BIBLIOBUS Littérature française

Notre-Dame des neiges

 

J’aperçois la maison, l’austère communauté – et que suis-je pour que je sois ici ?- MATHEW ARNOLD.

 

I – Père Apollinaire 

 

Le lendemain matin (jeudi 26 septembre) je pris la route avec un nouvel arrangement. Le sac ne fut plus plié en deux, mais suspendu de toute sa longueur à la selle, saucisson vert de six pieds long avec une touffe de laine bleue qui dépassait à l’une ou l’autre des extrémités. C’était plus pittoresque, cela ménageait la bourrique et, ainsi que je m’en aperçus bientôt, assurait la stabilité, qu’il ventât ou non. Mais ce ne fut pas sans appréhension que je m’y résolus. Quoique j’eusse fait emplette à cet effet d’une corde neuve et tout disposé aussi solidement que j’en étais capable, j’étais pourtant méfiant et inquiet que les flanquets ne s’aillent détacher et éparpiller mes biens le long de la ligne de marche.

Ma route remontait la vallée chauve de la rivière longeant les confins de Vivarais et Gévaudan. Les monts du Gévaudan sur la droite étaient encore plus nus, si l’on peut dire, que ceux du Vivarais sur la gauche. Les premiers avaient un privilège de taillis rabougris qui croissaient épais dans les gorges et mouraient par buissons isolés sur les versants et les cimes. De sombres rectangles de sapins étaient plaqués çà et là sur les deux côtés. Une voie ferrée courait parallèle à la rivière. Unique tronçon de chemin de fer du Gévaudan quoiqu’il y ait plusieurs projets sur pied et que des études topographiques aient été entreprises et même, m’a-t-on assuré, qu’eût été déterminé l’emplacement d’une gare prête à être construite à Mende. Une année ou deux encore et ce sera un autre monde. Le désert est assiégé. Désormais quelques Languedociens peuvent traduire en patois le sonnet de Wordsworth : « Montagnes et vallons et torrents, entendez-vous ce coup de sifflet ? »

Dans une localité nommée La Bastide on me conseilla d’abandonner le cours de la rivière et de suivre une route qui grimpait sur la gauche parmi les monts du Vivarais, l’Ardèche moderne. Car j’étais maintenant parvenu au petit chemin menant à mon étrange destination : le couvent des Trappistes de Notre-Dame des Neiges. Le soleil parut comme je quittais le couvert d’un bois de pins et je découvris tout à coup un joli site sauvage au sud. De hautes montagnes rocheuses, aussi bleues que du saphir fermaient l’horizon. Entre elles s’étageaient rangées sur rangées, des montagnes couvertes de bruyères et rocailleuses, le soleil étincelant sur les veines du roc, le taillis envahissant les ravins, aussi âpre qu’au jour de la création. Il n’y avait point apparence de la main de l’homme dans le paysage entier et, en vérité, pas trace de son passage, sauf là où une génération après une génération, avait cheminé dans d’étroits sentiers tortueux pénétrant sous les bouleaux et en sortant, en haut et en bas des versants qu’ils sillonnaient. Les brouillards, qui m’avaient cerné jusqu’alors, s’étaient maintenant résorbés en nuages et ils fuyaient en vitesse et brillaient avec éclat au soleil.

Je respirai longuement. Il était délicieux d’arriver, après si longtemps sur un théâtre de quelque charme pour le cœur humain. J’avoue aimer une forme précise là où mes regards se posent et si les paysages se vendaient comme les images de mon enfance, un penny en noir, et quatre sous en couleur, je donnerais bien quatre sous chaque jour de ma vie.

Mais si l’aspect des choses s’était mieux développé au sud, c’était toujours désolation et inclémence à deux pas de moi. Une croix à trépied au faîte de chaque mont indiquait le voisinage d’un établissement religieux. À un quart de mille au-delà, la perspective sur le sud s’élargissait et devenait plus accentuée de pas en pas ; une blanche statue de la Vierge au coin d’une jeune plantation dirigeait le voyageur vers Notre-Dame des Neiges. Ici, j’obliquai donc sur la gauche et poursuivis ma route, poussant devant moi mon baudet séculier et au craquement de mes souliers et de mes guêtres laïques, vers l’asile du silence.

