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BIBLIOBUS Littérature française

Ecrits divers - Louise Michel (1830 – 1905)

 (Ne cherchez pas cet ouvrage parmi la production littéraire de Louise Michel car vous ne la trouverez pas! Pour une raison très simple: il n'existe pas! Aucun livre de Louise Michel ne porte ce titre: ce sont quelques texte épars que j'ai réunis ici pour le seul plaisir d'avoir une idée aussi juste que possible de la pensée de Louise Michel.)

 

 

 

 

 

 

Ecrits divers - Louise Michel (1830 – 1905)

 

 

L’Ère nouvelle (1887)

 

I

Pareil à la sève d'avril, le sang monte au renouveau séculaire dans le vieil arbre humain ( le vieil arbre de misère ). Sous l'humus des erreurs qui tombent pour s'entasser pareilles à des feuilles mortes, voici les perce-neige et les jonquilles d'or, et le vieil arbre frissonne aux souffles printaniers. Les fleurs rouges du joli bois sortent saignantes des branches ; les bourgeons gonflés éclatent : voici les feuilles et les fleurs nouvelles.

C'est une étape de la nature.

Cela deviendra les fourrés profonds où s'appelleront les nids, où mûriront les fruits ; et tout retournera au creuset de la vie universelle.

Ainsi souffle la brise matinière à la vermeille aurore du Monde nouveau.

Les religions et les États sont encore là, devant nos yeux, mais les cadavres n'ont-ils pas gardé l'apparence humaine quand on les ensevelit pour les confier à la terre ?

La pâleur, la rigidité des morts, l'odeur de la décomposition, n'indiquent-elles pas que tout est fini pour l'être qui a cessé de vivre ?

Cette pâleur, cette décomposition, la vieille société les a déjà dans les affres de son agonie.

Soyez tranquille, elle va finir.

Elle se meurt la vieille ogresse qui boit le sang humain depuis les commencements pour faire durer son existence maudite.

Ses provocations, ses cruautés incessantes, ses complots usés, tout cela n'y fera rien ; c'est l'hiver séculaire, il faut que ce monde maudit s'en aille : voici le printemps où la race humaine préparera le nid de ses petits, plus malheureux jusqu'à présent que ceux des bêtes.

Il faut bien qu'il meure ce vieux monde, puisque nul n'y est plus en sûreté, puisque l'instinct de conservation de la race s'éveille, et que chacun, pris d'inquiétude et ne respirant plus dans la ruine pestilentielle, jette un regard désespéré vers l'horizon.

On a brûlé les étapes ; hier encore, beaucoup croyaient tout cela solide ; aujourd'hui, personne autre que des dupes ou des fripons ne nie l'évidence des faits. -- La Révolution s'impose. L'intérêt de tous exige la fin du parasitisme.

Quand un essaim d'abeilles, pillé par les frelons, n'a plus de miel dans sa ruche, il fait une guerre à mort aux bandits avant de recommencer le travail.

Nous, nous parlementons avec les frelons humains, leur demandant humblement de laisser un peu de miel au fond de l'alvéole, afin que la ruche puisse recommencer à se remplir pour eux.

Les animaux s'unissent contre le danger commun ; les bœufs sauvages s'en vont par bandes chercher des pâtures plus fertiles : ensemble, ils font tête aux loups.

Les hommes, seuls, ne s'uniraient pas pour traverser l'époque terrible où nous sommes ! Serions-nous moins intelligents que la bête ?

Que fera-t-on des milliers et des milliers de travailleurs qui s'en vont affamés par les pays noirs dont ils ont déjà tiré tant de richesses pour leurs exploiteurs ?

Vont-ils se laisser abattre comme des bandes de loup ?

Les Romains, quand ils n'étaient pas assez riches pour envoyer le trop-plein de leurs esclaves à Carthage, les enfouissaient vivants ; une hécatombe eût fait trop de bruit ; le linceul du sable est muet. Est-ce ainsi que procédera la séquelle capitaliste?

Emplira-t-on les prisons avec tous les crève-de-faim? Elles regorgeraient bientôt jusqu'à la gueule.

En bâtira-t-on de nouvelles ? Il n'y a plus assez d'argent même pour le mal : les folies tonkinoises et autres ont absorbé les millions, les fonds secrets sont épuisés pour tendre des traquenards aux révolutionnaires.

Essaiera-t-on de bercer, d'endormir encore les peuples avec des promesses ?

Cela est devenu difficile. Les Don Quichotte revanchards qui soufflent dans leurs clairons au moindre signe des Bismarck ( pour les protéger en donnant l'illusion qu'ils les menacent ) ne trompent heureusement pas la jeunesse entière : l'esprit de l'Internationale a survécu aux fusillades versaillaises.

Plus hauts et plus puissants que le cuivre tonnent de cime en cime les appels de la Liberté, de l'Égalité, dont la légende éveille des sens nouveaux.

Il faut maintenant la réalité de ces mots partout inscrits, et qui, nulle part, ne sont en pratique.

La chrysalide humaine évolue : on ne fera plus rentrer ses ailes dans l'enveloppe crevée.

Il faut que tout s'en aille à l'Océan commun, sollicité par des besoins de renouveau, par des sens jusqu'ici inconnus et dont rien ne peut arrêter le développement fatal.

Comme la goutte d'eau tient à la goutte d'eau d'une même vague et d'un même océan, l'humanité entière roule dans la même tempête vers le grand but.

La bête humaine qui, au fond des âges, avait monté de la famille à la tribu, à la horde, à la nation, monte, monte encore, monte toujours ; et la famille devient race entière.

Les langues, qui ont évolué suivant les vicissitudes humaines, adoptent pour leurs besoins nouveaux des mots semblables, parce que tous les peuples éprouvent ce même besoin : la Révolution.

Et la révolution dans la science, dans les arts, comme dans l'industrie, rend de plus en plus nécessaire cette langue universelle qui déjà se forme d'elle-même et qui sera le corollaire de la grande éclosion.

II

La société humaine n'en a plus pour longtemps de ces guerres qui ne servent qu'à ses ennemis, ses maîtres : nul ne peut empêcher le soleil de demain de succéder à notre nuit. Aujourd'hui nul homme ne peut vivre autrement que comme l'oiseau sur la branche, c'est-à-dire guetté par le chat ou le chasseur. Les États eux-mêmes ont l'épée de Damoclès suspendue sur leur tête : la dette les ronge et l'emprunt qui les fait vivre s'use comme le reste.

Les crève-de-faim, les dents longues, sortent des bois ; ils courent les plaines, ils entrent dans les villes : la ruche, lasse d'être pillée, bourdonne en montrant l'aiguillon. Eux qui ont tout créé, ils manquent de tout.

Au coin des bornes, il y a longtemps qu'ils crèvent, vagabonds, devant les palais qu'ils ont bâtis : l'herbe des champs ne peut plus les nourrir, elle est pour les troupeaux des riches.

Il n'y a de travail que pour ceux qui s'accommodent d'un salaire dérisoire ou qui s'abrutissent dans une tâche quotidienne de huit à dix heures.

Alors la colère monte : les exploités se sentent, eux aussi, un cœur, un estomac, un cerveau.

Tout cela est affamé, tout cela ne veut pas mourir ; et ils se lèvent ! Les Jacques allument la torche aux lampes des mineurs : nul prolétaire ne rentrera dans son trou : mieux vaut crever dans la révolte.

La révolte ! c'est le soulèvement des consciences, c'est l'indignation, c'est la revendication des droits violés... Qui donc se révolte sans être lésé ?

Plus on aura pesé sur les misérables, plus la révolte sera terrible ; plus ceux qui gouvernent commettront de crimes, plus on verra clair enfin, et plus implacablement on fera justice...

III

-Le Capital ! dit-on avec un respect craintif, -- on parle de détruire le capital ! Hein ? ... Ah ! Il y a longtemps que la raison, que la logique en a fait justice du Capital : est-il d'essence supérieure au travail et à la science ? Supposez des Rothschilds quelconques, possédant toutes les mines d'or et de diamants de la terre, qu'en feraient-ils sans les mineurs ? Qui donc extrairait l'or du sable, le diamant de la gemme ?

Donnez aux exploiteurs des carrières de marbre sans personne pour en tailler, pour en arracher les blocs...

Que ces gens-là le sachent, ils sont incapables de tirer parti de rien sans les travailleurs : mangeront-ils la terre si personne ne la fait produire ?

Allez, allez ! il y a longtemps que la Bastille capitaliste ne compte plus pour l'avenir.

Et, du reste, cette portion de biens qu'ils détiennent au détriment de la foule des déshérités est infime en regard des prodigieuses richesses que nous donnera la science !

Ce n'est pas pour le reconstituer sur la terre qu'on a détruit l'enfer d'outre-vie ; détruit, le jour où l'on a eu conscience qu'il serait monstrueux, ce Dieu éternellement bourreau, qui, pouvant mettre partout la justice, laisserait le monde se débattre à jamais dans tous les désespoirs, dans toutes les horreurs ; et en même temps que l'enfer des religions s'écroulent les enfers terrestres avec les amorces de récompenses égoïstes qui n'engendrent que corruption.

C'est avec ces récompenses corruptrices qu'on a fait patienter si longtemps les uns que leur patience est usée, et si bien persuadé aux autres que tout doit se passer ainsi de par l' injustice séculaire, qu'ils ont la conscience ankylosée et commettent ou subissent le crime.

Cela est fini : les voiles de tous les tabernacles se déchirent.

Finis les trônes, finies les chamarreries de dignités illusoire, finis les grelots humains.

Toute chose à laquelle on ne croit plus est morte.

On commence à s'apercevoir que les oiseaux, les fourmis, les abeilles se groupent librement, pour faire ensemble le travail et résister au danger qui pourrait surgir ; et que les animaux donnent aux hommes l'exemple de la sociabilité.

Comment tombera la geôle du passé que frappent de toutes parts les tempêtes populaires ?

Nul ne le sait.

Croulera-t-elle dans les désastres ?

Les privilégiés, acculés par le malheur commun, feront-ils une immense nuit du 4 Août ?

La marée populaire couvrira-t-elle le monde ?...

Ce qui est sûr, c'est que le siècle ne se couchera pas sans que se lève enfin l'astre de la Révolution : l'homme, comme tout être, veut vivre, et nul -pas même l'exploiteur- ne pourra bientôt plus vivre si le droit ne remplace la force.

Prolétaires, employés, petits commerçants, petits propriétaires, tous sentent que d'un bout à l'autre de la société, chacun, dans son âpre lutte pour l'existence, est, à la fois, dévorant et dévoré.

Le grand propriétaire, le grand capitaliste, pèse sur le petit de la même manière que les petits boutiquiers pèsent sur les travailleurs, lesquels travailleurs s'infligent entre eux les mêmes lois fatales de la concurrence et ont de plus à supporter tout le poids des grands et petits exploiteurs ; aussi, comme le grain sous la meule, sont-ils finalement broyés.

On s'aperçoit, d'autre part, que le soleil, l'air, appartenant à tous ( parce qu'on n'a pas pu les affermer au profit de quelques-uns ), n'en continuent pas moins à vivifier la nature au bénéfice de tous ; qu'en prenant le chemin de fer, aucun voyageur n'empêche les autres de parvenir à destination ; que les lettres ou télégrammes reçus par les uns n'entravent nullement l'arrivée des lettres ou télégrammes au profit des autres.

Au contraire, plus les communications s'universalisent et mieux cela vaut pour chacun.

On n'a que faire, pour toutes ces choses, de gouvernement qui entrave, taxe, impose, en gros et en détail, on même qui gaspille, mais on a besoin de travail, d'intelligence, de libre essor qui vivifient.

En somme, le principe de tout pour tous se simplifie, se formule clairement dans les esprits.

On pourrait dire, cependant, que le soleil et l'air n'appartiennent pas également à tout le monde, puisque les uns ont mille fois plus d'espace et de lumière qu'il ne leur en faut, et que les autres en ont mille fois moins ; mais la faute en étant aux inégalités sociales, doit disparaître avec elles.

L'ignorance qui les engendre, quelle calamité !

L'ignorance des premières notions d'hygiène est cause que tant de citadins -- qui succombent faute d'air -- diminuent encore cette quantité d'air.

Comme si la santé -- le premier des biens -- n'exigeait pas qu'on balayât, par la ventilation, les miasmes du bouge où l'on nous entasse, de l'usine où l'on nous dépouille !

Comme si pour assainir, l'air pur n'était pas le complément du feu !

« Courants d'air ! courants d'air ! » quelle sempiternelle rengaine déchire l'oreille de ceux dont l'enfance s'est épanouie aux douces senteurs des champs, dont les poumons se sont trempés dans l'atmosphère rustique de la belle Nature !

Heureux le riche !

Il est de fait que la naissance et la mort, ces grandes égalitaires, ne se présentent pas de la même façon pour le riche que pour le pauvre. Étant donné nos lois iniques, il n'en peut être autrement.

Mais ces lois iniques disparaîtront avec le reste : il faut bien arracher le chaume et retourner la terre pour semer le blé nouveau.

IV

Supposons que la chose soit faite, que dans la tempête révolutionnaire, l'épave sur laquelle nous flottons ait enfin touché le rivage, malgré ceux qui, stupidement, préfèrent s'engloutir avec la société actuelle. Supposons que la ruche travailleuse, se répande libre dans l'espace, voici ce qu'elle dirait : -Nous ne pouvons plus vivre comme nos aïeux de l'âge de pierre, ni comme au siècle passé, puisque les inventions successives, puisque les découvertes, de la science ont amené la certitude que tout produira au centuple quand on utilisera ces découvertes pour le bien-être général, au lieu de ne laisser qu'une poignée de rapaces s'en servir pour affamer le reste.

Les machines, dont chacune tue des centaines de travailleurs, parce qu'elles n'ont jamais été employées que pour l'exploitation de l'homme par l'homme, seraient, étant à tous, une des sources de richesses infinies pour tous.

Jusqu'à présent le peuple est victime de la machine ; on n'a perfectionné que les engrenages qui multiplient le travail : on n'a pas touché à l'engrenage économique qui déchire le travailleur sous ses dents.

Dam ! comme on ne peut pas établir d'abattoirs pour se débarrasser des prolétaires exténués avant l'âge, la machine s'en charge, et ce serait dommage d'entraver d'aussi hautes œuvres.

Eh bien ! au contraire, la machine, devenue l'esclave de l'ouvrier, ferait produire à chacun, au bénéfice général, ce que produisent actuellement un si grand nombre d'exploités au bénéfice des quelques-uns et souvent du seul individu qui les exploite, et même alors chacun aurait tous les jours, pour son repos ou ses études, plus de temps, plus de loisirs, qu'il n'en peut avoir, aujourd'hui, dans toute sa semaine.

Le repos après le travail ! l'étude ! c'est si bon ! et si rare, excepté pour les riches qui en ont trop.

Autant celui qui ne travaille jamais ignore le bien-être d'un peu de repos, autant l'être surmené y aspire.

Celui dont le cerveau s'est rétréci, muré par l'égoïsme, n'a plus d'idées : elles ne jaillissent plus, elles sont mortes.

Au contraire, le cerveau, comme l'estomac du travailleur, deviennent avides par l'activité dévorante de toute une race sans pâture depuis des siècles, activité mise encore en appétit par l'époque virile de l'humanité : dans les cerveaux incultes germent des idées fortes et fières pareilles aux poussées des forêts vierges.

C'est bien le temps du renouveau.

En attendant, vous savez ces vers du bon Lafontaine :

Pour un âne enlevé, deux voleurs se battaient :

Survint un troisième larron

Qui saisit maître Aliboron...

Telle est l'histoire des gouvernements qui légifèrent et des Compagnies financières gloutonnes qui affament le gréviste et se repaissent avec les détritus des vieilles sociétés : gouvernements et Compagnies le harcèlent, toujours tenant les fusils de l'ordre sur sa gorge, et discutent pour savoir si c'est la Compagnie ou si c'est l'État qui reprendra l'exploitation ( comme à Decazeville ). Survient le troisième larron de la fable, sous forme de la ruine, qui détruit la mine sans mineurs, la mine où s'enflamme la poussière des charbons abandonnés, la mine envahie par l'eau qui s'engouffre dès qu'on cesse de la combattre. Partout où n'est plus la main créatrice du pionnier, l'industrie meurt, et cette main créatrice, cette main du pionnier seule la ressuscitera dès qu'il le pourra sans forfaiture ; et il le pourra la mine étant à ceux qui la fouillent, la terre à ceux qui la font produire, la machine à ceux qui la font grincer, c'est-à-dire, à chacun et à tous, tous les moyens de produire et tous les produits.

La Révolution, la Révolution violente est hâtée, soufflée, rendue inévitable par l'affolement du pouvoir.

La propriété n'est plus si les prolétaires préfèrent crever de faim que d'engraisser leurs maîtres, leurs sangsues, et le Capital aura vécu comme les autres erreurs quand on le voudra.

S'il plaît au travailleur de faire grève, s'il lui plaît de se révolter, la terre est noire des fourmis humaines. Elles sont le nombre, le nombre immense qui n'a jamais su sa force : le désespoir la lui apprendra.

Les coups de cravache l'apprennent au lion en cage comme le coup de massue l'apprend au taureau à l'abattoir : alors le lion prend sous ses ongles l'histrion qui l'a cravaché ; le taureau brise la corde qui lui courbait la tête à l'anneau du supplice, s'échappe et sème l'effroi sur son passage.

On l'a vu en 1793 et au 18 Mars, on l'a vu à Decazeville quand la mesure a été comble : on le verra ailleurs, peut-être un jour à Vierzon.

