BIBLIOBUS Littérature française

5. Correspondance

 

1. À MONSIEUR H. LEFUEL, ARCHITECTE, À l’Académie de France, à Rome, villa Médicis.

Naples, le mardi 14 juillet 1840.

J’aurais bien désiré, cher Hector, t’adresser plus tôt ce petit mot que je remets à Murat . Mais je n’ai trouvé jusqu’à cette heure que le temps d’écrire à mon frère une assez longue pancarte ; et dans cette ville de Naples, où j’ai fait quelques connaissances il y a trois mois, il m’a fallu commencer cette fois par me faire voir. Maintenant, à partir d’aujourd’hui, me voilà plus libre. J’ai écrit aussi à Desgoffe, et j’aurais voulu en faire autant pour ce bon Hébert, auquel je te prie de faire bien des excuses de ma part. Il aura certainement de mes nouvelles directes un de ces jours, et même très prochainement, car je pense, sans toutefois en être sûr, partir mercredi ou jeudi de la semaine prochaine pour faire ma tournée des îles d’Ischia, Capri, puis revenir par Pœstum, Salerne, Amalfi, Sorrento, Pompéia et Naples ; c’est une affaire d’une douzaine de jours. J’espère, cher bon ami, que tu t’es bien porté depuis mon départ ; je le demande aussi à Desgoffe, que je prie de t’engager à ne pas trop travailler. La chaleur là-bas doit être si grande en ce moment ! Ici, à Naples, il fait quelquefois très lourd ; aujourd’hui surtout, nous avons eu un temps d’orage assommant ; mais la brise de mer n’est pas une charge et, surtout pour nous qui sommes logés en quelque sorte sur la mer, nous en jouissons et nous en sentons la fraîcheur autant qu’il est possible.

Naples m’ennuie plus que jamais (la ville, s’entend). Je suis fort curieux de Capri et d’Ischia, ainsi que de Pœstum. Je suis enfin monté hier aux Camaldules : c’est un point de vue admirable, surtout comme étendue de mer ; tu sais si nous aimons la mer : plus on la voit, plus on comprend la beauté de cette simple ligne horizontale derrière laquelle on pourrait soupçonner l’infini. Demain soir, à quatre heures, s’il fait beau, nous montons au Vésuve pour y voir le coucher du soleil ; nous y passons la nuit pour voir l’effet de tout le golfe au clair de lune, et nous voyons le lendemain matin le lever du soleil. Tu vois que c’est une belle partie.

J’ai reçu avant-hier une lettre de ma mère, envoyée de Rome ; je te remercie, cher Hector, si c’est à toi que je dois l’arrivée de cette lettre. Ma mère m’y charge de mille amitiés pour toi ainsi que mon bon Urbain.

Comment t’es-tu trouvé du tableau de M. Ingres ? Écris-le-moi, ou mets-moi un mot dans la lettre de Desgoffe quand il me répondra. Envoyez-moi toujours vos lettres à la Ville-de-Rome, quai Sainte-Lucie, à Naples. Si je suis en tournée pendant ce temps, je les trouverai à mon retour. Dis à Hébert que je serai très content aussi de savoir l’effet que lui aura produit le tableau de M. Ingres : bien que je ne mérite pas cette nouvelle avant de lui avoir écrit moi-même, j’en suis bien désireux.

Embrasse bien mon petit frère Vauthier, que je prie aussi de ne pas m’oublier. Dis à Fleury  que je suis bien fâché de n’avoir pu lui dire adieu avant mon départ. Enfin je te charge, cher ami, de tous mes souvenirs pour nos bons camarades en général et en particulier, selon la formule consacrée.

Adieu, cher Hector, je t’embrasse comme je t’aime, et c’est de tout cœur, tu le sais bien ; au reste, je peux te le dire, car dans notre exil à tous deux, j’ai la part de trois.

Tout à toi de cœur,

CHARLES GOUNOD.

Guénepin  t’écrira sous peu de jours ; il te dit mille choses aimables ; il est fort bon garçon pour moi, nous avons fait bon voyage, bien que nos nuits aient été de trois ou quatre heures au plus : c’est un détail. Fais-moi donc l’amitié de me dire, quand tu m’écriras, si Desgoffe a renvoyé chercher ma partition de Freischütz chez le prince Soutzo.