Je n’avais pas progressé bien loin que le vent m’apportait le tintement d’une cloche et je ne sais comment je ne saurais qu’à peine dire pourquoi, mon cœur, à ce bruit, se serra dans ma poitrine. J’ai rarement éprouvé plus d’angoisse sincère qu’en approchant ce monastère de Notre-Dame des Neiges. Est-ce d’avoir reçu une éducation protestante ? Et soudain, à un tournant, une crainte m’envahit de la tête aux pieds – crainte superstitieuse, crainte d’esclave. Bien que ne cessant d’avancer, je continuais pourtant avec lenteur, comme un homme qui aurait franchi, sans y prêter attention, une frontière et s’égarerait au pays de la mort. Là, en effet sur une étroite route nouvellement ouverte, entre les pins adolescents, il y avait un moine médiéval se démenant avec une brouettée d’herbe. Tous les dimanches de mon enfance, j’avais l’habitude de feuilleter Les Ermites de Marco Sadeler, estampes passionnantes, emplies de bois et de champs et de paysages moyenâgeux aussi larges qu’un comté pour l’imagination qui y vagabondait ! Et c’était là sans doute un des héros de Sadeler. Il était enrobé de blanc comme un fantôme et le capuchon, retombé sur son dos dans son effort à pousser la brouette, découvrait un crâne aussi chauve et jaune qu’une tête de mort. Il aurait pu avoir été enterré quelque temps voici mille ans et toutes les parcelles de vie de son être réduites en poussière et brisées au contact de la herse d’un cultivateur.

J’avais en outre l’esprit troublé par l’étiquette. Devais-je adresser la parole à quelqu’un qui avait fait vœu de silence ? Évidemment non ! Toutefois, m’approchant, j’ôtai ma casquette devant lui avec une déférence superstitieuse, issue du fond des siècles. Il me fit un léger salut en retour et cordial s’adressa à moi. Est-ce que je me rendais au couvent ? Qui étais-je ? Un Anglais ? Ah ! un Irlandais, alors ?

– Non, dis-je, un Écossais.

Un Écossais ? Ah ! il n’avait jamais vu d’Écossais auparavant. Et il m’examina de haut en bas, sa bonne grosse figure honnête avivée d’intérêt, comme un gamin pourrait regarder un lion ou un caïman. De lui j’appris avec déplaisir que je ne pourrais être reçu à Notre-Dame des Neiges. Peut-être y pourrais-je faire un repas, mais c’était tout. Et alors, comme notre conversation continuait, et qu’il découvrait que je n’étais pas un colporteur, mais un homme de lettres qui dessinait des paysages et se proposait d’écrire un livre, il modifia sa manière de voir quant à ma réception (car j’ai peur qu’on ait égard aux personnes de qualité même dans un couvent de trappistes). Il me dit que je devais demander le Père Prieur, et lui exposer mon cas sans réserve. Sur nouvelles réflexions, il décida de descendre lui-même avec moi. Il pensait qu’il pourrait s’arranger au mieux en ma faveur. Pourrait-il dire que j’étais un géographe ? Non. Je pensais, dans l’intérêt de la vérité, qu’il ne le pouvait vraiment pas.

– Très bien ! alors (avec contrariété) un auteur ?

Il apparut qu’il avait été au séminaire en même temps que six Irlandais, tous prêtres depuis longtemps, qui recevaient des journaux et le tenaient au courant de la situation des affaires ecclésiastiques en Angleterre. Il s’informa avec empressement du Dr Posey pour la conversion de qui le brave homme avait continué, depuis toujours, de prier soir et matin.

– Je pensais qu’il était très près de la vérité, dit-il. Et il y parviendra finalement. Il y a beaucoup d’efficacité dans la prière.

Il faut être un protestant obstiné, un mécréant pour pouvoir prendre autre chose que du plaisir à cette histoire d’espérance ingénue. Tandis qu’il était si près du sujet, le bon père me demanda si j’étais chrétien et quand il reconnut que je ne l’étais pas ou du moins pas à sa façon, il glissa là-dessus avec une grande bonne volonté.

La route que nous suivions et que ce père athlétique avait construite de ses mains en l’espace d’un an arriva à un coude et nous découvrit quelques bâtiments blancs, un peu plus loin à l’arrière du bois. Au même instant, la cloche une fois de plus sonna au lointain. Nous étions tout près du couvent. Père Apollinaire (ainsi se nommait mon compagnon) m’arrêta :

– Je ne dois plus vous parler à partir d’ici, dit-il. Demandez le frère portier et tout ira bien. Mais essayez de me revoir quand vous sortirez de nouveau dans le bois, où j’ai permission de vous parler. Je suis enchanté d’avoir fait votre connaissance.

Et alors, levant soudain les bras, agitant les doigts et criant par deux fois : « Je ne dois plus parler, je ne dois plus parler ! », il s’enfuit devant moi et disparut sous le porche du monastère.