V

Rien n'est inutile dans la nature : pas plus que les bourgeons printaniers qui couvrent les arbres en avril, les sens nouveaux qui gonflent les cerveaux des foules ne resteront sans germe et ne germeront en vain. Remarquez ceci : la plupart des grévistes soit de Decazeville, soit du Borinage, ne savaient un mot de socialisme ; les mots de Liberté ou d'Égalité, qu'ils épellent au fronton des édifices, ne leur disaient rien. Mais ils ont jeté des effluves si chaudes, ces mots-là, que partout ils deviennent des sens rudimentaires et font que partout la race humaine doit remplacer le bétail humain que nous sommes encore.

Le dernier des grands bardes solitaires est mort. Voici le choeur des bardes, et les bardes ce sont les foules : comme chacun parle, comme chacun marche, chacun se servira de son oreille, de sa voix, de ses yeux.

L'oreille se développe par l'éducation musicale ; les yeux deviennent justes chez les peintres ; les mains, qui, chez le sculpteur, savent tailler le bois, le marbre et la pierre, deviendront, par la pratique, expertes chez tous ; car nul n'a des yeux, des oreilles, des mains pour ne pas s'en servir, de sorte que les races atteindront à un degré difficile à comprendre.

Elle sera magnifique, la légende nouvelle chantée par ceux qui nous succéderont.

Tous étant poètes, tous étant savants, tous sachant se servir de facultés jusqu'alors rudimentaires, rien de nos sauvageries présentes ne subsistera.

L'Humanité évoluant enfin en pleine lumière de liberté, des objections, basées alors sur les mœurs d'aujourd'hui, seraient encore moins valables.

-Comment vivraient les paresseux ? Comment l'envie, la jalousie s'arrangeraient-elles de l'égalité ?

-Est-ce que dans le bien-être général ces arguments ne tombent pas d'eux-mêmes ?

Eh parbleu ! comment vivront les fainéants ?

Est-ce qu'il n'y aura pas encore pendant longtemps des estropiés de corps ou d'esprit, des fainéants, des gens qui, par atavisme, hériteront des infirmités présentes ?

Les paresseux, comme les aveugles, ou les sourds, sont des infirmes qui ont droit à la vie, et ils vivront, ou plutôt végéteront sans nuire à personne.

Quant à la jalousie, quant à l'envie, etc., est-ce qu'il y aura de tels états possibles ? Puisque la machine sera au service de l'homme, et au profit de tous, à quoi donc servirait d'envier ce dont on serait toujours sûr de jouir en toute plénitude ?

Est-ce que la science universalisée n'empêchera pas les folies de l'orgueil ?

Est-ce que les travailleurs, alors, resteront enchaînés à un métier qu'ils ne pourraient faire, par manque d'aptitudes ou parce qu'il ne leur plairait pas de l'exercer ? Est-ce qu'en changeant de groupements ils ne trouveraient pas toujours des ressources nouvelles ?

Au lieu d'héritages qui font les parricides, chacun aura l'héritage de l'humanité, héritage immense, et dont nous avons à peine une idée, sous forme des richesses de chaque genre, ou plutôt de tous les genres de travail, dans leurs incommensurables variétés.

Les groupements libres d'individus libres, le travail fait pour le bien-être de tous et de chacun : il faudra bien qu'on en arrive là ( par nécessité ), puisque quelques oisifs, quelques monstrueux parasites, ne peuvent faire disparaître, à leur gré, les légions sans nombre, les légions grondantes de ceux qui travaillent.

Faut-il que ceux dont la mort n'empêcherait rien de marcher causent la perte de l'espèce entière ? Les choses, du reste, seront bien simplifiées : l'Europe, l'univers éprouvent, les mêmes anxiétés qui sont le prélude de l'enfantement du Monde nouveau pur lequel toute entraille de penseur se sent déjà tressaillir.

Les âges de pierre et de bronze ont passé ; notre âge passera : nous ressentons les heurts spasmodiques de son agonie, et c'est dans sa mort que nous voyons l'histoire de toutes les époques disparues.

Chacune d'elles emporte froides les choses qui l'ont passionnée ; elles sont finies : alors dans le renouveau grandissent les choses regardées comme utopies à la dernière étape.

Les idées jetées en jalons par les sentinelles perdues servent à de nouveaux explorateurs et, sans fin, on va vers des temps incomparablement plus proches de l'Idéal.

Entre ces temps et le nôtre justement est la période où l'humanité, devenant virile, ne supporte plus qu'en regimbant les chaînes qui l'immobilisent dans l'ornière.

Nulle promesse endormeuse ne bercera plus ceux qui auront vu les malheurs amoncelés sur notre espèce par la crédulité, pas même les miroitements d'amélioration basés sur des paroles vaines. Les paroles s'envolent à tous les vents : serments et plaintes tombent ensemble dans le balayement éternel.

C'est ce qui, sous le nom de parlementarisme, allonge l'étape actuelle où nous piétinons.

Étape tourmentée où le vertige habite de plus en plus les sommets du pouvoir : l'impuissance, le parasitisme, la bêtise, la folie, étayés l'un sur l'autre, sont encore debout.

Mais quelle ruine dure toujours ?

Aussi n'y a-t-il pas de doute que la plus abominable de toutes les caducités -- notre état social -- ne doive bientôt disparaître.

Avec cette société devenue coupe-gorge, il y a nécessité absolue d'en finir.

VI

Savez-vous comment on s'apercevra que le vieux monde n'existe plus ? Ceux qui, d'une oubliette, sont revenus à la lumière, à la sécurité, ceux-là, seuls, pourraient le dire. Les groupements formés par le danger commun et survivant seuls à la ruine commune reprendront naturellement les choses d'intérêt général, dont aujourd'hui nos ennemis mortels sont les seuls à bénéficier : Postes, chemins de fer, télégraphes, mines, agriculture, seront d'autant plus en activité que les communications entre les travailleurs auront la surabondance de vie des foules délivrées -- enfin respirant libres.

Plus de guerres, plus de parasites à gorger : la puissance de l'homme sur les choses d'autant plus grande et d'autant plus salutaire que le pouvoir des individus les uns sur les autres aura été détruit.

Plus de luttes pour l'existence -- de luttes pareilles à celles des fauves : toutes les forces pour multiplier les productions, afin que chaque être nage dans l'abondance ; toutes les inventions nouvelles -- et la science, enfin libre dans ses investigations -- servant, pour la première fois, à l'humanité entière : rayonnantes, fécondes, audacieuses, elles frapperont de leur fulgurance tout ce qu'à cette heure encore on amoindrit, étouffe, enténèbre.

S'il se dépense, hélas ! autant d'efforts pour entraver la marche irrésistible du progrès, c'est que, outre ceux qui vivent d'ignorance, d'erreur, d'injustice, il y a ceux qui en meurent et trouvent cela bien ; il y a aussi les retardataires s'entêtant sur des choses inutiles parce qu'elles leur ont coûté beaucoup à conquérir -- c'est naturel -- et ce n'est pas avec des paroles qu'on guérira les gens de pareils béguins : les catastrophes seules pourront y suffire.

On discutera encore dans nos parlotes bourgeoises ( et même révolutionnaires ) quand le ras de marée des crève-de-faim nous passera sur la tête à tous.

Il monte vite, et, par les trouées faites un peu partout : à Decazeville, en Belgique, en Angleterre, en Amérique, le récif qui protège le monde vermoulu de jour en jour s'ébrèche et c'est par ces brèches que passera l'océan de la révolte qui partout mugit. ( Tout vient à son heure. )

C'est dans cet océan-là que les fleuves humains se précipitent : ainsi s'en vont : arts, littératures, sciences, ainsi tout se noie sous le flot de la rouge aurore du vingtième siècle qui déjà reluit.

Et sous le flot de cette aurore grandissante, comme un amas de poussières en fusion les petites vanités deviennent l'immense amour du progrès humain ; et les grelots de célébrité, d'honneurs, cessent de tinter pour des oreilles, pour des coeurs brûlant d'une soif de perfectibilité.

Tout ce qui nous semble indéchiffrable : l'électricité, le magnétisme, aura, dans vingt-cinq ans, donné des résultats tels, qu'en y joignant les découvertes sur la chimie, l'agriculture, le mécanisme, on se demandera, stupéfait, comment les hommes de notre époque pouvaient croire que la misère qui décime les masses fût une calamité inévitable et fût nécessaire au bien-être d'une poignée de privilégiés !

N'est-il pas grandement temps que chacun le soit, privilégié ! N'y a-t-il pas assez longtemps déjà que cela dure, assez longtemps que chacun traîne son boulet, que chacun tire sur sa chaîne sans parvenir à la rompre ! Rompues ? Alors elles le seront toutes.

« Voici les rouges pâques », dit la chanson des Jacques.

Les rouges pâques après lesquelles la chrysalide humaine aura évolué, pressée par les souffles de germinal, pour être jetée ensuite sur la terre, les ailes déchirées, peut-être. Qu'importe ! elle a senti l'air libre : d'autres y voleront, et gagnés de la même fièvre sublime, tous y voleront à leur tour.

VII

A quoi bon comparer toujours ce qui se passe sous ce régime infect à ce qui se passera dans des milieux salubres ? Est-ce que les fenêtres fermées à la neige d'hiver ne s'ouvrent pas toutes grandes aux haleines chaudes de l'été ? Est-ce que les âges de la vie ont les mêmes besoins, les mêmes aptitudes ?

Ne nous arrêtons donc plus à des arguments oiseux.

Est-ce que les besoins nouveaux, les aptitudes nouvelles, ne sont pas, à leur tour, les sources d'autres besoins éveillant d'autres aptitudes ?

L'homme se façonne aux arts, aux sciences, aux idées de justice, comme chez les protées aveugles évolue le sens visuel sollicité par la lumière ; et malgré des milieux défavorables, la bête humaine, enfin, se sent, elle aussi, appelée par des horizons lumineux.

Du feu ravi au cratère fumant, de forêts enflammées par la foudre, ou même du simple frottement de deux morceaux de bois, est venue une si grande poussée en avant, qu'après avoir fixé les Prométhées au pic rocheux où le dévorent les vautours, l'homme adora le feu et le divinisa.

Rien de plus expressif que cette légende.

Toujours ceux qui sont le plus intéressés au progrès se révoltent le plus farouchement contre ce progrès.

On immola les premiers qui firent du feu ; on battit de verges le premier qui, proclamant le mouvement de la terre autour du soleil, détruisait la légende de Josué, comme on ôte une pierre à une citadelle.

Toujours ceux qui s'attaquèrent aux dieux et aux rois furent brisés dans la lutte ; pourtant les dieux sont tombés, les rois tombent, et bientôt se vérifieront les paroles de Blanqui : « Ni Dieu ni maître ! »

Que les Prométhées soient livrés aux vautours, est-ce que cela empêche la tribu de se grouper au foyer commun ? Est-ce que cela empêche la vapeur de faire des merveilles, l'électricité d'en promettre de plus grandes ?

Au contraire, l'idée arrosée de sang germe plus vite et mieux, elle ramifie plus profondément ; dans les cerveaux fouillés par la douleur, électrisés par les passions ardentes et âprement généreuse, elle se fertilise ; et, pareille à la graminée sauvage, elle deviendra froment.

Plus on brise les hommes, et plus profondément, sinon plus rapidement, les idées se répandent.

On voit loin par les fenêtres des cellules. Au grand silence, l'être grandit dans l'humanité entière. On vit en avant, le présent disparaît : l'esprit, qui pressent l'Ère nouvelle, plane dans l'Avenir.

A présent, la lutte s'est faite suprême par le concours d'événements, de circonstances impérieuses, qui acculent, à notre fin de siècle, la vieille société comme une bête enragée que le travail et la science remplacent avant même qu'elle ne crève.

Qu'est-ce que cela fait qu'elle nous étouffe dans le spasme de son agonie, la bête maudite, puisqu'elle va mourir ?

Il faudra bien que le droit triomphe, à moins qu'on n'abatte les travailleurs, qu'on les assomme, qu'on les fusille comme des bandes de loups qui hurlent la faim.

Et ceux qui produisent tout, et qui n'ont ni pain, ni abri, commencent à sentir que chaque que chaque être doit avoir sa place au banquet du trop-plein.

On ne peut pas plus empêcher ce grandissement des sociétés humaines qu'on ne fera remonter l'homme adulte à son berceau.

Le monde a eu sa première enfance bercée de légendes, puis, sa jeunesse chevaleresque, et le voilà à l'âge viril, qui déjà prépare le nid des races à venir.

Des individualités se dessinent : l'humanité où vivent et pullulent tous les êtres est à la fois une et multiple.

Des figures étranges et hardies passent qui joignent l'idée nouvelle aux types d'autrefois.

S'il est, hélas ! des pieuvres humaines à qui le sang du monde entier ne suffirait pas : finances, pouvoir, ânerie, lâcheté, monstres grouillant dans notre humus -- et ce n'est pas de trop de toutes les foules pour les y étouffer -- nous avons aussi des fakirs jetant leur vie comme on verse une coupe, les uns pour l'idée, les autres pour la science, mais tous pour le grand triomphe.

Après ses luttes, la race, voulant vivre, se groupera sur le sol délivré.

Les astres s'attirent pour graviter ensemble dans les espaces stellaires : ainsi les hommes, librement, prendront leur place par groupes.

Le travail libre, conscient, éclairé, fera les moissons fertiles là où sont les champs déserts.

La force des tempêtes et des gouffres, portée comme un outil, broiera les rochers, creusera des passages dans les montagnes pour ne faire qu'un seul paradis humain des deux hémisphères.

Les navires sous-marins explorant le fond de l'Océan mettront à découvert des continents disparus : et l'Atlantide peut-être nous apparaîtra morte sous son linceul de flots et gisant pâle dans des ruines cyclopéennes enguirlandées de gigantesques coraux et d'herbes marines.

L'électricité portera les navires aériens par-dessus les glaces des pôles, pour assister aux nuits de six mois sous la frange rouge des aurores polaires.

Que de choses quand on regarde en avant, de choses tellement grandes que lorsqu'on y songe il devient impossible de s'occuper de son misérable individu !

En y songeant, elles seront loin les personnalités !

Chacun vivra inoffensif et heureux, dans l'humanité entière, aidant à multiplier indéfiniment les forces, la pensée, la vie.

VIII

Les idées ayant germé sous notre ombre, les voilà qui dardent leur flamme ; on voit partout sous leur vrai jour les choses que l'obscurité faisait vagues et trompeuses. Les voilà dans la vie, les idées de Liberté, d'Égalité, de Justice, si longtemps affichées sur les geôles. On admire les oeuvres d'une réunion de savants, d'artistes, de travailleurs ; on a admiré les monuments auxquels ont travaillé des générations d'hommes.

Les idées s'allument, flamboient, remuées, fertilisées par la lutte, le coeur se dilate, la vie se multiplie.

Sur les agglomérations des foules passent des souffles brûlants ; cela vous empoigne, vous transfigure, vous jette au courant qui se précipite à l'océan révolutionnaire, au creuset où la fange même s'irradie en soleil.

Les hommes ne pèsent guère dans ce cataclysme, le progrès seul y survit, le progrès juste, implacable, celui qui bat en brèche les vieux récifs.

Quelle parcelle de terre n'est couverte de sang, quelle loi du réseau maudit ne sert de noeud coulant qui nous étrangle ?...

Rien n'est à garder.

Vous avez vu le laboureur retourner les sillons pour semer le blé nouveau : ainsi seront retournées toutes les couches humaines comme pour y enfouir, pareilles aux vieux chaumes, toutes les iniquités sociales.

Il le faut !

Pour qui seraient donc les découvertes, les sciences, pour qui seraient donc les machines, si ce n'est pour créer le bonheur de tous en même temps que multiplier les forces vivifiantes ?

A quoi bon le sens des arts, si c'est pour l'étouffer chez les multitudes, et ne le cultiver qu'à grands frais chez quelques vaniteux artistes ?

Tous ont les mêmes sens, excepté que les races qui ont trop joui ont le cerveau plus aride encore que ne l'ont les autres sans culture.

Attendez qu'un quart de siècle ait passé sur la race, qu'elle ait évolué en pleine lumière de liberté, la différence entre la végétation intellectuelle à cette époque et la végétation présente sera telle que le vulgaire, imbu des sornettes dirigeantes, ne peut actuellement le saisir.

Ni les États dont nous voyons les derniers haillons trempés du sang des humbles flotter dans la tourmente, ni les mensonges de carte géographique, de race, d'espèce, de sexe, rien ne sera plus de ces fadaises.

Chaque caractère, chaque intelligence prendra sa place.

Les luttes pour l'existence étant finies, la science ayant régénéré le monde, nul ne pourra plus être bétail humain, ni prolétaire.

Et la femme dont la vie, jusqu'à présent, n'a été qu'un enfer ?...

Qu'il s'en aille, aussi cet enfer-là avec les songes creux des enfers mystiques !

Chaque individu vivant en tout le genre humain ; tous vivant en chaque individu et surtout vivant en chaque individu et surtout vivant en avant, en avant toujours où flamboie l'idée, dans la grande paix, si loin, si loin, que l'infini du progrès apparaîtra à tous dans le cycle des transformations perpétuelles.

C'est ainsi qu'avant de retourner au creuset, chaque homme, en quelques ans, en quelques jours, aura l'éternité. - FIN

 

 

 

Pensée dernière (1887)

En plongeant dans le passé, on le voit se joindre à l'avenir comme les deux extrémités d'un arc de cercle, et ce cercle, pareil aux ondes sonores, en éveille d'autres à l'infini.

Émiettées de par le monde ( de l'Inde antique jusqu'à nous ), les sciences perdues vont-elles germer ou sont-elles mortes dans la fleur ?

Faut-il attendre d'effluves nouvelles d'autres recommencements ? Suffira-t-il de retourner le sol pour donner aux germes du renouveau les conditions propres à l'existence ?

Combien de civilisations ont sombré, combien d'hypothèses scientifiques se sont renversées devant d'autres hypothèses !

