BIBLIOBUS Littérature française

Le pays des Camisards

Le pays des Camisards

 

Nous marchions dans le sillage des guerriers d’autrefois,

Pourtant la contrée entière était verdoyante ;

Et trouvions amour et paix

Où avaient sévi fer et feu.

Ils passent et sourient les fils de l’épée.

Ils ne brandissent plus le glaive.

Oh ! qu’il a de profondes racines le blé

Qui pousse sur un champ de bataille !

W. P. BANNATYNE.

 

I – À travers la Lozère

 

La piste que j’avais suivie dans la soirée disparut bientôt et je continuai, au-delà d’une montée de gazon pelé, de me diriger d’après une suite de bornes de pierres pareilles à celles qui m’avaient guidé à travers le Goulet. Il faisait chaud déjà. J’accrochai ma veste au ballot et marchai en gilet de tricot. Modestine, elle-même tout excitée, partit dans un trottinement cahotant qui faisait valser l’avoine dans les poches de mon paletot. C’était bien la première fois que cela arrivait. La perspective à l’arrière sur le Gévaudan septentrional s’élargissait à chaque pas. À peine un arbre, à peine une maison apparaissaient-ils dans les landes d’un plateau sauvage qui s’étendait au nord, à l’est, à l’ouest, bleu et or dans l’atmosphère lumineuse du matin. Une multitude de petits oiseaux voletaient et gazouillaient autour de la sente. Ils se perchaient sur les fûts de pierre ; ils picoraient et se pavanaient dans le gazon et je les vis virevolter par bandes dans l’air bleu et montrer, de temps à autre, des ailes qui brillaient avec éclat, translucides, entre le soleil et moi.

Presque du premier instant de mon ascension, un ample bruit atténué comme une houle lointaine avait empli mes oreilles. Parfois, j’étais tenté de croire au voisinage d’une cascade et parfois à l’impression toute subjective de la profonde quiétude du plateau. Mais, comme je continuais d’avancer le bruit s’accrut et devint semblable au sifflement d’une énorme fontaine à thé. Au même instant des souffles d’air glacial, partis directement du sommet, commencèrent de m’atteindre. À la fin, je compris. Il ventait fort sur l’autre versant de la Lozère et chaque pas que je faisais me rapprochait de l’ouragan.

Quoiqu’il eût été longuement désiré, ce fut tout à fait incidemment enfin que mes yeux aperçurent l’horizon par-delà le sommet. Un pas qui ne semblait d’aucune façon plus décisif que d’autres pas qui l’avaient précédé et « comme le rude Cortez lorsque, de son regard d’aigle, il contemplait le Pacifique », je pris possession en mon nom propre d’une nouvelle partie du monde. Car voilà qu’au lieu du rude contrefort herbeux que j’avais si longtemps escaladé, une perspective s’ouvrait dans l’étendue brumeuse du ciel et un pays d’inextricables montagnes bleues s’étendait à mes pieds.

Les monts de Lozère se développent quasiment à l’est et à l’ouest coupant le Gévaudan en deux parties inégales. Son point le plus culminant, ce pic de Finiels sur lequel j’étais debout, dépasse de cinq mille six cents pieds le niveau des eaux de la mer, et, par temps clair, commande une vue sur tout le bas Languedoc jusqu’à la Méditerranée. J’ai parlé à des gens qui, ou prétendaient ou croyaient avoir aperçu, du Pic de Finiels, de blanches voiles appareillant vers Montpellier et Cette. Derrière s’étendait la région septentrionale des hauts-plateaux que ma route m’avait fait traverser, peuplés par une race triste et sans bois, sans beaucoup de noblesse dans les contours des monts, simplement célèbres dans le passé par de petits loups féroces. Mais, devant moi, à demi voilé par une brume ensoleillée, s’étalait un nouveau Gévaudan, plantureux, pittoresque, illustré par des événements pathétiques. Pour m’exprimer d’une façon plus compréhensive, j’étais dans les Cévennes au Monastier et au cours de tout mon voyage, mais il y a un sens strict et local de cette appellation auquel seulement cette région hérissée et âpre à mes pieds a quelque droit et les paysans emploient le terme dans ce sens-là. Ce sont les Cévennes par excellence : les Cévennes des Cévennes.

Dans ce labyrinthe inextricable de montagnes, une guerre de bandits, une guerre de bêtes féroces, fit rage pendant deux années entre le Grand Roi avec toutes ses troupes et ses maréchaux, d’une part, et quelques milliers de montagnards protestants, d’autre part. Il y a cent quatre-vingts ans, les Camisards tenaient un poste là même, sur les monts Lozère où je suis. Ils avaient une organisation, des arsenaux, une hiérarchie militaire et religieuse. Leurs affaires faisaient « le sujet de toutes les conversations des cafés » de Londres. L’Angleterre envoyait des flottes les soutenir. Leurs meneurs prophétisaient et massacraient. Derrière des bannières et des tambours, au chant de vieux psaumes français, leurs bandes affrontaient parfois la lumière du jour, marchaient à l’assaut de cités ceintes de remparts et mettaient en fuite les généraux du roi. Et parfois, de nuit, ou masquées, elles occupaient des châteaux-forts et tiraient vengeance de la trahison de leurs alliés ou exerçaient de cruelles représailles sur leurs ennemis. Là était établi, il y a cent quatre-vingts ans, le chevaleresque Roland, « le comte et seigneur Roland, généralissime des protestants de France », sévère, taciturne, autoritaire, ex-dragon, troué de petite vérole, qu’une femme suivait par amour dans ses allées et venues vagabondes. Il y avait Cavalier, un garçon boulanger doué du génie de la guerre, nommé brigadier des Camisards à seize ans, pour mourir, à cinquante-cinq, gouverneur anglais de Jersey. Il y avait encore Castanet, un chef partisan, sous sa volumineuse perruque et passionné de controverse théologique. Étranges généraux qui se retiraient à l’écart pour tenir conseil avec le Dieu des armées et refuser ou accepter le combat, posaient des sentinelles ou dormaient dans un bivouac sans gardiens, selon que l’Esprit inspirait leur cœur. Et il y avait pour les suivre, ainsi que d’autres meneurs, des ribambelles et des kyrielles de prophètes et de disciples, hardis, patients, infatigables, braves à courir dans les montagnes, charmant leur rude existence avec des psaumes, prompts au combat, prompts à la prière, écoutant pieusement les oracles d’enfants à demi fous et qui déposaient mystiquement un grain de blé parmi les balles d’étain avec lesquelles ils chargeaient leurs mousquets.

J’avais voyagé jusqu’à ce moment dans une morne région et dans un sillage où il n’y avait rien de plus remarquable que la Bête du Gévaudan, Bonaparte des loups, dévoratrice d’enfants. Maintenant, j’allais aborder un chapitre romantique – ou plus justement une note romantique en bas de page – de l’histoire universelle. Que restait-il de toute cette poussière et de tous ces héroïsmes surannés ? On m’avait assuré que le Protestantisme survivait toujours dans ce quartier général de la résistance huguenote. Bien mieux, même un prêtre me l’avait affirmé dans le parloir d’un couvent. Il me restait toutefois à connaître s’il s’agissait d’une survivance ou d’une tradition féconde et vivace. En outre, si dans les Cévennes septentrionales, les gens étaient stricts en opinions religieuses et plus remplis de zèle que de charité, qu’avais-je à attendre de ces champs de persécutions et de représailles ? – dans cette contrée où la tyrannie de l’Église avait provoqué la révolte des Camisards et la terreur des Camisards jeté la paysannerie catholique dans une rébellion légale du côté opposé, en sorte que Camisards et Florentins se tenaient cachés dans les montagnes pour sauver leur vie, les uns et les autres.

Juste au faîte du mont où j’avais fait halte pour inspecter l’horizon devant moi, la série de bornes en pierre cessa brusquement et seulement un peu en dessous, une sorte de piste apparut qui dévalait en spirale une pente à se rompre le cou, tournant comme tire-bouchon. Elle conduisait dans une vallée entre des collines déclives, aux éteules de roc comme un champ de blé moissonné et, vers la base, recouvertes d’un tapis de prés verdoyants. Je me hâtais de suivre la sente : la nature escarpée du versant, les continuels et brusques lacets de la ligne de descente et le vieil espoir invincible de trouver quelque chose de nouveau dans une région nouvelle, tout conspirait à me donner des ailes. Encore un peu plus bas et un ruisseau commença, réunissant lui-même plusieurs sources et menant bientôt joyeux tapage parmi les montagnes. Parfois, il voulait traverser la piste dans un semblant de cascade, avec un radier, où Modestine se rafraîchissait les sabots.

La descente entière fut pour moi comme un rêve, tant elle s’accomplit rapidement. J’avais à peine quitté le sommet que déjà la vallée s’était refermée autour de ma sente et le soleil tombait d’aplomb sur moi, qui marchais dans une atmosphère stagnante de bas-fonds. Le sentier devint une route. Elle descendit et remonta en molles ondulations. Je dépassai une cabane, puis une autre cabane, mais tout semblait à l’abandon. Je n’aperçus pas une créature humaine ni n’entendis aucun bruit, sauf celui du ruisselet. Je me trouvais pourtant, depuis la veille, dans une autre région. Le squelette pierreux du monde était ici vigoureusement en relief exposé au soleil et aux intempéries. Les pentes étaient escarpées et variables. Des chênes s’accrochaient aux montagnes, solides, feuillus et touchés par l’automne de couleurs vives et lumineuses. Ici ou là, quelque ruisseau cascadait à droite ou à gauche jusqu’au bas d’un ravin aux roches rondes, blanches comme neige et chaotiques. Au fond, la rivière (car c’était vite devenue une rivière collectant les eaux de tous côtés, tandis qu’elle suivait son cours) ici un moment écumant dans des rapides désespérés, là formant des étangs du vert marin le plus délicieux taché de brun liquide. Aussi loin que j’étais allé, je n’avais jamais vu une rivière d’une nuance à ce point délicate et changeante. Le cristal n’était pas plus transparent ; les prairies n’étaient pas à demi aussi vertes et, à chaque étang rencontré, je sentais une envie frémissante de me débarrasser de ces vêtements aux tissus chauds et poussiéreux et de baigner mon corps nu dans l’air et l’eau de la montagne. Tout le temps que je vivrai, je n’oublierai jamais que c’était un dimanche. La quiétude était un perpétuel « souvenez-vous » et j’entendais en imagination les cloches des églises sonner à toutes volées sur l’Europe entière et la psalmodie de milliers d’églises.

À la fin, un bruit humain frappa mon oreille – un cri bizarrement modulé, entre l’émotion et la moquerie, et mon regard traversant la vallée aperçut un gamin assis dans un pré, les mains encerclant les genoux, rapetissé par l’éloignement jusqu’à une infimité comique. Le petit drôle m’avait repéré alors que je descendais la route, de bois de chênes à bois de chênes remorquant Modestine et il m’adressait les compliments de la nouvelle région par ce trémulant bonjour à l’aigu. Et comme tous bruits sont agréables et naturels à distance suffisante, celui-ci également qui me parvenait à travers l’air très pur de la montagne et franchissait toute la verte vallée, retentissait délicieux à mon oreille et semblait un être rustique comme les chênes et la rivière.

