BIBLIOBUS Littérature française

Dix années d’exil (Seconde partie) - Germaine de Staël (1766-1817)




 



CHAPITRE PREMIER Suppression de mon ouvrage sur l’Allemagne. – Exil hors de France.
CHAPITRE II Retour à Coppet. – Persécutions diverses.
CHAPITRE III Voyage en Suisse avec M. de Montmorency.
CHAPITRE IV Exil de M. de Montmorency et de Mme Récamier. Nouvelles persécutions.
CHAPITRE V Départ de Coppet.
CHAPITRE VI Passage en Autriche. – 1812.
CHAPITRE VII Séjour à Vienne.
CHAPITRE VIII Départ de Vienne.
CHAPITRE IX Passage en Pologne.
CHAPITRE X Arrivée en Russie.
CHAPITRE XI Kiew.
CHAPITRE XII Route de Kiew à Moscou.
CHAPITRE XIII Aspect du pays. – Caractère du peuple russe.
CHAPITRE XIV Moscou.
CHAPITRE XV Route de Moscou à Pétersbourg.
CHAPITRE XVI Saint-Pétersbourg.
CHAPITRE XVII La famille impériale.
CHAPITRE XVIII Mœurs des grands seigneurs russes.
CHAPITRE XIX Établissements d’instruction publique. – Institut de Sainte-Catherine.
CHAPITRE XX Départ pour la Suède. – Passage en Finlande.



CHAPITRE PREMIER

Suppression de mon ouvrage sur l’Allemagne. – Exil hors de France.
Ne pouvant plus rester dans le château de Chaumont, dont les maîtres étaient revenus d’Amérique, j’allai m’établir dans une terre appelée Fossé, qu’un ami généreux[6] me prêta. Cette terre était l’habitation d’un militaire vendéen, qui ne soignait pas beaucoup sa demeure, mais dont la loyale bonté rendait tout facile, et l’esprit original tout amusant. À peine arrivés, un musicien italien, que j’avais avec moi pour donner des leçons à ma fille, se mit à jouer de la guitare ; ma fille accompagnait sur la harpe la douce voix de ma belle amie, Mme Récamier ; les paysans se rassemblaient autour des fenêtres, étonnés de voir cette colonie de troubadours qui venait animer la solitude de leur maître. C’est là que j’ai passé mes derniers jours de France, avec quelques amis dont le souvenir vit dans mon cœur. Certes, cette réunion si intime, ce séjour si solitaire, cette occupation si douce des beaux-arts ne faisaient de mal à personne. Nous chantions souvent un charmant air qu’a composé la reine de Hollande et dont le refrain est : Fais ce que dois, advienne que pourra. Après dîner, nous avions imaginé de nous placer autour d’une table verte, et de nous écrire au lieu de causer ensemble. Ces tête-à-tête variés et multipliés nous amusaient tellement, que nous étions impatients de sortir de table, où nous nous parlions, pour venir nous écrire. Quand il arrivait par hasard des étrangers, nous ne pouvions supporter d’interrompre nos habitudes, et notre petite poste (c’est ainsi que nous l’appelions) allait toujours son train. Les habitants de la ville voisine s’étonnaient un peu de ces manières nouvelles, et les prenaient pour de la pédanterie, tandis qu’il n’y avait dans ce jeu qu’une ressource contre la monotonie de la solitude. Un jour un gentilhomme des environs, qui n’avait pensé de sa vie qu’à la chasse, vint pour emmener mes fils dans ses bois ; il resta quelque temps assis à notre table active et silencieuse ; Mme Récamier écrivit de sa jolie main un petit billet à ce gros chasseur, pour qu’il ne fût pas trop étranger au cercle dans lequel il se trouvait. Il s’excusa de le recevoir, en assurant qu’à la lumière il ne pouvait pas lire l’écriture : nous rîmes un peu du revers qu’éprouvait la bienfaisante coquetterie de notre belle amie, et nous pensâmes qu’un billet de sa main n’aurait pas toujours eu le même sort. Notre vie se passait ainsi, sans que le temps, si j’en puis juger par moi, fût un fardeau pour personne.
L’opéra de Cendrillon faisait beaucoup de bruit à Paris ; je voulus l’aller voir représenter sur un mauvais théâtre de province, à Blois. En sortant à pied, les habitants de la ville me suivirent par curiosité, plus avides de me connaître comme exilée que sous tout autre rapport. Cette espèce de succès que le malheur me valait, plus encore que le talent, donna de l’humeur au ministre de la police, qui écrivit quelque temps après au préfet de Loir-et-Cher que j’étais environnée d’une Cour. « Certes, répondis-je au préfet, ce n’est pas du moins la puissance qui me la donne. »
J’étais toujours résolue à me rendre en Angleterre par l’Amérique ; mais je voulais terminer l’impression de mon livre sur l’Allemagne. La saison s’avançait ; nous étions déjà au 15 septembre, et j’entrevoyais que la difficulté de m’embarquer avec ma fille me retiendrait encore l’hiver dans je ne sais quelle ville à quarante lieues de Paris. J’ambitionnais alors Vendôme, où je connaissais quelques gens d’esprit, et d’où la communication avec la capitale était facile. Après avoir eu jadis l’une des plus brillantes maisons de Paris, je me représentais comme une vive satisfaction de m’établir à Vendôme : le sort ne m’accorda pas ce modeste bonheur.
Le 23 septembre, je corrigeai la dernière épreuve de l’Allemagne : après six ans de travail, ce m’était une vraie joie de mettre le mot Fin à mes trois volumes. Je fis la liste des cent personnes à qui je voulais les envoyer dans les différentes parties de la France et de l’Europe ; j’attachais un grand prix à ce livre, que je croyais propre à faire connaître des idées nouvelles à la France : il me semblait qu’un sentiment élevé sans être hostile l’avait inspiré, et qu’on y trouverait un langage qu’on ne parlait plus.
Munie d’une lettre de mon libraire, qui m’assurait que la censure avait autorisé la publication de mon ouvrage, je crus n’avoir rien à craindre, et je partis avec mes amis dans une terre de M. Mathieu de Montmorency, qui est à cinq lieues de Blois. L’habitation de cette terre est au milieu d’une forêt : je m’y promenais avec l’homme que je respecte le plus dans le monde, depuis que j’ai perdu mon père. La beauté du temps, la magnificence de la forêt, les souvenirs historiques que retraçait ce lieu où s’est donnée la bataille de Fretteval, entre Philippe-Auguste et Richard Cœur-de-Lion, tout contribuait à mettre mon âme dans la disposition la plus douce et la plus calme. Mon digne ami, qui n’est occupé sur cette terre que de mériter le ciel, dans cette conversation comme dans toutes celles que nous avions eues ensemble, ne s’occupait point des affaires du temps, et ne cherchait qu’à faire du bien à mon âme. Nous repartîmes le lendemain, et dans ces plaines du Vendômois, où l’on ne rencontre pas une seule habitation, et qui, comme la mer, semblent offrir partout le même aspect, nous nous perdîmes complètement. Il était déjà minuit, et nous ne savions quelle route suivre, dans un pays toujours le même, et dont la fécondité est aussi monotone que pourrait l’être ailleurs la stérilité, lorsqu’un jeune homme à cheval, se doutant de notre embarras, vint nous prier de passer la nuit dans le château de ses parents. Nous acceptâmes cette invitation, qui était un vrai service, et nous nous trouvâmes tout à coup au milieu du luxe de l’Asie et de l’élégance de la France. Les maîtres de la maison avaient passé beaucoup de temps dans l’Inde, et leur château était orné de tout ce qu’ils avaient apporté de leurs voyages. Ce séjour excitait ma curiosité, et je m’y trouvais à merveille. Le lendemain, M. de Montmorency me remit un billet de mon fils, qui me pressait de revenir chez moi, parce que mon ouvrage éprouvait de nouvelles difficultés à la censure[7]. Mes amis, qui étaient avec moi dans le château, me conjuraient de partir ; je ne devinais point ce qu’ils me cachaient, et, m’en tenant à la lettre de ce que m’écrivait Auguste, je passais mon temps à examiner toutes les raretés de l’Inde, sans me douter de ce qui m’attendait. Enfin je montai en voiture, et mon brave et spirituel Vendéen, que ses propres périls n’avaient jamais ému, me serra la main les larmes aux yeux : je compris alors qu’on me faisait un mystère de quelques nouvelles persécutions, et M. de Montmorency, que j’interrogeai, m’apprit que le ministre de la police avait envoyé ses agents pour mettre en pièces les dix mille exemplaires qu’on avait tirés de mon livre, et que j’avais reçu l’ordre de quitter la France sous trois jours. Mes enfants et mes amis n’avaient pas voulu que j’apprisse une telle nouvelle chez des étrangers ; mais ils avaient pris toutes les précautions possibles pour que mon manuscrit ne fût pas saisi, et ils parvinrent à le sauver quelques heures avant qu’on vînt me le demander.
Cette nouvelle douleur me prit l’âme avec une grande force. Je m’étais flattée d’un succès honorable par la publication de mon livre. Si les censeurs m’eussent refusé l’autorisation de l’imprimer, cela m’aurait paru simple ; mais, après avoir subi toutes leurs observations, après avoir fait les changements qu’ils exigeaient de moi, apprendre que mon livre était mis au pilon, et qu’il fallait me séparer des amis qui soutenaient mon courage, cela me fit verser des larmes. J’essayai cependant encore cette fois de me surmonter, pour réfléchir à ce qu’il fallait faire dans une situation où le parti que j’allais prendre pouvait tant influer sur le sort de ma famille. En approchant de la maison que j’habitais, je donnai mon écritoire, qui renfermait encore quelques notes sur mon livre, à mon fils cadet ; il sauta par-dessus un mur, pour entrer dans l’habitation par le jardin. Une Anglaise[8], mon excellente amie, vint au-devant de moi pour m’avertir de tout ce qui s’était passé ; j’apercevais de loin les gendarmes qui erraient autour de ma demeure ; mais il ne paraît pas qu’ils me cherchassent : ils étaient sans doute à la poursuite d’autres malheureux, de conscrits, d’exilés, de personnes en surveillance, enfin de toutes les classes d’opprimés qu’a créées le régime actuel en France.
Le préfet de Loir-et-Cher vint me demander mon manuscrit ; je lui donnai, pour gagner du temps, une mauvaise copie qui me restait, et dont il se contenta. J’ai appris qu’il avait été très maltraité peu de mois après, pour le punir de m’avoir montré des égards ; et le chagrin qu’il ressentit de la disgrâce de l’Empereur a, dit-on, été une des causes de la maladie qui l’a fait périr dans la force de l’âge. Malheureux pays que celui où les circonstances sont telles, qu’un homme de son esprit et de son talent succombe au chagrin d’une défaveur !
Je vis dans les papiers, que des vaisseaux américains étaient arrivés dans les ports de la Manche, et je me décidai à faire usage de mon passeport pour l’Amérique, espérant qu’il me serait possible de relâcher en Angleterre. Il me fallait quelques jours, dans tous les cas, pour me préparer à ce voyage, et je fus obligée de m’adresser au ministre de la police pour demander ce peu de jours. On a déjà vu que l’habitude du gouvernement français est d’ordonner aux femmes, comme à des soldats, de partir dans les vingt-quatre heures. Voici la réponse du ministre ; il est curieux de voir ce style-là[9].

POLICE GÉNÉRALE
CABINET DU MINISTRE

Paris, 3 octobre 1810.
J’ai reçu, madame, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. M. votre fils a dû vous apprendre que je ne voyais pas d’inconvénient à ce que vous retardassiez votre départ de sept à huit jours ; je désire qu’ils suffisent aux arrangements qui vous restent à prendre, parce que je ne puis vous en accorder davantage.
Il ne faut point rechercher la cause de l’ordre que je vous ai signifié dans le silence que vous avez gardé à l’égard de l’Empereur dans votre dernier ouvrage ; ce serait une erreur : il ne pouvait pas y trouver de place qui fût digne de lui ; mais votre exil est une conséquence naturelle de la marche que vous suivez constamment depuis plusieurs années. Il m’a paru que l’air de ce pays-ci ne vous convenait point, et nous n’en sommes pas encore réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez.
Votre dernier ouvrage n’est point français ; c’est moi qui en ai arrêté l’impression. Je regrette la perte qu’il va faire éprouver au libraire ; mais il ne m’est pas possible de le laisser paraître.
Vous savez, madame, qu’il ne vous avait été permis de sortir de Coppet que parce que vous aviez exprimé le désir de passer en Amérique. Si mon prédécesseur vous a laissé habiter le département de Loir-et-Cher, vous n’avez pas dû regarder cette tolérance comme une révocation des dispositions qui avaient été arrêtées à votre égard. Aujourd’hui, vous m’obligez à les faire exécuter strictement ; il ne faut vous en prendre qu’à vous-même.
Je mande à M. Corbigny de tenir la main à l’exécution de l’ordre que je lui ai donné, lorsque le délai que je vous accorde sera expiré.
Je suis aux regrets, madame, que vous m’ayez contraint de commencer ma correspondance avec vous par une mesure de rigueur ; il m’aurait été plus agréable de n’avoir qu’à vous offrir le témoignage de la haute considération avec laquelle j’ai l’honneur d’être,
Madame,
Votre très humble et très
obéissant serviteur,
Signé le duc de Rovigo.
P.-S. – J’ai des raisons, madame, pour vous indiquer les ports de Lorient, La Rochelle, Bordeaux et Rochefort, comme étant les seuls ports dans lesquels vous pouvez vous embarquer. Je vous invite à me faire connaître celui que vous aurez choisi[10].

Le ton mielleux avec lequel on me dit que l’air de ce pays ne me convient pas, la dénégation de la véritable cause qui avait fait supprimer mon livre, sont dignes de remarque. En effet, le ministre de la police avait montré plus de franchise en s’exprimant verbalement sur mon affaire : il avait demandé pourquoi je ne nommais ni l’Empereur, ni les armées, dans mon ouvrage sur l’Allemagne. « Mais, lui répondit-on, l’ouvrage étant purement littéraire, je ne vois pas comment un tel sujet aurait pu y être amené. — Pense-t-on, dit alors le ministre, que nous ayons fait dix-huit années la guerre en Allemagne pour qu’une personne d’un nom aussi connu imprime un livre sans parler de nous ? Ce livre sera détruit et nous aurions dû mettre l’auteur à Vincennes. »
En recevant la lettre du ministre de la police, je ne fis attention qu’à une seule phrase, celle qui m’interdisait les ports de la Manche. J’avais déjà appris que, soupçonnant mon intention d’aller en Angleterre, on cherchait à m’en empêcher. Ce nouveau chagrin était vraiment au-dessus de mes forces : en quittant ma patrie naturelle, il me fallait celle de mon choix ; en m’éloignant des amis de ma vie entière, il me fallait au moins trouver ces amis de tout ce qui est bon et noble, avec lesquels, sans les connaître personnellement, l’âme est toujours en sympathie. Je vis s’écrouler à la fois tout ce que soutenait mon imagination : je voulus un moment encore m’embarquer sur un vaisseau chargé pour l’Amérique, dans l’espoir qu’il serait pris en route ; mais j’étais trop ébranlée pour me décider à une résolution si forte ; et comme on me donnait pour toute alternative l’Amérique ou Coppet, je m’arrêtai à ce dernier parti, car un sentiment profond m’attirait toujours vers Coppet, malgré les peines qu’on m’y faisait éprouver.
Mes deux fils essayèrent de voir l’Empereur à Fontainebleau, où il était alors ; on leur fit dire qu’ils seraient arrêtés s’ils y restaient ; à plus forte raison m’était-il interdit à moi d’y aller. Il fallait retourner en Suisse de Blois où j’étais, sans m’approcher de Paris à moins de quarante lieues. Le ministre de la police avait dit, en termes de corsaire, qu’à trente-huit lieues j’étais de bonne prise. Ainsi, quand l’Empereur exerce le droit arbitraire de l’exil, ni la personne exilée, ni ses amis, ni même ses enfants, ne peuvent arriver à lui pour plaider la cause de l’infortuné qu’on arrache à ses affections et à ses habitudes ; et des exils qui maintenant sont irrévocables, surtout quand il s’agit des femmes, ces exils, que l’Empereur lui-même a appelés avec raison des proscriptions, sont prononcés sans qu’il soit possible de faire entendre aucune justification, en supposant que le tort d’avoir déplu à l’Empereur en admette une.
Quoique les quarante lieues me fussent ordonnées, il me fallut passer par Orléans, ville assez triste, mais où habitent de très pieuses personnes qui se sont retirées dans cet asile. En me promenant à pied dans la ville, je m’arrêtai devant le monument élevé au souvenir de Jeanne d’Arc : certes, pensais-je alors, quand elle délivra la France du pouvoir des Anglais, cette France était encore bien plus libre, bien plus France qu’à présent. C’est une sensation singulière que d’errer ainsi dans une ville où l’on ne connaît qui que ce soit, et où l’on n’est pas connu. Je trouvais une sorte de jouissance amère à me pénétrer de mon isolement, à regarder encore cette France que j’allais quitter peut-être pour toujours, sans parler à personne, sans être distraite de l’impression que le pays même faisait sur moi. Quelquefois ceux qui passaient s’arrêtaient pour me regarder, parce que j’avais, je pense, malgré moi, une expression de douleur, mais ils continuaient bientôt après leur route, car depuis longtemps on est bien accoutumé à voir souffrir.
À cinquante lieues de la frontière de Suisse, la France est hérissée de citadelles, de maisons d’arrêt, de villes servant de prison, et l’on ne voit partout que des individus contraints par la volonté d’un seul homme, des conscrits du malheur qui sont tous enchaînés loin des lieux où ils voudraient vivre. À Dijon, des prisonniers espagnols qui avaient refusé de prêter le serment venaient sur la place de la ville sentir le soleil à midi, parce qu’ils le prenaient alors un peu pour leur compatriote ; ils s’enveloppaient d’un manteau souvent déchiré, mais qu’ils savaient porter avec noblesse, et ils s’enorgueillissaient de leur misère qui venait de leur fierté ; ils se complaisaient dans leurs souffrances, qui les associaient aux malheurs de leur intrépide patrie. On les voyait quelquefois entrer dans un café, seulement pour lire la gazette, afin de pénétrer le sort de leurs amis à travers les mensonges de leurs ennemis ; leur visage était alors immobile, mais non sans expression, et l’on y apercevait la force réprimée par la volonté. Plus loin, à Auxonne, était la demeure des prisonniers anglais, qui, la veille, avaient sauvé de l’incendie une des maisons de la ville où on les tenait enfermés. À Besançon, il y avait encore des Espagnols. Parmi les exilés français qu’on rencontre dans toute la France, une personne angélique habitait la citadelle de Besançon, pour ne pas quitter son père. Depuis longtemps, et à travers tous les genres de périls, Mlle de Saint-Simon partageait le sort de celui qui lui a donné la vie.
À l’entrée de la Suisse, sur le haut des montagnes qui la séparent de la France, on aperçoit le château de Joux, dans lequel sont détenus des prisonniers d’État, dont souvent le nom même ne parvient pas à leurs parents. C’est dans cette prison que Toussaint-Louverture est mort de froid : il méritait son malheur, puisqu’il avait été cruel ; mais, l’homme qui avait le moins droit de le lui infliger, c’était l’Empereur, puisqu’il s’était engagé à lui garantir sa liberté et sa vie. Je passai au pied de ce château un jour où le temps était horrible ; je pensais à ce nègre transporté tout à coup dans les Alpes, et pour qui ce séjour était l’enfer de glace ; je pensais à de plus nobles êtres qui y avaient été renfermés, à ceux qui y gémissaient encore, et je me disais aussi que, si j’étais là, je n’en sortirais de ma vie. Rien ne peut donner l’idée au petit nombre de peuples libres qui restent encore sur la terre de cette absence de sécurité, état habituel de toutes les créatures humaines sous l’empire de Napoléon. Dans les autres gouvernements despotiques, il y a des usages, des lois, une religion que le maître n’enfreint jamais, quelque absolu qu’il soit ; mais en France, et dans l’Europe France, comme tout est nouveau, le passé ne saurait être une garantie, et l’on peut tout craindre comme tout espérer, suivant qu’on sert ou non les intérêts de l’homme qui ose se donner lui-même, et lui seul, pour but à la race humaine entière.
CHAPITRE II

Retour à Coppet. – Persécutions diverses.
En revenant à Coppet, traînant l’aile comme le pigeon de La Fontaine, je vis l’arc-en-ciel se lever sur la maison de mon père ; j’osai prendre ma part de ce signe d’alliance ; il n’y avait rien dans mon triste voyage qui me défendît d’y aspirer. J’étais alors presque résignée à vivre dans ce château, en ne publiant plus rien sur aucun sujet ; mais il fallait au moins, en faisant le sacrifice des talents que je me flattais de posséder, trouver du bonheur dans mes affections, et voici de quelle manière on arrangea ma vie privée, après m’avoir dépouillée de mon existence littéraire.
Le premier ordre que reçut le préfet de Genève fut de signifier à mes deux fils qu’il leur était interdit d’entrer en France, sans une nouvelle autorisation de la police. C’était pour les punir d’avoir voulu parler à Bonaparte en faveur de leur mère. Ainsi la morale du gouvernement actuel est de dénouer les liens de famille, pour substituer à tout la volonté de l’Empereur. On cite plusieurs généraux qui ont déclaré que si Napoléon leur ordonnait de jeter leurs femmes et leurs enfants dans la rivière, ils n’hésiteraient pas à lui obéir. La traduction de cela, c’est qu’ils préfèrent l’argent que leur donne l’Empereur à la famille qu’ils tiennent de la nature. Il y a beaucoup d’exemples de cette manière de penser, mais il y en a peu de l’impudence qui porte à la dire. J’éprouvai une douleur mortelle en voyant pour la première fois ma situation peser sur mes fils, à peine entrés dans la vie. On se sent très ferme dans sa propre conduite, quand elle est fondée sur une conviction sincère ; mais, dès que les autres souffrent à cause de nous, il est presque impossible de ne pas se faire des reproches. Mes deux fils cependant écartèrent très généreusement de moi ce sentiment, et nous nous soutînmes mutuellement par le souvenir de mon père.
Quelques jours plus tard, le préfet de Genève m’écrivit une seconde lettre pour me demander, au nom du ministre de la police, les épreuves de mon livre qui devaient me rester encore ; le ministre savait très exactement le compte de ce que j’avais remis et conservé, et ses espions l’avaient fort bien servi. Je lui donnai, dans ma réponse, la satisfaction de convenir qu’on l’avait parfaitement instruit ; mais je lui dis en même temps que cet exemplaire n’était plus en Suisse, et que je ne pouvais ni ne voulais le donner. J’ajoutai cependant que je m’engageais à ne pas le faire imprimer sur le continent, et je n’avais pas grand mérite à le promettre ; car quel gouvernement continental eût alors pu laisser publier un livre interdit par l’Empereur ?
Peu de temps après, le préfet de Genève fut destitué, et l’on crut assez généralement que c’était à cause de moi. Il était de mes amis ; néanmoins il ne s’était pas écarté des ordres qu’il avait reçus : bien que ce fût un des hommes les plus honnêtes et les plus éclairés de France, il entrait dans ses principes d’obéir avec scrupule au gouvernement qu’il servait ; mais aucune vue d’ambition, aucun calcul personnel, ne lui donnaient le zèle requis. Ce fut encore un grand chagrin pour moi que d’être ou de passer pour être la cause de la destitution d’un tel homme. Il fut généralement regretté dans son département, et, dès qu’on crut que j’étais pour quelque chose dans sa disgrâce, tout ce qui prétendait aux places s’éloigna de ma maison, comme on fuit une contagion funeste. Il me restait toutefois à Genève plus d’amis qu’aucune autre ville de province en France ne m’en aurait offert ; car l’héritage de la liberté a laissé dans cette ville beaucoup de sentiments généreux ; mais on ne peut se faire une idée de l’anxiété qu’on éprouve, quand on craint de compromettre ceux qui viennent nous voir. Je m’informais avec exactitude de toutes les relations d’une personne avant de l’inviter ; car, si elle avait seulement un cousin qui voulût une place, ou qui la possédât, c’était demander un acte d’héroïsme romain que de lui proposer seulement à dîner.
Enfin, au mois de mars 1811, un nouveau préfet arriva de Paris. C’était un de ces hommes supérieurement adaptés au régime actuel, c’est-à-dire ayant une assez grande connaissance des faits, et une parfaite absence de principes en matière de gouvernement ; appelant abstraction toute règle fixe, et plaçant sa conscience dans le dévouement au pouvoir. La première fois que je le vis, il me dit tout de suite qu’un talent comme le mien était fait pour célébrer l’Empereur, que c’était un sujet digne du genre d’enthousiasme que j’avais montré dans Corinne. Je lui répondis que, persécutée comme je l’étais par l’Empereur, toute louange de ma part, adressée à lui, aurait l’air d’une requête, et que j’étais persuadée que l’Empereur lui-même trouverait mes éloges ridicules dans une semblable circonstance. Il combattit avec force cette opinion ; il revint plusieurs fois chez moi pour me prier, au nom de mon intérêt, disait-il, d’écrire pour l’Empereur, ne fût-ce qu’une feuille de quatre pages : cela suffirait, assurait-il, pour terminer toutes les peines que j’éprouvais. Ce qu’il me disait, il le répétait à toutes les personnes que je connaissais. Enfin, un jour il vint me proposer de chanter la naissance du roi de Rome ; je lui répondis en riant que je n’avais aucune idée sur ce sujet, et que je m’en tiendrais à faire des vœux pour que sa nourrice fût bonne. Cette plaisanterie finit les négociations du préfet avec moi, sur la nécessité que j’écrivisse en faveur du gouvernement actuel.
Peu de temps après, les médecins ordonnèrent à mon fils cadet les bains d’Aix en Savoie, à vingt lieues de Coppet. Je choisis pour y aller les premiers jours de mai, époque où les eaux sont encore désertes. Je prévins le préfet de ce petit voyage, et j’allai m’enfermer dans une espèce de village où il n’y avait pas alors une seule personne de ma connaissance. À peine y avais-je passé dix jours, qu’il m’arriva un courrier du préfet de Genève pour m’ordonner de revenir. Le préfet du Mont-Blanc, où j’étais, eut peur aussi que je ne partisse d’Aix pour aller en Angleterre, disait-il, écrire contre l’Empereur ; et, bien que Londres ne fût pas très voisin d’Aix en Savoie, il fit courir ses gendarmes pour défendre qu’on me donnât des chevaux de poste sur la route. Je suis tentée de rire aujourd’hui de toute cette activité préfectoriale contre une aussi pauvre chose que moi ; mais alors, je mourais de peur à la vue d’un gendarme. Je craignais toujours que d’un exil si rigoureux on ne passât bientôt à la prison, ce qui était pour moi plus terrible que la mort. Je savais qu’une fois arrêtée, une fois cet esclandre bravé, l’Empereur ne se laisserait plus parler de moi, si toutefois quelqu’un en avait le courage ; ce qui n’était guère probable dans cette Cour, où la terreur règne à chaque instant de la journée et pour chaque détail de la vie.
Je revins à Genève, et le préfet me signifia que non seulement il m’interdisait d’aller, sous aucun prétexte, dans les pays réunis à la France, mais qu’il me conseillait de ne point voyager en Suisse et de ne jamais m’éloigner dans aucune direction à plus de deux lieues de Coppet. Je lui objectai qu’étant domiciliée en Suisse, je ne concevais pas bien de quel droit une autorité française pouvait me défendre de voyager dans un pays étranger. Il me trouva sans doute un peu niaise de discuter dans ce temps-ci une question de droit, et me répéta son conseil, singulièrement voisin d’un ordre. Je m’en tins à ma protestation ; mais le lendemain j’appris qu’un des littérateurs les plus distingués de l’Allemagne, M. Schlegel, qui depuis huit ans avait bien voulu se charger de l’éducation de mes fils, venait de recevoir l’ordre non seulement de quitter Genève, mais même Coppet. Je voulus encore représenter qu’en Suisse le préfet de Genève n’avait pas d’ordre à donner ; mais on me dit que, si j’aimais mieux que cet ordre passât par l’ambassadeur de France, j’en étais bien la maîtresse ; que cet ambassadeur s’adresserait au landammann, et le landammann au canton de Vaud, qui renverrait M. Schlegel de chez moi. En faisant faire ce détour au despotisme, j’aurais gagné dix jours, mais rien de plus. Je voulus savoir pourquoi l’on m’ôtait la société de M. Schlegel, mon ami et celui de mes enfants. Le préfet, qui avait l’habitude, comme la plupart des agents de l’Empereur, de joindre des phrases doucereuses à des actes très durs, me dit que c’était par intérêt pour moi que le gouvernement éloignait de ma maison M. Schlegel qui me rendait anti-française. Vraiment touchée de ce soin paternel du gouvernement, je demandai ce qu’avait fait M. Schlegel contre la France ; le préfet m’objecta ses opinions littéraires, et entre autres une brochure de lui, dans laquelle, en comparant la Phèdre d’Euripide à celle de Racine, il avait donné la préférence à la première. C’était bien délicat pour un monarque corse, de prendre ainsi fait et cause pour les moindres nuances de la littérature française. Mais, dans le vrai, on exilait M. Schlegel parce qu’il était mon ami, parce que sa conversation animait ma solitude, et que l’on commençait à mettre en œuvre le système qui devait se manifester, de me faire une prison de mon âme, en m’arrachant toutes les jouissances de l’esprit et de l’amitié.
Je repris la résolution de partir, à laquelle la douleur de quitter mes amis et les cendres de mes parents m’avait si souvent fait renoncer. Mais une grande difficulté restait à résoudre : c’était le choix des moyens de départ. Le gouvernement français mettait de telles entraves au passeport pour l’Amérique, que je n’osais plus recourir à ce moyen. D’ailleurs, j’avais des raisons de craindre qu’au moment où je m’embarquerais on ne prétendit qu’on avait découvert que je voulais aller en Angleterre, et qu’on ne m’appliquât le décret qui condamnait à la prison ceux qui tentaient de s’y rendre sans l’autorisation du gouvernement. Il me paraissait donc infiniment préférable d’aller en Suède, dans cet honorable pays dont le nouveau chef annonçait déjà la glorieuse conduite qu’il a su soutenir depuis. Mais par quelle route se rendre en Suède ? Le préfet m’avait fait savoir de toutes les manières que partout où la France commandait je serais arrêtée ; et comment arriver là où elle ne commandait pas ? Il fallait nécessairement passer par la Russie, puisque toute l’Allemagne était soumise à la domination française. Mais, pour arriver en Russie, il fallait traverser la Bavière et l’Autriche. Je me fiais au Tyrol, bien qu’il fût réuni à un État confédéré, à cause du courage que ses malheureux habitants avaient montré. Quant à l’Autriche, malgré le funeste abaissement dans lequel elle était tombée, j’estimais assez son monarque pour croire qu’il ne me livrerait pas ; mais je savais aussi qu’il ne pourrait me défendre. Après avoir sacrifié l’antique honneur de sa Maison, quelle force lui restait-il en aucun genre ? Je passais donc ma vie à étudier la carte d’Europe pour m’enfuir, comme Napoléon l’étudiait pour s’en rendre maître, et ma campagne, ainsi que la sienne, avait toujours la Russie pour objet. Cette puissance était le dernier asile des opprimés ; ce devait être celle que le dominateur de l’Europe voulait abattre.
CHAPITRE III