Pourtant, allons, allons toujours ! N'a-t-on pas de quoi éteindre la lutte pour la vie ? de quoi remplacer l'anxiété des estomacs, la misère générale par le bien-être général ?

D'ailleurs, les cerveaux devenant plus que jamais avides, il faudra bien pour les satisfaire que brille l'Ère nouvelle.

Si l'amour de l'humanité est impuissant à faire sonner l'heure libératrice à l'Horloge fraternitaire -- heure où le crime n'aura plus de place -- l'indignation s'en chargera.

Là haine est pure comme l'acier, forte comme la hache ; et si l'amour est stérile, vive la haine !

 

 

 

 

Souvenirs de Calédonie (1887)

 (chant des captifs)

 

Ici l'hiver n'a pas de prise,

Ici les bois sont toujours verts ;

De l'Océan, la fraîche brise

Souffle sur les mornes déserts,

Et si profond est le silence

Que l'insecte qui se balance

Trouble seul le calme des airs.

 

 

 

 

Prise de possession (1890)

 

I-  Un journal du 23 décembre 1888, à l’article Visite des bouges, s’étonnait que les gens préposés à cette visite eussent trouvé dans un des endroits qu’il plaît d’appeler bouges, une femme seule à une sorte de tribune, disant : l’anarchie c’est l’ordre par l’harmonie.

Il faut bien que la vérité monte des bouges, puisque d’en haut ne viennent que des mensonges.

Il faut bien que les déshérités, les hors la loi de la force cherchent le droit.

Les maux intolérables qu’ils souffrent depuis le commencement des sociétés humaines sont arrivés à une acuité si grande qu’ils ont résolu de s’en débarrasser comme on arrache un vêtement enflammé en laissant après des lambeaux de sa chair.

Ce n’est pas que les misérables n’aient bien des fois déjà tenté leur délivrance, mais c’était toujours dans une telle nuit d’ignorance qu’ils s’écrasaient dans les issues sans pouvoir sortir.

L’oiseau ne bâtit guère dans les mêmes conditions son nid une première fois brisé ; l’animal chassé, s’il échappe au piège ou aux chiens, n’est pas dupe une seconde fois. Les hommes seuls subissent éternellement les mêmes douleurs, n’ayant jamais voulu changer les conditions qui les produisent.

Il faudra bien qu’enfin le nid de l’humanité soit sur une branche solide, il faudra bien qu’on en change la base au lieu de perdre le temps à placer autrement les brins de paille.

La base ce sera la justice égalitaire au lieu de la force.

Ce n’est pas nous qui faisons ce nouvel ordre de choses, c’est l’heure, les circonstances s’entassent ; la lutte du désespoir, sans peur et sans merci, est maintenant raisonnée. Ce n’est plus le troupeau humain que la force comme un belluaire peut abattre ; c’est la jeune humanité se levant à l’aube toute prête à terrasser les monstres ; armée par la science de moyens invincibles.

Il faudra bien alors que des fructidors magnifiques et paisibles donnent à tous le grain qui germe aujourd’hui dans le sang des foules.

Savoir, vouloir, oser se taire, disait l’Égypte des sphynx ! Nous savons notre but, c’est la délivrance de tous, par tous, nous le voulons et nous l’oserons. Quant à nous taire, c’est là où nous différons des sphynx, car le plus haut possible nous le crions aux privilégiés pour qu’ils comprennent l’iniquité de l’ordre de choses qui les protège ; aux déshérités pour qu’ils se révoltent.

N’est-ce pas un crime d’attendre pendant que des millions d’êtres sont écrasés sous la meule de misère comme un froment humain, comme les grappes au pressoir ; c’est sous cette forme que le monde bourgeois mange son pain et boit son vin, il commence ainsi sous les deux espèces.

Considérons les choses de sang-froid : ceux qui ont vu des incendies de fermes savent que dans ces occasions on a beau chasser les chevaux affollés ; ils se plongent dans les flammes plutôt que de quitter l’écurie qui croule sur eux ; eh bien, une partie de la grande foule est ainsi.

Heureusement, on ne peut pas vivre les jours d’autrefois et le vieux monde, pareil aux arbres cent fois séculaires, va d’un instant à l’autre tomber en poussière.

Le pouvoir est mort, s’étant comme les scorpions tué lui-même ; le capital est une fiction, puisque sans le travail il ne peut exister, et ce n’est pas souffrir pour la République qu’il faut ; mais faire la République sociale.

Le malheureux père, qui donne ces jours-ci à son fils, un verre d’acide sulfurique pour un verre de vin blanc n’était pas coupable, l’enfant n’en périt pas moins, il en est de même de ce régime de grands chemins qu’on présente comme la République, on croit trouver la vie, c’est la mort. Il n’existe aucune différence entre un empire et tout gouvernement régi par les mêmes moyens, si ce n’est le titre et la quantité des souverains. Notre République a des rois par milliers.

Ce qui pourrait s’appeler respublicæ ce serait la chose de tous, l’humanité libre sur le monde libre.

Le travail mort, la misère, immense pour les peuples ; l’abondance et le bon plaisir pour les maîtres, tels sont dans le monde entier les gouvernements. Vous avez beau appeler cela de tous les noms possibles, ils ont les mêmes, ce sont donc des empires autrement habillés.

Nous aurions tort cependant de ne pas reconnaître combien est grande la logique des choses ; plus de préjugés sont tombés cette année que nous n’en avions vu disparaître pendant toute notre vie, — ce n’est pas que nous les avons détruits, ceux à qui profitent ces préjugés les ont tellement pressurés, ils en ont tellement fait des vaches à lait que les plus naïfs ouvrent les yeux — les cordes trop tirées cassent de toutes parts.

Peut-on encore parler du suffrage universel sans rire ? tous sont obligés de reconnaître que c’est une mauvaise arme ; que du reste le pouvoir en tient le manche, ce qui ne laisse guère aux bons électeurs que le choix des moyens pour être tonquinés ou endormis.

Quand Ataï fit révolter les tribus contre l’occupation française pour reprendre leur liberté, on les combattit avec des obusiers de montagnes, contre des sagaies (ce qui donna la victoire à ce qu’on appelle la civilisation) sur ce qu’il est convenu d’appeler la sauvagerie.

C’était très beau pour les Canaques, de se dresser contre l’artillerie moderne avec la sagaie, la fronde et quelques vieux fusils à pierre obtenus par de longues années de louage à Nouméa. Mais l’issue de la lutte ne pouvait être douteuse.

Eh bien, les bulletins de vote destinés à être emportés par le vent avec les promesses des candidats ne valent pas mieux que les sagaies contre les canons.

Pensez-vous, citoyens, que les gouvernants vous les laisseraient si vous pouviez vous en servir pour faire une révolution ?

Votre vote c’est la prière aux dieux sourds de toutes les mythologies, quelque chose comme le mugissement du bœuf flairant l’abattoir, il faudrait être bien niais pour y compter encore, de même qu’il ne faudrait pas être dégoûté pour garder des illusions sur le pouvoir, le voyant à l’œuvre il se dévoile tant mieux.

Après nous la fin du monde ! doivent se dire les tristes sires qui barbottent ensemble des pots-de-vin plus grands que la tonne de Heidelberg, — la fin de leur monde. Oui, — ce sera le commencement d’une cocène nouvelle.

Parlons des choses comme elles le méritent, est-ce que les lois qui ont la prétention d’aider au progrès ne l’enferment pas au contraire dans un cercle de fer, sans cela on ne s’en servirait pas.

Est-ce qu’un gouvernement succédant à un autre, pris ainsi dans le même filet, renfermé comme un écureuil dans la même cage (dont avec plus ou moins d’activité il tourne la roue) peut faire autre chose que son devancier ?

Est-ce que la raison d’état ne le rend pas impuissant à tout autre chose qu’à sa propre conservation pour laquelle il sacrifie des millions d’hommes et tout ce qui en firent vivre des millions d’autres ? — On a des troupeaux, c’est pour les tondre et les égorger, il n’en est pas autrement du bétail humain.

La constitution que nos aïeux il y a cent ans ébauchèrent avec le même bois que leurs échafauds ; que les réactions d’après ont rétrécie faisait alors trembler les despotes comme un rugissement de lion. Ils se sont vite aperçus que ses lois servaient de cage au lion et ils se laissent rugir tant qu’il lui plaît, les barres de fer sont solides, la porte est bien verrouillée.

Les choses ont changé de nom, c’est tout ; la meule pèse aussi lourde, c’est elle qu’il faut briser afin que nul ne vienne plus la tourner pour moudre les multitudes.

Il y avait longtemps que les urnes s’engorgeaient et se dégorgeaient périodiquement sans qu’il fut possible de prouver d’une façon aussi incontestable que ces bouts de papier chargés disait-on de la volonté populaire et qu’on prétendait porter la foudre, ne portent rien du tout.

La volonté du peuple ! avec cela qu’on s’en soucie de la volonté du peuple !

Si elle gêne, on ne la suit pas ; voilà tout, on prétend qu’elle est contre la loi et s’il en existe aucune, on en fabrique ou on en démarque à volonté comme les écrivains sans imagination démarquent un chapitre de roman.

Le suffrage, dit universel, c’était le dernier espoir de ceux qui voulaient faire vivre encore la vieille société lépreuse, il n’a pu la sauver et la voilà la marâtre, la parricide étendue sur la table de dissection si putréfiée déjà qu’il faut enterrer le cadavre, autour duquel, semblables aux chœurs antiques gémissent ou vocifèrent toutes les douleurs qu’elle a causées.

N’y a-t-il pas assez longtemps que la finance et le pouvoir ont leurs noces d’or à l’avènement de chaque nouveau gouvernement ; c’est depuis toujours, tandis que lourds et mornes les jours s’entassent comme le sable sur les foules, plus exploitées plus misérables que les bêtes d’abattoir.

II-  Il est probable que dans l’enfance de l’humanité les premiers qui entourèrent un coin de terre cultivé par eux-mêmes, ne le firent que pour mettre à l’abri leur travail comme on range ses outils ; il y avait alors place pour tous, dans l’ignorance de tout, et la simplicité des besoins.

Aujourd’hui ce n’est pas son travail qu’on entoure de barrières mais le travail des autres ; ce n’est pas ce qu’on sème, mais ce que les autres ont semé depuis des milliers d’années qui sert à vivre somptueusement en ne faisant rien.

Si pourtant, en faisant quelque chose, n’est-ce point aujourd’hui le germinal de l’or ; c’est pour les finances le temps des semailles, les pourritures sociales sont fécondes, la moisson promet, elle est haute et touffue, heureusement elle n’ira pas dans les resserres de leurs accaparements, le raz de marée des foules passera noyant les gerbes et les jetant sur la terre.

Comme l’anthropophagie a passé, passera le capital.

Là est le cœur du vampire, c’est là qu’il faut frapper.

C’est là comme dans la légende de Hongrie que le pieu doit être enfoncé aussi bien pour la délivrance de ceux qui possèdent que pour celle des déshérités, — on ne sera plus parricide pour prendre les souliers des morts.

De fête en fête, d’hécatombe en hécatombe, le capital miné par tous les crimes qu’il fait commettre, rongé par ses propres actions, n’a plus qu’à disparaître.

Le grotesque est venu, c’est Harpagon se volant lui-même, aussi bien que Chylot se payant de chair vive, le voilà enfin acculé comme un chien enragé devant la nécessité pour le travail de se préserver de la mort.

Il est tout surpris, le travail, s’apercevant que rien ne peut exister sans lui ; qu’ayant tout produit, toujours accablé de misère et de faim, il a, lui, un héritage réel, celui qu’il produit sans cesse qui est du reste celui de tout homme (il n’entre pas dans l’esprit communiste de refaire des privilèges et des castes).

La prise de possession par le travail, la science, les arts, de tout ce qui leur appartient, c’est-à-dire du sol pour le rendre fécond ; des machines qui multiplient la production et diminuent les heures de travail.

Des forces de la nature pour s’en servir ainsi que d’outils dociles et puissants.

Le capital livré à lui-même est stérile comme le roc de granit, Dieu moderne aussi illusoire que toutes les divinités pour lesquelles on a couvert la terre de ruines, on commence à le reconnaître aussi fictif que les cordons de poil de roussette qui servent de monnaie aux canaques.

Si les produits de l’industrie humaine, entassés à l’exposition, ont été d’un fructueux rapport pour les caisses déjà trop pleines, elle a eu cet immense avantage, de prouver combien les découvertes peuvent multiplier à l’infini les ressources de l’humanité ! la chose est simple et concluante.

Deux choses entre autres frappaient à cette exposition.

Dans la galerie des tableaux, le retour de chasse, c’est l’époque du renne ; plus loin, peut-être au fond des âges, le mâle a jeté à terre la proie saignante, il a sur le visage une seule chose, la force calme, la force à l’aurore du monde — la famille, peut être la tribut sont déjà nées, — la force ne sert encore qu’à rendre dans la rude nature la vie possible, il y a la chasse, surtout aux fauves sans doute, pas encore la guerre, les hommes ayant besoin les uns des autres — depuis la force a évolué, elle ne protège plus, elle écrase, c’est sa fin.

L’autre, la galerie des machines, il y en a de monstrueuses. Un bruit de ruches, on y entend tel que le feraient des abeilles d’airain, cela vous captive, vous attire presque entre les rouages des colosses.

Quel abîme entre les deux époques, les deux extrémités du cercle se joignent, un autre cycle va s’ouvrir et d’autres éternellement se dessinent et s’effacent pareils à ceux qui se forment quand on jette une pierre dans l’eau toujours de plus en plus larges.

Et, dans ce temps provisoire, enveloppée du linceul de la chrysalide, l’humanité sent déjà poindre des sens nouveaux — et s’éteindre quelques-uns des anciens ; la personnalité, s’augmente des milliards de vie qui s’agitent autour de nous pareilles à la goutte d’eau qui tient à l’immensité des mers. La terre semble toute petite, on dirait que des autres sphères viennent des appels à l’internationale des mondes et nul souffle humain n’est plus dans le cœur ni sur les pages ; on vit en avant, sans se rendre compte, primates que nous sommes.

Les forces inconnues dont la cause nous échappe, quelque naturelle qu’elle soit, les erreurs de notre appréciation, les lenteurs du langage qui rêvent mal la pensée ; l’ignorance des découvertes prochaines, toutes ces choses nous entravent — il n’existe plus de mots pour rendre les choses qu’on voit poindre ; derniers d’une époque, nous faisons les semis, nous gâchons le mortier, d’autres bâtiront l’édifice et nous allons disparaître enveloppés avec tout ce qui fut vivant comme d’un suaire dont on ramène les coins sur le cadavre. Quand, sous le linceul des eaux, on retrouvera l’atlantide sombrée comme un navire, elle ne sera pas plus morte que nous ne le serons d’hier ou d’aujourd’hui une fois disparu, n’est-ce pas la même ombre.

Nous sommes le même spectre qui a vu les temps d’autrefois ; les hommes en mourant ressemblent aux molécules qui se renouvellent sans que le corps, l’humanité, s’en aperçoive.

La vie universelle commence à se découvrir ; l’attracteur qui attire le fer vers l’aimant, qui soutient les globes dans l’espace se fait sentir aussi aux groupes humains ; ils ont reconnu qu’ils n’y sont pas plus insensibles que tout dans la nature dont les lois se font connaître à mesure que les mensonges disparaissent.

L’attraction vers le progrès s’affirmera d’autant plus que le pain sera assuré, quelques heures de travail devenu attractif étant volontaire, suffiront pour produire plus qu’il n’est nécessaire à la consommation.

III-  Prise de possession est plus exact qu’expropriation, puisque expropriation impliquerait une exclusion des uns ou des autres, ce qui ne peut exister, le monde entier est à tous, chacun alors prendra ce qu’il lui faut. La terre au semeur, le marbre au statuaire, l’océan aux navires, ne sont-ce pas des vérités de La Palisse et on est obligé de reconnaître qu’elles ne sont pas encore comprises.

Ceux qui vivent de la bêtise humaine, la cultivent si largement qu’on se refuse de reconnaître des choses absolument élémentaires.

La propriété individuelle s’obstine à vivre malgré ses résultats anti-sociaux, les crimes qu’elle cause de toutes parts, crimes dont la centième partie seulement est connue, l’impossibilité de vivre plus longtemps rivés aux misères éternelles ; l’effondrement des sociétés financières, par les vols qu’elles commettent — la danse macabre des banques, les gaspillages des gouvernements affolés qui se feraient volontiers entourer chacun par une armée pour protéger les représentations propices et festins des hommes de proie, toutes ces turpitudes sont les derniers grincements de dents qui rient au nez des misérables.

Une seule grève générale pourrait terminer, elle se prépare sans autres meneurs que l’instinct de la vie — se révolter ou mourir pas d’autre alternative.

Cette première révolte de ceux qui ont toujours souffert, est semblable au suicide ; toute grève partielle peut être considérée ainsi ; patience ! elle se fera générale et elle n’aura pas de ressources, pas de caisses de secours, rien, puisque le bénéfice n’a jamais été pour les travailleurs — on sera donc porté à considérer comme butin de guerre la nourriture, le vêtement, l’abri indispensable à la vie.

N’est-ce pas butin de guerre en effet, plus que dans aucune guerre, dans la lutte sociale ?

Cette situation ne pourrait durer une fois commencée, tout le prolétariat s’y trouve acculé.

De plus en plus il devient nombreux, les petits et même quelques gros commerçants, ruinés par les grandes entreprises ; les petits employés, un nombre incalculable de ceux qui cachent leur misère traînant à la recherche d’un travail toujours fuyant l’habit noir râpé ; toutes ces vies, toutes ces intelligences qui ne veulent pas mourir, s’y mettront, à la grève générale. L’énergie du désespoir n’est jamais vaincue.