Peu après le ruisseau que je longeais se jeta dans le Tarn, à Pont-de-Montvert, de sanglante mémoire.

 

II –Pont-de-Monvert

 

Une des premières choses rencontrées à Pont-de-Montvert, si je me souviens bien, fut le temple protestant. Mais ce n’était que le présage d’autres nouveautés. Une subtile atmosphère distingue une ville d’Angleterre d’une ville de France ou même d’Écosse. À Carlisle, vous pouvez vous apercevoir que vous êtes dans une certaine région. À Dumfries, à trente milles plus loin, vous êtes non moins certain d’être dans une autre encore. Il me serait difficile d’exprimer par quelles particularités Pont-de-Montvert se distingue du Monastier ou de Langogne, voire de Bleymard. Mais la différence existait et parlait éloquemment aux yeux. La localité, avec ses maisons, ses sentiers, son lit de rivière éblouissant porte un cachet méridional indéfinissable.

Tout était agitation dominicale dans les rues et dans les cafés comme tout avait été paix dominicale dans la montagne. Il devait y avoir au moins une vingtaine de personnes pour déjeuner vers onze heures avant midi. Quand je me fus restauré et assis pour mettre à jour mon journal, je suppose que plusieurs encore survinrent, l’un après l’autre, ou par groupes de deux ou trois. En traversant les monts Lozère, non seulement j’étais arrivé parmi des visages bien entendu nouveaux, mais j’évoluais sur le territoire d’une race différente. Ces gens, tandis qu’ils dépêchaient en vitesse leurs viandes dans un inextricable jeu d’épée de leurs couteaux, me questionnaient et me répondaient avec un degré d’intelligence qui dépassait tout ce que j’avais jusqu’alors rencontré, excepté parmi les ouvriers de la voie ferrée à Chasseradès. Ils avaient des visages disant la franchise. Ils étaient vifs ensemble de propos et de manières. Ils n’entraient pas seulement dans l’esprit total de mon excursion, mais plus d’un l’assura, s’il avait été assez fortuné, il eût aimé partir pour entreprendre pareil tour.

Même physiquement la transformation était plaisante. Je n’avais plus vu une jolie femme depuis que j’avais quitté le Monastier, et là, une seulement. Maintenant, des trois qui étaient assises en ma compagnie au dîner, une n’était certes point belle, – une pauvre créature timide d’une quarantaine d’années, tout à fait troublée par ce brouhaha de table d’hôte et dont je fus le chevalier servant et que je servis jusqu’au vin y compris et que je poussais à boire, m’efforçant généralement de l’encourager. Avec un résultat d’ailleurs exactement contraire. Mais les deux autres, toutes deux mariées, étaient toutes deux plus distinguées que la moyenne des femmes. Et Clarisse ? Que dire de Clarisse ? Elle servait à table avec une lourdeur impassible et nonchalante qui avait quelque chose de bovin. Ses immenses yeux grisâtres étaient noyés de langueur amoureuse. Ses traits, quoique un peu empâtés, étaient d’un dessin original et fin. Ses lèvres avaient une courbe de dédain. Ses narines dénonçaient une fierté cérémonieuse. Ses joues descendaient en contours bizarres et typiques. Elle avait une physionomie capable de profonde émotion et, avec de l’entraînement, offrait la promesse de sentiments délicats. Il semblait déplorable de voir un aussi excellent modèle abandonné aux admirations locales et à des façons de penser locales. La beauté devrait au moins impressionner belle audience, alors, en un instant, elle se dégage du poids qui l’accable, elle prend conscience d’elle-même, elle adopte une élégance, apprend un maintien et un port de tête et, en rien de temps, patet dea. Avant de partir, j’assurai Clarisse de mon admiration sincère. Elle but mes paroles comme du lait, sans gêne ni surprise, en me regardant tout bonnement et fixement de ses yeux immenses. Et je confesse que le résultat en fut pour moi un peu de confusion. Si Clarisse savait lire l’anglais, je n’oserais ajouter que son corps ne valait point son visage. Question secondaire que cela ! Mais sans doute serait-il mieux encore, à mesure qu’elle avancerait en âge.

Pont-de-Montvert ou Greenhill Bridge, comme nous dirions chez nous, est une localité fameuse dans l’histoire des Camisards. C’est ici que commença la guerre ; ici que ces Covenantaires du Midi égorgèrent leur archevêque Sharp. La persécution, d’une part, le fébrile enthousiasme, d’autre part, sont presque aussi difficiles à comprendre en nos tranquilles temps modernes et selon nos croyances et nos incrédulités modernes. En outre, les protestants étaient individuellement et collectivement des esprits sincères, dans le zèle ou la douleur. Tous étaient prophètes et prophétesses. Des enfants à la mamelle auraient exhorté leurs parents aux bonnes œuvres. « Un gosse de quinze mois à Quissac, parla à haute et intelligible voix, des bras maternels, secoué de frissons et de sanglots. » Le maréchal de Villars avait vu une ville où toutes les femmes semblaient « possédées du diable », avaient des crises d’épilepsie et rendaient des oracles en public, dans les rues. Une prophétesse du Vivarais avait été pendue à Montpellier, parce que du sang lui coulait des yeux et du nez et qu’elle déclara qu’elle versait des larmes de sang sur les malheurs des protestants. Et il n’y avait pas que des femmes et des enfants. De dangereux sectateurs de Stalwart, accoutumés à brandir la faucille et à manier la cognée, étaient de même agités de bizarres accès et prophétisaient au milieu des soupirs et de ruisseaux de larmes. Une persécution d’une violence inouïe avait duré près d’une vingtaine d’années et c’était là le résultat de son action sur les martyrs : pendaison, bûcher, écartèlement sur la roue avaient été inutiles. Les dragons avaient laissé les empreintes des sabots de leurs chevaux sur toute la contrée ; il y avait des hommes ramant aux galères et des femmes internées dans les prisons ecclésiastiques, et pas une pensée n’était changée au cœur d’un Protestant révolté.

Or, le chef et le principal acteur de la persécution – après Lamoignon de Baville – était François de Langlade du Chayla (prononcez Cheila) archiprêtre des Cévennes et Inspecteur des Missions dans la même région. Il possédait une maison, où il habitait parfois, à Pont-de-Montvert. C’était un personnage consciencieux qui semble avoir été prédestiné par la nature à devenir un forban. Il avait maintenant cinquante-cinq ans, âge auquel un homme connaît toutes les modérations dont il est capable. Missionnaire dans sa jeunesse, il avait souffert le martyre en Chine, y avait été laissé pour mort, secouru et ramené seulement à la vie par la charité d’un paria. Il est permis de supposer ce paria doté de seconde vue et n’ayant pas agi de la sorte par malice de propos délibéré. Une telle expérience, pourrait-on croire, aurait dû guérir un individu de l’envie de persécuter autrui. Mais l’esprit humain est de nature singulièrement complexe. Après avoir été un martyr chrétien, du Chayla devint un persécuteur chrétien. L’Œuvre de la Propagation de la Foi y allait rondement entre ses mains. Sa maison de Pont-de-Montvert lui servait de prison. Il y brûlait les mains de ses détenus avec des charbons ardents, y arrachait les poils de leur barbe, afin de les convaincre qu’ils étaient dans l’erreur. Et pourtant n’avait-il pas lui-même éprouvé et démontré l’inefficacité de ces arguments physiques chez les Bouddhistes chinois ?

Non seulement la vie était rendue intolérable en Languedoc, mais la fuite y était rigoureusement interdite. Un certain Massip, un muletier bien renseigné sur la topographie et les sentiers de la montagne, avait déjà mené plusieurs convois de fugitifs en sécurité à Genève. Lors d’un nouvel exode, composé principalement de femmes déguisées en hommes, du Chayla, dans une heure pour lui néfaste, appréhenda le conducteur. Le dimanche suivant, il y eut conventicule de protestants dans les forêts d’Altifage sur le mont Boudès. Là se rendit incognito un certain Séguier, Esprit Séguier comme l’appelaient ses compagnons – un foulon géant, au visage émacié, édenté, mais rempli du souffle prophétique. Il déclara au nom de Dieu que le temps de la soumission était révolu, qu’on devait courir aux armes pour la délivrance des frères brimés et l’anéantissement des prêtres.

La nuit suivante, 24 juillet 1702, une rumeur inquiéta l’Inspecteur des Missions, alors qu’il se reposait dans sa demeurance-prison de Pont-de-Montvert : les voix d’une foule d’individus qui, chantant des psalmodies à travers la ville, se rapprochaient de plus en plus. Il était dix heures du soir. Du Chayla avait sa petite cour autour de lui : prêtres, soldats et domestiques, au nombre de douze ou quinze. Or, maintenant, comme il redoutait l’insolence d’une manifestation jusque sous ses fenêtres, il dépêcha ses hommes d’armes avec ordre de lui rendre compte de ce qui se passait. Mais les chanteurs de psaumes étaient déjà à la porte : cinquante costauds, conduits par Séguier l’inspiré, et respirant le carnage. À leurs sommations, l’archiprêtre répondit en bon vieux persécuteur : il ordonna à sa garnison de faire feu sur la populace. Un Camisard (car selon certains, c’est de cette tenue nocturne qu’ils ont tiré leur nom) tomba sous la décharge de mousqueterie. Ses camarades se ruèrent contre la porte, armés de haches et de poutres, parcoururent le rez-de-chaussée de la maison, libérèrent les prisonniers et trouvant l’un d’eux dans la vigne, une sorte de Fille de Scavenger de l’époque et de l’endroit, redoublèrent de fureur contre du Chayla et par des assauts répétés tentèrent d’emporter l’étage. Lui, de son côté avait donné l’absolution à ses partisans et ils avaient courageusement défendu l’escalier.

– Enfants de Dieu, arrêtez, s’écria le prophète. Brûlons la maison avec le prêtre et les acolytes de Baal !

L’incendie se propagea rapidement. Par une lucarne du grenier, du Chayla et ses hommes, au moyen de draps de lit noués bout à bout, descendirent dans le jardin. Quelques-uns s’échappèrent en traversant la rivière à la nage, sous les balles des insurgés. Mais l’archiprêtre tomba, se cassa une jambe et ne put que ramper jusqu’à une haie. Quelles furent ses réflexions à l’approche de ce second martyre ? Pauvre homme courageux, affolé, haineux qui, selon son point de vue, avait fait courageusement son devoir dans les Cévennes et en Chine ! Du moins trouva-t-il quelques paroles pour sa défense. Car lorsque la toiture de son habitation s’écroula à l’intérieur et que l’incendie ravivant de hautes flammes découvrit sa retraite, tandis que ses adversaires furieux accouraient l’en tirer pour le mener sur la place de la ville, et l’appelant damné, il répliqua : Si je suis damné, pourquoi vous damneriez-vous aussi à votre tour ?