Voyage en Suisse avec M. de Montmorency.
Résolue à m’en aller par la Russie, j’avais besoin d’un passeport pour y entrer. Mais une difficulté nouvelle se présentait ; il fallait écrire à Pétersbourg même pour avoir ce passeport : telle était la formalité que les circonstances politiques avaient rendue nécessaire ; et, quoique je fusse certaine de ne pas éprouver de refus d’un caractère aussi généreux que celui de l’empereur Alexandre, je pouvais craindre que dans les bureaux de ses ministres on ne dît que j’avais demandé un passeport, et que, l’ambassadeur de France en étant instruit, l’on ne me fît arrêter, pour m’empêcher d’accomplir mon projet. Il fallait donc aller d’abord à Vienne, pour demander de là mon passeport, et l’y attendre. Les six semaines qu’exigeaient l’envoi de ma lettre et le retour de la réponse devaient se passer sous la protection d’un ministère qui avait donné l’archiduchesse d’Autriche à Bonaparte ; était-il possible de s’y confier ? Néanmoins, en restant, moi, comme otage, sous la main de Napoléon, non seulement je renonçais à tout exercice de mes talents personnels, mais j’empêchais mes fils d’avoir une carrière ; ils ne pouvaient servir ni pour Bonaparte ni contre lui ; aucun établissement n’était possible pour ma fille, puisqu’il fallait ou m’en séparer, ou la confiner à Coppet ; et si cependant j’étais arrêtée dans ma fuite, c’en était fait du sort de mes enfants, qui n’auraient point voulu se détacher de ma destinée.
C’est au milieu de ces anxiétés qu’un ami de vingt années, M. Mathieu de Montmorency, voulut venir me voir, comme il l’avait déjà fait plusieurs fois depuis mon exil. On m’écrivit, il est vrai, de Paris, que l’Empereur avait exprimé sa désapprobation contre toute personne qui irait à Coppet, et notamment contre M. de Montmorency, s’il y venait encore. Mais, je l’avoue, je m’étourdis sur ces propos de l’Empereur, qu’il prodigue quelquefois pour effrayer, et je ne luttai pas fortement contre M. de Montmorency, qui, dans sa générosité, cherchait à me rassurer par ses lettres. J’avais tort sans doute ; mais qui pouvait se persuader qu’on ferait un crime à l’ancien ami d’une femme exilée de venir passer quelques jours auprès d’elle ? La vie de M. de Montmorency, entièrement consacrée à des œuvres de piété ou à des affections de famille, l’éloignait tellement de toute politique, qu’à moins de vouloir exiler les saints, il me semblait impossible de s’attaquer à un tel homme. Je me demandais aussi à quoi bon ; question que je me suis toujours faite quand il s’agissait de la conduite de Napoléon. Je sais qu’il fera, sans hésiter, tout le mal qui pourra lui être utile à la moindre chose ; mais je ne devine pas toujours jusqu’où s’étend dans tous les sens, vers les infiniment petits comme vers les infiniment grands, son immense égoïsme.
Quoique le préfet m’eût fait dire qu’il me conseillait de ne pas voyager en Suisse, je ne tins pas compte d’un conseil qui ne pouvait être un ordre formel. J’allai au-devant de M. de Montmorency à Orbe, et de là je lui proposai, comme but de promenade en Suisse, de revenir par Fribourg, pour voir l’établissement des femmes trappistes, qui est peu éloigné de celui des hommes, dans la Val-Sainte.
Nous arrivâmes au couvent par une grande pluie, après avoir été obligés de faire un quart de lieue à pied. Comme nous nous flattions d’entrer, le procureur de la Trappe, qui a la direction du couvent des femmes, nous dit que personne ne pouvait y être reçu. J’essayai pourtant de sonner à la porte du cloître ; une religieuse arriva derrière l’ouverture grillée à travers laquelle la tourière peut parler aux étrangers. « Que voulez-vous ? me dit-elle avec une voix sans modulation, comme serait celle des ombres. — Je désirerais, lui dis-je, voir l’intérieur de votre couvent. — Cela ne se peut pas, me répondit-elle. — Mais je suis bien mouillée, lui dis-je, et j’ai besoin de me sécher. » Elle fit partir je ne sais quel ressort qui ouvrit la porte d’une chambre extérieure, dans laquelle il m’était permis de me reposer ; mais aucun être vivant ne parut. À peine me fus-je assise quelques instants, que je m’impatientai de ne pouvoir pénétrer dans l’intérieur de la maison, et je sonnai de nouveau. La même tourière revint : je lui demandai encore si aucune femme n’avait été reçue dans le couvent ; elle me répondit qu’on pouvait y entrer quand on avait l’intention de se faire religieuse. « Mais, lui dis-je, comment puis-je savoir si je veux rester dans votre maison, puisqu’il ne m’est pas permis de la connaître ? — Oh ! me répondit-elle alors, c’est inutile : je suis bien sûre que vous n’avez pas de vocation pour notre état » ; et, en achevant ces mots, elle referma sa lucarne. Je ne sais pas à quels signes cette religieuse s’était aperçue de mes dispositions mondaines ; il se peut qu’une manière vive de parler, si différente de la leur, suffise pour leur faire reconnaître les voyageurs qui ne sont que des curieux. L’heure des vêpres étant arrivée, je pus aller dans l’église entendre chanter les religieuses ; elles étaient derrière une grille noire et serrée, à travers laquelle on ne pouvait rien apercevoir. Seulement on entendait le bruit des sabots qu’elles portaient, et celui des banquettes de bois qu’elles levaient pour s’asseoir. Leurs chants n’avaient rien de sensible, et je crus remarquer, soit dans leur manière de prier, soit dans l’entretien que j’eus après avec le père trappiste qui les dirigeait, que ce n’était pas l’enthousiasme religieux tel que nous le concevons, mais des habitudes sévères et graves qui pouvaient faire supporter un tel genre de vie. L’attendrissement de la piété même épuiserait les forces ; une sorte d’âpreté d’âme est nécessaire à une existence aussi rude.
Le nouveau père abbé des trappistes établis dans les vallées du canton de Fribourg a encore ajouté aux austérités de l’Ordre. On ne peut se faire une idée des souffrances que l’on impose aux religieux : on va jusqu’à leur défendre, quand ils sont debout depuis plusieurs heures de suite, de s’appuyer contre la muraille, d’essuyer la sueur de leur front ; enfin, on remplit chaque instant de leurs jours par la douleur, comme les gens du monde le font par la jouissance. Rarement ils deviennent vieux, et les religieux à qui ce lot échoit en partage, le considèrent comme une punition du ciel. Un pareil établissement serait une barbarie, si l’on forçait d’y entrer, ou si l’on dissimulait en rien tout ce qu’on y souffre. Mais on distribue à qui veut le lire un écrit imprimé dans lequel on exagère plutôt qu’on n’adoucit les rigueurs de l’Ordre ; et cependant il se trouve des novices qui veulent s’y vouer, et ceux qui sont reçus ne s’échappent point, bien qu’ils le puissent sans la moindre difficulté. Tout repose, à ce qu’il m’a paru, sur la puissante idée de la mort : les institutions et les amusements de la société sont destinés dans le monde à tourner notre pensée uniquement vers la vie ; mais, quand la contemplation de la mort s’empare à un certain degré du cœur de l’homme, et qu’il s’y joint une ferme croyance à l’immortalité de l’âme, il n’y a pas de bornes au dégoût qu’il peut prendre pour tout ce qui compose les intérêts de la terre ; et, les souffrances paraissant le chemin de la vie future, on est avide d’en avoir, comme un voyageur qui se fatigue volontiers pour parcourir plus vite la route qui conduit au but de ses désirs. Mais ce qui m’étonnait et m’attristait en même temps, c’était de voir des enfants élevés avec cette rigueur ; leurs pauvres cheveux rasés, leurs jeunes visages déjà sillonnés, cet habit mortuaire dont ils étaient revêtus avant de connaître la vie, avant de l’avoir abdiquée volontairement, tout me révoltait contre les parents qui les avaient placés là. Dès qu’un pareil état n’est pas adopté par le choix libre et constant de celui qui le professe, il inspire autant d’horreur qu’il faisait naître de respect. Le religieux avec qui je m’entretenais ne parlait que de la mort ; toutes ses idées venaient d’elle, ou s’y rapportaient : la mort est le monarque souverain de ce séjour. Comme nous nous entretenions des tentations du monde, je dis au père trappiste combien je l’admirais d’avoir ainsi tout sacrifié pour s’y dérober. « Nous sommes des poltrons, me dit-il, qui nous sommes retirés dans une forteresse, parce que nous ne nous sentions pas le courage de nous battre en plaine. » Cette réponse était aussi spirituelle que modeste[11].
Peu de jours après que nous eûmes visité ces lieux, le gouvernement français ordonna que l’on saisît le père abbé M. de l’Estrange ; que les biens de l’Ordre fussent confisqués, et que les pères fussent renvoyés de Suisse. Je ne sais ce qu’on reprochait à M. de l’Estrange, mais il n’est guère vraisemblable qu’un tel homme se mêlât des affaires de ce monde ; encore moins les religieux, qui ne sortaient jamais de leur solitude. Le gouvernement suisse fit chercher partout M. de l’Estrange, et j’espère, pour l’honneur de ce gouvernement, qu’il eut soin de ne pas le trouver. Néanmoins les malheureux magistrats des pays qu’on appelle les alliés de la France sont très souvent chargés d’arrêter ceux qu’on leur désigne, ignorant s’ils livrent des victimes innocentes ou coupables au grand Léviathan qui juge à propos de les engloutir. On saisit les biens des trappistes, c’est-à-dire leur tombe, car ils ne possédaient guère autre chose, et l’Ordre fut dispersé. On prétend qu’un trappiste, à Gênes, était monté en chaire pour rétracter le serment de fidélité qu’il avait prêté à l’Empereur, déclarant que depuis la captivité du Pape, il croyait tout ecclésiastique délié de ce serment. Au sortir de cet acte de repentir, il avait été, dit-on aussi, jugé par une commission militaire, et fusillé. On pouvait, ce me semble, le croire assez puni pour que l’Ordre entier ne fût pas responsable de sa conduite.
Nous rejoignîmes Vevey par les montagnes, et je proposai à M. de Montmorency de faire une course jusqu’à l’entrée du Valais, que je n’avais jamais vu. Nous nous arrêtâmes à Bex, dernier village suisse, car le Valais était déjà réuni à la France. Une brigade portugaise était partie de Genève pour aller occuper le Valais : singulière destinée de l’Europe, que des Portugais en garnison à Genève, allant prendre possession d’une partie de la Suisse au nom de la France ! J’étais curieuse de voir dans le Valais les Crétins, dont on m’avait si souvent parlé. Cette triste dégradation de l’homme est un grand sujet de réflexion ; mais il en coûte excessivement de voir la figure humaine ainsi devenue un objet de répugnance et d’horreur. J’observai cependant, dans quelques-uns de ces imbéciles, une sorte de vivacité qui tient à l’étonnement que leur font éprouver les objets extérieurs. Comme ils ne reconnaissent jamais ce qu’ils ont déjà vu, ils sont surpris chaque fois, et le spectacle du monde, dans tous ses détails, est tous les jours nouveau pour eux ; c’est peut-être la compensation de leur triste état, car sûrement il y en a une. Il y a quelques années qu’un crétin, ayant commis un assassinat, fut condamné à mort : comme on le conduisait au supplice, il crut, se voyant entouré de beaucoup de peuple, qu’on l’accompagnait ainsi pour lui faire honneur, et il se tenait droit, nettoyait son habit en riant pour se rendre plus digne de la fête. Était-il permis de punir un tel être du forfait que son bras avait commis ?
On voit, à trois lieues de Bex, une cascade fameuse, où l’eau tombe d’une montagne très élevée. Je proposai à mes amis de l’aller voir, et nous fûmes de retour avant l’heure du dîner. Il est vrai que cette cascade était sur le territoire du Valais, par conséquent alors sur le territoire de la France, et j’oubliai que l’on ne me permettait de cette France que l’espace de terrain qui sépare Coppet de Genève. Revenue chez moi, le préfet non seulement me blâma d’avoir osé voyager en Suisse, mais il me donna comme une grande preuve de son indulgence le silence qu’il garderait sur le délit que j’avais commis en mettant pied sur le territoire de l’empire français. J’aurais pu dire, comme dans la fable de La Fontaine :

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;

mais j’avouai tout simplement le tort que j’avais eu d’aller voir cette cascade suisse, sans songer qu’elle était en France.
CHAPITRE IV

Exil de M. de Montmorency et de Mme Récamier.
Nouvelles persécutions.
Ces chicanes continuelles sur les moindres accidents de ma vie me la rendaient odieuse, et je ne pouvais me distraire par l’occupation ; car le souvenir du sort qu’on avait fait éprouver à mon livre, et la certitude de ne pouvoir plus rien publier à l’avenir, décourageaient mon esprit, qui a besoin d’émulation pour être capable de travail. Néanmoins, je ne pouvais encore me résoudre à quitter pour jamais et les rives de la France, et la demeure de mon père, et les amis qui m’étaient restés fidèles. Toujours je croyais partir, et toujours je me donnais à moi-même des prétextes pour rester, lorsque le dernier coup fut porté à mon âme : Dieu sait si j’en ai souffert !
M. de Montmorency vint passer quelques jours avec moi à Coppet, et la méchanceté de détail du maître d’un si grand empire est si bien calculée, qu’au retour du courrier qui annonçait son arrivée chez moi il reçut sa lettre d’exil. L’Empereur n’eût pas été content, si cet ordre ne lui avait pas été signifié chez moi, et s’il n’y avait pas eu dans la lettre même du ministre un mot qui indiquât que j’étais la cause de cet exil. M. de Montmorency chercha, de toutes les manières, à m’adoucir cette nouvelle ; mais, je le dis à Bonaparte, pour qu’il s’applaudisse d’avoir atteint son but : je poussai des cris de douleur en apprenant l’infortune que j’avais attirée sur la tête de mon généreux ami ; et jamais mon cœur, si éprouvé depuis tant d’années, ne fut plus près du désespoir. Je ne savais comment étourdir les pensées déchirantes qui se succédaient en moi, et je recourus à l’opium pour suspendre quelques heures l’angoisse que je ressentais. M. de Montmorency, calme et religieux, m’invitait à suivre son exemple ; mais la conscience du dévouement qu’il avait daigné me montrer le soutenait ; et moi, je m’accusais des cruelles suites de ce dévouement, qui le séparaient de sa famille et de ses amis. Je priais Dieu sans cesse ; mais ma douleur ne me laissait point de relâche, et ma vie me faisait mal à chaque instant.
Dans cet état, il m’arrive une lettre de Mme Récamier, de cette belle personne qui a reçu les hommages de l’Europe entière, et qui n’a jamais délaissé un ami malheureux. Elle m’annonçait qu’en se rendant aux eaux d’Aix en Savoie elle avait l’intention de s’arrêter chez moi, et qu’elle y serait dans deux jours. Je frémis que le sort de M. de Montmorency ne l’atteignît. Quelque invraisemblable que cela fût, il m’était ordonné de tout craindre d’une haine si barbare et si minutieuse tout ensemble, et j’envoyai un courrier au-devant de Mme Récamier, pour la supplier de ne pas venir à Coppet. Il fallait la savoir à quelques lieues, elle qui m’avait constamment consolée par les soins les plus aimables ; il fallait la savoir là, si près de ma demeure, et qu’il ne me fût pas permis de la voir encore, peut-être pour la dernière fois ! Je la conjurai de ne pas s’arrêter à Coppet ; elle ne voulut pas céder à ma prière : elle ne put passer sous mes fenêtres sans rester quelques heures avec moi, et c’est avec des convulsions de larmes que je la vis entrer dans ce château où son arrivée était toujours une fête. Elle partit le lendemain, et se rendit à l’instant chez une de ses parentes, à cinquante lieues de la Suisse. Ce fut en vain ; le cruel exil la frappa : elle avait eu l’intention de me voir, c’était assez ; une généreuse pitié l’avait inspirée, il fallait qu’elle en fût punie. Les revers de fortune qu’elle avait éprouvés lui rendaient très pénible la destruction de son établissement naturel. Séparée de tous ses amis, elle a passé des mois entiers dans une petite ville de province, livrée à tout ce que la solitude peut avoir de plus monotone et de plus triste. Voilà le sort que j’ai valu à la personne la plus brillante de son temps ; et le chef des Français, si fameux par leur galanterie, s’est montré sans égard pour la plus jolie femme de Paris. Le même jour il a frappé la naissance et la vertu dans M. de Montmorency, la beauté dans Mme Récamier, et, si j’ose le dire, en moi quelque réputation de talent. Peut-être s’est-il aussi flatté d’attaquer le souvenir de mon père dans sa fille, afin qu’il fût bien dit que sur cette terre, ni les morts ni les vivants, ni la piété ni les charmes, ni l’esprit ni la célébrité, n’étaient de rien sous son règne. On s’était rendu coupable quand on avait manqué aux nuances délicates de la flatterie, en n’abandonnant pas quiconque était frappé de sa disgrâce. Il ne reconnaît que deux classes d’hommes, ceux qui le servent, et ceux qui s’avisent, non de lui nuire, mais d’exister par eux-mêmes. Il ne veut pas que, dans l’univers, depuis les détails de ménage jusqu’à la direction des empires, une seule volonté s’exerce sans relever de la sienne.
« Mme de Staël, disait le préfet de Genève, s’est fait une existence agréable chez elle ; ses amis et les étrangers viennent la voir à Coppet ; l’Empereur ne veut pas souffrir cela. » Et pourquoi me tourmentait-il ainsi ? pour que j’imprimasse un éloge de lui ; et que lui faisait cet éloge à travers les milliers de phrases que la crainte et l’espérance se sont empressées à lui offrir ? Bonaparte a dit une fois : « Si l’on me donnait à choisir entre faire moi-même une belle action ou induire mon adversaire à commettre une bassesse, je n’hésiterais pas à préférer l’avilissement de mon ennemi. » Voilà toute l’explication du soin particulier qu’il a mis à déchirer ma vie. Il me savait attachée à mes amis, à la France, à mes ouvrages, à mes goûts, à la société ; il a voulu, en m’ôtant tout ce qui composait mon bonheur, me troubler assez pour que j’écrivisse une platitude, dans l’espoir qu’elle me vaudrait mon rappel. En m’y refusant, je dois le dire, je n’ai pas eu le mérite de faire un sacrifice : l’Empereur voulait de moi une bassesse, mais une bassesse inutile ; car dans un temps où le succès est divinisé, le ridicule n’eût pas été complet, si j’avais réussi à venir à Paris, par quelque moyen que ce pût être. Il fallait, pour plaire à notre maître, vraiment habile dans l’art de dégrader ce qu’il reste encore d’âmes fi ères, il fallait que je me déshonorasse pour obtenir mon retour en France, qu’il se moquât de mon zèle à le louer, lui qui n’avait cessé de me persécuter, et que ce zèle ne me servît à rien. Je lui ai refusé ce plaisir vraiment raffiné ; c’est le seul mérite que j’ai eu dans la longue lutte qu’il a établie entre sa toute-puissance et ma faiblesse.
La famille de M. de Montmorency, désespérée de son exil, souhaita, comme elle le devait, qu’il s’éloignât de la triste cause de cet exil, et je vis partir cet ami sans savoir si jamais sa présence honorerait encore ma demeure sur cette terre. C’est le 31 août 1811 que je brisai le premier et le dernier de mes liens avec ma patrie ; je le brisai, du moins, par les rapports humains qui ne peuvent plus exister entre nous ; mais je ne lève jamais les yeux au ciel sans penser à mon respectable ami, et j’ose croire aussi que dans ses prières il me répond. La destinée ne m’accorde plus une autre correspondance avec lui.
Quand l’exil de mes deux amis fut connu, une foule de chagrins de tout genre m’assaillirent ; mais un grand malheur rend comme insensible à toutes les peines nouvelles. Le bruit se répandit que le ministre de la police avait déclaré qu’il ferait mettre un corps de garde au bas de l’avenue de Coppet, pour arrêter quiconque viendrait me voir. Le préfet de Genève, qui était chargé, par ordre de l’Empereur, disait-il, de m’annuler (c’est son expression), ne manquait pas une occasion d’insinuer, ou même d’annoncer que toute personne qui avait quelque chose à craindre ou à désirer du gouvernement ne devait pas venir chez moi.
M. de Saint-Priest, ci-devant ministre du roi, et collègue de mon père, daignait m’honorer de son affection ; ses filles, qui redoutaient avec raison qu’on ne le renvoyât de Genève, se joignirent à moi pour le prier de ne pas me voir. Néanmoins, au milieu de l’hiver, à l’âge de soixante-dix-huit ans, il fut exilé, non seulement de Genève, mais de la Suisse ; car il est tout à fait reçu, comme on l’a vu par mon exemple, que l’Empereur exile de Suisse aussi bien que de France ; et, quand on objecte aux agents français qu’il s’agit pourtant d’un pays étranger, dont l’indépendance est reconnue, ils lèvent les épaules, comme si on les ennuyait par des subtilités métaphysiques. En effet, c’est une vraie subtilité que de vouloir distinguer en Europe autre chose que des préfets-rois, et des préfets recevant directement des ordres de l’Empereur de France. Si les soi-disant pays alliés diffèrent des provinces françaises, c’est parce qu’on les ménage un peu moins qu’elles. Il reste en France un certain souvenir d’avoir été appelée la grande nation, qui oblige quelquefois l’Empereur à des ménagements ; il en était ainsi du moins, mais cela devient chaque jour moins nécessaire. Le motif qu’on donna pour l’exil de Saint-Priest, c’est qu’il n’avait pas obtenu de ses fils de donner leur démission du service de Russie. Ses fils avaient trouvé pendant l’émigration un accueil généreux en Russie ; ils y avaient été élevés, leur intrépide bravoure y était justement récompensée ; ils étaient couverts de blessures ; ils étaient désignés entre les premiers pour leurs talents militaires ! l’aîné a déjà plus de trente ans. Comment un père aurait-il pu exiger que l’existence de ses fils ainsi fondée fût sacrifiée à l’honneur de venir se faire mettre en surveillance sur le territoire français ? Car c’est là le sort digne d’envie qui leur était réservé. Je fus tristement heureuse de n’avoir pas vu M. de Saint-Priest depuis quatre mois, quand il fut exilé ; sans cela personne n’aurait douté que ce ne fût moi qui avais fait porter sur lui la contagion de ma disgrâce.
Non seulement les Français, mais les étrangers, étaient avertis qu’ils ne devaient pas venir chez moi. Le préfet se tenait en sentinelle pour empêcher même des anciens amis de me revoir. Un jour entre autres, il me priva, par ses soins officiels, de la société d’un Allemand dont la conversation m’était extrêmement agréable, et je lui dis, cette fois, qu’il aurait bien dû s’épargner cette recherche de persécutions. « Comment ! me répondit-il, c’est pour vous rendre service que je me suis conduit ainsi : j’ai fait sentir à votre ami qu’il vous compromettrait en venant chez vous. » Je ne pus m’empêcher de rire à cet ingénieux argument. « Oui, continua-t-il avec un sérieux imperturbable, l’Empereur, voyant qu’on vous préfère à lui, vous en saurait mauvais gré. — Ainsi, lui dis-je, l’Empereur exige que mes amis particuliers, et peut-être bientôt mes enfants, m’abandonnent pour lui complaire ; cela me paraît un peu fort. D’ailleurs, ajoutai-je, je ne vois pas bien comment on compromettrait une personne dans ma situation, et ce que vous me dites me rappelle un révolutionnaire à qui, dans le temps de la Terreur, on s’adressait pour qu’il tachât de sauver un de ses amis de l’échafaud. “Je craindrais de lui nuire, répondit-il, en parlant pour lui.” » Le préfet sourit de ma citation, mais continua les raisonnements qui, appuyés de quatre cent mille baïonnettes, paraissent toujours pleins de justesse. Un homme, à Genève, me disait : « Ne trouvez-vous pas que le préfet déclare ses opinions avec beaucoup de franchise ? — Oui, répondis-je, il dit avec sincérité qu’il est dévoué à l’homme puissant ; il dit avec courage qu’il est du parti le plus fort je ne sens pas bien le mérite d’un tel aveu. »
Plusieurs personnes indépendantes continuaient à me témoigner à Genève une bienveillance dont je garderai à jamais un profond souvenir. Mais jusqu’à des employés des douanes se croyaient en état de diplomatie vis-à-vis de moi ; et, de préfets en sous-préfets, et en cousins des uns et des autres, une terreur profonde se serait emparée d’eux tous, si je ne leur avais pas épargné, autant qu’il en était en moi, l’anxiété de faire ou de ne pas faire une visite. À chaque courrier, le bruit se répandait que d’autres de mes amis avaient été exilés de Paris pour avoir conservé des relations avec moi ; il était de mon devoir strict de ne plus voir un seul Français marquant, et très souvent je craignais même de nuire aux personnes du pays où je vivais, dont la courageuse amitié ne se démentait point envers moi. J’éprouvais deux mouvements contraires, et, je le crois, tous les deux également naturels : j’étais triste quand on m’abandonnait, et cruellement inquiète pour ceux qui me montraient de l’attachement. Il est difficile qu’une situation plus douloureuse à tous les instants puisse se représenter dans la vie. Pendant près de deux ans qu’elle a duré, je n’ai pas vu revenir une fois le jour sans me désoler d’avoir à supporter l’existence que ce jour recommençait.
Mais pourquoi ne partiez-vous pas ? dira-t-on, et ne cessait-on de me dire de tous les côtés. Un homme que je ne dois pas nommer[12], mais qui sait, je l’espère, à quel point je considère l’élévation de son caractère et de sa conduite, me dit : « Si vous restez, il vous traitera comme Marie Stuart : dix-neuf ans de malheur, et la catastrophe à la fin. » Un autre, spirituel, mais peu mesuré dans ses paroles, m’écrivit qu’il y avait du déshonneur à rester après tant de mauvais traitements. Je n’avais pas besoin de ces conseils pour désirer avec passion de partir ; du moment que je ne pouvais plus revoir mes amis, que je n’étais plus qu’une entrave à l’existence de mes enfants, ne devais-je pas me décider ? Mais le préfet répétait, de toutes les manières, que je serais arrêtée si je partais ; qu’à Vienne comme à Berlin on me ferait réclamer, et que je ne pourrais même faire aucun préparatif de voyage sans qu’il en fût informé ; car il savait, disait-il, tout ce qui se passait chez moi. À cet égard il se vantait ; et l’événement l’a prouvé, c’était un fat en fait d’espionnage. Mais qui n’aurait pas été effrayé du ton d’assurance avec lequel il disait à tous mes amis que je ne pourrais faire un pas sans être saisie par les gendarmes ?
CHAPITRE V

