BIBLIOBUS Littérature française

Dix années d’exil (Première partie) - Germaine de Staël (1766-1817)



1818



Table des matières

MADAME DE STAËL NOTICE BIOGRAPHIQUE
PRÉFACE DE M. DE STAËL-HOLSTEIN, fils aîné de Mme de Staël
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER Causes de l’animosité de Bonaparte contre moi.
CHAPITRE II Commencements de l’opposition dans le Tribunat. – Premières persécutions à ce sujet. – Fouché.
CHAPITRE III Système de fusion adopté par Bonaparte. – Publication de mon ouvrage sur la Littérature.
CHAPITRE IV Conversation de mon père avec Bonaparte. – Campagne de Marengo.
CHAPITRE V Machine infernale. – Paix de Lunéville.
CHAPITRE VI Corps diplomatique sous le consulat. – Mort de Paul Ier.
CHAPITRE VII Paris en 1801.
CHAPITRE VIII Voyage à Coppet. – Préliminaires de paix avec l’Angleterre.
CHAPITRE IX Paris en 1802. – Bonaparte Président de la République italienne. – Retour à Coppet.
CHAPITRE X Nouveaux symptômes de la malveillance de Bonaparte contre mon père et moi. – Affaire de Suisse.
CHAPITRE XI Rupture avec l’Angleterre. – Commencement de mon exil.
CHAPITRE XII Départ pour l’Allemagne. – Arrivée à Weimar.
CHAPITRE XIII Berlin. – Le prince Louis-Ferdinand.
CHAPITRE XIV Conspiration de Moreau et de Pichegru.
CHAPITRE XV Assassinat du duc d’Enghien.
CHAPITRE XVI Maladie et mort de M. Necker.
CHAPITRE XVII Procès de Moreau.
CHAPITRE XVIII Commencement de l’Empire.
AVERTISSEMENT DE M. DE STAËL-HOLSTEIN.
SECONDE PARTIE
CHAPITRE PREMIER Suppression de mon ouvrage sur l’Allemagne. – Exil hors de France.
CHAPITRE II Retour à Coppet. – Persécutions diverses.
CHAPITRE III Voyage en Suisse avec M. de Montmorency.
CHAPITRE IV Exil de M. de Montmorency et de Mme Récamier. Nouvelles persécutions.
CHAPITRE V Départ de Coppet.
CHAPITRE VI Passage en Autriche. – 1812.
CHAPITRE VII Séjour à Vienne.
CHAPITRE VIII Départ de Vienne.
CHAPITRE IX Passage en Pologne.
CHAPITRE X Arrivée en Russie.
CHAPITRE XI Kiew.
CHAPITRE XII Route de Kiew à Moscou.
CHAPITRE XIII Aspect du pays. – Caractère du peuple russe.
CHAPITRE XIV Moscou.
CHAPITRE XV Route de Moscou à Pétersbourg.
CHAPITRE XVI Saint-Pétersbourg.
CHAPITRE XVII La famille impériale.
CHAPITRE XVIII Mœurs des grands seigneurs russes.
CHAPITRE XIX Établissements d’instruction publique. – Institut de Sainte-Catherine.
CHAPITRE XX Départ pour la Suède. – Passage en Finlande.


MADAME DE STAËL ; NOTICE BIOGRAPHIQUE
L’histoire de la vie active de Mme de Staël peut être ramenée à l’histoire de son long duel avec Napoléon. Esprits dominateurs l’un et l’autre, apparus au même moment sur la même scène, ils se sont naturellement heurtés. Mme de Staël prétend bien dans les mémoires de ses Dix ans d’exil que, dès le premier jour, elle fut l’ennemie de Bonaparte, et qu’elle demeura irréconciliable ; – mais la vérité est qu’elle commença par s’enthousiasmer du jeune héros de l’armée d’Italie, et que, ainsi qu’elle le dit elle-même de Cléopâtre, croyant « posséder surtout l’art de captiver », elle rêva de vaincre ce vainqueur et d’être un jour la tête qui ferait agir ce bras, devenu souverain. Elle lui écrivit d’abord, à l’armée, des lettres étrangement admiratives et, quand il fut revenu à Paris, elle voulut lui être présentée. Il l’intimida. Elle n’en mit pas moins à le rechercher une insistance qu’égalait seule l’application que Bonaparte mettait à la fuir. Il n’aimait point les femmes « politiques ».
Mme de Staël, n’ayant pas réussi à charmer, essaya de se faire craindre. Un peu après le 18 Brumaire, elle suscita l’opposition de Benjamin Constant qui dénonça au Tribunat « l’aurore de la tyrannie ». L’effet fut immédiat et inattendu : elle sentit dès le jour même le vide se faire autour d’elle, et des hommes politiques qu’elle avait priés à dîner pour le soir se dérobèrent par quelques mots d’excuses, y compris, bien entendu, M. de Talleyrand, à qui elle ne pardonna jamais cette défection…
Le règne de Napoléon s’annonce, mais il s’annonce comme une restauration du pouvoir personnel et il se fait précéder d’un relèvement de la religion catholique. Mme de Staël, fille de Necker et fille intellectuelle de Rousseau, libérale à la fois en politique et en religion, et qui avait rêvé de présider à un gouvernement garant des libertés publiques et instaurateur du protestantisme, sentit en elle comme un effondrement, et, désormais, se manifesta, en face de Napoléon, comme une force agissante d’opposition. Mais, malgré sa virilité physique et intellectuelle, elle est femme, et elle est attentive aux effets de sa haine sur l’homme qui l’a réduite à le combattre ; elle est satisfaite quand il reconnaît la main qui le blesse, et puisqu’il faut bien qu’elle se résigne à être persécutée par lui, elle ne peut du moins admettre d’être ignorée de lui.
De même qu’il n’est pas exact qu’elle se soit montrée ennemie de Bonaparte dès le premier jour, il n’est pas exact non plus qu’elle le soit demeurée jusqu’au dernier. Elle s’est, il est vrai, affligée des victoires qu’il remportait, puisqu’elles maintenaient sa situation, et dans les souhaits qu’elle formait contre lui, elle n’a pas toujours aperçu avec netteté quels intérêts généraux étaient solidaires des intérêts particuliers de l’Empereur. Mais quand elle voit la France envahie, elle en prend hautement conscience et elle désire alors la victoire de ce Napoléon qu’elle déteste encore ; – elle accepterait la prolongation d’un exil dont elle souffre plutôt que de rentrer en France avec le secours de l’étranger, et elle donne une juste leçon de patriotisme à ce frivole Benjamin Constant qui, réfugié à Londres, insulte, en ces heures douloureuses, le pays qui l’a paternellement accueilli. Elle apprend, alors que Napoléon est à l’île d’Elbe, qu’un complot est tramé contre lui, et aussitôt elle veut partir pour l’île, avec Talma. Néanmoins elle quitte Paris pendant les Cent jours. Elle suit avec une inquiétude tragique la dernière odyssée du héros : « C’en est fait de la liberté si Bonaparte triomphe, dit-elle, et de l’indépendance nationale s’il est battu. »
Ainsi donc le souverain ne l’a jamais ralliée, mais jamais elle n’a oublié l’homme pour lequel, au temps de sa jeunesse, elle s’était passionnée.
Il est au centre de sa vie ; il y est plus fortement, semble-t-il, non seulement que ce M. de Staël avec qui elle ne s’entendit pas, mais encore que le jeune M. de la Rocca qu’elle épousa plus tard, et même peut-être que Benjamin Constant, malgré leur longue et parfois orageuse liaison.
On s’explique donc l’importance de l’œuvre que nous donnons ici : elle est le récit des dix années les plus fécondes peut-être de la vie errante et tumultueuse de Mme de Staël. De cette vie nous rappellerons seulement ici les dates principales et les principaux événements.
Anna-Louise-Germaine Necker naquit à Paris le 22 avril 1766. Elle grandit dans un milieu particulièrement favorable au développement de son intelligence avide de tout connaître et capable de tout embrasser. Chez elle, l’exaltation sentimentale n’est pas moindre d’ailleurs que la puissance intellectuelle. À dix ans, elle voudrait épouser Gibbon ; à quinze, elle s’éprend du comte Guibert ; à vingt ans enfin, après avoir refusé la main de Pitt le fils qu’on voulait lui faire obtenir, cette jeune fille qui avait tant rêvé de « l’amour dans le mariage » épousa le paisible baron de Staël. Ce mariage ne fut pas heureux. Elle l’oublie plus tard dans l’amour de Benjamin Constant, et plus tard encore en épousant M. de la Rocca, qui, comme par compensation, se trouvait beaucoup plus jeune qu’elle tandis que M. de Staël s’était trouvé beaucoup plus âgé.
Au début de la Révolution, son salon devint le lieu des réunions des Constitutionnels ; – en septembre 1790, elle émigre ; elle rentre à Paris en mai 1795, rêvant d’une république à l’américaine, sur le modèle de celle de Washington ; – elle croit un jour que notre Washington, ce pourra être Bonaparte. Désillusionnée et éloignée de Paris, elle publie : en 1800, son livre De la littérature ; en 1802, le roman de Delphine. Puis commence son long exil. Elle voyage d’abord en Allemagne et en Italie (de là deux nouveaux ouvrages : Corinne, publié en 1807 ; De l’Allemagne, publié en 1810 puis en 1813) ; ensuite en Autriche, en Russie, en Suède et en Angleterre. Rentrée en France après la première abdication, elle en repart quand Napoléon revient de l’île d’Elbe. Elle y rentre de nouveau après Waterloo, rouvre son salon, se dépense en réceptions et en travaux, et un soir de février 1817, au milieu d’un bal chez le duc Decazes, elle est terrassée par une attaque de paralysie. Elle meurt le 14 juillet suivant. Elle avait perdu son premier mari en 1802 et son père en 1804. Son second mari, M. de la Rocca déjà malade, lui survécut peu de temps. Il mourut à Hyères le 30 janvier 1818.
Aux œuvres principales que nous avons citées, il faut ajouter quelques poésies, quelques essais dramatiques, et quelques romans de jeunesse ; – un curieux Essai sur les fictions, publié en 1795 ; – quelques œuvres critiques : Lettres sur les écrits et le caractère de J.-J. Rousseau (1788) ; Influence des passions sur le bonheur des individus et des nations (1796) ; Réflexions sur le suicide (1813) ; – quelques écrits politiques : Réflexions sur le procès de la reine (1793) ; Du caractère de M. Necker et de sa vie privée (1804), consacré à l’apologie de son père ; enfin : les Considérations sur la Révolution française publiées un an après sa mort, de même que son livre de mémoires : Dix années d’exil.



PRÉFACE DE M. DE STAËL-HOLSTEIN, fils aîné de Mme de Staël
L’écrit que l’on va lire ne forme point un ouvrage complet, et ne doit pas être jugé comme tel. Ce sont des fragments de mémoires que ma mère se proposait d’achever dans ses loisirs, et qui auraient peut-être subi des changements dont j’ignore la nature, si une plus longue carrière eût permis de les revoir et de les terminer. Cette réflexion suffisait pour que j’examinasse avec scrupule si j’étais autorisé à les publier. La crainte d’aucun genre de responsabilité ne peut se présenter à l’esprit, lorsqu’il s’agit de nos plus chères affections ; mais le cœur est agité d’une anxiété douloureuse, quand on est réduit à deviner des volontés dont la manifestation serait une règle invariable et sacrée. Toutefois, après avoir sérieusement réfléchi sur ce que le devoir exigeait de moi, je me suis convaincu que j’avais rempli les intentions de ma mère, en prenant l’engagement de n’omettre dans cette édition de ses Œuvres aucun écrit susceptible d’être imprimé. Ma fidélité à tenir cet engagement me donne le droit de désavouer, par avance, tout ce qu’à une époque quelconque on pourrait prétendre ajouter à une collection qui, je le répète, renferme tout ce dont ma mère n’eût pas formellement interdit la publication.
Le titre de Dix années d’exil est celui dont l’auteur lui-même avait fait choix ; j’ai dû le conserver, quoique l’ouvrage, n’étant pas achevé, ne comprenne qu’un espace de sept années. Le récit commence en 1800, c’est-à-dire deux ans avant le premier exil de ma mère, et s’arrête en 1804, après la mort de M. Necker. La narration recommence en 1810, et s’arrête brusquement à l’arrivée de ma mère en Suède, dans l’automne de 1812. Ainsi, la première et la seconde partie de ces Mémoires laissent entre elles un intervalle de près de six années. On en trouvera l’explication dans l’exposé fidèle de la manière dont ils ont été composés.
Je n’anticiperai point sur le récit des persécutions que ma mère a subies sous le gouvernement impérial : ces persécutions, mesquines autant que cruelles, forment l’objet de l’écrit que l’on va lire, et dont je ne pourrais qu’affaiblir l’intérêt. Il me suffira de rappeler qu’après l’avoir exilée d’abord de Paris, puis renvoyée de France, après avoir supprimé son ouvrage sur l’Allemagne, par le caprice le plus arbitraire, et lui avoir rendu impossible de rien publier, même sur les sujets les plus étrangers à la politique, on en vint jusqu’à lui faire de sa demeure une prison, à lui interdire toute espèce de voyage, et à lui enlever les plaisirs de la vie sociale et les consolations de l’amitié. Voilà dans quelle situation ma mère a commencé ses Mémoires, et l’on peut juger quelle était alors la disposition de son âme.
En écrivant cet ouvrage, l’espoir de le faire paraître un jour se présentait à peine dans l’avenir le plus éloigné. L’Europe était encore tellement courbée sous le joug de Napoléon, qu’aucune voix indépendante ne pouvait se faire entendre : sur le continent, la presse était enchaînée, et les mesures les plus rigoureuses repoussaient tout écrit imprimé en Angleterre. Ma mère songeait donc moins à composer un livre, qu’à conserver la trace de ses souvenirs et de ses pensées. Tout en faisant le récit des circonstances qui lui étaient personnelles, elle y insérait les diverses réflexions que lui avaient inspirées, depuis l’origine du pouvoir de Bonaparte, l’état de la France et la marche des événements. Mais, si imprimer un pareil ouvrage eût été alors un acte inouï de témérité, le seul fait de l’écrire exigeait à la fois beaucoup de courage et de prudence, surtout dans la position où était ma mère. Elle ne pouvait pas douter que toutes ses démarches ne fussent soumises à la surveillance de la police : le préfet qui avait remplacé M. de Barante à Genève prétendait être informé de tout ce qui se passait chez elle, et le moindre prétexte suffisait pour que l’on s’emparât de ses papiers. Les plus grandes précautions lui étaient donc recommandées : aussi à peine avait-elle écrit quelques pages, qu’elle les faisait transcrire par une de ses amies les plus intimes, en ayant soin de remplacer tous les noms propres par des noms tirés de l’histoire de la révolution d’Angleterre. Ce fut sous ce déguisement qu’elle emporta son manuscrit, lorsqu’en 1812 elle se résolut à échapper, par la fuite, à des rigueurs toujours croissantes.
Arrivée en Suède, après avoir traversé la Russie, et évité de bien près les armées qui s’avançaient sur Moscou, ma mère s’occupa de mettre au net cette première partie de ses Mémoires, qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, s’arrête à l’année 1804. Mais, avant de les continuer selon l’ordre des temps, elle voulut profiter du moment où ses souvenirs étaient dans toute leur vivacité, pour écrire le récit des circonstances remarquables de sa fuite, et des persécutions qui lui en avaient fait, pour ainsi dire, un devoir. Elle reprit donc l’histoire de sa vie à l’année 1810, époque de la suppression de son ouvrage sur l’Allemagne, et la continua jusqu’à son arrivée à Stockholm, en 1812 : de là le titre de Dix années d’exil. Ceci explique encore pourquoi, en parlant du gouvernement impérial, ma mère s’exprime tantôt comme vivant sous sa puissance, et d’autres fois comme y ayant échappé.
Enfin, lorsqu’elle conçut le plan de son ouvrage sur la Révolution française, elle tira de la première partie des Dix années d’exil les morceaux historiques et les réflexions générales qui entraient dans son nouveau cadre, réservant les détails individuels pour l’époque où elle comptait achever les Mémoires de sa vie, et où elle se flattait de pouvoir nommer toutes les personnes dont elle avait reçu de généreux témoignages d’amitié, sans craindre de les compromettre par l’expression de sa reconnaissance.
Le manuscrit confié à mes soins se composait donc de deux parties distinctes : l’une, dont la lecture offrait nécessairement moins d’intérêt, contenait plusieurs passages déjà incorporés dans les Considérations sur la Révolution française ; l’autre formait une espèce de journal dont aucune portion n’était encore connue du public. J’ai suivi la marche tracée par ma mère, en retranchant de la première partie de son manuscrit tous les morceaux qui, à quelques modifications près, avaient déjà trouvé place dans son grand ouvrage politique. C’est à cela que s’est borné le travail de l’éditeur, et je ne me suis pas permis la moindre addition.
Quant à la seconde partie, je la livre au public sans aucun changement, et à peine ai-je cru pouvoir y faire de légères corrections de style, tant il m’a paru important de conserver à cette esquisse toute la vivacité d’un caractère original. L’on se convaincra de mon respect scrupuleux pour le manuscrit de ma mère, en lisant les jugements qu’elle porte sur la conduite politique de la Russie ; mais sans parler du pouvoir qu’exerce la reconnaissance sur les âmes élevées, l’on se rappellera sans doute que le souverain de la Russie combattait alors pour la cause de l’indépendance et de la liberté. Était-il possible de prévoir qu’au bout de si peu d’années, les forces immenses de cet empire deviendraient des instruments d’oppression pour la malheureuse Europe ?
Si l’on compare les Dix années d’exil avec les Considérations sur la Révolution française, on trouvera peut-être que le règne de Napoléon est jugé dans le premier de ces écrits avec plus de sévérité que dans l’autre, et qu’il y est attaqué avec une éloquence qui n’est pas toujours exempte d’amertume. Cette différence est facile à expliquer : l’un de ces ouvrages a été écrit après la chute du despote avec le calme et l’impartialité d’un historien ; l’autre a été inspiré par un sentiment courageux de résistance à la tyrannie ; et quand ma mère l’a composé, le pouvoir impérial était à son apogée.
Je n’ai point choisi un moment plutôt qu’un autre pour la publication des Dix années d’exil ; l’ordre chronologique a été suivi dans cette édition, et les œuvres posthumes ont dû naturellement terminer le recueil. Du reste, je ne crains point qu’on prétende qu’il y ait manque de générosité à publier, après la chute de Napoléon, des attaques dirigées contre sa puissance. Celle dont le talent a toujours été consacré à la défense des plus nobles causes, celle dont la maison a été successivement l’asile des opprimés de tous les partis, serait trop au-dessus d’un pareil reproche. Il ne pourrait, en tout cas, s’adresser qu’à l’éditeur des Dix années d’exil ; mais j’en serais peu touché, je l’avoue. L’on ferait, en vérité, une part trop belle au despotisme, si, après avoir imposé le silence de la terreur pendant son triomphe, il pouvait encore demander à l’histoire de l’épargner après sa défaite.
Sans doute les souvenirs du dernier gouvernement ont été le prétexte de beaucoup de persécutions ; sans doute les honnêtes gens sont révoltés des lâches invectives que l’on se permet encore contre ceux qui, ayant joui des faveurs de ce gouvernement, ont assez de dignité pour ne pas désavouer leur conduite passée ; sans doute, enfin, une grandeur déchue peut captiver l’imagination ; mais ce n’est pas de la personne de Napoléon seulement qu’il s’agit ; ce n’est pas lui qui, aujourd’hui, peut être un objet d’animadversion pour les âmes généreuses ; ce ne sont pas non plus ceux qui, sous son règne, ont servi utilement leur pays dans les diverses branches de l’administration publique : mais ce qu’on ne peut flétrir d’une censure trop sévère, c’est le système d’égoïsme et d’oppression dont Bonaparte est l’auteur. Or, ce déplorable système ne règne-t-il pas en Europe ? les puissants de la terre ne recueillent-ils pas avec soin le honteux héritage de celui qu’ils ont renversé ? Et, si l’on tourne ses regards sur notre patrie, combien ne voit-on pas de ces instruments de Napoléon qui, après l’avoir fatigué de leur servile complaisance, viennent offrir à un pouvoir nouveau le tribut de leur petit machiavélisme ? Aujourd’hui, comme alors, n’est-ce pas sur la vanité et sur la corruption que repose tout l’édifice de leur chétive science, et n’est-ce pas dans les traditions du régime impérial que sont puisés les conseils de leur sagesse ?
En peignant donc des plus vives couleurs ce régime funeste, ce n’est pas un ennemi vaincu que l’on insulte, c’est un adversaire puissant que l’on attaque ; et si, comme je l’espère, les Dix années d’exil sont destinées à accroître l’horreur des gouvernements arbitraires, je puis me livrer à la douce pensée qu’en les publiant, je sers la sainte cause à laquelle ma mère n’a pas cessé d’être fidèle.