C’était là du moins un excellent argument. Hélas ! au cours de son inspectorat, il en avait fourni d’autres beaucoup plus violents qui plaidaient contre lui dans un sens opposé. Et ceux-là il allait maintenant les entendre. Un à un, les Camisards, Séguier en tête, s’approchèrent de lui et le frappèrent de coups de poignards. – Voilà, disaient-ils, pour mon père écartelé sur la roue ! Voilà pour mon frère expédié aux galères ! Ceci pour ma mère ou ma sœur emprisonnée dans tes couvents maudits ! Chacun portait son coup et l’expliquait. Puis tous s’agenouillèrent et chantèrent des psaumes autour du cadavre jusqu’à l’aube. À l’aube, toujours psalmodiant, ils se dirigèrent vers Frugères, plus haut sur le Tarn, achever leur œuvre de vengeance, laissant en ruine l’hôtel-prison et sur la place publique un cadavre percé de cinquante-deux blessures.

Ce fut une sauvage équipée nocturne, avec accompagnement perpétuel de psaumes. Il semble que le chant d’un psaume garde toujours dans cette ville sur le Tarn, un accent de menace. Toutefois l’aventure ne s’achève point, même en ce qui concerne Pont-de-Montvert, par le départ des Camisards. La carrière de Séguier fut brève et sanguinaire. Deux prêtres encore et une famille entière de Ladevèze, du père aux domestiques, tombèrent entre ses mains ou furent appréhendés par son ordre. Pourtant, il ne fut que quelques jours en liberté et maintenu en respect, tout ce temps-là, par la troupe. Capturé enfin par un célèbre soldat de fortune, le capitaine Poul, il comparut impassible devant ses juges.

– Votre nom ? demandèrent-ils.

– Pierre Séguier.

– Pourquoi êtes-vous appelé Esprit ?

– Parce que l’Esprit du Seigneur habite en moi.

– Votre domicile ?

– En dernier lieu au désert et, bientôt, au ciel.

– N’avez-vous point remords de vos crimes ?

– Je n’en ai commis aucun. Mon âme ressemble à un jardin plein de gloriettes et de fontaines.

À Pont-de-Montvert, le 12 août, on lui trancha la main droite et il fut brûlé vif. Et son âme ressemblait à un jardin ! Ainsi peut-être était aussi l’âme de du Chayla, le martyr du Christ. Et peut-être que si vous pouviez lire en moi-même et si je pouvais lire dans votre conscience, notre mutuel sang-froid serait-il moins surprenant.

La maison de du Chayla est toujours debout, sous une toiture neuve, à proximité de l’un des ponts de la ville. Et les curieux peuvent visiter le jardin en terrasse dans lequel l’archiprêtre se laissa choir.

 

III – Dans la vallée du Tarn


Une route neuve conduit de Pont-de-Montvert à Florac, par la vallée du Tarn. Son assise de sable doux se développe environ à mi-chemin entre le faîte des monts et la rivière au fond de la vallée. Et j’entrais pour en sortir, alternativement, sous des golfes d’ombres et des promontoires ensoleillés par l’après-midi. C’était une passe analogue à celle de Killiecrankie, un ravin profond en entonnoir dans les montagnes, avec le Tarn menant un grondement merveilleusement sauvage, là-bas, en dessous, et des hauteurs escarpées dans la lumière du soleil, là-haut, au-dessus. Une étroite bordure de frênes cerclait la cime des monts comme du lierre sur des ruines. Sur les versants inférieurs et au-delà de chaque gorge, des châtaigniers, par groupes de quatre, montaient jusqu’au ciel sous leur feuillage épandu. Certains étaient implantés chacun sur une terrasse individuelle pas plus large qu’un lit ; d’autres, confiants en leurs racines, trouvaient moyen de croître, de se développer, de rester debout et touffus sur les pentes ardues de la vallée. D’autres, sur les bords de la rivière, restaient rangés en bataille et puissants comme les cèdres du Liban. Pourtant là même où ils croissaient en masse serrée, ils ne faisaient point penser à un bois, mais à une troupe d’athlètes. Et le dôme de chacun de ces arbres s’étalait, isolé et vaste d’entre les dômes de ses compagnons, comme s’il avait été lui-même une petite éminence. Ils dégageaient un parfum d’une douceur légère qui errait dans l’air de l’après-midi. L’automne avait posé ses teintes d’or et de flétrissure sur leur verdure et le soleil, brillant au travers, atténuait leur rude feuillage, en sorte que chaque épaisseur prenait du relief contre son voisin, non dans l’ombre, mais dans la lumière. Un humble dessinateur d’esquisses lâchait, ici, désespéré, son crayon.

Je voudrais pouvoir donner une idée du développement de ces arbres majestueux, comme ils étalaient leur ramure ainsi que le chêne, traînaient leurs branchages jusqu’au sol ainsi que le saule ; comment ils dressaient des fûts de colonnes, pareils aux piliers d’une église ou comment, ainsi que de l’olivier, du tronc le plus délabré, sortaient de jeunes et tendres pousses qui infusaient une vie nouvelle aux débris de la vie ancienne. Ainsi participaient-ils de la nature de plusieurs essences différentes. Et il n’était pas jusqu’à leur bouquet épineux du faîte dessiné de plus près sur le ciel qui ne leur conférât une certaine ressemblance avec le palmier, impressionnante pour l’imagination. Mais leur individualité, quoique formée d’éléments si divers, n’en était que plus riche et plus originale. Et baisser les yeux au niveau de ces masses abondantes de feuillages ou voir un clan de ces bouquets d’antiques châtaigniers indomptables, « pareils à des éléphants attroupés » sur l’éperon d’une montagne, c’est s’élever aux plus sublimes méditations sur les puissances cachées de la nature.

Entre la musarde humeur de Modestine et la beauté de ce spectacle notre progression fut lente, tout cet après-midi. Enfin, observant que le soleil, bien qu’encore loin de son coucher, commençait déjà d’abandonner l’étroite vallée du Tarn, je me mis à songer à un endroit où camper. Ce n’était point chose aisée à trouver. Les terrasses étaient trop étriquées et le sol, là où il n’y avait point de plates-formes, était trop déclive pour s’y pouvoir étendre. J’aurais pu glisser pendant la nuit et m’éveiller, vers le matin, les pieds ou la tête dans la rivière.

Après peut-être un mille, j’aperçus à environ soixante pieds au-dessus de la route, un petit plateau assez large pour contenir mon sac et protégé, comme par un sûr parapet, par le vieux tronc d’un énorme châtaignier. Là, avec des peines infinies, à coups de pied et d’aiguillon, je hissai la reluctante Modestine et me hâtai de la débarrasser de son fardeau. Il n’y avait place que pour moi sur ce plateau et il me fallut remonter presque aussi haut encore, avant de trouver un endroit propice pour ma bourrique. C’était un amas de pierres croulantes, sur un gradin artificiel, qui n’avait certes pas cinq pieds carrés en tout. J’attachai là Modestine et lui ayant donné avoine et pain et empilé un tas de feuilles de châtaigniers dont elle était gourmande, je descendis une fois de plus à mon propre campement.

La position était désagréablement exposée à la vue. Quelques chariots passèrent sur la route voisine et aussi longtemps qu’il fit clair, je me dérobai pour tout le monde, ainsi qu’un Camisard traqué, derrière la forteresse qu’était pour moi le tronc du vieux châtaignier. Car j’avais une véritable peur d’être découvert et visité par des gais lurons pendant la nuit. Je vis pourtant qu’il me faudrait m’éveiller de bonne heure. Ces plantations de châtaigniers en effet, avaient été le théâtre de l’activité locale pas plus tard que la veille. La pente était jonchée de branchages élagués et, çà et là, un gros tas de feuilles était ramassé contre un tronc, car même les feuilles sont avantageuses. Les paysans les utilisent, l’hiver, en manière de fourrage pour leurs bêtes. Je pris mon repas tout craintif et tremblant, à demi replié sur moi-même, afin de n’être point aperçu de la route. Et j’irai jusqu’à dire que j’y étais aussi inquiet que si j’avais été un éclaireur de la clique de Josué sur les hauteurs de la Lozère ou de celle de Salomon dans le Tarn, aux intervalles des chœurs psalmodiés et du sang répandu. Voire, au vrai, peut-être plus encore, car les Camisards témoignaient d’une inébranlable confiance en Dieu. Et ce récit me revenait en mémoire : le comte du Gévaudan chevauchant avec une troupe de dragons et un notaire à l’arçon de sa selle, pour renforcer le serment de fidélité dans tous les hameaux de la région, pénétra dans un vallon des bois. Et il trouva Cavalier et ses partisans en joyeuse frairie assis sur l’herbette, leurs chapeaux enguirlandés de couronnes de buis, tandis qu’une quinzaine de femmes lavaient leur linge à la rivière. Telle était une fête rustique en 1703. À cette date, Antoine Watteau aurait pu peindre des scènes de ce genre.

Ce fut un campement bien différent de celui de la nuit précédente dans la pineraie froide et silencieuse. Il faisait chaud, même étouffant dans la vallée. Le coassement clair des grenouilles, comme la musique et le trémolo d’un sifflet à roulette, s’éleva des bords de la rivière dès avant le soleil couché. Dans l’obscurité croissante de légers froissements commencèrent d’agiter les feuilles tombées. De temps à autre des bruits menus de crissements ou de forage m’arrivaient aux oreilles. Et, de temps à autre, il me semblait apercevoir le passage rapide d’une forme indistincte entre les châtaigniers. Une multitude de grandes fourmis s’attroupaient sur le sol ; des chauves-souris me frôlaient et des moustiques faisaient leur musique au-dessus de ma tête. Les longs rameaux aux bouquets de feuillage se suspendaient contre le ciel ainsi que des guirlandes et ceux qui se trouvaient immédiatement au-dessus ou autour de moi ressemblaient à un treillis qui aurait été détérioré et à demi renversé par un ouragan.

Le sommeil pendant un long temps déserta mes paupières et, au moment précis où je commençais à le sentir voleter paisiblement au-dessus de mes membres et s’installer pesamment dans mon cerveau, un bruit à mon chevet me retint soudain bien éveillé de nouveau et, je l’avoue sans feintes, me fit battre le cœur. Ce bruit, on eût dit de quelqu’un qui grattait avec l’ongle d’un doigt. Il partait d’en dessous de mon havresac qui me servait d’oreiller ; il se reproduisit trois fois avant que j’eusse eu le temps de me lever et de le retourner. Impossible d’y rien voir, impossible de rien entendre de plus que certains de ces mystérieux frôlements proches ou lointains avec l’accompagnement sempiternel du ruisselet et des grenouilles. J’appris le lendemain que les châtaigneraies sont infestées de rats ; froufroutage, grignotements et grattage, tout cela était probablement leur fait. Mais pour le moment l’énigme demeurait insoluble et il me fallut m’accommoder pour dormir, du mieux possible, d’une étonnante perplexité quant à mon voisinage.

Je fus éveillé dans la grisaille du matin (lundi 30 septembre) par un bruit de pas peu distant sur les pierres. Ouvrant les yeux, j’aperçus un paysan qui cheminait à proximité sous les châtaigniers dans une sente que je n’avais pas remarquée jusqu’alors. Il ne tourna la tête ni à gauche, ni à droite et disparut, en quelques enjambées, dans le feuillage. C’en était une chance ! Mais de toute évidence, il était plus que temps de déguerpir. Les ruraux étaient dehors, à peine moins redoutables pour moi dans ma situation indéfinissable, que les soldats du capitaine Poul pour un Camisard intrépide. Je fis manger Modestine avec toute la diligence dont je fus capable. Mais tandis que je retournais à mon sac, je vis un homme et un gamin dévaler le versant de la montagne dans une direction qui croisait la mienne. Ils me saluèrent de paroles inintelligibles et je leur répondis par des mots inarticulés mais cordiaux et m’empressai de mettre mes guêtres.