Départ de Coppet.
Je passai huit mois dans un état que l’on ne saurait peindre, essayant mon courage chaque jour, et chaque jour faiblissant à l’idée de la prison. Tout le monde, assurément, la redoute ; mais mon imagination a tellement peur de la solitude, mes amis me sont tellement nécessaires pour me soutenir, pour m’animer, pour me présenter une perspective nouvelle, quand je succombe sous la fixité d’une impression douloureuse, que jamais la mort ne s’est offerte à moi sous des traits aussi cruels que la prison, que le secret, où l’on peut rester des années sans qu’aucune voix amie se fasse entendre de vous. On m’a dit qu’un de ces Espagnols, qui ont défendu Saragosse avec la plus étonnante intrépidité, pousse des cris dans le donjon de Vincennes, où on le retient enfermé, tant cette affreuse solitude fait mal aux hommes les plus énergiques. D’ailleurs, je ne pouvais me dissimuler que je n’étais pas une personne courageuse ; j’ai de la hardiesse dans l’imagination, mais de la timidité dans le caractère, et tous les genres de périls se présentent à moi comme des fantômes. L’espèce de talent que j’ai me rend les images tellement vivantes, que si les beautés de la nature y gagnent, les dangers aussi en deviennent plus redoutables. Tantôt je craignais la prison, tantôt les brigands, si j’étais obligée de traverser la Turquie, la Russie m’étant fermée par quelques combinaisons politiques ; tantôt aussi la vaste mer qu’il me fallait traverser, de Constantinople jusqu’à Londres, me remplissait de terreur pour ma fille et pour moi. Néanmoins j’avais toujours le besoin de partir ; un mouvement intérieur de fierté m’y excitait ; mais je pouvais dire comme un Français très connu : « Je tremble des dangers auxquels mon courage va m’exposer. » En effet, ce qui ajoute à la grossière barbarie de persécuter les femmes, c’est que leur nature est tout à la fois irritable et faible ; elles souffrent plus vivement des peines, et sont moins capables de la force qu’il faut pour y échapper.
Un autre genre de terreur aussi agissait sur moi : je craignais qu’à l’instant où mon départ serait connu de l’Empereur, il ne fît mettre dans les gazettes un de ces articles tels qu’il sait les dicter, quand il veut assassiner moralement. Un sénateur me disait un jour que Napoléon était le meilleur journaliste qu’il connût. En effet, si l’on appelle ainsi l’art de diffamer les individus et les nations, il le possède au suprême degré. Les nations s’en tirent ; mais il a acquis, dans les temps révolutionnaires pendant lesquels il a vécu, un certain tact des calomnies à la portée du vulgaire, qui lui fait trouver les mots les plus propres à circuler parmi ceux dont tout l’esprit consiste à répéter les phrases que le gouvernement a fait publier pour leur usage. Si le Moniteur accusait quelqu’un d’avoir volé sur le grand chemin, aucune gazette, ni française, ni allemande, ni italienne, ne pourrait admettre sa justification. On ne peut se représenter ce que c’est qu’un homme à la tête d’un million de soldats et d’un milliard de revenu disposant de toutes les prisons de l’Europe, ayant les rois pour geôliers, et usant de l’imprimerie pour parler, quand les opprimés ont à peine l’intimité de l’amitié pour répondre ; enfin, pouvant rendre le malheur ridicule ; exécrable pouvoir dont l’ironique jouissance est la dernière insulte que les génies infernaux puissent faire supporter à la race humaine.
Quelque indépendance de caractère que l’on eût, je crois qu’on ne pouvait se défendre de frissonner en attirant de tels moyens contre soi ; du moins j’éprouvais, je l’avoue, ce mouvement ; et, malgré la tristesse de ma situation, souvent je me disais qu’un toit pour s’abriter, une table pour se nourrir, un jardin pour se promener, était un lot dont il fallait savoir se contenter ; mais, tel qu’il était, ce lot, on ne pouvait se répondre de le conserver en paix ; un mot pouvait échapper, un mot pouvait être redit, et cet homme, dont la puissance va toujours croissant, jusqu’à quel point d’irritation ne peut-il pas arriver ? Quand il faisait un beau soleil, je reprenais courage ; mais quand le ciel était couvert de brouillards, les voyages m’effrayaient, et je découvrais en moi des goûts casaniers, étrangers à ma nature, mais que la peur y faisait naître ; le bien-être physique me paraissait plus que je ne l’avais cru jusqu’alors, et toute fatigue m’épouvantait. Ma santé, cruellement altérée par tant de peines, affaiblissait aussi l’énergie de mon caractère, et j’ai vraiment abusé, pendant ce temps, de la patience de mes amis, en remettant sans cesse mes projets en délibération, et en les accablant de mes incertitudes.
J’essayai une seconde fois d’obtenir un passeport pour l’Amérique ; on me fit attendre jusqu’au milieu de l’hiver la réponse que je demandais, et l’on finit par me refuser. J’offris de m’engager à ne rien faire imprimer sur aucun sujet, fût-ce un bouquet à Iris, pourvu qu’il me fût permis d’aller vivre à Rome : j’eus l’amour-propre de rappeler Corinne, en demandant la permission d’aller vivre en Italie. Sans doute le ministre de la police trouva que jamais pareil motif n’avait été inscrit sur ses registres, et ce Midi, dont l’air était si nécessaire à ma santé, me fut impitoyablement refusé.
On ne cessait de me déclarer que ma vie entière se passerait dans l’enceinte des deux lieues dont Coppet est éloigné de Genève. Si je restais, il fallait me séparer de mes fils, qui étaient dans l’âge de chercher une carrière ; j’imposais à ma fille la plus triste perspective, en lui faisant partager mon sort. La ville de Genève, qui a conservé de si nobles traces de la liberté, se laissait cependant graduellement gagner par les intérêts qui la liaient aux distributeurs de places en France. Chaque jour le nombre de ceux avec qui je pouvais m’entendre diminuait, et tous mes sentiments devenaient un poids sur mon âme, au lieu d’être une source de vie. C’en était fait de mon talent, de mon bonheur, de mon existence, car il est affreux de ne servir en rien ses enfants, et de nuire à ses amis. Enfin, les nouvelles que je recevais m’annonçaient de toutes parts les formidables préparatifs de l’Empereur ; il était clair qu’il voulait d’abord se rendre maître des ports de la Baltique en détruisant la Russie, et qu’après il comptait se servir des débris de cette puissance pour les traîner contre Constantinople ; son intention était de partir ensuite de là pour conquérir l’Afrique et l’Asie. Il avait dit, peu de temps avant de quitter Paris : « Cette vieille Europe m’ennuie. » Et en effet, elle ne suffit plus à l’activité de son maître. Les dernières issues du continent pouvaient se fermer d’un instant à l’autre, et j’allais me trouver en Europe, comme dans une ville de guerre dont les portes sont gardées par des soldats.
Je me décidai donc à m’en aller pendant qu’il restait encore un moyen de se rendre en Angleterre ; et ce moyen, c’était le tour de l’Europe entière. Je fixai le 15 mai pour mon départ, dont les préparatifs étaient combinés depuis longtemps, dans le secret le plus absolu. La veille de ce jour, mes forces m’abandonnèrent entièrement, et je me persuadai, pour un moment, qu’une telle terreur ne pouvait être ressentie que quand il s’agissait d’une mauvaise action. Tantôt je consultais tous les genres de présages de la manière la plus insensée ; tantôt, ce qui était plus sage, j’interrogeais mes amis et moi-même sur la moralité de ma résolution. Il semble que le parti de la résignation en toutes choses soit le plus religieux, et je ne suis pas étonnée que des hommes pieux soient arrivés à se faire une sorte de scrupule des résolutions qui partent de la volonté spontanée. La nécessité semble porter un caractère divin, tandis que la résolution de l’homme peut tenir à son orgueil. Cependant aucune de nos facultés ne nous a été donnée en vain, et celle de se décider pour soi-même a aussi son usage. D’autre part, tous les gens médiocres ne cessent de s’étonner que le talent ait des besoins différents des leurs. Quand il a du succès, le succès est à la portée de tout le monde ; mais, lorsqu’il cause des peines, lorsqu’il excite à sortir des voies communes, ces mêmes gens ne le considèrent plus que comme une maladie, et presque comme un tort. J’entendais bourdonner autour de moi les lieux communs auxquels tout le monde se laisse prendre : N’a-t-elle pas de l’argent ! ne peut-elle pas bien vivre et bien dormir dans un bon château ? Quelques personnes d’un ordre plus élevé sentaient que je n’avais pas même la sécurité de ma triste situation, et qu’elle pouvait empirer sans jamais s’améliorer. Mais l’atmosphère qui m’entourait conseillait le repos, parce que depuis six mois il n’était pas arrivé de persécutions nouvelles, et que les hommes croient toujours que ce qui est est ce qui sera. C’est du milieu de toutes ces circonstances appesantissantes qu’il fallait prendre une des résolutions les plus fortes qui pût se rencontrer dans la vie privée d’une femme. Mes gens, à l’exception de deux personnes très sûres, ignoraient mon secret ; la plupart de ceux qui venaient chez moi ne s’en doutaient pas, et j’allais, par une seule action, changer en entier ma vie et celle de ma famille. Déchirée par l’incertitude, je parcourus le parc de Coppet ; je m’assis dans tous les lieux où mon père avait coutume de se reposer pour contempler la nature ; je revis ces mêmes beautés des ondes et de la verdure que nous avions si souvent admirées ensemble ; je leur dis adieu en me recommandant à leur douce influence. Le monument qui renferme les cendres de mon père et de ma mère, et dans lequel, si le bon Dieu le permet, les miennes doivent être déposées, était une des principales causes de mes regrets, en m’éloignant des lieux que j’habitais : mais je trouvais presque toujours, en m’en approchant, une sorte de force qui me semblait venir d’en haut. Je passai une heure en prière devant cette porte de fer qui s’est refermée sur les restes du plus noble des humains, et là mon âme fut convaincue de la nécessité de partir. Je me rappelai ces vers fameux de Claudien[13], dans lesquels il exprime l’espèce de doute qui s’élève dans les âmes les plus religieuses, lorsqu’elles voient la terre abandonnée aux méchants et le sort des mortels comme flottant au gré du hasard. Je sentais que je n’avais plus la force d’alimenter l’enthousiasme qui développait en moi tout ce que je puis avoir de bon, et qu’il me fallait entendre parler ceux qui pensaient comme moi, pour me fier à ma propre croyance et conserver le culte que mon père m’avait inspiré. J’invoquai plusieurs fois, dans cette anxiété, la mémoire de mon père, de cet homme, le Fénelon de la politique, dont le génie était en tout l’opposé de celui de Bonaparte ; et il en avait, du génie, car il en faut au moins autant pour se mettre en harmonie avec le ciel que pour évoquer à soi tous les moyens déchaînés par l’absence de lois divines et humaines. J’allai revoir le cabinet de mon père, où son fauteuil, sa table et ses papiers sont encore à la même place ; j’embrassai chaque trace chérie, je pris son manteau, que jusqu’alors j’avais ordonné de laisser sur sa chaise, et je l’emportai avec moi pour m’en envelopper, si le messager de la mort s’approchait de moi. Ces adieux terminés, j’évitai le plus que je pus les autres adieux, qui me faisaient trop de mal, et j’écrivis aux amis que je quittais, en ayant soin que ma lettre ne leur fût remise que plusieurs jours après mon départ.
Le lendemain samedi, 23 mai 1812, à deux heures après midi, je montai dans ma voiture, en disant que je reviendrais pour dîner ; je ne pris avec moi aucun paquet quelconque ; j’avais mon éventail à la main, ma fille le sien, et seulement mon fils et M. de Rocca portaient dans leurs poches ce qu’il nous fallait pour quelques jours de voyage. En descendant l’avenue de Coppet, en quittant ainsi ce château qui était devenu pour moi comme un ancien et bon ami, je fus près de m’évanouir ; mon fils me prit la main et me dit : « Ma mère, songe que tu pars pour l’Angleterre[14]. » Ce mot ranima mes esprits. J’étais cependant à près de deux mille lieues de ce but, où la route naturelle m’aurait si promptement conduite ; mais du moins chaque pas m’en rapprochait. Je renvoyai, à quelques lieues de là, un de mes gens pour annoncer chez moi que je ne reviendrais que le lendemain, et je continuai ma route jour et nuit, jusqu’à une ferme au-delà de Berne, où j’avais donné rendez-vous à M. Schlegel, qui voulait bien m’accompagner ; c’était aussi là que je devais quitter mon fils aîné, qui a été élevé par l’exemple de mon père jusqu’à l’âge de quatorze ans, et dont les traits le rappellent. Une seconde fois tout mon courage m’abandonna ; cette Suisse encore si calme et toujours si belle, ces habitants qui savent être libres par leurs vertus, lors même qu’ils ont perdu l’indépendance politique, tout ce pays me retenait ; il me semblait qu’il me disait de ne pas le quitter. Il était encore temps de revenir ; je n’avais point fait de pas irréparables. Quoique le préfet se fût avisé de m’interdire la Suisse, je voyais bien que c’était la crainte que je n’allasse plus loin. Enfin, je n’avais pas encore passé la barrière qui ne me laissait plus la possibilité de retourner ; l’imagination a de la peine à soutenir cette pensée. D’un autre côté, il y avait aussi de l’irréparable dans la résolution de rester ; car, ce moment passé, je sentais, et l’événement l’a bien prouvé, que je ne pourrais plus m’échapper. D’ailleurs, il y a je ne sais quelle honte à recommencer des adieux si solennels, et l’on ne peut guère ressusciter pour ses amis plus d’une fois. Je ne sais ce que je serais devenue, si cette incertitude, à l’instant même de l’action, avait duré plus longtemps, car ma tête en était troublée. Mes enfants me décidèrent et en particulier ma fille à peine âgée de quatorze ans. Je m’en remis, pour ainsi dire, à elle, comme si la voix de Dieu devait se faire entendre par la bouche d’un enfant[15]. Mon fils s’en alla, et, quand je ne le vis plus, je pus dire comme lord Russel : La douleur de la mort est passée. Je montai dans ma voiture avec ma fille ; et une fois l’incertitude finie, je rassemblai mes forces dans mon âme, et j’en trouvai, pour agir, qui m’avaient manqué en délibérant.
CHAPITRE VI

Passage en Autriche. – 1812.
C’est ainsi qu’après dix ans de persécutions toujours croissantes, d’abord renvoyée de Paris, puis reléguée en Suisse, puis confinée dans mon château, puis enfin condamnée à l’horrible douleur de ne plus revoir mes amis et d’avoir été cause de leur exil, c’est ainsi que je fus obligée de quitter en fugitive deux patries, la Suisse et la France, par l’ordre d’un homme moins Français que moi ; car je suis née sur les bords de cette Seine où sa tyrannie seule le naturalise. L’air de ce beau pays n’est pas pour lui l’air natal ; peut-il comprendre la douleur d’en être exilé, lui qui ne considère cette fertile contrée que comme l’instrument de ses victoires ? Où est sa patrie ? c’est la terre qui lui est soumise. Ses concitoyens ? ce sont les esclaves qui obéissent à ses ordres. Il se plaignait un jour de n’avoir pas eu à commander, comme Tamerlan, à des nations auxquelles le raisonnement fût étranger. J’imagine que maintenant il est content des Européens ; leurs mœurs, comme leurs armées, sont assez rapprochées des Tartares.
Je ne devais rien craindre en Suisse, puisque je pouvais toujours prouver que j’avais le droit d’y être ; mais, pour en sortir, je n’avais qu’un passeport étranger ; il fallait traverser un État confédéré, et si quelque agent français eût demandé au gouvernement de Bavière de ne pas me laisser passer, qui ne sait avec quel regret, mais néanmoins avec quelle obéissance, il eût exécuté les ordres qu’il aurait reçus ? J’entrai dans le Tyrol avec une grande considération pour ce pays, qui s’était battu par attachement pour ses anciens maîtres mais avec un grand mépris pour ceux des ministres autrichiens qui avaient pu conseiller d’abandonner des hommes compromis par leur attachement pour leur souverain. On dit qu’un diplomate subalterne, chef du département de l’espionnage en Autriche, s’avisa un jour, pendant la guerre, de soutenir à la table de l’Empereur qu’on devait abandonner les Tyroliens ; M. de H., gentilhomme tyrolien, conseiller d’État au service d’Autriche, qui, par ses actions et ses écrits, a fait voir le courage d’un guerrier et le talent d’un historien, repoussa ces indignes discours avec le mépris qu’ils méritaient. L’Empereur témoigna toute son approbation à M. de H., et par là il montra du moins que ses sentiments étaient étrangers à la conduite politique qu’on lui faisait tenir. C’est ainsi que la plupart des souverains de l’Europe, au moment où Bonaparte s’est rendu maître de la France, étaient de fort honnêtes gens comme hommes privés, mais n’existaient déjà plus comme rois, puisqu’ils s’en remettaient en entier du gouvernement des affaires publiques aux circonstances et à leurs ministres.
L’aspect du Tyrol rappelle la Suisse ; cependant il n’y a pas dans le paysage autant de vigueur ni d’originalité ; les villages n’annoncent pas autant d’abondance ; c’est enfin un pays qui a été sagement gouverné, mais qui n’a jamais été libre, et c’est comme peuple montagnard qu’il s’est montré capable de résistance. On cite peu d’hommes remarquables dans le Tyrol ; d’abord le gouvernement autrichien n’est guère propre à développer le génie ; et, de plus, le Tyrol, par ses mœurs comme par sa situation géographique, devrait être réuni à la Confédération suisse ; son incorporation à la monarchie autrichienne n’étant pas conforme à sa nature, il n’a pu développer dans cette union que les nobles qualités des habitants des montagnes, le courage et la fidélité.
Le postillon qui nous menait nous fit voir un rocher sur lequel l’empereur Maximilien, grand-père de Charles-Quint, avait failli périr : l’ardeur de la chasse l’avait tellement emporté, qu’il avait suivi le chamois jusqu’à des hauteurs dont il ne pouvait plus redescendre. Cette tradition est encore populaire dans le pays, tant le culte du passé est nécessaire aux nations. Le souvenir de la dernière guerre était vivant dans l’âme des peuples : les paysans nous montraient les sommités des montagnes sur lesquelles ils s’étaient retranchés ; leur imagination se retraçait l’effet qu’avait produit leur belle musique guerrière, lorsqu’elle avait retenti du haut des collines dans les vallées. En nous montrant le palais du prince royal de Bavière, à Inspruck, ils nous disaient que Hofer, ce courageux paysan, chef de l’insurrection, avait demeuré là ; ils nous racontaient l’intrépidité qu’une femme avait montrée, quand les Français étaient entrés dans son château ; enfin, tout annonçait en eux le besoin d’être une nation, plus encore que l’attachement personnel à la Maison d’Autriche.
C’est dans une église d’Inspruck qu’est le fameux tombeau de Maximilien ; j’y allai, me flattant bien de n’être reconnue de personne, dans un lieu éloigné des capitales où résident les agents français. La figure de Maximilien, en bronze, est à genoux sur un sarcophage, au milieu de l’église, et trente statues du même métal, rangées de chaque côté du sanctuaire, représentent les parents et les ancêtres de l’empereur. Tant de grandeurs passées, tant d’ambitions jadis formidables rassemblées en famille autour d’un tombeau, étaient un spectacle qui portait profondément à la réflexion : on rencontrait là Philippe le Bon, Charles le Téméraire, Marie de Bourgogne ; et, au milieu de ces personnages historiques, un héros fabuleux, Dietrich de Berne ; la visière baissée dérobait la figure des chevaliers ; mais quand on soulevait cette visière, un visage d’airain paraissait sous un casque d’airain, et les traits du chevalier étaient de bronze comme son armure. La visière de Dietrich de Berne est la seule qui ne puisse être soulevée ; l’artiste a voulu indiquer par là le voile mystérieux qui couvre l’histoire de ce guerrier.
D’Inspruck, je devais passer par Salzbourg, pour arriver de là aux frontières autrichiennes. Il me semblait que toutes mes inquiétudes seraient finies, quand je serais entrée sur le territoire de cette monarchie que j’avais connue si sûre et si bonne. Mais le moment que je redoutais le plus, c’était le passage de la Bavière à l’Autriche ; car c’était là qu’un courrier pouvait m’avoir précédée, pour défendre de me laisser passer. Je n’avais pas été très vite, malgré cette crainte ; car ma santé, abîmée par tout ce que j’avais souffert, ne me permettait pas de voyager la nuit. J’ai souvent éprouvé, dans cette route, que les plus vives terreurs ne sauraient l’emporter sur un certain abattement physique, qui fait redouter les fatigues plus que la mort. Je me flattais cependant d’arriver sans obstacle, et déjà ma peur se dissipait en approchant du but que je croyais assuré, lorsque, en entrant dans l’auberge de Salzbourg, un homme s’approcha de M. Schlegel, qui m’accompagnait, et lui dit en allemand qu’un courrier français était venu demander une voiture arrivant d’Inspruck, avec une femme et une jeune fille, et qu’il avait annoncé qu’il repasserait pour en savoir des nouvelles. Je ne perdis pas un mot de ce que disait le maître de l’auberge, et je pâlis de terreur. M. Schlegel aussi fut ému pour moi ; il fit de nouvelles questions qui confirmèrent toutes que ce courrier était Français, qu’il venait de Munich, qu’il avait été jusqu’à la frontière d’Autriche pour m’attendre, et que, ne me trouvant pas, il était revenu au-devant de moi. Rien ne me paraissait alors plus clair : c’était tout ce que j’avais redouté avant de partir et pendant le voyage. Je ne pouvais plus m’échapper, puisque ce courrier, qu’on disait déjà à la poste, devait nécessairement m’atteindre. Je pris à l’instant la résolution de laisser ma voiture, M. Schlegel et ma fille à l’auberge, et de m’en aller seule à pied, dans les rues de la ville, pour entrer au hasard dans la première maison dont l’hôte ou l’hôtesse aurait une bonne physionomie. Je voulais en obtenir un asile pour quelques jours. Pendant ce temps, ma fille et M. Schlegel auraient dit qu’ils allaient me rejoindre en Autriche, et je serais partie après, déguisée en paysanne. Toute chanceuse qu’était cette ressource, il ne m’en restait pas d’autre, et je me préparais en tremblant à l’entreprise, lorsque je vis entrer dans ma chambre ce courrier tant redouté, qui n’était autre que M. Rocca. Après m’avoir accompagné le premier jour de mon voyage, il était retourné à Genève pour terminer quelques affaires et maintenant il venait me rejoindre, et se faisait passer pour un Courier français, afin de profiter de la terreur que ce nom inspire, surtout aux alliés de la France, et de se faire donner des chevaux plus vite. Il avait pris la route de Munich, s’était hâté d’aller jusqu’à la frontière d’Autriche, voulant s’assurer que personne ne m’y avait précédée ni annoncée. Il revenait au-devant de moi pour me dire que je n’avais rien à craindre, et pour monter sur le siège de ma voiture en passant cette frontière, qui me semblait le plus redoutable, mais aussi le dernier de mes périls. Ainsi ma cruelle peur se changea en un sentiment très doux de sécurité et de reconnaissance.
Nous parcourûmes cette ville de Salzbourg, qui renferme tant de beaux édifices, mais qui, comme la plupart des principautés ecclésiastiques de l’Allemagne, présente aujourd’hui un aspect très désert. Les ressources tranquilles de ce genre de gouvernement ont fini avec lui. Les couvents aussi étaient conservateurs ; on est frappé des nombreux établissements et des édifices que des maîtres célibataires ont élevés dans leur résidence : tous ces souverains paisibles ont fait du bien à leur nation. Un archevêque de Salzbourg, dans le dernier siècle, a percé une route qui se prolonge de plusieurs centaines de pas sous une montagne, comme la grotte de Pausilippe à Naples : sur le frontispice de la porte d’entrée on voit le buste de l’archevêque, et en bas pour inscription : Te saxa loquuntur (les pierres parlent de toi). Cette inscription a de la grandeur.
J’entrai enfin dans cette Autriche que j’avais vue si heureuse il y avait quatre années ; déjà un changement sensible me frappa, c’est celui qu’avaient produit la dépréciation du papier-monnaie et les variations de tout genre que l’incertitude des opérations de finance a introduites dans sa valeur. Rien ne démoralise le peuple comme ces oscillations continuelles qui font de chaque individu un agioteur, et présentent à toute la classe laborieuse une manière de gagner de l’argent par la ruse et sans le travail. Je ne trouvais plus dans le peuple la même probité qui m’avait frappée quatre ans plus tôt : ce papier-monnaie met l’imagination en mouvement sur l’espoir d’un gain rapide et facile, et les chances hasardeuses bouleversent l’existence graduelle et sûre qui fait la base de l’honnêteté des classes moyennes. Pendant mon séjour en Autriche, un homme fut pendu pour avoir fait de faux billets au moment où l’on avait démonétisé les anciens ; il s’écriait en marchant au supplice, que ce n’était pas lui qui avait volé, mais l’État. Et en effet, il est impossible de faire comprendre à des gens du peuple qu’il est juste de les punir pour avoir spéculé dans leurs propres affaires comme le gouvernement dans les siennes. Mais ce gouvernement était l’allié du gouvernement français, et doublement son allié, puisque son chef était le très patient beau-père d’un terrible gendre. Quelles ressources donc pouvait-il lui rester ? Le mariage de sa fille lui avait valu d’être libéré de deux millions de contributions tout au plus ; le reste avait été exigé avec ce genre de justice dont on est si facilement capable, et qui consiste à traiter ses amis comme ses ennemis : de là venait la pénurie des finances. Un autre malheur aussi est résulté de la dernière guerre, et surtout de la dernière paix ; l’inutilité du mouvement généreux qui avait illustré les armes autrichiennes dans les batailles d’Essling et de Wagram, a refroidi la nation pour son souverain, qu’elle aimait vivement jadis. Il en est de même pour tous les princes qui ont traité avec l’empereur Napoléon ; il s’en est servi comme de receveurs chargés de lever des impôts, pour son compte : il les a forcés de pressurer leurs sujets pour lui payer les taxes qu’il exigeait ; et, quand il lui a convenu de destituer ces souverains, les peuples, détachés d’eux par le mal même qu’ils avaient fait pour obéir à l’Empereur, ne les ont pas défendus contre lui. L’empereur Napoléon a l’art de rendre la situation des pays, soi-disant en paix, tellement malheureuse, que tout changement leur est agréable, et qu’une fois forcés de donner des hommes et de l’argent à la France, ils ne sentent guère l’inconvénient d’y être réunis. Ils ont tort cependant, car tout vaut mieux que de perdre le nom de nation ; et comme les malheurs de l’Europe sont causés par un seul homme, il faut conserver avec soin ce qui peut renaître quand il ne sera plus.
Avant d’arriver à Vienne, comme j’attendais mon second fils qui devait me rejoindre avec mes gens et mon bagage, je m’arrêtai pendant un jour à cette abbaye de Melk, placée sur une hauteur d’où l’empereur Napoléon avait contemplé les divers détours du Danube, et loué le paysage sur lequel il allait fondre avec ses armées. Il s’amuse souvent ainsi à faire des morceaux poétiques sur les beautés de la nature qu’il va ravager, et sur les effets de la guerre dont il va accabler le genre humain. Après tout, il a raison de s’amuser de toutes les manières aux dépens de la race humaine qui le souffre. L’homme n’est arrêté dans la route du mal que par l’obstacle ou par le remords : personne ne lui a présenté l’un, et il s’est très facilement affranchi de l’autre. Moi, qui suivais solitairement ses traces sur la terrasse d’où l’on voyait au loin la contrée, j’en admirais la fécondité, et je m’étonnais que les dons du ciel réparent si vite les désastres causés par les hommes. Ce sont les richesses morales qui ne reviennent plus, ou qui sont, du moins, perdues pour des siècles.
CHAPITRE VII

Séjour à Vienne.
J’arrivai heureusement à Vienne le 6 de juin, deux heures avant le départ d’un courrier que M. le comte de Stackelberg, ambassadeur de Russie, envoyait à Wilna, où était alors l’empereur Alexandre. M. de Stackelberg, qui se conduisit envers moi avec cette noble délicatesse, l’un des traits les plus éminents de son caractère, écrivit, par ce courrier, pour demander mon passeport, et m’assura que, sous trois semaines, je pouvais avoir la réponse. Il s’agissait de passer ces trois semaines quelque part ; mes amis autrichiens, qui m’avaient accueillie de la manière la plus aimable, m’assurèrent que je pouvais rester à Vienne sans crainte. La Cour alors était à Dresde, à la grande réunion de tous les princes allemands rassemblés pour offrir leurs hommages à l’empereur de France. Napoléon s’était arrêté à Dresde sous le prétexte de négocier encore de là, pour éviter la guerre avec la Russie, c’est-à-dire pour obtenir, par sa politique, le même résultat que par ses armes. Il ne voulait pas d’abord admettre le roi de Prusse à son banquet de Dresde ; il savait trop combien le cœur de ce malheureux monarque répugne à ce qu’il se croit obligé de faire. M. de Metternich obtint, dit-on, pour lui cette humiliante faveur. M. de Hardenberg, qui l’accompagnait, fit observer à l’empereur Napoléon que la Prusse avait payé un tiers de plus que les contributions promises. L’Empereur lui répondit, en lui tournant le dos : « Compte d’apothicaire » ; car il a un plaisir secret à se servir d’expressions vulgaires pour mieux humilier ceux qui en sont l’objet. Il mit assez de coquetterie dans sa manière d’être avec l’Empereur et l’Impératrice d’Autriche, parce qu’il lui importait que le gouvernement autrichien prît une part active à sa guerre avec la Russie. « Vous voyez bien, dit-il, à ce qu’on assure, à M. de Metternich, que je ne puis jamais avoir le moindre intérêt à diminuer la puissance de l’Autriche, telle qu’elle existe maintenant ; car d’abord il me convient que mon beau-père soit un prince très considéré ; d’ailleurs je me fie plus aux anciennes dynasties qu’aux nouvelles. Le général Bernadotte n’a-t-il pas pris le parti de faire la paix avec l’Angleterre ? » Et en effet le prince royal de Suède, comme on le verra par la suite, s’était courageusement déclaré pour les intérêts du pays qu’il gouvernait.
L’Empereur de France ayant quitté Dresde pour passer en revue ses armées, l’Impératrice alla s’établir pendant quelque temps à Prague avec sa famille. Napoléon, en partant, régla lui-même l’étiquette qui devait exister entre le père et la fille, et l’on doit penser qu’elle n’était pas facile, puisqu’il aime presque autant l’étiquette par défiance que par vanité, c’est-à-dire comme un moyen d’isoler tous les individus entre eux, sous prétexte de marquer leurs rangs.
Les dix premiers jours que je passai à Vienne ne furent troublés par aucun nuage, et j’étais ravie de me trouver ainsi au milieu d’une société qui me plaisait, et dont la manière de penser répondait à la mienne ; car l’opinion n’était point favorable à l’alliance avec Napoléon, et le gouvernement l’avait conclue sans être appuyé par l’assentiment national. En effet, une guerre, dont l’objet ostensible était le rétablissement de la Pologne, pouvait-elle être faite par la puissance qui avait contribué au partage de la Pologne, et retenait encore entre ses mains, avec plus de persistance que jamais, le tiers de cette Pologne ? Trente mille hommes étaient envoyés par le gouvernement autrichien pour rétablir la Confédération de Pologne à Varsovie, et presque autant d’espions s’attachaient aux pas des Polonais de Galicie, qui voulaient avoir des députés à cette Confédération. Il fallait donc que le gouvernement autrichien parlât contre les Polonais, en soutenant leur cause, et qu’il dît à ses sujets de Galicie : « Je vous défends d’être de l’avis que je soutiens. » Quelle métaphysique ! on la trouverait bien embrouillée si la peur n’expliquait pas tout.
Parmi les nations que Bonaparte traîne après lui, la seule qui mérite de l’intérêt, ce sont les Polonais. Je crois qu’ils savent aussi bien que nous qu’ils ne sont que le prétexte de la guerre, et que l’Empereur ne se soucie pas de leur indépendance. Il n’a pu s’abstenir d’exprimer plusieurs fois à l’empereur Alexandre son dédain pour la Pologne, par cela seulement qu’elle veut être libre ; mais il lui convient de la mettre en avant contre la Russie, et les Polonais profitent de cette circonstance pour se rétablir comme nation. Je ne sais s’ils y réussiront, car le despotisme donne difficilement la liberté, et ce qu’ils gagneront dans leur cause particulière, ils le perdront dans la cause de l’Europe. Ils seront Polonais, mais Polonais aussi esclaves que les trois nations dont ils ne dépendront plus. Quoi qu’il en soit, les Polonais sont les seuls Européens qui puissent servir sans honte sous les drapeaux de Bonaparte. Les princes de la Confédération du Rhin croient y trouver leur intérêt en perdant leur honneur ; mais l’Autriche, par une combinaison vraiment remarquable, y sacrifie tout à la fois son honneur et son intérêt. L’empereur Napoléon voulait obtenir de l’archiduc Charles de commander ces trente mille hommes ; mais l’archiduc s’est heureusement refusé à cet affront ; et quand je le vis se promener seul, en habit gris, dans les allées du Prater, je retrouvai pour lui tout mon ancien respect.
Ce même employé qui avait si indignement conseillé de livrer les Tyroliens était à Vienne, en l’absence de M. de Metternich, chargé de la police des étrangers, et il s’en acquittait comme on va voir. Pendant les premiers jours il me laissa tranquille ; j’avais déjà passé un hiver à Vienne, très bien accueillie par l’Empereur, l’Impératrice et toute la Cour : il était donc difficile de me dire que cette fois on ne voulait pas me recevoir, parce que j’étais en disgrâce auprès de l’empereur Napoléon, surtout lorsque cette disgrâce était en partie causée par les éloges que j’avais donnés dans mon livre à la morale et au génie littéraire des Allemands. Mais ce qui était encore plus difficile, c’était de se risquer à déplaire en rien à une puissance à laquelle il faut convenir qu’ils pouvaient bien me sacrifier, après tout ce qu’ils avaient déjà fait pour elle. Je crois donc qu’après que j’eus passé quelques jours à Vienne, il arriva au chef de la police quelques renseignements plus précis sur ma situation à l’égard de Bonaparte, et qu’il se crut obligé de me surveiller : il établit à ma porte, dans la rue, des espions qui me suivaient à pied quand ma voiture allait doucement et qui prenaient des cabriolets pour ne pas me perdre de vue dans mes courses à la campagne. Cette manière de faire la police me paraissait réunir tout à la fois le machiavélisme français à la lourdeur allemande. Les Autrichiens se sont persuadés qu’ils ont été battus faute d’avoir autant d’esprit que les Français, et que l’esprit des Français consiste dans leurs moyens de police ; en conséquence, ils se sont mis à faire de l’espionnage avec méthode, à organiser ostensiblement ce qui tout au moins doit être caché ; et, destinés par la nature à être honnêtes gens, ils se sont fait une espèce de devoir d’imiter un État jacobin et despotique tout ensemble.
Je devais m’inquiéter cependant de cet espionnage, quand il suffisait du moindre sens commun pour voir que je n’avais d’autre but que de fuir. On m’alarma sur l’arrivée de mon passeport russe ; on prétendit que l’on me le ferait attendre plusieurs mois, et qu’alors la guerre m’empêcherait de passer. Il m’était aisé de juger que je ne pourrais pas rester à Vienne, du moment que l’ambassadeur de France serait de retour : que deviendrais-je alors ? Je suppliai M. de Stackelberg de me donner une manière de passer par Odessa pour me rendre à Constantinople. Mais, Odessa étant russe, il fallait également un passeport de Pétersbourg pour y arriver ; il ne restait donc d’ouvert que la route directe de Turquie par la Hongrie, et cette route, passant sur les confins de la Servie, était sujette à mille dangers. On pouvait encore gagner le port de Salonique à travers l’intérieur de la Grèce ; l’archiduc François avait suivi ce chemin pour se rendre en Sardaigne ; mais l’archiduc François monte très bien à cheval, et c’est ce dont je n’étais guère capable : encore moins pouvais-je me résoudre à exposer une aussi jeune fille que la mienne à un tel voyage. Il fallait donc, quoi qu’il m’en coûtât, me résoudre à me séparer d’elle, pour l’envoyer par le Danemark et par la Suède, accompagnée de personnes sûres. Je conclus, à tout hasard, un accord avec un Arménien, pour qu’il me conduisît à Constantinople. Je me proposais de passer de là par la Grèce, la Sicile, Cadix et Lisbonne ; et quelque chanceux que fût ce voyage, il offrait à l’imagination une grande perspective. Je fis demander au bureau des affaires étrangères, dirigé par un subalterne en l’absence de M. de Metternich, un passeport qui me permît de sortir d’Autriche par la Hongrie, ou par la Galicie, suivant que j’irais à Pétersbourg ou à Constantinople. On me fit répondre qu’il fallait me décider ; qu’on ne pouvait pas donner un passeport pour sortir par deux frontières différentes, et que même, pour aller à Presbourg, qui est la première ville de Hongrie, à six lieues de Vienne, il fallait une autorisation du comité des États. Certes, on ne pouvait s’empêcher de le penser, l’Europe, jadis si facilement ouverte à tous les voyageurs, est devenue, sous l’influence de l’empereur Napoléon, comme un grand filet qui vous enlace à chaque pas. Que de gênes, que d’entraves pour les moindres mouvements ! Et conçoit-on que les malheureux gouvernements que la France opprime s’en consolent en faisant peser de mille manières sur leurs sujets le misérable reste de pouvoir qu’on leur a laissé !
CHAPITRE VIII