Lors même que les patrons croiraient reculer l’échéance en n’employant plus que des rouages de fer, renverraient tous les bras humains, cela ne les sauverait pas, — eux-mêmes sont traînés à la remorque des empereurs du capital comme ils traînent leurs esclaves.

Le fleuve de l’or a beau couler large chez eux, quelques uns s’en vont à la dérive et verraient sans désespoir leurs maisons devenir magasins généraux de la sociale, au lieu d’être la proie des grands voleurs.

La prise de possession, soit qu’il y ait lutte suprême autour de la bastille capitaliste, soit que l’intelligence humaine l’ait prise d’avance et que l’étape entière entre dans la place les portes ouvertes, — la prise de possession ne peut tarder pas plus que les jours de décembre, monter sur ceux de janvier.

Personne ne peut croire que les transformations des sociétés s’arrêtent à nous et que la plus illusoire des républiques, soit la fin du progrès. C’est l’anarchie communiste qui de toutes parts est à l’horizon, il faut la traverser pour aller plus loin ; on la traversera, le progrès, ne pouvant cesser de nous attirer : les multitudes, ne pouvant s’habituer à vivre sans pain, à dormir sans abri, eux et leurs petits, plus abandonnés que les chiens errants.

Les masses profondes ont un immense remous, elle vont battre en brèche tout le vieux monde.

En Allemagne, grève générale, peut-être l’avant garde de la Sociale.

L’Angleterre, la Belgique, tout se prend, c’est par cent mille que les grévistes se lèvent, bientôt ce sera davantage.

Les ouvriers du gaz à Londres, les porteurs de charbons, les typographes à Berne.

Le fleuve roule, rien ne l’arrête, la misère a levé les écluses.

Comme toujours il y a des inconscients qui crevant de faim comme les autres, viennent se mettre en place de ceux qui font grève, ils ont fait cela à Berne. Anglais, allemands surtout français, n’importe, c’est le temps ou d’un instant à l’autre les grèves de noires se font rouges. Vous savez la chanson ;

 
Le gaz est aussi de la fête,
Si vous résistez mes agneaux ;
Au beau milieu de la tempête,
Je fais éclater ses boyaux.

IV-  « Je trouvais, disait Walt Whitman, poète américain, le jour plus beau que tout le reste jusqu’à ce que j’aie contemple les beautés de tout ce qui existe ; je croyais que notre globe terrestre était assez, jusqu’à ce que se fussent élevées sans bruit autour de moi des myriades d’autres terres ; je vois maintenant que la vie ne peut tout me montrer de même que le jour ne le peut, je vois ce que me montrera la mort.

« Il ajoutait en terminant : ceci n’est pas un livre, quiconque le touche, touche un homme. »

Il était en effet, cet homme, un des premiers bourgeonnements de cette terre où vient de germer le nom de liberté, puisse-t-elle s’étendre comme les lianes des forêts vierges et croître enfin pour la délivrance, jamais encore, la liberté ; n’eut que des fleurs aussitôt arrachées.

Il avait raison de regarder à travers la mort, à travers la poussière et les décombres d’un monde enseveli que nous regardons les jours nouveaux.

Rien ne peut être bâti sur la ruine, c’est pourquoi nous applaudissons au chaos qui se fait des vieilles institutions.

Nous applaudissons aussi à l’éveil qui sonne.

Les États-Unis de l’Amérique du Nord ne sont pas sans écho.

La balle qui frappe une glace y fait une étoile ; le coup porté à un despotisme se propage ainsi.

Les bouleversements sociaux comme les tremblements de terre suivent une même ligne volcanique ; ils se propagent surtout par l’électricité de la pensée ainsi que par des fils conducteurs.

Les affinités de langues, de caractères, de circonstances, ramifient à travers l’espace et le temps.

Les races mêlées qui ont l’activité d’esprit des européens, le sauvage courage des indiens sont bien placées dans leurs grandes plaines pour se laisser aller au courant de la liberté.

Cette calme République du Brésil a les mêmes institutions que celle de 1848 en France, elle les secouera ; ce sont des défroques de nains que les rudes épaules des géants feront craquer.

La République du Brésil est le prologue des sociales unies d’Amérique, lesquelles auront pour écho les sociales unies d’Europe.

V-  Unis, le monde entier ne vous résisterait pas, disait Vercingétorix aux Gaulois.

Le temps des Gaules a passé, ainsi passe celui de France, et ceux qu’on opprime, ne sont pas unis. Ils ne s’unissent que pour tomber sur d’autres esclaves dont ils rapportent à leurs maîtres empereurs, roi du glaive autrefois, financiers aujourd’hui, les dépouilles sanglantes.

Allons les Bagaudes, les Jacques, vous qui portez le collier de misère aussi dur que le collier de fer des aïeux, c’est la veillée des armes, causons en attendant l’heure !

L’été, dans vos grandes plaines, monte âpre et pénétrante l’odeur des foins, coupés au soleil d’été ; des senteurs des champs se dégage, une sorte de rêve, le rêve de la liberté.

Si l’homme n’était l’esclave d’un autre homme la nature serait belle.

Belle même sous la neige d’hiver où elle s’endort, fatiguée des germinal et des fructidor de l’année.

Le travailleur, lui, ne peut dormir, il faut qu’il peine sans relâche pour que ses maîtres ne fassent rien ; les uns crèvent à la peine, les autres à l’engrais.

Entends-tu, paysan, ces souffles qui passent dans les vents ? ce sont les chansons de tes pères, les vieux bardits gaulois.

« Coule, coule sang du captif, rouge, la terre fleurira ; rouge comme les verveines, et le captif sera vengé. »

Pourtant depuis des mille et des cents ans, tous les fils de gaule et du monde, captifs du capital s’en vont aux égorgements ; sur eux dans les champs l’herbe pousse plus haute et plus touffue. Mais la délivrance ne vient pas, c’est que tu l’implores au lieu de la prendre.

Nul n’a le droit d’asservir les autres, celui qui prend sa liberté ne fait que reprendre ce qui lui appartient, le seul bien véritable.

Entre tous les maîtres de race latine, teutone, slave peu importe, existe l’alliance de la force, les dominateurs sont unis autant que sont divisés les esclaves.

Quand les troupeaux deviennent menaçants on les décime à l’abattoir des guerres.

L’animal humain comme le cheval de course, le taureau de combat subit en aveugle l’entraînement auquel son ignorance aussi profonde que celle de la bête et son imagination plus haute le livrent tout entier.

Et les mensonges de la politique, pareils aux ailes des vampires, bercent doucement les foules dont le sang les abreuve.

Les promesses fallacieuses miroitant aux yeux des meurt-de–faim ne pourront pas durer éternellement.

Un jour, peut-être proche, du fond du désespoir soufflera la révolte, est-ce par une grève générale, par une catastrophe, l’écroulement du pouvoir aussi bien que par le soulèvement des foules, qui sait ? On la sent proche, son haleine souffle sur nous froide comme la haine et la mort.

La haine du charnier ; des geôles, des lazarets où stupidement comme s’entassent les moutons en attendant le couteau, se tient l’humanité.

Veux-tu paysan cesser ta résignation éternelle et idiote ? laisse là ta charrue jusqu’à ce que la terre appartienne à l’homme et non aux vautours ; il y a des grains entassés pour des siècles, puisque tu meurs de faim, mange le blé de tes semailles, — sois tranquille cela ne détruira pas les moissons futures, que celui qui sème le grain mange du pain !

Refuse paysan, ton fils pour aller égorger les autres peuples, ta fille, pour les plaisirs des maîtres ou des valets ; apprends leur la révolte afin qu’ils aient enfin la sociale, la République du genre humain.

Refuse tes deniers pour payer les limiers qui te mordent, refuse tout, afin que vienne plus vite la grève dernière, la grève de misère.

Et toi compagnon, qui traîne en filant la comète par les nuits froides, les lambeaux de ta blouse de travail ou de ton habit noir loqueteux, qu’attends-tu pour prendre ta place de combat, n’espère ni ouvrage ni secours.

Gouvernants et financiers ont autre chose à faire que de s’occuper de toi.

S’ils eussent été intelligents, le peuple patient comme il l’est aurait reculé l’échéance.

Tant mieux, ce ne serait un bonheur pour personne, pas même pour eux. — On étouffe dans le coupe-gorge social et ceux, quels qu’ils soient, qui ont un cœur d’homme salueront la libre aurore du XXe siècle.

Toi qui ne possède rien, tu n’as que deux routes à choisir, être dupe ou fripon, rien entre les deux, rien au delà, pas plus qu’avant — rien que la révolte.

Est-ce que le vagabond n’est pas condamné parce qu’il n’a pas volé, serait-ce cela que tu attends camarade, ou espérais-tu passer dans l’illustre pègre ou on vole par millions, où tout est à vendre ; n’y a-t-il rien qui te dise c’est l’heure de l’éveil, et vous qui possédez la nuit du 4 Août ne vous tente-t-elle pas cette fois, elle serait mille fois plus grande et plus belle que celle des aïeux, elle prendrait le monde.

Le sens de l’acquisivité existe encore chez l’homme autant que chez la bête, mais il ne faut pas croire qu’il dure, de plus en plus, s’élargit l’intelligence. Les choses qu’on craignait s’élucident. Le jour se fait sur les choses éternellement incomprises. Le communisme commence à se dessiner, personne ne possède en propre le soleil qui l’éclaire, l’océan qu’il parcourt ; en jouit-il moins ? ainsi, toutes choses seront à tous sans être partagées. Cette transformation est imminente, les événements étant plus prompts qu’on ne les attend et le temps relativement court où les leçons de choses ont porté leurs fruits, demain peut-être, les fléaux qui s’ajoutent à nos misères feront déborder la coupe.

Des épidémies venues soit de la misère profonde et noire, soit de leur source ordinaire, l’Asie, peut être du sang des hécatombes non encore séché emplissant l’air de miasmes mortels, peuvent par la désolation qu’elles répandent, accélérer la fin.

La peste comme la grève peut jeter le linceul sur le vieux monde.

Que les villes soient muettes, sans travail, sans lumière, sans vie par la grève générale, ou que la mort les couve sous ses ailes, la transformation ne se fera pas moins.

Ceux qui dorment sous les ponts dans leurs sordides guenilles ne seront pas la proie des pertes sans monter, ne fut-ce qu’une nuit aux Élysées, dormir leur dernier sommeil rêvant de la sociale, la marianne des ainés. Vous savez le refrain :

 Va, va Marianne,
La torche à la main,
Sonne le tocsin.

Ce ne seraient pas les palais qui flamberaient mais les bouges infects et hideux afin que jamais plus, nul n’habite ces tanières indignes de l’humanité.

 

Toute éocène a sa période héroïque — les héros des légendes du temps qui va s’ouvrir, sont des peuples et non des hommes.

L’homme passe par des transformations semblables à celles des sociétés ; molécule de l’infini, il sent enfin qu’il est en rapport avec tout ce qui influe sur lui, astres, choses, êtres, et de plus en plus s’étend l’intelligence sans fin comme le progrès.

Nous parlions des légendes, elles sont plutôt l’âme de leurs époques qu’elles n’en sont l’histoire.

Notre décrépitude en a d’aussi féroces qu’on les puisse imaginer, elles ont le tort d’être vraies quoique parfaitement incroyables pour l’avenir.

En voici une toute chaude, toute chaude de sang.

Elle dira à ceux qui nous succéderont à quel point de cruauté nous sommes s’ils peuvent y ajouter foi.

Un chef de pirates, Doï-Van, devenu chef de partisans contre les envahisseurs, avait imaginé pour mieux vaincre l’ennemi, de l’étudier dans ses redoutes.

Il feignit la soumission et sachant les forces de l’ennemi, il recommença le combat pour sa liberté, c’était un audacieux, un brave, il devait subir la défaite et la mort.

Traqué par les siens même, achetés ou affolés, il fut condamné à mort, l’exécution fut si horrible qu’elle fait douter si ce n’est pas une provocation.

Cela se passe au Tonkin, entreprise néfaste qu’on représentait naguère sous cette forme saisissante, un képi sur une tête de mort.

Le jeudi 9 novembre 1889, centenaire de la Révolution, le Doï-Van, condamné à mort par le tribunal mixte de Bac-Ninh, a fait, dans une cage, comme au temps de Louis XI, son entrée dans Hanoï, la cangue au cou, les bras entravés, et s’est attaché à une potence sur une plate-forme qui doit servir à la musique des régiments qu’il a dû subir, agenouillé, la face tournée du côté du lac, la longue lecture de la sentence en français et en anamite. On avait choisi pour cela un de ses ennemis.

Ses vêtements ôtés laissent à découvert les blessures qu’il a reçues dans la lutte contre les occupants de son pays, il lui faut subir le frottement sur son cou de la main du bourreau ; les trois coups de goug qui prolongent l’agonie.

Le calme de Doï-Van ne se dément pas : « fais vite ! » dit-il au bourreau.

La tête abattue est jetée en avant, souvent des sauvageries, un chien de chasse amené par des français, la ramasse ; détail qui ne serait pas déplacé chez les cannibales.

Le corps est jeté à l’eau, la tête reprise au chien, envoyée comme trophées, je ne sais où, et ce crime va commencer de nouvelles scènes de représailles jusqu’à ce que le Tonkin s’effondre sous les cadavres ou jusqu’à ce que le monde soit libre. — En avez-vous assez, de ces horreurs ? Voulez-vous, compagnons, le travail et le pain de toute une classe valent bien ce coup de collier.

Pourtant, si cela vous plaît, prolétaires du monde entier, restez comme vous êtes — peut-être que dans une dizaine de mille ans vous aurez réussi à hisser au pouvoir trois ou quatre des vôtres ; ce qui vous fait espérer une majorité socialiste dans vingt-cinq à trente mille ans.

Mais à mesure qu’ils entrent dans cette caverne incrustative, tous sont revêtus de la même pétrification, peut-être aussi, camarades, la comédie parlementaire vous amuse, et pour peu qu’il vous plaise d’imiter le jeune Détulli, vous auriez une partie de ce qu’il fallait à la ruine de la décadence, les spectacles, quand au pain, n’y comptez pas.

Ne comptez pas non plus sur l’abri.

Par cinq cents à la fois, la rafle prend les traîne-misère qui se permettent de dormir sans toit ; leur silhouette hâve et maigre se dessine lugubrement et les bourgeois attardés, voyant passer les gens de mauvaise mine, hâtent le pas, assailli de terreurs, tandis que les escarpes et grinches de millions passent salués jusqu’à terre par bêtise humaine.

L’une chargé de reliques sera éternellement vrai.

Pourtant il existe des ressources mises à profit largement par les désespérés, dans la Seine profonde et large, on peut boire largement, on peut dormir sans crainte du réveil.

La prison aussi est ouverte, pas toujours cependant, certains ont bien de la peine à s’arranger pour y passer l’hiver.

Qu’y ferait-on de ceux qu’on ne craint pas ! La misère les a domptés, qu’ils crèvent où ils pourront, le pouvoir n’est pas atteint.

C’est l’hiver temps de fêtes pour ceux qui s’amusent, quant aux autres, la cloche de bois se balance muette, annonçant le réveillon de misère.

Le réveillon des loqueteux, des sans pain, de la ruche où les frôlons mangent le miel.

Qu'elle monte, qu'elle monte l’eau de la Seine en Océan ! qu’elle traîne des légions de spectres vers ceux qui les ont réduits à la mort, que la terre partout sue le sang dont elle est gorgée depuis toujours ; le sang des foules, qu’elle le rejette par tous les abîmes et que c’en soit fini pour toutes les iniquités passées en lois, toutes les sauvageries dites civilisation, tout ce qui rend entre eux les hommes pires que les bêtes farouches. Tocsins, tocsins sonnez la révolte !

Parfois, le paysan se lasse comme le bœuf de labour flairant l’abattoir, il devient terrible.

Le troupeau alors se rue sur les bouchers ; ce sont les jacqueries.

Il y en eut de terribles dont les plus braves subirent des traitements si épouvantables que des représailles eurent lieu parfois à des siècles d’intervalle.

Un épisode de la jacquerie de 1513, en Hongrie, semble évoqué par le récit des cruautés qui viennent de signaler la mort de Doï-Van.

Les paysans, au nom de toutes leurs misères passées et présentes, s’étaient levés armés de torches et de feux. La révolte d’une poignée d’hommes déterminés durait depuis un an. Mieux vaut disaient-ils dormir sous la terre que d’y marcher sous le fouet.

Jean Vaïvode de Transylvanie rassembla des forces nombreuses, une armée cerna les Jacques, Georges, Dosa, et quarante des siens furent fait prisonniers, on les condamna à mourir de faim.

La force était largement développée par les exercices violents, la faim se faisait cruellement sentir, c’est pourquoi on choisissait cette mort comme la plus engoiseuse.

Au bout de cinq ou six jours, neuf des condamnés étaient encore vivants, quelques-uns avaient mordu leurs bras de leurs fortes dents blanches de paysans et s’abreuvaient de leur propre sang.

On leur promit de la nourriture pour le soir et en même temps, la mort de Georges Dosa, l’un des plus ardents instigateurs de la révolte, fut fixée pour le même soir.

Dans la grande salle du palais de Hongrie, éclairée aux flambeaux, était dressé un trône de fer rougi ; Georges fut amené le premier, on lui ordonna de s’asseoir ; n’était-ce pas lui qui avait appelé les autres à la révolte.

Fier comme s’il eut à la fois tous les courages de ceux qui se levaient pour la liberté, il s’assit en silence et nulle plainte ne trahit sa douleur.

Les bourreaux lui tendirent la couronne de fer rougie comme le trône, il la posa sur sa tête.

Les bourreaux tremblaient en lui tendant le sceptre de fer rougi qu’il prit également.