Le couple, qui semblait être père et fils, remonta jusqu’à la plate-forme et se tint à mon côté, sans souffler mot pendant quelque temps. Le lit était ouvert et je vis, non sans regret, mon revolver gisant bien en vue sur la laine bleue. À la fin, après m’avoir examiné des pieds à la tête, comme le silence était devenu comiquement embarrassant, l’homme, d’une voix qui me parut plutôt revêche, demanda :

– Vous avez dormi ici ?

– Oui, dis-je, comme vous voyez !

– Pourquoi ? interrogea-t-il.

– Ma foi, répondis-je, sans gêne, j’étais fatigué.

Il s’enquit ensuite de l’endroit où j’allais et de ce que j’avais eu pour dîner. Puis, sans la moindre transition : C’est bien ! ajouta-t-il, allons nous-en ! Et son fils et lui, sans un mot de plus, s’en retournèrent jusqu’au prochain et unique châtaignier qu’ils se mirent à émonder. L’affaire s’était passée plus simplement que je ne l’avais espéré. C’était un homme grave, respectable et sa voix inamicale n’impliquait point qu’il crût parler à un coupable, mais certainement à un inférieur.

Je fus bientôt en route, grignotant une barre de chocolat et sérieusement occupé d’un cas de conscience. Devais-je payer mon logement de cette nuit-ci ? J’avais mal dormi. Le lit était plein de puces sous les espèces de fourmis. Il n’y avait point d’eau dans la chambre. L’aurore elle-même avait négligé de m’appeler au matin. J’aurai pu avoir manqué un train, s’il y en avait eu un à prendre dans le voisinage. Bref, j’étais peu satisfait de l’hospitalité et j’avais résolu de ne point payer, sauf si je faisais rencontre d’un mendiant.

La vallée même semblait plus agréable au matin et bientôt la route descendit au niveau de la rivière. Alors, en un endroit où se groupaient plusieurs châtaigniers droits et florissants qui formaient îlot sur une terrasse, je fis ma toilette dans l’eau du Tarn. Elle était merveilleusement pure, froide à donner le frisson. Les bulles de savon s’évanouissaient comme par enchantement, dans le courant rapide et les roches rondes toutes blanches y offraient un modèle de propreté. Me baigner dans une des rivières de Dieu en plein air, me paraît une sorte de cérémonie intime ou l’acte d’un culte demi païen. Barboter parmi les cuvettes dans une chambre peut sans doute nettoyer le corps, mais l’imagination n’a point de part à pareil lessivage. Je poursuivis mon chemin d’un cœur allègre et pacifié et chantonnant en moi-même des psaumes rythmant ma marche.

Soudain surgit une vieille femme qui, à brûle-pourpoint, sollicita l’aumône.

– Bon, pensai-je, voici venir le garçon et l’addition !

Et je réglai sur-le-champ mon logement de la nuit. Prenez ça comme il vous plaira, mais ce fut là le premier et le dernier mendiant rencontré de toute mon excursion.

Quelques pas plus loin, je fus rejoint par un vieillard en bonnet de coton sombre, aux yeux clairs, au teint halé, au léger sourire émouvant. Une petite fille le suivait, conduisant deux brebis et un bouc, mais qui resta dans notre sillage, tandis que le bonhomme marchait à mon côté, et parlait de la matinée et de la vallée. Il n’était pas beaucoup plus de six heures et, pour des gens en bonne santé qui ont dormi leur content, c’est là une heure d’expansion et de franc et confiant bavardage.

– Connaissez-vous le Seigneur ? me dit enfin le brave homme.

Je lui demandai de quel seigneur il voulait parler. Mais il répéta seulement sa question avec plus d’emphase et, dans les yeux, un regard significatif d’espoir et d’intérêt.

– Ah ! fis-je, pointant un doigt vers le ciel, je vous comprends maintenant. Oui, oui, je le connais. C’est la meilleure de mes connaissances.

Le vieillard m’assura qu’il en était heureux. « Tenez, ajouta-t-il, frappant sa poitrine, cela me fait du bien là. Il y en a peu qui connaissent le Seigneur dans ces vallées, continua-t-il, pas beaucoup, un peu tout de même. Beaucoup d’appelés, cria-t-il, peu d’élus.

– Mon père, dis-je, il n’est point facile de préciser qui connaît le Seigneur et ce n’est point en tout cas notre affaire. Protestants et Catholiques, voire ceux qui idolâtrent des pierres, peuvent le connaître et être connus de lui, car il est le créateur de toutes choses. »

Je ne me savais pas si bon prédicateur.

Le vieillard m’affirma qu’il pensait comme moi et renouvela l’assurance du plaisir qu’il éprouvait de ma rencontre. « Nous sommes si peu, dit-il. On nous appelle des Moraves ici ; mais, plus bas, dans le département du Gard, où il y a également bon nombre de croyants on les appelle des Derbistes, du nom d’un pasteur anglais. »

Je commençai à comprendre que je faisais figure, dans une réalité suspecte, de membre de quelque secte de moi inconnue. Mais j’étais plus heureux du plaisir éprouvé par mon compagnon qu’embarrassé par ma situation équivoque. Je ne saurais trouver déloyal, en effet, d’avouer ne saisir aucune différence particulièrement dans ces matières transcendantes en qui nous avons tous la certitude que si d’aucuns peuvent se tromper, nous ne sommes nous-mêmes pas assurés d’avoir raison. On parle beaucoup de vérité, mais ce vieillard en bonnet de coton brun se montrait si ingénu, doux et fraternel que je me sentais presque disposé moi-même à professer son prosélytisme. C’était, comme par hasard, un frère de Plymouth. Ce que le terme peut signifier au point de vue dogmatique, je n’en avais pas la moindre idée, – ni le temps de m’en informer. Toutefois, je sais bien que nous sommes tous embarqués sur la mer démontée du monde, tous enfants d’un même père et qui s’efforcent sur beaucoup de points essentiels, d’agir de même et de se ressembler. Et quoique ce fut, en un sens, par une sorte de malentendu qu’il me serrât si souvent les mains et se montrât si enclin à entendre mes propos, c’était là l’erreur d’une sorte de quêteur de vérité. Car la charité débute les yeux bandés ; ce n’est qu’à la suite d’une série de méprises de ce genre, qu’elle s’établit enfin sur un principe raisonnablement fondé d’amour et de patience et une confiance absolue en notre prochain tout entier. Si j’avais trompé ce brave homme, j’eusse volontiers continué à en tromper d’autres de la même manière. Et si jamais, en fin de compte, hors de nos voies individuelles et désolées, nous devons nous rassembler tous dans une demeure commune, j’ai l’espoir auquel je m’accroche avec ferveur, que mon frère montagnard de Plymouth s’empressera de m’y serrer les mains une fois de plus.

Ainsi discourant comme Chrétien et Fidèle, chemin faisant, lui et moi parvînmes à un petit hameau à proximité du Tarn. Ce n’était qu’une humble localité du nom de La Vernède, comprenant moins d’une douzaine de maisons et une chapelle protestante sur une butte. Ici habitait le vieillard et ici, à l’auberge, je commandai mon déjeuner. L’auberge était tenue par un aimable jeune homme casseur de pierres sur la route, et par sa sœur, jeune fille jolie et avenante. L’instituteur du village s’amena pour bavarder avec l’étranger. Toutes ces personnes étaient des Protestants, – fait qui me plut au-delà de ce que j’en eusse attendu. Et ce qui me fit encore davantage plaisir, c’est que tous semblaient des gens simples et honnêtes. Le Frère de Plymouth m’entoura d’une sorte de sollicitude affectueuse et, par trois fois au moins, il revint s’assurer que j’étais satisfait de mon menu. Sa manière d’agir me toucha profondément et, maintenant encore, son souvenir m’émeut. Il craignait d’être importun, mais il ne quittait pas volontiers ma compagnie une minute et il semblait ne jamais se lasser de me serrer les mains.

Lorsque tous les autres furent partis à leur travail, je m’assis pendant près d’une demi-heure à deviser avec la jeune patronne de l’établissement. Elle parla gentiment du produit de sa récolte de châtaignes et des beautés du Tarn et des antiques attaches de famille qui se brisent sans cependant cesser de subsister quand les jeunes gens s’éloignent de leur chez soi. C’était, j’en suis certain, une excellente nature, d’une franchise campagnarde qui cachait beaucoup de délicatesse ; qui l’aimera sera, sans doute, un jeune homme heureux.

La vallée en dessous de La Vernède me plaisait de plus en plus, au fur et à mesure que j’avançais. Tantôt les montagnes nues et couvertes d’éboulis se rapprochaient de part et d’autre et emprisonnaient la rivière entre des falaises. Tantôt, la vallée s’élargissait et verdoyait comme une prairie. La route me conduisit au-delà du vieux château-fort de Miral, situé sur un éperon, au-delà d’un couvent crénelé depuis longtemps détruit et converti en église et presbytère ; au-delà aussi d’un groupe de toits noirs, le village de Cocurès assis parmi les vignobles, et les prés et les vergers riches de pommes rouges. Là, au long de la chaussée, des gens gaulaient des noix aux arbres d’un côté de la route et en remplissaient sacs et paniers. Les montagnes, quoique la vallée demeurât spacieuse, étaient toujours hautes et dénudées aux dentelures âpres, avec, çà et là, des aiguilles qui pointaient. Et le Tarn murmurait toujours parmi les pierres sa chanson montagnarde. Je m’étais attendu, d’après des touristes à l’humeur pittoresque, à trouver une région horrifique selon le cœur de Byron. À mes regards d’Écossais, elle semblait riante et généreuse, tandis que la température donnait à mon corps d’Écossais, une sensation d’arrière-été. Pourtant les châtaigniers étaient déjà dépouillés par l’automne et les peupliers qui commençaient ici à s’y mêler, étaient devenus d’or pâli aux approches de l’hiver.

Il y avait dans le site un aspect souriant malgré sa rudesse qui m’expliquait l’esprit de ces Covenantaires du Midi. Ceux qui, en Écosse, se réfugièrent dans les montagnes pour la paix de leur conscience, étaient tous d’humeur mélancolique et troublée, car une fois qu’ils avaient reçu assistance de Dieu, ils avaient au moins deux fois été en lutte avec le diable. Mais les Camisards n’avaient que de claires visions auxiliatrices. Ils trempaient davantage dans le sang, à la fois comme vainqueurs ou vaincus ; pourtant je ne vois dans leurs archives nulle possession diabolique. Ils continuaient de vivre la conscience tranquille dans ces rudes temps et malgré les circonstances. L’âme de Séguier, ne l’oublions pas, ressemblait à un jardin. Ils se savaient à la droite de Dieu, avec une certitude sans égale chez les Écossais. Car les Écossais, bien que assurés de leur cause, n’avaient jamais confiance en eux-mêmes.

