur, j’attendais avec impatience que les nombreux visiteurs eussent salué Sidi Elimam. Enfin, nous nous retirâmes dans la vaste pièce sablée, sous la première coupole.

Puis, pendant que le cheikh était rentré pour commander le dîner et préparer ce que je lui avais demandé, je m’accoudai au mur de la mosquée près de l’une des fenêtres ouvertes.

Dans la lueur vague d’une chandelle collée contre l’un des murs, les groupes grisâtres des fidèles apparaissaient confus. Lentement, en cadence, ils répétaient le dikr de Djilani :

[en arabe] « Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu ! »

Tristesse profonde et douce. Soupé, seul avec le cheikh, dans l’une des pièces de la vaste zaouïya, servis par les étranges négresses parlant entre elles la langue du Bornou lointain, aux accents plaintifs et chantants.

Repartis par une nuit de lune limpide et transparente, très vite. Arrivés vers 10 heures.

La dernière fois que je suis allé à Elakbab, avec le toubib, revenu en passant par les dunes de la route de Tréfaouï. Repris la grande route à El-bayada.

Jamais les jardins du Souf ne m’ont semblé aussi beaux, sous la grande lumière dorée de l’après-midi. Impression de tendresse profonde pour ce pays dont je n’ai peut-être jamais ressenti la splendeur avec autant d’intensité.

 

___________

 

Le 12 avril 1901, à Batna.

 

Relu ce registre mélancolique, après une affreuse journée d’ennui lourd et de morne tristesse.

Le sirocco souffle depuis quelques jours, la chaleur est devenue étouffante. Je me sens accablé et malade… Encore environ trois cent dix jours de cette insupportable vie !

[Suivent des extraits de Nadson].

En effet, ces onze mois de vie recluse et forcée à Batna auront été peut-être la plus dure de toutes les épreuves de ma vie. Ce qui me tourmente, ce n’est pas la pauvreté, c’est la misère, c’est-à-dire l’absence de ce strict nécessaire sans lequel on est l’esclave des éternelles préoccupations matérielles, des éternelles angoisses pour le lendemain.

Mille fois bénis soient, en comparaison, les angoissantes dernières journées d’El Oued, et la catastrophe de Behima, et les premiers jours à l’hôpital. C’était de la souffrance… Ici, c’est l’ennui, l’ennui morne de vivre parmi des êtres sans intelligence, dans l’horrible médiocrité et au milieu de l’indiscrétion de femelles indignes du nom d’êtres humains. Oh ! à quand, pour nous deux, la solitude bénie et le silence du désert, loin des hommes et de leur sottise !

Le seul être dont la présence ne me soit point à charge, en dehors de Slimane, est Khelifa, le simple et bon serviteur, lien avec le passé, qui me parle de notre Souf et des jours écoulés. Les seules heures où je puis goûter quelque repos, ce sont celles des nuits, auprès de Rouh’, en cette calme sécurité que nous donnent ces heures où rien ne vient nous séparer, et celles aussi où, seul avec mon « Souf », je rêve en face des champs inondés de lumière, loin de la ville, l’une des plus ignobles et des plus bêtes qui soient, dans le silence reposant des herbes et des fleurs, aux chants naïfs des oiseaux heureux de vivre.

Ici, ou chez Lamri, ou n’importe dans quel milieu où je ne suis point en tête à tête avec Rouh’, ou bien tout à fait seul, je sens un énervement, une colère sourde me prendre contre les gens et les choses, et un dégoût insurmontable.

 

Ce registre contient au moins une sorte de schéma de ma vie, de mes pensées et de mes impressions pendant la période la plus étrange, la plus agitée et aussi, sans doute, la plus décisive de ma vie.

Commencé par les citations, à la veille de mon départ de Paris, continué à Marseille, Genève, Alger et surtout à El Oued, ce livre reflète bien les tristesses, les errements et les angoisses de cette époque-là, si récente, mais maintenant morte et enterrée.

En réalité, cette période de ma vie s’est terminée à Behima, le 29 janvier…

 

 

 

TROISIEME JOURNALIER

 

 


[1] « Aujourd’hui, après quatre ans de souffrance, bien moins encore. Alger, 8 avril 1604. » (Note marginale an crayon.)

[2] [Son] premier roman dont il ne reste que trois parties.

[3] « Prophétie, Alger, 8 avril 1904 » (Note marginale.)

[4] Roman d’un Spahi.

[5] « En souvenir de ce 19 juin 1900, date fatidique. Et voici comment inconsciemment, par une inspiration certes, s'est décidé mon sort, comment, tout à coup, surgissant des ténèbres de mon âme d'alors m’est apparue la voie à suivre, celle qui devait, des mois plus tard, aboutir au jardin de Bir-Azelir, à Slimène, à mon entrée parmi les Khouans, à Behima et au salut. Marseille, 23 juillet 1901, mardi 11 h. 1/2 soir. » (Note marginale.)

[6] « Grande amélioration en cela. Mars 28/VII 1901. » (Note marginale.)

[7] En marge : Note en arabe : « Dieu ne m'a rien écrit ; il a écrit pour moi : El Oued, Slimène, et pour terminer : Behima. »

[8] « Constatation d'une tristesse infinie. Mars 12/VII 1901 ». (Note marginale.)