 

 

II-À MONSIEUR HECTOR LEFUEL, À Venise, poste restante.

Rome, le mardi 4 avril 1841.

Mon cher et tendre père,

Voilà déjà que ton enfant désolé se creusait la tête pour savoir où t’écrire, et il commençait à désespérer de la tendresse de son vieux papa, lorsqu’il apprend par M. Schnetz que cet intrépide centenaire s’est transporté de Florence à Bologne pour se rendre au plus vite à Venise. C’est donc à Venise que ce fils rassuré se hâte de lui faire parvenir de ses nouvelles pour lui dire qu’il se porte très bien, et ensuite que sa messe a obtenu un heureux succès parmi ses petits camarades d’abord, et en second lieu parmi les en bas. Il a pensé aussitôt à la satisfaction de son vieux père et cette pensée a été pour beaucoup dans la joie de son succès.

Il a aussi regretté beaucoup l’absence du même vieux père, qui est naturellement l’être auquel il tenait le plus ici, et dont le sort l’a frustré fort mal à propos dans ce moment-là.

De plus, nouvelles de Paris qui me chargent de mille amitiés pour toi, mon cher bon Hector : je ne sais pas comment cela se fait, mais maman croyait que j’allais te revoir au bout d’un ou deux mois : je l’ai désabusée sur ce point, et cette désillusion n’aura pas été sans lui faire de peine. Et puis tu ne sais pas la nouvelle que j’ai reçue à propos d’Urbain : elle m’a donné d’abord une fameuse alerte de joie, et puis à la fin du paragraphe un affreux renfoncement ; il s’agissait tout bonnement pour lui du voyage en Sicile et à Rome ; mais c’est tombé dans l’eau, et voici comment.

M. le marquis de Crillon, qui a toujours porté beaucoup d’intérêt à notre famille, avait l’intention de s’adjoindre pour son compagnon de voyage en Sicile un artiste distingué, ayant fait de bonnes études, enfin un homme sérieux. Bref, il avait pensé à Urbain. Il arrive donc à la maison un jour, et fait à ma mère la déclaration de ce projet ; ma mère le remercie de cette extrême bonté, lui en exprime toute sa reconnaissance, en parle à Urbain lorsqu’elle le voit. Urbain, après avoir vite et mûrement réfléchi, se décide, et va donner sa réponse affirmative à M. de Crillon. Ensuite, lorsqu’il s’est agi d’aller faire ses visites d’adieu à ses clients, il a trouvé partout des visages contrits et désolés de le voir partir, des regrets universels : on ne trouverait jamais à remplacer sa délicatesse, sa loyauté, etc.… enfin toutes les bonnes et estimables qualités que tu lui connais. Circonstance déjà entravant les projets de départ ; mais ce n’est pas le tout ; voici qui est venu mettre les plus gros bâtons dans les roues : ce sont ses intérêts compromis pour une somme de dix ou douze mille francs. À ce moment-là, sa présence est devenue indispensable à Paris, comme tu peux bien penser. Je suis fort inquiet de cette aventure critique et voudrais bien savoir le plus tôt possible comment cela aura tourné : je t’en informerai dans ma plus prochaine lettre. Pauvre Urbain, qui est si bon et qui s’est donné tant de mal ! Heureusement qu’il a bien du courage et qu’il sait supporter de vilaines épreuves ; mais c’est dur sur le moment.

J’ai su, mon cher Hector, que tu avais écrit à Gruyère ; au moment où je me laissais aller à ma jalousie, Hébert m’a dit : « Console-toi : c’est une commission dont il le charge, tout simplement. » Alors, je me suis consolé dans l’espoir d’en recevoir une plus tard pour moi. Je dois te dire que j’ai été fort heureux des témoignages d’intérêt que m’ont donnés ces jours-ci plusieurs de mes camarades, entre autres notre bon petit peintre Hébert : j’ai été très sensible au soin et à l’attention avec lesquels je l’ai vu écouter la répétition de ma messe ; il n’y aurait certainement pas eu cela chez un indifférent, et on est toujours heureux de pouvoir citer ceux qui ne le sont pas. Comme je sais que tu aimes aussi Hébert, je suis bien aise de te faire parvenir ce renseignement sur son compte, bien sûr que son attachement pour moi ne diminuera en rien le tien pour lui. Il se porte aussi d’une manière satisfaisante, et me charge de mille amitiés pour toi ainsi que tous ces messieurs de l’Académie. Je vais voir s’il est chez lui et le tenter pour qu’il te mette deux mots au bas de ma lettre.