J’avoue que cette excentricité un peu spectrale contribua un instant à raviver mes craintes. Mais là où un seul était si bon et si naïf, pourquoi tous ne seraient-ils point pareils ? J’assumai un cœur courageux et me dirigeai vers la porte aussi vite que Modestine, qui semblait avoir de l’antipathie pour les couvents, me le permit. Depuis que je la connaissais, c’était la première porte qu’elle ne montrait pas une hâte inconvenante à franchir. J’assignai l’endroit dans les formes, quoique avec un battement de cœur. Père Michel, le père hospitalier et une paire de frères en robe de bure vinrent au guichet et confabulèrent avec moi un moment. Je pense que mon sac était la grande curiosité : il avait déjà séduit l’âme du pauvre Apollinaire qui m’avait chargé, sous serment, de le montrer au Père Prieur. Mais que ce fut ma diplomatie ou mon sac ou la certitude rapidement répandue dans cette partie de la communauté affectée au service des étrangers, qu’après tout je n’étais pas un colporteur, je n’éprouvai nulle difficulté à être admis. Modestine fut emmenée par un frère lai aux écuries et moi-même et mon paquetage fûmes reçus à Notre-Dame des Neiges.

 

II – Les Moines 

 

Le Père Michel, un homme souriant, aimable, au visage rosé, de trente-cinq ans peut-être, me conduisit à l’office et me donna un verre de liqueur, afin de me soutenir jusqu’au dîner. Nous fîmes un bout de conversation ou plutôt devrais-je dire, il écouta mon bavardage avec assez d’indulgence, d’un air toutefois absent, comme un esprit en présence d’une créature d’argile. Et, en vérité, lorsque je me rappelle avoir parlé surtout de mon appétit et qu’il devait y avoir, à ce moment-là, plus de dix-huit heures depuis que Père Michel n’avait fait que rompre du pain, je suis bien obligé de comprendre qu’il devait trouver quelque saveur terrestre à mes propos. Mais sa politesse, bien qu’éthérée, était positivement exquise et j’avais au secret de mon cœur vif désir de connaître le passé du Père Michel.

Le cordial administré, je fus laissé seul pour un peu de temps, dans le jardin du couvent. Ce n’était rien d’autre que la cour principale, partagée en allées sablées et en plates-bandes aux dahlias multicolores, avec, au centre, une fontaine et une noire statue de la Madone. Les constructions s’élevaient autour de ce carré, tristes, n’ayant point encore reçu la patine des ans et des intempéries. Rien de saillant en dehors d’une tourelle et deux pignons coiffés d’ardoises. Des frères en blanc, des frères en brun, passaient, silencieux, dans les allées sablées et quand j’y vins la première fois, trois moines encapuchonnés étaient agenouillés sur la terrasse en train de prier. Une colline chauve domine le couvent d’un côté et le bois le domine de l’autre. Il se développe exposé au vent. La neige y tombe, par à-coups, d’octobre à mai, et parfois y stagne durant six semaines. Mais les bâtiments s’élèveraient-ils au paradis, dans une atmosphère analogue à celle des cieux, qu’ils n’en offriraient pas moins même aspect éventé et rebutant de toutes parts. Quant à moi, dans ce jour farouche de septembre, avant qu’on m’appelât à table, je me sentais là transi jusqu’aux moelles.

Lorsque j’eus bien dîné et de bon appétit, Frère Ambroise, un Français expansif (car tous ceux qui sont chargés des étrangers ont licence de parler) me conduisit dans une cellule dans cette partie du monastère située à l’écart pour messieurs les retraitants. Elle était proprement blanchie à la chaux, et meublée du strict nécessaire : un crucifix, un buste du dernier Pape, L’Imitation en français, un recueil de méditations pieuses, et La Vie d’Élisabeth Seton, missionnaire, semblait-il, de l’Amérique du Nord et de la Nouvelle-Angleterre en particulier. Pour autant que je sache, il y a un beau champ d’évangélisation encore dans ces contrées-là. Mais pensez à Cotton Mather. J’eusse aimé lui faire lire ce petit ouvrage dans le ciel où j’espère bien qu’il habite. Pourtant peut-être le connaît-il déjà et même beaucoup davantage. Et sans doute que Mme Seton et lui sont les meilleurs amis et unissent avec jubilation leurs voix dans une psalmodie sans fin.

Pour terminer l’inventaire de la cellule, au-dessus de la table était suspendu un résumé du règlement pour messieurs les retraitants : quels exercices ils pouvaient suivre, quand ils devaient réciter leur chapelet et méditer, quand ils devaient se lever et se coucher. En bas, il y avait un N. B. important : Le temps libre est employé à l’examen de conscience, à la confession, à faire de bonnes résolutions, etc. À prendre de bonnes résolutions, certes ! On pourrait parler aussi avantageusement de faire pousser des cheveux sur la tête.