PREMIÈRE PARTIE


CHAPITRE PREMIER

Causes de l’animosité de Bonaparte contre moi.
Ce n’est point pour occuper le public de moi que j’ai résolu de raconter les circonstances de dix années d’exil : les malheurs que j’ai éprouvés, avec quelque amertume que je les aie sentis, sont si peu de chose au milieu des désastres publics dont nous sommes témoins, qu’on aurait honte de parler de soi, si les événements qui nous concernent n’étaient pas liés à la grande cause de l’humanité menacée. L’empereur Napoléon, dont le caractère se montre tout entier dans chaque trait de sa vie, m’a persécutée avec un soin minutieux, avec une activité toujours croissante, avec une rudesse inflexible ; et mes rapports avec lui ont servi à me le faire connaître, longtemps avant que l’Europe eût appris le mot de cette énigme.
Je n’entre point dans le récit des faits qui ont précédé l’arrivée de Bonaparte sur la scène politique de l’Europe : si j’accomplis le dessein que j’ai formé d’écrire la vie de mon père, je dirai ce que j’ai vu de ces premiers jours de la Révolution, dont l’influence a changé le sort de tout le monde. Je ne veux retracer maintenant que la part qui me concerne dans ce vaste tableau. Mais, en jetant de ce point de vue si borné quelques regards sur l’ensemble, je me flatte de me faire souvent oublier en racontant ma propre histoire.
Le plus grand grief de l’empereur Napoléon contre moi, c’est le respect dont j’ai toujours été pénétrée pour la véritable liberté. Ces sentiments m’ont été transmis comme un héritage ; et je les ai adoptés dès que j’ai pu réfléchir sur les hautes pensées dont ils dérivent, et sur les belles actions qu’ils inspirent. Les scènes cruelles qui ont déshonoré la Révolution française n’étant que de la tyrannie sous des formes populaires, n’ont pu, ce me semble, faire aucun tort au culte de la liberté. L’on pourrait, tout au plus, s’en décourager pour la France ; mais, si ce pays avait le malheur de ne savoir posséder le plus noble des biens, il ne faudrait pas pour cela le proscrire sur la terre. Quand le soleil disparaît de l’horizon des pays du Nord, les habitants de ces contrées ne blasphèment pas ses rayons, qui luisent encore pour d’autres pays plus favorisés du ciel.
Peu de temps après le 18 Brumaire, il fut rapporté à Bonaparte que j’avais parlé dans ma société contre cette oppression naissante, dont je pressentais les progrès aussi clairement que si l’avenir m’eût été révélé. Joseph Bonaparte, dont j’aimais l’esprit et la conversation, vint me voir, et me dit : « Mon frère se plaint de vous. — Pourquoi, m’a-t-il répété hier, pourquoi Mme de Staël ne s’attache-t-elle pas à mon gouvernement ? Qu’est-ce qu’elle veut ? le payement du dépôt de son père : je l’ordonnerai ; le séjour de Paris ? je le lui permettrai. Enfin, qu’est-ce qu’elle veut ? — Mon Dieu, répliquai-je, il ne s’agit pas de ce que je veux, mais de ce que je pense. » J’ignore si cette réponse lui a été rapportée ; mais je suis bien sûre au moins que, s’il l’a sue, il n’y a attaché aucun sens ; car il ne croit à la sincérité des opinions de personne : il considère la morale en tout genre comme une formule qui ne tire pas plus à conséquence que la fin d’une lettre ; et, de même qu’après avoir assuré quelqu’un qu’on est son très humble serviteur, il ne s’ensuit pas qu’il puisse rien exiger de vous, Bonaparte croit que, lorsque quelqu’un dit qu’il aime la liberté, qu’il croit en Dieu, qu’il préfère sa conscience à son intérêt, c’est un homme qui se conforme à l’usage, qui suit la manière reçue pour expliquer ses prétentions ambitieuses, ou ses calculs égoïstes. La seule espèce des créatures humaines qu’il ne comprenne pas bien, ce sont celles qui sont sincèrement attachées à une opinion, quelles qu’en puissent être les suites ; Bonaparte considère de tels hommes comme des niais, ou comme des marchands qui surfont, c’est-à-dire qui veulent se vendre trop cher. Aussi, comme on le verra par la suite, ne s’est-il jamais trompé dans ce monde que sur les honnêtes gens, soit comme individus, soit surtout comme nations.
CHAPITRE II

Commencements de l’opposition dans le Tribunat. – Premières persécutions à ce sujet. – Fouché.
Quelques tribuns voulaient établir dans leur assemblée une opposition analogue à celle d’Angleterre, et prendre au sérieux la Constitution, comme si les droits qu’elle paraissait assurer n’avaient eu rien de réel, et que la division prétendue des corps de l’État n’eût pas été une simple affaire d’étiquette, une distinction entre les diverses antichambres du Consul, dans lesquelles des magistrats de différents noms pouvaient se tenir. Je voyais avec plaisir, je l’avoue, le petit nombre de tribuns qui ne voulaient point rivaliser de complaisance avec les conseillers d’État, je croyais surtout que ceux qui précédemment s’étaient laissé emporter trop loin dans leur amour pour la république se devaient de rester fidèles à leur opinion, quand elle était devenue la plus faible et la plus menacée.
L’un de ces tribuns, ami de la liberté, et doué d’un des esprits les plus remarquables que la nature ait départis à aucun homme, M. Benjamin Constant, me consulta sur un discours qu’il se proposait de faire pour signaler l’aurore de la tyrannie : je l’y encourageai de toute la force de ma conscience. Néanmoins, comme on savait qu’il était un de mes amis intimes, je ne pus m’empêcher de craindre ce qu’il pourrait m’en arriver. J’étais vulnérable par mon goût pour la société. Montaigne a dit jadis : Je suis Français par Paris ; et s’il pensait ainsi il y a trois siècles, que serait-ce depuis que l’on a vu réunies tant de personnes d’esprit dans une même ville, et tant de personnes accoutumées à se servir de cet esprit pour les plaisirs de la conversation ? Le fantôme de l’ennui m’a toujours poursuivie ; c’est par la terreur qu’il me cause que j’aurais été capable de plier devant la tyrannie, si l’exemple de mon père, et son sang qui coule dans mes veines, ne l’emportaient pas sur cette faiblesse. Quoi qu’il en soit, Bonaparte la connaissait très bien ; il discerne promptement le mauvais côté de chacun ; car c’est par leurs défauts qu’il soumet les hommes à son empire. Il joint à la puissance dont il menace, aux trésors qu’il fait espérer, la dispensation de l’ennui, et c’est aussi une terreur pour les Français. Le séjour à quarante lieues de la capitale, en contraste avec tous les avantages que réunit la plus agréable ville du monde, fait faiblir à la longue la plupart des exilés, habitués dès leur enfance aux charmes de la vie de Paris.
La veille du jour où Benjamin Constant devait prononcer son discours, j’avais chez moi Lucien Bonaparte, MM. ***, ***, ***, ***, et plusieurs autres encore, dont la conversation, dans les degrés différents, a cet intérêt toujours nouveau qu’excitent et la force des idées et la grâce de l’expression. Chacun, Lucien excepté, lassé d’avoir été proscrit par le Directoire, se préparait à servir le nouveau gouvernement, en n’exigeant de lui que de bien récompenser le dévouement à son pouvoir. Benjamin Constant s’approche de moi, et me dit tout bas : « Voilà votre salon rempli de personnes qui vous plaisent : si je parle, demain il sera désert : pensez-y. — Il faut suivre sa conviction », lui répondis-je. L’exaltation m’inspira cette réponse ; mais, je l’avoue, si j’avais prévu ce que j’ai souffert à dater de ce jour, je n’aurais pas eu la force de refuser l’offre que M. Constant me faisait de renoncer à se mettre en évidence pour ne pas me compromettre.
Ce n’est rien aujourd’hui, sous le rapport de l’opinion, que d’encourir la disgrâce de Bonaparte ; il peut vous faire périr, mais il ne saurait entamer votre considération. Alors, au contraire, la nation n’était point éclairée sur ses intentions tyranniques ; et comme chacun de ceux qui avaient souffert de la Révolution espérait de lui le retour d’un frère ou d’un ami, ou la restitution de sa fortune, on accablait du nom de jacobin quiconque osait lui résister ; et la bonne compagnie se retirait de vous en même temps que la faveur du gouvernement ; situation insupportable, surtout pour une femme, et dont personne ne peut connaître les pointes aiguës, sans l’avoir éprouvée.
Le jour où le signal de l’opposition fut donné dans le Tribunat par l’un de mes amis, je devais réunir chez moi plusieurs personnes dont la société me plaisait beaucoup, mais qui tenaient toutes au gouvernement nouveau. Je reçus dix billets d’excuse à cinq heures ; je supportai assez bien le premier, le second ; mais à mesure que ces billets se succédaient, je commençais à me troubler. Vainement j’en appelais à ma conscience, qui m’avait conseillée de renoncer à tous les agréments attachés à la faveur de Bonaparte ; tant d’honnêtes gens me blâmaient, que je ne savais pas m’appuyer assez ferme sur ma propre manière de voir. Bonaparte n’avait encore rien fait de précisément coupable ; beaucoup de gens assuraient qu’il préservait la France de l’anarchie ; enfin, si dans ce moment il m’avait fait dire qu’il se raccommodait avec moi, j’en aurais eu plutôt de la joie ; mais il ne veut jamais se rapprocher de quelqu’un sans en exiger une bassesse ; et, pour déterminer à cette bassesse, il entre d’ordinaire dans des fureurs de commande qui font une telle peur qu’on lui cède tout. Je ne veux pas dire par là que Bonaparte ne soit pas vraiment emporté ; ce qui n’est pas calcul en lui est de la haine, et la haine s’exprime d’ordinaire par la colère ; mais le calcul est tellement le plus fort, qu’il ne va jamais au-delà de ce qu’il lui convient de montrer, suivant les circonstances et les personnes. Un jour un de mes amis le vit s’emporter avec violence contre un commissaire des guerres qui n’avait pas fait son devoir : à peine ce pauvre homme fut-il sorti tout tremblant, que Bonaparte se retourna vers un de ses aides de camp, et lui dit en riant : « J’espère que je lui ai fait une belle frayeur » ; et l’on aurait pu croire l’instant d’auparavant qu’il n’était plus maître de lui-même.
Quand il convint au Premier Consul de faire éclater son humeur contre moi, il gronda publiquement son frère aîné, Joseph Bonaparte, sur ce qu’il venait dans ma maison. Joseph se crut obligé de n’y pas mettre les pieds pendant quelques semaines, et son exemple fut le signal que suivirent les trois quarts des personnes que je connaissais. Ceux qui avaient été proscrits le 18 fructidor prétendaient qu’à cette époque j’aurais eu le tort de recommander à Barras M. de Talleyrand pour le ministère des affaires étrangères, et ils passaient leur vie chez le même M. de Talleyrand, qu’ils m’accusaient d’avoir servi. Tous ceux qui se conduisaient mal envers moi se gardaient bien de dire qu’ils obéissaient à la crainte de déplaire au Premier Consul ; mais ils inventaient chaque jour un nouveau prétexte qui pût me nuire, exerçant toute l’énergie de leurs opinions politiques contre une femme persécutée et sans défense, et se prosternant aux pieds des plus vils jacobins, dès que le Premier Consul les avait régénérés par le baptême de la faveur.
Le ministre de la police, Fouché, me fit demander, pour me dire que le Premier Consul me soupçonnait d’avoir excité celui de mes amis qui avait parlé dans le Tribunat. Je lui répondis, ce qui assurément était vrai, que M. Constant était un homme d’un esprit trop supérieur pour qu’on pût s’en prendre à une femme de ses opinions, et que d’ailleurs le discours dont il s’agissait ne contenait absolument que des réflexions sur l’indépendance dont toute assemblée délibérante doit jouir, et qu’il n’y avait pas une parole qui dût blesser le Premier Consul personnellement. Le ministre en convint. J’ajoutai encore quelques mots sur le respect qu’on devait à la liberté des opinions dans un Corps législatif, mais il me fut aisé de m’apercevoir qu’il ne s’intéressait guère à ces considérations générales : il savait déjà très bien que sous l’autorité de l’homme qu’il voulait servir, il ne serait plus question de principes, et il s’arrangeait en conséquence. Mais comme c’est un homme d’un esprit transcendant en fait de révolution, il avait déjà pour système de faire le moins de mal possible, la nécessité du but admise. Sa conduite précédente ne pouvait en rien annoncer de la moralité, et souvent il parlait de la vertu comme d’un conte de vieille femme. Néanmoins une sagacité remarquable le portait à choisir le bien comme une chose raisonnable, et ses lumières lui faisaient parfois trouver ce que la conscience aurait inspiré à d’autres. Il me conseilla d’aller à la campagne, et m’assura qu’en peu de jours tout serait apaisé. Mais à mon retour, il s’en fallait de beaucoup pour que cela fût ainsi.
CHAPITRE III