Bazin n’est toujours pas arrivé ; je ne sais pas ce qu’il fait : j’ai grand’peur que dans l’enthousiasme qu’a dû lui témoigner sa ville natale à son passage on ne l’ait pris lui-même en nature pour le clouer sur un piédestal en guise de statue à son honneur. Les Marseillais ont la tête chaude, ils sont capables de lui avoir fait celle-là ; elle serait un peu bonne pour ses mois de pension !

Adieu, mon cher Hector ; tu sais comme je t’aime, eh bien, je t’embrasse comme cela, sur les deux joues et sur l’œil gauche, comme on dit : si tu es encore avec Courtépée , dis-lui que je lui envoie une poignée de main bien soignée aussi. J’espère que vous vous portez bien tous les deux et que, si vous avez le même temps que nous, vous devez faire des choses superbes. Adieu, cher ami. Tout à toi de cœur.

CHARLES GOUNOD.

Mon cher architecte, je profite de l’occasion de notre cher musicien pour te donner signe de vie. J’ai appris par notre grand sculpteur Gruyère que tu étais aux prises avec une foule de rhumes ; j’espère que le soleil de la noble et voluptueuse Venise te fondra les glaces que le vieil hiver a amoncelées dans ton cerveau. Tu as eu un succès à l’Exposition ; tous ont été étonnés de tes dessins, l’ambassadeur et l’ambassadrice n’en dorment plus. Je ne te parle pas de moi : ce que j’ai fait est trop peu important et trop peu bien pour mériter une ligne. La messe de notre célèbre musicien a eu un plein succès parmi nous et parmi le monde. Elle a été bien exécutée grâce à l’activité qu’il a déployée à secouer ces vieux endormis. Si tu vois Loubens[13], dis-lui bien des choses de ma part ; et ce Courtépée, qu’en fais-tu ? peux-tu venir à bout de le faire lever en même temps que toi, ô travailleur matinal ?

Adieu. Si je puis t’être utile ou agréable, je suis à toi.

E. HÉBERT.

Murat ne veut pas seulement t’écrire deux mots : il dit qu’il t’écrira.

CH. GOUNOD.

Ce n’est pas vrai.

MURAT.

III- À MONSIEUR LEFUEL, ARTISTE, À Nice-Maritime (poste restante)

Rome, le 21 juin (lundi).

Cher bon ami,

Comme il est bien plus naturel de voir un enfant se presser de répondre à son père qu’un père à son enfant, je commencerai par m’excuser de ne t’avoir pas accusé plus tôt réception de ta dernière lettre datée de Mantoue. Mais c’est bien malgré moi, je t’assure. J’ai eu beaucoup à écrire tous ces derniers temps, et je n’ai pas encore fini. C’est vraiment quelquefois très occupant et même autre chose que d’avoir à reconnaître seul par écritures l’intérêt que quelques personnes se contentent très bien de vous faire témoigner par d’autres, et dont on ne peut pas rendre, soi, les remerciements en même monnaie. Enfin il faut encore se trouver fort heureux de cet intérêt-là, et ne pas faire son dégoûté devant un peu d’activité : sans quoi les autres diraient : « Il est bien facile de lui retirer tout cet embarras », n’est-ce pas, cher ami ? Aussi je ne dis cela qu’à toi ou qu’à des amis en lesquels je me confierais de même.

Je te dirai que j’ai fait auprès de Gruyère la commission relative à ton habit autour duquel nous avons si longtemps brûlé, comme lorsqu’on cherche quelque chose à cache-cache. Cet habit a enfin revu le jour et n’était détérioré ni par de mauvais plis, ni par des vers ou des papillons.