J’avais à peine exploré mon gîte que le frère Ambroise réapparut. Un pensionnaire anglais, paraît-il, désirait s’entretenir avec moi. Je protestai de mon empressement et le religieux poussa dans la pièce un petit Irlandais frais et guilleret d’une cinquantaine d’années, diacre de l’église. Il était vêtu d’habits strictement canoniques et portait sur la tête ce que, à défaut de connaissance technique, je ne peux qu’appeler un képi ecclésiastique. Il avait vécu sept ans comme aumônier dans un couvent de nonnes en Belgique et, depuis lors, cinq ans à Notre-Dame des Neiges. Il n’avait jamais lu un journal anglais, ne parlait qu’imparfaitement le français et, l’eut-il parlé comme un autochtone, il n’avait pas grande chance de conversation là où il habitait. En outre, c’était un homme fort sociable, friand de nouvelles et d’esprit ingénu comme un enfant. S’il me plaisait d’avoir un guide pour la visite du monastère, il était non moins charmé de voir mon visage britannique et d’entendre parler anglais.

Il me fit les honneurs de sa cellule particulière, où il passait son temps parmi les bréviaires, les bibles en hébreu et les romans de Waverley. De là, il me mena dans la clôture, à la salle capitulaire, me fit traverser le vestiaire où les robes des frères et de vastes chapeaux de paille étaient suspendus, chacun avec le nom d’un religieux sur une pancarte – des noms pleins de suavité et d’originalité, tels que Basile, Hilarion, Raphaël ou Pacifique. Enfin, il me conduisit à la bibliothèque où se trouvaient les œuvres complètes de Veuillot et de Chateaubriand et les Odes et Ballades, s’il vous plaît, et même Molière, pour ne rien dire d’innombrables pères et d’une grande variété d’historiens locaux et généraux. De là, mon bon Irlandais m’emmena faire la tournée des ateliers où des frères boulangent, fabriquent des roues de chariot, et font de la photographie. Là, l’un d’eux préside à une collection de curiosités et un autre à une galerie de lapins. Car, dans une communauté de trappistes, chaque moine a une occupation de son choix, en dehors de ses fonctions religieuses et des besognes générales de l’établissement. Chacun doit chanter au chœur, s’il a de la voix et de l’oreille, se joindre aux faneurs s’il sait balancer la faux. Mais pendant ses loisirs, quoiqu’il soit loin d’être oisif, il peut s’occuper selon ses goûts. Ainsi, me dit-on, un frère était engagé dans la littérature, tandis que le Père Apollinaire s’affaire à la construction des routes et que l’Abbé s’emploie à la reliure des livres. Il n’y avait pas longtemps que cet abbé avait été intronisé et, à cette occasion, par faveur spéciale, sa mère avait été autorisée à pénétrer dans la chapelle et à assister à la cérémonie de consécration. Un jour d’orgueil pour elle d’avoir un fils abbé mitré ! Il fait plaisir de penser qu’on lui a permis l’accès du cloître.

Dans ces allées et venues çà et là nous croisions, chemin faisant, beaucoup de pères et de frères. D’ordinaire ils n’accordaient pas plus d’attention à notre passage qu’à la fuite d’un nuage. Mais parfois l’excellent diacre se permettait de leur poser une question et il lui était satisfait par un geste particulier des mains, comparable à celui des pattes d’un chien qui nage, ou opposé refus par les signes habituels de la négation. Dans l’un et l’autre cas, paupières baissées et avec un certain air de contrition, comme de quelqu’un qui côtoierait de fort près le diable en personne.

Les moines, par autorisation extraordinaire de leur Abbé prenaient encore deux repas par jour. Mais c’était déjà l’époque de leur grand jeûne qui commence environ septembre et se prolonge jusqu’à Pâques. Pendant ce temps, ils ne mangent qu’une fois toutes les vingt-quatre heures et cela, à deux heures de l’après-midi, douze heures après avoir commencé la fatigue et la veille quotidiennes. Leurs mets sont peu abondants, et même de ceux-là, ils ne prennent qu’avec parcimonie et, bien qu’à chacun soit attribué un petit carafon de vin, beaucoup s’abstiennent de cette douceur. Sans doute la plupart des hommes de toute évidence se nourrissent trop ; nos repas servent non seulement à nous sustenter, mais à nous procurer une heureuse et normale diversion aux labeurs de la vie. Pourtant, bien que l’excès soit préjudiciable à la santé, j’aurais cru suffisant ce régime des Trappistes. Et je suis étonné, lorsque j’y repense, de la fraîcheur de visage et de la gaieté d’humeur de tous ceux que j’ai vus. Des gens de meilleure compagnie et mieux portants, je peux à peine l’imaginer. Et, en fait, sur ce plateau sinistre, et avec l’incessant travail des moines, la vie est d’une durée incertaine et la mort visiteuse fréquente à Notre-Dame des Neiges. C’est ce que, du moins, l’on m’affirmait. Pourtant s’ils meurent sans regret, ils doivent en même temps vivre sans maladie, car tous semblent de chair ferme et hauts en couleur. L’unique signe morbide que je pouvais remarquer, un anormal éclat du regard, tendant plutôt à accroître l’impression générale de longévité et de vigueur.