« Nous courions, raconte un vieux Camisard, lorsque nous entendions le chant des psaumes, nous courions comme si nous avions des ailes. Nous ressentions, à l’intime de nous, une ardeur exaltante, un désir qui nous soulevait. Des mots ne peuvent traduire nos sentiments. C’est quelque chose qu’il faut avoir ressenti pour le comprendre. Aussi harassés que nous pouvions être, nous ne pensions plus à notre fatigue et nous devenions enthousiastes dès que le chant des psaumes arrivait à nos oreilles. »

La vallée du Tarn et les gens rencontrés à La Vernède m’expliquèrent non seulement ce texte, mais les vingt années de souffrance que ceux-là qui étaient si obstinés et sanguinaires dès qu’ils s’étaient engagés au combat, endurèrent avec une douceur d’enfants et une constance de paysans et de saints.

 

IV – Florac

 

Sur un affluent du Tarn est situé Florac, siège d’une sous-préfecture, qui possède un vieux château-fort et des boulevards de platanes, maints quartiers anciens et une source vive qui jaillit de la falaise. Cette ville est renommée, en outre, par ses jolies femmes et comme l’une des deux capitales, – l’autre étant Alais, – du pays des Camisards.

Le propriétaire de l’auberge me conduisit après le déjeuner, à un café voisin où je devins, ou plutôt mon voyage devint le thème de la conversation de l’après-midi. Tout le monde avait quelques suggestions à faire au sujet de la direction à prendre. On alla chercher, à la sous-préfecture même, la carte de l’arrondissement et elle fut bien maculée de traces de pouces parmi les tasses de café et les petits verres de liqueur. La plupart de ces conseillers bénévoles étaient protestants. Cependant, je remarquai que Catholiques et Protestants avaient les rapports les plus aisés du monde. Je ne fus pas peu surpris de voir comme persistait là, vivace, le souvenir des guerres de religion. Parmi nos montagnes du Sud-Ouest, près de Mauchline, Camnock et Carsphairn, dans des fermes isolées ou des cures, de graves Presbytériens se remémorent toujours les temps de la grande persécution et les tombes des martyrs locaux ne cessent d’être pieusement entretenues. Mais dans les villes, chez ceux qu’on nomme les classes supérieures, j’ai peur que ces antiques exploits ne soient devenus des contes oiseux. Si l’on rencontre une société mêlée aux Armes Royales à Wigton, il n’y est point parlé de la même façon des Covenantaires. Que dis-je ? À Muirkirk de Glenluce, j’ai rencontré la femme d’un bedeau qui n’avait jamais entendu parler du prophète Peden. Mais ces Cévenols-ci étaient fiers de leurs ancêtres, dans un sentiment tout différent. La guerre était leur topique préféré. Ses hauts faits leurs lettres patentes de noblesse. Et là où un homme et une famille n’avaient eu que cette seule aventure, une aventure héroïque, on pouvait s’attendre à une certaine prolixité de renseignements et l’excuser. On me dit que la contrée abondait en légendes jusqu’alors non recueillies. Par ces gens, j’entendis parler de descendants de Cavalier – non de descendants en ligne directe, mais de neveux ou de cousins – qui étaient toujours des personnages considérés sur le théâtre des exploits du gamin-général. Un fermier avait vu les os d’anciens combattants exhumés au soleil d’un après-midi du XIXe siècle, dans un champ où les ancêtres avaient combattu et où leurs arrière-petits-fils creusaient un fossé.

Plus tard, dans la journée, un des pasteurs protestants eut l’amabilité de me rendre visite ; un homme jeune, intelligent et distingué avec qui je passai quelques heures d’agréable conversation. Florac, me dit-il, est mi-partie protestant, mi-partie catholique. La différence de religion s’y double, d’ordinaire, d’une divergence politique. Qu’on juge de ma surprise, arrivant comme je le faisais, d’une Pologne aux caquetages de purgatoire comme cette bourgade du Monastier, lorsque j’appris que la population entière vivait en relations très pacifiques, qu’il y avait même échange de bons services entre des familles ainsi doublement séparées. Camisards noirs et Camisards blancs, miliciens et miquelets et dragons, prophète protestant et cadet catholique de la Croix Blanche, tous avaient sabré et fait le coup de feu, brûlé, pillé et assassiné, le cœur ivre de passion et de courroux et là-même, cent soixante-dix ans après, le Protestant était toujours protestant, le Catholique toujours catholique, dans une mutuelle tolérance et douce amitié de vie. Mais le genre humain comme cette indomptable nature dont il est issu lui a conféré ses qualités particulières. Les années et les saisons portent diverses moissons, le soleil réapparaît après la pluie et l’humanité survit aux animosités séculaires comme un individu se dégage des passions quotidiennes. Nous jugeons nos devanciers d’un point de vue plus théologique et la poussière s’étant un peu dissipée après plusieurs siècles, nous pouvons voir les antagonistes parés de vertus humaines et se combattant avec un semblant de raison.

Je n’ai jamais cru qu’il fût facile d’être équitable et j’ai trouvé, de jour en jour, que c’était même plus difficile que je ne pensais. J’avoue avoir rencontré ces Protestants avec plaisir et avec l’impression d’être comme en famille. J’avais coutume de parler leur langage, dans une autre et plus profonde acception du terme que ce qui en fait la distinction entre le français et l’anglais, car la véritable Babel consiste en une divergence morale. Par là m’était possible une sociabilité plus libre avec les Protestants et plus exacte à leur endroit qu’envers les Catholiques. Père Apollinaire pouvait faire équipe avec mon frère montagnard de Plymouth, comme deux vieillards innocents et dévots. Pourtant, je me demande si j’étais aussi près de sentir les mérites du Trappiste ou, si, catholique, j’eusse apprécié si chaleureusement le dissident de La Vernède. Avec le premier j’étais dans un état de pure indulgence, tandis qu’avec l’autre, malgré un malentendu et tout en gardant certaines réserves, il était toujours possible de soutenir une conversation et d’échanger de loyales pensées. Dans ce monde imparfait, nous accueillons avec joie des sympathies même partielles. Et ne rencontrerions-nous qu’un seul homme auquel ouvrir notre cœur franchement, avec qui pouvoir marcher dans l’affection et la simplicité sans feinte, nous n’avons pas lieu de nous plaindre ni du monde, ni de Dieu.

 

V – Dans la vallée de la Mimente


Le mardi, 1er octobre, nous quittâmes Florac, bourrique fatiguée et conducteur de bourrique fatigué. Un petit chemin en amont du Tarnon, un pont couvert en bois, nous firent pénétrer dans la vallée de la Mimente. D’âpres montagnes de roche rougeâtre dominaient le cours d’eau. D’immenses chênes et des châtaigniers croissaient sur les versants ou sur les terrasses pierreuses. Çà et là, un champ rouge de millet ou quelques pommiers surchargés de pommes écarlates, puis la route longea de fort près deux hameaux obscurs, l’un d’eux nanti d’un ancien château-fort, haut perché, à réjouir le cœur du touriste.

Ici encore il fut malaisé de découvrir un emplacement où camper. Même sous les chênes et les châtaigniers, le sol n’était pas seulement déclive, mais encombré de cailloux épars. Là où il n’y avait point de couvert, les montagnes dévalaient jusqu’au cours d’eau dans un précipice rougeâtre tapissé de bruyères. Le soleil avait quitté les pics les plus hauts devant moi et la vallée s’emplissait du mugissement des cornes des bergers qui ramenaient les troupeaux à l’étable pendant que j’examinais une crique de prairies à quelque distance sous la route, dans un repli de la rivière. J’y descendis et attachant provisoirement Modestine à un arbre, je me mis à inspecter le voisinage. Une ombre crépusculaire d’un gris cendré emplissait le ravin. À peu de distance les objets devenaient indistincts et s’enchevêtraient trompeusement les uns aux autres. Et l’obscurité montait rapidement comme une buée. Je m’approchais d’un chêne immense qui croissait dans la prairie à l’extrême bord de la rivière, lorsque, à mon déplaisir, des voix d’enfants me parvinrent aux oreilles et j’aperçus une habitation, au tournant, sur la rive opposée. Je fus presque tenté de recharger et de repartir ; toutefois l’obscurité croissante m’engagea à rester. Je n’avais qu’à me tenir coi jusqu’à la venue de la nuit et à me fier à l’aurore pour m’appeler de bonne heure, le matin. Pourtant il était pénible d’être gêné par des voisins dans une si vaste hôtellerie.

Un creux sous le chêne me servit de lit. Avant que j’eusse donné à manger à Modestine et disposé mon sac, trois étoiles brillaient déjà avec éclat et les autres commençaient d’apparaître aux profondeurs du ciel. Je descendis emplir mon bidon à la rivière qui semblait très sombre parmi les rochers ; je dînai de bon appétit dans l’obscurité, car j’hésitais à allumer une lanterne si près d’une maison. La lune, dont j’avais vu le pâle croissant durant tout l’après-midi, éclairait faiblement le faîte des monts, mais aucun rayon ne descendait au creux du ravin où j’étais étendu. Le chêne se dressait devant moi comme une colonne d’obscurité et, au-dessus de ma tête, de bienveillantes étoiles étaient accrochées au fronton de la nue. Personne ne connaît les étoiles qui n’a dormi, selon l’heureuse expression française, à la belle étoile. Il peut bien savoir tous leurs noms et distances et leurs grandeurs et demeurer pourtant dans l’ignorance de ce qui seul importe à l’humanité, leur bénéfique et sereine influence sur les âmes. Les étoiles sont la plus grande source de poésie et, à juste titre d’ailleurs, car elles sont elles-mêmes les plus classiques des poètes. Ces mondes même lointains, brillants comme des flambeaux ou agglomérés comme une poussière de diamants, là-haut, ont été les mêmes pour Roland ou pour Cavalier, lorsque pour emprunter une expression de ce dernier, « ils n’avaient d’autre tente que les cieux et d’autre lit que la terre maternelle ».

Toute la nuit, un vent violent souffla dans la vallée et je sentis sur moi tomber les glands du chêne. Pourtant cette première nuit d’octobre, l’atmosphère était aussi douce qu’au mois de mai et je dormis ayant repoussé ma fourrure.

Je fus fort troublé par les jappements d’un chien, animal que je redoute plus qu’un loup. Un chien est infiniment plus brave et, en outre, le sentiment du devoir l’encourage. Si l’on tue un loup, on ne rencontre qu’approbation et louange ; si l’on tue un chien, les droits sacro-saints de la propriété et les affections domestiques élèvent à la ronde contre vous une clameur réprobatrice en vue d’une réparation. À la fin d’une journée éreintante le bruit cruellement répété de l’aboiement d’un chien cause une vive contrariété ; à un trimardeur de mon espèce, voilà qui représente le monde confortable et sédentaire sous son aspect le plus odieux. Il y a quelque chose du clergyman et de l’homme de loi dans cet animal domestique. S’il n’était pas punissable à coups de pierre, l’homme le plus hardi renoncerait à voyager à pied. J’ai beaucoup d’égards pour les chiens dans le cercle de famille, mais sur la route ou dormant sub divo, je les déteste ensemble et les redoute.