J’ai fait aussi tes amitiés à nos camarades qui n’ont pas manqué de me demander d’où j’avais reçu une lettre de toi. J’ai répondu qu’elle me venait de Mantoue. Alors se sont élevées maintes conversations particulières et générales sur ta position comme pensionnaire favorisé, surtout depuis que la même faveur a été refusée à Gruyère, qui avait également demandé à faire un voyage, et qui prétend avoir allégué de très bons motifs. Je n’ai pas voulu parler longuement de toi pour ne pas échauffer les opinions qui nous étaient défavorables, mais j’ai seulement relevé à l’instant un mot d’un pensionnaire que je ne nommerai pas, mais qui, parlant de la faveur qui déjà t’avait été accordée l’an passé pour Naples, présentait ta conduite comme peu délicate et peu franche en allant à Florence d’abord. Je me suis borné à exclure de toute ma force cette opinion-là sans vouloir nullement me lancer dans une discussion qui aurait pu devenir une dispute. Et puis, cher Hector, si tu savais que de choses, depuis ton départ, se sont passées dans les caractères de bien des gens ! Si cela ne change pas, je ne doute point qu’à ton retour tu ne trouves des individus qui font ce qu’on appelle leur tête. Je ne suis pas le seul à l’avoir remarqué, et je ne pense pas que cela doive t’échapper non plus.

Quant à moi, dans dix jours je pars pour Naples, et je compte rester un mois et demi, deux mois, non pas à Naples même, mais dans le royaume et dans les îles ; pour le mois de septembre, je le passerai sans doute à Frascate pour bien revoir à cette époque et pour la dernière fois ce magnifique Monte Cavi dont je voudrais bien faire quelques études.

Si tu m’écris pendant mon voyage, adresse ta lettre poste restante à Naples. Quand je serai en ville, je la prendrai moi-même ; sinon je me la ferai envoyer où je serai.

J’ai fait dernièrement une tournée d’une dizaine de jours dans la montagne du côté de Subiaco, Civitella, Olevano ; j’y ai vu de très belles choses comme pays : mais de tout, ce qui m’a le plus intéressé, c’est le couvent de San Benedetto à Subiaco. J’ai vu là des choses et j’ai éprouvé des émotions que je n’oublierai jamais de ma vie.

J’ai reçu dernièrement des nouvelles de chez moi : on va bien et on t’envoie mille affectueux souvenirs. On me dit qu’Urbain a adressé une lettre à Gênes de manière que tu pusses l’y trouver le 15 du mois : je ne sais sur quoi il a jugé que tu serais à Gênes à cette époque, mais en tout cas, il me semble qu’il s’est trompé de quelque peu dans ses calculs. Au reste il vaut mieux qu’elle soit arrivée avant toi qu’après ; outre que tu es sûr de la trouver en quittant Milan, tu pourrais au besoin te la faire envoyer si tu avais quelqu’un de connaissance. Ensuite ma mère me dit que Blanchard a eu l’extrême gracieuseté de faire pour Urbain un petit dessin de ton portrait, ce qui a excessivement touché la mère et le frère. Ce beau Blanchard, à ce que me dit ma mère, avait eu la fièvre très forte à Paris depuis son retour, mais il va beaucoup mieux maintenant. Il a dîné à la maison plusieurs fois depuis son retour à Paris, et ma mère me dit qu’il est fort aimable, qu’il a de bonnes manières et qu’il lui plaît parce qu’il lui a paru fort bon.

Tu sais sans doute, si quelque journal français t’est tombé sous la main, que notre Jules Richomme n’est pas reçu en loge ; cette nouvelle m’a causé une vive peine pour lui et pour sa famille, qui désirerait tant le voir remporter le grand prix et venir à Rome. Pour moi je suis sûr maintenant de le revoir à Paris ; parce que, eût-il même le prix l’année prochaine, il ne partirait en tout cas qu’après l’époque de mon retour.

Et toi, cher ami, où en sont tes travaux ? Il me semble que tes cartons doivent fièrement se remplir. Écris-moi tout cela : comment tu te portes, ce que tu fais : bien que je ne sois pas tout à fait apte à le comprendre, je crois que mon avidité à savoir tout ce qui te plaît et ce que tu aimes, m’ouvrira la comprenette jusqu’à un certain point. Au reste je m’en remets absolument à toi pour le compte rendu sous ce rapport : tant que cela ne te coûtera ni trop de temps, ni trop d’ennui, donne toujours.