Départ de Vienne.
Obligée de choisir, je me décidai pour la Galicie, qui me conduisait au pays que je préférais, la Russie. Je me persuadai qu’une fois éloignée de Vienne, toutes ces tracasseries, suscitées sans doute par le gouvernement français, cesseraient, et qu’en tout cas je pourrais, s’il était nécessaire, partir de Galicie pour regagner Bucarest par la Transylvanie. La géographie de l’Europe, telle que Napoléon l’a faite, ne s’apprend que trop bien par le malheur : les détours qu’il fallait prendre pour éviter sa puissance étaient déjà de près de deux mille lieues ; et maintenant, en partant de Vienne même, j’étais réduite à emprunter le territoire asiatique pour y échapper. Je partis donc sans avoir reçu mon passeport de Russie, espérant calmer ainsi les inquiétudes que la police subalterne de Vienne concevait de la présence d’une personne qui était en disgrâce auprès de l’empereur Napoléon. Je priai un de mes amis de me rejoindre en marchant jour et nuit, dès que la réponse de Russie serait arrivée, et je m’acheminai sur la route. Je fis mal de prendre un tel parti, car à Vienne j’étais défendue par mes amis et par l’opinion publique ; je pouvais de là facilement m’adresser à l’Empereur ou à son premier ministre ; mais, une fois confinée dans une ville de province, je n’avais plus affaire qu’aux pesantes méchancetés d’un sous-ordre qui voulait se faire un mérite de ses procédés envers moi auprès du gouvernement français ; voici comment il s’y prit.
Je m’arrêtai quelques jours à Brunn, capitale de la Moravie, où l’on retenait en exil un colonel anglais, M. Mills, homme d’une bonté et d’une obligeance parfaites, et, suivant l’expression anglaise, tout à fait inoffensif. On le rendait horriblement malheureux, sans prétexte et sans utilité. Mais le ministère autrichien se persuade apparemment qu’il se donnera l’air de la force en se faisant persécuteur : les avisés ne s’y trompent pas, et, comme le disait un homme d’esprit, sa manière de gouverner, en fait de police, ressemble à ces sentinelles placées sur la citadelle de Brunn, à demi détruite ; il fait exactement la garde autour des ruines. À peine étais-je à Brunn qu’on me suscita tous les genres de tracasseries sur mes passeports et sur ceux de mes compagnons de voyage. Je demandai la permission d’envoyer mon fils à Vienne, pour donner à cet égard les éclaircissements nécessaires ; on me déclara qu’il n’était pas permis à mon fils plus qu’à moi de faire une lieue en arrière. J’ignore si l’empereur d’Autriche ou M. de Metternich étaient instruits de toutes ces absurdes platitudes ; mais je rencontrai à Brunn, dans les employés du gouvernement, à quelques exceptions près, une crainte de se compromettre qui me parut tout à fait digne du régime actuel de la France ; et même, il faut en convenir, quand les Français ont peur, ils sont excusables, car, sous l’empereur Napoléon, il s’agit au moins de l’exil, de la prison ou de la mort.
Le gouverneur de Moravie, homme d’ailleurs fort estimable, m’annonça qu’on m’ordonnait de traverser la Galicie le plus vite possible, et qu’il m’était interdit de m’arrêter plus de vingt-quatre heures à Lanzut, où j’avais l’intention d’aller. Lanzut est la terre de la princesse Lubomirska, sœur du prince Adam Czartorinski, maréchal de la Confédération polonaise, que les troupes autrichiennes allaient soutenir. La princesse Lubomirska était elle-même généralement considérée par son caractère personnel, et surtout par la généreuse bienfaisance avec laquelle elle se servait de sa fortune ; de plus, son attachement à la Maison d’Autriche était connu, et, quoique Polonaise, elle n’avait point pris part à l’esprit d’opposition qui s’est toujours manifesté en Pologne contre le gouvernement autrichien. Son neveu et sa nièce, le prince Henri et la princesse Thérèse, avec qui j’avais le bonheur d’être liée, sont doués l’un et l’autre des qualités les plus brillantes et les plus aimables ; on pouvait sans doute les croire très attachés à leur patrie polonaise ; mais il était alors assez difficile de faire un crime de cette opinion, quand on envoyait le prince de Schwarzenberg, à la tête de trente mille hommes, se battre pour le rétablissement de la Pologne. À quoi n’en sont pas réduits ces malheureux princes à qui l’on dit sans cesse qu’il faut obéir aux circonstances ? c’est leur proposer de gouverner à tout vent. Les succès de Bonaparte font envie à la plupart des gouvernants d’Allemagne ; ils se persuadent que c’est pour avoir été trop honnêtes gens qu’ils ont été battus, tandis que c’est pour ne l’avoir point été assez. Si les Allemands avaient imité les Espagnols, s’ils s’étaient dit : Quoi qu’il arrive, nous ne supporterons pas le joug étranger, ils seraient encore une nation, et leurs princes ne traîneraient pas dans les salons, je ne dis pas de l’empereur Napoléon, mais de tous ceux sur lesquels un rayon de sa faveur est tombé. L’empereur d’Autriche et sa spirituelle compagne conservent sûrement autant de dignité qu’ils le peuvent dans leur situation ; mais cette situation est si fausse en elle-même, qu’on ne peut la relever. Aucune des actions du gouvernement autrichien en faveur de la domination française ne saurait être attribuée qu’à la peur, et cette muse nouvelle inspire de tristes chants.
J’essayai de représenter au gouverneur de Moravie que, si l’on me poussait ainsi avec tant de politesse vers la frontière, je ne saurais que devenir, n’ayant pas mon passeport russe, et que je me verrais contrainte, ne pouvant ni revenir, ni avancer, à passer ma vie à Brody, ville frontière entre la Russie et l’Autriche, où les juifs se sont établis pour faire le commerce d’un empire à l’autre. « Ce que vous me dites est vrai, me répondit le gouverneur ; mais voici mon ordre. » Depuis quelque temps, les gouvernements ont trouvé l’art de persuader qu’un agent civil est soumis à la même discipline qu’un officier : la réflexion, dans ce second cas, est interdite, ou du moins elle trouve rarement sa place ; mais on aurait de la peine à faire comprendre à des hommes responsables devant la loi, comme le sont tous les magistrats en Angleterre, qu’il ne leur est pas permis de juger l’ordre qu’on leur donne. Et +qu’arrive-t-il de cette servile obéissance ? si elle n’avait que le chef suprême pour objet, elle pourrait encore se concevoir dans une monarchie absolue ; mais, en l’absence de ce chef ou de celui qui le représente, un subalterne peut abuser à son gré de ces mesures de police, infernale découverte des gouvernements arbitraires, et dont la vraie grandeur ne fera jamais usage.
Je partis pour la Galicie, et cette fois, je l’avoue, j’étais complètement abattue ; le fantôme de la tyrannie me poursuivait partout ; je voyais ces Allemands, que j’avais connus si honnêtes, dépravés par la funeste mésalliance qui semblait avoir altéré le sang même des sujets, comme celui de leur souverain. Je crus qu’il n’y avait plus d’Europe que par-delà les mers ou les Pyrénées, et je désespérais d’atteindre un asile selon mon âme. Le spectacle de la Galicie n’était pas propre à ranimer les espérances sur le sort de la race humaine. Les Autrichiens ne savent pas se faire aimer des peuples étrangers qui leur sont soumis. Pendant qu’ils ont possédé Venise, la première chose qu’ils ont faite a été de défendre le carnaval, qui était devenu, pour ainsi dire, une institution, tant il y avait de temps qu’on parlait du carnaval de Venise. Les hommes les plus raides de la monarchie furent choisis pour gouverner cette ville joyeuse ; aussi les peuples du Midi aiment-ils mieux être pillés par les Français que régentés par les Autrichiens.
Les Polonais aiment leur patrie comme un ami malheureux : la contrée est triste et monotone, le peuple ignorant et paresseux : on y a toujours voulu la liberté : on n’a jamais su l’y établir. Mais les Polonais croient devoir et pouvoir gouverner la Pologne, et ce sentiment est naturel. Cependant l’éducation du peuple y est si négligée, et toute espèce d’industrie lui est si étrangère, que les juifs se sont emparés de tout le commerce, et font vendre aux paysans, pour une provision d’eau-de-vie, toute la récolte de l’année prochaine. La distance des seigneurs aux paysans est si grande, le luxe des uns et l’affreuse misère des autres offrent un contraste si choquant, que probablement les Autrichiens y ont apporté des lois meilleures que celles qui y existaient. Mais un peuple fier, et celui-ci l’est dans sa détresse, ne veut pas qu’on l’humilie, même en lui faisant du bien, et c’est à quoi les Autrichiens n’ont jamais manqué. Ils ont divisé la Galicie en cercles, et chacun de ces cercles est commandé par un fonctionnaire allemand ; quelquefois un homme distingué se charge de cet emploi, mais le plus souvent c’est une espèce de brutal pris dans les rangs subalternes, et qui commande despotiquement aux plus grands seigneurs de la Pologne. La police, qui, dans les temps actuels, a remplacé le tribunal secret, autorise les mesures les plus oppressives. Or, qu’on se représente ce que c’est que la police, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus subtil et de plus arbitraire dans le gouvernement, confiée aux mains grossières d’un capitaine de cercle. On voit à chaque poste de la Galicie trois espèces de personnes accourir autour des voitures des voyageurs, les marchands juifs, les mendiants polonais et les espions allemands. Le pays ne semble habité que par ces trois espèces d’hommes. Les mendiants, avec leur longue barbe et leur ancien costume sarmate, inspirent une profonde pitié ; il est bien vrai que, s’ils voulaient travailler, ils ne seraient plus dans cet état : mais on ne sait si c’est orgueil ou paresse qui leur fait dédaigner le soin de la terre asservie.
On rencontre sur les grands chemins des processions de femmes et d’hommes portant l’étendard de la croix, et chantant des psaumes ; une profonde expression de tristesse règne sur leur visage ; je les ai vus quand on leur donnait, non pas de l’argent, mais des aliments meilleurs que ceux auxquels ils étaient accoutumés, regarder le ciel avec étonnement, comme s’ils ne se croyaient pas faits pour jouir de ces dons. L’usage des gens du peuple, en Pologne, est d’embrasser les genoux des seigneurs, quand ils les rencontrent ; on ne peut faire un pas dans un village sans que les femmes, les enfants, les vieillards vous saluent de cette manière. On voit au milieu de ce spectacle de misère quelques hommes vêtus en mauvais fracs, qui espionnaient le malheur ; car c’était là le seul objet qui pût s’offrir à leur vue. Les capitaines de cercles refusaient des passeports aux seigneurs polonais, dans la crainte qu’ils ne se vissent les uns les autres, ou qu’ils n’allassent à Varsovie. Ils obligeaient ces seigneurs à comparaître tous les huit jours, pour constater leur présence. Les Autrichiens proclamaient ainsi de toutes les manières qu’ils se savaient détestés en Pologne, et ils partageaient leurs troupes en deux moitiés : l’une, chargée de soutenir au-dehors les intérêts de la Pologne, et l’autre, qui devait au-dedans empêcher les Polonais de servir cette même cause. Je ne crois pas que jamais un pays ait été plus misérablement gouverné, du moins sous les rapports politiques, que ne l’était alors la Galicie ; et c’est apparemment pour dérober ce spectacle aux regards qu’on était si difficile pour le séjour, ou même pour le passage des étrangers dans ce pays.
Voici la manière dont la police autrichienne se conduisit envers moi pour hâter mon voyage. Il faut, dans cette route, faire viser son passeport par chaque capitaine de cercle ; et de trois postes l’une on trouvait l’un de ces chefs-lieux de cercle. C’est dans les bureaux de la police de ces villes que l’on avait fait placarder qu’il fallait me surveiller quand je passerais. Si ce n’était pas une rare impertinence que de traiter ainsi une femme, et une femme persécutée pour avoir rendu justice à l’Allemagne, on ne pourrait s’empêcher de rire de cet excès de bêtise, qui fait afficher en lettres majuscules des mesures de police dont le secret en fait toute la force. Cela me rappelait M. de Sartines, qui avait proposé de donner une livrée aux espions. Ce n’est pas que le directeur de toutes ces platitudes n’ait, dit-on, une sorte d’esprit ; mais il a tellement envie de complaire au gouvernement français, qu’il cherche surtout à se faire honneur de ses bassesses le plus ostensiblement qu’il peut. Cette surveillance proclamée s’exécutait avec autant de finesse qu’elle était conçue : un caporal ou un commis, ou tous les deux ensemble, venaient regarder ma voiture en fumant leur pipe, et quand ils en avaient fait le tour, ils s’en allaient sans même daigner me dire si elle était en bon état : ils auraient du moins alors servi à quelque chose. J’avançais lentement pour attendre le passeport russe, mon seul moyen de salut dans cette circonstance. Un matin je me détournai de ma route pour aller voir un château ruiné qui appartenait à la princesse maréchale. Je passai, pour y arriver, par des chemins dont on n’a pas l’idée sans avoir voyagé en Pologne. Au milieu d’une espèce de désert que je traversais seule avec mon fils, un homme à cheval me salua en français ; je voulus lui répondre : il était déjà loin. Je ne puis exprimer l’effet que produisit sur moi cette langue amie, dans un moment si cruel. Ah ! si les Français devenaient libres, comme on les aimerait ! ils seraient les premiers eux-mêmes à mépriser leurs alliés de ce moment-ci. Je descendis dans la cour de ce château tout en décombres ; le concierge, sa femme et ses enfants vinrent embrasser mes genoux. Je leur avais fait savoir par un mauvais interprète que je connaissais la princesse Lubomirska ; ce nom suffit pour leur inspirer de la confiance : ils ne doutèrent point de ce que je disais, bien que je fusse arrivée dans un très mauvais équipage. Ils m’ouvrirent une salle qui ressemblait à une prison, et, au moment où j’y entrai, l’une des femmes vint y brûler des parfums. Il n’y avait ni pain blanc ni viande, mais un vin exquis de Hongrie, et partout des débris de magnificence se trouvaient à côté de la plus grande misère. Ce contraste se retrouve souvent en Pologne ; il n’y a pas de lits dans les maisons mêmes où règne l’élégance la plus recherchée. Tout semble esquisse dans ce pays, et rien n’y est terminé ; mais ce qu’on ne saurait trop louer, c’est la bonté du peuple et la générosité des grands : les uns et les autres sont aisément remués par tout ce qui est bon et beau, et les agents que l’Autriche y envoie semblent des hommes de bois au milieu de cette nation mobile.
Enfin mon passeport de Russie arriva, et j’en serai reconnaissante toute ma vie, tant il me fit plaisir. Mes amis de Vienne étaient parvenus, dans le même moment, à écarter de moi la maligne influence de ceux qui croyaient plaire à la France en me tourmentant. Je me flattai, cette fois, d’être tout à fait à l’abri de nouvelles peines, mais j’oubliais que la circulaire qui ordonnait à tous les capitaines de cercles de me surveiller n’était pas encore révoquée, et que c’était directement du ministère que je tenais la promesse de faire cesser ces ridicules tourments. Je crus pouvoir suivre mon premier projet, et m’arrêter à Lanzut, ce château de la princesse Lubomirska, si fameux en Pologne, parce qu’il réunit tout ce que le goût et la magnificence peuvent offrir de plus parfait. Je me faisais un grand plaisir d’y revoir le prince Henri Lubomirski, dont la société, ainsi que celle de sa charmante femme, m’avait fait passer, à Genève, les moments les plus doux. Je me proposais d’y rester deux jours, et de continuer ma route bien vite, puisque de toutes parts on annonçait la guerre déclarée entre la France et la Russie. Je ne vois pas trop ce qu’il y avait de redoutable pour le repos de l’Autriche dans mon projet : c’était une bizarre idée que de craindre mes relations avec les Polonais, puisque les Polonais servaient alors Bonaparte. Sans doute, je le répète, on ne peut les confondre avec les autres peuples tributaires de la France : il est affreux de ne pouvoir espérer la liberté que d’un despote, et de n’attendre l’indépendance de sa propre nation que de l’asservissement du reste de l’Europe ; mais, enfin, dans cette cause polonaise, le ministère autrichien était plus suspect que moi, car il donnait ses troupes pour la soutenir, et moi je consacrais mes pauvres forces à proclamer la justice de la cause européenne, défendue alors par la Russie. Au reste, le ministère autrichien et les gouvernements alliés de Bonaparte ne savent plus ce que c’est qu’une opinion, une conscience, une affection ; il ne leur reste, de l’inconséquence de leur propre conduite et de l’art avec lequel la diplomatie de Napoléon les a enlacés, qu’une seule idée nette, celle de la force, et ils font tout pour lui complaire.
CHAPITRE IX

Passage en Pologne.
J’arrivai dans les premiers jours de juillet au chef-lieu du cercle dont dépend Lanzut ; ma voiture s’arrêta devant la poste, et mon fils alla comme à l’ordinaire faire viser mon passeport. Au bout d’un quart d’heure, je m’étonnais de ne pas le revoir, et je priai M. Schlegel d’aller savoir à quoi tenait ce retard. Tous les deux revinrent suivis d’un homme dont je n’oublierai de ma vie la figure : un sourire gracieux sur des traits stupides donnait à sa physionomie l’expression la plus désagréable. Mon fils, hors de lui, m’apprit que le capitaine du cercle lui avait déclaré que je ne pouvais rester plus de huit heures à Lanzut, et que, pour s’assurer de mon obéissance à cet ordre, un de ses commissaires me suivrait jusqu’au château, y entrerait avec moi, et ne me quitterait qu’après que j’en serais partie. Mon fils avait représenté à ce capitaine, qu’abîmée de fatigue, comme je l’étais, j’avais besoin de plus de huit heures pour me reposer, et que la vue d’un commissaire de police, dans mon état de souffrance, pourrait me causer un ébranlement très funeste. Le capitaine lui avait répondu avec une brutalité qu’on ne saurait rencontrer que chez des subalternes allemands ; l’on ne rencontre aussi que là ce respect obséquieux pour le pouvoir qui succède immédiatement à l’arrogance envers les faibles. Les mouvements de l’âme de ces hommes ressemblent aux évolutions d’un jour de parade ; elle fait demi-tour à droite et demi-tour à gauche, selon l’ordre qu’on leur donne.
Le commissaire chargé de me surveiller se fatiguait donc en révérences jusqu’à terre, mais il ne voulait modifier en rien sa consigne. Il monta dans une calèche dont les chevaux touchaient les roues de derrière de ma berline. L’idée d’arriver ainsi chez un ancien ami, dans un lieu de délices où je me faisais une fête de passer quelques jours, cette idée me fit un mal que je ne pus surmonter ; il s’y joignit aussi, je crois, l’irritation de sentir derrière moi cet insolent espion, bien facile à tromper assurément, si l’on en avait eu l’envie, mais qui faisait son métier avec un insupportable mélange de pédanterie et de rigueur[16]. Je pris une attaque de nerfs au milieu de la route, et l’on fut obligé de me descendre de ma voiture, et de me coucher sur le bord du fossé. Ce misérable commissaire imagina que c’était le cas d’avoir pitié de moi, et il envoya, sans sortir lui-même de sa voiture, son domestique pour me chercher un verre d’eau. Je ne puis dire la colère que j’éprouvais contre moi-même, de la faiblesse de mes nerfs ; la compassion de cet homme était une dernière offense que j’aurais voulu du moins m’épargner. Il repartit en même temps que ma voiture, et j’entrai avec lui dans la cour du château de Lanzut. Le prince Henri, qui ne se doutait de rien de pareil, vint au-devant de moi avec la gaieté la plus aimable ; il fut d’abord effrayé de ma pâleur, et je lui appris tout de suite quel hôte singulier j’amenais avec moi ; dès lors son sang-froid, sa fermeté et son amitié pour moi ne se démentirent pas un instant. Mais conçoit-on un ordre de choses dans lequel un commissaire de police s’établisse à la table d’un grand seigneur, tel que le prince Henri, ou plutôt à celle de qui que ce soit, sans son consentement ? Après le souper, ce commissaire s’approcha de mon fils et lui dit, avec ce son de voix mielleux que j’ai particulièrement en aversion, quand il sert à dire des paroles blessantes : « Je devrais, d’après mes ordres, passer la nuit dans la chambre de madame votre mère, afin de m’assurer qu’elle n’a de conférence avec personne ; mais je n’en ferai rien, par égard pour elle. — Vous pouvez ajouter aussi par égard pour vous, répondit mon fils ; car si vous mettez, de nuit, le pied dans la chambre de ma mère, je vous jetterai par la fenêtre. — Ah ! monsieur le baron », répondit le commissaire en se courbant plus bas qu’à l’ordinaire, parce que cette menace avait un faux air de puissance qui ne laissait pas de le toucher. Il alla se coucher, et le lendemain, à déjeuner, le secrétaire du prince s’en empara si bien, en lui donnant à manger et à boire, que j’aurais pu, je crois, rester quelques heures de plus ; mais j’étais honteuse d’attirer une telle scène chez mon aimable hôte. Je ne me donnai pas le temps de voir ces beaux jardins qui rappellent le climat du Midi, dont ils offrent les productions, ni cette maison qui a été l’asile des émigrés français persécutés, et où les artistes ont envoyé les tributs de leurs talents, en retour de tous les services que leur avait rendus la dame du château. Le contraste de ces douces et brillantes impressions avec la douleur et l’indignation que j’éprouvais était intolérable : le souvenir de Lanzut, que j’ai tant de raisons d’aimer, me fait frissonner quand il se retrace à moi.
Je m’éloignai donc de cette demeure en versant des larmes amères, et ne sachant pas ce qui m’était réservé pendant les cinquante lieues que j’avais encore à parcourir sur le territoire autrichien. Le commissaire me conduisit jusqu’aux confins de son cercle, et, quand il me quitta, il me demanda si j’étais contente de lui : la bêtise de cet homme désarma mon ressentiment. Ce qu’il y a de particulier à toutes ces persécutions, qui n’étaient point jadis dans le caractère du gouvernement autrichien, c’est qu’elles sont exécutées par ses agents avec autant de rudesse que de gaucherie : ces ci-devant honnêtes gens portent, dans les vilaines choses qu’on exige d’eux, l’exactitude scrupuleuse qu’ils mettaient dans les bonnes, et leur esprit borné dans cette nouvelle manière de gouverner, qui ne leur était point connue, leur fait faire cent sottises, soit par maladresse, soit par grossièreté. Ils prennent la massue d’Hercule pour tuer une mouche, et pendant cet inutile effort les choses les plus importantes pourraient leur échapper.
En sortant du cercle de Lanzut, je rencontrai encore, jusqu’à Léopold, capitale de la Galicie, des grenadiers qui étaient placés de poste en poste pour s’assurer de ma marche. J’aurais eu regret au temps qu’on faisait perdre à ces braves gens, si je n’avais pensé qu’il valait encore mieux qu’ils fussent là qu’à la malheureuse armée que l’Autriche livrait à Napoléon. Arrivée à Léopold, j’y retrouvai l’ancienne Autriche dans le gouverneur et le commandant de la province, qui me reçurent tous les deux avec une politesse parfaite et me donnèrent ce que je souhaitais avant tout, un ordre pour passer d’Autriche en Russie. Telle fut la fin de mon séjour dans cette monarchie, que j’avais vue puissante, juste et probe. Son alliance avec Napoléon, tant qu’elle a duré, l’a réduite au dernier rang parmi les nations. L’histoire n’oubliera point, sans doute, qu’elle s’est montrée très belliqueuse dans ses longues guerres contre la France, et que son dernier effort pour résister à Bonaparte fut inspiré par un enthousiasme national très digne d’éloge ; mais le souverain de ce pays, cédant à ses conseillers plus qu’à son propre caractère, a détruit tout à fait cet enthousiasme, en arrêtant son essor. Les malheureux qui ont péri dans les champs d’Essling et de Wagram, pour qu’il y eût encore une monarchie autrichienne et un peuple allemand, ne s’attendaient guère que leurs compagnons d’armes se battraient, trois ans après, pour que l’empire de Bonaparte s’étendît jusqu’aux frontières de l’Asie, et qu’il n’y eût pas, dans l’Europe entière, même un désert où les proscrits, depuis les rois jusqu’aux sujets, pussent trouver un asile ; car tel est le but et l’unique but de la guerre de la France contre la Russie.
CHAPITRE X

Arrivée en Russie.
On n’était guère accoutumé à considérer la Russie comme l’État le plus libre de l’Europe : mais le joug que l’empereur de France fait peser sur tous les États du continent est tel, qu’on se croit dans une république dès qu’on arrive dans un pays où la tyrannie de Napoléon ne peut plus se faire sentir. C’est le 14 juillet que j’entrai en Russie ; cet anniversaire du premier jour de la Révolution me frappa singulièrement : ainsi se refermait pour moi le cercle de l’histoire de France qui, le 14 juillet 1789, avait commencé[17]. Quand la barrière qui sépare l’Autriche de la Russie s’ouvrit pour me laisser passer, je jurai de ne jamais remettre les pieds dans un pays soumis d’une manière quelconque à l’empereur Napoléon. Ce serment me permettra-t-il jamais de revoir la belle France ?
Le premier homme qui me reçut en Russie, ce fut un Français autrefois commis dans les bureaux de mon père ; il me parla de lui les larmes aux yeux, et ce nom ainsi prononcé me parut un heureux augure. En effet, dans cet empire russe, si faussement appelé barbare, je n’ai éprouvé que des impressions nobles et douces : puisse ma reconnaissance attirer des bénédictions de plus sur ce peuple et sur son souverain ! J’entrais en Russie dans un moment où l’armée française avait déjà pénétré très avant sur le territoire russe, et cependant aucune persécution, aucune gêne n’arrêtait un instant l’étranger voyageur : ni moi, ni mes compagnons, nous ne savions un mot de russe ; nous ne parlions que le français, la langue des ennemis qui dévastaient l’empire ; je n’avais pas même avec moi, par suite de hasards fâcheux, un seul domestique qui parlât russe ; et, sans un médecin allemand (le Dr Renner), qui, le plus généreusement du monde, voulut bien nous servir d’interprète jusqu’à Moscou, nous aurions vraiment mérité ce nom de sourds et muets que les Russes donnent aux étrangers dans leur langue. Eh bien, dans cet état, notre voyage eût encore été sûr et facile, tant est grande en Russie l’hospitalité des nobles et du peuple ! Dès nos premiers pas, nous apprîmes que la route directe de Pétersbourg était déjà occupée par les armées, et qu’il fallait passer par Moscou pour nous y rendre. C’étaient deux cents lieues de détour ; mais nous en faisions déjà quinze cents, et je m’applaudis maintenant d’avoir vu Moscou.
La première province qu’il nous fallut traverser, la Volhynie, fait partie de la Pologne russe : c’est un pays fertile, inondé de juifs comme la Galicie, mais beaucoup moins misérable. Je m’arrêtai dans le château d’un seigneur polonais auquel j’étais recommandée ; il me conseilla de me hâter d’avancer, parce que les Français marchaient sur la Volhynie, et qu’ils pourraient bien y entrer dans huit jours. Les Polonais, en général, aiment mieux les Russes que les Autrichiens ; les Russes et les Polonais sont de race esclavonne ; ils ont été ennemis, mais ils se considèrent mutuellement, tandis que les Allemands, plus avancés que les Esclavons dans la civilisation européenne, ne savent pas leur rendre justice à d’autres égards. Il était facile de voir que les Polonais, en Volhynie, ne redoutaient pas l’entrée des Français ; mais, bien que leur opinion fût connue, on ne leur faisait pas éprouver ces persécutions de détail qui ne font qu’exciter la haine sans la contenir. C’était cependant toujours un pénible spectacle que celui d’une nation soumise par une autre : il faut plusieurs siècles avant que l’unité soit si bien établie, qu’elle fasse oublier le nom de vainqueur et celui de vaincu.
À Gimotir, chef-lieu de la Volhynie, on me raconta que le ministre de la police russe avait été envoyé à Wilna, pour savoir le motif de l’agression de l’empereur Napoléon, et protester selon les formes contre son entrée sur le territoire de Russie. On aura de la peine à croire aux sacrifices sans nombre que l’empereur Alexandre a faits pour conserver la paix. Et en effet, loin que Napoléon pût accuser l’empereur Alexandre d’avoir manqué au traité de Tilsitt, l’on aurait pu bien plutôt lui reprocher une fidélité trop scrupuleuse à ce funeste traité ; et c’était Alexandre qui eût été en droit de faire la guerre à Napoléon comme y ayant manqué le premier. L’empereur de France se livra, dans sa conversation avec M. de Balasheff, ministre de la police, à ces inconcevables indiscrétions qu’on prendrait pour de l’abandon, si l’on ne savait pas qu’il lui convient d’augmenter la terreur qu’il inspire, en se montrant au-dessus de tous les genres de calcul. « Croyez-vous, dit-il à M. de Balasheff, que je me soucie de ces jacobins de Polonais ? » Et en effet on assure qu’il existe une lettre adressée, il y a quelques années, à M. de Romanzoff, par un des ministres de Napoléon, dans laquelle on propose de rayer de tous actes européens le nom de Pologne et de Polonais. Quel malheur pour cette nation que l’empereur Alexandre n’ait pas pris le titre de roi de Pologne, et associé la cause de ce peuple opprimé à celle de toutes les âmes généreuses ! Napoléon demanda à un de ses généraux, devant M. de Balasheff, s’il avait jamais été à Moscou, et ce que c’était que cette ville ; le général dit qu’elle lui semblait plutôt un grand village qu’une capitale. « Et combien y a-t-il d’églises ? continua l’Empereur. — Environ seize cents, lui répondit-on. — C’est inconcevable, reprit Napoléon, dans un temps où l’on n’est plus religieux. — Pardon, sire, dit M. de Balasheff, les Russes et les Espagnols le sont encore. » Admirable réponse, et qui présageait, on devait l’espérer, que les Moscovites seraient les Castillans du Nord.
Néanmoins l’armée française faisait des progrès rapides, et l’on est si accoutumé à voir les Français triompher de tout au-dehors, quoique chez eux ils ne sachent résister à aucun genre de joug, que je pouvais craindre avec raison de les rencontrer déjà sur la route même de Moscou. Bizarre sort pour moi, que de fuir d’abord les Français, au milieu desquels je suis née, qui ont porté mon père en triomphe, et de les fuir jusqu’aux confins de l’Asie ! Mais enfin quelle est la destinée, grande ou petite, que l’homme choisi pour humilier l’homme ne bouleverse pas ? Je me crus forcée d’aller à Odessa, ville devenue prospère par l’administration éclairée du duc de Richelieu, et de là j’aurais été à Constantinople et en Grèce. Je me consolais de ce grand voyage en pensant à un poème sur Richard Cœur-de-Lion, que je me propose d’écrire, si ma vie et ma santé y suffisent. Ce poème est destiné à peindre les mœurs et la nature de l’Orient, et à consacrer une grande époque de l’histoire anglaise, celle où l’enthousiasme des Croisades a fait place à l’enthousiasme de la liberté. Mais, comme on ne peut peindre que ce qu’on a vu, de même qu’on ne saurait exprimer que ce qu’on a senti, il faut que j’aille à Constantinople, en Syrie et en Sicile, pour y suivre les traces de Richard. Mes compagnons de voyage, jugeant mieux de mes forces que moi-même, me dissuadèrent d’une telle entreprise, et m’assurèrent qu’en me pressant, je pourrais aller en poste plus vite qu’une armée. On va voir qu’en effet, je n’eus pas beaucoup de temps de reste.
CHAPITRE XI