Je fus éveillé le lendemain matin (mardi 1er octobre) par le même cabot – car je le reconnus à son aboiement – descendant à fond de train sur la berge et qui, me voyant me lever, battit en retraite en grande hâte. Les étoiles n’étaient pas encore tout à fait éteintes. Le ciel était de ce gris-bleu atténué et enchanteur du prime matin. Une lumière encore pure commençait de s’épandre et les arbres sur les cimes se silhouettaient à traits secs sur l’horizon. Le vent avait tourné au nord et ne m’atteignait plus dans le ravin ; mais, tandis que je continuais mes préparatifs, il poussa vivement un nuage blanc au-delà du sommet de la montagne et, levant les yeux je fus surpris de voir le nuage teinté d’or. Dans ces régions élevées de l’atmosphère, le soleil brillait déjà comme à midi. Si seulement les nuages voguaient assez haut, pareil phénomène se produirait durant toute la nuit, car la lumière du jour ne cesse jamais dans les champs de l’espace.

Comme j’entreprenais de remonter la vallée, un ouragan surgi de l’Orient, s’y abattit quoique les nuages au-dessus de ma tête continuassent leur course dans une direction presque opposée. Quelques enjambées plus loin, et j’aperçus un versant entier de la montagne doré par le soleil ; et un peu au-delà encore, entre deux pics, un disque de lumière éblouissante apparut flottant dans le ciel et je me trouvai une fois de plus, face à face, avec l’immense bûcher de joie qui occupe le centre de notre système planétaire.

Je ne rencontrai qu’un être humain, cette matinée-là : un sombre voyageur d’allure militaire qui portait une carnassière attachée à un ceinturon. Il me fit une remarque qui vaut, me semble-t-il, d’être rapportée. Comme je lui demandais, en effet, s’il était protestant ou catholique :

– Oh ! fit-il, je n’ai point honte de ma religion. Je suis catholique.

Il n’avait point honte de sa religion ! La phrase est un document de naïve statistique ; c’est façon de s’exprimer, en effet, de quelqu’un de la minorité. Je pensais en souriant à Baville et à ses dragons, et qu’on peut bien fouler une religion sous les rudes sabots des chevaux pendant un siècle et ne la laisser que plus vivante après cette épreuve. L’Irlande est toujours catholique ; les Cévennes sont toujours protestantes. Une pleine corbeillée de lois et de décrets, non plus que les sabots et gueules des canons d’un régiment de cavalerie ne peuvent modifier d’un iota la liberté de penser d’un laboureur. D’apparence, les gens de la campagne n’ont pas beaucoup d’idées, mais telles qu’ils les ont, elles sont hardiment implantées et prospèrent d’une façon florissante par la persécution. Quiconque a vécu, pendant longtemps, dans la sueur des midis laborieux et sous les étoiles de la nuit, un hôte des monts et des forêts, un vieux campagnard honnête est, en fin de compte, en étroite communion avec les forces de l’univers et en amitié féconde avec son Dieu tout proche. Comme mon Frère montagnard de Plymouth, il connaît le Seigneur. Sa religion n’est point fondée sur un choix d’arguments, elle est la poésie de l’expérience humaine, la philosophie de l’histoire de sa vie. Au cours des ans, Dieu est apparu à cet homme simple comme une puissance considérable, semblable à un grand soleil qui brille ; il est devenu le substratum et l’essence de ses moindres réflexions. On peut changer d’autorité credo et dogmes ou décréter une religion nouvelle au son des trompettes, si l’on veut ; mais voici un homme qui garde ses idées personnelles et y adhère d’une manière opiniâtre, dans le bien et le mal. Il est catholique, protestant ou Frère de Plymouth, dans le même sens irrévocable qu’un homme n’est pas une femme ou une femme n’est pas un homme. Car il ne saurait changer sa croyance, à moins d’extirper tous les souvenirs de son passé et d’une manière stricte et artificielle, modifier son état d’esprit.

 

VI – Le coeur de la contrée


Je me rapprochais maintenant de Cassagnas, un brelan de toits noirs au versant de la montagne dans cette sauvage vallée, parmi les plantations de châtaigniers, les yeux levés dans l’air clair vers d’innombrables pics rocheux. La route qui longe la Mimente est assez récente et les montagnards ne sont pas encore revenus de leur surprise d’avoir vu le premier véhicule arriver à Cassagnas. Toutefois, bien que situé ainsi à l’écart du cours des affaires humaines, ce hameau avait déjà fait figure dans l’histoire de France. Tout près de là, dans des cavernes de la montagne, se trouvait un des cinq arsenaux de Camisards. Ils y emmagasinaient des vêtements, et des vivres et des armes en cas de besoin ; ils y forgeaient des baïonnettes et des sabres et fabriquaient eux-mêmes leur poudre à fusil, au moyen de charbon de saule et de salpêtre bouillis dans des marmites. Dans ces mêmes cavernes au milieu de cette industrie d’une grande diversité, malades et blessés étaient montés pour guérir. Là, ils étaient visités par deux chirurgiens, Chabrier et Tavan, et ravitaillés en secret par les femmes du voisinage.

Des cinq légions dans lesquelles se répartissaient les Camisards la plus ancienne et la plus obscure avait ses entrepôts près de Cassagnas. C’était la bande d’Esprit Séguier, des hommes qui avaient uni leurs voix à la sienne pour chanter le Psaume 68 la nuit qu’ils marchaient contre l’archiprêtre des Cévennes. Séguier, promu au ciel, eut pour successeur Salomon Couderc, que Cavalier, dans ses mémoires, appelle chapelain général de toute l’armée des Camisards. C’était un prophète, un grand sondeur de consciences, qui admettait les gens aux sacrements ou les éconduisait après avoir scruté attentivement chacun dans les yeux. Et il connaissait par cœur la plupart des Écritures sacrées. Ce fut certes heureux pour lui, puisque, dans un coup de main en août 1703, il perdit sa mule, ses archives et sa Bible. On s’étonne seulement que ces gens-là ne furent pas plus souvent pris par surprise, car cette légion de Cassagnas avait des théories guerrières vraiment patriarcales. Elle bivouaquait sans postes de sentinelles, laissant ce soin aux anges du Dieu pour lequel elle combattait. Ceci témoigne non seulement de la foi de ces lutteurs mais de la région dépourvue de routes où ils trouvaient asile. M. de Caladon faisant une promenade, par une belle journée, tomba à l’improviste au milieu d’eux comme il aurait pu tomber au milieu « d’un troupeau de moutons en plaine ». Certains dormaient, certains éveillés psalmodiaient. Un traître n’avait besoin de nulle recommandation pour s’insinuer dans leurs rangs ; il lui suffisait de « savoir chanter des psaumes » et même le prophète Salomon « le tenait en particulière amitié ». Ainsi vivait, parmi ses inextricables sentiers montagnards, la troupe rustique. Et l’histoire ne peut lui attribuer que peu d’exploits, en dehors des sacrements et des extases.

Des gens de cette forte et rude espèce ne seront, comme je viens de le dire, qu’inébranlables dans leur religion. Leur apostasie se réduit à de simples manifestations de conformisme extérieur, comme celle de Naaman dans la danseuse de Rimmon. Quand Louis XVI, aux termes d’un édit « convaincu de l’inutilité d’un siècle de persécutions et, plutôt par nécessité que par sympathie » leur accorda enfin la grâce royale de tolérance, Cassagnas était toujours protestant et il en est encore ainsi aujourd’hui jusqu’au dernier de ses habitants. À vrai dire, il y a une famille qui n’est pas protestante, non plus que catholique du reste. C’est celle d’un curé catholique en rébellion qui s’est marié avec une institutrice. Et sa conduite, fait à noter, est désapprouvée par les protestants du village.

– Singulière idée pour un homme, disait l’un d’eux, de se dégager de ses vœux !

Les villageois que je rencontrai semblaient intelligents selon l’acception provinciale. Ils étaient tous de mœurs honnêtes et dignes. Comme protestant moi-même, on me regardait d’un bon œil et mes connaissances historiques me valurent tout d’abord de la considération. Car, nous avions à table d’hôte, une conversation qui ressemblait fort à de la controverse religieuse, un gendarme et un commerçant avec lesquels je prenais mon repas étant tous deux étrangers à la localité et catholiques. La jeunesse de l’établissement faisait cercle autour de nous et soutenait mon point de vue. Toute la discussion était empreinte de tolérance. Elle surprenait un homme élevé au milieu des subtilités acerbes et pointilleuses de l’Écosse. Le commerçant à la vérité s’échauffa un peu et fut beaucoup moins satisfait que les autres de mon érudition historique. Quant au gendarme, il était très coulant sur toutes choses.

– On a toujours tort d’abjurer, conclut-il. Et cette remarque fut unanimement approuvée.

Telle n’était point l’opinion du prêtre et du militaire de Notre-Dame des Neiges. Mais cette race-ci est différente et peut-être que la même sincérité qui la poussait à la résistance la rendait-elle capable maintenant d’admettre avec bienveillance des convictions opposées. Car le courage respecte le courage. Mais là où une croyance a été foulée aux pieds, on peut s’attendre à trouver une population aux idées moyennes et mesquines. L’œuvre véritable de Bruce et de Wallace fut la réunion des deux nations, non que l’hostilité cessât immédiatement ; aux frontières des escarmouches continuèrent. Mais, au moment opportun, elles purent faire leur jonction dans un mutuel respect.

Le commerçant s’intéressa beaucoup à mon voyage. Il pensait dangereux de dormir en rase campagne.

– Il y a des loups, dit-il. Et puis, on sait que vous êtes anglais. Les Anglais ont toujours bourse bien garnie. Il pourrait fort bien venir à l’idée de quelqu’un de vous faire un mauvais parti pendant la nuit.

Je lui répondis que je n’avais point peur de tels accidents et que, en tout cas, j’estimais peu sage de s’attarder à ces craintes et d’attacher de l’importance à de menus risques dans l’organisation de la vie. La vie en soi était au moins aussi dangereuse qu’un loup et qu’il n’y avait pas lieu de prêter attention à chaque circonstance additionnelle de l’existence. Il pourrait se produire, dis-je, une rupture dans votre organisme tous les jours de la semaine. Et c’en serait fini de vous, même si vous étiez enfermé dans votre chambre à triple tour de clef.

– Cependant, objecta-t-il, coucher dehors !

– Dieu, fis-je, est partout.

– Cependant, coucher dehors ! répéta-t-il. Et sa voix était éloquente de frayeur secrète.

Ce fut l’unique personne, au cours de mon voyage, à trouver quelque hardiesse dans un acte aussi simple quoique beaucoup le jugeassent gratuit. Une seule, par contre, témoigna d’en aimer beaucoup l’idée et ce fut mon frère de Plymouth qui s’exclama, lorsque je lui eus dit préférer dormir sous les étoiles que dans un cabaret bruyant et clos : « Maintenant, je vois que vous connaissez le Seigneur ! »

En me quittant, le commerçant me demanda une de mes cartes, car il déclarait que je pourrais lui fournir à l’avenir un sujet de conversation. Il désirait me voir prendre note de sa requête et des raisons qu’il en donnait. Et voilà son souhait ainsi accompli.