Système de fusion adopté par Bonaparte. – Publication de mon ouvrage sur la Littérature.
Tandis qu’on a vu les rois chrétiens prendre deux confesseurs pour faire examiner de plus près leur conscience, Bonaparte s’était choisi deux ministres, l’un de l’ancien et l’autre du nouveau régime, dont la mission était de mettre à sa disposition les moyens machiavéliques des deux systèmes contraires.
Bonaparte suivait, dans toutes ses nominations, à peu près la même règle, de prendre, pour ainsi dire, tantôt à droite, tantôt à gauche ; ou, en d’autres termes, de choisir alternativement ses agents parmi les aristocrates et parmi les jacobins : le parti mitoyen, celui des amis de la liberté, lui plaisait moins que tous les autres, parce qu’il était composé du petit nombre d’hommes qui, en France, avaient une opinion. Il aimait mieux avoir affaire à ceux qui étaient attachés à des intérêts royalistes, ou déconsidérés par des excès populaires. Il alla jusqu’à vouloir nommer conseiller d’État un conventionnel souillé des crimes les plus vils de la Terreur ; mais il en fut détourné par le frissonnement de ceux qui auraient eu à siéger avec lui. Bonaparte eût aimé à donner cette preuve éclatante qu’il pouvait tout régénérer, comme tout confondre.
Ce qui caractérise le gouvernement de Bonaparte, c’est un mépris profond pour toutes les richesses intellectuelles de la nature humaine : vertu, dignité de l’âme, religion, enthousiasme, voilà quels sont, à ses yeux, les éternels ennemis du continent, pour me servir de son expression favorite : il voudrait réduire l’homme à la force et à la ruse, et désigner tout le reste sous le nom de bêtise ou de folie. Les Anglais l’irritent surtout, parce qu’ils ont trouvé le moyen d’avoir du succès avec de l’honnêteté, chose que Napoléon voudrait faire regarder comme impossible. Ce point lumineux du monde a offusqué ses yeux dès les premiers jours de son règne ; et, ne pouvant atteindre l’Angleterre par ses armes, il n’a cessé de diriger contre elle toute l’artillerie de ses sophismes.
Je ne crois pas que Bonaparte, en arrivant à la tête des affaires, eût formé le plan de la monarchie universelle ; mais je crois que son système était ce qu’il a déclaré lui-même à un homme de mes amis, peu de jours après le 18 Brumaire : « Il faut, lui dit-il, faire quelque chose de nouveau tous les trois mois, pour captiver l’imagination de la nation française ; avec elle, quiconque n’avance pas est perdu. » Il s’était promis d’empiéter chaque jour sur la liberté de la France, et sur l’indépendance de l’Europe ; mais sans perdre de vue le but, il savait se prêter aux circonstances ; il tournait l’obstacle, quand cet obstacle était trop fort ; il s’arrêtait tout court, quand le vent contraire était trop violent. Cet homme, si impatient au fond de lui-même, a le talent de rester immobile quand il le faut ; il tient cela des Italiens, qui savent se contenir pour atteindre le but de leur passion, comme s’ils étaient de sang-froid dans le choix de ce but. C’est par l’art d’alterner entre la ruse et la force qu’il a subjugué l’Europe ; au reste, c’est un grand mot que l’Europe. En quoi consistait-elle alors ? en quelques ministres, dont aucun n’avait autant d’esprit que beaucoup d’hommes pris au hasard dans la nation qu’ils gouvernaient.
Vers le printemps de l’année 1800, je publiai mon ouvrage sur la Littérature, et le succès qu’il obtint me remit tout à fait en faveur dans la société ; mon salon redevint peuplé, et je retrouvai ce plaisir de causer, et de causer à Paris, qui, je l’avoue, a toujours été pour moi le plus piquant de tous. Il n’y avait pas un mot sur Bonaparte dans mon livre, et les sentiments les plus libéraux y étaient exprimés, je crois, avec force. Mais alors la presse était encore loin d’être enchaînée comme à présent ; le gouvernement exerçait la censure sur les journaux, mais non pas sur les livres ; distinction qui pouvait se soutenir, si l’on avait usé de cette censure avec modération : car les journaux exercent une influence populaire, tandis que les livres, pour la plupart, ne sont lus que par des hommes instruits, et peuvent éclairer l’opinion, mais non pas l’enflammer. Plus tard on a institué dans le Sénat, je crois par dérision, une commission pour la liberté de la presse, et une autre pour la liberté individuelle, dont maintenant encore on renouvelle les membres tous les trois mois. Certainement les évêchés in partibus et les sinécures d’Angleterre donnent plus d’occupation que ces comités.
Depuis mon ouvrage sur la Littérature, j’ai publié Delphine, Corinne, et enfin mon livre sur l’Allemagne, qui a été supprimé au moment où il allait paraître. Mais, quoique ce dernier écrit m’ait attiré d’amères persécutions, les lettres ne me semblent pas moins une source de jouissances et de considération, même pour une femme. J’attribue ce que j’ai souffert dans la vie aux circonstances qui m’ont associée, dès mon entrée dans le monde, aux intérêts de la liberté que soutenaient mon père et ses amis ; mais le genre de talent qui a fait parler de moi, comme écrivain, m’a toujours valu plus de plaisir que de peine. Les critiques dont les ouvrages sont l’objet peuvent être très aisément supportées quand on a quelque élévation d’âme, et quand on aime les grandes pensées pour elles-mêmes encore plus que pour les succès qu’elles peuvent procurer. D’ailleurs, le public, au bout d’un certain temps, me paraît presque toujours très équitable ; il faut que l’amour-propre s’accoutume à faire crédit à la louange ; car avec le temps on obtient ce qu’on mérite. Enfin, quand même on aurait longtemps à souffrir de l’injustice, je ne conçois pas de meilleur asile contre elle que la méditation de la philosophie et l’émotion de l’éloquence. Ces facultés mettent à nos ordres tout un monde de vérités et de sentiments dans lequel on respire toujours à l’aise.
CHAPITRE IV

Conversation de mon père avec Bonaparte. – Campagne de Marengo.
Bonaparte partit au printemps de 1800, pour faire la campagne d’Italie, connue surtout par la bataille de Marengo. Il passa par Genève, et comme il témoigna le désir de voir M. Necker, mon père se rendit chez lui, plus dans l’espoir de me servir que pour tout autre motif. Bonaparte le reçut fort bien et lui parla de ses projets du moment avec cette sorte de confiance qui est dans son caractère ou plutôt dans son calcul ; car c’est toujours ainsi qu’il faut appeler son caractère. Mon père n’éprouva point, en le voyant, la même impression que moi ; sa présence ne lui imposa point, et il ne trouva rien de transcendant dans sa conversation. J’ai cherché à me rendre compte de cette différence dans nos jugements, et je crois qu’elle tient d’abord à ce que la dignité simple et vraie des manières de mon père lui assurait les égards de tous ceux à qui il parlait, et que d’ailleurs, le genre de supériorité de Bonaparte provenant bien plus de l’habileté dans le mal que de la hauteur des pensées dans le bien, ses paroles ne doivent pas faire concevoir ce qui le distingue ; il ne pourrait, il ne voudrait expliquer son propre instinct machiavélique. Mon père ne parla point à Bonaparte de ses deux millions déposés au Trésor public ; il ne voulut lui montrer d’intérêt que pour moi, et il lui dit, entre autres choses, que, de la même manière que le Premier Consul aimait à s’entourer de noms illustres, il devait se plaire aussi à accueillir les talents célèbres comme décoration de sa puissance. Bonaparte lui répondit avec obligeance, et le résultat de cet entretien fut de m’assurer, du moins pour quelque temps, le séjour de la France. C’est la dernière fois que la main protectrice de mon père s’est étendue sur ma vie ; depuis il n’a pas été le témoin des persécutions cruelles qui l’auraient plus irrité que moi-même.
Bonaparte se rendit à Lausanne pour préparer l’expédition du mont Saint-Bernard ; le vieux général autrichien ne crut point à la hardiesse d’une telle entreprise, et ne fit pas les préparatifs nécessaires pour s’y opposer. Un corps de troupes peu considérable aurait suffi, dit-on, pour perdre l’armée française, au milieu des gorges des montagnes où Bonaparte la faisait passer ; mais, dans cette circonstance, comme dans plusieurs autres, on a pu appliquer aux triomphes de Bonaparte ces vers de J.-B. Rousseau :

L’inexpérience indocile
Du compagnon de Paul Émile
Fit tout le succès d’Annibal.

J’arrivai en Suisse, pour passer l’été avec mon père, suivant ma coutume, à peu près vers le temps où l’armée française traversait les Alpes. On voyait sans cesse des troupes parcourir ces paisibles contrées, que le majestueux rempart des Alpes devait mettre à l’abri des orages et de la politique. Pendant ces belles soirées d’été sur le bord du lac de Genève, j’avais presque honte de tant m’inquiéter des choses de ce monde, en présence de ce ciel serein et de cette onde si pure ; mais je ne pouvais vaincre mon agitation intérieure. Je souhaitais que Bonaparte fût battu, parce que c’était le seul moyen d’arrêter les progrès de sa tyrannie ; toutefois je n’osais encore avouer ce désir, et le préfet du Léman, M. d’Eymar, ancien député à l’Assemblée constituante, se rappelant le temps où nous chérissions ensemble l’espoir de la liberté, m’envoyait des courriers à toutes les heures, pour m’apprendre les progrès des Français en Italie. Il m’eût été difficile de faire concevoir à M. d’Eymar, homme fort intéressant d’ailleurs, que le bien de la France exigeait qu’elle eût alors des revers, et je recevais les prétendues bonnes nouvelles qu’il m’envoyait, d’une façon contrainte qui s’accordait mal avec mon caractère. N’a-t-il pas fallu apprendre sans cesse les triomphes de celui qui faisait retomber ses succès sur la tête de tous et de chacun ; et jamais, de tant de victoires, est-il résulté un seul bonheur pour la triste France ?
La bataille de Marengo a été perdue pendant deux heures ; ce fut la négligence du général Melas, qui se fia trop à ses succès, et l’audace du général Desaix, qui rendirent la victoire aux armes françaises. Pendant que le sort de la bataille était désespéré, Bonaparte se promenait lentement à cheval, devant ses troupes, pensif, la tête baissée, courageux contre le malheur ; n’essayant rien, mais attendant la fortune. Il s’est conduit plusieurs fois ainsi, et il s’en est bien trouvé. Mais je crois toujours que, s’il avait eu parmi ses adversaires un homme de caractère autant que de probité, Bonaparte se serait arrêté devant cet obstacle. Son grand talent est d’effrayer les faibles, et de tirer parti des hommes immoraux. Quand il rencontre l’honnêteté quelque part, on dirait que ses artifices sont déconcertés, comme les conjurations du démon par le signe de la croix.
L’armistice qui fut la suite de la bataille de Marengo, et dont la condition était la cession de toutes les places du nord de l’Italie, fut très désavantageux à l’Autriche. Bonaparte n’aurait pu rien obtenir de plus par la continuation même de ses victoires. Mais on dirait que les puissances du continent se sont fait honneur de céder ce qu’il eût encore mieux valu se laisser prendre. On s’est empressé avec Napoléon de lui sanctionner ses injustices, de lui légitimer ses conquêtes, tandis qu’il fallait, alors même qu’on ne pouvait le vaincre, au moins ne pas le seconder. Ce n’était pas trop demander aux anciens Cabinets de l’Europe ; mais ils ne comprenaient rien à une situation si nouvelle, et Bonaparte les étourdissait par tant de menaces et tant de promesses tout ensemble, qu’ils croyaient gagner en donnant, et se réjouissaient du mot de paix, comme si ce mot eût conservé le même sens qu’autrefois. Les illuminations, les révérences, les dîners et les coups de canon, pour célébrer cette paix, étaient absolument les mêmes que jadis ; mais, loin de cicatriser les blessures, elle introduisait dans le gouvernement qui la signait un principe de mort d’un effet certain.
Le trait le plus caractérisé de la fortune de Napoléon, ce sont les souverains qu’il a trouvés sur le trône. Paul Ier surtout lui a rendu des services incalculables ; il a pris pour lui l’enthousiasme que son père avait éprouvé pour Frédéric II, et il a abandonné l’Autriche dans le moment où elle essayait encore de lutter. Bonaparte lui persuada que l’Europe entière serait pacifiée pour des siècles, si les deux grands empires de l’Orient et de l’Occident étaient d’accord, et Paul Ier, qui avait quelque chose de chevaleresque dans l’esprit, se laissa prendre à ces mensonges. C’était un coup du sort pour Bonaparte que de rencontrer une tête couronnée si facile à exalter, et qui réunissait la violence à la faiblesse ; aussi regretta-t-il beaucoup Paul Ier, car nul homme ne lui convenait mieux à tromper.
Lucien, ministre de l’intérieur, qui connaissait parfaitement les projets de son frère, fit publier une brochure destinée à préparer les esprits à l’établissement d’une nouvelle dynastie. Cette publication était prématurée, elle fit un mauvais effet ; Fouché s’en servit pour perdre Lucien : il dit à Bonaparte que le secret était trop tôt révélé ; et au parti républicain, que Bonaparte désavouait son frère. En effet, Lucien fut envoyé alors comme ambassadeur en Espagne. Le système de Bonaparte était d’avancer de mois en mois dans la carrière du pouvoir ; il faisait répandre comme bruit des résolutions qu’il avait envie de prendre, afin d’essayer ainsi l’opinion. D’ordinaire même il avait soin qu’on exagérât ce qu’il projetait, afin que la chose même, quand elle arrivait, fût un adoucissement à la crainte qui avait circulé dans le public. La vivacité de Lucien cette fois s’emporta trop loin, et Bonaparte jugea nécessaire de le sacrifier, en apparence, pendant quelque temps.
CHAPITRE V