Kiew.
Résolue à poursuivre mon voyage en Russie, je me dirigeai sur Kiew, ville principale de l’Ukraine, et jadis de toute la Russie, car cet empire a commencé par établir sa capitale au midi. Les Russes avaient alors des rapports continuels avec les Grecs établis à Constantinople, et en général avec les peuples de l’Orient, dont ils ont pris les habitudes sous beaucoup de rapports. L’Ukraine est un pays très fertile, mais nullement agréable : vous voyez de grandes plaines de blé qui semblent cultivées par des mains invisibles, tant les habitations et les habitants sont rares. Il ne faut pas s’imaginer qu’en approchant de Kiew, ni de la plupart de ce qu’on appelle des villes en Russie, on voie rien qui ressemble aux villes de l’Occident ; les chemins ne sont pas mieux soignés, des maisons de campagne n’annoncent pas une contrée plus peuplée. En arrivant dans Kiew, le premier objet que j’aperçus, ce fut un cimetière : j’appris ainsi que j’étais près d’un lieu où des hommes étaient rassemblés. La plupart des maisons de Kiew ressemblent à des tentes, et de loin la ville a l’air d’un camp ; on ne peut s’empêcher de croire qu’on a pris modèle sur les demeures ambulantes des Tartares pour bâtir en bois des maisons qui ne paraissent pas non plus d’une grande solidité. Peu de jours suffisent pour les construire ; de fréquents incendies les consument, et l’on envoie à la forêt pour se commander une maison, comme au marché pour faire ses provisions d’hiver. Au milieu de ces cabanes s’élèvent pourtant des palais, et surtout des églises dont les coupoles vertes et dorées frappent singulièrement les regards. Quand, le soir, le soleil darde ses rayons sur ces voûtes brillantes, on croit voir une illumination pour une fête, plutôt qu’un édifice durable.
Les Russes ne passent jamais devant une église sans faire le signe de la croix, et leur longue barbe ajoute beaucoup à l’expression religieuse de leur physionomie. Ils portent pour la plupart une grande robe bleue, serrée autour du corps par une ceinture rouge ; l’habit des femmes a aussi quelque chose d’asiatique, et l’on y remarque ce goût pour les couleurs vives qui nous vient des pays où le soleil est si beau, qu’on aime à faire ressortir son éclat par les objets qu’il éclaire. Je pris en peu de temps tellement de goût à ces habits orientaux, que je n’aimais pas à voir des Russes vêtus comme le reste des Européens ; il me semblait alors qu’ils allaient entrer dans cette grande régularité du despotisme de Napoléon, qui fait présent à toutes les nations de la conscription d’abord, puis des taxes de guerre, puis du Code Napoléon, pour régir de la même manière des nations toutes différentes.
Le Dnieper, que les anciens appelaient Borysthène, passe à Kiew, et l’ancienne tradition du pays assure que c’est un batelier qui, en le traversant, trouva ses ondes si pures, qu’il voulut fonder une ville sur ses bords. En effet, les fleuves sont les plus grandes beautés de la nature en Russie. À peine si l’on y rencontre des ruisseaux, tant le sable en obstrue le cours. Il n’y a presque point de variété d’arbres ; le triste bouleau revient sans cesse dans cette nature peu inventive : on y pourrait regretter même les pierres, tant on est quelquefois fatigué de ne rencontrer ni collines ni vallées, et d’avancer toujours sans voir de nouveaux objets. Les fleuves délivrent l’imagination de cette fatigue : aussi les prêtres bénissent-ils ces fleuves. L’Empereur, l’Impératrice et toute la Cour vont assister à la cérémonie de la bénédiction de la Neva, dans le moment du plus grand froid de l’hiver. On dit que Wladimir, au commencement du XIe siècle, déclara que toutes les ondes de Borysthène étaient saintes, et qu’il suffisait de s’y plonger pour être chrétien ; le baptême des Grecs se faisant par immersion, des milliers d’hommes allèrent dans ce fleuve abjurer leur idolâtrie. C’est ce même Wladimir qui avait envoyé des députés dans divers pays pour savoir laquelle de toutes les religions il lui convenait le mieux d’adopter ; il se décida pour le culte grec, à cause de la pompe des cérémonies. Il le préféra peut-être encore par des motifs plus importants ; en effet, le culte grec, en excluant l’empire du Pape, donne au souverain de la Russie les pouvoirs spirituels et temporels tout ensemble.
La religion grecque est nécessairement moins intolérante que le catholicisme ; car étant accusée de schisme, elle ne peut guère se plaindre des hérétiques : aussi toutes les religions sont admises en Russie, et, depuis les bords du Don jusqu’à ceux de la Neva, la fraternité de patrie réunit les hommes, lors même que les opinions théologiques les séparent. Les prêtres grecs sont mariés, et presque jamais les gentilshommes n’entrent dans cet état : il en résulte que le clergé n’a pas beaucoup d’ascendant politique ; il agit sur le peuple, mais il est très soumis à l’Empereur.
Les cérémonies du culte grec sont au moins aussi belles que celles des catholiques ; les chants d’église sont ravissants : tout porte à la rêverie dans ce culte ; il a quelque chose de poétique et de sensible, mais il me semble qu’il captive plus l’imagination qu’il ne dirige la conduite. Quand le prêtre sort du sanctuaire, où il reste enfermé pendant qu’il communie, on dirait qu’il voit s’ouvrir les portes du jour ; le nuage d’encens qui l’environne, l’argent, l’or et les pierreries qui brillent sur ses vêtements et dans l’église, semblent venir du pays où l’on adorait le soleil. Les sentiments recueillis qu’inspire l’architecture gothique en Allemagne, en France et en Angleterre, ne peuvent se comparer en rien à l’effet des églises grecques ; elles rappellent plutôt les minarets des Turcs et des Arabes que nos temples. Il ne faut pas non plus s’attendre à y trouver, comme en Italie, la pompe des beaux-arts ; leurs ornements les plus remarquables, ce sont des vierges et des saints couronnés de diamants et de rubis. La magnificence est le caractère de tout ce qu’on voit en Russie ; le génie de l’homme ni les dons de la nature n’en font point la beauté.
Les cérémonies des mariages, des baptêmes et des enterrements sont nobles et touchantes ; on retrouve quelques anciennes coutumes du paganisme grec, mais seulement celles qui, ne tenant en rien au dogme, peuvent ajouter à l’impression des trois grandes scènes de la vie, la naissance, le mariage et la mort. Parmi les paysans russes, l’usage s’est encore conservé de parler au mort avant de se séparer pour toujours de ses restes. « D’où vient, lui dit-on, que tu nous as abandonnés ? étais-tu donc malheureux sur cette terre ? ta femme n’était-elle pas belle et bonne ? pourquoi donc l’as-tu quittée ? » Le mort ne répond rien, mais le prix de l’existence est ainsi proclamé en présence de ceux qui la conservent encore.
On montre à Kiew des catacombes qui rappellent un peu celles de Rome, et l’on vient y faire des pèlerinages à pied, de Kazan et d’autres villes qui touchent à l’Asie ; mais ces pèlerinages coûtent moins en Russie que partout ailleurs, bien que les distances soient beaucoup plus grandes. Le caractère de ce peuple est de ne craindre ni la fatigue ni les souffrances physiques ; il y a de la patience et de l’activité dans cette nation, de la gaieté et de la mélancolie. On y voit réunis les contrastes les plus frappants, et c’est ce qui peut en faire présager de grandes choses ; car, d’ordinaire, il n’y a que les êtres supérieurs qui possèdent des qualités opposées ; les masses sont, pour la plupart, d’une seule couleur.
Je fis à Kiew l’essai de l’hospitalité russe. Le gouverneur de la province, le général Miloradowitsch, me combla des soins les plus aimables ; c’était un aide de camp de Souvarow, intrépide comme lui : il m’inspira plus de confiance que je n’en avais alors dans les succès militaires de la Russie. Je n’avais rencontré jusque-là que quelques officiers de l’école allemande, qui ne participaient en rien au caractère russe. Je vis dans le général Miloradowitsch un véritable Russe, impétueux, brave, confiant, et nullement dirigé par l’esprit d’imitation, qui dérobe quelquefois à ses compatriotes jusqu’à leur caractère national. Il me raconta des traits de Souvarow qui prouvent que cet homme étudiait beaucoup, quoiqu’il conservât l’instinct original qui tient à la connaissance immédiate des hommes et des choses. Il cachait ses études pour frapper davantage l’imagination de ses troupes, en se donnant, en toutes choses, l’air inspiré.
Les Russes ont, selon moi, beaucoup plus de rapports avec les peuples du Midi, ou plutôt de l’Orient, qu’avec ceux du Nord. Ce qu’ils ont d’européen tient aux manières de la Cour, les mêmes dans tous les pays ; mais leur nature est orientale. Le général Miloradowitsch me raconta qu’un régiment de Kalmouks avait été mis en garnison à Kiew, et que le prince de ces Kalmouks était un jour venu lui avouer qu’il souffrait beaucoup de passer l’hiver enfermé dans une ville, et qu’il voudrait obtenir la permission de camper dans la forêt voisine. On ne pouvait guère lui refuser un plaisir si facile ; aussi alla-t-il, avec sa troupe, au milieu de la neige, s’établir dans les chariots qui leur servent en même temps de cahutes. Les soldats russes supportent à peu près de même les fatigues et les souffrances du climat ou de la guerre ; et le peuple, dans toutes les classes, a un mépris des obstacles et des peines physiques qui peut le porter aux plus grandes choses. Ce prince kalmouk, auquel des maisons de bois paraissaient une demeure trop recherchée, au milieu de l’hiver, donnait des diamants aux dames qui lui plaisaient dans un bal ; et comme il ne pouvait se faire entendre d’elles, il remplaçait les compliments par des présents, comme cela se passe dans l’Inde et dans ces contrées silencieuses de l’Orient, où la parole a moins de puissance que chez nous. Le général Miloradowitsch m’invita, pour le soir même de mon départ, à un bal chez une princesse moldave. J’eus un vrai regret de ne pouvoir y aller. Tous ces noms de pays étrangers, de nations qui ne sont presque plus européennes, réveillent singulièrement l’imagination. On se sent, en Russie, à la porte d’une autre terre, près de cet Orient d’où sont sorties tant de croyances religieuses, et qui renferme encore dans son sein d’incroyables trésors de persévérance et de réflexion.
CHAPITRE XII

Route de Kiew à Moscou.
Environ neuf cents verstes séparaient encore Kiew de Moscou. Mes cochers russes me menaient comme l’éclair, en chantant des airs dont les paroles étaient, m’a-t-on assuré, des compliments et des encouragements pour leurs chevaux : « Allez, leur disaient-ils, mes amis ; nous nous connaissons, marchez vite. » Je n’ai rien vu de barbare dans ce peuple ; au contraire, ses formes ont quelque chose d’élégant et de doux qu’on ne retrouve point ailleurs. Jamais un cocher russe ne passe devant une femme, de quelque âge ou de quelque état qu’elle soit, sans la saluer, et la femme lui répond par une inclination de tête qui est toujours noble et gracieuse. Un vieillard, qui ne pouvait se faire entendre de moi, me montra la terre, et puis le ciel, pour m’indiquer que l’une serait bientôt, pour lui, le chemin de l’autre. Je sais bien qu’on peut m’objecter, avec raison, de grandes atrocités que l’on rencontre dans l’histoire de Russie ; mais, d’abord, j’en accuserais plutôt les boyards, dépravés par le despotisme qu’ils exerçaient ou qu’ils souffraient, que la nation elle-même. D’ailleurs, les dissensions politiques, partout et dans tous les temps, dénaturent le caractère national, et rien n’est plus déplorable, dans l’histoire, que cette suite de maîtres élevés et renversés par le crime ; mais telle est la fatale condition du pouvoir absolu sur la terre. Les employés civils d’une classe inférieure, tous ceux qui attendent leur fortune de leur souplesse ou de leurs intrigues, ne ressemblent en rien aux habitants de la campagne, et je conçois tout le mal qu’on a dit et qu’on doit dire d’eux ; mais il faut chercher à connaître une nation guerrière par ses soldats, et par la classe d’où l’on tire les soldats, les paysans.
Quoiqu’on me conduisît avec une grande rapidité, il me semblait que je n’avançais pas, tant la contrée était monotone. Des plaines de sables, quelques forêts de bouleaux, et des villages à grande distance les uns des autres, composés de maisons de bois toutes taillées sur le même modèle, voilà les seuls objets qui s’offrissent à mes regards. J’éprouvais cette sorte de cauchemar qui saisit quelquefois la nuit, quand on croit marcher et n’avancer jamais. Il me semblait que ce pays était l’image de l’espace infini, et qu’il fallait l’éternité pour le traverser. À chaque instant, on voyait passer des courriers qui allaient avec une incroyable vitesse ; ils étaient assis sur un banc de bois placé en travers d’une petite charrette traînée par deux chevaux, et rien ne les arrêtait un instant. Les cahots les faisaient quelquefois sauter à deux pieds au-dessus de leur voiture ; ils retombaient avec une adresse étonnante, et se hâtaient de dire en avant en russe, avec une énergie semblable à celle des Français un jour de bataille. La langue esclavonne est singulièrement retentissante ; je dirais presque qu’elle a quelque chose de métallique ; on croit entendre frapper l’airain quand les Russes prononcent certaines lettres de leur langue, tout à fait différentes de celles dont se composent les dialectes de l’Occident.
L’on voyait passer des corps de réserve qui se rapprochaient à la hâte du théâtre de la guerre ; des Cosaques se rendaient un à un à l’armée, sans ordre et sans uniforme, avec une grande lance à la main, et une espèce de vêtement grisâtre dont ils mettaient l’ample capuchon sur leur tête. Je m’étais fait une tout autre idée de ces peuples ; ils habitent derrière le Dnieper ; là, leur façon de vivre est indépendante, à la manière des sauvages ; mais ils se laissent gouverner despotiquement à la guerre. On est accoutumé à voir en beaux uniformes, d’une couleur éclatante, les plus redoutables des armées. Les couleurs ternes dont ces Cosaques sont revêtus font un genre de peur : on dirait que ce sont des revenants qui fondent sur vous.
À moitié chemin, entre Kiew et Moscou, comme nous étions déjà près des armées, les chevaux devinrent plus rares. Je commençai à craindre d’être arrêtée dans mon voyage, au moment même où la nécessité de se hâter était la plus pressante ; et lorsque je passais cinq ou six heures devant une poste, puisqu’il y avait rarement une chambre dans laquelle on pût entrer, je pensais, en frémissant, à cette armée qui pourrait m’atteindre à l’extrémité de l’Europe, et rendre ma position tout à la fois tragique et ridicule ; car il en est ainsi du non-succès dans une entreprise de ce genre ; les circonstances qui m’y forçaient n’étant pas généralement connues, on aurait demandé pourquoi j’avais quitté ma demeure, bien qu’on m’en eût fait une prison, et d’assez bonnes gens n’auraient pas manqué de dire, avec un air de componction, que c’était bien malheureux, mais que j’aurais mieux fait de ne pas partir. Si la tyrannie n’avait pour elle que ses partisans directs, elle ne se maintiendrait jamais ; la chose étonnante, et qui manifeste plus que toute la misère humaine, c’est que la plupart des hommes médiocres sont au service de l’événement ; ils n’ont pas la force de penser plus haut qu’un fait, et quand un oppresseur a triomphé et qu’une victime est perdue, ils se hâtent de justifier, non pas précisément le tyran, mais la destinée dont il est l’instrument. La faiblesse d’esprit et de caractère est sans doute la cause de cette servilité ; mais il y a dans l’homme aussi un certain besoin de donner raison au sort, quel qu’il soit, comme si c’était une manière de vivre en paix avec lui.
J’atteignis enfin la partie de ma route qui m’éloignait du théâtre de la guerre, et j’arrivai dans les gouvernements d’Orel et de Toula, dont il a tant été question depuis dans les Bulletins des deux armées. Je fus reçue dans ces demeures solitaires, car c’est ainsi que paraissent les villes de province en Russie, avec une parfaite hospitalité. Plusieurs gentilshommes des environs vinrent à mon auberge me complimenter sur mes écrits, et j’avoue que je fus flattée de me trouver une réputation littéraire à cette distance de ma patrie. La femme du gouverneur me reçut à l’asiatique, avec du sorbet et des roses ; sa chambre était élégamment ornée d’instruments de musique et de tableaux. On voit partout en Europe le contraste de la richesse et de la misère ; mais en Russie ce n’est, pour ainsi dire, ni l’une ni l’autre qui se fait remarquer. Le peuple n’est pas pauvre : les grands savent mener, quand il le faut, la même vie que le peuple ; c’est le mélange des privations les plus dures et des jouissances les plus recherchées qui caractérise ce pays. Ces mêmes seigneurs, dont la maison réunit tout ce que le luxe des diverses parties du monde a de plus éclatant, se nourrissent en voyage bien plus mal que nos paysans de France, et savent supporter, non seulement à la guerre, mais dans plusieurs circonstances de la vie, une existence physique très désagréable. La rigueur du climat, les marais, les forêts, les déserts, dont se compose une grande partie du pays, mettent l’homme en lutte avec la nature. Les fruits et les fleurs même ne viennent que dans des serres ; les légumes ne sont pas généralement cultivés ; il n’y a de vignes nulle part. La manière de vivre habituelle des paysans, en France, ne peut s’obtenir en Russie que par des dépenses très fortes. L’on n’y a le nécessaire que par le luxe : de là vient que, quand le luxe est impossible, on renonce même au nécessaire. Ce que les Anglais appellent comfort, et que nous exprimons par l’aisance, ne se rencontre guère en Russie. Vous ne trouveriez jamais rien d’assez parfait pour satisfaire en tout genre l’imagination des grands seigneurs russes ; mais quand cette poésie de richesse leur manque, ils boivent l’hydromel, couchent sur une planche, et voyagent jour et nuit dans un chariot ouvert, sans regretter le luxe auquel on les croirait accoutumés. C’est plutôt comme magnificence qu’ils aiment la fortune, que sous le rapport des plaisirs qu’elle donne ; semblables encore en cela aux Orientaux, qui exercent l’hospitalité envers les étrangers, les comblent de présents, et négligent souvent le bien-être habituel de leur propre vie. C’est une des raisons qui expliquent ce beau courage avec lequel les Russes ont supporté la ruine que leur a fait subir l’incendie de Moscou. Plus accoutumés à la pompe extérieure qu’aux soins d’eux-mêmes, ils ne sont point amollis par le luxe, et le sacrifice de l’argent satisfait leur orgueil autant et plus que la magnificence avec laquelle ils le dépensent. Ce qui caractérise ce peuple, c’est quelque chose de gigantesque en tout genre : les dimensions ordinaires ne lui sont applicables en rien. Je ne veux pas dire par là que ni la vraie grandeur ni la stabilité ne s’y rencontrent ; mais la hardiesse, mais l’imagination des Russes ne connaît pas de bornes, chez eux tout est colossal plutôt que proportionné, audacieux plutôt que réfléchi, et si le but n’est pas atteint, c’est parce qu’il est dépassé.
CHAPITRE XIII

Aspect du pays. – Caractère du peuple russe.
J’approchais toujours davantage de Moscou, et rien n’annonçait une capitale. Les villages de bois n’étaient pas moins distants les uns des autres ; on ne voyait pas plus de mouvement sur les vastes plaines qu’on appelle de grands chemins, on n’entendait pas plus de bruit ; les maisons de campagne n’étaient pas plus nombreuses : il y a tant d’espace en Russie, que tout s’y perd, même les châteaux, même la population. On dirait qu’on traverse un pays dont la nation vient de s’en aller. L’absence d’oiseaux ajoute à ce silence ; les bestiaux aussi sont rares, ou du moins ils sont placés à une grande distance de la route. L’étendue fait tout disparaître, excepté l’étendue même, qui poursuit l’imagination, comme de certaines idées métaphysiques dont la pensée ne peut plus se débarrasser, quand elle en est une fois saisie.
La veille de mon arrivée à Moscou, je m’arrêtai, le soir d’un jour très chaud, dans une prairie assez agréable ; des paysannes vêtues pittoresquement, selon la coutume du pays, revenaient de leurs travaux en chantant ces airs d’Ukraine, dont les paroles vantent l’amour et la liberté avec une sorte de mélancolie qui tient du regret. Je les priai de danser, et elles y consentirent. Je ne connais rien de plus gracieux que ces danses du pays, qui ont toute l’originalité que la nature donne aux beaux-arts ; une certaine volupté modeste s’y fait remarquer ; les bayadères de l’Inde doivent avoir quelque chose d’analogue à ce mélange d’indolence et de vivacité, charme de la danse russe. Cette indolence et cette vivacité indiquent la rêverie et la passion, deux éléments des caractères que la civilisation n’a encore ni formés ni domptés. J’étais frappée de la gaieté douce de ces paysannes, comme je l’avais été, dans des nuances différentes, de celle de la plupart des gens du peuple auxquels j’avais eu affaire en Russie. Je crois bien qu’ils sont terribles quand leurs passions sont provoquées ; et comme ils n’ont point d’instruction, ils ne savent pas dompter leur violence. Ils ont, par suite de la même ignorance, peu de principes de morale, et le vol est très fréquent en Russie, mais aussi l’hospitalité ; ils vous donnent comme ils vous prennent, selon que la ruse ou la générosité parle à leur imagination ; l’une et l’autre excitent l’admiration de ce peuple. Il y a dans cette manière d’être un peu de rapport avec les sauvages ; mais il me semble que maintenant les nations européennes n’ont de vigueur que quand elles sont ou ce qu’on appelle barbares, c’est-à-dire non éclairées, ou libres ; mais ces nations, qui n’ont appris de la civilisation que l’indifférence pour tel ou tel joug, à condition que leur coin de feu n’en soit pas troublé ; ces nations qui n’ont appris de la civilisation que l’art d’expliquer la puissance et de raisonner la servitude, sont faites pour être vaincues. Je me représente souvent ce que doivent être maintenant ces lieux que j’ai vus si calmes, ces aimables jeunes filles, ces paysans à longues barbes, qui suivaient si tranquillement le sort que la Providence leur avait tracé : ils ont péri ou ils sont en fuite, car nul d’entre eux ne s’est mis au service du vainqueur.
Une chose digne de remarque, c’est à quel point l’esprit public est prononcé en Russie. La réputation d’invincible que des succès multipliés ont donnée à cette nation, la fierté naturelle aux grands, le dévouement qui est dans le caractère du peuple, la religion, dont la puissance est profonde, la haine des étrangers que Pierre Ier a tâché de détruire pour éclairer et civiliser son pays, mais qui n’en est pas moins restée dans le sang des Russes, et qui se réveille dans l’occasion, toutes ces causes réunies font de cette nation un peuple très énergique. Quelques mauvaises anecdotes des règnes précédents, quelques Russes qui ont fait des dettes sur le pavé de Paris, quelques bons mots de Diderot, ont mis dans la tête des Français que la Russie ne consistait que dans une Cour corrompue, des officiers chambellans et un peuple d’esclaves : c’est une grande erreur. Cette nation, il est vrai, ne peut se connaître d’ordinaire qu’après un très long examen ; mais, dans les circonstances où je l’ai observée, tout ressortait en elle, et jamais on ne peut voir un pays sous un jour plus avantageux que dans une époque de malheur et de courage. On ne saurait trop le répéter, cette nation est composée des contrastes les plus frappants. Peut-être le mélange de la civilisation européenne et du caractère asiatique en est-il la cause.
L’accueil des Russes est si obligeant qu’on se croirait, dès le premier jour, lié avec eux, et peut-être au bout de dix ans ne le serait-on pas. Le silence russe est tout à fait extraordinaire ; ce silence porte uniquement sur ce qui leur inspire un vif intérêt. Du reste, ils parlent tant qu’on veut ; mais leur conversation ne vous apprend rien que leur politesse ; elle ne trahit ni leurs sentiments ni leurs opinions. On les a souvent comparés à des Français ; et cette comparaison me semble la plus fausse du monde. La flexibilité de leurs organes leur rend l’imitation en toutes choses très facile ; ils sont Anglais, Français, Allemands, dans leurs manières, selon que les circonstances les y appellent ; mais ils ne cessent jamais d’être Russes, c’est-à-dire impétueux et réservés tout ensemble, plus capables de passion que d’amitié, plus fiers que délicats, plus dévots que vertueux, plus braves que chevaleresques, et tellement violents dans leurs désirs, que rien ne peut les arrêter lorsqu’il s’agit de les satisfaire. Ils sont beaucoup plus hospitaliers que les Français ; mais la société ne consiste pas chez eux, comme chez nous, dans un cercle d’hommes et de femmes d’esprit, qui se plaisent à causer ensemble. On se réunit comme l’on va à une fête, pour trouver beaucoup de monde, pour avoir des fruits et des productions rares de l’Asie ou de l’Europe, pour entendre de la musique, pour jouer ; enfin pour se donner des émotions vives par les objets extérieurs, plutôt que par l’esprit et l’âme : ils réservent l’usage de l’un et de l’autre pour les actions et non pour la société. D’ailleurs, comme ils sont, en général, très peu instruits, ils trouvent peu de plaisir aux conversations sérieuses, et ne mettent point leur amour-propre à briller par l’esprit qu’on y peut montrer. La poésie, l’éloquence, la littérature, ne se rencontrent point en Russie ; le luxe, la puissance et le courage sont les principaux objets de l’orgueil et de l’ambition ; toutes les autres manières de se distinguer semblent encore efféminées et vaines à cette nation.
Mais le peuple est esclave, dira-t-on ; quel caractère peut-on lui supposer ? Certes je n’ai pas besoin de dire que tous les gens éclairés souhaitent que le peuple russe sorte de cet état, et celui qui le souhaite le plus peut-être, c’est l’empereur Alexandre : mais cet esclavage de Russie ne ressemble pas pour ses effets à celui dont nous nous faisons l’idée dans l’Occident : ce ne sont point, comme sous le régime féodal, des vainqueurs qui ont imposé de dures lois aux vaincus ; les rapports des grands avec le peuple ressemblent plutôt à ce qu’on appelait la famille des esclaves chez les anciens, qu’à l’état des serfs chez les modernes. Le tiers état n’existe pas en Russie ; c’est un grand inconvénient pour le progrès des lettres et des beaux-arts ; car c’est d’ordinaire dans cette troisième classe que les lumières se développent ; mais cette absence d’intermédiaire entre les grands et le peuple fait qu’ils s’aiment davantage les uns les autres. La distance entre les deux classes paraît plus grande, parce qu’il n’y a point de degrés entre ces deux extrémités ; et dans le fait, elles se touchent de plus près, n’étant point séparées par une classe moyenne. C’est une organisation sociale tout à fait défavorable aux lumières des premières classes, mais non pas au bonheur des dernières. Au reste, là où il n’y a pas de gouvernement représentatif, c’est-à-dire dans les pays où le monarque décrète encore la loi qu’il doit exécuter, les hommes sont souvent plus avilis par le sacrifice même de leur raison et de leur caractère, que dans ce vaste empire où quelques idées simples de religion et de patrie mènent une grande masse guidée par quelques chefs. L’immense étendue de l’empire russe fait aussi que le despotisme des grands n’y pèse pas en détail sur le peuple ; enfin, surtout, l’esprit religieux et militaire domine tellement dans la nation, qu’on peut faire grâce à bien des travers, en faveur de ces deux grandes sources des belles actions. Un homme de beaucoup d’esprit disait que la Russie ressemblait aux pièces de Shakespeare, où tout ce qui n’est pas faute est sublime, où tout ce qui n’est pas sublime est faute. Rien de plus juste que cette observation ; mais dans la grande crise où se trouvait la Russie quand je l’ai traversée, l’on ne pouvait qu’admirer l’énergie de résistance et la résignation aux sacrifices que manifestait cette nation ; et l’on n’osait presque pas, en voyant de telles vertus, se permettre de remarquer ce qu’on aurait blâmé dans d’autres temps.
CHAPITRE XIV