Adieu, cher Hector, porte-toi bien, et aime-moi toujours, parce que c’est une bonne œuvre que tu fais, et que cela te sera rendu de bien des manières.

Sois aussi exact à me donner tes adresses successives que je le serai à te donner la mienne pendant et après mon voyage.

Je t’embrasse de tout mon cœur de fils.

CHARLES GOUNOD.

IV- À MONSIEUR H. LEFUEL, À Gênes, poste restante.

Si M. Lefuel ne vient pas réclamer ses lettres à Gênes, lui envoyer celle-ci à l’Académie de France, à Rome.

Vienne, le 21 août 1842 (lundi).

Mon cher Hector,

J’ai reçu, l’autre semaine, une lettre d’Hébert, auquel j’avais écrit le premier de Vienne ; il m’apprend que tu es quelque part autour de Gênes, mais il ne peut pas me dire au juste où tu es. Comme tu m’as abandonné tout le long de mon voyage, cher ami, et que je n’ai trouvé ni à Florence ni à Venise ni à Vienne une ligne de tes nouvelles, je me suis vu obligé de demander à quelque ami commun si, par hasard, il ne saurait pas ton adresse et s’il ne pourrait pas me la donner. Par la réponse que j’ai reçue d’Hébert, j’ai vu qu’il avait été plus heureux que moi, puisqu’il savait au moins où tu étais et où il pouvait te donner de ses nouvelles en recevant des tiennes. Tu sais pourtant bien, abominable et monstrueux père, combien ton fils aurait été content de voir quelques lignes de toi ! mais tout le long du voyage, pas une panse d’A ! moi, de mon côté, comment t’écrire ? partout j’en ai eu envie, nulle part je n’en ai eu par toi le moyen. D’un autre côté, je crains maintenant que cette lettre-ci ne te trouve déniché d’où tu étais : de sorte que cette incertitude m’a décidé à prendre pour l’adresse de ma lettre les précautions que tu vois. Si j’étais près de toi, va, je te gronderais bien fort. Comment ! tes entrailles patriarcales ont donc dégénéré au point de n’avoir plus besoin d’envoyer quelques-unes de ces bonnes lignes auxquelles tu sais que ton premier-né est si sensible ! avec ton nom et ton adresse, si tu n’avais pas le temps d’écrire, moi au moins j’aurais pu te tenir au courant de tout ce qui m’avait intéressé, de ce qui m’intéresse encore aujourd’hui, choses auxquelles je ne puis pas te croire indifférent. Enfin, cher et très cher père et ami, maintenant que je t’ai bien grondé, j’oublie tes iniquités ; je te pardonne du fond du cœur, je sais depuis longtemps que cela t’embête d’écrire ; je sais aussi que tu ne perds pas ton temps, et j’en eu trop souvent la preuve à Rome pour jeter le manque de tes nouvelles sur le compte de la flânerie. Ainsi donc, tout est oublié excepté toi.