Machine infernale. – Paix de Lunéville.
Je revins à Paris vers le mois de novembre 1800 ; la paix n’était point encore faite, quoique Moreau, par ses victoires, la rendît de plus en plus nécessaire aux puissances étrangères. N’a-t-il pas regretté depuis les lauriers de Stockach et de Hohenlinden, quand la France n’a pas été moins esclave que l’Europe, dont il la faisait triompher ? Moreau n’a vu que la France dans les ordres du Premier Consul ; mais il appartenait à un tel homme de juger le gouvernement qui l’employait, et de prononcer lui-même, dans une pareille circonstance, quel était le véritable intérêt de son pays. Toutefois, il faut en convenir, à l’époque des plus brillantes victoires de Moreau, c’est-à-dire dans l’automne de 1800, il n’y avait encore que peu de personnes qui sussent démêler les projets de Bonaparte ; ce qu’il y avait d’évident à distance, c’était l’amélioration des finances, et l’ordre rétabli dans plusieurs branches d’administration. Napoléon était obligé de passer par le bien pour arriver au mal ; il fallait qu’il accrût les forces de la France, avant de s’en servir pour son ambition personnelle.
Un soir que je causais avec quelques amis, nous entendîmes une forte détonation, mais nous crûmes que c’étaient des coups de canon tirés pour quelque exercice, et nous continuâmes notre entretien. Nous apprîmes, peu d’heures après, qu’en allant à l’Opéra, le Premier Consul avait failli périr par l’explosion de ce qu’on a appelé depuis la machine infernale. Comme il échappa, l’on ne manqua pas de lui témoigner le plus vif intérêt ; des philosophes proposèrent le rétablissement des supplices de la roue et du feu pour les auteurs de cet attentat ; et il put voir de tout côté une nation qui tendait le cou au joug. Il discuta chez lui fort tranquillement, le soir même, ce qui serait arrivé s’il eût péri ; quelques-uns disaient que Moreau l’aurait remplacé ; Bonaparte prétendait que c’eût été le général Bernadotte : « Comme Antoine, dit-il, il aurait présenté au peuple ému la robe sanglante de César. » Je ne sais s’il croyait en effet que la France eût alors appelé le général Bernadotte à la tête des affaires ; mais ce qui est bien sûr au moins, c’est qu’il ne le disait que pour exciter l’envie contre ce général.
Si la machine infernale eût été combinée par le parti jacobin, de ce moment le Premier Consul aurait pu redoubler de tyrannie ; l’opinion l’eût secondé ; mais comme c’était le parti royaliste qui était l’auteur de ce complot, Bonaparte n’en put retirer un grand avantage : il chercha plutôt à l’étouffer qu’à s’en servir ; car il souhaitait que la nation lui crût pour ennemis seulement les ennemis de l’ordre, mais non pas les amis d’un autre ordre, c’est-à-dire de l’ancienne dynastie. Une chose singulière, c’est qu’à l’occasion d’un complot royaliste, Bonaparte fit déporter, par un sénatus-consulte, cent trente jacobins dans l’île de Madagascar, ou peut-être dans le fond de la mer, car on n’en a plus entendu parler depuis. Cette liste fut faite le plus arbitrairement du monde ; on y mit des noms, en en ôta, selon les recommandations des conseillers d’État qui la proposaient et des sénateurs qui la sanctionnaient. Les honnêtes gens disaient, quand on se plaignait de la manière dont cette liste avait été faite, qu’elle était composée d’hommes très coupables : cela se peut ; mais c’est le droit, et non le fait qui constitue la légalité des actions. Lorsqu’on laisse déporter arbitrairement cent trente citoyens, rien n’empêchera, ce qu’on a vu depuis, de traiter ainsi des personnes très estimables : l’opinion les défendra, dira-t-on. L’opinion ! qu’est-elle, sans l’autorité de la loi ? qu’est-elle, sans des organes indépendants ? L’opinion était pour le duc d’Enghien, pour Moreau et pour Pichegru ; a-t-elle pu les sauver ? Il n’y aura ni liberté, ni dignité, ni sûreté, dans un pays où l’on s’occupera des noms propres, quand il s’agit d’une injustice ; tout homme est innocent avant qu’un tribunal légal l’ait condamné ; et quand cet homme serait le plus coupable de tous, dès qu’il est soustrait à la loi, son sort doit faire trembler les honnêtes gens comme les autres. Mais, de même que dans la Chambre des Communes d’Angleterre, quand un député de l’opposition sort, il prie un député du côté ministériel de se retirer avec lui, pour ne pas altérer le rapport des deux partis, Bonaparte ne frappait jamais les royalistes ou les jacobins sans partager les coups également entre les uns et les autres : il se faisait ainsi des amis de tous ceux dont il servait les haines. On verra par la suite que c’est toujours sur la haine qu’il a compté, pour fortifier son gouvernement ; car il sait qu’elle est moins inconstante que l’amour. Après une révolution, l’esprit de parti est si âpre, qu’un nouveau chef peut le captiver encore plus en servant sa vengeance, qu’en soutenant ses intérêts ; chacun abandonne, s’il le faut, celui qui pense comme lui, pourvu que l’on poursuive celui qui pense autrement.
La paix de Lunéville fut proclamée : l’Autriche ne perdit, dans cette première paix, que la république de Venise, qu’elle avait reçue en dédommagement de la Belgique, et cette antique reine de la mer Adriatique repassa d’un maître à l’autre, après avoir été longtemps fière et puissante.
CHAPITRE VI

Corps diplomatique sous le consulat. – Mort de Paul Ier.
Mon hiver à Paris se passa tranquillement. Je n’allais jamais chez le Premier Consul ; je ne voyais jamais M. de Talleyrand : je savais que Bonaparte ne m’aimait pas ; mais il n’en était pas encore arrivé au degré de tyrannie qu’on a vu se développer depuis. Les étrangers me traitaient avec distinction ; le corps diplomatique passait sa vie chez moi, et cette atmosphère européenne me servait de sauvegarde.
Un ministre arrivé nouvellement de Prusse croyait qu’il était encore question de république, et mettait en avant ce qu’il avait recueilli de principes philosophiques dans ses rapports avec Frédéric II : on l’avertit qu’il se trompait sur le terrain du jour, et qu’il fallait plutôt recourir à ce qu’il savait de mieux en fait d’esprit de Cour : il obéit bien vite ; car c’est un homme dont les facultés distinguées sont au service d’un caractère singulièrement souple. Il finit la phrase que l’on commence, ou commence celle qu’il croit qu’on va finir, et ce n’est qu’en amenant la conversation sur des faits de l’autre siècle, sur la littérature des anciens, enfin sur des sujets étrangers aux hommes et aux choses d’aujourd’hui, qu’on peut découvrir la supériorité de son esprit.
L’ambassadeur d’Autriche était un courtisan d’un tout autre genre, mais non moins désireux de plaire à la puissance. L’un était instruit comme un homme de lettres ; l’autre ne connaissait de la littérature que les comédies françaises dans lesquelles il avait joué les rôles de Crispin et de Chrysalde. On sait que chez l’impératrice Catherine II, il reçut un jour des dépêches étant déguisé en vieille femme ; le courrier consentit avec peine à reconnaître son ambassadeur sous ce costume. M. de C. était un homme d’une extrême banalité ; il adressait les mêmes propos à tous ceux qu’il rencontrait dans un salon ; il parlait à tous avec une sorte de cordialité vide de sentiments et d’idées. Ses manières étaient parfaites, sa conversation assez bien formée par le monde ; mais envoyer un tel homme pour négocier avec la force et l’âpreté révolutionnaire qui entouraient Bonaparte, c’était un spectacle digne de pitié. Un des aides de camp de Bonaparte se plaignait de la familiarité de M. de C. ; il trouvait mauvais qu’un des premiers seigneurs de la monarchie autrichienne lui serrât la main sans gêne. Ces nouveaux débutants dans la carrière de la politesse ne croyaient pas que l’aisance fût de bon goût. En effet, s’ils s’étaient mis à l’aise, ils auraient commis d’étranges inconvenances, et la roideur arrogante était encore leur plus sûre ressource dans le rôle nouveau qu’ils voulaient jouer.
Joseph Bonaparte, qui avait négocié la paix de Lunéville, invita M. de C. à sa charmante terre de Mortefontaine, et je m’y trouvai avec lui. Joseph aimait beaucoup les travaux de la campagne, et se promenait très volontiers et très facilement huit heures de suite dans ses jardins. M. de C. essayait de le suivre, plus essoufflé que le duc de Mayenne, quand Henri IV s’amusait à le faire marcher, malgré son embonpoint. Le pauvre homme vantait beaucoup, parmi les plaisirs champêtres, la pêche, parce qu’elle permet de s’asseoir ; il parlait avec une vivacité de commande sur l’innocent plaisir d’attraper quelques petits poissons à la ligne.
Paul Ier avait maltraité M. de C. de la manière la plus indigne, lors de son ambassade à Pétersbourg. Nous jouions au trictrac, lui et moi, dans un salon de Mortefontaine, lorsqu’un de mes amis vint nous apprendre la mort subite de Paul. M. de C. fit alors sur cet événement les complaintes les plus officielles du monde. « Quoique je pusse avoir à me plaindre de lui, dit-il, je reconnaîtrai toujours les excellentes qualités de ce prince, et je ne puis m’empêcher de regretter sa perte. » Il pensait avec raison que la mort de Paul Ier était un événement heureux et pour l’Autriche et pour l’Europe ; mais il avait dans ses paroles un deuil de Cour tout à fait impatientant. Il faut espérer qu’avec le temps le monde sera débarrassé de l’esprit de courtisan, le plus fade de tous, pour ne rien dire de plus.
Bonaparte fut très effrayé de la mort de Paul Ier[1], et l’on dit qu’à cette nouvelle il lui échappa le premier ah ! mon Dieu ! qu’on ait entendu sortir de sa bouche. Il pouvait cependant être tranquille, car les Français étaient alors plus disposés que les Russes à souffrir la tyrannie.
Je fus priée chez le général Berthier un jour où le Premier Consul devait s’y trouver ; et comme je savais qu’il s’exprimait très mal sur mon compte, il me vint dans l’esprit qu’il m’adresserait peut-être quelques-unes des choses grossières qu’il se plaisait souvent à dire aux femmes, même à celles qui lui faisaient la cour, et j’écrivis à tout hasard, avant de me rendre à la fête, les diverses réponses fières et piquantes que je pourrais lui faire, selon les choses qu’il me dirait. Je ne voulais pas être prise au dépourvu, s’il se permettait de m’offenser, car c’eût été manquer encore plus de caractère que d’esprit ; et, comme nul ne peut se promettre de n’être pas troublé en présence d’un tel homme, je m’étais préparée d’avance à le braver. Heureusement cela fut inutile ; il ne m’adressa que la plus commune question du monde ; il en arriva de même à ceux des opposants auxquels il croyait la possibilité de lui répondre : en tout genre, il n’attaque jamais que quand il se sent de beaucoup le plus fort. Pendant le souper, le Premier Consul était debout derrière la chaise de Mme Bonaparte, et se balançait sur un pied et sur l’autre, à la manière des princes de la Maison de Bourbon. Je fis remarquer à mon voisin cette vocation pour la royauté déjà si manifeste.
CHAPITRE VII

Paris en 1801.
L’opposition du Tribunat continuait toujours, c’est-à-dire qu’une vingtaine de membres sur cent essayaient de parler contre les mesures de tout genre avec lesquelles on préparait la tyrannie. Une belle question s’offrit : la loi qui donnait au gouvernement la funeste faculté de créer des tribunaux spéciaux pour juger ceux qui seraient accusés de crimes d’État ; comme si livrer un homme à ces tribunaux extraordinaires, ce n’était pas juger d’avance ce qui est en question, c’est-à-dire, s’il est criminel et criminel d’État ; et comme si, de tous les délits, les délits politiques n’étaient pas ceux qui exigent le plus de précautions et d’indépendance dans la manière de les examiner, puisque le gouvernement est presque toujours partie dans de telles causes.
On a vu depuis ce que sont ces commissions militaires pour juger les crimes d’État, et la mort du duc d’Enghien signale à tous l’horreur que doit inspirer cette puissance hypocrite qui revêt le meurtre du manteau de la loi.
La résistance du Tribunat, toute faible qu’elle était, déplaisait au Premier Consul ; non qu’elle lui fût un obstacle, mais elle entretenait la nation dans l’habitude de penser, ce qu’il ne voulait à aucun prix. Il fit mettre dans les journaux, entre autres, un raisonnement bizarre contre l’opposition. Rien de si simple, disait-on, que l’opposition en Angleterre, puisque le roi y est l’ennemi du peuple ; mais dans un pays où le pouvoir exécutif est lui-même nommé par le peuple, c’est s’opposer à la nation que de combattre son représentant. Combien de phrases de ce genre les écrivains de Napoléon n’ont-ils pas lancées depuis dix ans dans le public ? En Angleterre ou en Amérique, un simple paysan rirait d’un sophisme de cette nature ; en France, tout ce qu’on désire, c’est d’avoir une phrase à dire, avec laquelle on puisse donner à son intérêt l’apparence de la conviction.
Très peu d’hommes se montraient étrangers au désir d’avoir des places ; un grand nombre étaient ruinés, et l’intérêt de leurs femmes et de leurs enfants, ou de leurs neveux, s’ils n’avaient pas d’enfants, ou de leurs cousins, s’ils n’avaient pas de neveux, les forçait, disaient-ils, à demander de l’emploi au gouvernement. La grande force des chefs de l’État en France, c’est le goût prodigieux qu’on y a pour occuper des places : la vanité les fait encore plus rechercher que le besoin d’argent. Bonaparte recevait des milliers de pétitions pour chaque emploi, depuis le premier jusqu’au dernier. S’il n’avait pas eu naturellement un profond mépris pour l’espèce humaine, il en aurait conçu en parcourant toutes les requêtes signées de tant de noms illustres par leurs aïeux, ou célèbres par des actes révolutionnaires en opposition avec les nouvelles fonctions qu’ils ambitionnaient.
L’hiver de 1801, à Paris, me fut assez doux par la facilité avec laquelle Fouché m’accorda les différentes demandes que je lui adressai pour le retour des émigrés ; il me donna ainsi, au milieu de ma disgrâce, le plaisir d’être utile, et je lui en conserve de la reconnaissance. Il faut l’avouer, il y a toujours un peu de coquetterie dans tout ce que font les femmes, et la plupart de leurs vertus même sont mêlées au désir de plaire, et d’être entourées d’amis qui tiennent plus intimement à elles par les services qu’ils en ont reçus. C’est sous ce seul point de vue qu’on peut leur pardonner d’aimer le crédit ; mais il faut savoir renoncer aux plaisirs mêmes de l’obligeance pour la dignité ; car on peut tout faire pour les autres, excepté de dégrader son caractère. Notre propre conscience est le trésor de Dieu : il ne nous est permis de le dépenser pour personne.
Bonaparte faisait encore quelques frais pour l’Institut, dont il s’était fait honneur en Égypte ; mais il y avait parmi les hommes de lettres et les savants une petite opposition philosophique, malheureusement d’un très mauvais genre, car elle portait tout entière contre le rétablissement de la religion. Par une funeste bizarrerie, les hommes éclairés en France voulaient se consoler de l’esclavage de ce monde, en cherchant à détruire l’espérance d’un monde à venir : cette singulière inconséquence n’aurait point existé dans la religion réformée ; mais le clergé catholique avait des ennemis que son courage et ses malheurs n’avaient point encore désarmés, et peut-être en effet est-il difficile de concilier l’autorité du Pape et des prêtres soumis au Pape avec le système de la liberté d’un État. Quoi qu’il en soit, l’Institut ne montrait pas pour la religion, indépendamment de ses ministres, ce profond respect inséparable d’une haute puissance d’âme et de génie, et Bonaparte s’appuyait, contre des hommes qui valaient mieux que lui, de sentiments qui valaient mieux que ces hommes.
Dans cette année (1801), le Premier Consul ordonna à l’Espagne de faire la guerre au Portugal, et le faible roi de l’illustre Espagne condamna son armée à cette expédition, aussi servile qu’injuste. Il marcha contre un voisin qui ne lui voulait aucun mal, contre une puissance alliée de l’Angleterre, qui s’est montrée depuis si véritablement amie de l’Espagne ; tout cela pour obéir à celui qui se préparait à la dépouiller de toute son existence. Quand on a vu ces mêmes Espagnols donner avec tant d’énergie le signal de la résurrection du monde, on apprend à connaître ce que c’est que les nations, et si l’on doit leur refuser un moyen légal d’exprimer leur opinion et d’influer sur leur destinée.
Ce fut vers le printemps de 1801 que le Premier Consul imagina de faire un roi, et un roi de la Maison de Bourbon ; il lui donna la Toscane, en la désignant par le nom érudit d’Étrurie, afin de commencer ainsi la grande mascarade de l’Europe. Cet infant d’Espagne fut mandé à Paris pour montrer aux Français un prince de l’ancienne dynastie humilié devant le Premier Consul, humilié par ses dons, lorsqu’il n’aurait jamais pu l’être par ses persécutions. Bonaparte s’essaya sur cet agneau royal à faire attendre un roi dans son antichambre ; il se laissa applaudir au théâtre, à l’occasion de ce vers :