Alors on fit entrer les huit autres condamnés ; quelques-uns devenus fous de douleur marchaient sur les mains, chassés par les fouets des valets.

Le dernier, grand vieillard aux cheveux blancs se tenait debout, on pouvait compter les muscles et les os sous sa peau desséchée.

Le vieux marcha droit à Georges et posant les mains sur le trône brûlant, il commença d’une voix âpre la chanson des Jacques de Hongrie.

Les valets qui chargeaient à coups de fouets les moribonds pour les forcer à mordre la chair de leur camarade avaient peur de ce supplice muet, et de ce vieillard chantant à l’agonie le lever de l’ère de justice.

Les malices effrayés plus encore que les valets élevèrent leur férocité à la grandeur de leur effroi. Les paysans compromis dans la révolte, furent empalés, écorchés vifs ou attachés à des roues de moulins.

Mais plus terrible en est venu jusqu’à nous l’écho de la chanson des Jacques.

Les mioches ne sont pas plus heureux que les autres dans cette société de privilège et d’iniquité.

Tout le monde les aiment les petits, c’est peut-être simplement une mode.

La société aussi, la vieille gueuse aime les enfants à sa manière, à la façon des ogres flairant la chair fraîche ; tout petits, petits, elle les élève dans des couveuses chauffées avec autant de soin que pour des petits poulets à qui on doit couper la gorge ; c’est que ces mioches-là, ce sont les poulets des privilégiés.

Si les parents meurent, ou sont trop pauvres pour leur donner la becquée, ce sont eux qui la procureront la becquée aux juges, qui les condamneront, dès l’âge de huit ans, plus petits peut-être, et plus tard encore, ils seront condamnés parce qu’ils l’ont été une première fois.

D’autres sont placés par l’Assistance dans des fermes ou ailleurs.

Il y a les colonies agricoles des abbés Rousselle ou autres, toutes places faites pour développer l’enfance, n’est-ce pas ?

Quel travailleur peut se flatter de l’espoir que ses petits n’iront pas là ? Il arrive tant d’accidents avec le travail.

Ce que deviennent les petits des oiseaux quand le père et la mère ont péri. Vous savez la chanson :

 La femelle est morte,
Le mâle, un chat l’emporte
Et dévore ses os.
.......................
Qui veille au nid ? personne,
Pauvres petits oiseaux !

Par un matin d’avril plus glacé qu’une nuit de décembre, j’eus l’occasion de voir (une des plus heureuses) parmi les enfants abandonnés ; elle paraissait six ans à peine ; elle en avait dix à onze.

La petite poussait un troupeau d’oies à travers les grands chaumes qui la faisaient trébucher à chaque pas.

Vêtue d’une camisole trop courte et d’une jupe trop longue qu’elle oubliait de relever ; cette jupe était garnie, en bas, comme d’une large bande de velours par la bouc épaisse et blanche qui l’alourdissait. On eût dit un vêtement de brocart.

Avec une intelligence au-dessus de son âge, l’enfant se faisait aider par une douzaine d’oies, qui lui obéissaient gentiment avec des minauderies, des gracieusetés d’oies, tordant et détordant leur cou, ramant avec leurs pattes pour la suivre plus vite dans la poussière du chemin, et se balançant derrière elle comme des barques.

L’enfant était maigre, ses grands yeux noirs roulaient des larmes, et pourtant une sorte d’audace lui faisait lever la tête.

Ses regards s’attachaient avec douleur sur ses bêtes, seules amies qu’elle eût. Est-ce qu’on ne va pas les lui ravir pour les vendre ou pour les enfermer les pattes clouées dans des jarres, d’où elles la regarderont tristement le matin, comme pour lui demander de les emmener avec elle ?

Sans rien y pouvoir, elle les verra souffrir. Tu n’es pas au bout, ma petite ; tu en verras bien d’autres, et pour toi et pour des petits malheureux comme toi, quoique tu passes pour heureuse où tu es.

Regardons plus bas, c’est ici l’enfer du Dante ; plus bas toujours, plus bas, dans la douleur.

Tout au fond, c’est Sophie Grant. La mère est morte, le père est au bagne. L’enfant a déjà gagné rudement sa vie ; elle avait un abri alors, mais son maître fait faillite. La chance n’est pas grande pour les petits commerçants ; il faut bien que le grand commerce s’étale, n’est-ce pas ?

Voilà Sophie Grant dans la rue, comme tant et tant d’autres, mais elle ne veut pas être une marchandise, elle ne veut pas se vendre ; la société a quelque chose à lui offrir : la prison. Il n’y a pas d’autre asile pour les petites pauvresses qui se permettent d’être dégoûtées de ce que leur offre le banquet de la vie.

Les garçons, c’est encore plus simple : on les emploiera à tout ce qu’on voudra jusqu’à vingt et un ans ; alors, ils seront toujours bons à faire de la chair à canons.

Voilà, camarades, quelques-uns des mille périls qui attendent vos enfants, si la société, telle quelle est, vit plus que vous.

Je sais bien qu’au train dont on la mène, la vieille guimbarde qu’on appelle le char de l’État n’en a pas pour longtemps. C’est pourquoi les pires sont les meilleurs parmi les gouvernants ; ils font tomber dans quelque égout la guimbarde disloquée : c’est fini, et il n’est jamais trop tôt.

Les gens de finance, de justice, de pouvoir, qui barbottent les caisses et font les millions, ont cette qualité indéniable, c’est qu’ils découvrent cyniquement les plaies, les lèpres, les crimes de l’organisation sociale.

L’empire ne pouvait plus exister après Sedan ; toute autorité est impossible après les bandes d’hommes politiques qu’on voit à l’œuvre.

VI-  Comme le poète américain, nous attendons que dans l’ensevelissement du vieux monde germe la vie nouvelle.

Cette terre d’Amérique est à la fois le nouveau monde et le monde nouveau.

Les sept de Chicago y touchent Christophe Colomb.

Les légendes se mêlent, les transformations, aidées par la fécondité des plaines, par les souffles puissants des hautes montagnes, par la mer, qui leur donne son souffle immense, iront vite.

Que de ruines sur cette terre ! Le monde des Incas a sombré sur d’autres. Les symboles sont ceux de l’Atlantide mêlés à ceux de l’Inde.

Le Brésil au sol brûlant ne pouvait être insensible. Le signal a retenti pareil à un coup d’archet, et un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant le rythme qui l’entraîne, chaque nation répond à l’appel de la liberté.

Les États-Unis du Brésil nous reportent à 48, à 89 peut-être, mais nous-mêmes sommes moins encore à la même époque. Soyez tranquilles, cela chauffe.

On entend déjà souffler la machine et les rails sont encombrés encore d’attardés qui s’obstinent à attendre là que l’avenir vienne à eux. Tant pis, la vapeur passera quand même.

Lors même qu’il resterait, dans quelque coin du monde, des hommes d’État plus bêtes et plus cruels que le roi de Dahomey, l’heure de la transférade sociale, qui ferme notre cycle et précède le nouveau, n’en est pas moins venue. Ce n’est pas parce qu’il resterait quelques feuilles mortes passant l’hiver qu’elles en sont moins mortes.

Le grain est à l’horizon, il grossit et bientôt lavera la terre, balayant finances, pouvoir, mascarades et mises en scène des mensonges séculaires.

En fomentant une guerre, dont les peuples ne veulent pas mais qu’ils sont capables encore de subir, de subir d’abord, de faire ensuite avec une furie de meutes, l’instinct sanguinaire de la bête s’étant réveillé, les maîtres du bétail humain pensent refaire à neuf la vieille société ; ils se trompent. Un certain nombre d’hommes tourneraient contre l’ennemi commun les armes qu’on leur aurait données pour s’égorger entre eux et rendraient par la révolte la délivrance générale.

Cette internationale spontanée de la lutte pourrait être la minorité : la routine, l’habitude de la discipline retiendraient beaucoup d’esclaves dans le troupeau. Mais n’est-ce pas toujours une minorité qui a essayé les révolutions ?

Elles se font même seules quand l’heure est venue.

Que ce soit la grève, la peste ou la guerre qui donne le coup d’épieu au vampire du capital, la prise de possession de tout par tous n’est pas moins faite. Les uns, las de souffrir, les autres, indignés, tous, amis et ennemis, — entendez-vous ? ennemis même, — tous n’ont rien à y perdre, tout à y gagner. La prise de possession de tout par tous n’est que la délivrance de tous, — la fin du vol éternellement commis par les privilégiés et stupidement accepté par les foules.

 

Puisqu’on agite le fantôme de la guerre, puisqu’on veut rajeunir dans un bain de sang le vieux monde déjà mort parlons de la guerre, et en attendant de publier les notes nouvelles sur le Tonkin, servons-nous de vieilles déjà ; puisqu’on s’occupe de l’Amérique, parlons de la sombre aventure du Mexique.

Au fond, comme toujours, étaient des questions financières, entre autres celle-ci : un capitaliste juif de Suisse avait prêté aux libéros mexicains une dizaine de millions ; ne fallait-il pas qu’il fût remboursé ?

D’un autre côté, François-Joseph s’était plaint à Bonaparte et à Victor-Emmanuel que son frère Maximilien, imbu d’idées libérales, pouvait mal tourner.

N’est-on pas rivé, dans ces familles-là, au métier de roi ? Ceux qui essaient de laisser là le boulet sont des gêneurs dont on se débarrasse comme on peut. Cela se fait de même dans les républiques bourgeoises. C’est la raison d’État.

Une bien belle chose que la raison d’État ! Plus muette et plus terrible que le bourreau, elle prend partout ses victimes.

Le jeune Maximilien, qui, en octobre 66, fut fusillé à Keretaro, après avoir été imposé par Bonaparte comme empereur du Mexique (il ne fait pas bon être imposé), est, lui aussi, une victime de la raison d’État.

Maximilien était brave ; illusionné par le titre d’Empereur, il crut être héroïque en déclarant qu’il voulait mourir souverain.

Charlotte l’aimait, elle le trouvait bien ainsi.

Jeunes tous deux, ils eurent les noces rouges, ces fils de rois, comme ceux de Chicago, les fils de la liberté. La mort délivra Maximilien du titre ridicule d’empereur,

Que de choses dans cette guerre. La terrible retraite de Puebla qui n’en finissait pas.

La contre guérilla recrutée parmi les plus féroces de toutes les nations, armés d’une carabine et d’une corde qui, disaient-ils, pouvait servir plusieurs fois et leur épargnaient la poudre, ils économisaient les cartouches et multipliaient les cadavres aux arbres des routes.

Il y a cent ans, Abraham Lincoln voyait l’Amérique libre, ayant des vigies planant sur les eaux, — l’une en regard de l’Europe et de l’Afrique, l’autre de la Polynésie, — son rêve se réalise.

Et ce n’est pas seulement l’Amérique, mais le monde entier qui sera libre.

Ce n’est pas seulement la terre qui portera les villes superbes de la confédération humaine, il y en aura sous les eaux contenues dans des navires sous-marins grands comme des contrées, dans les airs voguant peut être de saisons en saisons.

Qui sait ce que seront ces villes du XXe siècle, ce que seront les hommes qui fouleront nos poussières, parlant une autre langue ou se retrouveront semés çà et là un peu de misérables diabètes vivant une autre vie toute d’intelligence de paix d’humanité.

 

Dites-nous camarades de toutes les ligues, est-ce que vous allez continuer ainsi, usant les urnes, le temps et l’argent, usant vos vices inutilement ?

Que vous ont fait ces autres camarades que vous cherchez à faire [entrer dans] le lazaret du Palais-Bourbon, pourquoi leur persuader qu’ils peuvent tout, ils ne peuvent rien que se pourrir comme les autres.

Lors même qu’ils arriveraient à mettre des pièces neuves sur les [trous] de la Constitution, vous savez bien que cela n’irait pas ensemble, les morceaux neufs arracheraient la guenille.

Comme il y a longtemps qu’on étouffe bêtement du même collier !

Chose étrange, parmi les plus étranges c’est le pouvoir et la force traités par Eschyle comme nous les traitons nous-mêmes.

La scène dans Prométhée s’ouvre sur une idée moderne, le pouvoir pressant le supplice de celui qui a doté les hommes du feu.

La force dans Eschyle est muette, le pouvoir est comme aujourd’hui impitoyable dans sa terreur.

« Frappe, dit-il à Vulcain, frappe encore, ne laisse rien de lâche dans les liens ; il est capable de se tirer des pas les plus difficiles..... Je vois un coupable justement puni, mais passe des sangles autour de ses reins !

« Cloue lui aux pieds des entraves qui pénètrent dans les chairs, n’oublie pas que ton ouvrage est sévère.

« La fermeté de Prométhée n’est pas moins grande que celle des Spres des poisons. »

Sommes-nous plus avancés qu’au temps d’Eschyle, non ! C’est le même principe, la force, seulement c’était alors le matin et c’est maintenant le soir ; le soleil se couche sur le pouvoir, sur la force, sur les misères éternelles.

Aujourd’hui encore, le charnier c’est la terre toute blonde d’épis toute pleine d’êtres subissant ou donnant la mort quand tout déborde de vie.

Oui c’est bien la même chose que toujours, mais c’est bien le soir.

Et sous le soleil de demain, les cris des misérables ne frapperont plus le ciel sourd, la révolte comme la tempête aura passé.

Personne au monde ne peut rien à dénouer la situation présente.

Personne mais tout c’est la fin.

Les urnes ont assez vomi de misères et de hontes.

Au vent les urnes, place à la sociale !

Le monde à l’humanité.

Le progrès sans fin et sans bornes.

L’égalité, l’harmonie universelle pour les hommes comme pour tout ce qui existe. - FIN

 

 

  

Poésies

 

À mes frères

Prison de Versailles, 8 septembre 1871


Passez, passez, heures, journées !
Que l’herbe pousse sur les morts !
Tombez, choses à peine nées ;
Vaisseaux, éloignez-vous des ports ;
Passez, passez, ô nuits profondes.
Emiettez-vous, ô vieux monts ;
Des cachots, des tombes, des ondes.
Proscrits ou morts nous reviendrons.

Nous reviendrons, foule sans nombre ;
Nous reviendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre.
Nous viendrons, nous serrant les mains,
Les uns dans les pâles suaires,
Les autres encore sanglants,
Pâles, sous les rouges bannières,
Les trous des balles dans leur flanc.

Tout est fini ! Les forts, les braves,
Tous sont tombés, ô mes amis,
Et déjà rampent les esclaves,
Les traîtres et les avilis.
Hier, je vous voyais, mes frères,
Fils du peuple victorieux,
Fiers et vaillants comme nos pères,
Aller, la Marseillaise aux yeux.

Frères, dans la lutte géante,
J’aimais votre courage ardent,
La mitraille rouge et tonnante,
Les bannières flottant au vent.
Sur les flots, par la grande houle,
Il est beau de tenter le sort ;
Le but, c’est de sauver la foule,
La récompense, c’est la mort.

Vieillards sinistres et débiles,
Puisqu’il vous faut tout notre sang,
Versez-en les ondes fertiles,
Buvez tous au rouge océan ;
Et nous, dans nos rouges bannières,
Enveloppons-nous pour mourir ;
Ensemble, dans ces beaux suaires,
On serait bien là pour dormir.

Les Œillets rouges


Si j’allais au noir cimetière,
Frère, jetez sur votre soeur,
Comme une espérance dernière,
De rouges œillets tout en fleurs.

Dans les derniers temps de l’Empire,
Lorsque le peuple s’éveillait,
Rouge œillet, ce fut ton sourire
Qui nous dit que tout renaissait.

Aujourd’hui, va fleurir dans l’ombre
Des noires et tristes prisons.
Va fleurir près du captif sombre,
Et dis-lui bien que nous l’aimons.

Dis-lui que par le temps rapide
Tout appartient à l’avenir
Que le vainqueur au front livide
Plus que le vaincu peut mourir.

 

 

La Source

 

(Prison de Vienne, mai 1890)


Sous la fenêtre au noir grillage,
Sans cesse on entend couler l’eau.
On se croirait en un village
Où doucement chante un ruisseau,
Ou bien dans les bois, sur la mousse,
Ouïr la source claire et douce
Qu’aiment le pâtre et le troupeau.
Ô source, coule, coule,
Coule, coule toujours.
Ainsi roule la houle,
Ainsi tombent les jours.


La nature, féconde mère,
Abreuve le tigre et l’agneau.
Ils apaisent leur soif entière
Sans jamais tarir le ruisseau.
Le soleil est à tous les êtres ;
Les hommes seuls donnent des maîtres
Aux bois, à l’herbe des côteaux.


Quand la neige couvre la terre,
Les loups hurlant au fond du bois.
Devant leur commune misère,
Ont les hasards pour seules lois.
L’homme, sur la grande nature,
Pour quelques tyrans la capture,
Burlesque et naïf à la fois.


De toutes les sources du monde,
La seule que rien ne trahit,
Qui, par bouillons, s’élance et gronde,
C’est le sang coulant jour et nuit,
Par les monts et par la vallée.
À ses quatre veines, saignée,
La race humaine, sans répit,


Elle saigne, elle saigne encore.
Et la goule société,
Sans cesse, du soir à l’aurore,
De l’aurore au soir, la dévore,
Horrible de férocité.
Et nul encore, sur la. mégère,
Afin de délivrer la terre,
D’un bras assez sûr n’a frappé.


Pourtant, la fourmilière humaine
Manque d’abri, manque de pain.
On sait que toute plainte est vaine
Des petits qui meurent de faim.
Toute révolte est enchaînée.
La terre semble abandonnée
Au privilège souverain.


Ah que vienne enfin l’anarchie !
Ah que vienne l’égalité !
L’ordre par la seule harmonie,
Le bonheur dans la liberté !
[...] sur le monde,
[...] grande et féconde,
Les jours d’un séculaire été.
Cesse, ô source sanglante,
Coulant depuis toujours
Monte, houle géante.
Tombez, heures et jours !