Ceux auxquels j’ai parlé étaient de caractère singulièrement doux avec ce que je ne puis nommer qu’un sain contentement d’âme dans la physionomie et les propos. Il y a un avis, à la direction des visiteurs, invitant ceux-ci à ne se point formaliser des rares paroles de ceux qui les servent, puisque c’est le propre des moines de parler peu. On aurait pu se dispenser de cet avis. Pour chacun, les hospitaliers étaient tout débordants d’innocents bavardages et, dans ma pratique de la communauté, il était plus facile d’aborder une conversation que de la rompre. À l’exception du Père Michel, qui était un homme du monde, ils témoignaient tous d’un bel intérêt sans feinte pour n’importe quel sujet : politique, voyage, mon sac de couchage. Et non sans éprouver une certaine jouissance à entendre le son de leur propre voix.

Quant à ceux auxquels le silence est imposé, je ne puis qu’admirer comment ils supportent leur solennel et froid isolement. Et pourtant, mis à part le point de vue de la mortification, il me semble voir une sorte de politique, non seulement dans l’exclusion des femmes, mais même dans ce vœu de silence. J’ai quelque pratique des défunts phalanstères de caractère artistique, pour ne pas dire bachique. J’ai vu plusieurs de ces associations se former sans peine et plus aisément encore disparaître. Sous une règle cistercienne, peut-être auraient-elles pu durer plus longtemps. Dans le voisinage des femmes il n’y a guère que les groupements « toucher et parer » qui peuvent être institués parmi des hommes sans défense. L’électrode positive est sûre de l’emporter. Les rêves de l’enfance, les plans de l’adolescence sont abandonnés après une rencontre de dix minutes et les arts et sciences et la gaillardise masculine professionnelle cèdent aussitôt à deux yeux doux et à une voix caressante. En outre, après cela, la langue est le plus grand commun diviseur.

J’ai presque honte de poursuivre cette critique profane d’une règle religieuse. Toutefois, il y a encore un autre point au sujet duquel l’ordre des Trappistes appelle mon témoignage comme étant un modèle de sagesse. Vers deux heures du matin, le battant frappe sur la cloche et ainsi de suite, heure par heure, voire parfois par quart d’heure, jusqu’à huit heures moment du repos. Ainsi, d’une façon minutieuse, le jour est partagé entre diverses occupations. L’homme qui prend soin des lapins, par exemple, se précipite de son clapier à la chapelle, à la salle du chapitre ou au réfectoire tout le long de la journée. À toute heure, il a un office à chanter, une tâche à remplir. Depuis deux heures lorsqu’il se lève dans l’obscurité, jusqu’à huit heures lorsqu’il retourne recevoir le don consolant du sommeil, il reste debout absorbé par de multiples et changeantes besognes. Je connais bien des personnes, voire plusieurs milliers par an, qui n’ont pas cette chance-là dans l’emploi du temps de leur vie. En combien de maisons l’appel de la cloche d’un monastère morcelant les jours en portions faciles à entreprendre, n’apporterait-il pas la tranquillité d’esprit et l’activité réconfortante du corps ! Nous parlons de fatigues, mais la fatigue réelle n’est-ce point d’être un sot hébété et de laisser la vie mal gérée selon notre manière étroite et folle.

De ce point de vue, sans doute pouvons-nous mieux comprendre l’existence des moines. Un long noviciat et toutes preuves de constance spirituelle et de vigueur physique sont requis avant qu’on soit agréé dans l’ordre. Mais je ne vois pas que beaucoup de postulants s’en trouvent découragés. Dans le studio photographique qui figure si bizarrement parmi les bâtiments hors de la clôture, mon regard fut accroché par le portrait d’un jeune homme en uniforme de fantassin de deuxième classe. C’était un des moines qui avait effectué son temps de service, fait des marches et des exercices et monté la garde pendant les années exigées dans une garnison algérienne. Voilà un homme qui avait considéré assurément les deux aspects de la vie avant de prendre une décision. Pourtant, aussitôt libéré du service militaire, il était revenu achever son noviciat.

Cette règle austère inscrit un homme pour les cieux comme de droit. Lorsque le Trappiste est malade, il ne quitte pas son habit. Il repose au lit mortuaire comme il a prié et travaillé dans son existence de frugalité et de silence. Et lorsque la Libératrice arrive, au même moment, voire avant qu’on l’ait emporté dans sa robe pour coucher le peu qu’il reste de lui dans la chapelle parmi le plain-chant sans fin, les carillons de cloches joyeuses, comme s’il s’agissait d’épousailles, s’envolent de la tour aux ardoises et publient dans le voisinage qu’une âme est retournée à Dieu.