J’ai fait des rois, madame, et n’ai pas voulu l’être ;

se promettant bien d’être plus que roi, quand l’occasion s’en présenterait. On racontait tous les jours une bévue nouvelle de ce pauvre roi d’Étrurie ; on le menait au Musée, au Cabinet d’histoire naturelle, et l’on citait comme traits d’esprits quelques-unes de ces questions sur les poissons ou les quadrupèdes, qu’un enfant de douze ans, bien élevé, ne ferait plus. Le soir, on le conduisait à des fêtes, où les danseuses de l’Opéra venaient se mêler aux dames nouvelles ; et le petit roi, malgré sa dévotion, les préférait pour danser avec elles, et leur envoyait le lendemain, en remerciement de bons et beaux livres pour leur instruction. C’était un singulier moment en France que ce passage des habitudes révolutionnaires aux prétentions monarchiques ; comme il n’y avait ni indépendance dans les unes, ni dignité dans les autres, leurs ridicules se mariaient parfaitement bien ensemble ; elles se groupaient, chacune à sa manière, autour de la puissance bigarrée qui se servait en même temps des moyens de force des deux régimes.
On célébra pour la dernière fois, cette année, le 14 juillet, anniversaire de la Révolution, et une proclamation pompeuse rappela tous les biens résultant de cette journée ; il n’en existait cependant pas un que le Premier Consul ne se promît de détruire. De tous les recueils, le plus bizarre, c’est celui des proclamations de cet homme ; c’est une encyclopédie de tout ce qui peut se dire de contradictoire dans le monde ; et si le chaos était chargé d’endoctriner la terre, il jetterait sans doute ainsi à la tête du genre humain l’éloge de la paix et de la guerre, des lumières et des préjugés, de la liberté et du despotisme, les louanges et les injures sur tous les gouvernements, sur toutes les religions.
Ce fut vers cette époque que Bonaparte envoya le général Leclerc à Saint-Domingue, et qu’il l’appela dans son arrêté notre beau-frère. Ce premier nous royal, qui associait les Français à la prospérité de cette famille, me fut vivement antipathique. Il exigea de sa jolie sœur d’aller avec son mari à Saint-Domingue, et c’est là que sa santé fut abîmée : singulier acte de despotisme pour un homme qui, d’ailleurs, n’est pas accoutumé à une grande sévérité de principes autour de lui ! mais il ne se sert de la morale que pour contrarier les uns et éblouir les autres. Une paix fut conclue, dans la suite, avec le chef des Nègres, Toussaint-Louverture. C’était un homme très criminel ; mais toutefois Bonaparte signa des conditions avec lui, et, au mépris de ces conditions, Toussaint fut amené dans une prison de France, où il a péri de la manière la plus misérable. Peut-être Bonaparte ne se souvient-il pas seulement de ce forfait, parce qu’il lui a été moins reproché que les autres.
Dans une grande forge, on observe avec étonnement la violence des machines qu’une seule volonté fait mouvoir ; ces marteaux, ces laminoirs, semblent des personnes, ou plutôt des animaux dévorants. Si vous vouliez lutter contre leur force, vous en seriez anéanti ; cependant toute cette fureur apparente est calculée, et c’est un seul moteur qui fait agir ces ressorts. La tyrannie de Bonaparte se présente à mes yeux sous cette image ; il fait périr des milliers d’hommes, comme ces roues battent le fer, et ses agents, pour la plupart, sont aussi insensibles qu’elles ; l’impulsion invisible de ces machines humaines vient d’une volonté tout à la fois violente et méthodique, qui transforme la vie morale en un instrument servile ; enfin, pour achever la comparaison, il suffirait d’atteindre le moteur pour que tout rentrât dans le repos.
CHAPITRE VIII

Voyage à Coppet. – Préliminaires de paix avec l’Angleterre.
J’allai, suivant mon heureuse coutume, passer l’été auprès de mon père ; je le trouvai très indigné de la marche que suivaient les affaires ; et, comme il avait toute sa vie autant aimé la vraie liberté que détesté l’anarchie populaire, il se sentait le désir d’écrire contre la tyrannie d’un seul, après avoir si longtemps combattu celle de la multitude. Mon père aimait la gloire, et, quelque sage que fût son caractère, l’aventureux en tout genre ne lui déplaisait pas, quand il fallait s’y exposer pour mériter l’estime publique. Je sentais très bien les dangers que me ferait courir un ouvrage de mon père qui déplairait au Premier Consul ; mais je ne pouvais me résoudre à étouffer ce chant du cygne, qui devait se faire entendre encore sur le tombeau de la liberté française. J’encourageai donc mon père à travailler, et nous renvoyâmes à l’année suivante la question de savoir s’il ferait publier ce qu’il écrivait.
La nouvelle des préliminaires de paix signés entre l’Angleterre et la France vint mettre le comble aux succès de Bonaparte. En apprenant que l’Angleterre l’avait reconnu, il me sembla que j’avais tort de haïr sa puissance ; mais les circonstances ne tardèrent pas à m’ôter ce scrupule. La plus remarquable des conditions de ces préliminaires, c’était l’évacuation complète de l’Égypte ; ainsi toute cette expédition n’avait eu d’autre résultat que de faire parler de Bonaparte. Plusieurs écrits publiés par-delà les barrières du pouvoir de Bonaparte l’accusent d’avoir fait assassiner Kléber en Égypte, parce qu’il était jaloux de sa puissance ; et des personnes dignes de foi m’ont dit que le duel, dans lequel le général d’Estaing a été tué par le général Reynier, fut provoqué par une discussion sur cet objet. Toutefois il me paraît difficile de croire que Bonaparte ait eu le moyen d’armer un Turc contre la vie d’un général français, pendant qu’il était lui-même si loin du théâtre de cet attentat. On ne doit rien dire contre lui qui ne soit prouvé : s’il se trouvait une seule erreur de ce genre parmi les vérités les plus notoires, leur éclat en serait terni. Il ne faut combattre Bonaparte avec aucune de ses armes.
Je retardai mon retour à Paris, pour ne pas être témoin de la grande fête de la paix ; je ne connais pas une sensation plus pénible que ces réjouissances publiques, quand l’âme s’y refuse. On prend une sorte de mépris pour ce badaud de peuple, qui vient célébrer le joug qu’on lui prépare ; ces lourdes victimes dansant devant le palais de leur sacrificateur ; ce Premier Consul appelé le père de la nation qu’il allait dévorer ; ce mélange de bêtise d’une part et de ruse de l’autre ; la fade hypocrisie des courtisans jetant un voile sur l’arrogance du maître, tout m’inspirait un dégoût que je ne pouvais surmonter. Il fallait se contraindre, et au milieu de ces solennités, on était exposé à rencontrer des joies officielles qu’il était plus facile d’éviter dans d’autres moments.
Bonaparte proclamait alors que la paix était le premier besoin du monde ; tous les jours il signait un nouveau traité, qui ressemblait assez au soin avec lequel Polyphème comptait les moutons en les faisant entrer dans sa caverne. Les États-Unis d’Amérique firent aussi la paix avec la France, et ils envoyèrent pour plénipotentiaire un homme qui ne savait pas un mot de français, ignorant apparemment que la plus parfaite intelligence de la langue suffisait à peine pour démêler la vérité dans un gouvernement où l’on savait si bien la cacher. Le Premier Consul, à la présentation de M. Livingston, lui fit, à l’aide d’un interprète, des compliments sur la pureté des mœurs de l’Amérique, et il ajouta : « L’ancien monde est bien corrompu » ; puis se tournant vers M. de ***, lui répéta deux fois : « Expliquez-lui donc que l’ancien monde est bien corrompu ; vous en savez quelque chose, n’est-ce pas ? » C’est une des plus douces paroles qu’il ait adressées en public à ce courtisan de meilleur goût que les autres, qui aurait voulu conserver quelque dignité dans les manières, en sacrifiant celle de l’âme à son ambition.
Cependant les institutions monarchiques s’avançaient à l’ombre de la République. On organisait une garde prétorienne ; les diamants de la Couronne servaient d’ornement à l’épée du Premier Consul, et l’on voyait dans sa parure, comme dans la situation politique du jour, un mélange de l’ancien et du nouveau régime ; il avait des habits tout d’or et des cheveux plats, une petite taille et une grosse tête, je ne sais quoi de gauche et d’arrogant, de dédaigneux et d’embarrassé, qui semblait réunir toute la mauvaise grâce d’un parvenu à toute l’audace d’un tyran. On a vanté son sourire, comme agréable : moi, je crois qu’il aurait certainement déplu dans tout autre ; car ce sourire, partant du sérieux pour y rentrer, ressemblait à un ressort plutôt qu’à un mouvement naturel, et l’expression de ses yeux n’était jamais d’accord avec celle de sa bouche ; mais comme, en souriant, il rassurait ceux qui l’entouraient, on a pris pour du charme le soulagement qu’il faisait éprouver ainsi. Je me rappelle qu’un membre de l’Institut, conseiller d’État, me dit sérieusement que les ongles de Bonaparte étaient parfaitement bien faits. Un autre s’écria : « Les mains du Premier Consul sont charmantes. — Ah ! répondit un jeune seigneur de l’ancienne noblesse, qui alors n’était pas encore chambellan, de grâce, ne parlons pas politique. » Un homme de la Cour, en s’exprimant avec tendresse sur le Premier Consul, disait : « Ce qu’il a souvent, c’est une douceur enfantine. » En effet, dans son intérieur, il se livrait quelquefois à des jeux innocents ; on l’a vu danser avec ses généraux ; on prétend même qu’à Munich, dans le palais de la reine et du roi de Bavière, à qui cette gaieté parut sans doute étrange, il prit un soir le costume espagnol de l’empereur Charles VII, et se mit à danser une ancienne contredanse française, la Monaco.
CHAPITRE IX

Paris en 1802. – Bonaparte Président de la République italienne. – Retour à Coppet.
Chaque pas du Premier Consul annonçait de plus en plus ouvertement son ambition sans bornes. Tandis qu’on négociait à Amiens la paix avec l’Angleterre, il fit rassembler à Lyon la consulte cisalpine, c’est-à-dire les députés de toute la Lombardie et des États adjacents, qui s’étaient constitués en République sous le Directoire, et qui demandaient maintenant quelle nouvelle forme ils devaient prendre. Comme on n’était point encore accoutumé à ce que l’unité de la République française fût transformée en l’unité d’un seul homme, personne n’imaginait qu’il voulût réunir sur sa tête le consulat de France et la présidence de l’Italie, de manière qu’on s’attendait à voir nommer le comte Melzi, que ses lumières, son illustre naissance et le respect de ses concitoyens désignaient pour cette place. Tout à coup le bruit se répandit que Bonaparte se faisait nommer ; et à cette nouvelle on aperçut encore un mouvement de vie dans les esprits. On disait que la Constitution faisait perdre le droit de citoyen français à quiconque accepterait des emplois en pays étranger ; mais était-il Français celui qui ne voulait se servir de la grande nation que pour opprimer l’Europe, et de l’Europe que pour mieux opprimer la grande nation ? Bonaparte escamota la nomination de président à tous ces Italiens, qui n’apprirent qu’il fallait le nommer que peu d’heures avant d’aller au scrutin. On leur dit de joindre le nom de M. de Melzi, comme vice-président, à celui de Bonaparte. On les assura qu’ils ne seraient gouvernés que par celui qui serait toujours au milieu d’eux, et que l’autre ne voulait qu’un titre honorifique. Bonaparte dit lui-même, avec sa manière emphatique : « Cisalpins, je conserverai seulement la grande pensée de vos affaires. » Et la grande pensée voulait dire la toute-puissance. Le lendemain de ce choix, on continua à faire sérieusement une Constitution, comme s’il pouvait en exister une à côté de cette main de fer. On divisa la nation en trois classes : les possidenti, les dotti et les commercianti. Les propriétaires, pour les imposer ; les hommes de lettres, pour les faire taire, et les commerçants, pour leur fermer tous les ports. Ces paroles sonores de l’italien prêtent encore mieux au charlatanisme que le français.
Bonaparte avait changé le nom de république cisalpine en celui de république italienne, et menaçait ainsi l’Europe de ses conquêtes futures dans le reste de l’Italie. Une telle démarche n’était rien moins que pacifique, et cependant elle n’arrêta point la signature du traité d’Amiens : tant l’Europe et l’Angleterre elle-même désiraient la paix ! J’étais chez le ministre d’Angleterre lorsqu’il reçut les conditions de cette paix. Il les lut à tous ceux qu’il avait à dîner chez lui, et je ne puis exprimer quel fut mon étonnement à chaque article. L’Angleterre rendait toutes ses conquêtes : elle rendait Malte, dont on avait dit, lorsqu’elle fut prise par les Français, que s’il n’y avait eu personne dans la forteresse on n’y serait jamais entré. Elle cédait tout, sans compensation, à une puissance qu’elle avait constamment battue sur la mer. Quel singulier effet de la passion de la paix ! Et cet homme, qui avait obtenu comme par miracle de tels avantages, n’eut pas même la patience d’en profiter quelques années pour mettre la marine française en état de s’essayer contre l’Angleterre ! À peine le traité d’Amiens était-il signé, que Napoléon réunit, par un sénatus-consulte, le Piémont à la France. Pendant l’année que dura la paix, tous les jours furent marqués par des proclamations nouvelles, tendant à faire rompre le traité. Le motif de cette conduite est facile à démêler : Bonaparte voulait éblouir les Français, tantôt par des paix inattendues, tantôt par des guerres qui le rendissent nécessaire. Il croyait qu’en tout genre la tempête était favorable à l’usurpation. Les gazettes chargées de vanter les douceurs de la paix, au printemps de 1802, disaient alors : « Nous touchons au moment où la politique sera nulle. » En effet, si Bonaparte l’avait voulu, à cette époque, il pouvait facilement donner vingt ans de paix à l’Europe effrayée et ruinée.
Les amis de la liberté, dans le Tribunat, essayaient encore de lutter contre l’autorité toujours croissante du Premier Consul ; mais l’opinion publique ne les secondait point alors. Le plus grand nombre des tribuns de l’opposition méritaient, à tous les égards, la plus parfaite estime : mais trois ou quatre individus qui siégeaient dans leurs rangs s’étaient rendus coupables des excès de la Révolution, et le gouvernement avait grand soin de rejeter sur tous le blâme qui pesait sur quelques-uns. Cependant les hommes réunis en assemblée publique finissent toujours par s’électriser dans le sens de l’élévation de l’âme, et ce Tribunat, tel qu’il était, aurait empêché la tyrannie, si on l’avait laissé subsister. Déjà la majorité des voix avait nommé candidat au Sénat un homme qui ne plaisait point au Premier Consul, Daunou, républicain probe et éclairé, mais certes nullement à craindre. C’en fut assez pour déterminer le Premier Consul à l’élimination du Tribunat, c’est-à-dire à faire sortir un à un, sur la désignation des sénateurs, les vingt membres les plus énergiques de l’Assemblée, et à les faire remplacer par vingt hommes dévoués au gouvernement. Les quatre-vingts qui restaient devaient chaque année subir la même opération par quart. Ainsi la leçon leur était donnée sur ce qu’ils avaient à faire pour être maintenus dans leurs places, c’est-à-dire dans leurs quinze mille francs de rente ; car le Premier Consul voulait conserver encore quelque temps cette assemblée mutilée, qui devait servir pendant deux ou trois ans de masque populaire aux actes de la tyrannie.
Parmi les tribuns proscrits se trouvaient plusieurs de mes amis ; mais mon opinion était à cet égard indépendante de mes affections. Peut-être éprouvais-je cependant une irritation plus forte de l’injustice qui tombait sur des personnes avec qui j’étais liée, et je crois bien que je me laissai aller à quelques sarcasmes sur cette façon hypocrite d’interpréter même la malheureuse Constitution, dans laquelle on avait tâché de ne pas laisser entrer le moindre souffle de liberté.
Il se formait alors, autour du général Bernadotte, un parti de généraux et de sénateurs qui voulaient savoir de lui s’il n’y avait pas quelques résolutions à prendre contre l’usurpation qui s’approchait à grands pas. Il proposa divers plans qui se fondaient tous sur une mesure législative quelconque, regardant tout autre moyen comme contraire à ses principes. Mais pour cette mesure il fallait une délibération au moins de quelques membres du Sénat, et pas un d’eux n’osait souscrire un tel acte. Pendant que toute cette négociation très dangereuse se conduisait, je voyais souvent le général Bernadotte et ses amis : c’était plus qu’il n’en fallait pour me perdre, si leurs desseins étaient découverts, Bonaparte disait que l’on sortait toujours de chez moi moins attaché à lui qu’on n’y était entré ; enfin il se préparait à ne voir que moi de coupable parmi tous ceux qui l’étaient bien plus que moi, mais qu’il lui importait davantage de ménager.
Je partis pour Coppet dans ces entrefaites, et j’arrivai chez mon père dans un état très pénible d’accablement et d’anxiété. Des lettres de Paris m’apprirent qu’après mon départ le Premier Consul s’était exprimé très vivement contre mes rapports de société avec le général Bernadotte. Tout annonçait qu’il était résolu à m’en punir ; mais il s’arrêta devant l’idée de frapper le général Bernadotte, soit qu’il eût besoin de ses talents militaires, soit que les liens de famille le retinssent, soit que la popularité de ce général dans l’armée française soit plus grande que celle des autres, soit enfin qu’un certain charme dans les manières de Bernadotte rende difficile, même à Bonaparte, d’être tout à fait son ennemi. Ce qui choquait le Premier Consul plus encore que les opinions qu’il me supposait, c’était le nombre d’étrangers qui étaient venus me voir. Le fils du stathouder, le prince d’Orange, m’avait fait l’honneur de dîner chez moi, et Bonaparte lui en avait adressé des reproches. C’était peu de chose que l’existence d’une femme qu’on venait voir pour sa réputation littéraire ; mais ce peu de chose ne relevait pas de lui, et c’en était assez pour qu’il voulût l’écraser.
Dans cette année (1802) se traita l’affaire des princes possessionnés en Allemagne. Toute cette négociation fut conduite à Paris, au grand avantage, dit-on, des ministres qui en furent chargés. Quoi qu’il en soit, c’est à cette époque que commença le dépouillement diplomatique de l’Europe entière, qui ne devait s’arrêter qu’à ses confins. On vit tous les plus grands seigneurs de la féodale Germanie apporter à Paris leur cérémonial, dont les formes obséquieuses plaisaient plus au Premier Consul que l’air encore dégagé des Français, et redemander ce qui leur appartenait, avec une servilité qui ferait presque perdre des droits à ce qu’on possède, tant on a l’air de ne compter pour rien l’autorité de la justice.
Une nation éminemment fière, les Anglais, n’était pas tout à fait exempte, à cette époque, d’une curiosité pour la personne du Premier Consul qui tenait de l’hommage. Le parti ministériel jugeait cet homme tel qu’il était : mais le parti de l’opposition, qui devait haïr davantage la tyrannie, puisqu’il est censé plus enthousiaste de la liberté, le parti de l’opposition, et Fox lui-même, dont on ne peut rappeler le talent et la bonté sans admiration et sans attendrissement, eurent le tort de montrer beaucoup trop d’égards pour Bonaparte, et de prolonger l’erreur de ceux qui voulaient encore confondre avec la Révolution de France l’ennemi le plus décidé des premiers principes de cette Révolution.
CHAPITRE X