 

 

 

La nuit de la mort de Vaillant

Dies irœ, Dies illa
Solvet scelum in favilla.
Jamais ne viendra donc la fin ?
Dorment-ils tous, les meurt-de-faim ?
Jamais, jamais le dernier jour
Ne les jettera-t-il à leur tour
Dans les angoisses de la mort,
Ces bandits que la rage mord ?

Toujours, esclaves et bourreaux,
Pâtiront-ils leurs échafauds ?
Amis, dans l’ombre entendez-vous
Gronder la mer aux noirs remous ?
Elle monte et les couvrira.
Dies irae, Dies illa...
Elle couvre, pourpre de sang,
L’Elysée et le Vatican.
Compagnons, arrachons nos cœurs,
Ne soyons plus que des vengeurs.

Passons, effrayants et maudits,
Afin que les maux soient finis.
Comblons l’abîme avec nos corps.
Amis, n’oubliez pas les morts...
La légende des temps nouveaux
Fleurira parmi les tombeaux.
C’est le destin ; le maître est dur.
C’est pourquoi le fer sera pur.

Dies irae, Dies illa,
Solvet scelum, in favina.

 

 

 

 

 

Légendes et chansons de gestes canaques (1875)

 

Petites Affiches de la Nouvelle Calédonie
Journal des intérêts maritime, commerciaux & agricoles
paraissant tous les mercredis.

 

Jusqu’à présent on s’est beaucoup occupé de faire prospérer la Calédonie, mais on n’a jamais senti le besoin de chercher à conserver les traditions et les légendes des tribus qui, refoulées de plus en plus, disparaîtront bientôt ou du moins verront nos us et coutumes remplacer les leurs sans qu’il en reste même de trace. Quelques voyageurs ont écrit des romans auxquels on a cru tant qu’on n y est pas venu voir, mais alors il a fallu abandonner les idées faites d’avance.

Comme le dit l’auteur des chants que nous sommes heureux de donner à nos lecteurs, il est grand temps, si l’on veut garder quelque chose de pur et d’intact des chants de ces grands enfants de la nature, et nous ne pouvons que le féliciter de la tâche entreprise par lui et menée à si bonne fin.

C’est bien là ce ton mélancolique, ce sont bien là ces chants uniformes et tristes que la nuit quelquefois l’on entend sortir d’une cour isolée ou qui s’élèvent tout à coup autour d’un brasier à demi éteint.

C’est bien là ce chant de guerre que doivent vociférer nos insulaires ; les pilous pilous pacifiques que nous avons autrefois vu exécuter à Nouméa peuvent nous en donner une idée. Mais ne retardons pas plus longtemps le plaisir que procurera certainement à nos lecteurs le travail inédit que nous lui offrons :

 

 

LÉGENDES ET CHANSONS DE GESTES CANAQUES

__________

 

AUX AMIS D’EUROPE

 

I

 

Vous êtes là-bas au XIXe siècle ; nous sommes ici au temps des haches de pierre et nous avons des chansons de gestes pour littérature.

Non pas la chanson de gestes du Moyen-Âge, mais celle des temps tout à fait primitifs ; avec des vocabulaires bornés et les œuvres à l’état d’enfance.

Les récits ne sont pas non plus la légende [du] Moyen-Âge, mais peut-être lui ressemblent-ils par la parole fréquemment matérialisable en symboles.

Comme les contes des nourrices, les légendes canaques sont interminables ; tantôt elles dérivent l’une de l’autre, tantôt se succèdent sans ordre, souvent aussi le conteur intervertit la suite ordinaire sans nuire au récit.

C’est extrêmement logique, car il n’y a pas de raison pour mettre la Barbe Bleue avant plutôt qu’après Peau-d’Ane.

Ces récits et ces chants sont ceux qui bercent toute l’humanité à son premier âge ; c’est pourquoi il est souvent facile de saisir la pensée du Canaque et de compléter la phrase. Leur style plein de métaphores est du reste vivant ; on le voit autant qu’on l’écoute, puisqu’il est tout matériel encore.

Une grande partie des vocabulaires de ce livre est due à un Canaque fort intelligent, Daoumi, qui parfois faisait des réflexions judicieuses sur certaines coutumes nationales, par exemple celles de l’anthropophagie. Cela était dû, pensait-il, à cette réflexion qu’il est indifférent au mort d’être ou de n’être pas mangé, et que de plus on rendait service à ceux qui avaient faim ; mais, ajoutait Daoumi, il y a longtemps que cette coutume nous fait horreur ; et depuis le temps de nos grands-pères, je ne crois pas qu’on y ait goûté dans ma tribu, ni même dans un grand nombre d’autres à part quelque cas de vengeance.

Nous pensons, nous, que l’anthropophagie est un peu aussi un goût dépravé fréquent chez l’homme tout à fait primitif ; il est encore un peu bête féroce.

La race canaque est meilleure qu’on ne le croit ; ils sentent une idée généreuse plus vite que nous ne la comprenons ; elle met dans leurs yeux une douceur infinie tandis qu’un récit de combats y allume des éclairs.

Le Canaque Daoumi me fit l’honneur de me présenter son frère beaucoup plus sauvage que lui, mais désireux de s’assimiler notre pauvre étroite civilisation qui l’éblouit, et trois ou quatre de ses amis, dont l’un taillé en hercule et coiffé en femme avec un peigne dans ses cheveux cimentés à la chaux, doit être le type des naturels du temps de Cook : douceur infinie sur le visage, mais pommettes saillantes et dents pointues, front étroit et mâchoires puissantes, crinière de fauve, œil étonné et confiant ; mélange du bœuf, du lion et de l’enfant.

Cette race est-elle appelée à monter ou à disparaître ? Le sol calédonien est-il un berceau ou le lit d’agonie d’une race décrépite ? Nous penchons à quelques peuplades près pour la première supposition, il serait donc possible de conserver ces peuplades en les mêlant à la vieille race d’Europe ; les unes donneraient leur force, l’autre son intelligence à une jeune génération.

En attendant, tandis que vos philosophes blancs noircissent du papier, nous écoutons des bardes noirs à qui malheureusement on fait mêler nos mots barbares à leurs mots primitifs avant de les saisir tels qu’ils sont. Le vocabulaire d’une peuplade n’est-ce pas ses mœurs, son histoire, sa physionomie ?

La race va s’éteindre et nous ne savons rien à peine, ni l’argot anglo-canaque-franc laisse survivre une partie des mots véritables.

Ne pourrait-on saisir ces dialectes, étudier cette race, avant que l’ombre recouvre des choses historiquement curieuses.

S’il est utile d’étudier les cadavres des nations, où pourrait-on avec la race canaque travailler sur le vif. N’est-il pas temps de faire un peu de vivisection historique ?

Combien d’échelons n’a-t-on pas déjà laissé tomber dans l’abîme ? C’est pour cela qu’il est si profond.

 

II- Le lit des aïeux

 

Les aïeux sont couchés sur la haute montagne.

Ils sont profondément endormis, immobiles comme le rocher.

En vain passent près d’eux les danses des noces et les danses de la guerre ; en vain montent les bruits de la tribu, tout s’éteint sans écho. Dormez, ô pères ! la vie est bonne, le sommeil est meilleur.

Doux sont les fruits mûris sur l’arbre et l’ombre des cocotiers pendant la nuit ; plus doux est l’oubli.

Dormez, ô pères ! dormez longtemps, le rêve est bon ; dormez toujours le néant est meilleur.

Que faites-vous, pères, étendus sous la terre ? et qui donc y repose avec vous ?

Qui donc ronge jusqu’à l’os vos bras robustes ? Ce n’est plus le cœur qui bat sous vos côtes : c’était un crabe qui levant sa pince en arrache la chair.

Quel brillant collier retombe de votre cou jusqu’à la poitrine ? C’est le serpent de mer aux brillants anneaux.

Ce ne sont pas vos yeux, ô pères ! qui s’agitent ainsi tout rouges, ce sont des vers enlacés ! Mais vous ne sentez rien, ô pères, vous ne voyez plus, vous n’entendez plus.

Dormez, ô pères ! dormez longtemps, le rêve est bon ; dormez toujours, le néant, c’est le bonheur suprême.

C’est ainsi qu’elle chantait sur la haute montagne, la noire Téi, dont le nom signifie pleurer, Téi la fille du cimetière.

Elle y passait le jour, elle y passait la nuit : Téi n’avait plus de parents et les morts l’avaient adoptée.

Là, elle vivait des fruits qui tombaient des branches, et sans cesse elle chantait ainsi dans les hautes herbes.

Un soir, les jeunes filles étaient venues et l’avaient entraînée dans la danse qui tournoie jusqu’à la vallée.

Mais le vent s’étant levé sur la montagne, Téi y remonta sur ses ailes.

Sa froide main glaçait les leurs, elles la laissèrent aller.

Une autre fois, Nahoa (le matin), fils du grand chef à l’oiseau, lui avait dit : veux-tu devenir la fille de mon père ? Nous avons des nattes d’écorce dans nos cases ; nos femmes portent des colliers de perles de jade, dont elles ne se séparent jamais, et mes pères ont à profusion l’indidio qu’on ne peut recueillir sur les récifs qu’en sacrifiant la plus belle fille des tribus.

Nos mères et nos femmes sont lourdes de graisse ; elles mangent les plus beaux fruits de la forêt, les meilleurs poissons du grand lac.

Elles ont des ceintures de franges autour de la taille et des peignes de nicrohem (écaille) dans leurs cheveux.

Ce sont les filles et les sœurs, ce sont les femmes et les mères du grand chef, du chef à l’oiseau.

Je suis le fils du grand chef, roi dès la naissance et ma case porte la main de puissance chargée de coquillages.

Veux-tu venir dans ma case, ô fille du cimetière ?

Mais Téi secoua doucement la tête et disparut au fond du bois funèbre.

Et sa voix chantait dans la nuit le refrain qu’elle aimait.

Dormez, ô pères ! dormez longtemps, le rêve est bon ; dormez toujours, le néant est meilleur.

 

III- Les souffles

 

Qui donc a soufflé sur vous, filles d’Owoué, et qui donc vous poursuit ?

Avez-vous dormi sous l’arbre aveuglant ? pour que vous couriez ainsi devant vous sans voir qu’il en manque une chaque fois que vous passez sur le sommet des gouffres !

C’est qu’à chaque fois l’abîme en boit une.

La première, c’était Kéa la fille noire, grande comme un niaouli, elle a tendu les bras et a sauté.

La seconde, c’était Héri, la fleur de corail, elle a répondu : me voici et elle s’est jetée.

La troisième, c’était Sira, l’aérienne, elle a crié : j’y vole et s’est précipitée.

À qui donc tendais-tu les bras, ô Kéa ? à qui répondais-tu Héri ? vers qui volais-tu Sira ?

Elles ne savent, elles allaient vers les souffles qui appellent, poussées par les souffles qui poursuivent.

 

IV- Le gardien du cimetière

 

Il est là nuit et jour le vieux Nehewoué, gardien du cimetière.

Chaque soleil levant le trouve endormi, fatigué qu’il est par son œuvre de la nuit et chaque clair de lune le voit debout.

Il va cueillir l’herbe qui conjure ; qui conjure pour vivre et qui conjure pour mourir.

Il sait, le vieux Nehewoué, conserver l’étincelle qui anime le vieillard et il peut éteindre le cœur des forts, comme on étouffe une torche sous son pied.

De loin on vient voir le gardien du cimetière et le consulter ; lui il vit avec les morts qui dorment dans les branches et les morts qui dorment sous la terre.

Il écoute les bruits qui montent et les bruits qui descendent, Nehewoué le gardien des morts.

Que t’ont dit les os qui craquent dans les branches au souffle du vent, ô Nehewoué ?

Entends-tu le ver dans les chairs ? entends-tu le vendo (aigle) avide ?

Pourquoi es-tu devenu puissant et terrible, ô Nehewoué ?

C’est que tu habites avec la mort et que la mort est plus puissante que la vie.

 

V- Le kou-indio (récif)

 

Là brille la fleur du corail, là nagent des poissons de quoi nourrir dix tribus.

N’y allez pas, n’allez pas chercher le corail pour vous parer, ni le poisson pour vous nourrir.

Là le kou-indio ouvre sa gueule avide, là est la mort.

Un récif le domine, à la marée basse plus haut que les cases du grand chef.

C’est là que de loin on vient pour mourir.

Un vieux y est venu : ses dents étaient cassées, il ne pouvait plus mordre ; ses jambes tremblantes ne le soutenaient plus.

Son fils Turido ne chassait pas, il ne pêchait pas non plus, et ne plantait pas de taros dans les réservoirs des montagnes, ni d’ignames dans les champs. Turido dormait le jour après la nuit sous les cocotiers et quand il avait faim il fouillait dans la keulé (marmite) des autres.

Mais son père de temps à autre lui demandait une igname et cela le gênait.

Père, dit un jour Turido, tu as vécu si longtemps qu’on ne peut plus nombrer les ans qu’on fait en homme, il mettait les deux pieds après les deux mains pour compter, si bien que nous ne savons plus ton âge ; tu as les dents cassées, tes jambes tremblent ; tu ne peux plus ni manger ni marcher, tu devrais t’en aller dans le cimetière, tu dormirais et tu n’aurais plus faim ; et si tu veux, j’ai un casse-tête qui n’a jamais servi, je t’en donnerai un coup et tu ne souffriras plus.

Mais le vieux ne répondit pas. Il prit un tehiou (peigne) auquel il tenait, le mit par-devant dans ses cheveux blanchis et s’en alla, car il ne voulait pas que son fils le tuât.

Il s’en alla sur le bord de la mer, lava dans l’eau salée ses jambes qui tremblaient et se trouva tout ragaillardi.

Si bien qu’il put aller jusqu’au kou-indio et descendre avec le flot tournant.

Il y avait dans la tribu une jeune fille qu’on appelait Moiek (la fleur), nul ne lui connaissait un chagrin, car elle souriait toujours, Moiek la Belle, et toujours on l’entendait chanter.

Rien ne pouvait assombrir sa pensée, ni sa mère ne l’avait point fiancée toute petite en mâchant au futur mari des ignames dans la bouche.

Moiek la fleur était libre, libre comme le vent.

Un soir, au clair de lune, Moiek s’en alla légère sur les rocs de la grève.

Elle s’en alla dans l’écueil, Moiek la Belle, parce que dans la grande guerre on avait fait prisonnier Oudaou qu’elle aimait sans en rien dire, et on l’avait mangé.

Et pour sauter dans le kou-indio, Moiek mit sur sa tête une couronne toute dentelée de fleurs de lianes que son bien-aimé lui avait donnée à la dernière igname.

Et les esprits, en la portant entre les eaux profondes firent refleurir les lianes de sa couronne afin qu’elle la portât toujours, Moiek la Belle, pour glisser avec eux sous les mers.

 

VI- Les Blancs

 

Homme blanc, d’où viens-tu ? Il a fallu bien des écorces pour tisser les ailes de ta pirogue ; bien des arbres pour la creuser.

Quelle puissance t’a donc arraché à ta case pour être venu d’aussi loin ?

Car tu viens du plus loin qu’habitent les hommes, sous le froid soleil qui les rend pâles.

Si tu étais parti des îles que nous connaissons, à peine les ailes de ta pirogue seraient froissées tandis qu’elles sont usées par le vent, comme s’il y avait soufflé dix fois l’igname.

Homme blanc, que nous diras-tu pour être venu d’aussi loin ?

Dans ton pays, on mange tous les jours, car un jeûne d’un matin paraissait t’incommoder ; que nous donneras-tu de tant de richesses ?

L’homme blanc ne raconte rien ; il ne donne rien. L’homme blanc s’établit dans le pays avec ses compagnons ; ils y semèrent les graines dont la race pâle se nourrit et les gardèrent pour eux ! On les avait reçus en frères mais ils ne le furent pas.

Depuis que les hommes blancs sont venus, on ne compte plus le nombre de fois qu’on a récolté l’igname ; on n’en fait plus la fête, on ne compte plus rien.

Les jours passent comme les gouttes d’eau du grand lac ; pourquoi le mesurerait-on, puisque les pirogues ailées de l’homme blanc garderont toujours le rivage.

Ils ont pris Counié à la ceinture pâle ; ils ont pris N’ji chevelure de brousse ; ils ont tout pris.

Plus jamais l’homme des îles ne sera joyeux ; plus jamais il ne dansera sur la rive le pilou des mers.

C’est ainsi qu’il disait, le vieillard de Counié, mais les jeunes gens se mirent à rire, ils dansèrent avec les filles blanches et leur donnèrent les colliers de jade de leurs mères ; ils échangèrent avec les hommes des grandes pirogues les haches de pierre de leurs pères pour les kougas (fusils) des Blancs.

Et toutes les ignames ils formèrent sur la rive le pilou des mers.

 

VII- Idara (bruyère) la prophétesse

 

Elle est assise sous les cocotiers, Idara la prophétesse.

Autour d’elle sont les jeunes filles menant la danse du soir.

Devant elle, les jeunes gens jouent, quand elle se tait, de la flûte de roseaux, pour la laisser se reposer et l’applaudir.

À ses côtés sont les vieillards et les guerriers ; à ses pieds les enfants et les femmes.

Idara est la fille des tribus, elle a combattu avec les braves contre les hommes pâles.

Idara est la mère des héros ; c’est elle qui panse leurs blessures avec la feuille mâchée de la liane cueillie au clair de la lune. C’est elle qui leur donne le breuvage réchauffant du bouis ; c’est elle encore qui les endort avec le chant magique.

Écoutez, vieillards, Idara va parler !