J’aurais voulu pouvoir te dire déjà depuis longtemps ce qui m’arrive d’heureux ici : c’est de pouvoir faire exécuter à grand orchestre, le 8 septembre, dans une des églises de Vienne, ma messe de Rome, qui a été jouée à Saint-Louis-des-Français à la fête du Roi. C’est un grand avantage et qui n’est encore échu à aucun pensionnaire : je dois cela à la connaissance de quelques artistes fort obligeants qui m’en ont fait connaître d’autres, influents. À Vienne, je travaille ; je n’y vois que très peu de monde, je ne sors presque pas ; je suis jusqu’au cou dans un requiem à grand orchestre qui sera probablement exécuté en Allemagne le 2 novembre. On m’a déjà offert ici, dans l’église où sera jouée ma messe de Rome, de m’exécuter aussi mon requiem. Comme je ne sais pas encore jusqu’à quel point je serai satisfait de l’exécution, je n’ai encore rien décidé à part moi. À Berlin, par la connaissance de madame Henzel et de Mendelssohn, il serait fort possible que j’obtinsse une exécution beaucoup plus belle qu’à Vienne, et qui aurait l’avantage de me donner une position meilleure aux yeux des artistes. À Vienne, je suis toujours libre d’accepter : si je suis content de l’exécution de ma messe du 8 septembre, je me déciderai à donner mon requiem ici ; sinon, je le porte à Berlin. Madame Henzel, lorsqu’elle était à Rome, me disait : « Quand vous viendrez en Allemagne, si vous avez de la musique à faire jouer, mon frère pourra vous être d’un grand secours. » Je lui ai écrit à Berlin, il y a quelques jours, et, comme je dois partir d’ici le 12 septembre pour faire une tournée à Munich, Leipzig, Berlin, Dresde, Prague, je la prie de vouloir bien me dire si elle croit que je puisse ou non arriver à Berlin avec des projets d’y faire jouer de ma musique ; sa réponse influencera encore ma décision à cet égard. Si elle me dit oui, je reste à Berlin jusque dans les premiers jours de novembre, et puis je reviens ensuite à Paris ; sinon, il me faut redescendre à Vienne, où je reviens en quatre jours par les chemins de fer. Il y en a un qui va de Vienne à Olmutz, et qui me fait faire près de soixante lieues. Si je dois rester à Berlin pour mon requiem, je serai obligé d’arranger mon voyage différemment et de le faire ainsi : Munich, Prague, Dresde, Leipzig, Berlin. Au reste, je t’en informerai quand j’en serai sûr.

J’ai bien des fois regretté notre belle Rome, cher Hector, et j’envie bien le sort de ceux qui y sont encore ; ce n’est presque que dans le souvenir de ce beau pays que je trouve vraiment quelque charme et quelque bonheur : si tu savais ce que c’est que tous les pays que j’ai traversés, quand on les compare à l’Italie !

La dernière chose qui m’ait bien vivement et profondément impressionné, c’est Venise ! tu sais combien c’est beau : ainsi je ne m’étalerai pas en descriptions, ni en extases, tu me comprends.

Tu as probablement appris de ton côté, cher ami, la mort de notre bon camarade Blanchard. Je mesure à l’affliction que j’en ai eue celle que tu as dû éprouver, toi, qui étais plus étroitement lié que moi avec lui. Voilà, cher, comme on est sûr de se revoir quand on se quitte, et, bien qu’il n’y ait rien de plus banal, il n’y a rien de plus terriblement nécessaire que de mettre au bas de chacune de ses lettres :

Adieu, cher ami, adieu ; je t’embrasse comme je t’aime, c’est-à-dire en ami comme un frère : j’espère toujours que nous nous reverrons.

Adieu, tout à toi de cœur.

CHARLES GOUNOD.

V- MONSIEUR CHARLES GOUNOD, 47, rue Pigalle, Paris.

19 novembre.

Mon cher Gounod,

Je viens de lire très attentivement vos chœurs d’Ulysse. L’œuvre, dans son ensemble, me paraît fort remarquable et l’intérêt musical va croissant avec celui du drame. Le double chœur du Festin est admirable et produira un effet entraînant s’il est convenablement exécuté. La Comédie-Française ne doit ni ne peut lésiner sur vos moyens d’exécution. La musique seule, selon moi, attirera la foule pendant un grand nombre de représentations. Il est donc de l’intérêt le plus direct, le plus commercial, du directeur de ce théâtre, de faire au compositeur la part large dans les dépenses et la mise en scène d’Ulysse ; et je crois qu’il la lui fera telle. Mais ne faiblissez pas. Il faut ce qu’il faut, ou rien. Prenez garde aux chanteurs que vous chargerez de vos solos : un solo ridicule gâte tout un morceau.

À la page marquée d’une corne, se trouve une faute de ponctuation dans la musique du commencement d’un vers que je vous engage à corriger. Les honnêtes gens ne doivent pas scander ainsi ; laissons cela aux pacotilleurs.

Mille compliments empressés et bien sincères.

Votre tout dévoué,

H. BERLIOZ.

VI- À MONSIEUR HECTOR LEFUEL, Rue de Tournon, 20, Paris.