À la nuit, sous la conduite de mon brave Irlandais, je pris place dans la tribune pour entendre complies et le Salve Regina par quoi les Cisterciens terminent chacune de leurs journées. Il n’y avait là aucun de ces éléments qui frappent le protestant comme puérils ou spectaculaires dans la liturgie du catholicisme romain. Une rigoureuse simplicité, sublimisée par le romanesque environnant parlait directement au cœur. Je me remémore la chapelle blanchie au lait de chaux, les silhouettes encapuchonnées dans le chœur, les lumières alternativement cachées ou révélées, le rude chant viril, le silence qui s’ensuivait, le spectacle des cagoules inclinées par la prière et puis le battement au déclic tranchant de la cloche qui cessait afin de montrer que le dernier office était terminé et que l’heure de dormir était venue. Et lorsque je m’en souviens, je ne suis pas surpris de m’être évadé dans le cortile intérieur, en quelque sorte comme saisi de vertige et d’être demeuré là, debout, pareil à un insensé, sous le vent de la nuit stellaire.

Mais j’étais fatigué et lorsque j’eus reposé mes esprits avec les mémoires d’Élisabeth Seton – un morne ouvrage ! – le froid et le croassement du vent parmi les pins (car ma chambre se trouvait de ce côté du couvent qui jouxte au bois) me disposèrent promptement au sommeil. Je fus réveillé au minuit ténébreux, à ce qu’il semblait, bien qu’il fût réellement deux heures du matin, par les premiers coups de la cloche. Tous les frères alors se précipitaient à la chapelle. Les morts vivants, à cette minute insolite, commençaient déjà les travaux sans consolation de leur journée. Les morts-vivants ! Quelle image à vous glacer ! Et les paroles d’une chanson de France me revinrent en mémoire qui disaient le meilleur de notre vie paradoxale :

Que t’as de belles filles,

Giroflée,

Girofla !

Que t’as de belles filles,

L’Amour les comptera !

Et je rendis grâces à Dieu d’être libre d’errer, libre d’espérer, libre d’aimer !

 

III – Les pensionnaires 

 

Mais il y eut un autre aspect de mon séjour à Notre-Dame des Neiges. À cette saison tardive, les pensionnaires y étaient peu nombreux. Pourtant, je n’étais pas seul dans la partie publique du monastère. Elle est située près de la porte d’entrée et comprend une petite salle à manger au rez-de-chaussée et, à l’étage, un couloir entier de cellules pareilles à la mienne. J’ai sottement oublié le prix de pension pour un retraitant régulier ; c’était entre trois et cinq francs par jour environ et, il me semble bien, plus près du premier prix. Des visiteurs de raccroc comme moi pouvaient donner ce qu’ils voulaient en offrande spontanée ; toutefois on ne leur réclamait rien. Je dois mentionner que, lorsque je fus sur le point de partir, Père Michel refusa vingt francs comme une somme excessive. Je lui exposai la raison qui me poussait à lui offrir autant, même alors, par un curieux point d’honneur, il ne prétendit pas recevoir lui-même cet argent.

– Je n’ai pas le droit de refuser pour le couvent, expliqua-t-il, mais je préférerais que vous le remettiez à l’un des frères.

J’avais dîné seul, parce que tard arrivé, toutefois, au souper, je trouvai deux autres hôtes. L’un était un desservant d’une paroisse rurale qui avait marché la matinée entière depuis sa cure sise près de Mende pour goûter quatre jours de retraite et de prière. C’était un véritable grenadier avec le teint fleuri et les rides circulaires d’un paysan. Et, tandis qu’il se lamentait d’avoir été entravé dans sa marche par sa robe, j’avais de lui un portrait imaginaire plein de vie, faisant de larges enjambées, bien d’aplomb, de forte structure, la soutane retroussée, à travers les mornes collines du Gévaudan. L’autre était un type court, grisonnant, trapu, de quarante-cinq à cinquante ans, vêtu de tweed et d’un chandail et le ruban rouge d’une décoration à la boutonnière. Ce dernier était un personnage difficile à classer. C’était un vieux militaire qui avait fait sa carrière dans l’armée et s’était élevé au grade de commandant. Il gardait quelque chose des façons de décision brusque des camps. D’autre part, aussitôt que sa démission avait été agréée, il était venu à Notre-Dame des Neiges comme pensionnaire et, après une brève expérience de la règle du couvent, avait résolu d’y rester comme novice. Déjà la vie nouvelle commençait de modifier sa physionomie. Déjà il avait acquis un peu de l’air souriant et paisible des frères. Cependant ce n’était ni un officier, ni un Trappiste : il participait de l’un et de l’autre état. Et certes, c’était là un homme à un tournant intéressant de l’existence. Hors du tumulte des canons et des clairons, il était en train de passer dans ce calme pays limitrophe à la tombe où des hommes dorment chaque nuit dans leurs habits de cimetière et, comme des fantômes, communiquent par signes.