Elle ouvre sa bouche aux dents tremblantes dont les pointes sont émoussées. Quand les Blancs sont venus dans les grandes pirogues, nous les avons maudits, car ils nous attaquaient avec la foudre et nous n’avions que les flèches, la sagaie et les haches de pierre.

Ils ont semé leurs grains sur les terres des tribus ; ils ont élevé leurs villages de pierres dans les vallées, aux endroits que nous choisissions pour les nôtres, près des cours d’eau et des cocotiers : sous les rochers qui abriteront les pirogues.

Les hommes blancs ont vu les vallées pleines de bananiers et d’ignames, les montagnes couvertes de taros ; ils ont vu tous les tillits des cases et ils ont regardé tout cela d’un œil de mépris.

Les Blancs se sont promenés le long des grands fleuves et ils ont pris en pitié nos cultures ! Mais vous avez des instruments pour ouvrir la terre, ô Blancs ! et nous n’avons que les bâtons, le feu et la hache ! !

Si vous étiez réduits aux seules ressources de la nature, seriez-vous plus que nous ?

Et quelles que soient vos richesses, vous avez quelque chose à nous envier, puisque vous venez de l’autre rive du grand lac vers la terre des tribus.

Nous vous avons combattus et nous vous avons maudits, vous qui venez vous emparer de notre sol.

Nous vous combattrons et nous vous maudirons encore. Mais qui donc vous mène ? et quels souffles ont poussé vos pirogues !

Faudrait-il qu’un jour les tribus se mêlent de tous les points du monde à travers toutes les mers !

Soufflez, ô jeunes gens, dans les flûtes de roseaux ! Idara a parlé !

Vieillards, à vous de conter, la tribu écoute.

 

VIII- Les jeunes filles d’Owié

 

Est-ce un flot écumant qui descend la montagne ? Est-ce la fleur des niaoulis que roule le vent ? Non, ce sont les blanches plumes dont les filles d’Owié couronnent leurs chevelures.

Elles paraissent plus noires que la nuit, les filles d’Owié.

Préparez la chanson des fêtes, ô jeunes gens ! Voici vos fiancées sur le versant des collines ; elles répondent de loin à la chanson des pêcheurs.

Sur la rive s’assemblent les femmes ; les hommes sont sur la mer. Elle est toute couverte de pirogues, on dirait des cygnes.

Chantez ô pêcheurs ! la pirogue fend les ondes ; elle s’en va, cherchant fortune.

Le grand poisson, aux écailles changeantes comme l’onde, bondit à fleur d’eau.

Le serpent de mer se balance nonchalant sur la rive et le poisson-diable se détache noir entre les branches rouges de coraux.

L’océan fleurit et s’emplit de richesses pour les fils des tribus.

Pour les prendre, il ne faut qu’oser, il faut se lancer dans l’onde, monter sur la pirogue ou jeter la sagaie du rivage.

Les femmes, frappant contre terre les bambous au son lourd ou grattant la branche de palmier, accompagnent les chants.

Le soleil disparaît derrière la montagne ; les flots mugissent en léchant la grève : l’heure est propice et les esprits qui habitent sous l’onde poussent la prise dans les filets.

Voguez, voguez, pirogues légères, que les filets se gonflent de richesses ; frappez juste sagaies à la blessure mortelle et que de longtemps la tribu n’ait plus faim.

 

IX- Déluge canaque ; Première légende

 

Il y eut un jour où les montagnes noires se fendirent comme un waanou (coco) sous la pierre.

On entendait au loin les trombes du vent, et le grand lac se répandit comme une calebasse trop pleine.

Les troncs blancs des niaoulis craquaient en se brisant comme des baguettes, les notous s’appelaient sinistrement, les aigles criaient : une nuit profonde tomba sur la terre.

Sur la plus haute montagne, une mère est assise : son fils aîné dort sur ses genoux ; il n’a pas trente lunes. Le plus jeune dort aussi attaché sur son dos ; il n’a vu que six fois le lever du jour.

Pourquoi montes-tu sur la haute montagne, ô fille de Tamabo, femme de Daouri ?

N’entends-tu pas le cyclone qui mugit comme mille bœufs sauvages ?

Si tu étais dans la case de ton père, il bercerait tes enfants, dans ses bras, le vieux Tamabo aux cheveux blancs ; dans la case de ton père, il leur chanterait, pour les endormir, la chanson de guerre des aïeux.

Daouri le brave.

C’est que plus jamais Païla ne reverra le vieillard ni le guerrier ; plus jamais Païla ne descendra de la montagne. Elle ne se lèvera plus de la place où elle est assise.

Devant elle le sol s’est fendu comme si un coco immense y avait été poussé.

Derrière elle la montagne est déchirée ; à droite et à gauche sont des abîmes.

Et l’eau monte, monte toujours ; elle s’élève jusqu’aux nuages et les nuages lourds se réunissent à l’onde.

Bientôt, les nuées et la mer se confondent, s’embrassent, se mêlent, l’eau montant en colonnes, les nuées se versant par torrents.

Que va-t-elle devenir Païla la brune ? Sur sa tête est la grande pluie, sous ses pieds le lac monte, autour d’elle des gouffres sans fond.

Elle prend ses deux enfants dans ses bras, se ramassant sur eux, pour qu’ils ne sentent pas l’eau ni la chute.

Elle leur parle doucement, pour que l’aîné ne s’effraie pas, car ils viennent de s’éveiller.

Et les enfants sourient, se croyant en sécurité près de leur mère.

Païla regarde dans la vallée ; on n’y voit plus qu’une mer pleine de débris.

Il n’y a plus ni huttes, ni forêts ; sur l’eau livide flottent des cadavres.

Des vieillards, des femmes, des enfants, des hommes, couchés comme s’ils dormaient, sur des radeaux de branches, voguent encore ; mais la faim les a tués depuis cinq couchers du soleil : ils sont là.

Les fils de Païla vivent encore parce qu’elle les a nourris de son lait, hélas ! presque tari : Païla les sauvera.

Les rochers s’ébranlent, les hauts sommets se dentellent comme des pics, des brèches se forment et des fragments énormes tombent dans l’abîme.

Oh ! quelle grande terre engloutie ! Les sommets qui dominent forment des îlots.

Païla ne tremble pas ; elle mesure tout de son œil noir. Païla est la fille des guerriers.

Elle regarde la mort sans crainte, mais elle n’en veut pas pour ses fils.

Elle ne croit pas qu’ils puissent mourir, car ils sont beaux : ils seront libres, et puis une mère ne croit pas que ses fils trouveront même la mort insensible !

Païla veut que ses fils deviennent des hommes et pourtant nul ne vit plus sur la terre submergée : des milliers de tribus y dorment sous l’onde.

Le sol tremble, l’eau monte, l’eau descend, mille abîmes sont ouverts et semblent appeler leur victime.

Le temps presse ; Païla se roule comme un serpent pour protéger ses enfants ; en se brisant, elle leur adoucira la chute ; les fils de Païla vivront.

Tout s’écroule ; ils tombent dans le gouffre, la mère couvrant les petits.

Et l’eau monte, l’eau descend toujours.

Elle ne s’était pas trompée Païla la brune : ses fils vivent. Ils s’éveillèrent étonnés sur la poitrine brisée de leur mère qui avait amorti la chute.

Les herbes fines, courbées dans le grand lac, s’étendirent comme des nids couverts ; les petits enfants se rendormirent sur le sol nouveau, enlacés l’un à l’autre. Ils reposaient attachés au cou de la mère morte.

Or, un vieillard avait aussi survécu ; étendu sur un tronc de niaouli, il voguait à l’aventure.

C’était Tamabo, le père de Païla qui, seul de toutes les tribus, était demeuré vivant.

L’arbre s’arrêta devant l’îlot et le vieillard descendit ; il vit les deux petits qui, dormant sur leur mère, mouillaient leurs lèvres à son sang qu’ils prenaient pour du lait.

Tamabo couvrit de ses larmes le corps de sa fille ; puis il détacha les enfants se demandant comment il les nourrirait, car il n’y avait plus ni arbres, ni plantes, ni animaux : rien que l’eau de la mer !

Le vieillard, naviguant tristement, leva les yeux et vit une terre verte émergeant à l’horizon.

Plein d’expérience, il mit les enfants dans ses bras, enveloppa les restes de Païla dans sa ceinture d’écorce et, remettant à flot son arbre, il se munit de deux longues branches comme de rames.

Ce fut ainsi qu’il arriva à l’île d’Inguiène ; là le flot avait seulement lavé la terre ; il y restait des plantes, des arbres et, surtout dans un large lit de feuillage, les filles de Panawoué qui dormaient, se tenant par la main.

Ce fut là que Tamabo trouva des noix de coco pleines de lait pour nourrir ses petits-fils ; ce fut là, que devenus grands, il les maria aux filles de Panawoué.

Le vieillard avait enterré Païla sur une montagne de la nouvelle terre ; là est le cimetière des aïeux où reposent les os de la grand-mère.

Tamabo vit grandir les fils de ses arrière-petits-fils et monter comme des colonnes les palmiers qui levèrent sur la nouvelle terre.

Il vécut tant de lunes qu’il n’en savait plus le nombre et qu’on disait pour les compter chamando, c’est-à-dire beaucoup, cananeuneu déri étant dépassé.

 

X- Le premier repas de chair humaine ; Deuxième légende

 

Cette légende suit d’ordinaire celle de Païla la brune, et s’il arrive parfois aux conteurs canaques de la placer avant, cela n’implique nulle querelle entre les savants ; il n’y a encore chez ces peuples ni académies, ni instituts, qui puissent lancer la foudre sur les coupables.

Quant à nous, nous ne voyons guère moyen de la placer avant, puis que c’est l’histoire des fils de Païla ; eux n’y regardent pas de si près.

Lorsque l’île d’Inguiène eut été repeuplée par les fils de Tamabo, tout le monde était bon et il n’y avait pas de mal sur la terre venant des hommes.

On avait, depuis l’enfance des petits-fils de Tamabo, fêté chaque année l’igname ; mais tant de fois qu’on ne pouvait plus les nombrer.

C’était plus de quatre-vingt-dix fois (quatre-vingt-dix doca cha cananeuneuderi).

Jusque-là tous les hommes avaient été braves, toutes les femmes vertueuses ! Tous les enfants beaux.

Chacun suivait joyeusement sa route ; les îles étaient abondantes en fruits délicieux, les rivages en poissons à la chair succulente. Les bananes mûrissaient sur l’arbre ; chacun avait en paix sa place à l’ombre et sa place au soleil ; tout homme, vieux ou jeune, avait sa part des récoltes.

Or un jour un enfant frappa son frère parce qu’il était le plus faible, et lui arrachant le fruit qu’il portait à sa bouche, le mangea devant lui.

Ce que voyant, le plus vieux de la tribu, qu’on appelait Koué (la marée montante), l’appela et lui dit : Enfant, prends garde à toi, si tu fais le mal, tu en souffriras comme les autres, et ton nom sera maudit !

Mais l’enfant le regarda en riant et, menaçant de nouveau son frère, poursuivit son chemin.

Il se nommait Téchéa, qui depuis signifie mauvais, l’autre s’appelait Kérou, qui depuis signifie bon.

Et depuis ce jour-là on fit encore dix fois l’igname sans que rien fût changé ; seulement les deux frères étaient devenus grands.

Le vieux Koué n’avait pas oublié Téchéa, mais l’enfant avait oublié le vieillard.

Cette année-là, on fit après la saison des pluies la fête sous les hauts palmiers ; tandis que les vieillards discouraient et que les jeunes gens dansaient la danse des récoltes, Téchéa, grand et fort comme nul autre ne l’avait été, prit à l’écart des jeunes gens forts comme lui.

Kérou et ses compagnons dansaient joyeusement, élevant dans leur bras des guirlandes de fleurs. Ils les jetaient avec un peigne de bambou aux pieds de la jeune fille qu’ils voulaient pour épouse. Si elle se parait du peigne et se couronnait de fleurs, la demande était agréée (cela se pratique encore ainsi dans un grand nombre d’îles).

Tout le jour Kérou hésita, n’osant pas jeter ses fleurs et son peigne aux pieds de celle qu’il aimait, car c’était Kaméa, la fille de Paébo, si belle qu’on lui avait donné le nom du soleil.

Vers le soir, il se décida tout à coup, et plus ému qu’on ne l’est d’ordinaire en lançant la sagaie, il jeta le peigne et les fleurs aux pieds de Kaméa.

La belle fille des guerriers ramassa en souriant les dents de bambou et les plaça dans ses cheveux ; elle se couronna des fleurs blanches et rouges.

Alors la danse s’arrêta et les jeunes gens dirent la chanson des noces :

Il fait bon danser sous les arbres verts, quand brillent les étoiles comme des yeux de feu entre les branches !

Les aïeux, endormis du grand sommeil, lèvent la tête sous la terre, éveillés par le chant du bonheur, et s’appuyant sur le coude, ils écoutent.

Le jeune homme a jeté son peigne et ses fleurs aux pieds de la fiancée ; c’est elle qui désormais dans la case changera les fleurs en fruits.

Ce chant, à peine était commencé que Téchéa, avec un groupe, tombait sur les jeunes gens à coups de massue.

Comme des oiseaux effarés, les jeunes filles, en criant, se dirigèrent dans la vallée sombre. Kaméa et sa sœur Anohanda combattirent avec leurs frères.

La lutte fut démesurée, aucun des danseurs n’était armé, mais ils ramassèrent pour se défendre, des pierres, des fagots, des branches et vendirent chèrement leur vie.

Bientôt, tous furent couchés à terre par les lourdes massues.

Kaméa et Anohanda seules, vivaient encore.

Téchéa et ses compagnons les emportèrent de force vers leurs cases, car ils voulaient en faire leurs compagnes, et c’était les fiançailles de Kérou qui avaient précipité la lutte.

Ces méchants poussaient du pied les corps étendus sur la terre, sans jeter vers eux, en signe de deuil, les branches vertes du palmier.

Téchéa ne répondit rien aux reproches de Kaméa ; il était le plus fort et l’emportait.

Le plus fort après lui, Dagouvy, entraînait Anohanda.

Pendant ce temps, les guerriers de la tribu qui mangeaient ensemble, derrière la montagne, entendant le bruit d’un combat, se levèrent et allèrent chercher leurs armes dans leurs cases, mais ils arrivèrent trop tard, et c’est depuis ce temps-là que les guerriers ne quittent plus leurs armes.

Ils virent les morts étendus, les fruits et les fleurs tombés sur place, le sol couvert de sang, ils écoutèrent les cris de désespoir des jeunes filles et coururent de ce côté, mais là encore, il n’était plus temps. Kaméa et Anohanda, les filles des braves s’étaient jetées dans les écueils.

Elles s’étaient jetées à l’endroit où le flot tournoie si profond que nul n’en revient.

Le vieux Koué qui allait mourir étendu dans sa hutte, tourna la tête au bruit et, se souvenant de Téchéa, il comprit à travers l’agonie et maudit celui qui faisait verser le sang pour la première fois. Les guerriers poursuivirent les coupables dans les bois, dans les brousses, sur les montagnes, ils les cherchèrent ainsi toute une lune afin que leurs vieux fussent vengés.

La lutte devait être sans appel.

Mais les guerriers se lassèrent : beaucoup étaient vieux ; leurs bras affaiblis manœuvraient mal les lourds casse-têtes, lançaient moins fort la sagaie et, une fois qu’ils s’étaient assis pour se reposer au bord de la mer, les compagnons de Téchéa tombèrent sur eux et ils furent victorieux.

Et la lune nouvelle vit ce que jamais encore elle n’avait vu.

Les forts, vainqueurs, firent un grand festin ; et ce n’était ni la tortue dans son écaille, ni la roussette rôtie entre les pierres dans les feuilles de bananiers qu’ils mangèrent, c’était la chair de l’homme !

Assis en cercle, ils chantaient à voix basse, se servant les meilleurs morceaux des corps bourrés d’ignames, et du foie épicé fortement.

Une double sagaie, frappa à la tête Téchéa et Dagouvy, c’était le vieux Koué qui dans l’agonie avait trouvé des forces pour la vengeance, les esprits jadis l’avaient aidé avant de l’emmener avec eux.

Tous se levèrent et arrivèrent à l’endroit d’où le coup était parti, mais ils trouvèrent le vieux Koué étendu sur sa natte, toute sa vie s’était épuisée en un instant.

Téchéa avait été puni de son crime ; mais l’homme ayant goûté à la chair de l’homme et bu du sang humain, il en voulut toujours boire.

Tel fut le premier repas de chair humaine.

 

XI- La guerre ; Troisième légende

 

Cette troisième légende fait ordinairement suite aux deux autres, quand les Canaques, assis le soir sous les cocotiers, près des cases, écoutent avidement les conteurs.

Là, comme aux veillées des villages européens, le récit suspendu éveille une ardente curiosité et ses péripéties font courir des frissons dans l’auditoire.

On dirait qu’on assiste dans quelque chaumière française à une lecture du Messager boiteux ou du bon Liégeois : alors que la neige fouette les vitres, que les vieilles femmes filent leur quenouille, et que les enfants et les jeunes filles écoutent dans un silence charmé.

Les récits canaques font mieux que de durer tout un hiver ; ils peuvent être redits à l’infini sans jamais lasser les auditeurs. Presque toujours, à part les ornements qu’y ajoute l’imagination du conteur, tout le monde sait l’histoire, mais la sensibilité ne s’émousse pas sensiblement par suite du peu d’usage ; elle reste donc vive comme chez les enfants qui pleurent ou rient facilement.

Tant que la peur avait été inconnue, le mensonge n’exista pas, s’il fut plus tard en honneur, c’est que le mensonge devint un moyen de défense et parfois d’attaque, et puis il est avec les consciences canaques des accommodements comme avec le ciel.