Nouveaux symptômes de la malveillance de Bonaparte contre mon père et moi. –
Affaire de Suisse.
Au commencement de l’hiver de 1802 à 1803, quand je lisais dans les papiers que Paris réunissait tant d’hommes illustres de l’Angleterre à tant d’hommes spirituels de la France, j’éprouvais, je l’avoue, un vif désir de me trouver au milieu d’eux. Je ne dissimule point que le séjour de Paris m’a toujours semblé le plus agréable de tous : j’y suis née, j’y ai passé mon enfance et ma première jeunesse ; la génération qui a connu mon père, les amis qui ont traversé avec nous les périls de la Révolution, c’est là seulement que je puis les retrouver. Cet amour de la patrie, qui a saisi les âmes les plus fortes, s’empare plus vivement encore de nous, quand les goûts de l’esprit se trouvent réunis aux affections du cœur et aux habitudes de l’imagination. La conversation française n’existe qu’à Paris, et la conversation a été, depuis mon enfance, mon plus grand plaisir. J’éprouvais une telle douleur à la crainte d’être privée de ce séjour, que ma raison ne pouvait rien contre elle. J’étais alors dans toute la vivacité de la vie ; et c’est précisément le besoin des jouissances animées qui conduit le plus souvent au désespoir, car il rend la résignation bien difficile, et sans elle on ne peut supporter les vicissitudes de l’existence.
Aucune défense de me donner des passeports pour Paris n’était arrivée au préfet de Genève ; mais je savais que le Premier Consul avait dit au milieu de son cercle que je ferais mieux de n’y pas revenir, et il avait déjà l’habitude, sur des sujets de cette nature, de dicter ses volontés en conversation, afin qu’on le dispensât d’agir, en prévenant ses ordres. S’il avait dit ainsi que tel ou tel individu devrait se pendre, je crois qu’il trouverait très mauvais que le sujet soumis n’eût pas, en conséquence de l’insinuation, fait acheter la corde et préparer la potence. Un autre symptôme de la malveillance de Bonaparte envers moi, ce fut la manière dont les journaux français traitèrent mon roman de Delphine, qui parut à cette époque ; ils s’avisèrent de le proclamer immoral, et l’ouvrage que mon père avait approuvé, ces censeurs courtisans le condamnèrent. On pouvait trouver dans ce livre cette fougue de jeunesse et cette ardeur d’être heureuse, que dix années, et dix années de souffrances, m’ont appris à diriger d’une autre manière. Mais mes critiques n’étaient pas capables de sentir ce genre de tort, et tout simplement ils obéissaient à la même voix qui leur avait commandé de déchirer l’ouvrage du père, avant d’attaquer celui de la fille. En effet, il nous revenait de tous les côtés que la véritable raison de la colère du Premier Consul, c’était ce dernier écrit de mon père, dans lequel tout l’échafaudage de sa monarchie était tracé d’avance.
Mon père partageait mon goût pour le séjour de Paris, et ma mère, pendant sa vie, l’avait aussi vivement éprouvé. J’étais extrêmement triste d’être séparée de mes amis, de ne pouvoir donner à mes enfants ce genre de sentiment des beaux-arts qui s’acquiert difficilement à la campagne ; et, comme il n’y avait rien de prononcé contre mon retour, dans la lettre du consul Lebrun, mais seulement des insinuations piquantes, je formais cent projets pour revenir, et pour essayer si le Premier Consul, qui alors ménageait encore l’opinion, voudrait braver le bruit que ferait mon exil. Mon père, qui daignait toujours se faire un reproche d’avoir eu part à ce qui gâtait mon sort, conçut l’idée d’aller lui-même à Paris pour parler au Premier Consul en ma faveur. J’avoue que dans le premier moment j’acceptai la preuve de dévouement que m’offrait mon père ; je me faisais une telle idée de l’ascendant que devait exercer sa présence, qu’il me semblait impossible de lui résister : son âge, l’expression si belle de ses regards, tant de noblesse d’âme et de finesse d’esprit réunies, me paraissaient devoir captiver même Bonaparte. Je ne savais pas encore alors jusqu’à quel point le Premier Consul était irrité contre son livre ; mais heureusement pour moi, je réfléchis que les avantages mêmes de mon père n’auraient fait qu’exciter dans le Consul un plus vif désir d’humilier celui qui les possédait ; et sûrement il aurait trouvé, du moins en apparence, les moyens d’y parvenir : car le pouvoir, en France, a bien des alliés, et si l’on a vu souvent l’esprit d’opposition se développer dans ce pays, c’est parce que la faiblesse du gouvernement lui offrait de faciles victoires. On ne saurait trop le répéter, ce que les Français aiment en toutes choses, c’est le succès, et la puissance réussit aisément dans ce pays à rendre le malheur ridicule. Enfin, grâce au ciel, je me réveillai des illusions auxquelles je m’étais livrée, et je refusai positivement le généreux sacrifice que mon père voulait me faire. Quand il me vit bien décidée à ne pas l’accepter, j’aperçus combien il lui en aurait coûté. Quinze mois après, je perdis mon père, et, s’il eût alors exécuté le voyage qu’il projetait, j’aurais attribué sa maladie à cette cause, et le remords eût encore envenimé ma blessure.
C’est aussi dans l’hiver de 1802 à 1803 que la Suisse prit les armes contre la Constitution unitaire qu’on lui avait imposée. Singulière manie des révolutionnaires français, d’obliger tous les pays à s’organiser politiquement de la même manière que la France ! Il y a sans doute des principes communs à tous les pays, ce sont ceux qui assurent les droits civils et politiques des peuples libres ; mais que ce soit une monarchie limitée comme l’Angleterre, une république fédérée comme les États-Unis ou les treize cantons suisses, qu’importe ? et faut-il réduire l’Europe à une idée, comme le peuple romain à une seule tête, afin de pouvoir commander et changer tout en un jour !
Le Premier Consul n’attachait assurément aucune importance à telle ou telle forme de Constitution, et même à quelque Constitution que ce pût être ; mais ce qui lui importait, c’était de tirer de la Suisse le meilleur parti possible pour son intérêt, et, à cet égard, il se conduisit avec prudence. Il combina les divers projets qu’on lui offrit, et en forma une Constitution qui conciliait assez bien les anciennes habitudes avec les prétentions nouvelles ; et, en se faisant nommer médiateur de la Confédération suisse, il tira plus d’hommes de ce pays qu’il n’en aurait pu faire sortir, s’il l’eût gouverné immédiatement. Il fit venir à Paris des députés nommés par les cantons et les principales villes de la Suisse, et il eut, le 29 janvier 1803, sept heures de conférence avec dix délégués choisis dans le sein de cette députation générale. Il insista sur la nécessité de rétablir les cantons démocratiques tels qu’ils avaient été, prononçant à cet égard des maximes déclamatoires sur la cruauté qu’il y aurait à priver des pâtres relégués dans les montagnes de leur seul amusement, les assemblées populaires ; et disant aussi (ce qui le touchait de plus près) les raisons qu’il avait de se défier plutôt des cantons aristocratiques. Il insista beaucoup sur l’importance de la Suisse pour la France. Ces propres paroles sont consignées dans un récit de cet entretien : « Je déclare que, depuis que je suis à la tête du gouvernement, aucune puissance ne s’est intéressée à la Suisse ; c’est moi qui ait fait reconnaître la république helvétique à Lunéville ; l’Autriche ne s’en souciait nullement. À Amiens, je voulais en faire autant, l’Angleterre l’a refusé ; mais l’Angleterre n’a rien à faire avec la Suisse. Si elle avait exprimé la crainte que je ne voulusse me faire déclarer votre landammann, je le serais devenu. On a dit que l’Angleterre favorisait la dernière insurrection ; si son Cabinet avait fait une démarche officielle, s’il y avait eu un mot à ce sujet dans la gazette de Londres, je vous réunissais. » Quel incroyable langage ! Ainsi l’existence d’un peuple qui s’est assuré son indépendance, au milieu de l’Europe, par des efforts héroïques, et qui l’a maintenue pendant cinq siècles par la modération et la sagesse ; cette existence eût été anéantie par un mouvement d’humeur que le moindre hasard pouvait exciter dans un être aussi capricieux. Bonaparte ajouta dans cette même conversation, qu’il était désagréable pour lui d’avoir une Constitution à faire, parce que cela l’exposait à être sifflé, ce qu’il ne voulait pas. Cette expression porte le caractère de vulgarité faussement affable qu’il se plaît souvent à montrer. Rœderer et Desmeunier écrivirent l’acte de médiation sous sa dictée, et tout cela se passait pendant que ses troupes occupaient la Suisse. Depuis, il les a retirées, et ce pays, il faut en convenir, a été mieux traité par Napoléon que le reste de l’Europe, bien qu’il soit politiquement et militairement tout à fait sous sa dépendance ; aussi restera-t-il tranquille dans l’insurrection générale. Les peuples européens étaient disposés à une mesure de patience telle, qu’il a fallu Bonaparte pour l’épuiser.
Les journaux de Londres attaquaient assez amèrement le Premier Consul ; la nation anglaise était trop éclairée pour ne pas apercevoir où tendaient toutes les actions de cet homme. Chaque fois qu’on lui apportait une traduction des papiers anglais, il faisait une scène à lord Whitworth, qui lui répondait avec autant de sang-froid que de raison, que le roi de la Grande-Bretagne lui-même n’était pas à l’abri des sarcasmes des gazetiers, et que la Constitution ne permettait pas de gêner leur liberté à cet égard. Cependant le gouvernement anglais fit intenter un procès à Peltier[2], pour des articles de son journal dirigés contre le Premier Consul. Peltier eut l’honneur d’être défendu par M. Mackintosh, qui fit à cette occasion l’un des plaidoyers les plus éloquents qu’on ait lus dans les temps modernes : je dirai plus tard dans quelles circonstances ce plaidoyer me parvint.
CHAPITRE XI