Moscou.
Des coupoles dorées annoncent de loin Moscou ; cependant, comme le pays environnant n’est qu’une plaine, ainsi que toute la Russie, on peut arriver dans la grande ville sans être frappé de son étendue. Quelqu’un disait avec raison que Moscou était plutôt une province qu’une ville. En effet, l’on y voit des cabanes, des maisons, des palais, un bazar comme en Orient, des églises, des établissements publics, des pièces d’eau, des bois, des parcs. La diversité des mœurs et des nations qui composent la Russie se montrait dans ce vaste séjour. Voulez-vous, me disait-on, acheter des châles de Cachemire dans le quartier des Tartares ? Avez-vous vu la ville chinoise ? L’Asie et l’Europe se trouvaient réunies dans cette immense cité. On y jouissait de plus de liberté qu’à Pétersbourg, où la Cour doit nécessairement exercer beaucoup d’influence. Les grands seigneurs établis à Moscou ne recherchaient point les places ; mais ils prouvaient leur patriotisme par des dons immenses faits à l’État, soit pour des établissements publics pendant la paix, soit comme secours pendant la guerre. Les fortunes colossales des grands seigneurs russes sont employées à former des collections de tous genres, à des entreprises, à des fêtes dont les Mille et une Nuits ont donné les modèles, et ces fortunes se perdent aussi très souvent par les passions effrénées de ceux qui les possèdent. Quand j’arrivai à Moscou, il n’était question que des sacrifices que l’on faisait pour la guerre. Un jeune comte de Momonoff levait un régiment pour l’État, et n’y voulait servir que comme sous-lieutenant ; une comtesse Orloff, aimable et riche à l’asiatique, donnait le quart de son revenu. Lorsque je passais devant ces palais entourés de jardins, où l’espace était prodigué dans une ville comme ailleurs au milieu de la campagne, on me disait que le possesseur de cette superbe demeure venait de donner mille paysans à l’État ; cet autre, deux cents. J’avais de la peine à me faire à cette expression, donner des hommes ; mais les paysans eux-mêmes s’offraient avec ardeur, et leurs seigneurs n’étaient dans cette guerre que leurs interprètes.
Dès qu’un Russe se fait soldat, on lui coupe la barbe, et de ce moment il est libre. On voulait que tous ceux qui auraient servi dans la milice fussent aussi considérés comme libres ; mais alors la nation l’aurait été, car elle s’est levée presque en entier. Espérons qu’on pourra sans secousse amener cet affranchissement si désiré ; mais, en attendant, on voudrait que les barbes fussent conservées, tant elles donnent de force et de dignité à la physionomie. Les Russes à longue barbe ne passent jamais devant une église sans faire le signe de la croix, et leur confiance dans les images visibles de la religion est très touchante. Leurs églises portent l’empreinte de ce goût de luxe qu’ils tiennent de l’Asie ; on n’y voit que des ornements d’or, d’argent et de rubis. On dit qu’un homme en Russie avait proposé de composer un alphabet avec des pierres précieuses, et d’écrire ainsi la Bible. Il connaissait la meilleure manière d’intéresser à la lecture l’imagination des Russes. Cette imagination, jusqu’à présent néanmoins, ne s’est manifestée ni par les beaux-arts, ni par la poésie. Ils arrivent très vite en toutes choses jusqu’à un certain point, et ne vont pas au-delà. L’impulsion fait faire les premiers pas, mais les seconds appartiennent à la réflexion ; et ces Russes, qui n’ont rien des peuples du Nord, sont, jusqu’à présent, très peu capables de méditation.
Quelques-uns des palais de Moscou sont en bois, afin qu’ils puissent être bâtis plus vite, et que l’inconstance naturelle à la nation, dans tout ce qui n’est pas la religion et la patrie, se satisfasse en changeant facilement de demeure. Plusieurs de ces beaux édifices ont été construits pour une fête : on les destinait à l’éclat d’un jour, et les richesses dont on les a décorés les ont fait durer jusqu’à cette époque de destruction universelle. Un grand nombre de maisons sont colorées en vert, en jaune, en rose, et sculptées en détail comme des ornements de dessert.
Le Kremlin, cette citadelle où les empereurs de Russie se sont défendus contre les Tartares, est entouré d’une haute muraille crénelée et flanquée de tourelles qui, par leurs formes bizarres, rappellent plutôt un minaret de Turquie qu’une forteresse comme la plupart de celles de l’Occident. Mais quoique le caractère extérieur des édifices de la ville soit oriental, l’impression du christianisme se retrouvait dans cette multitude d’églises si vénérées qui attiraient les regards à chaque pas. On se rappelait Rome en voyant Moscou ; non assurément que les monuments y fussent du même style, mais parce que le mélange de la campagne solitaire et des palais magnifiques, la grandeur de la ville et le nombre infini des temples, donnent à la Rome asiatique quelques rapports avec la Rome européenne.
C’est vers les premiers jours d’août qu’on me fit voir l’intérieur du Kremlin : j’y arrivai par l’escalier que l’empereur Alexandre avait monté peu de jours auparavant, entouré d’un peuple immense qui le bénissait et lui promettait de défendre son empire à tout prix. Ce peuple a tenu parole. On m’ouvrit d’abord les salles où l’on renfermait les armes des anciens guerriers de Russie : les arsenaux de ce genre sont plus dignes d’intérêt dans les autres pays de l’Europe. Les Russes n’ont pas pris part aux temps de la Chevalerie ; ils ne se sont pas mêlés des Croisades. Constamment en guerre avec les Tartares, les Polonais et les Turcs, l’esprit militaire s’est formé chez eux au milieu des atrocités de tout genre qu’entraînaient la barbarie des nations asiatiques, et celle des tyrans qui gouvernaient la Russie. Ce n’est donc pas la bravoure généreuse des Bayard ou des Percy, mais l’intrépidité d’un courage fanatique qui s’est manifestée dans ce pays depuis plusieurs siècles. Les Russes, dans les rapports de la société, si nouveaux pour eux, ne se signalent point par l’esprit de chevalerie, tel que les peuples d’Occident le conçoivent ; mais ils se sont toujours montrés terribles contre leurs ennemis. Tant de massacres ont eu lieu dans l’intérieur de la Russie, jusqu’au règne de Pierre le Grand et par-delà, que la moralité de la nation, et surtout celle des grands seigneurs, doit en avoir beaucoup souffert. Ces gouvernements despotiques, dont la seule limite est l’assassinat du despote, bouleversent les principes de l’honneur et du devoir dans la tête des hommes ; mais l’amour de la patrie, l’attachement aux croyances religieuses, se sont maintenus dans toute leur force à travers les débris de cette sanglante histoire, et la nation qui conserve de telles vertus peut encore étonner le monde.
On me conduisit de l’ancien arsenal dans les chambres occupées jadis par les czars, et où l’on conserve les vêtements qu’ils portaient le jour de leur couronnement. Ces appartements n’ont aucun genre de beauté, mais ils s’accordent très bien avec la vie dure que menaient et que mènent encore les czars. La plus grande magnificence règne dans le palais d’Alexandre ; mais lui-même couche sur la dure et voyage comme un officier cosaque.
On faisait voir dans le Kremlin un trône partagé qui fut occupé d’abord par Pierre Ier et Ivan, son frère. La princesse Sophie, leur sœur, se plaçait derrière la chaise d’Ivan, et lui dictait ce qu’il devait dire ; mais cette force empruntée ne résista pas longtemps à la force native de Pierre Ier, et bientôt il régna seul. C’est à dater de son règne que les czars ont cessé de porter le costume asiatique. La grande perruque du siècle de Louis XIV arriva avec Pierre Ier, et, sans porter atteinte à l’admiration qu’inspire ce grand homme, il y a je ne sais quel contraste désagréable entre la férocité de son génie et la régularité cérémonieuse de son vêtement. A-t-il eu raison d’effacer, autant qu’il le pouvait, les mœurs orientales du sein de sa nation ? devait-il placer sa capitale au nord et à l’extrémité de son empire ? C’est une grande question qui n’est point encore résolue : les siècles seuls peuvent commenter de si grandes pensées.
Je montai sur le clocher de la cathédrale, appelée Yvan-Veliki, d’où l’on domine toute la ville : de là je voyais ce palais des czars qui ont conquis par leurs armes les couronnes de Kazan, d’Astrakan et de Sibérie. J’entendais les chants de l’église où le catholicos, prince de Géorgie, officiait au milieu des habitants de Moscou, et formait une réunion chrétienne entre l’Asie et l’Europe. Quinze cents églises attestaient la dévotion du peuple moscovite.
Les établissements de commerce à Moscou portaient un caractère asiatique ; des hommes à turban, d’autres habillés selon les divers costumes de tous les peuples de l’Orient, étalaient les marchandises les plus rares ; les fourrures de la Sibérie et les tissus de l’Inde offraient toutes les jouissances du luxe à ces grands seigneurs dont l’imagination se plaît aux zibelines des Samoïèdes comme aux rubis des Persans. Ici, le jardin et le palais Rosamouski renfermaient la plus belle collection de plantes et de minéraux ; ailleurs, un comte de Bouterlin avait passé trente ans de sa vie à rassembler une belle bibliothèque : parmi les livres qu’il possédait, il y en avait sur lesquels on trouvait des notes de la main de Pierre Ier. Ce grand homme ne se doutait pas que cette même civilisation européenne, dont il était si jaloux, viendrait dévaster les établissements d’instruction publique qu’il avait fondés au milieu de son empire, dans le but de fixer, par l’étude, l’esprit impatient des Russes.
Plus loin était la maison des enfants trouvés, l’une des plus touchantes institutions de l’Europe ; des hôpitaux pour toutes les classes de la société se faisaient remarquer dans les divers quartiers de la ville : enfin, l’œil ne pouvait se porter que sur des richesses ou sur des bienfaits, sur des édifices de luxe ou de charité, sur des églises ou sur des palais, qui répandaient du bonheur ou de l’éclat sur une vaste portion de l’espèce humaine. On aperçoit les sinuosités de la Moskowa, de cette rivière qui, depuis la dernière invasion des Tartares, n’avait plus roulé de sang dans ses flots : le jour était superbe ; le soleil semblait se complaire à verser ses rayons sur les coupoles étincelantes. Je me rappelai ce vieil archevêque, Platon, qui venait d’écrire à l’empereur Alexandre une lettre pastorale, dont le style oriental m’avait vivement émue : il envoyait l’image de la Vierge, des confins de l’Europe, pour conjurer loin de l’Asie l’homme qui voulait faire porter aux Russes tout le poids des nations enchaînées sur ses pas. Un moment la pensée me vint que Napoléon pourrait se promener sur cette même tour d’où j’admirais la ville qu’allait anéantir sa présence ; un moment je songeai qu’il s’enorgueillirait de remplacer, dans le palais des czars, le chef de la grande horde, qui sut aussi s’en emparer pour un temps ; mais le ciel était si beau, que je repoussai cette crainte. Un mois après, cette belle ville était en cendres, afin qu’il fût dit que tout pays qui s’était allié avec cet homme serait ravagé par les feux dont il dispose. Mais combien ces Russes et leur monarque n’ont-ils pas racheté cette erreur ! Le malheur même de Moscou a régénéré l’empire, et cette ville religieuse a péri comme un martyr, dont le sang répandu donne de nouvelles forces aux frères qui lui survivent.
Le fameux comte Rostopschin, dont le nom a rempli les Bulletins de l’Empereur, vint me voir, et m’invita à dîner chez lui. Il avait été ministre des affaires étrangères de Paul Ier ; sa conversation avait de l’originalité, et l’on pouvait aisément apercevoir que son caractère se montrerait d’une manière très prononcée, si les circonstances l’exigeaient. La comtesse Rostopschin voulut bien me donner un livre qu’elle avait écrit sur le triomphe de la religion, très pur de style et de morale. J’allai la voir dans sa campagne, dans l’intérieur de Moscou ; il fallait traverser, pour y arriver, un lac et un bois : c’est à cette maison, l’un des plus agréables séjours de la Russie, que le comte Rostopschin a mis lui-même le feu à l’approche de l’armée française. Certes, une telle action devrait exciter un certain genre d’admiration, même chez des ennemis. L’empereur Napoléon a cependant comparé le comte Rostopschin à Marat, oubliant que le gouverneur de Moscou sacrifiait ses propres intérêts, et que Marat incendiait les maisons des autres : ce qui ne laisse pas cependant de faire une différence. Ce qu’on aurait pu reprocher au comte Rostopschin, c’est d’avoir dissimulé trop longtemps les mauvaises nouvelles des armées, soit qu’il se flattât lui-même, soit qu’il crût nécessaire de flatter les autres. Les Anglais, avec cette admirable droiture qui distingue toutes leurs actions, rendent compte aussi véridiquement de leurs revers que de leurs succès, et l’enthousiasme se soutient chez eux par la vérité, quelle qu’elle soit. Les Russes ne peuvent atteindre encore à cette perfection morale, qui est le résultat d’une Constitution libre.
Aucune nation civilisée ne tient autant des sauvages que le peuple russe ; et quand les grands ont de l’énergie, ils se rapprochent aussi des défauts et des qualités de cette nature sans frein. On a beaucoup vanté le mot fameux de Diderot : Les Russes sont pourris avant d’être mûrs. Je n’en connais pas de plus faux ; leurs vices mêmes, à quelques exceptions près, n’appartiennent pas à la corruption, mais à la violence. Un désir russe, disait un homme supérieur, ferait sauter une ville ; la fureur et la ruse s’emparent d’eux tour à tour, quand ils veulent accomplir une résolution quelconque, bonne ou mauvaise. Leur nature n’est point changée par la civilisation rapide que Pierre Ier leur a donnée ; elle n’a, jusqu’à présent, formé que leurs manières ; heureusement pour eux, ils sont toujours ce que nous appelons barbares, c’est-à-dire conduits par un instinct souvent généreux, toujours involontaire, qui n’admet la réflexion que dans le choix des moyens, et non dans l’examen du but : je dis heureusement pour eux, non que je prétende vanter la barbarie ; mais je désigne par ce nom une certaine énergie primitive qui peut seule remplacer dans les nations la force concentrée de la liberté.
Je vis à Moscou les hommes les plus éclairés dans la carrière des sciences et des lettres ; mais là, comme à Pétersbourg, presque toutes les places de professeurs sont remplies par des Allemands. Il y a grande disette en Russie d’hommes instruits, dans quelque genre que ce soit ; les jeunes gens ne vont, pour la plupart, à l’Université que pour entrer plus vite dans l’état militaire. Les charges civiles, en Russie, donnent un rang qui correspond à un grade dans l’armée ; l’esprit de la nation est tourné tout entier vers la guerre ; dans tout le reste, administration, économie politique, instruction publique, etc., les autres peuples de l’Europe l’emportent jusqu’à présent sur les Russes. Ils s’essayent néanmoins dans la littérature ; la douceur et l’éclat des sons de leur langue se fait remarquer par ceux mêmes qui ne la comprennent pas ; elle doit être très propre à la musique et à la poésie. Mais les Russes ont, comme tant d’autres peuples du continent, le tort d’imiter la littérature française, qui, par ses beautés mêmes, ne convient qu’aux Français. Il me semble que les Russes devraient faire dériver leurs études littéraires des Grecs plutôt que des Latins. Les caractères de l’écriture russe, si semblables à ceux des Grecs, les anciennes communications des Russes avec l’empire de Byzance, leurs destinées futures, qui les conduiront peut-être vers les illustres monuments d’Athènes et de Sparte, tout doit porter les Russes à l’étude du grec ; mais il faut surtout que leurs écrivains puisent la poésie dans ce qu’ils ont de plus intime au fond de l’âme. Leurs ouvrages, jusqu’à présent, sont composés, pour ainsi dire, du bout des lèvres, et jamais une nation si véhémente ne peut être remuée par de si grêles accords.
CHAPITRE XV

Route de Moscou à Pétersbourg.
Je quittai Moscou avec regret. Je m’arrêtai quelque temps dans un bois, près de la ville, où, les jours de fête, les habitants viennent danser, et fêter le soleil dont la splendeur est de si courte durée, même à Moscou. Qu’est-ce donc, en s’avançant vers le nord ? Ces éternels bouleaux, qui fatiguent par leur monotonie, deviennent eux-mêmes très rares, dit-on, lorsqu’on s’approche d’Arkangel ; on les conserve là comme des orangers en France. Le pays de Moscou à Pétersbourg n’est que sable d’abord, et marais ensuite ; dès qu’il pleut, la terre devient noire, et l’on ne sait plus où trouver le grand chemin. Les maisons de paysans néanmoins annoncent partout l’aisance ; ils ornent leurs demeures avec des colonnes ; des arabesques sculptées en bois entourent leurs fenêtres. Quoique ce fût en été que je traversasse ce pays, j’y sentais ce menaçant hiver qui semblait se cacher derrière les nuages ; quand on me présentait des fruits, leur saveur était âpre, parce que leur maturité avait été trop précipitée ; une rose me causait de l’émotion, comme un souvenir de nos belles contrées, et les fleurs elles-mêmes paraissaient porter leurs têtes avec moins d’orgueil, comme si la main glacée du Nord eût été déjà prête à la saisir.
Je passai par Novogorod, qui était, il y a six siècles, une république associée aux villes hanséatiques, et qui a conservé longtemps un esprit d’indépendance républicaine. On se plaît à dire que la liberté n’a été réclamée en Europe que dans le dernier siècle ; c’est plutôt le despotisme qui est une invention moderne. En Russie même, l’esclavage des paysans n’a été introduit qu’au XVIe siècle. Jusqu’au règne de Pierre Ier, la formule de tous les ukases était : Les boyards ont avisé, le czar ordonnera. Pierre Ier, quoique à beaucoup d’égards il ait fait un bien infini à la Russie, abaissa les grands, et réunit sur sa tête le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, afin de ne pas rencontrer d’obstacles à ses desseins. Richelieu se conduisit de même en France ; aussi Pierre Ier l’admirait-il beaucoup. On sait qu’en voyant son tombeau à Paris, il s’écria : « Grand homme ! je donnerais la moitié de mon empire pour apprendre de toi à gouverner l’autre. » Le czar, dans cette occasion, était trop modeste, car il avait sur Richelieu, d’abord l’avantage d’être un grand guerrier, et de plus, le fondateur de la marine et du commerce de son pays ; tandis que Richelieu n’a fait que gouverner tyranniquement au-dedans et astucieusement au-dehors. Mais revenons à Novogorod : Ivan Vasiliéwitch s’en empara en 1470 ; il détruisit la liberté de cette ville ; il fit transporter à Moscou, dans le Kremlin, la grande cloche nommée en russe Wetchevoy kolokol, au son de laquelle les citoyens s’assemblaient sur la place pour délibérer sur les intérêts publics. En perdant la liberté, Novogorod vit chaque jour disparaître sa population, son commerce, ses richesses, tant le souffle du pouvoir arbitraire, dit le meilleur historien de la Russie, est desséchant et destructeur ! Encore aujourd’hui, cette ville de Novogorod offre un aspect singulièrement triste ; une vaste enceinte annonce que la ville était jadis grande et peuplée, et l’on n’y voit que des maisons éparses dont les habitants semblent placés là comme des figures qui pleurent sur les tombeaux. C’est peut-être aussi maintenant le spectacle qu’offre cette belle ville de Moscou ; mais l’esprit public la rebâtira, comme il l’a reconquise.
CHAPITRE XVI

Saint-Pétersbourg.
De Novogorod jusqu’à Pétersbourg il n’y a presque plus que des marais, et l’on arrive dans l’une des plus belles villes du monde, comme si, d’un coup de baguette, un enchanteur faisait sortir toutes les merveilles de l’Europe et de l’Asie du sein des déserts. La fondation de Pétersbourg est la plus grande preuve de cette ardeur de la volonté russe, qui ne connaît rien d’impossible ; tout est humble aux alentours ; la ville est bâtie sur un marais, et le marbre même y repose sur des pilotis ; mais on oublie, en voyant ces superbes édifices, leurs fragiles fondements, et l’on ne peut s’empêcher de méditer sur le miracle d’une si belle ville bâtie en si peu de temps. Ce peuple, qu’il faut toujours peindre par des contrastes, est d’une persévérance inouïe contre la nature, ou contre les armées ennemies. La nécessité trouva toujours les Russes patients et invincibles ; mais, dans le cours ordinaire de la vie, ils sont très inconstants. Les mêmes hommes, les mêmes maîtres ne leur inspirent pas longtemps de l’enthousiasme ; la réflexion seule peut garantir la durée des sentiments et des opinions dans le calme habituel de la vie, et les Russes, comme tous les peuples soumis au despotisme, sont plus capables de dissimulation que de réflexion.
En arrivant à Pétersbourg, mon premier sentiment fut de remercier le ciel d’être au bord de la mer. Je vis flotter sur la Neva le pavillon anglais, signal de la liberté, et je sentis que je pouvais, en me confiant à l’Océan, rentrer sous la puissance immédiate de la Divinité ; c’est une illusion dont on ne saurait se défendre, que de se croire plus sous la main de la Providence, quand on est livré aux éléments que lorsqu’on dépend des hommes, et surtout de l’homme qui semble une révélation du mauvais principe sur cette terre.
En face de la maison que j’habitais à Pétersbourg était la statue de Pierre Ier ; on le représente à cheval, gravissant une montagne escarpée au milieu de serpents qui veulent arrêter les pas de son cheval. Ces serpents, il est vrai, sont mis là pour soutenir la masse immense du cheval et du cavalier ; mais cette idée n’est pas heureuse ; car, dans le fait, ce n’est pas l’envie qu’un souverain peut redouter ; ceux qui rampent ne sont pas non plus ses ennemis, et Pierre Ier, surtout, n’eut rien à craindre, pendant sa vie, que des Russes qui regrettaient les anciens usages de leur pays. Toutefois l’admiration que l’on conserve pour lui est une preuve du bien qu’il a fait à la Russie ; car cent ans après leur mort les despotes n’ont plus de flatteurs. On voit écrit sur le piédestal de la statue : À Pierre premier, Catherine seconde. Cette inscription simple, et néanmoins orgueilleuse, a le mérite de la vérité. Ces deux grands hommes ont élevé très haut la fierté russe ; et savoir mettre dans la tête d’une nation qu’elle est invincible, c’est la rendre telle, au moins dans ses propres foyers ; car la conquête est un hasard qui dépend peut-être encore plus des fautes des vaincus que du génie du vainqueur.
On prétend avec raison que l’on ne peut, à Pétersbourg, dire d’une femme qu’elle est vieille comme les rues, tant les rues elles-mêmes sont modernes. Les édifices sont encore d’une blancheur éblouissante, et la nuit, quand la lune les éclaire, on croit voir de grands fantômes blancs qui regardent, immobiles, le cours de la Neva. Je ne sais ce qu’il y a de particulièrement beau dans ce fleuve, mais jamais les flots d’aucune rivière ne m’ont paru si limpides. Des quais de granit de trente verstes de long bordent ses ondes, et cette magnificence du travail de l’homme est digne de l’eau transparente qu’elle décore. Si Pierre Ier avait dirigé de pareils travaux vers le midi de son empire, il n’aurait pas obtenu ce qu’il désirait, une marine ; mais peut-être se serait-il mieux conformé au caractère de sa nation. Les Russes habitants de Pétersbourg ont l’air d’un peuple du Midi condamné à vivre au Nord, et faisant tous ses efforts pour lutter contre un climat qui n’est pas d’accord avec sa nature. Les habitants du Nord sont d’ordinaire très casaniers, et redoutent le froid, précisément parce qu’il est leur ennemi de tous les jours. Les gens du peuple, parmi les Russes, n’ont pris aucune de ces habitudes ; les cochers attendent dix heures à la porte, pendant l’hiver, sans se plaindre ; ils se couchent sur la neige, sous leurs voitures, et transportent les mœurs des lazzaroni de Naples au soixantième degré de latitude. Vous les voyez établis sur les marches des escaliers, comme les Allemands dans leur duvet : quelquefois ils dorment debout, la tête appuyée contre un mur. Tour à tour indolents ou impétueux, ils se livrent alternativement au sommeil ou à des fatigues incroyables. Quelques-uns s’enivrent, et diffèrent en cela des peuples du Midi, qui sont très sobres ; mais les Russes le sont aussi, et d’une manière à peine croyable, quand les difficultés de la guerre l’exigent.
Les grands seigneurs russes montrent, à leur manière, les goûts des habitants du Midi. Il faut aller voir les diverses maisons de campagne qu’ils se sont bâties au milieu d’une île formée par la Neva, dans l’enceinte même de Pétersbourg. Les plantes du Midi, les parfums de l’Orient, les divans de l’Asie, embellissent ces demeures. Des serres immenses où mûrissent des fruits de tous les pays, forment un climat factice. Les possesseurs de ces palais tâchent de ne pas perdre le moindre rayon du soleil, pendant qu’il paraît sur leur horizon ; ils le fêtent comme un ami qui va bientôt s’en aller, mais qu’ils ont connu jadis dans une contrée plus heureuse.
Le lendemain de mon arrivée, j’allai dîner chez l’un des négociants les plus estimés de la ville, qui exerçait l’hospitalité russe, c’est-à-dire qu’il plaçait sur le toit de sa maison un pavillon pour annoncer qu’il dînait chez lui, et cette invitation suffisait à tous ses amis. Il nous fit dîner en plein air, tant on était content de ces pauvres jours d’été, dont il restait encore quelques-uns auxquels nous n’aurions guère donné ce nom dans le midi de l’Europe. Le jardin était très agréable ; des arbres, des fleurs l’embellissaient ; mais à quatre pas de la maison recommençait le désert ou le marais. La nature, aux environs de Pétersbourg, a l’air d’un ennemi qui se ressaisit de ses droits dès que l’homme cesse un moment de lutter contre lui.
Le matin suivant je me rendis à l’église de Notre-Dame de Kazan, bâtie par Paul Ier, sur le modèle de Saint-Pierre de Rome. L’intérieur de l’église, décoré d’un grand nombre de colonnes de granit, est de la plus grande beauté ; mais l’édifice lui-même déplaît, précisément parce qu’il rappelle Saint-Pierre, et qu’il en diffère d’autant plus qu’on a voulu l’imiter. On ne fait pas en deux ans ce qui a coûté un siècle aux premiers artistes de l’univers. Les Russes voudraient, par la rapidité, échapper au temps comme à l’espace ; mais le temps ne conserve que ce qu’il a fondé, et les beaux-arts, dont l’inspiration semble la première source, ne peuvent cependant se passer de la réflexion.
J’allai de Notre-Dame de Kazan au couvent de Saint-Alexandre-Newski, lieu consacré à un des héros souverains de la Russie, qui étendit ses conquêtes jusqu’aux rives de la Neva. L’impératrice Élisabeth, fille de Pierre Ier, lui a fait construire un cercueil en argent, sur lequel on a coutume de poser une pièce de monnaie, comme gage du vœu que l’on recommande au saint. Le tombeau de Souvarow est dans ce couvent d’Alexandre, mais il n’y a que son nom qui le décore ; c’est assez pour lui, mais non pas pour les Russes, auxquels il a rendu de si grands services. Au reste, cette nation est si militaire, qu’elle s’étonne moins qu’une autre des hauts faits en ce genre. Les plus grandes familles de Russie ont élevé des tombeaux à leurs parents dans le cimetière qui tient à l’église de Newski, mais aucun de ces monuments n’est digne de remarque ; ils ne sont pas beaux, sous le rapport de l’art, et nulle idée grande n’y frappe l’imagination. Il est vrai que la pensée de la mort produit peu d’effet sur les Russes ; soit courage, soit inconstance dans les impressions, les longs regrets ne sont guère dans leur caractère ; ils sont plus capables de superstition que d’émotion : la superstition se rapporte à cette vie, et la religion à l’autre : la superstition se lie à la fatalité, et la religion à la vertu ; c’est par la vivacité des désirs terrestres qu’on devient superstitieux, et c’est, au contraire, par le sacrifice de ces mêmes désirs qu’on est religieux.
M. de Romanzow, ministre des affaires étrangères de Russie, me combla des politesses les plus aimables, et c’était à regret que je pensais qu’il avait été tellement dans le système de l’empereur Napoléon, qu’il aurait dû, comme les ministres anglais, se retirer quand ce système était rejeté. Sans doute, dans une monarchie absolue, la volonté du maître explique tout ; mais la dignité d’un premier ministre exige peut-être que des paroles opposées ne sortent pas de la même bouche. Le souverain représente l’État, et l’État peut changer de politique quand les circonstances l’exigent ; mais le ministre n’est qu’un homme, et un homme, sur des questions de cette importance, ne doit avoir qu’une opinion dans le cours de sa vie. Il est impossible d’avoir de meilleures manières que M. de Romanzow, et de recevoir plus noblement les étrangers. J’étais chez lui lorsqu’on annonça l’envoyé d’Angleterre, lord Tirconnel, et l’amiral Bentinck, tous les deux d’une figure remarquable : c’étaient les premiers Anglais qui reparaissaient sur ce continent, dont la tyrannie d’un seul homme les avait bannis. Après dix ans d’une si terrible lutte, après dix ans pendant lesquels les succès et les revers avaient toujours trouvé les Anglais fidèles à la boussole de leur politique, la conscience, ils revenaient enfin dans le pays qui, le premier, s’affranchissait de la monarchie universelle. Leur accent, leur simplicité, leur fierté, tout réveillait dans l’âme le sentiment du vrai en toutes choses, que Napoléon a trouvé l’art d’obscurcir aux yeux de ceux qui n’ont lu que ses gazettes, et n’ont entendu que ses agents. Je ne sais pas même si les adversaires de Napoléon sur le continent, entourés constamment d’une fausse opinion qui ne cesse de les étourdir, peuvent se confier sans trouble à leur propre sentiment. Si j’en puis juger par moi, je sais que souvent, après avoir entendu tous les conseils de prudence ou de bassesse dont on est abîmé dans l’atmosphère bonapartiste, je ne savais plus que penser de ma propre opinion ; mon sang me défendait d’y renoncer, mais ma raison ne suffisait pas toujours pour me préserver de tant de sophismes. Ce fut donc avec une vive émotion que j’entendis de nouveau la voix de cette Angleterre, avec laquelle on est presque toujours sûr d’être d’accord, quand on cherche à mériter l’estime des honnêtes gens et de soi-même.
Le lendemain, le comte Orloff m’invita à venir passer la journée dans l’île qui porte son nom ; c’est la plus agréable de toutes celles que forme la Neva : des chênes, production rare pour ce pays, ombragent le jardin. Le comte et la comtesse Orloff emploient leur fortune à recevoir les étrangers avec autant de facilité que de magnificence : on est à son aise chez eux comme dans un asile champêtre, et l’on y jouit de tout le luxe des villes. Le comte Orloff est un des grands seigneurs les plus instruits qu’on puisse rencontrer en Russie, et son amour pour son pays porte un profond caractère, dont on ne peut s’empêcher d’être ému. Le premier jour que je passai chez lui, la paix venait d’être proclamée avec l’Angleterre : c’était un dimanche, et dans son jardin, ouvert ce jour-là aux promeneurs, on voyait un grand nombre de ces marchands à barbe, qui conservent en Russie le costume des moujiks, c’est-à-dire des paysans. Plusieurs se rassemblèrent pour écouter l’excellente musique du comte Orloff ; elle nous fit entendre l’air anglais God save the king (Dieu protège le roi), qui est le chant de la liberté dans un pays où le monarque en est le premier gardien. Nous étions tous émus, et nous applaudîmes à cet air national pour tous les Européens ; car il n’y a plus que deux espèces d’hommes en Europe, ceux qui servent la tyrannie et ceux qui savent la haïr. Le comte Orloff s’approcha des marchands russes et leur dit que l’on célébrait la paix de l’Angleterre avec la Russie : ils firent alors le signe de la croix, et remercièrent le ciel de ce que la mer leur était encore une fois ouverte.
L’île Orloff est au centre de toutes celles où les grands seigneurs de Pétersbourg, et l’empereur et l’impératrice eux-mêmes, ont choisi, pendant l’été, leur séjour. Non loin de là est l’île de Strogonoff, dont le riche propriétaire a fait venir de Grèce des antiquités d’un grand prix. Sa maison était ouverte tous les jours, pendant sa vie, et quiconque y avait été présenté pouvait y revenir ; il n’invitait jamais personne à dîner ou à souper pour tel jour : il était convenu qu’une fois admis l’on était toujours bien reçu ; souvent il ne connaissait pas la moitié des personnes qui dînaient chez lui ; mais ce luxe d’hospitalité lui plaisait comme tout autre genre de magnificence. Beaucoup de maisons, à Pétersbourg, ont à peu près la même coutume ; il est aisé d’en conclure que ce que nous entendons, en France, par les plaisirs de la conversation, ne saurait s’y rencontrer : la société est beaucoup trop nombreuse pour qu’un entretien d’une certaine force puisse jamais s’y établir. Toute la bonne compagnie a des manières parfaites, mais il n’y a ni assez d’instruction parmi les nobles, ni assez de confiance entre des personnes qui vivent sans cesse sous l’influence d’une Cour et d’un gouvernement despotiques, pour que l’on puisse connaître les charmes de l’intimité.
La plupart des grands seigneurs de Russie s’expriment avec tant de grâce et de convenance, qu’on se fait souvent illusion, au premier abord, sur le degré d’esprit et de connaissances de ceux avec qui l’on s’entretient. Le début est presque toujours d’un homme ou d’une femme de beaucoup d’esprit ; mais quelquefois aussi, à la longue, l’on ne retrouve que le début. On ne s’est point accoutumé, en Russie, à parler du fond de son âme ni de son esprit ; on avait naguère si peur de ses maîtres, qu’on n’a point encore pu s’habituer à la sage liberté qu’on doit au caractère d’Alexandre.
Quelques gentilshommes russes ont essayé de briller en littérature, et ont fait preuve de talent dans cette carrière ; mais les lumières ne sont pas assez répandues pour qu’il y ait un jugement public formé par l’opinion de chacun. Le caractère des Russes est trop passionné pour aimer les pensées le moins du monde abstraites ; il n’y a que les faits qui les amusent ; ils n’ont pas encore eu le temps ni le goût de réduire les faits en idées générales. D’ailleurs, toute pensée signifiante est toujours plus ou moins dangereuse, au milieu d’une Cour où l’on s’observe les uns les autres, et où le plus souvent même on s’envie.
Le silence de l’Orient est transformé en des paroles aimables, mais qui ne pénètrent pas d’ordinaire jusqu’au fond des choses. On se plaît un moment dans cette atmosphère brillante, qui dissipe agréablement la vie ; mais à la longue on ne s’y instruit pas, on n’y développe pas ses facultés, et les hommes qui passent ainsi leur temps n’acquièrent aucune capacité pour l’étude ou pour les affaires. Il n’en était pas ainsi de la société de Paris : on a vu des hommes formés seulement par les entretiens piquants ou sérieux que faisait naître la réunion des nobles et des gens de lettres.
CHAPITRE XVII