Mon cher Hector,

Je suis allé chez toi, il y a environ un mois, pour t’informer d’un événement très important et à la connaissance duquel ton vieux titre d’ami et de père te donnait un droit spécial. Je vais me marier, le mois prochain, avec mademoiselle Anna Zimmerman. – Nous sommes tous on ne peut plus contents de cette union, qui nous paraît offrir les plus sérieuses assurances de bonheur durable. La famille est excellente, et j’ai l’heureuse chance d’y être aimé de tous les membres.

Je suis sûr, cher ami, que tu vas t’associer de tout ton cœur à cette nouvelle joie : elle sera momentanément troublée, cependant, par le souvenir cruel pour notre pauvre Marthe  du même bonheur qu’elle a goûté et qu’elle pleure maintenant tous les jours. Dieu veuille que ma nouvelle compagne la dédommage par son affection du mal involontaire que sa joie aura réveillé dans le cœur de sa nouvelle sœur ! Ce sera, j’espère, ainsi : car ces deux excellentes natures se sont déjà bien sympathiques.

Adieu, cher Hector ; tout à toi de cœur.

CHARLES GOUNOD.

Mes respects affectueux à madame Lefuel.

VII- À MONSIEUR PIGNY , Rue d’Enghien, Paris.

La Luzerne, mardi 28 août 1855.

Mon bon et cher Pigny,

Dans la lettre que je reçois d’elle aujourd’hui, ma mère me parle, avec la reconnaissante émotion d’un cœur qui s’y connaît, des attentions toutes filiales que vous lui avez témoignées depuis mon départ et des précautions délicates dont vous lui avez offert d’entourer, par votre assistance personnelle, son déménagement de la campagne, pénible à ses années déjà lourdes, si réduit qu’il soit par la simplicité de ses habitudes et de sa vie.

Vous qui avez, dit-on, une mère Dévouement, une mère Abnégation (j’emploie les noms à dessein, car les épithètes ne suffisent pas pour ces sortes de cœur-là), vous me comprendrez si je vous dis que donner à ma mère, c’est me donner, à moi, ce qui m’est le plus doux et le plus cher : car c’est me suppléer et m’aider dans une œuvre que je n’accomplirai jamais selon mon cœur, c’est-à-dire lui rendre une faible partie de ce que sa longue, digne et laborieuse existence m’a prodigué de soins, de sacrifices, d’inquiétudes, de dévouements de tout genre ; en un mot, nous avons été toute sa vie, elle n’aura été qu’une portion de la nôtre !…

Croyez, mon cher Pigny, que je suis profondément touché de voir votre âme déjà si parente pour moi, et rien, avec l’affection unanime qu’on vous porte ici, ne pouvait vous donner plus de titres et plus de droits à la mienne que la pieuse déférence dont vous avez fait si cordialement l’hommage à ma vénérée et bien-aimée mère.

CHARLES GOUNOD.

VIII- À. S. A. I. LA PRINCESSE MATHILDE 

Mardi 6 janvier 1891.

Chère princesse,

Permettez-moi de proposer un toast à votre santé,

Pour la première fois nous avons l’honneur et la joie de vous voir assise à notre table.

Si c’est un honneur de recevoir la princesse, c’est surtout un bonheur de recevoir l’amie sûre, constante et dévouée qui a su se créer et retenir tant d’amis dont la fidélité fait votre éloge plus encore que le leur. Trop souvent, hélas ! l’ingratitude des obligés se charge d’entretenir la mémoire des bienfaiteurs.

Il n’en est pas ainsi chez nous, princesse ; et puisque l’occasion s’en présente, permettez-moi de rappeler devant ceux qui le savent et d’apprendre à ceux qui l’ignorent que si le Médecin malgré lui, le premier de mes ouvrages qui m’ait concilié la faveur du public, a vu le feu de la rampe, je le dois à votre entière et chaleureuse intervention qui a fait tomber les obstacles suscités par le ministre d’État et par la Comédie-Française, et que vous avez mis le comble à nos bonnes grâces en acceptant la dédicace de cet ouvrage. Je suis sûr que vous avez moins de bijoux que de souvenirs de cette sorte, et qu’à vos yeux comme à ceux de vos amis, vos bienfaits sont la plus riche de vos couronnes.

À la santé de la princesse Mathilde.

CHARLES GOUNOD.

 

 

 

 

 

 

 

 

 Suite  des mémoires de Charles Gounod: De l’artiste dans la société moderne

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021