Rupture avec l’Angleterre. – Commencement de mon exil.
J’étais à Genève, vivant par goût et par circonstance dans la société des Anglais, lorsque la nouvelle de la déclaration de guerre nous arriva. Le bruit se répandit aussitôt que les voyageurs anglais seraient faits prisonniers : comme on n’avait rien vu de pareil dans le droit des gens européen, je n’y croyais point, et ma sécurité faillit nuire à plusieurs de mes amis ; toutefois ils se sauvèrent. Mais les hommes les plus étrangers à la politique, lord Beverley, père de onze enfants, revenant d’Italie avec sa femme et ses filles, cent autres personnes, qui avaient des passeports français, qui se rendaient aux universités pour s’instruire, ou dans les pays du Midi pour se guérir, voyageant sous la sauvegarde des lois admises chez toutes les nations, furent arrêtées et languissent depuis dix ans dans les villes de province, menant la vie la plus triste que l’imagination puisse se représenter. Cet acte scandaleux n’était d’aucune utilité ; à peine deux mille Anglais, pour la plupart très peu militaires, furent-ils victimes de cette fantaisie de tyran, de faire souffrir quelques pauvres individus, par humeur contre l’invincible nation à laquelle ils appartiennent.
Ce fut pendant l’été de 1803 que commença la grande farce de la descente : des bateaux plats furent ordonnés d’un bout de la France à l’autre ; on en construisait dans les forêts, sur les bords des grands chemins. Les Français, qui ont en toutes choses une assez grande ardeur imitative, taillaient planche sur planche, faisaient phrase sur phrase : les uns, en Picardie, élevaient un arc de triomphe sur lequel était écrit : Route de Londres ; d’autres écrivaient : « À Bonaparte le Grand : nous vous prions de nous admettre sur le vaisseau qui vous portera en Angleterre, et avec vous les destinées et les vengeances du peuple français. » Ce vaisseau que Bonaparte devait monter a eu le temps de s’user dans le port. D’autres mettaient pour devise à leurs pavillons dans la rade : Un bon vent et trente heures. Enfin toute la France retentissait de gasconnades dont Bonaparte seul savait très bien le secret.
Vers l’automne je me crus oubliée de Bonaparte : on m’écrivit de Paris qu’il était tout entier absorbé par son expédition d’Angleterre, qu’il se proposait de partir pour les côtes, et de s’embarquer lui-même pour diriger la descente. Je ne croyais guère à ce projet ; mais je me flattais qu’il trouverait bon que je vécusse à quelques lieues de Paris, avec le très petit nombre d’amis qui viendraient voir à cette distance une personne en disgrâce. Je pensais aussi qu’étant assez connue pour que l’on parlât de mon exil en Europe, le Premier Consul éviterait cet éclat. J’avais calculé d’après mes désirs ; mais je ne connaissais pas encore à fond le caractère de celui qui devait dominer l’Europe. Loin de vouloir ménager ce qui se distinguait, dans quelque genre que ce fût, il voulait faire de tous ceux qui s’élevaient un piédestal pour sa statue, soit en les foulant aux pieds, soit en les faisant servir à ses desseins.
J’arrivai dans une petite campagne à dix lieues de Paris, formant le projet de m’établir les hivers dans cette retraite, tant que durerait la tyrannie. Je ne voulais qu’y voir mes amis, et quelquefois aller au spectacle et au Musée. C’est tout ce que je souhaitais du séjour de Paris, dans l’état de défiance et d’espionnage qui commençait à s’établir ; et j’avoue que je ne vois pas quel inconvénient il pouvait y avoir pour le Premier Consul à me laisser ainsi dans un exil volontaire. J’y étais en effet paisible depuis un mois, lorsqu’une femme comme il y en a tant, cherchant à se faire valoir aux dépens d’une autre femme plus connue qu’elle, vint dire au Premier Consul que les chemins étaient couverts de gens qui allaient me faire visite. Certes rien n’était moins vrai. Les exilés qu’on allait voir, c’étaient ceux qui, dans le XVIIIe siècle, avaient presque autant de force que les rois qui les éloignaient ; mais quand on résiste au pouvoir, c’est qu’il n’est pas tyrannique, car il ne peut l’être que par la soumission générale. Quoi qu’il en soit, Bonaparte saisit le motif qu’on lui donna pour m’exiler, et un de mes amis me prévint qu’un gendarme viendrait sous peu de jours me signifier l’ordre de partir. On n’a pas l’idée, dans les pays où la routine au moins garantit les particuliers de toute injustice, de l’état où jette la nouvelle subite de certain acte arbitraire. Je suis d’ailleurs très facile à ébranler ; mon imagination conçoit mieux la peine que l’espérance, et quoique souvent j’aie éprouvé que le chagrin se dissipe par des circonstances nouvelles, il me semble toujours, quand il arrive, que rien ne pourra m’en délivrer. En effet, ce qui est facile, c’est d’être malheureux, surtout lorsqu’on aspire aux lots privilégiés de la vie.
Je me retirai dans l’instant même chez une personne vraiment bonne et spirituelle, à qui, je dois le dire, j’étais recommandée par un homme qui occupait une place importante dans le gouvernement ; je n’oublierai point le courage avec lequel il m’offrit lui-même un asile : mais il aurait la même bonne intention aujourd’hui, qu’il ne pourrait se conduire de même sans perdre toute son existence. À mesure qu’on laisse avancer la tyrannie, elle croît aux regards comme un fantôme ; mais elle saisit avec la force d’un être réel. J’arrivai donc dans la campagne d’une personne que je connaissais à peine, au milieu d’une société qui m’était tout à fait étrangère, et portant dans le cœur un chagrin cuisant que je ne voulais pas laisser voir. La nuit, seule avec une femme dévouée depuis plusieurs années à mon service, j’écoutais à la fenêtre si nous n’entendrions point les pas d’un gendarme à cheval : le jour j’essayais d’être aimable pour cacher ma situation. J’écrivis de cette campagne à Joseph Bonaparte une lettre qui exprimait avec vérité toute ma tristesse. Une retraite à dix lieues de Paris était l’unique objet de mon ambition, et je sentais avec désespoir que si j’étais une fois exilée, ce serait pour longtemps, et peut-être pour toujours. Joseph et son frère Lucien firent généreusement tous leurs efforts pour me sauver, et l’on va voir qu’ils ne furent pas les seuls.
Mme Récamier, cette femme si célèbre pour sa figure, et dont le caractère est exprimé par sa beauté même, me fit proposer de venir demeurer à sa campagne, à Saint-Brice, à deux lieues de Paris. J’acceptai, car je ne savais pas alors que je pouvais nuire à une personne si étrangère à la politique ; je la croyais à l’abri de tout, malgré la générosité de son caractère. La société la plus agréable se réunissait chez elle, et je jouissais là pour la dernière fois de tout ce que j’allais quitter. C’est dans ces jours orageux que je reçus le plaidoyer de M. Mackintosh : là je lus ces pages où il faisait le portrait d’un jacobin qui s’est montré terrible dans la Révolution contre les enfants, les vieillards et les femmes, et qui se plie sous la verge du Corse qui lui ravit jusqu’à la moindre part de cette liberté pour laquelle il se prétendait armé. Ce morceau, de la plus belle éloquence, m’émut jusqu’au fond de l’âme : les écrivains supérieurs peuvent quelquefois, à leur insu, soulager les infortunés, dans tous les pays et dans tous les temps. La France se taisait si profondément autour de moi, que cette voix, qui tout à coup répondait à mon âme, me semblait descendue du ciel : elle venait d’un pays libre. Après quelques jours passés chez Mme Récamier sans entendre parler de mon exil, je me persuadai que Bonaparte y avait renoncé. Il n’y a rien de plus ordinaire que de se rassurer sur un danger quelconque, lorsqu’on n’en voit point de symptômes autour de soi. Je me sentais si éloignée de tout projet comme de tout moyen hostile, même contre cet homme, qu’il me semblait impossible qu’il ne me laissât pas en paix ; et, après quelques jours, je retournai dans ma maison de campagne, convaincue qu’il ajournait ses résolutions contre moi, et se contentait de m’avoir fait peur. En effet, c’en était bien assez, non pour changer mon opinion, non pour m’obliger à la désavouer, mais pour réprimer en moi le reste d’habitude républicaine qui m’avait portée l’année précédente à parler avec trop de franchise.
J’étais à table avec trois de mes amis, dans une salle d’où l’on voyait le grand chemin et la porte d’entrée ; c’était à la fin de septembre. À quatre heures, un homme en habit gris, à cheval, s’arrête à la grille, et sonne ; je fus certaine de mon sort. Il me fit demander ; je le reçus dans le jardin. En avançant vers lui, le parfum des fleurs et la beauté du soleil me frappèrent. Les sensations qui nous viennent par les combinaisons de la société sont si différentes de celles de la nature ! Cet homme me dit qu’il était le commandant de la gendarmerie de Versailles, mais qu’on lui avait ordonné de ne pas mettre son uniforme dans la crainte de m’effrayer : il me montra une lettre signée de Bonaparte, qui portait l’ordre de m’éloigner à quarante lieues de Paris, et enjoignait de me faire partir dans les vingt-quatre heures, en me traitant cependant avec tous les égards dus à une femme d’un nom connu. Il prétendait que j’étais étrangère, et, comme telle, soumise à la police : cet égard pour la liberté individuelle ne dura pas longtemps, et bientôt après moi d’autres Français et Françaises furent exilés sans aucune forme de procès. Je répondis à l’officier de gendarmerie que partir dans vingt-quatre heures convenait à des conscrits, mais non pas à une femme et à des enfants, et en conséquence je lui proposai de m’accompagner à Paris, où j’avais besoin de passer trois jours pour les arrangements nécessaires à mon voyage. Je montai dans ma voiture avec mes enfants et cet officier, qu’on avait choisi comme le plus littéraire des gendarmes. En effet, il me fit des compliments sur mes écrits. « Vous voyez, lui dis-je, monsieur, où cela mène, d’être une femme d’esprit ; déconseillez-le, je vous prie, aux personnes de votre famille, si vous en avez l’occasion. » J’essayais de me monter par la fierté, mais je sentais la griffe dans mon cœur.
Je m’arrêtai quelques instants chez Mme Récamier ; j’y trouvai le général Junot, qui, par dévouement pour elle, promit d’aller parler le lendemain matin au Premier Consul. Il le fit en effet avec la plus grande chaleur. On croirait qu’un homme si utile par son ardeur militaire à la puissance de Bonaparte devait avoir sur lui le crédit de faire épargner une femme ; mais les généraux de Bonaparte, tout en obtenant de lui des grâces sans nombre pour eux-mêmes, n’ont aucun crédit. Quand ils demandent de l’argent ou des places, Bonaparte trouve cela convenable ; ils sont dans le sens de son pouvoir puisqu’ils se mettent dans sa dépendance ; mais si, ce qui leur arrive rarement, ils voulaient défendre des infortunés, ou s’opposer à quelque injustice, on leur ferait sentir bien vite qu’ils ne sont que des bras chargés de maintenir l’esclavage, en s’y soumettant eux-mêmes.
J’arrivai à Paris dans une maison nouvellement louée, et que je n’avais pas encore habitée ; je l’avais choisie avec soin dans le quartier et l’exposition qui me plaisaient ; et déjà dans mon imagination, je m’étais établie dans le salon avec quelques amis dont l’entretien est, selon moi, le plus grand plaisir dont l’esprit humain puisse jouir. Je n’entrais dans cette maison qu’avec la certitude d’en sortir, et je passais les nuits à parcourir ces appartements dans lesquels je regrettais encore plus de bonheur que je n’en avais espéré. Mon gendarme revenait chaque matin, comme dans le conte de Barbe-Bleue, me presser de partir le lendemain, et chaque fois j’avais la faiblesse de demander encore un jour. Mes amis venaient dîner avec moi, et quelquefois nous étions gais, comme pour épuiser la coupe de la tristesse, en nous montrant les uns pour les autres les plus aimables qu’il nous était possible, au moment de nous quitter pour si longtemps. Ils me disaient que cet homme qui venait chaque jour me sommer de partir leur rappelait ces temps de la Terreur pendant lesquels les gendarmes venaient demander leurs victimes.
On s’étonnera peut-être que je compare l’exil à la mort ; mais de grands hommes de l’antiquité et des temps modernes ont succombé à cette peine. On rencontre plus de braves contre l’échafaud que contre la perte de sa patrie. Dans tous les codes de lois, le bannissement perpétuel est considéré comme une des peines les plus sévères ; et le caprice d’un homme inflige en France, en se jouant, ce que des juges consciencieux n’imposent qu’à regret aux criminels. Des circonstances particulières m’offraient un asile et des ressources de fortune dans la patrie de mes parents, la Suisse ; j’étais à cet égard moins à plaindre qu’un autre, et néanmoins j’ai cruellement souffert. Je ne serai donc point inutile au monde, en signalant tout ce qui doit porter à ne laisser jamais aux souverains le droit arbitraire de l’exil. Nul député, nul écrivain n’exprimera librement sa pensée, s’il peut être banni quand sa franchise aura déplu ; nul homme n’osera parler avec sincérité, s’il peut lui en coûter le bonheur de sa famille entière. Les femmes surtout, qui sont destinées à soutenir et à récompenser l’enthousiasme, tâcheront d’étouffer en elles les sentiments généreux, s’il doit en résulter, ou qu’elles soient enlevées aux objets de leur tendresse, ou qu’ils leur sacrifient leur existence en les suivant dans l’exil.
La veille du dernier jour qui m’était accordé, Joseph Bonaparte fit encore une tentative en ma faveur ; et sa femme, qui est une personne de la douceur et de la simplicité la plus parfaite, eut la grâce de venir chez moi pour me proposer de passer quelques jours à sa campagne de Mortefontaine. J’acceptai avec reconnaissance, car je devais être touchée de la bonté de Joseph, qui me recevait dans sa maison quand son frère me persécutait. Je passai trois jours à Mortefontaine, et, malgré l’obligeance parfaite du maître et de la maîtresse de la maison, ma situation était très pénible. Je ne voyais que des hommes du gouvernement, je ne respirais que l’air de l’autorité, qui se déclarait mon ennemie, et les plus simples lois de la politesse et de la reconnaissance me défendaient de montrer ce que j’éprouvais. Je n’avais avec moi que mon fils aîné, encore trop enfant pour que je pusse m’entretenir avec lui sur de tels sujets. Je passais des heures entières à considérer ce jardin de Mortefontaine, l’un des plus beaux qu’on puisse voir en France, et dont le possesseur, alors paisible, me semblait bien digne d’envie. On l’a depuis exilé sur des trônes où je suis sûre qu’il a regretté son bel asile.
CHAPITRE XII

Départ pour l’Allemagne. – Arrivée à Weimar.
J’hésitais sur le parti que je prendrais en m’éloignant. Retournerais-je vers mon père, ou m’en irais-je en Allemagne ? Mon père eût accueilli son pauvre oiseau, battu par l’orage, avec une ineffable bonté ; mais je craignais le dégoût de revenir, renvoyée, dans un pays qu’on m’accusait de trouver un peu monotone. J’avais aussi le désir de me relever, par la bonne réception qu’on me promettait en Allemagne, de l’outrage que me faisait le Premier Consul, et je voulais opposer l’accueil bienveillant des anciennes dynasties à l’impertinence de celle qui se préparait à subjuguer la France. Ce mouvement d’amour-propre l’emporta, pour mon malheur : j’aurais revu mon père si j’étais retournée à Genève.
Je priai Joseph de savoir si je pouvais aller en Prusse, car il me fallait au moins la certitude que l’ambassadeur de France ne me réclamerait pas au-dehors comme Française, tandis qu’on me proscrivait au-dedans comme étrangère. Joseph partit pour Saint-Cloud. Je fus obligée d’attendre sa réponse dans une auberge à deux lieues de Paris, n’osant pas rentrer chez moi dans la ville. Un jour se passa sans que cette réponse me parvînt. Ne voulant pas attirer l’attention sur moi, en restant plus longtemps dans l’auberge où j’étais, je fis le tour des murs de Paris pour en aller chercher une autre, de même à deux lieues, mais sur une route différente. Cette vie errante, à quatre pas de mes amis et de ma demeure, me causait une douleur que je ne puis me rappeler sans frissonner. La chambre m’est présente ; la fenêtre où je passais tout le jour pour voir arriver le messager, mille détails pénibles que le malheur entraîne après soi, la générosité trop grande de quelques amis, le calcul voilé de quelques autres, tout mettait mon âme dans une agitation si cruelle, que je ne pourrais la souhaiter à aucun ennemi. Enfin, ce message sur lequel je fondais encore quelque espoir m’arriva. Joseph m’envoyait d’excellentes lettres de recommandation pour Berlin, et me disait adieu d’une manière noble et douce. Il fallut donc partir. Benjamin Constant eut la bonté de m’accompagner ; mais comme il aimait aussi beaucoup le séjour de Paris, je souffrais du sacrifice qu’il me faisait. Chaque pas des chevaux me faisait mal, et, quand les postillons se vantaient de m’avoir menée vite, je ne pouvais m’empêcher de soupirer du triste service qu’ils me rendaient. Je fis ainsi quarante lieues sans reprendre la possession de moi-même. Enfin, nous nous arrêtâmes à Châlons, et Benjamin Constant, ranimant son esprit, souleva, par son étonnante conversation, au moins pendant quelques instants, le poids qui m’accablait. Nous continuâmes, le lendemain, notre route jusqu’à Metz, où je voulais m’arrêter pour attendre des nouvelles de mon père. Là je passai quinze jours, et je rencontrai l’un des hommes les plus aimables et les plus spirituels que puissent produire la France et l’Allemagne combinées, M. Charles Villers. Sa société me charmait, mais elle renouvelait mes regrets pour ce premier des plaisirs, un entretien où l’accord le plus parfait règne dans tout ce qu’on sent et dans tout ce qu’on dit.
Mon père fut indigné des traitements qu’on m’avait fait éprouver à Paris ; il se représentait sa famille ainsi proscrite, et sortant comme des criminels du pays qu’il avait si bien servi. Ce fut lui-même qui me conseilla de passer l’hiver en Allemagne, et de ne revenir auprès de lui qu’au printemps. Hélas ! hélas ! je comptais lui rapporter la moisson d’idées nouvelles que j’allais recueillir dans ce voyage. Depuis plusieurs années il me disait souvent qu’il ne tenait au monde que par mes récits et par mes lettres. Son esprit avait tant de vivacité et de pénétration, que le plaisir de lui parler excitait à penser. J’observais pour lui raconter, j’écoutais pour lui répéter. Depuis que je l’ai perdu, je vois et je sens la moitié moins que je ne faisais quand j’avais pour but de lui plaire, en lui peignant mes impressions.
À Francfort, ma fille, alors âgée de cinq ans, tomba dangereusement malade. Je ne connaissais personne dans la ville ; la langue m’était étrangère, le médecin même auquel je confiai mon enfant parlait à peine français. Oh ! comme mon père partageait ma peine ! quelles lettres il m’écrivait ! que de consultations de médecins, copiées de sa propre main, ne m’envoya-t-il pas de Genève ! On n’a jamais porté plus loin l’harmonie de la sensibilité et de la raison ; on n’a jamais été, comme lui, vivement ému par les peines de ses amis, toujours actif pour les secourir, toujours prudent pour en choisir les moyens, admirable en tout enfin. C’est par le besoin du cœur que je le dis, car que lui fait maintenant la voix même de la postérité !
J’arrivai à Weimar, où je repris courage, en voyant, à travers les difficultés de la langue, d’immenses richesses intellectuelles hors de France. J’appris à lire l’allemand ; j’écoutai Goethe et Wieland, qui, heureusement pour moi, parlaient très bien français. Je compris l’âme et le génie de Schiller, malgré sa difficulté à s’exprimer dans une langue étrangère. La société du duc et de la duchesse de Weimar me plaisait extrêmement, et je passai là trois mois, pendant lesquels l’étude de la littérature allemande donnait à mon esprit tout le mouvement dont il a besoin pour ne pas me dévorer moi-même.
CHAPITRE XIII