La famille impériale.
Je vis enfin ce monarque, absolu par les lois comme par les mœurs, et si modéré par son propre penchant. Présentée d’abord à l’impératrice Élisabeth, elle m’apparut comme l’ange protecteur de la Russie. Ses manières sont très réservées, mais ce qu’elle dit est plein de vie, et c’est au foyer de toutes les pensées généreuses que ses sentiments et ses opinions ont pris de la force et de la chaleur. Je fus émue en l’écoutant, par quelque chose d’inexprimable, qui ne tenait point à sa grandeur, mais à l’harmonie de son âme ; il y avait longtemps que je ne connaissais plus l’accord de la puissance et de la vertu. Comme je m’entretenais avec l’impératrice, la porte s’ouvrit, et l’empereur Alexandre me fit l’honneur de venir me parler. Ce qui me frappa d’abord en lui, c’est une expression de bonté et de dignité telle, que ces deux qualités paraissent inséparables, et qu’il semble n’en avoir fait qu’une seule. Je fus aussi très touchée de la simplicité noble avec laquelle il aborda les grands intérêts de l’Europe, dès les premières phrases qu’il voulut bien m’adresser. J’ai toujours considéré comme un signe de médiocrité cette crainte de traiter les questions sérieuses, qu’on a inspirée à la plupart des souverains de l’Europe ; ils ont peur de prononcer des mots qui aient un sens réel. L’empereur Alexandre, au contraire, s’entretint avec moi comme l’auraient fait les hommes d’État de l’Angleterre, qui mettent leur force en eux-mêmes, et non dans les barrières dont on peut s’environner. L’empereur Alexandre, que Napoléon a tâché de faire méconnaître, est un homme d’un esprit et d’une instruction remarquables, et je ne crois pas qu’il pût trouver dans son empire un ministre plus fort que lui dans tout ce qui tient au jugement des affaires et à leur direction. Il ne me cacha point qu’il regrettait l’admiration à laquelle il s’était livré dans ses rapports avec Napoléon. L’aïeul d’Alexandre avait de même ressenti un grand enthousiasme pour Frédéric II. Dans ces sortes d’illusions qu’inspire un homme extraordinaire, il y a toujours un motif généreux, quelques erreurs qui puissent en résulter. L’empereur Alexandre peignait cependant avec beaucoup de sagacité l’effet qu’avaient produit sur lui ces conversations de Bonaparte, dans lesquelles il disait les choses les plus opposées, comme si l’on avait dû toujours s’étonner de chacune, sans songer qu’elles étaient contradictoires. Il me racontait aussi les leçons à la Machiavel que Napoléon avait cru convenable de lui donner. « Voyez, lui disait-il, j’ai soin de brouiller mes ministres et mes généraux entre eux, afin qu’ils me révèlent les torts les uns des autres ; j’entretiens autour de moi une jalousie continuelle par la manière dont je traite ceux qui m’environnent : un jour l’un se croit préféré, le lendemain l’autre, et jamais aucun ne peut être assuré de ma faveur. » Quelle théorie tout à la fois commune et vicieuse ! et ne viendra-t-il pas une fois un homme supérieur à cet homme qui en démontrera l’inutilité ? Ce qu’il faut à la cause sacrée de la morale, c’est qu’elle serve d’une manière éclatante à de grands succès dans le monde ; celui qui sent toute la dignité de cette cause lui sacrifierait avec bonheur tous les succès ; mais il faut encore apprendre à ces présomptueux, qui croient trouver la profondeur de la pensée dans les vices de l’âme, que s’il y a quelquefois de l’esprit dans l’immoralité, il y a du génie dans la vertu. En me convainquant de la bonne foi de l’empereur Alexandre dans ses rapports avec Napoléon, je fus en même temps persuadée qu’il n’imiterait pas l’exemple des malheureux souverains de l’Allemagne, et ne signerait pas de paix avec celui qui est l’ennemi des peuples autant que des rois. Une âme noble ne peut être trompée deux fois par la même personne. Alexandre donne et retire sa confiance avec la plus grande réflexion. Sa jeunesse et ses avantages extérieurs ont pu seuls, dans le commencement de son règne, le faire soupçonner de légèreté ; mais il est sérieux, autant que pourrait l’être un homme qui aurait connu le malheur. Alexandre m’exprima ses regrets de n’être pas un grand capitaine : je répondis à cette noble modestie qu’un souverain était plus rare qu’un général, et que soutenir l’esprit public de sa nation par son exemple, c’était gagner la plus importante des batailles, et la première de ce genre qui eût été gagnée. L’empereur me parla avec enthousiasme de sa nation et de tout ce qu’elle était capable de devenir. Il m’exprima le désir, que tout le monde lui connaît, d’améliorer l’état des paysans encore soumis à l’esclavage. « Sire, lui dis-je, votre caractère est une constitution pour votre empire, et votre conscience en est la garantie. — Quand cela serait, me répondit-il, je ne serais jamais qu’un accident heureux[18]. » Belles paroles, les premières, je crois, de ce genre qu’un monarque absolu ait prononcées ! Que de vertus il faut pour juger le despotisme en étant despote ! et que de vertus pour n’en jamais abuser, quand la nation qu’on gouverne s’étonne presque d’une si rare modération !
À Pétersbourg surtout, les grands seigneurs ont moins de libéralité dans leurs principes que l’empereur lui-même. Habitués à être les maîtres absolus de leurs paysans, ils veulent que le monarque, à son tour, soit tout-puissant pour maintenir la hiérarchie du despotisme. L’État des bourgeois n’existe pas encore en Russie ; mais cependant il commence à se former ; les fils des prêtres, ceux des négociants, quelques paysans qui ont obtenu de leurs seigneurs la liberté de se faire artistes, peuvent être considérés comme un troisième Ordre dans l’État. La noblesse russe, d’ailleurs, ne ressemble pas à celle d’Allemagne ou de France ; on est noble en Russie dès qu’on a un grade militaire. Sans doute les grandes familles, telles que les Narischkin, les Dolgorouki, les Gallitzin, etc., seront toujours au premier rang dans l’empire, mais il n’en est pas moins vrai que les avantages aristocratiques appartiennent à des hommes que la volonté du prince a créés nobles en un jour, et toute l’ambition des bourgeois est de faire leurs fils officiers, afin qu’ils soient dans la classe privilégiée. De là vient que toute éducation est finie à quinze ans ; on se précipite dans l’état militaire le plus tôt possible, et tout le reste est négligé. Certes ce n’est pas le moment de blâmer un ordre de choses qui a produit une si belle résistance ; dans un temps plus calme, on pourrait dire avec vérité qu’il y a, sous les rapports civils, de grandes lacunes dans l’administration intérieure de la Russie. L’énergie et la grandeur sont dans la nation ; mais l’ordre et les lumières manquent souvent encore, soit dans le gouvernement, soit dans la conduite privée des individus. Pierre Ier, en rendant européenne la Russie, lui a donné sûrement de grands avantages ; mais il a fait payer ces avantages par l’établissement d’un despotisme que son père avait préparé, et qui a été consolidé par lui. Catherine II, au contraire, a tempéré l’usage du pouvoir absolu, dont elle n’était point l’auteur. Si les circonstances politiques de l’Europe ramenaient la paix, c’est-à-dire si un seul homme ne dispensait plus le mal sur la terre, on verrait Alexandre uniquement occupé d’améliorer son pays, chercher lui-même quelles sont les lois qui pourraient garantir à la Russie le bonheur dont elle ne peut être assurée que pendant la vie de son maître actuel.
De chez l’empereur j’allai chez sa respectable mère, cette princesse à qui la calomnie n’a jamais pu supposer un sentiment qui ne fût pour son époux, pour ses enfants, ou pour la famille des infortunés dont elle est la protectrice. Je raconterai plus loin de quelle manière elle dirige cet empire de charité qu’elle exerce au milieu de l’empire tout-puissant de son fils. Elle demeure au palais de la Tauride, et, pour arriver dans son appartement, il faut traverser une salle bâtie par le prince Potemkin : cette salle est d’une grandeur incomparable ; un jardin d’hiver en occupe une partie, et on voit les plantes et les arbres à travers les colonnes qui entourent l’enceinte du milieu. Tout est colossal dans cette demeure ; les conceptions du prince qui l’a construite étaient bizarrement gigantesques. Il faisait bâtir des villes en Crimée, seulement pour que l’impératrice les vît sur son passage ; il ordonnait l’assaut d’une forteresse pour plaire à une belle femme, la princesse Dolgorouki, qui avait dédaigné son hommage. La faveur de sa souveraine l’a créé ce qu’il s’est montré ; mais l’on voit néanmoins dans la plupart des grands hommes de la Russie, tels que Menzikoff, Souvarow, Pierre Ier lui-même, et plus anciennement encore Ivan Basiliewitch, quelque chose de fantasque, de violent et d’ironique tout ensemble. L’esprit était chez eux une arme plutôt qu’une jouissance, et c’était par l’imagination qu’ils étaient menés. Générosité, barbarie, passions effrénées, religion superstitieuse, tout se rencontrait dans le même caractère. Encore aujourd’hui, la civilisation, en Russie, n’a pas pénétré jusqu’au fond, même chez les grands seigneurs ; ils imitent extérieurement les autres peuples, mais tous sont russes dans l’âme, et c’est ce qui fait leur force et leur originalité, l’amour de la patrie étant, après celui de Dieu, le plus beau sentiment que les hommes puissent éprouver. Il faut que cette patrie soit fortement distincte des autres contrées qui l’environnent, pour inspirer un attachement prononcé ; les peuples qui se confondent par nuances les uns dans les autres, ou qui sont divisés en plusieurs États détachés, ne se dévouent pas avec une véritable passion à l’association conventionnelle à laquelle ils ont attaché le nom de patrie.
CHAPITRE XVIII

Mœurs des grands seigneurs russes.
J’allai passer un jour à la campagne de M. Narischkin, grand chambellan de la Cour, homme aimable, facile et poli, mais qui ne sait pas exister sans une fête ; c’est chez lui qu’on a vraiment l’idée de cette vivacité dans les goûts, qui explique les défauts et les qualités des Russes. La maison de M. Narischkin est toujours ouverte, et, quand il n’a que vingt personnes à sa campagne, il s’ennuie de cette retraite philosophique. Obligeant pour les étrangers, toujours en mouvement, et néanmoins très capable de la réflexion qu’il faut pour bien se conduire dans une Cour ; avide des jouissances d’imagination, et ne trouvant ces jouissances que dans les choses, et non dans les livres ; impatient partout ailleurs qu’à la Cour, spirituel quand il lui est avantageux de l’être, magnifique plutôt qu’ambitieux, et cherchant en tout une certaine grandeur asiatique dans laquelle la fortune et le rang se signalent plus que les avantages particuliers à la personne. Sa campagne est aussi agréable que peut l’être une nature créée de main d’homme : tout le pays environnant est aride et marécageux ; c’est une oasis que cette demeure. En montant sur la terrasse, on voit le golfe de Finlande, et l’on aperçoit dans le lointain le palais que Pierre Ier avait fait bâtir sur ses bords ; mais l’espace qui sépare de la mer et du palais est presque inculte, et le parc de M. Narischkin charme seul les regards. Nous allâmes dîner dans la maison des Moldaves, c’est-à-dire dans une salle construite selon le goût de ces peuples ; elle était arrangée pour se garantir de l’ardeur du soleil, précaution assez inutile en Russie. Cependant l’imagination est tellement frappée de l’idée qu’on vit chez un peuple qui n’est au Nord que par accident, qu’il paraît naturel d’y retrouver les usages du Midi, comme si les Russes devaient faire arriver un jour à Pétersbourg le climat de leur ancienne patrie. La table était couverte de fruits de tous les pays, suivant la coutume tirée de l’Orient, de ne faire paraître que les fruits, tandis qu’une foule de serviteurs apportent à chaque convive les viandes et les légumes qu’il faut pour les nourrir.
On nous fit entendre cette musique de cors particulière à la Russie, et dont on a souvent parlé. Sur vingt musiciens, chacun fait entendre une seule et même note, toutes les fois qu’elle revient ; ainsi chacun de ces hommes porte le nom de la note qu’il est chargé d’exécuter. On dit, en les voyant passer : Voilà le sol, le mi ou le ré de M. Narischkin. Les cors vont en grossissant de rang en rang, et quelqu’un appelait, avec raison, cette musique un orgue vivant. De loin l’effet en est très beau ; la justesse et la pureté de l’harmonie font naître les plus nobles pensées ; mais, quand on s’approche de ces pauvres musiciens, qui sont là comme des tuyaux rendant un son, et ne pouvant participer par leur propre émotion à celle qu’ils produisent, le plaisir se refroidit : on n’aime pas à voir les beaux-arts transformés en arts mécaniques, et pouvant s’apprendre de force comme l’exercice.
Des habitants de l’Ukraine, vêtus de rouge, vinrent ensuite nous chanter des airs de leur pays, singulièrement agréables, tantôt gais, tantôt mélancoliques, tantôt l’un et l’autre tout ensemble. Ces airs cessent quelquefois brusquement au milieu de la mélodie, comme si l’imagination de ces peuples se fatiguait à terminer ce qui lui plaisait d’abord, ou trouvait plus piquant de suspendre le charme dans le moment même où il agit avec le plus de puissance. C’est ainsi que la sultane des Mille et une Nuits interrompt toujours son récit lorsque l’intérêt est le plus vif.
M. Narischkin, au milieu de ces plaisirs variés, proposa de porter un toast au succès des armes réunies des Russes et des Anglais, et donna, dans cet instant, le signal à son artillerie presque aussi bruyante que celle d’un souverain. L’ivresse de l’espérance saisit tous les convives ; moi, je me sentis baignée de larmes. Fallait-il qu’un tyran étranger me réduisît à désirer que les Français fussent vaincus ! « Je souhaite, dis-je alors, la chute de celui qui opprime la France comme l’Europe ; car les véritables Français triompheront s’il est repoussé. » Les Anglais, les Russes, et M. Narischkin le premier, approuvèrent mon impression, et ce nom de France, jadis semblable à celui d’Armide, fut encore entendu avec bienveillance par les chevaliers de l’Orient et de la mer, qui allaient combattre contre elle.
Des Kalmouks aux traits aplatis sont élevés chez les seigneurs russes, comme pour conserver un échantillon de ces Tartares que les Esclavons ont vaincus. Dans ce palais Narischkin couraient deux ou trois de ces Kalmouks à demi sauvages. Ils sont assez agréables dans l’enfance, mais ils perdent, dès l’âge de vingt ans, tout le charme de la jeunesse ; opiniâtres, quoique esclaves, ils amusent leurs maîtres par leur résistance, comme un écureuil qui se débat entre les barreaux de sa cage. Cet échantillon de l’espèce humaine avilie était pénible à regarder : il me semblait voir, au milieu de toutes les pompes du luxe, une image de ce que l’homme peut devenir quand il n’a de dignité ni par la religion ni par les lois, et ce spectacle rabaissait l’orgueil que peuvent inspirer les jouissances de la splendeur.
De longues voitures de promenade, attelées des plus beaux chevaux, nous conduisirent, après dîner, dans le parc. C’était à la fin d’août ; cependant le ciel était pâle, les gazons d’un vert presque artificiel, parce qu’ils n’étaient entretenus qu’à force de soins. Les fleurs mêmes semblaient une jouissance aristocratique, tant il fallait de frais pour en avoir. On n’entendait point le ramage des oiseaux dans les bois, ils ne se fiaient point à cet été d’un moment ; on ne voyait pas non plus de bestiaux dans les prairies ; on n’aurait pas osé leur livrer des plantes qui avaient coûté tant de peines à cultiver. L’eau coulait à peine, et seulement à l’aide des machines qui la dirigeaient dans le jardin où toute cette nature avait l’air d’une décoration de fête qui disparaîtrait quand les spectateurs n’y seraient plus. Nos calèches s’arrêtèrent devant une fabrique du jardin qui représentait un camp tartare ; là, tous les musiciens réunis commencèrent à se faire entendre de nouveau : le bruit des cors et des cymbales enivrait la pensée. Pour mieux achever de s’étourdir, on imitait, pendant l’été, ces traîneaux dont la rapidité console les Russes de l’hiver ; on roulait sur des planches, du haut d’une montagne en bois, avec la vitesse d’un éclair. Ce jeu charmait les femmes aussi bien que les hommes, et leur faisait partager un peu ces plaisirs de la guerre qui consistent dans l’émotion du danger et dans la promptitude animée de tous les mouvements. Ainsi se passait le temps ; car on renouvelait presque tous les jours ce qui me paraissait une fête. À quelques différences près, la plupart des grandes maisons de Pétersbourg ont la même manière d’être ; il ne peut y être question, comme on voit, d’aucun genre d’entretien suivi, et l’instruction n’est d’aucune utilité dans ce genre de société ; mais, quand on fait tant que de vouloir réunir chez soi un grand nombre de personnes, les fêtes sont, après tout, la seule façon de prévenir l’ennui que la foule dans les salons fait toujours naître.
Au milieu de tout ce bruit, y a-t-il de l’amour ? demanderaient les Italiennes, qui ne connaissent guère d’autre intérêt dans la société que le plaisir de voir celui dont elles veulent se faire aimer. J’ai passé trop peu de temps à Pétersbourg pour me faire une idée juste de ce qui tient à l’intérieur des familles ; cependant il m’a semblé que, d’une part, il y avait plus de vertus domestiques qu’on ne le disait ; mais que, de l’autre, l’amour sentimental y était très rarement connu. Les coutumes de l’Asie, qui se retrouvent à chaque pas, font que les femmes ne se mêlent point de l’intérieur de leur ménage ; c’est le mari qui dirige tout, et la femme seulement se pare de ses dons, et reçoit les personnes qu’il invite. Le respect des mœurs est déjà bien plus grand qu’il ne l’était, à Pétersbourg, du temps de ces souverains et souveraines qui dépravaient l’opinion par leur exemple. Les deux impératrices actuelles ont fait aimer les vertus dont elles offrent le modèle. Cependant, à cet égard comme à beaucoup d’autres, les principes de morale ne sont point fixement établis dans la tête des Russes. L’ascendant du maître y a toujours été si fort, que d’un règne à l’autre toutes les maximes sur tous les sujets peuvent être changées. Les Russes, hommes et femmes, portent d’ordinaire dans l’amour l’impétuosité qui les caractérise ; mais leur esprit de changement les fait aussi renoncer facilement à leur choix. Un certain désordre d’imagination ne permet pas de trouver du bonheur dans la durée. La culture d’esprit, qui multiplie le sentiment par la poésie et les beaux-arts, est très rare chez les Russes, et, dans ces natures fantasques et véhémentes, l’amour est plutôt une fête ou un délire qu’une affection profonde et réfléchie. C’est donc un tourbillon continuel que la bonne compagnie en Russie ; et peut-être que l’extrême prudence à laquelle un gouvernement despotique accoutume, fait que les Russes sont charmés de n’être point exposés, par l’entraînement de la conversation, à parler sur des sujets qui puissent avoir une conséquence quelconque. C’est à cette réserve qui, sous divers règnes, ne leur a été que trop nécessaire, qu’il faut attribuer le manque de vérité dont on les accuse. Les raffinements de la civilisation altèrent en tous pays la sincérité du caractère ; mais quand le souverain a le pouvoir illimité d’exiler, d’emprisonner, d’envoyer en Sibérie, etc., etc., sa puissance est quelque chose de trop fort pour la nature humaine. On aurait pu rencontrer des hommes assez fiers pour dédaigner la faveur, mais il faut de l’héroïsme pour braver la persécution, et l’héroïsme ne peut être une qualité universelle.
Aucune de ces réflexions, on le sait, ne s’applique au gouvernement actuel, puisque son chef est parfaitement juste comme empereur, et singulièrement généreux comme homme. Mais les sujets conservent les défauts de l’esclavage, longtemps après que le souverain même voudrait les leur ôter. On a vu néanmoins, par la suite de cette guerre, que de vertus les Russes mêmes de la Cour ont montrées. Quand j’étais à Pétersbourg on ne voyait presque pas de jeunes gens dans la société ; tous étaient partis pour l’armée. Des hommes mariés, des fils uniques, des seigneurs, possesseurs d’une immense fortune, servaient en qualité de simples volontaires, et lorsqu’ils ont vu leurs terres et leurs maisons ravagées, ils n’ont songé à des pertes que pour se venger, et jamais pour capituler avec l’ennemi. De telles qualités l’emportent sur tout ce qu’une administration encore vicieuse, une civilisation nouvelle et des institutions despotiques peuvent avoir entraîné d’abus, de désordres et de travers.
CHAPITRE XIX

Établissements d’instruction publique. – Institut de Sainte-Catherine.
Nous allâmes voir le cabinet d’histoire naturelle, qui est remarquable par les productions de la Sibérie. Les fourrures de ce pays ont excité l’avidité des Russes, comme les mines d’or du Mexique celle des Espagnols. Il y a eu un temps, en Russie, pendant lequel la monnaie de change consistait encore en peaux de martre et d’écureuil, tant le besoin de se garantir des frimas était universel. Ce qu’il y a de plus curieux dans le musée de Pétersbourg, c’est une riche collection d’ossements d’animaux antédiluviens, et en particulier les restes du mammouth gigantesque qui a été trouvé presque intact dans les glaces de la Sibérie. Il paraît, d’après les observations géologiques, que le monde a une histoire bien plus ancienne que celle que nous connaissons : l’infini fait peur en toutes choses. Maintenant les habitants et les animaux même de cette extrémité du monde habité sont comme pénétrés du froid qui fait expirer la nature à quelques lieues au-delà de leur contrée, la couleur des animaux se confond avec celle de la neige, et la terre semble se perdre dans les glaces et les brouillards qui terminent ici-bas la création. Je fus frappée de la figure des habitants du Kamtchatka, qu’on trouve parfaitement imités dans le cabinet de Pétersbourg. Les prêtres de ce pays, nommés shamanes, sont des espèces d’improvisateurs ; ils portent par-dessus leur tunique d’écorce d’arbre une sorte de réseau d’acier, auquel sont attachés plusieurs morceaux de fer, dont le bruit est très fort dès que l’improvisateur s’agite ; il a des moments d’inspiration qui ressemblent beaucoup à des attaques de nerfs, et c’est plutôt par la sorcellerie que par le talent qu’il fait impression sur le peuple. L’imagination, dans des pays aussi tristes, n’est guère remarquable que par la peur, et la terre même semble repousser l’homme par l’épouvante qu’elle lui cause.
Je vis ensuite la citadelle dans l’enceinte de laquelle est l’église où sont déposés les cercueils de tous les souverains, depuis Pierre le Grand : ces cercueils ne sont point enfermés dans des monuments ; ils sont exposés comme le jour de la cérémonie funèbre, et l’on se croit tout près de ces morts, dont une simple planche paraît nous séparer. Lorsque Paul Ier parvint au trône, il fit couronner les restes de son père, Pierre III, qui, n’ayant pas reçu cet honneur pendant sa vie, ne pouvait être placé à la citadelle. On recommença, par l’ordre de Paul Ier, la cérémonie de l’enterrement pour son père et pour sa mère, Catherine II. L’un et l’autre furent de nouveau exposés ; de nouveau, quatre chambellans gardèrent leurs corps comme s’ils eussent expiré la veille, et les deux cercueils sont placés l’un à côté de l’autre, forcés de vivre en paix sous l’empire de la mort. Parmi les souverains qui ont possédé le pouvoir despotique transmis par Pierre Ier, il en est plusieurs qu’une conspiration sanglante a renversés du trône. Ces mêmes courtisans, qui n’ont pas la force de dire à leur maître la moindre vérité, savent conspirer contre lui, et la plus profonde dissimulation accompagne nécessairement ce genre de révolution politique ; car il faut combler de respect celui qu’on veut assassiner. Et cependant que deviendrait un pays gouverné despotiquement, si un tyran au-dessus de toutes les lois n’avait rien à craindre des poignards ? Horrible alternative, et qui suffit pour montrer ce que c’est que des institutions où il faut compter le crime comme balance des pouvoirs.
Je rendis hommage à Catherine II, en allant à son habitation à la campagne (Sarskozelo). Ce palais et le jardin sont arrangés avec beaucoup d’art et de magnificence ; mais déjà l’air était très froid, bien que nous fussions à peine au 1er de septembre, et c’était un contraste singulier que ces fleurs du Midi agitées par le vent du nord. Tous les traits qu’on recueille de Catherine II, comme souveraine, pénètrent d’admiration pour elle ; et je ne sais si les Russes ne lui doivent pas, plus qu’à Pierre Ier, l’heureuse persuasion qu’ils sont invincibles, persuasion qui a tant contribué à leur succès. Le charme d’une femme tempérait l’action du pouvoir, et mêlait de la galanterie chevaleresque au succès dont on lui faisait hommage. Catherine II avait au suprême degré le bon sens du gouvernement ; un esprit plus brillant que le sien aurait moins ressemblé à du génie, et sa haute raison inspirait un profond respect à ces Russes, qui se défient de leur propre imagination, et souhaitent qu’on la dirige avec sagesse. Tout près de Sarskozelo est le palais de Paul Ier, demeure charmante, parce que l’impératrice douairière et ses filles y ont placé les chefs-d’œuvre de leurs talents et de leur bon goût. Ce lieu rappelle l’admirable patience de cette mère et de ses filles, que rien n’a pu détourner de leurs vertus domestiques.
Je me laissais aller au plaisir que me causaient les objets nouveaux que je visitais chaque jour, et je ne sais comment j’avais oublié la guerre dont dépendait le sort de l’Europe ; ce m’était un vif plaisir d’entendre exprimer à tout le monde les sentiments que j’avais étouffés si longtemps dans mon âme, qu’il me semblait que l’on n’avait plus rien à craindre, et que de telles vérités étaient toutes-puissantes dès qu’elles étaient connues. Néanmoins les revers se succédaient sans que le public en fût informé. Un homme d’esprit a dit que tout était mystère à Pétersbourg, quoique rien ne fût secret : et, en effet, on finit par découvrir le vrai ; mais l’habitude de se taire est telle parmi les courtisans russes, qu’ils dissimulent la veille ce qui doit être connu le lendemain, et que c’est toujours involontairement qu’ils révèlent ce qu’ils savent. Un étranger me dit que Smolensk était pris, et Moscou dans le plus grand danger. Le découragement s’empara de moi. Je crus voir recommencer la déplorable histoire des paix d’Autriche et de Prusse, amenées par la conquête de leurs capitales. C’était le même tour, joué pour la troisième fois ; mais il pouvait encore réussir. Je n’apercevais pas l’esprit public, l’apparente mobilité des impressions des Russes m’empêchait de l’observer. L’abattement avait glacé tous les esprits, et j’ignorais que, chez ces hommes aux impressions véhémentes, cet abattement précède un réveil terrible. On voit de même, dans les gens du peuple, une paresse inconcevable jusqu’au moment où leur activité se ranime ; alors elle ne connaît aucun obstacle, ne redoute aucun danger, et semble triompher des éléments comme des hommes.
Je savais que l’administration intérieure, celle de la guerre comme celle de la justice, tombaient souvent entre les mains les plus vénales, et que, par les dilapidations que se permettaient les employés subalternes, l’on ne pouvait avoir aucune idée juste ni du nombre des troupes, ni des mesures prises pour les approvisionner ; car le mensonge et le vol sont inséparables, et dans un pays où la civilisation est si nouvelle, la classe intermédiaire n’a ni la simplicité des paysans, ni la grandeur des boyards ; et nulle opinion publique ne contient encore cette troisième classe, dont l’existence est si récente, et qui a perdu la naïveté de la foi populaire sans avoir appris le point d’honneur. On voyait aussi se développer des sentiments d’envie entre les chefs de l’armée. Il est dans la nature d’un gouvernement despotique de faire naître, même malgré lui, la jalousie parmi ceux qui l’entourent : la volonté d’un seul homme pouvant changer en entier le sort de chaque individu, la crainte et l’espérance ont trop de marge pour ne pas agiter sans cesse cette jalousie, d’ailleurs très excitée par un autre mouvement, la haine des étrangers. Le général qui commandait l’armée russe, M. Barclay de Tolly, quoique né sur le territoire de l’empire, n’était pas purement de la race esclavonne, et c’en était assez pour qu’il ne pût conduire les Russes à la victoire ; de plus, il avait tourné ses talents distingués vers les systèmes des campements, des positions, des manœuvres, tandis que l’art militaire qui convient aux Russes, c’est l’attaque. Les faire reculer, même par un calcul sage et bien raisonné, c’est refroidir en eux cette impétuosité dont ils tirent toute leur force. Les auspices de la campagne étaient donc les plus tristes du monde, et le silence qu’on gardait à cet égard était plus effrayant encore. Les Anglais donnent dans leurs feuilles publiques le compte le plus exact, homme par homme, des blessés, des prisonniers et des tués dans chaque affaire ; noble candeur d’un gouvernement qui est aussi sincère envers la nation qu’envers son monarque, leur reconnaissant à tous les deux les mêmes droits à savoir dans quel état est la chose publique. Je me promenais avec une tristesse profonde dans cette belle ville de Pétersbourg, qui pouvait devenir la proie du vainqueur. Quand, le soir, je revenais des îles et que je voyais la pointe dorée de la citadelle, qui semblait jaillir dans les airs comme un rayon de feu, lorsque la Neva réfléchissait les quais de marbre et les palais qui l’entourent, je me représentais toutes ces merveilles flétries par l’arrogance d’un homme qui viendrait dire, comme Satan sur le haut de la montagne : « Les royaumes de la terre sont à moi. » Tout ce qu’il y avait de beau et de bon à Pétersbourg me semblait en présence d’une destruction prochaine et je ne savais en jouir sans que cette douloureuse pensée me poursuivît.
J’allai voir les établissements d’éducation que l’impératrice a fondés, et là, plus encore qu’au milieu des palais, mon anxiété redoublait ; car il suffit que le souffle de la tyrannie de Bonaparte ait approché des institutions qui tendent à l’amélioration de l’espèce humaine, pour que leur pureté soit altérée. L’institut de Sainte-Catherine se compose de deux maisons, contenant chacune deux cent cinquante jeunes filles nobles ou bourgeoises ; elles y sont élevées sous l’inspection de l’impératrice, avec des soins qui surpassent ceux mêmes qu’une famille riche pourrait donner à ses enfants. L’ordre et l’élégance se font remarquer dans les moindres détails de cet institut, et le sentiment de religion et de morale le plus pur y préside à tout ce que les beaux-arts peuvent développer. Les femmes russes ont si naturellement de la grâce, qu’en entrant dans cette salle, où toutes les jeunes filles nous saluèrent, je n’en vis pas une seule qui ne mît dans cette révérence toute la politesse et la modestie que cette simple action pouvait exprimer. Les jeunes personnes furent invitées à nous montrer les divers talents qui les distinguaient, et l’une d’elles, sachant par cœur des morceaux des meilleurs écrivains français, me récita quelques-unes des pages les plus éloquentes de mon père, dans son Cours de morale religieuse. Cette attention si délicate venait peut-être de l’impératrice elle-même. J’éprouvais l’émotion la plus vive en entendant prononcer ce langage qui, depuis tant d’années, n’avait plus d’asile que dans mon cœur. Par-delà l’empire de Bonaparte, en tout pays la postérité commence, et la justice se manifeste envers ceux qui, dans la tombe même, ont ressenti l’atteinte de ses calomnies impériales. Les jeunes personnes de l’institut de Sainte-Catherine, avant de se mettre à table, chantaient des psaumes en chœur ; ce grand nombre de voix, si pures et si douces, me causa un attendrissement mêlé d’amertume. Que ferait la guerre, au milieu d’établissements si paisibles ? où ces colombes fuiraient-elles les armes du vainqueur ? Après le repas, les jeunes filles se rassemblèrent dans une salle superbe, où elles dansèrent toutes ensemble. La beauté de leurs traits n’avait rien de frappant, mais leur grâce était extraordinaire ; ce sont des filles de l’Orient, avec toute la décence que les mœurs chrétiennes ont introduite parmi les femmes. Elles exécutèrent d’abord une ancienne danse sur l’air de Vive Henri IV, vive ce roi vaillant ! Combien il y avait loin des temps que rappelait cet air à l’époque actuelle ! Deux petites filles de dix ans, avec des mines rondes, terminèrent le ballet par le pas russe : cette danse prend quelquefois le caractère voluptueux de l’amour ; mais, exécutée par des enfants, l’innocence de cet âge s’y mêlait à l’originalité nationale. On ne saurait peindre l’intérêt qu’inspiraient ces talents aimables, cultivés par la main délicate et généreuse d’une femme et d’une souveraine.
Un institut pour les sourds-muets, un autre pour les aveugles, sont également sous l’inspection de l’impératrice. L’empereur, de son côté, donne beaucoup de soin à l’école des cadets, dirigée par un homme d’un esprit supérieur, le général Klinger. Tous ces établissements sont vraiment utiles, mais on pourrait leur reprocher trop de splendeur. Au moins faudrait-il que sur divers points de l’empire on pût donner, non des écoles aussi soignées, mais quelques établissements qui donnassent au peuple des connaissances élémentaires. Tout a commencé par le luxe, en Russie ; et le faîte a, pour ainsi dire, précédé les fondements. Il n’y a que deux grandes villes en Russie, Pétersbourg et Moscou ; les autres méritent à peine d’être citées : elles sont d’ailleurs séparées par de très grandes distances : les châteaux mêmes des grands seigneurs sont si éloignés les uns des autres, qu’à peine si les propriétaires peuvent communiquer entre eux. Enfin, les habitants sont tellement dispersés dans cet empire, que les connaissances des uns ne peuvent guère être utiles aux autres. Les paysans ne comptent qu’à l’aide d’une machine à calculer, et les commis de la poste eux-mêmes suivent cette méthode. Les popes grecs ont beaucoup moins de savoir que les curés catholiques, et surtout que les ministres protestants ; de manière que le clergé, en Russie, n’est point propre à instruire le peuple, comme dans d’autres pays de l’Europe. Le lien de la nation consiste dans la religion et le patriotisme ; mais il n’y a point un foyer de lumières dont les rayons puissent se répandre sur toutes les parties de l’empire, et les deux capitales ne sauraient encore communiquer aux provinces ce qu’elles ont recueilli en fait de littérature et de beaux-arts. Si ce pays avait pu jouir de la paix, il aurait éprouvé tous les genres d’améliorations sous le règne bienfaisant d’Alexandre. Mais qui sait si les vertus développées par une telle guerre ne sont pas précisément celles qui doivent régénérer les nations ?
Les Russes n’ont eu, jusqu’à présent, d’hommes de génie que pour la carrière militaire ; dans tous les autres arts ils ne sont qu’imitateurs : mais aussi l’imprimerie n’a été introduite chez eux que depuis cent vingt ans. Les autres peuples européens se sont civilisés à peu près simultanément, et ils ont pu mêler leur génie naturel aux connaissances acquises : chez les Russes, ce mélange ne s’est point encore opéré. De même qu’on voit deux rivières, après leur jonction, couler dans le même lit sans confondre leurs flots, de même la nature et la civilisation sont réunies chez les Russes, sans être identifiées l’une avec l’autre : et, suivant les circonstances, le même homme s’offre à vous tantôt comme un Européen qui semble n’exister que dans les formes sociales, tantôt comme un Esclavon qui n’écoute que les passions les plus furieuses. Le génie leur viendra dans les beaux-arts, et surtout dans la littérature, quand ils auront trouvé le moyen de faire entrer leur véritable naturel dans le langage, comme ils le montrent dans les actions.
Je vis représenter une tragédie russe, dont le sujet était la délivrance des Moscovites lorsqu’ils repoussèrent les Tartares par-delà Kazan. Le prince de Smolensk paraissait dans l’ancien costume des boyards, et l’armée tartare s’appelait la Horde dorée. Cette pièce était presque en entier selon les régies de l’art dramatique français ; le rythme des vers, la déclamation, la coupe des scènes, tout était français ; une seule situation tenait aux mœurs russes, c’était la terreur profonde qu’inspirait à une jeune fille la crainte de la malédiction de son père. L’autorité paternelle est presque aussi forte dans le peuple russe qu’en Chine, et c’est toujours chez le peuple qu’il faut chercher la sève du génie national. La bonne compagnie de tous les pays se ressemble, et rien n’est moins propre que ce monde élégant à fournir des sujets de tragédie. Parmi tous ceux qu’offre l’histoire de Russie, il en est un qui m’a frappée particulièrement. Ivan le Terrible, étant déjà devenu vieux, assiégeait Novogorod. Les boyards, le voyant affaibli, lui demandèrent s’il ne voulait pas donner le commandement de l’assaut à son fils. Sa fureur fut si grande à cette proposition, que rien ne put l’apaiser : son fils se prosterna à ses pieds ; il le repoussa avec un coup d’une telle violence, que deux jours après le malheureux en mourut. Le père alors, au désespoir, devint indifférent à la guerre comme au pouvoir, et ne survécut que peu de mois à son fils. Cette révolte d’un vieillard despote contre la marche du temps est quelque chose de grand et de solennel ; et l’attendrissement qui succéda à la fureur, dans cette âme féroce, représente l’homme tel qu’il sort des mains de la nature, tantôt irrité par l’égoïsme, tantôt retenu par l’affection.
Une loi de Russie infligeait la même peine à celui qui estropiait le bras d’un homme qu’à celui qui le tuait. En effet, l’homme, en Russie, consiste surtout dans sa force militaire ; tous les autres genres d’énergie tiennent à des mœurs et à des institutions que l’état actuel de la Russie n’a point encore développées. Les femmes cependant semblaient pénétrées, à Pétersbourg, de cet honneur patriotique qui fait la puissance morale d’un État. La princesse Dolgorouki, la baronne de Strogonoff, et plusieurs autres également du premier rang, savaient déjà qu’une partie de leur fortune avait grandement souffert par le ravage de la province de Smolensk, et elles paraissaient n’y songer que pour encourager leurs pareilles à tout sacrifier comme elles. La princesse Dolgorouki me raconta qu’un vieillard à longue barbe, placé sur une hauteur qui domine Smolensk, disait, en pleurant, à son petit-fils qu’il tenait sur ses genoux : « Jadis, mon enfant, les Russes allaient remporter des victoires à l’extrémité de l’Europe ; maintenant les étrangers viennent les attaquer chez eux. » Cette douleur du vieillard ne fut pas vaine, et nous verrons bientôt combien ses larmes ont été rachetées.
CHAPITRE XX