Au souper, nous parlâmes politique. Je me fais un devoir lorsque je suis en France, de prêcher la bonne volonté et la tolérance politiques et d’insister sur l’exemple de la Pologne, à peu près comme certains alarmistes en Angleterre citent l’exemple de Carthage. Le prêtre et le commandant m’assurèrent de leur sympathie au sujet de tout ce que je disais et poussèrent un profond soupir sur l’âpreté des mœurs politiques contemporaines.

– Il est vrai, dis-je, qu’on peut difficilement discuter avec quelqu’un qui ne professe pas absolument les mêmes opinions, sans qu’il se mette immédiatement en colère contre vous.

Tous deux déclarèrent qu’un tel état d’esprit était anti-chrétien.

Tandis que nous devisions de la sorte, comment ma langue fourcha-t-elle sur un unique mot à la louange du modérantisme de Gambetta. Le visage du vieux militaire s’empourpra aussitôt d’un afflux sanguin. Des paumes de ses deux mains, il heurta la table comme un gamin rageur.

– Comment, monsieur ! s’écria-t-il. Comment ? Gambetta modéré ! Oseriez-vous justifier ces mots ?

Mais le prêtre n’avait pas oublié l’esprit général de notre conversation. Et soudain, à la pointe de sa colère, le vieux soldat rencontra un regard d’avertissement arrêté sur sa figure. L’absurdité de sa conduite lui apparut dans un éclair et la tempête prit fin, sans qu’il ajoutât un mot de plus.

Ce ne fut qu’au matin, après notre café (vendredi 27 septembre) que le couple découvrit que j’étais un hérétique. Je suppose que je l’avais induit en erreur par quelques phrases admiratives sur la vie monastique autour de nous. Ce ne fut que par une question à bout portant que la vérité se fit jour. J’avais été accueilli avec tolérance à la fois par le candide Père Apollinaire et l’astucieux Père Michel, et le bon Irlandais, lorsqu’il avait appris ma débilité religieuse, m’avait simplement frappé sur l’épaule, en disant : « Vous devez devenir un catholique et aller au ciel ! » Mais je me trouvais maintenant au milieu d’une secte d’orthodoxes différente. Ces deux hommes étaient amers, intransigeants et étroits comme les pires Écossais. Et au vrai, j’en jurerais, ils étaient plus puritains.

Le prêtre renâcla tout haut comme un cheval de combat.

– Et vous prétendez mourir dans cette espèce de croyance ? interrogea-t-il. Il n’est point de caractères assez gras employés par les imprimeurs mortels pour traduire son accent.

Humblement, j’observai que je n’avais point dessein d’en changer.

Mais il ne pouvait se contenter d’une aussi monstrueuse attitude.

– Non ! non ! s’écria-t-il, vous devez vous convertir. Vous êtes venu ici. Dieu vous a conduit ici et vous devez profiter de l’occasion.

Je fis une dérobade polie. J’en appelai à mes affections familiales, quoique je m’adressasse à un prêtre et à un soldat, deux classes de citoyens par hasard dégagés de ces aimables liens de la vie du foyer.

– Vos père et mère ? s’exclama le prêtre, vous les convertirez à leur tour, lorsque vous rentrerez chez vous !

Il me semble voir la tête de mon père ! Je préférerais plutôt m’emparer du lion de Gétulie dans son antre que de m’embarquer dans pareille entreprise contre la théologie des miens.

Désormais la chasse était ouverte. Prêtre et soldat formaient une meute acharnée à ma conversion. Et l’œuvre de la Propagation de la Foi, pour laquelle les gens de Cheylard avaient souscrit quarante-sept francs dix centimes pendant l’année 1877, continuait vaillamment contre moi son offensive. C’était un prosélytisme baroque, mais des plus impressionnants. Ils ne pensèrent jamais à me convaincre par une argumentation où j’eusse pu tenter quelque défense. Ils tenaient pour certain que j’étais ensemble honteux et effrayé de ma position. Ils me pressaient uniquement sur la question d’opportunité. « Maintenant, disaient-ils, maintenant que Dieu m’avait conduit à Notre-Dame des Neiges, – c’était l’heure prédestinée. »

– Ne soyez pas retenu par l’amour-propre, observa le prêtre afin de m’encourager.