[9] Note en arabe : « Jusqu’ici Dieu n'a rien écrit. »

[10] « Cécité : aucun travail ne pouvait me donner ce que m'a donné simplement ma présence à El Oued. Mars 23/VII 1901. (Note marginale.)

[11] « Au contraire : plus accessible pour moi. Mars/VIII 1901. » (Note marginale.)

[1][1][12] « Quelques jours après, le Mektoub liait toute ma vie à celle de Slimène. » (Id.)

[13] « La foi d'abord, mon Art ensuite, cela suffit, car ces deux choses sont fécondes et embrassent tout l’univers. Mars 12/VII 1901. » (Note marginale.)

[14] « Constatation rassurante jusqu’à un certain point : loin de me sembler s’être écoulés très vite, ces neuf mois me semblent d’une longueur d’années. Plus la vie est monotone et sédentaire, plus le temps semblerait donc fugace ? à étudier. » (Note marginale.)

[15] Rien n'est raisonnable que ce qui est écrit. (Note marginale.)

[16] « Ah ! comme je voudrais partir, à présent, au loin, en un pays inconnu, mais d’Islam, mais d’Afrique, pour longtemps. Mars 12/VII 1901. » (Note marginale.)

[17] « Le 21 juillet 1900, 1 heure soir, départ de Marseille par l’Eugène Péreire. Le 22 juillet 3 heures soir, arrivée à Alger. »

[18] « Où est-il mon Oued Rir’ morne et prestigieux ? Et le reverrai-je jamais ? Mars, 12/VIII 1901. » (Note marginale.)

[19] Note en arabe : « Toute chose est dans ce qui a été écrit. »

[20] « II y avait là un soldat français, venu je ne sais d’où » (Note marginale).

[21] « Cécité » (Note marginale).

[22] Isabelle note ainsi l'itinéraire qu’elle suit en vue d’écrire une œuvre :

Plan du Livre.

Dédicace, genre préface. 1° Marseille. 2° Traversée. 3° Bône. Souvenirs des arrivées de jadis là et à Alger. 4° Elelma. 6° Biskra, an dernier, soirées. 6° Départ à cheval. Flamme à dépeindre le voyage de l'an dernier en y associant les quelques impressions saillantes de ce voyage. 7° Touggourt. 8° Départ pour El Oued. 9° Ouarmès. 10° Arrivée à El Oued.

Au demeurant, c'est le plan même de ces Journaliers et de son manuscrit russe La Vie au Sahara. Il semble bien, dans ces notes confidentielles, qu’Isabelle ne pense plus aux assassins du marquis de Morès ; elle avait promis de les découvrir. (Note de l’Éd. d’origine).

[23] « Jardin prédestiné » (Note marginale).

[24] Première mention de Slimène Ehnni qui deviendra son mari.

[25] « Dans un an ! » Un an s'est écoulé et ma vie... est plus intimement liée à la sienne pour toujours ! Mars 12/VIII 1901 (Note marginale).

[26] « Inscrit à l'hôpital d'El Oued, le 5/II 1901 après l'incident de Behima » (Note ajoutée un an après).

[27] Son cheval, qu’elle vient d’acheter.

[28] « Noté le 22 décembre 1900. Peu de jours après, cette maison où nous fîmes la sieste fut dévastée par le typhus qui emporta cinq personnes, entre autres, les deux vieillards. » (Note marginale.)

[29] « L’automne reviendra, là-bas, au pays des dunes livides. De nouveau, sous le ciel plus pur, le soleil rayonnera moins brûlant et le vent frais du matin dissipera la brume fraîche de la nuit, et le sable humide répandra ses senteurs marines. Et l’horizon bleuira, et les jardins reverdiront… Mais moi, je n’y serai plus, pour errer et pour rêver. Tout sera semblable en l’immuable décor du Sahara aimé… Mais nous n’y serons plus, pour voir et pour rêver… Nous serons loin, loin sur la terre d’exil… Batna, 1er avril 1900. » (Note marginale.)

[30] « Noté le 28-1-1901. – Même ici, dans les sables gris ! Et aujourd’hui, que ne donnerais-je pas pour ne jamais plus les quitter, ces sables prestigieux de l’Ouady Souf, et pour y dormir un jour le sommeil de l’éternité !… Et le lendemain de ce jour, j’ai été si près d’y demeurer pour jamais. Mars, 12/VIII 1901. » (Notes marginales.)

[31] « Cécité des jugements humains : peu de temps après, j’ai eu l’occasion d’apprécier la grande bonté et l’intelligence réelle de ce même docteur. Batna, 13 avril 1901. » (Note marginale.)

[32] En marge [en arabe] : « Emporte sous toi, mon Seigneur! »

[33] Isabelle Eberhardt fut, ce jour là, victime d’un attentat.

[34] L’homme qui a attaqué Isabelle Eberhardt.

[35] « Changement de pansement et enlèvement des drains le 5, 9 h. 1/2 matin. » (Note marginale.)

[36] « Suite de la course à Elakbab. Terminé à Batna, le 12 avril 1901, 5 heures soir. » (Note marginale.)

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 17/05/2021