Les méchants commencèrent à s’organiser après la mort de Téchéa ; ils s’arrangèrent entre eux, pour se rendre maîtres de tout ce qui leur plaisait.

Il ne restait presque rien de la chasse ou de la pêche, aux femmes et aux enfants, et les vieillards étaient impuissants à les protéger.

Les tribus s’amoindrissaient ; il ne restait pour veiller sur elles que des vieux, qui avaient la tête toute blanche, et dont on ne pouvait plus nombrer les ignames.

Ces vieux se disaient entre eux : veillons ! mais que pouvaient-ils ?

Pour veiller, il faut la rouge lueur des branches de kaori chargées de résine, et les dernières qu’ils avaient abattues étaient sèches comme le bois qu’on frotte pour faire le feu.

Ils ne montaient plus aux arbres ; le pouce de leurs pieds ne pouvait plus les aider et les muscles de leurs bras s’étaient détendus.

Le grand chef qu’on appelait autrefois Xi (le soleil), n’était plus connu que sous le nom de Monma (vieux).

On laissait l’oiseau sur ses cases, parce que les bons n’avaient eu rien à lui reprocher quand il était fort et que les méchants n’avaient pas peur de lui.

Mais il n’avait pas de fils qui pût lui succéder, et les jeunes gens n’osaient se faire chef et mener leurs compagnons au combat contre les méchants, car on avait tant frayeur d’eux qu’on ne l’eût pas suivi ou qu’on le leur eût livré lâchement.

Cependant des enfants grandissaient ; ayant à cœur ce que souffraient leurs mères et leurs grands-pères, quoique ceux-ci ne fussent plus bons à rien.

Ces enfants-là se disaient : quand nous serons forts il y aura aussi dans nos cases des taros, des ignames et du poisson séché, car nous saurons défendre nos champs et notre pêche.

De leur côté, les méchants se concertaient ; ayant choisi pour chefs les plus mauvais d’entre eux et promis de leur obéir ; ils se nommaient Dja (le casse-tête), et Païmé (la mort).

Païmé choisit pour y demeurer la plus grande case de la tribu.

Cette case appartenait à deux sœurs, Mika et Kouira, les belles filles noires ; mais peu lui importait, il leur proposa de devenir ses femmes, mais elles ne répondirent rien, et prenant les colliers de leur mère, la hache et la sagaie de leur père, elles s’en allèrent dans la forêt.

Païmé aurait bien voulu prendre la hache et la sagaie : mais curieux de voir comment les jeunes filles s’en serviraient, il les suivit des yeux jusqu’à la forêt.

Mika et Kouira étaient orphelines et toutes petites elles avaient su se mettre à l’abri des grandes pluies et trouver leur nourriture.

Elles se bâtirent donc dans la forêt une cabane avec des branches, y suspendirent les colliers, la hache et la sagaie.

Et une compagne, à laquelle ne songeaient pas les belles filles noires, vint les trouver.

La vieille Kaïna avait perdu ses trois filles ; son mari avait été tué par Dja ; elle vivait seule dans un creux de rocher et elle était plus âgée encore que le grand chef, l’ayant vu tout petit.

Kaïna aurait pu trouver asile près de lui, s’il eût encore protégé quelqu’un ; mais à peine s’il pouvait s’occuper de porter à sa bouche quelques bananes bien mûres : c’était comme s’il n’eût plus vécu !

Il faut envoyer à manger au Monma ! disaient chaque matin Dja et Païmé, car s’il mourait avant que nous le voulions, il y en a parmi nous qui se disent ses proches parents et il faut nous défaire d’eux.

Donc, le Monma vivait des restes de viande ou de poisson de Dja et de Païmé ; il s’éveillait pour manger et se rendormait après.

Et tout en s’accordant entre eux, Paimé et Dja agissaient dans la nuit l’un contre l’autre.

Un soir, au bord de la mer, une pierre tomba du haut d’un rocher et manqua Dja.

Le lendemain, Païmé était étendu sur sa natte le crâne brisé ; Dja était venu pendant la nuit.

Pendant ce temps, Mika et Kuira, les belles filles noires, avaient adopté pour leur mère la vieille Kaïna ; elles lui avaient mis sa natte au soleil levant, et la servaient chaque jour. Et Kaïna appelait vers les jeunes filles les esprits des pères des tribus, afin qu’ils les aidassent dans la pêche ou qu’ils leur fissent trouver des fruits et des racines.

Les vieillards voyant que Païmé était mort se disaient entre eux : celui-ci sera encore plus méchant que l’autre, car le voilà seul maître, mais ils ne pouvaient toujours rien.

Dja s’établit dans la grande case à la place de Païmé ; il mit sur sa porte la main, et sur le sommet l’oiseau ; personne ne disait rien, mais les enfants des tribus grandissaient.

Dja se faisait apporter la moitié de la chasse, de la pêche et des récoltes, et comme il ne pouvait pas tout manger seul, il nourrissait des compagnons pour le défendre, et tout le monde gardait le silence ; mais les enfants grandissaient.

Ce que voyant, les vieillards commencèrent à ne plus chasser, afin de ne rien tuer pour Dja, et ils se contentaient de racines pour leur nourriture.

Mais lui, mettait en avant ses compagnons avides ; ils firent sortir les vieillards. Dja en choisit dix, qu’il fit tuer, et, pour la seconde fois, on mangea de la chair humaine.

Les vieillards résolurent la guerre : ils emmenèrent dans la forêt tous les garçons qui étaient déjà grands, et se mirent avec eux à fabriquer des armes, car Dja avait fait prendre les sagaies et les casse-têtes.

Ils coupèrent donc des branches d’acacia, qui se fend en long, de bois rouge, dont chaque branche ne fournit qu’une seule arme ; et de ces arbres fragiles qui croissent au bord des cours d’eau, et dont la pointe reste dans la blessure ; de tout cela, ils firent des sagaies.

Ils coupèrent du houp et du bois de peumahou (bois de rose) et, y taillant des étoiles au gros bout, ils en firent des casse-têtes.

Ils allèrent ramasser dans les lits des cascades les pierres lourdes, pareilles à des œufs qu’on lance avec des frondes, et en remplirent des filets qu’ils placèrent derrière leur dos.

Les vieillards et les enfants se trouvèrent donc armés pour combattre de près ou de loin.

Les femmes, les tout-petits et les tout vieux, emportant les richesses des tribus, les colliers de jade et les coquillages qui servent d’or s’en allèrent dans les brousses.

Dja, voyant le village désert, commença à s’inquiéter ; il réunit ses compagnons, les méchants, sentant qu’on allait venir les attaquer.

Pendant la nuit, les vieillards et les enfants se formèrent en longue file et, au jour naissant, jetant des grands cris, ils enveloppèrent le village.

Sanglante et longue fut la mêlée ; les vieux tout décharnés étaient redevenus forts, car les esprits de leurs pères marchaient avec eux ; leurs os craquaient en se brisant comme des branches mortes ; mais, avant de mourir, chacun avait étendu des ennemis. Les enfants se tordaient, en tombant, comme des lianes vertes ; mais leurs sagaies avaient longtemps frappé juste, et bien des forts étaient à terre comme ces gros arbres des forêts, qu’on abat pour creuser des pirogues.

Mika et Kouira, les belles filles noires, combattaient avec leurs frères, et la vieille Kaïna, debout, chantait la première chanson de guerre.

Autour d’elle pleuvaient les sagaies, tombaient les pierres des frondes, s’abattaient les lourds casse-têtes, mais rien ne la frappait ; la vieille, debout, semblait grandir, grandir toujours, et sa voix s’entendait, au loin, comme une trompe d’appel.

Avez-vous embrassé vos fils ce matin, ô mères ? Vous ne les verrez plus. La hache taille dans le vif, et ce n’est que la sève pâle des arbres qui coule, c’est la rouge sève humaine : c’est du sang.

La hache, la sagaie, la fronde, font de larges plaies vives : c’est la guerre !

La guerre est plus terrible que le cyclone ; elle couche comme l’herbe les jeunes et les forts ; mais le brave y est à l’aise ; les haches menacent sa tête, les sagaies menacent son cœur ; il reste droit comme le palmier ; le brave est fier, il est beau ! Chantez, fils des tribus, c’est la guerre !

Longue et terrible fut la lutte, les méchants furent vaincus, mais longtemps les tiges des ignames furent plus hautes et plus touffues car la terre avait été engraissée de sang.

Et jamais plus les tribus ne se déshabituèrent de la guerre.

 

XII- Le Génie Ondoué

 

Savez-vous la légende de Faust ? Elle existe chez les Canaques comme dans la vieille Allemagne, avec cette différence que le Faust avide de science, c’est une femme : la sorcière Keidée (la bruyère) ; que le barbet noir, c’est le lézard Apait ; et que Méphistophélès est le génie Ondoué, qui donne la puissance et prend en échange le souffle.

Quant à Marguerite, elle ne s’y trouve pas : la légende est nue comme les déserts calédoniens ; mais en revanche, le magnétisme, et même le spiritisme, y joue son rôle comme en Europe.

Du reste, la sorcière Keidée n’est pas la seule qui ait prétendu voir au loin dans le sommeil extatique, et le génie Ondoué n’est pas le seul non plus qui passe pour briser le crâne de ses anciens amis afin d’y prendre l’esprit.

Il faut bien briser la coque pour avoir le fruit. Ceci est dans toutes les traditions imaginables.

Keidée, jeune encore, s’en alla de sa tribu et bâtit sa case près du pic des Morts, jamais elle n’avait eu de fiancé et elle en avait tant refusé que nul jeune homme n’osait plus lui offrir le peigne de bambou et encore bien moins envoyer à sa famille des vieilles avec des présents de l’indidio (monnaie d’or) pour son père et des colliers pour sa mère. On savait qu’elle ne voulait pas d’époux.

Près de la case de Keidée, coulait la Ti-Ondoué, la rivière des Morts ou du Génie Ondoué. C’était là que le sorcier de la tribu faisait au soir du sacrifice descendre dans l’onde une belle jeune fille dont les esprits prenaient le souffle, et couvraient le corps de coquillages précieux.

Toute petite, Keidée avait passé les clairs de lune au bord de la mer, près de la passe qui sépare l’île Balabio de la grande terre ; là, roule le torrent des esprits, mais comme grondant et agité.

Keidée leur parlait, elle vivait parmi eux si bien que le génie Ondoué venait familièrement avec elle.

Quelquefois Ondoué soufflait sur les yeux de la sorcière, alors elle s’endormait sur le rivage et parlait en dormant.

Ceux qui devaient aller au pic des Morts l’interrogeaient : et quand ils en revenaient ils savaient ce qu’elle avait vu de loin.

Le lézard Apait, qui annonce la dernière heure, la suivait caché dans l’herbe et quand elle s’endormait il se couchait près d’elle.

Depuis ce temps-là les sorciers et les sorcières soufflent ou crachent sur les malades et sur les semences ainsi qu’il fut appris à Keidée par le génie Ondoué.

Dans son sommeil elle avait vu venir de loin les hommes blancs, elle savait qu’il y aurait de grandes guerres et que les fils des tribus avec les haches de pierre tomberaient sous le tonnerre des Blancs.

Le nain Rounahak (feuille), qui habite dans les bois, lui disait la chanson des branches et les esprits qui passent dans les vents glissant la faisaient forte.

Il arriva que des jeunes gens voulurent troubler le sommeil de Keidée, mais elle prononça les paroles qui conjurent et ils rencontrèrent le gecko à l’œil rouge.

À partir de cet instant, ils ne mangèrent plus, ils ne burent plus ; et s’étant couchés à l’ombre, ils moururent en regardant dans leur pensée l’œil rouge du gecko.

C’était le lézard Apait qui les avait mangés [1] pour venger Keidée.

La sorcière interrogeait l’apei-peit dans le tabou des morts et dans les vents de mer.

Elle donnait aux guerriers le talisman qui rend vainqueurs (un os de roussette dans un tillit).

Elle savait après la bataille entourer de roseaux les membres brisés ; elle ouvrait la veine du malade avec la pierre tranchante afin que le sang brûlant redevînt froid. Elle rafraîchissait le blessé avec la graine bouillie d’ounoé (papaye) et les racines de nou (cocotier).

Il y eut même un vieux tout couvert des plaies du kouga (fusil) et qu’on avait relégué pour mourir par-delà la montagne que la sorcière rendit à la vigueur de ses jeunes années.

Et la sorcière, toujours jeune et forte, voyait depuis bien des générations devenir blancs ceux qu’elle avait vus tout-petits.

Un matin, les grands chefs, venant la consulter, la trouvèrent étendue sur sa natte le crâne brisé.

Il y avait eu pendant la nuit une grande tempête, et le génie Ondoué était venu chercher Keidée pour l’emmener avec les esprits.

 

XIII- Chanson de guerre

 

Le chef de guerre (damé pait) a poussé l’igaou (cri d’appel) ; les guerriers s’assemblent ; on dirait un grand vol d’aigles.

Ils s’assemblent ! ils s’assemblent ! Leur foule s’étend ! s’étend toujours ! Tout à l’heure ils n’étaient que jusqu’aux pins ; maintenant, les voilà jusqu’à la mer.

Et partout retentit le cri de guerre, le terrible : dia, dia, akatika !

Le sorcier a, la veille, au clair de lune, déterré la pierre apel pait, enfouie pendant la paix aux pieds des hauts sapins ; il a fait cuire l’igname et laissé la part des morts.

La veille aussi on a envoyé un guerrier, l’apouèma (masque de guerre) sur le visage ; il a jeté la sagaie devant l’ennemi, et il a, en la jetant, tué un jeune homme.

La tribu attaquée est de son côté venue dans l’ombre de la nuit et deux jeunes hommes ont été tués.

Le sang ouvre la source au sang ! Que de morts vont dormir au soleil couchant.

Chanteurs, si demain vos esprits ne sont pas errants sous le grand lac, vous direz comment sont tombés les braves.

 

XIV- Récits nocturnes

 

Il est nuit ; la tribu, étendue sous des cocotiers, au clair de lune, se laisse bercer par la voix des brisants et par les récits du conteur qui, moitié endormi, moitié veillant, dit des histoires fantastiques comme le rêve.

Quelques-uns l’écoutent avidement ; d’autres, ainsi que lui, moitié sommeillant, tantôt suivent le conteur, tantôt leur propre imagination.

Dans les bois, résonne tristement l’appel du notou ; on dirait la corne des bouviers ; les tabous des cases, estompés par la lune, deviennent des fantômes avec leur robe de terre rouge ou leur linceul de chaux.

Un souffle d’orage est dans l’air.

De temps à autre, sur la tribu couchée à plat ventre, une roussette fait l’air plus frais sous ses ailes.

Loin, bien loin, sont les limites des Blancs : c’est le sol des pères, vierge des pas de l’étranger.

Le village est riche ; il a un abri pour les pirogues, des champs d’ignames et de taros ; on y mange tous les jours de la récolte ou de la pêche ; on y dort toutes les nuits à l’ombre. Que peut-on désirer de plus ?

C’est pourquoi le conteur est triste et raconte des histoires lugubres.

Autrefois, dit-il, à peu près au temps où vinrent les premières pirogues des Blancs, une tribu était comme la vôtre, riche et puissante ; un soir, elle alla, avec ses fils et ses filles, se réjouir au bord de la mer.

Les jeunes gens se mirent à siffler (koua), ayant le cœur gai ; les jeunes filles riaient.

Il y avait tant de monde dans la tribu, qu’elle tenait le rivage sur une longue file.

Les vieux parlaient entre eux de construire un nouveau village.

Tout à coup, une montagne s’écroula et couvrit la tribu.

C’est pour cela, que depuis, on ne siffle plus en passant devant les montagnes (onag) d’un grand nombre de tribus.

Mais croyez-moi, ce n’est pas le sifflement qui attire le rocher, c’est le bonheur.

Moi qui raconte, je l’ai vu bien des fois.

La première, c’était tout enfant : je me trouvais si heureux, que je dormais le moins que je pouvais, afin de me sentir toujours vivre.

Mais qui donc remue là-bas dans les branches ? Si c’était le vent, il agiterait le faîte.

Je ne voyais pas que ma mère travaillait trop : à force de porter de lourdes charges, elle devint toute courbée, et un jour, étant tombée sous le poids des poissons qu’elle rapportait, elle se coucha et mourut.

Mon père prit une autre femme qui me battait : mais étant devenu grand, je cherchais moi-même ma nourriture, et elle ne me disait plus rien ; ensuite, une ancienne femme du grand chef, qui s’en allait de tribu en tribu, m’ayant dit que j’étais beau, je ne pensais plus à autre chose, et cela me rendait encore heureux.

Une nuit que j’y songeais, un coco me tomba sur le visage et m’écrasa le nez : c’est depuis ce temps-là que je suis laid.

Ma fiancée ne voulut plus de moi ; pourtant, je l’aurais rendue bien heureuse : j’aurais porté pour elle toute la charge chaque fois que nous aurions été seuls, me contentant de la remettre sur son dos devant les tayos ; elle aurait mangé avec moi, je ne l’aurais jamais battue, et elle n’a pas voulu ; elle s’est laissé emmener dans la case de Weamy-dyakoul (la punaise), qui lui faisait porter toutes les pierres de sa fronde, toute sa chasse et toute sa pêche.

Va donc voir, Elouey (liane verte), pourquoi les feuilles s’agitent.

Mais Elouey n’alla pas voir. Il n’eut pas le temps : c’était une surprise d’une grande tribu d’une autre dao (île), qui cherchait un village pour s’y établir.

Il avait raison, le conteur : ce n’est pas le sifflement qui fait crouler la montagne, c’est le bonheur.

 


  1. Les manger, signifie « les avoir tués », mais l’expression est plus forte. [Note des Petites Affiches.]

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021