Pour quelqu’un qui professe des sentiments de tous points égaux à l’endroit de tous les genres de religion, et qui n’a jamais été capable, même une minute, de peser sérieusement le mérite de cette croyance-ci ou de celle-là sur le plan éternel des êtres, bien qu’il puisse y avoir beaucoup à louer ou à blâmer sur le plan temporel et séculier, la situation ainsi créée était tout ensemble déplaisante et pénible. Je commis une seconde faute de tact en m’efforçant de plaider que tout revenant, en fin de compte, à la même chose, nous tendions tous à nous rapprocher, par des voies différentes, du même Ami et Père – sans le préciser. Cela comme il semble à des esprits laïques, serait l’unique Évangile qui méritât ce nom. Mais des hommes divers pensent de manière différente. Cet élan révolutionnaire fit brandir au prêtre toutes les terreurs de la loi. Il se lança dans des détails bouleversants sur l’enfer. Les damnés, dit-il – sur la foi d’un petit livre qu’il avait lu il n’y avait pas une semaine et que pour ajouter conviction à sa conviction il avait eu tout à fait l’intention d’emporter avec lui dans sa poche – les damnés se trouvaient conserver la même attitude durant toute l’éternité au milieu d’épouvantables tortures. Et, tandis qu’il discourait ainsi, sa physionomie croissait en noblesse en même temps qu’en enthousiasme.

Comme décision, tous deux concluaient que je devais chercher à voir le Prieur, puisque le père Abbé était absent, et exposer mon cas devant lui sans tarder.

– C’est mon conseil comme ancien militaire, observa le commandant et celui de monsieur, comme prêtre.

– Oui, ajouta le curé en faisant un signe de tête sentencieux, comme ancien militaire et comme prêtre.

À ce moment, tandis que je n’étais pas sans embarras comment répondre, entra un des moines : un petit type brun aussi vif qu’une anguille, avec un accent italien, qui se mêla aussitôt à la discussion, mais avec une humeur plus conciliante et plus persuasive, ainsi qu’il convenait à l’un de ces aimables religieux. On n’avait qu’à le regarder, dit-il. La règle était très dure. Il aurait joliment aimé demeurer dans son pays, l’Italie – on savait combien ce pays était beau, la belle Italie ; mais alors, il n’y avait point de Trappistes en Italie et il avait une âme à sauver et il était ici.

J’ai peur qu’il y ait, au fond de tous ces sentiments ce dont un critique de l’Inde m’avait gratifié : « Un hédonisme qui se meurt. » Car cette explication des motifs d’agir du frère me choquait un peu. J’eusse préféré penser qu’il avait choisi cette existence pour l’intérêt qu’elle offrait et non point en vue de desseins ultérieurs. Cela montre combien j’étais loin de sympathiser avec ces bons Trappistes, même lorsque je faisais de mon mieux pour y parvenir. Mais au curé l’argument parut décisif.

– Écoutez ça ! s’écria-t-il. Et j’ai vu un marquis ici, un marquis, un marquis – il répéta le mot sacré trois fois de suite – et d’autres personnages haut placés dans la société. Et des généraux ! Et ici, à votre côté, est ce monsieur qui a été tant d’années sous les armes – décoré, un ancien guerrier. Et le voici, prêt à se vouer à Dieu.

J’étais, pendant cette harangue, si complètement embarrassé que je prétextai avoir froid aux pieds et m’évadai de la salle. C’était par une matinée de vent farouche avec un ciel nettoyé et de longues et puissantes soleillées. J’errai jusqu’au dîner dans une région sauvage en direction de l’est, cruellement frappé et mordu par l’ouragan, mais récompensé par des points de vue pittoresques.

Au dîner, l’Œuvre de la Propagation de la Foi recommença et, à cette occasion, encore plus déplaisante pour moi. Le prêtre me posa plusieurs questions sur la méprisable croyance de mes ancêtres et reçut mes répliques avec une sorte de ricanement ecclésiastique.

– Votre secte, dit-il, une fois, car je pense que vous voudrez bien admettre que ce serait lui faire trop d’honneur que de l’appeler une religion…

– Comme il vous plaira, Monsieur, répondis-je. Vous avez la parole.

À la fin, il se fâcha de ma résistance et quoiqu’il fut sur son propre terrain et qui plus est, à ce sujet, un vieillard et ainsi avait droit à l’indulgence, je ne pus m’empêcher de protester contre son manque de courtoisie. Il fut tristement décontenancé.

– Je vous assure, fit-il, que je n’ai nulle envie de rire au fond du cœur. Aucun autre sentiment ne me pousse que l’intérêt que je porte à votre âme.

Et là finit ma conversion. Le brave homme ! Ce n’était pas un phraseur dangereux mais un curé de campagne, plein de zèle et de foi. Puisse-t-il parcourir longtemps le Gévaudan, sa soutane retroussée – un homme solide à la marche et solide au réconfort de ses paroissiens, à l’heure de la mort ! J’oserai dire qu’il traverserait vaillamment une tourmente de neige pour aller où son ministère l’appellerait. Ce n’est pas toujours le croyant le plus débordant de foi qui fait l’apôtre le plus habile !

 

 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 05/07/2021