Un peu après deux heures, je traversai la Mimente et pris, vers le Sud, une sente raboteuse qui grimpait au flanc d’une montagne couverte d’un éboulis de pierres et de touffes de bruyères. Au faîte, selon la coutume du pays, la sente disparaissait. Je laissai mon ânesse brouter la bruyère et partis seul à la recherche d’une route.

Je me trouvais maintenant à la séparation de deux vastes versants : derrière moi toutes les rivières coulaient vers la Garonne et l’océan Atlantique, devant moi s’étendait le bassin du Rhône. D’ici, comme des monts Lozère, on pouvait voir, par temps clair, miroiter le golfe du Lion. Et peut-être que d’ici les soldats de Salomon avaient guetté les huniers de Sir Cloudesley Shovel et le secours longtemps promis de l’Angleterre. On pouvait considérer cette crête comme située au cœur du pays des Camisards. Quatre de leurs cinq légions étaient cantonnées aux alentours, visibles les unes aux autres : Salomon et Joani au Nord, Castanet et Roland au Sud et lorsque Julien eut achevé sa mémorable campagne, la dévastation des Hautes Cévennes, qui dura pendant octobre et novembre 1703 – quatre cent soixante villages et hameaux furent par le feu et le fer complètement anéantis – quelqu’un debout sur ce point culminant aurait contemplé une terre silencieuse, sans foyers et sans habitants. Les années et l’activité de l’homme ont maintenant relevé ces ruines. Cassagnas une fois de plus a réparé ses toits et envoie vers le ciel ses fumées domestiques. Et dans les châtaigneraies, dans les combes basses et touffues, les fermiers, à l’aise, s’en retournent, après le travail quotidien, vers leurs enfants et vers leur âtre flambant. C’était néanmoins le site sans doute le plus sauvage de toute mon excursion. Pic sur pic, chaîne sur chaîne, surgissaient vers le sud pénétrés et comme sculptés par les torrents de l’hiver et revêtus, de la base au sommet, d’une épaisseur feuillue de châtaigniers d’où émergeait, çà et là, une couronne abrupte de roches. Le soleil, qui était encore loin de son déclin, environnait d’une brume dorée le faîte des monts, cependant que la vallée était déjà plongée dans une ombre immobile et profonde.

Un très vieux berger clopinant entre une paire de cannes et portant une casquette noire de soie « liberty », comme en deuil, eût-on dit, de sa mort prochaine – m’indiqua le chemin de Saint-Germain-de-Calberte. Il y avait quelque chose de solennel dans l’isolement de cet être infirme et caduc. Où il habitait, comment il s’était hissé sur cette cime haute ou comment il se proposait d’en descendre, c’était là plus que je ne pouvais imaginer. Non loin de cet endroit, sur ma droite, se dressait le fameux Plan de Font Morte où Poul, avec son cimeterre arménien, trucidait les Camisards de Séguier. Celui-ci me semblait être une manière de Rip Van Winkle de cette guerre qui avait perdu ses Camisards fuyant devant Poul et qui errait depuis lors dans les montagnes. Ce pourrait lui être grande nouvelle d’apprendre que Cavalier s’était rendu sans condition ou que Roland avait succombé en combattant, adossé à un olivier. Et tandis que mon imagination vagabondait de la sorte, j’entendis le vieillard me héler d’une voix chevrotante, et je le vis me faire signe, en agitant une de ses cannes, de rebrousser chemin. J’étais déjà à bonne distance de lui, mais abandonnant Modestine une fois de plus, je revins sur mes pas. Hélas ! il s’agissait d’une affaire bien banale. Le vieux Monsieur avait omis de demander au colporteur ce qu’il vendait et il souhaitait réparer cet oubli.

Je lui répondis sèchement : Rien !

– Rien ? s’écria-t-il.

Je répétai : Rien, et tournai les talons. Il est bizarre de penser que peut-être suis-je ainsi devenu aussi mystérieux pour ce bonhomme qu’il l’avait été lui-même pour moi.

La route passait sous les châtaigniers et, bien que j’aperçusse quelques hameaux au-dessous de mes pieds dans la vallée et plusieurs habitations isolées de fermiers, la marche fut très solitaire tout l’après-midi et le soir s’amena promptement sous les arbres. Tout soudain j’entendis une voix de femme chanter non loin de là une vieille ballade mélancolique et interminable.

Il semblait s’agir d’amour et d’un bel amoureux, son aimable galant. Et je souhaitai pouvoir reprendre le refrain et lui faire écho, tout en poursuivant, invisible, ma route sous bois, unissant, comme la Pippa du poème, mes pensées aux siennes. Qu’aurais-je eu à lui dire ? Peu de choses ; tout ce que le cœur requiert pourtant ; comment le monde donne et reprend, comment il ne rapproche les cœurs qui s’aiment que pour les séparer de nouveau par de lointains pays étrangers ! Mais l’amour est le suprême talisman qui fait de l’univers un jardin et « l’espérance commune à tous les hommes » annule les contingences de la vie, atteint de sa main tremblante par delà le tombeau et la mort. Aisé à dire, certes. Puis aussi, grâce à Dieu, doux et réconfortant à croire.

Nous parvînmes enfin sur une large chaussée blanche au silencieux tapis de poussière. La nuit était venue. La lune s’était réverbérée pendant un bon moment sur la montagne d’en face, lorsque, à un tournant, mon baudet et moi nous trouvâmes dans sa pleine clarté. J’avais vidé mon eau-de-vie à Florac, car cette potion m’était devenue insupportable. Je l’avais remplacée par un volnay généreux au bouquet parfumé. Et maintenant, sur la route je bus à la majesté sacrée de la lune. Ce ne fut qu’une couple de gorgées ; pourtant, dès cet instant, je devins inconscient de mes membres et mon sang circula avec une volupté insolite. Modestine elle-même, inspirée par ce rayonnement d’astre nocturne, remuait ses menus sabots comme à plus vive cadence.

La route montait et descendait rapidement parmi les masses de châtaigniers. Nos pas soulevaient une poussière chaude qui flottait au loin. Nos deux ombres, – la mienne déformée par le havresac, la sienne comiquement chevauchée par le paquetage – tantôt s’étalaient nettement dessinées devant nous, tantôt, à un tournant, s’éloignaient à une distance fantomatique et couraient comme des nuages le long des montagnes. De temps en temps, un vent tiède bruissait dans le vallon et faisait sur tous les arbres se balancer les bouquets de feuillages et de fruits. L’oreille s’emplissait d’une musique murmurante et les ombres valsaient en mesure.

Le moment d’après, la brise avait cessé d’errer et, dans la vallée entière, rien ne remuait plus que nos pieds voyageurs ; sur le versant opposé, l’ossature monstrueuse et les ravins de la montagne se devinaient vaguement au clair de lune. Et là-bas, très haut, dans quelque maison perdue, brillait une fenêtre éclairée, unique tache carrée, rougeâtre dans l’immense champ d’ombre morne de la nuit.

À un certain point, comme je marchais en contrebas par des détours rapides, la lune disparut derrière les monts et je poursuivis mon chemin dans une totale obscurité jusqu’à ce qu’un autre tournant me fît déboucher, à l’improviste, dans Saint-Germain-de-Calberte. Le village était endormi et silencieux et enseveli dans la nuit opaque. Seule, par une unique porte ouverte, une lueur de lampe s’évadait jusqu’à la route afin de me montrer que j’étais arrivé parmi les habitations des hommes. Les deux dernières commères de la soirée, bavardant encore près du mur d’un jardin, m’indiquèrent l’auberge. L’hôtelière mettait coucher ses poussins, le feu déjà était éteint qu’il fallut, non sans grommelage, rallumer. Une demi-heure plus tard, l’âne et moi aurions dû aller, sans souper, au perchoir.

 

VII – La dernière journée


Quand je m’éveillai (jeudi 2 octobre), entendant grande fanfare de coqs et caquetage de poules satisfaites, je me mis à la fenêtre de la chambre propre où j’avais passé la nuit. Je contemplai une matinée ensoleillée dans une vallée profonde aux plantations de châtaigniers. Il était encore de bonne heure et le chant des coqs et les lumières obliques et les ombres allongées m’incitèrent à sortir explorer les alentours.

Saint-Germain-de-Calberte est une grande paroisse d’environ neuf lieues de circonférence. À l’époque des guerres de religion et juste avant la dévastation, elle était habitée par deux cent soixante-quinze familles dont neuf seulement étaient catholiques. Il fallut au curé dix-sept journées du mois de septembre pour aller à cheval, de maison en maison, faire un recensement. Mais la localité elle-même, quoique chef-lieu de canton, est à peine plus importante qu’un hameau. Elle s’étage en terrasses sur une pente escarpée au milieu de vigoureux châtaigniers. La chapelle protestante s’élève un peu plus bas, sur un éperon. Il y a, au centre du village, une vieille et curieuse église catholique.

C’est en ce lieu que le pauvre du Chayla, martyr du Christ, avait sa bibliothèque et tenait école de missionnaires. Ici, il avait édifié son tombeau, pensant reposer au sein d’une population reconnaissante d’avoir été rachetée de l’erreur et c’est ici qu’au lendemain de sa mort on apporta, pour l’inhumer, le corps percé de cinquante-deux blessures. Revêtu de ses habits sacerdotaux, il fut exposé en grand apparat dans l’église. Le curé, empruntant son texte au livre second de Samuel, chapitre vingtième, verset douzième, « Et Amasias baignait dans son sang sur le grand chemin » prêcha un sermon pathétique. Il exhorta ses frères à mourir, chacun à son poste comme leur infortuné pasteur. Au mitan de cette éloquence, le bruit court qu’Esprit Séguier approche et voilà que toute l’assistance saute en selle et détale qui à l’est, qui à l’ouest et le curé lui-même s’enfuit jusqu’à Alais.

Étrange était la situation de cette petite métropole catholique – un diminutif de Rome – dans pareil milieu sauvage et hostile. D’une part, la légion de Salomon la surveillait de Cassagnas, d’autre part, elle était coupée de tout secours par la légion de Roland, à Mialet. Le curé Louvrelenil, bien que pris de panique aux funérailles de l’archiprêtre et qu’il eût prestement décampé vers Alais, restait fidèle à sa chaire isolée. De là, il fulminait contre les crimes des Protestants. Salomon assiégea le village pendant une heure et demie, puis battit en retraite. On pouvait entendre les miliciens postés en sentinelles devant la porte du curé chanter dans l’obscurité des psaumes protestants et bavarder en amis avec les insurgés. Au matin, bien que pas un coup de feu n’eût été tiré, il n’y avait plus une once de poudre dans leurs poires à munitions. Qu’était-elle devenue ? Tout le monde prêtait la main aux Camisards en compensation. Gardiens peu sûrs pour un prêtre isolé !

L’imagination se figure à grand-peine que Saint-Germain-de-Calberte ait pu être autrefois la scène de ces agitations incessantes. Tout y est maintenant si paisible. Les pulsations de la vie humaine battent maintenant d’un rythme si discret et si lent dans ce hameau de la montagne ! Des gamins m’escortèrent un bon moment à distance, comme eût-on dit, des chasseurs timorés de lions. Des gens se retournèrent pour me regarder une deuxième fois ou sortirent de chez eux pendant que je passais devant leur demeure. Mon arrivée était, eût-on cru, le premier événement survenu depuis le temps des Camisards. Il n’y avait rien de désobligeant ni d’effronté dans cette curiosité. C’était tout bonnement une surprise qui les étonnait et leur faisait plaisir, comme à des bœufs ou à des enfants. Elle m’était pourtant fastidieuse et me fit bientôt déserter la rue.