Départ pour la Suède. – Passage en Finlande.
L’empereur quitta Pétersbourg, et l’on apprit qu’il était allé à Abo, où il devait voir le général Bernadotte, prince royal de Suède. Dès ce moment il n’y eut plus de doute sur le parti que ce prince avait résolu de prendre dans la guerre actuelle, et il n’en était point de plus important alors pour le salut de la Russie, et par conséquent pour celui de l’Europe. On en verra l’influence se développer dans la suite de ce récit. La nouvelle de l’entrée des Français à Smolensk arriva pendant la conférence du prince de Suède et de l’empereur de Russie ; c’est là qu’Alexandre prit, avec lui-même et avec le prince royal, son allié, l’engagement de ne jamais signer la paix. « Pétersbourg serait pris, dit-il, que je me retirerais en Sibérie. J’y reprendrais nos anciennes coutumes, et, comme nos ancêtres à longues barbes, nous reviendrions de nouveau conquérir l’empire. — Cette résolution affranchira l’Europe », s’écria le prince de Suède, et sa prédiction commence à s’accomplir.
Je revis une seconde fois l’Empereur Alexandre à son retour d’Abo, et l’entretien que j’eus l’honneur d’avoir avec lui me convainquit tellement de la fermeté de sa volonté, que, malgré la prise de Moscou et tous les bruits qui s’ensuivaient, je ne crus pas que jamais il cédât. Il voulut bien me dire qu’après la prise de Smolensk le maréchal Berthier avait écrit au général en chef russe relativement à quelques affaires militaires, et qu’il finissait sa lettre en disant que l’empereur Napoléon conservait toujours la plus tendre amitié pour l’empereur Alexandre, fade persiflage que l’empereur de Russie reçut comme il le devait. Napoléon lui avait donné des leçons de politique et des leçons de guerre, s’abandonnant, dans les premières, au charlatanisme du vice, et dans les secondes, au plaisir de montrer une insouciance dédaigneuse. Il s’était trompé sur l’empereur Alexandre ; il avait pris la noblesse de son caractère pour la duperie : il n’avait pas su apercevoir que si l’empereur de Russie s’était laissé emporter trop loin par son enthousiasme pour lui, c’est parce qu’il le croyait partisan des premiers principes de la Révolution française, qui s’accordent avec ses propres opinions ; mais jamais Alexandre n’a eu l’idée de s’associer avec Napoléon pour asservir l’Europe. Napoléon crut, dans cette circonstance comme dans toutes les autres, parvenir à aveugler un homme par son intérêt faussement représenté ; mais il rencontra de la conscience, et ses calculs furent tous déjoués, car c’est là un élément dont il ne connaît pas la force, et qu’il ne fait jamais entrer dans ses combinaisons.
Quoique M. Barclay de Tolly fût un militaire très estimé, comme il avait éprouvé des revers dans le commencement de la campagne, l’opinion désignait pour le remplacer un général très renommé, le prince Kutusow : il prit le commandement quinze jours avant l’entrée des Français à Moscou, et ne put arriver à l’armée que six jours avant la grande bataille qui se donna presque aux portes de cette ville, à Borodino. J’allai le voir la veille de son départ ; c’était un vieillard plein de grâce dans les manières, et de vivacité dans la physionomie, quoiqu’il eût perdu un œil par une des nombreuses blessures qu’il avait reçues dans les cinquante années de sa carrière militaire. En le regardant, je craignais qu’il ne fût pas de force à lutter contre les hommes âpres et jeunes qui fondaient sur la Russie de tous les coins de l’Europe ; mais les Russes, courtisans à Pétersbourg, redeviennent Tartares à l’armée ; et l’on a vu, par Souvarow, que ni l’âge ni les honneurs ne peuvent énerver leur énergie physique et morale. Je fus émue en quittant cet illustre maréchal Kutusow ; je ne savais si j’embrassais un vainqueur ou un martyr, mais je vis qu’il comprenait la grandeur de la cause dont il était chargé. Il s’agissait de défendre, ou plutôt de rétablir toutes les vertus morales que l’homme doit au christianisme, toute la dignité qu’il tient de Dieu, toute l’indépendance que lui permet la nature ; il s’agissait de reprendre tous ces biens des griffes d’un seul homme, car il ne faut pas plus accuser les Français que les Allemands et les Italiens qui le suivaient, des attentats de ses armées. Avant de partir, le général Kutusow alla faire sa prière dans l’église de Notre-Dame de Kazan, et tout le peuple, qui suivait ses pas, lui cria de sauver la Russie. Quel moment pour un être mortel ! Son âge ne lui permettait pas d’espérer de survivre aux fatigues de la campagne ; mais il y a des instants où l’homme a besoin de mourir pour satisfaire son âme.
Certaine de l’opinion généreuse et de la conduite noble du prince de Suède, je me confirmai plus que jamais dans la résolution que j’avais prise d’aller à Stockholm avant de m’embarquer pour l’Angleterre ; et, vers la fin de septembre, je quittai Pétersbourg pour me rendre en Suède par la Finlande. Mes nouveaux amis, ceux que la conformité des sentiments avait rapprochés de moi, vinrent me dire adieu : sir Robert Wilson, qui va chercher partout une occasion de se battre, et d’enflammer ses amis par son esprit ; M. de Stein, homme d’un caractère antique, qui ne vit que dans l’espoir de voir sa patrie délivrée ; l’envoyé d’Espagne, le ministre d’Angleterre, lord Tirconnel ; le spirituel amiral Bentinck ; Alexis de Noailles, le seul émigré français de la tyrannie impériale, le seul qui fût là, comme moi, pour témoigner pour la France ; le colonel Dornberg, cet intrépide Hessois que rien n’a détourné de son but ; et plusieurs Russes dont les noms ont été depuis célèbres par leurs exploits. Jamais le sort du monde n’avait couru plus de dangers ; personne n’osait se le dire, mais chacun le savait : moi seule, comme femme, je n’étais pas exposée, mais je pouvais compter pour quelque chose ce que j’avais souffert. Je ne savais pas, en disant adieu à ces dignes chevaliers de la race humaine, qui d’entre eux je reverrais, et déjà deux n’existent plus. Quand les passions des hommes se soulèvent les unes contre les autres, quand les nations s’attaquent avec furie, on reconnaît en gémissant la destinée humaine dans les malheurs de l’humanité ; mais quand un seul être, semblable à ces idoles des Lapons encensées par la peur, répand sur la terre le malheur par torrents, on éprouve je ne sais quel effroi superstitieux qui porte à considérer tous les honnêtes gens comme des victimes.
Lorsqu’on entre en Finlande, tout annonce qu’on a passé dans un autre pays, et qu’on a affaire à une autre race qu’à la race esclavonne. On dit que les Finnois viennent immédiatement du nord de l’Asie, et que leur langue n’a point de rapport avec le suédois, qui est un intermédiaire entre l’anglais et l’allemand. Les figures des Finnois sont pourtant, pour la plupart, tout à fait germaniques ; leurs cheveux blonds, leur teint blanc, ne ressemblent en rien à la vivacité des figures russes ; mais aussi leurs mœurs sont plus douces : les gens du peuple y ont une probité réfléchie, qu’ils doivent à l’instruction du protestantisme, et à la pureté des mœurs. Vous voyez, le dimanche, les jeunes filles revenir du sermon, à cheval, et les jeunes gens les suivant. On trouve souvent l’hospitalité chez des pasteurs de Finlande, qui considèrent comme leur devoir de loger des voyageurs, et rien n’est plus pur et plus doux que l’accueil qu’on reçoit dans ces familles : il n’y a presque point de châteaux ni de grands seigneurs en Finlande, de manière que les pasteurs sont, d’ordinaire, les premiers parmi les habitants du pays. Dans quelques chansons finnoises, les jeunes filles offrent à leurs amants de leur sacrifier la demeure du pasteur, quand même on la leur donnerait en partage. Cela rappelle ce mot d’un jeune berger qui disait : « Si j’étais roi, je garderais mes moutons à cheval. » L’imagination même ne va guère au-delà de ce que l’on connaît.
L’aspect de la nature est très différent, en Finlande, de ce qu’il est en Russie : au lieu des marais et des plaines qui entourent Pétersbourg, on retrouve des rochers, presque des montagnes, et des forêts ; mais, à la longue, on s’aperçoit que ces montagnes sont monotones, ces forêts composées des mêmes arbres, le sapin et le bouleau. Les énormes blocs de granit qu’on voit épars dans la campagne et sur les bords des grandes routes, donnent au pays un air de vigueur ; mais il y a peu de vie autour de ces grands ossements de la terre, et la végétation commence à décroître, depuis la latitude de la Finlande jusqu’au dernier degré de la terre animée. Nous traversâmes une forêt à demi consumée par le feu : les vents du nord, qui accroissent l’activité des flammes, rendent les incendies très fréquents, soit dans les villes, soit dans les campagnes. L’homme, de toutes les manières, a de la peine à lutter contre la nature dans ces climats glacés. On rencontre peu de villes en Finlande, et celles qui existent ne sont guère peuplées. Il n’y a pas de centre, pas d’émulation, rien à dire et bien peu à faire dans une province du nord suédois ou russe, et, pendant huit mois de l’année, toute la nature vivante s’endort.
L’empereur Alexandre s’empara de la Finlande à la suite du traité de Tilsitt, et dans un moment où les facultés troublées du roi qui régnait alors en Suède, Gustave IV, le mettaient hors d’état de défendre son pays. Le caractère moral de ce prince était très digne d’estime ; mais, dès son enfance, il avait reconnu lui-même qu’il ne pouvait pas tenir les rênes du gouvernement. Les Suédois se battirent, en Finlande, avec le plus grand courage ; mais, sans un chef guerrier sur le trône, une nation peu nombreuse ne saurait triompher d’un ennemi puissant. L’empereur Alexandre devint maître de la Finlande par la conquête et par des traités fondés sur la force ; mais il faut lui rendre la justice de dire qu’il ménagea cette province nouvelle, et respecta la liberté dont elle jouissait. Il laissa aux Finnois tous leurs privilèges relativement à la levée des impôts et des hommes ; il vint avec générosité au secours des villes incendiées, et ses faveurs compensèrent jusqu’à un certain point ce que les Finnois possédaient comme droit, si toutefois des hommes libres peuvent accéder volontairement à cette sorte d’échange. Enfin, une des idées dominantes du XIXe siècle, les limites naturelles, rendaient la Finlande aussi nécessaire à la Russie que la Norvège à la Suède ; et l’on peut dire avec vérité que partout où ces limites naturelles n’ont pas existé, elles ont été l’objet de guerres perpétuelles.
Je m’embarquai à Abo, capitale de la Finlande. Il y a une université dans cette ville, et l’on s’y essaye un peu à la culture de l’esprit ; mais les ours et les loups sont si près de là pendant l’hiver, que toute la pensée est absorbée par la nécessité de s’assurer une vie physique tolérable ; et la peine qu’il faut pour cela dans les pays du Nord consume une grande partie du temps que l’on consacre, ailleurs, aux jouissances des arts de l’esprit. On peut dire, en revanche, que les difficultés mêmes dont la nature environne les hommes donnent plus de fermeté à leur caractère, et ne laissent pas entrer dans leur esprit tous les désordres causés par l’oisiveté. Néanmoins à chaque instant je regrettais ces rayons du Midi, qui avaient pénétré jusque dans mon âme.
Les idées mythologiques des habitants du Nord leur représentent sans cesse des spectres et des fantômes ; le jour est là tout aussi favorable aux apparitions que la nuit : quelque chose de pâle et de nuageux semble appeler les morts à revenir sur la terre, à respirer l’air froid comme la tombe dont les vivants sont entourés. Dans ces contrées, les deux extrêmes se manifestent d’ordinaire plutôt que les degrés intermédiaires : ou l’on est uniquement occupé de conquérir sa vie sur la nature, ou les travaux de l’esprit deviennent très facilement mystiques, parce que l’homme tire tout de lui-même, et n’est en rien inspiré par les objets extérieurs.
Depuis que j’ai été si cruellement persécutée par l’Empereur, j’ai perdu toute espèce de confiance dans le sort ; je crois cependant davantage à la protection de la Providence, mais ce n’est pas sous la forme du bonheur sur cette terre. Il s’ensuit que toute résolution m’épouvante, et néanmoins l’exil oblige souvent à s’y déterminer. Je craignais la mer, et chacun me disait : « Tout le monde fait ce passage, et il n’arrive rien à personne. » Tels sont les discours qui rassurent presque tous les voyageurs ; mais l’imagination ne se laisse pas enchaîner par ce genre de consolations, et toujours cet abîme, dont un si faible obstacle vous sépare, tourmente la pensée. M. Schlegel s’aperçut de l’effroi que j’éprouvais sur la frêle embarcation qui devait nous conduire à Stockholm. Il me montra, près d’Abo, la prison où l’un des plus malheureux rois de Suède, Éric XIV, avait été renfermé pendant quelque temps avant de mourir dans une autre prison près de Gripsholm. « Si vous étiez là, me dit-il, combien vous envieriez le passage de cette mer, qui maintenant vous épouvante ! » Cette réflexion si juste donna bientôt un autre cours à mes idées, et les premiers jours de notre navigation me furent assez agréables. Nous passions à travers des îles, et quoiqu’il y ait beaucoup plus de danger près du rivage qu’en pleine mer, on n’éprouve jamais cette terreur que fait ressentir l’aspect des flots qui semblent toucher au ciel. Je me faisais montrer la terre, à l’horizon, d’aussi loin que je pouvais l’apercevoir : l’infini fait autant de peur à notre vue qu’il plaît à notre âme. Nous passâmes devant l’île d’Aland, où les plénipotentiaires de Pierre Ier et de Charles XII traitèrent de la paix, et tâchèrent de fixer des bornes à leur ambition sur cette terre glacée, que le sang de leurs sujets avait pu seul réchauffer un moment. Nous espérions arriver le lendemain à Stockholm, mais un vent décidément contraire nous obligea de jeter l’ancre sur la côte d’une île toute couverte de rochers entremêlés de quelques arbres, qui ne s’élevaient guère plus haut que les pierres dont ils sortaient. Cependant nous nous hâtâmes de nous promener sur cette île pour sentir la terre sous nos pieds.
J’ai toujours été fort sujette à l’ennui, et, loin de savoir m’occuper dans ces moments tout à fait vides, qui semblent destinés à l’étude……

(Note de M. de Staël-Holstein.)
Ici le manuscrit est interrompu.
Après une traversée qui ne fut pas sans danger, ma mère débarqua à Stockholm. Accueillie en Suède avec une parfaite bonté, elle y passa huit mois, et ce fut là qu’elle écrivit le journal qu’on vient de lire. Peu de temps après elle partit pour Londres, et y publia son ouvrage sur l’Allemagne, que la police impériale avait supprimé. Mais sa santé, déjà cruellement altérée par les persécutions de Bonaparte, ayant souffert des fatigues d’un long voyage, ma mère se crut obligée d’entreprendre sans délai l’histoire de la vie politique de M. Necker, et d’ajourner tout autre travail jusqu’à ce qu’elle eût achevé celui dont sa tendresse filiale lui faisait un devoir. Elle conçut alors le plan des Considérations sur la Révolution française. Cet ouvrage même, elle n’a pu le terminer, et le manuscrit de ses Dix années d’exil est resté dans son portefeuille tel que je le publie aujourd’hui.

 


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[1] Mort étranglé.
[2] Peltier (Jean-Gabriel), pamphlétaire royaliste.
[3] M. Clavier.
[4] M. Gallois.
[5] Voyez la préface.
[6] M. de Salaberry.
[7] Inquiet de ne pas voir arriver ma mère, j’étais monté à cheval pour aller à sa rencontre, afin d’adoucir, autant qu’il était en moi, la nouvelle qu’elle devait apprendre à son retour ; mais je m’égarai comme elle dans les plaines uniformes du Vendômois, et ce ne fut qu’au milieu de la nuit, qu’un heureux hasard me conduisit à la porte du château où on lui avait donné l’hospitalité. Je fis réveiller M. de Montmorency, et, après lui avoir appris le surcroît de persécution que la police impériale dirigeait contre ma mère, je repartis pour achever de mettre ses papiers en sûreté, laissant à M. de Montmorency le soin de la préparer au nouveau coup qui la menaçait. (Note de M. de Staël-Holstein.)
[8] Mlle Randall.
[9] Cette lettre est la même qui a été imprimée dans la préface de l’Allemagne. (Note de M. de Staël-Holstein.)
[10] Ce post-scriptum est facile à comprendre : il avait pour but de m’empêcher d’aller en Angleterre.
[11] J’accompagnais ma mère dans l’excursion qu’elle raconte ici. Frappé de la beauté sauvage du lieu, et intéressé par la conversation spirituelle du trappiste qui nous avait reçus, je lui demandai l’hospitalité jusqu’au lendemain, me proposant de passer la montagne à pied, pour aller voir le grand couvent de la Val-Sainte, et de rejoindre, à Fribourg, ma mère et M. de Montmorency. Ce religieux, avec lequel je continuai de m’entretenir, n’eut pas de peine à s’apercevoir que je haïssais le gouvernement impérial, et je crus deviner qu’il partageait mon sentiment. Du reste, après l’avoir remercié de sa bonté, je le perdis entièrement de vue, et je ne croyais pas qu’il eût conservé le moindre souvenir de moi.
Cinq ans après, dans les premiers mois de la Restauration, ce ne fut pas sans surprise que je reçus une lettre de ce même trappiste. Il ne doutait pas, me disait-il, que, le roi légitime étant remonté sur le trône, je n’eusse beaucoup d’amis à la Cour, et il me priait d’employer leur crédit à faire rendre à son Ordre les biens qu’il possédait en France. La lettre était signée le père A…, prêtre et procureur de la Trappe ; et il ajoutait en post-scriptum : « Si vingt-trois ans d’émigration et quatre campagnes dans un régiment de chasseurs à cheval de l’armée de Condé me donnent quelques droits à la faveur royale, je vous prie de les faire valoir. » Je ne pus m’empêcher de rire et du crédit que me supposait ce bon religieux, et de l’usage qu’il en demandait à un protestant. Je renvoyai sa lettre à M. de Montmorency, dont le crédit valait mieux que le mien, et j’ai lieu de croire que la pétition a réussi.
Du reste, ces trappistes, retirés dans les hautes vallées du canton de Fribourg, n’étaient pas aussi étrangers à la politique que leur séjour et leur habit devaient le faire croire. J’ai appris depuis qu’ils servaient d’intermédiaire à la correspondance du clergé de France avec le Pape, alors prisonnier à Savone. Certes, ce fait n’excuse pas la rigueur avec laquelle ces religieux ont été traités par Bonaparte, mais il en donne l’explication. (Note de M. de Staël-Holstein.)
[12] M. Elzéar de Sabron.
[13] Sæpe mihi dubiam traxit sententia mentem,
Curarent superi terras, an nullus inesset
Rector, et incerto fluerent mortalia casu.

Abstulit hunc tandem Rufini pœna tumultum
Absolvitque Deos. Jam non ad culmina rerum
Injustos crevisse queror ; tolluntur in altum
Ut lapsu graviore ruant.
[14] L’Angleterre était alors l’espoir de quiconque souffrait pour la cause de la liberté ; pourquoi faut-il qu’après la victoire ses ministres aient si cruellement trompé l’attente de l’Europe ! (Note de M. de Staël-Holstein.)
[15] C’était peu d’être parvenu à quitter Coppet, en trompant la surveillance du préfet de Genève ; il fallait encore obtenir des passeports pour traverser l’Autriche, et que ces passeports fussent sous un nom qui n’attirât pas l’attention des diverses polices qui se partageaient l’Allemagne. Ma mère me chargea de cette démarche, et l’émotion que j’en éprouvai ne cessera jamais d’être présente à ma pensée. C’était, en effet, un pas décisif ; les passeports une fois refusés, ma mère retombait dans une situation beaucoup plus cruelle : ses projets étaient connus ; toute fuite devenait désormais impossible, et les rigueurs de son exil eussent été chaque jour plus intolérables. Je ne crus pouvoir mieux faire que de m’adresser au ministre d’Autriche, avec cette confiance dans les sentiments de ses semblables qui est le premier mouvement de tout honnête homme. M. de Schraut n’hésita pas à m’accorder ces passeports tant désirés, et j’espère qu’il me permettra d’exprimer ici la reconnaissance que j’en conserve. À une époque où l’Europe était encore courbée sous le joug de Napoléon, où la persécution exercée contre ma mère éloignait d’elle des personnes qui devaient peut-être au zèle courageux de son amitié la conservation de leur fortune ou de leur vie, je ne fus pas surpris, mais vivement touché du généreux procédé de M. le ministre d’Autriche.
Je quittai ma mère pour retourner à Coppet, où me rappelaient ses intérêts de fortune ; et, quelques jours après, un frère, qu’une mort cruelle nous a enlevé à l’entrée de sa carrière, alla rejoindre ma mère à Vienne avec ses gens et sa voiture de voyage. Ce ne fut que ce second départ qui donna l’éveil à la police du préfet du Léman : tant il est vrai qu’aux autres qualités d’espionnage il faut encore joindre la bêtise. Heureusement ma mère était déjà hors de l’atteinte des gendarmes, et elle put continuer le voyage dont on va lire le récit. (Note de M. de Staël-Holstein.)
[16] Pour expliquer combien étaient vives et justement fondées les angoisses qu’éprouvait ma mère dans ce voyage, je dois dire que l’attention de la police autrichienne n’était pas dirigée sur elle seule. Le signalement de M. Rocca avait été envoyé sur toute la route, avec ordre de l’arrêter en qualité d’officier français : et quoiqu’il eût donné sa démission, quoique ses blessures le missent hors d’état de continuer son service militaire, nul doute que s’il avait été livré à la France, on ne l’eût traité avec la dernière rigueur. Il avait donc voyagé seul et sous un nom supposé, et c’est à Lanzut qu’il avait donné rendez-vous à ma mère. Y étant arrivé avant elle, et ne soupçonnant pas qu’elle pût être escortée par un commissaire de police, il venait à sa rencontre, plein de joie et de confiance. Le danger auquel il s’exposait, sans le savoir, glaça de terreur ma mère, qui eut à peine le temps de lui faire signe de retourner sur ses pas ; et sans la généreuse présence d’esprit d’un gentilhomme polonais, qui fournit à M. Rocca les moyens de s’échapper, il eût infailliblement été reconnu et arrêté par le commissaire.
Ignorant quel pourrait être le sort de son manuscrit, et dans quelles circonstances publiques ou privées elle pourrait le faire paraître, ma mère a cru devoir supprimer ces détails, qu’il m’est aujourd’hui permis de faire connaître. (Note de M. de Staël-Holstein.)
[17] C’est le 14 juillet 1817 que ma mère nous a été enlevée et que Dieu l’a reçue dans son sein. Quelle âme ne serait pas saisie d’une émotion religieuse, en méditant sur ces rapprochements mystérieux qu’offre la destinée humaine ? (Note de M. de Staël-Holstein.)
[18] Ce mot est déjà cité dans les Considérations sur la Révolution française, mais il mérite d’être répété. Tout ceci, du reste, je dois le rappeler, a été écrit à la fin de 1812. (Note de M. de Staël-Holstein.)

Date de dernière mise à jour : 01/07/2023