Je me réfugiai sur les terrasses qui forment comme un vert tapis de gazon et tentai vainement d’imiter au crayon les inimitables attitudes des châtaigniers qui dressaient haut leurs dômes de verdure. Par instants soufflait un vent léger et les châtaignes dégringolaient dans l’herbe autour de moi avec un bruit assourdi. Ce bruit était comparable à celui d’une chute de gros grêlons, mais celui-ci portait en lui l’impression cordiale et humaine d’une récolte proche et de fermiers heureux du résultat. En levant les yeux, je pouvais voir les fruits bruns dans leurs bogues épineuses à demi ouvertes déjà et entre les troncs le regard embrassait un cirque de montagnes dorées par le soleil et vertes de feuillage.

Je n’ai pas souvent éprouvé tant d’intime satisfaction en présence d’un site. Je me mouvais dans une atmosphère délicieuse et me sentais allègre et tranquille et heureux. Peut-être n’était-ce point l’endroit seul qui me rendait l’esprit ainsi dispos. Peut-être quelqu’un dans un autre pays pensait-il à moi. Ou peut-être une de mes pensées avait-elle surgi spontanément et s’était-elle évanouie à mon insu, qui me faisait du bien. Car certaines pensées – et assurément les plus belles – s’effacent avant qu’il nous soit possible d’en déterminer les traits exacts, comme si un dieu, cheminant par nos grand-routes vertes, ne faisait qu’entrouvrir la porte de la maison, lancer un coup d’œil souriant à l’intérieur et s’éloigner pour toujours. Est-ce Apollon ? Ou Mercure ? Ou l’Amour aux ailes repliées ? Qui peut le dire ? Mais nous vaquons plus allègres à nos besognes et sentons paix et joie en nos cœurs.

Je dînai en compagnie de deux catholiques. Ils tombèrent d’accord pour condamner un jeune catholique qui, ayant épousé une protestante, avait adhéré à la religion de sa femme. Un protestant de naissance, ils pouvaient le comprendre et l’estimer. En fait, ils semblaient partager l’état d’esprit d’une vieille catholique qui m’assurait le même jour qu’il n’y avait pas de différence entre les deux croyances, excepté que « ce qui était mal était plus mal pour les catholiques » qui avaient plus de lumière et de conseils. Or, cette désertion d’un homme les remplissait d’un vrai mépris.

– Fâcheuse idée pour un homme d’abjurer ! disait l’un.

Cela pouvait être fortuit, mais on voit comme cette phrase me poursuivait. Quant à moi, je crois qu’elle est la philosophie courante de ces gens-là. Il m’est difficile d’en imaginer une meilleure. Ce n’est point bien haut degré de confiance chez un homme d’abdiquer sa foi et d’abandonner sa famille spirituelle pour l’amour du ciel. Mais il y a grande chance, dis-je, il y a espoir aussi, qu’en dépit de cette conversion aux yeux des hommes, il n’y ait point modification de l’épaisseur d’un cheveu au regard de Dieu. Honneur à ceux qui agissent ainsi, car l’arrachement est pénible ! Mais que ce soit par force ou faiblesse sous le coup de l’inspiration ou de la folie, c’est l’indice de quelque étroitesse d’esprit chez ceux qui peuvent s’intéresser assez à de semblables et infimes nuances d’âme ou qui peuvent délaisser une amitié pour un bénéfice spirituel tout problématique. Et je pense que je ne voudrais pas abandonner mon vieux credo pour un autre, en ne faisant que changer des mots pour d’autres mots, mais pour un courageux examen le comprendre en esprit et en vérité afin de reconnaître comme mauvais ce qui est mauvais pour moi comme pour les meilleurs sectateurs des autres confessions religieuses.

Le phylloxéra dévastait le pays. Au lieu de vin, on but, au dîner, un jus de raisin plus économique, la Parisienne, comme on le nommait. Elle se fabrique en mettant une grappe entière dans un bocal rempli d’eau. L’un après l’autre, les grains fermentent et éclatent. La quantité bue pendant le jour est remplacée par son volume, d’eau durant la nuit. Ainsi avec une autre cruche puisée au puits et toujours une autre grappe qui explose et abandonne sa force, une caisse de Parisienne peut suffire à une famille jusqu’au printemps. C’est comme on peut le conjecturer une maigre boisson, mais fort agréable au goût.

Quoi qu’il en soit, après le dîner et le café, il était passé trois heures à mon départ de Saint-Germain-de-Calberte. Je descendis au bord du Gardon de Mialet, large lit de torrent à sec et je traversai Saint-Étienne de la Vallée française, ou Val Francesque comme on a coutume de l’appeler ici, puis, vers le soir, je commençais de gravir le mont Saint-Pierre. Longue et pénible ascension ! Sur mes derrières, un chariot vide rentrant à Saint-Jean-du-Gard me suivait de près et me rejoignit non loin du sommet. Le conducteur, comme tout le reste du monde, était convaincu que j’étais un colporteur mais à l’encontre des autres, il était sûr de ce que je vendais. Il avait remarqué la laine bleue qui dépassait à l’un ou l’autre bout de mon paquetage. Il en avait conclu, malgré mes efforts pour modifier son opinion, que je faisais commerce de ces colliers de laine bleue pareils à ceux qui ornent l’encolure des chevaux de trait en France.

J’avais pressé Modestine, au-delà même de ses forces, car j’étais extrêmement désireux de jouir de la vue sur l’autre versant avant la tombée du jour. Pourtant il faisait nuit, lorsque j’atteignis la cime. La lune voguait haute et claire dans l’espace et il n’y avait plus que quelques stries grisâtres de crépuscule attardées au couchant. Une vallée béante, comblée de ténèbres, approfondissait à mes pieds un gouffre creusé dans la nature. Mais le profil des monts se découpait franchement sur le ciel, notamment le mont Aigoal, forteresse de Castanet. Et Castanet, non seulement comme chef actif et entreprenant, mérite une mention parmi les Camisards : à ses lauriers se mêle une touffe de roses. Il montra, en effet, comment même dans une tragédie publique, l’amour arrive à ses fins. Au plus fort de la guerre, il épousa, dans sa citadelle des montagnes, une jeune et jolie fille, appelée Mariette. Il y eut de grandes réjouissances et le marié, en l’honneur de l’heureux événement, libéra soixante-dix prisonniers. Sept mois plus tard, Mariette, la princesse des Cévennes comme on la nommait par dérision, tomba aux mains des autorités, ce qui équivalait pour elle à la mort. Mais Castanet était un homme résolu et il aimait sa femme. Il fonça sur Valleraugue et en emmena une dame comme otage. Pour la première et dernière fois au cours de cette guerre, il y eut échange de prisonniers. Leur fille, gage de quelque nuit étoilée sur le mont Aigoal, a laissé des descendants jusqu’à aujourd’hui.

Modestine et moi – ce fut notre dernier repas ensemble – nous cassâmes la croûte sur le faîte du Saint-Pierre, moi assis sur un tas de cailloux, elle debout à mon côté au clair de lune et, comme une personne distinguée, recevant le pain de mes mains. La pauvre bête mangeait mieux ainsi, car elle avait pour moi une sorte d’affection que j’allais bientôt trahir.

Long trajet que la descente à Saint-Jean-du-Gard ! Nous n’y rencontrâmes personne, sauf un charretier, visible de loin au reflet de la lune sur sa lanterne éteinte. Avant dix heures, nous étions arrivés et en train de souper. Nous avions parcouru quinze milles et gravi une montagne escarpée en un peu plus de six heures.

 

VIII – Adieu, Modestine !

 

À l’examen, le matin du 4 octobre, Modestine fut déclarée hors d’état de poursuivre le voyage. Elle aurait besoin d’au moins deux jours de repos, d’après le garçon d’écurie. Or, j’étais maintenant pressé d’arriver à Alais pour mon courrier. Comme je me trouvais à présent dans une région civilisée avec service d’omnibus, je décidai de vendre mon amie et de partir par la diligence de l’après-midi. Notre trotte de la veille, au témoignage du charreton qui nous avait suivis pendant toute la montée du Saint-Pierre, donnait une idée avantageuse des capacités de ma bourrique. Des acquéreurs éventuels escomptèrent une occasion sans précédent. Avant dix heures, j’avais une offre de vingt-cinq francs et avant midi, après un engagement téméraire, je la vendis, le bât et tout l’attirail, pour trente-cinq francs. Le gain pécuniaire n’était pas évident, mais j’avais, par ce marché, acquis ma liberté.

Saint-Jean-du-Gard est une localité importante et en majeure partie protestante. Le maire, un protestant, me demanda de l’aider, en une petite circonstance caractéristique des habitudes de l’endroit. Les jeunes femmes des Cévennes profitent d’une similitude de religion et de la différence de parler pour se placer en grand nombre comme gouvernantes en Angleterre. Il y en avait une, originaire de Mialet, qui se débattait avec les circulaires de deux agences rivales de Londres. Je lui rendis tous les services en mon pouvoir et donnai, en plus, quelques conseils qui me parurent d’excellente opportunité.

Une chose en outre à noter. Le phylloxéra avait ravagé les vignobles des environs et, dans le prime matin, sous quelques châtaigniers en bordure de la rivière, j’aperçus un groupe d’individus actionnant un pressoir à pommes. Je ne parvenais pas à comprendre où ils en voulaient venir et demandai à l’un des types de me l’expliquer.

– Faire du cidre, répondit-il. Oui, c’est comme ça. Comme dans le Nord.

Il y avait dans son ton une pointe sarcastique. Le pays allait à la diable.

Ce ne fut qu’après être bien installé auprès du conducteur et roulant à travers un vallon rocailleux aux oliviers rabougris que j’eus conscience qu’il me manquait quelque chose. J’avais perdu Modestine. Jusqu’à cet instant, j’avais cru la détester ; mais à présent qu’elle était partie « Ah ! quel changement pour moi ! »

Pendant douze jours nous avions été d’inséparables compagnons ; nous avions parcouru sur les hauteurs plus de cent vingt kilomètres, traversé plusieurs chaînes de montagnes considérables, fait ensemble notre petit bonhomme de chemin avec nos six jambes par plus d’une route rocailleuse et plus d’une piste marécageuse. Après le premier jour, quoique je fusse souvent choqué et hautain dans mes façons, j’avais cessé de m’énerver. Pour elle, la pauvre âme, elle en était venue à me considérer comme une providence. Elle aimait manger dans ma main. Elle était patiente, élégante de formes et couleur d’une souris idéale, inimitablement menue. Ses défauts étaient ceux de sa race et de son sexe ; ses qualités lui étaient propres. Adieu, et si jamais…

Le père Adam pleura quand il me la vendit. Quand je l’eus vendue à mon tour, je fus tenté de faire de même. Et comme je me trouvais seul avec le conducteur du coche et quatre ou cinq braves jeunes gens, je n’hésitai pas à céder à mon émotion.

 

 

FIN

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021