Berlin. – Le prince Louis-Ferdinand.
Je partis pour Berlin, et c’est là que je vis cette reine charmante, destinée depuis à tant de malheurs. Le roi m’accueillit avec bonté, et je puis dire que pendant les six semaines que je restai dans cette ville, je n’entendis pas un individu qui ne se louât de la justice du gouvernement. Ce n’est pas que je croie toujours désirable pour un pays d’avoir des formes constitutionnelles qui lui garantissent, par la coopération permanente de la nation, les avantages qu’il tient des vertus d’un bon roi. La Prusse, sous le règne de son souverain actuel, possédait sans doute la plupart de ces avantages ; mais l’esprit public que le malheur y a développé n’y existait point encore ; le régime militaire avait empêché l’opinion de prendre de la force, et l’absence d’une Constitution dans laquelle chaque individu pût se faire connaître selon son mérite, avait laissé l’État dépourvu d’hommes de talent capables de le défendre. La faveur d’un roi, étant nécessairement arbitraire, ne peut pas suffire pour développer l’émulation ; des circonstances purement relatives à l’intérieur des Cours peuvent écarter un homme de mérite du timon des affaires ou y placer un homme médiocre. La routine aussi domine singulièrement dans les pays où le devoir royal est sans contradicteurs ; la justice même d’un roi le porte à se donner des barrières, en conservant à chacun sa place ; et il était presque sans exemple, en Prusse, qu’un homme fût destitué de ses emplois civils ou militaires pour cause d’incapacité. Quel avantage ne devait donc pas avoir l’armée française, presque toute composée d’hommes nés de la Révolution, comme les soldats de Cadmus des dents du dragon ! quel avantage ne devait-elle pas avoir sur ces anciens commandants des places ou des armées prussiennes, à qui rien de nouveau n’était connu ! un roi consciencieux qui n’a pas le bonheur, et c’est à dessein que je me sers de cette expression, le bonheur d’avoir un Parlement comme en Angleterre, se fait des habitudes de tout, de peur de trop user de sa propre volonté ; et dans le temps actuel, il faut négliger les usages anciens pour chercher partout la force du caractère et de l’esprit. Quoi qu’il en soit, Berlin était un des pays les plus heureux de la terre et les plus éclairés.
Les écrivains du XVIIIe siècle faisaient sans doute un grand bien à l’Europe par l’esprit de modération et le goût des lettres que leurs ouvrages inspiraient à la plupart des souverains ; toutefois l’estime que les amis des lumières accordaient à l’esprit français a été l’une des causes des erreurs qui ont perdu pendant si longtemps l’Allemagne. Beaucoup de gens considéraient les armées françaises comme les propagateurs des idées de Montesquieu, de Rousseau ou de Voltaire ; tandis que s’il restait quelques traces des opinions de ces grands hommes dans les instruments du pouvoir de Bonaparte, c’était pour s’affranchir de ce qu’ils appelaient des préjugés, et non pour établir un seul principe régénérateur. Mais il y avait à Berlin et dans le nord de l’Allemagne, à l’époque du printemps de 1804, beaucoup d’anciens partisans de la Révolution française, qui ne s’étaient pas encore aperçus que Bonaparte était un ennemi bien plus acharné des premiers principes de cette Révolution que l’ancienne aristocratie européenne.
J’eus l’honneur de faire connaissance avec le prince Louis-Ferdinand, celui que son ardeur guerrière emporta tellement, qu’il devança presque par sa mort les premiers revers de sa patrie. C’était un homme plein de chaleur et d’enthousiasme, mais qui, faute de gloire, cherchait trop les émotions qui peuvent agiter la vie. Ce qui l’irritait surtout dans Bonaparte, c’était sa manière de calomnier tous ceux qu’il craignait, et d’abaisser même dans l’opinion ceux qui le servaient, pour à tout hasard les tenir mieux dans sa dépendance. Il me disait souvent : « Je lui permets de tuer, mais assassiner moralement, c’est là ce qui me révolte. » Et en effet, qu’on se représente l’état où nous nous sommes vus lorsque ce grand détracteur était maître de toutes les gazettes du continent européen, et qu’il pouvait, ce qu’il a fait souvent, écrire des plus braves hommes qu’ils étaient des lâches, et des femmes les plus pures qu’elles étaient méprisables, sans qu’il y eût moyen de contredire ou de punir de telles assertions.
CHAPITRE XIV

Conspiration de Moreau et de Pichegru.
La nouvelle venait d’arriver à Berlin de la grande conspiration de Moreau, de Pichegru et de Georges Cadoudal. Certainement il existait chez les principaux chefs du parti royaliste un vif désir de renverser l’autorité du Premier Consul, et de s’opposer à l’autorité encore plus tyrannique qu’il se proposait d’établir en se faisant déclarer empereur ; mais on a prétendu, et ce n’est peut-être pas sans fondement, que cette conspiration, qui a si bien servi la tyrannie de Bonaparte, fut encouragée par lui-même, parce qu’il voulait en tirer parti avec un art machiavélique dont il importe d’observer tous les ressorts. Il envoya en Angleterre un jacobin exilé, qui ne pouvait obtenir sa rentrée en France que des services qu’il rendrait au Premier Consul. Cet homme se présenta, comme Sinon dans la ville de Troie, se disant persécuté par les Grecs. Il vit quelques émigrés qui n’avaient ni les vices, ni les facultés qui servent à démêler un certain genre de fourberie. Il lui fut donc très facile d’attraper un vieil évêque, un ancien officier, enfin quelques débris d’un gouvernement sous lequel on ne savait pas seulement ce que c’était que les factions. Il écrivit ensuite une brochure pour se moquer avec beaucoup d’esprit de tous ceux qui l’avaient cru, et qui en effet auraient dû suppléer à la sagacité dont ils étaient privés, par la fermeté des principes, c’est-à-dire n’accorder jamais la moindre confiance à un homme coupable de mauvaises actions. Nous avons tous notre manière de voir ; mais dès qu’on s’est montré perfide ou cruel, Dieu seul peut pardonner, car c’est à lui seul qu’il appartient de lire assez avant dans le cœur humain pour savoir s’il est changé ; l’homme doit se tenir pour jamais éloigné de l’homme qui a perdu son estime. Cet agent déguisé de Bonaparte prétendit qu’il y avait de grands éléments de révolte en France ; il alla trouver à Munich un envoyé anglais, M. Drake, qu’il eut aussi l’art de tromper. Un citoyen de la Grande-Bretagne devait être étranger à ce tissu de ruses, composé des fils croisés du jacobinisme et de la tyrannie.
Georges et Pichegru, qui étaient entièrement du parti des Bourbons, vinrent en France en secret, et se concertèrent avec Moreau, qui voulait délivrer la France du Premier Consul, mais non porter atteinte au droit qu’a la nation française de choisir la forme de gouvernement par laquelle il lui convient d’être régie. Pichegru voulut avoir un entretien avec le général Bernadotte, qui s’y refusa, n’étant pas content de la manière dont l’entreprise était conduite, et désirant avant tout une garantie pour la liberté constitutionnelle de la France. Moreau, dont le caractère est très moral, le talent militaire incontestable, et l’esprit juste et éclairé, se laissa trop aller dans la conversation à blâmer le Premier Consul avant d’être assuré de le renverser. C’est un défaut bien naturel à une âme généreuse, que d’exprimer son opinion, même d’une manière inconsidérée ; mais le général Moreau attirait trop les regards de Bonaparte, pour qu’une telle conduite ne dût pas le perdre. Il fallait un prétexte pour arrêter un homme qui avait gagné tant de batailles, et le prétexte se trouva dans ses paroles à défaut de ses actions.
Les formes républicaines existaient encore ; on s’appelait citoyen, comme si l’inégalité la plus terrible, celle qui affranchit les uns du joug de la loi, tandis que les autres sont soumis à l’arbitraire, n’eût pas régné dans toute la France. On comptait encore les jours d’après le calendrier républicain ; on se vantait d’être en paix avec toute l’Europe continentale ; on faisait, comme à présent encore, des rapports sur la confection des routes et des canaux, sur la construction des ponts et des fontaines ; on portait aux nues les bienfaits du gouvernement ; enfin, il n’existait aucune raison apparente de changer un ordre de choses où l’on se disait si bien. On avait donc besoin d’un complot dans lequel les Anglais et les Bourbons fussent nommés, pour soulever de nouveau les éléments révolutionnaires de la nation, et tourner ces éléments à l’établissement d’un pouvoir ultra-monarchique, sous prétexte d’empêcher le retour de l’ancien régime. Le secret de cette combinaison, qui paraît très compliqué, est fort simple : il fallait faire peur aux révolutionnaires du danger que couraient leurs intérêts, et leur proposer de les mettre en sûreté par un dernier abandon de leurs principes : ainsi fut-il fait.
Pichegru était devenu tout simplement royaliste, comme il avait été républicain ; on avait retourné son opinion : son caractère était supérieur à son esprit ; mais l’un n’était pas plus fait que l’autre pour entraîner les hommes. Georges avait plus d’élan, mais il n’était destiné, ni par son éducation ni par la nature, au rang de chef. Quand on les sut à Paris, on fit arrêter Moreau ; on ferma les barrières ; on déclara que celui qui donnerait asile à Pichegru ou à Georges serait puni de mort, et toutes les mesures du jacobinisme furent remises en vigueur pour défendre la vie d’un seul homme. Non seulement cet homme a trop d’importance à ses propres yeux pour rien ménager quand il s’agit de lui-même, mais il entrait d’ailleurs dans ses calculs d’effrayer les esprits, de rappeler les jours de la Terreur, afin d’inspirer, s’il était possible, le besoin de se jeter dans ses bras pour échapper aux troubles que lui-même accroissait par toutes ses mesures. On découvrit la retraite de Pichegru, et Georges fut arrêté dans un cabriolet ; car, ne pouvant plus habiter dans aucune maison, il courait ainsi la ville jour et nuit pour se dérober aux poursuites. Celui des agents de la police qui prit Georges eut pour récompense la Légion d’honneur. Il me semble que les militaires français auraient dû lui souhaiter tout autre salaire.
Le Moniteur fut rempli d’adresses au Premier Consul, à l’occasion des dangers auxquels il avait échappé ; cette répétition continuelle des mêmes phrases, partant de tous les coins de la France, présente un accord de servitude dont il n’y a peut-être jamais eu d’exemple chez aucun peuple. On peut, en feuilletant le Moniteur, trouver, suivant les époques, des thèmes sur la liberté, sur le despotisme, sur la philosophie, sur la religion, dans lesquels les départements et les bonnes villes de France s’évertuent à dire la même chose en termes différents ; et l’on s’étonne que des hommes aussi spirituels que les Français s’en tiennent au succès de la rédaction, et n’aient pas une fois l’envie d’avoir des idées à eux ; on dirait que l’émulation des mots leur suffit. Ces hymnes dictés, avec les points d’admiration qui les accompagnent, annonçaient cependant que tout était tranquille en France, et que le petit nombre d’agents de la perfide Albion étaient saisis. Un général, il est vrai, s’amusait bien à dire que les Anglais avaient jeté des balles de coton du Levant sur les côtes de la Normandie, pour donner la peste à la France ; mais ces inventions, gravement bouffonnes, n’étaient considérées que comme des flatteries adressées au Premier Consul ; et les chefs de la conspiration, aussi bien que leurs agents, étant en la puissance du gouvernement, on avait lieu de croire que le calme était rétabli en France ; mais Bonaparte n’avait pas encore atteint son but.
CHAPITRE XV

Assassinat du duc d’Enghien.
Je demeurais à Berlin sur le quai de la Sprée, et mon appartement était au rez-de-chaussée. Un matin, à huit heures, on m’éveilla pour me dire que le prince Louis-Ferdinand était à cheval sous mes fenêtres, et me demandait de venir lui parler. Très étonnée de cette visite si matinale, je me hâtai de me lever pour aller vers lui. Il avait singulièrement bonne grâce à cheval, et son émotion ajoutait encore à la noblesse de sa figure. « Savez-vous, me dit-il, que le duc d’Enghien a été enlevé sur le territoire de Baden, livré à une commission militaire, et fusillé vingt-quatre heures après son arrivée à Paris ? — Quelle folie ! lui répondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit ? » En effet, je l’avoue, ma haine, quelque forte qu’elle fût contre Bonaparte, n’allait pas jusqu’à me faire croire à la possibilité d’un tel forfait. « Puisque vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le prince Louis, je vais vous envoyer le Moniteur, dans lequel vous lirez le jugement. » Il partit à ces mots, et l’expression de sa physionomie présageait la vengeance ou la mort. Un quart d’heure après, j’eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort prononcé par la commission militaire séant à Vincennes, contre le nommé Louis d’Enghien ! C’est ainsi que des Français désignaient le petit-fils des héros qui ont fait la gloire de leur patrie ! Quand on abjurerait tous les préjugés d’illustre naissance, que le retour des formes monarchiques devait nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle de Rocroi ? Ce Bonaparte qui en a gagné, des batailles, ne sait pas même les respecter ; il n’y a ni passé ni avenir pour lui ; son âme impérieuse et méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour l’opinion ; il n’admet le respect que pour la force existante. Le prince Louis m’écrivait, en commençant son billet par ces mots : « Le nommé Louis de Prusse fait demander à Mme de Staël, etc. » Il sentait l’injure faite au sang royal dont il sortait, au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de se placer. Comment, après cette horrible action, un seul roi de l’Europe a-t-il pu se lier avec un tel homme ? La nécessité, dira-t-on ? Il y a un sanctuaire de l’âme où jamais son empire ne doit pénétrer ; s’il n’en était pas ainsi, que serait la vertu sur la terre ? un amusement libéral qui ne conviendrait qu’aux paisibles loisirs des hommes privés.
Une personne de ma connaissance m’a raconté que peu de jours après la mort du duc d’Enghien, elle alla se promener autour du donjon de Vincennes ; la terre encore fraîche marquait la place où il avait été enseveli ; des enfants jouaient aux petits palets sur ce tertre de gazon, seul monument pour de telles cendres. Un vieil invalide, à cheveux blancs, assis non loin de là, était resté quelque temps à contempler ces enfants ; enfin il se leva, et, les prenant par la main, il leur dit en versant quelques pleurs : « Ne jouez pas là, mes enfants, je vous prie. » Ces larmes furent tous les honneurs qu’on rendit au descendant du grand Condé, et la terre n’en porta pas longtemps l’empreinte.
Pour un moment du moins, l’opinion parut se réveiller parmi les Français, l’indignation fut générale. Mais, lorsque ces flammes généreuses s’éteignirent, le despotisme s’établit d’autant mieux qu’on avait essayé vainement d’y résister. Le Premier Consul fut pendant quelques jours assez inquiet de la disposition des esprits. Fouché lui-même blâmait cette action ; il avait dit ce mot si caractéristique du régime actuel : « C’est pis qu’un crime, c’est une faute. » Il y a bien des pensées renfermées dans cette phrase : mais heureusement qu’on peut la retourner avec vérité, en affirmant que la plus grande des fautes, c’est le crime. Bonaparte demanda à un sénateur honnête homme : « Que pense-t-on de la mort du duc d’Enghien ? — Général, lui répondit-il, on en est fort affligé. — Cela ne m’étonne pas, dit Bonaparte ; une Maison qui a longtemps régné dans un pays intéresse toujours », voulant ainsi rattacher à ses intérêts de parti le sentiment le plus naturel que le cœur humain puisse éprouver. Une autre fois il fit la même question à un tribun, qui, plein d’envie de lui plaire, lui répondit : « Eh bien, général, si nos ennemis prennent des mesures atroces contre nous, nous avons raison de faire de même » ; ne s’apercevant pas que c’était dire que la mesure était atroce. Le Premier Consul affectait de considérer cet acte comme inspiré par la raison d’État. Un jour, vers ce temps, il discutait avec un homme d’esprit sur les pièces de Corneille : « Voyez, lui dit-il, le salut public, ou, pour mieux dire, la raison d’État a pris chez les modernes la place de la fatalité chez les anciens ; il y a tel homme qui, par sa nature, serait incapable d’un forfait ; mais les circonstances politiques lui en font une loi. Corneille est le seul qui ait montré dans ses tragédies, qu’il connaissait la raison d’État ; aussi je l’aurais fait mon premier ministre, s’il avait vécu de mon temps. » Toute cette apparente bonhomie dans la discussion avait pour but de prouver qu’il n’y avait point de passion dans la mort du duc d’Enghien, et que les circonstances, c’est-à-dire ce dont un chef de l’État est juge exclusivement, motivaient et justifiaient tout. Qu’il n’y ait point eu de passion dans sa résolution relativement au duc d’Enghien, cela est parfaitement vrai ; on a voulu que la fureur ait inspiré ce forfait ; il n’en est rien. Par quoi cette fureur aurait-elle été provoquée ? Le duc d’Enghien n’avait en rien provoqué le Premier Consul ; Bonaparte espérait d’abord de prendre M. le duc de Berri, qui, dit-on, devait débarquer en Normandie, si Pichegru lui avait fait donner avis qu’il en était temps. Ce prince est plus près du trône que le duc d’Enghien, et d’ailleurs il aurait enfreint les lois existantes s’il était venu en France. Ainsi, de toutes les manières il convenait mieux à Bonaparte de faire périr celui-là que le duc d’Enghien ; mais, à défaut du premier, il choisit le second, en discutant la chose froidement. Entre l’ordre de l’enlever et celui de le faire périr, plus de huit jours s’étaient écoulés, et Bonaparte commanda le supplice du duc d’Enghien longtemps d’avance, aussi tranquillement qu’il a depuis sacrifié des millions d’hommes à ses ambitieux caprices.
On se demande maintenant quels ont été les motifs de cette terrible action, et je crois facile de les démêler. D’abord Bonaparte voulait rassurer le parti révolutionnaire, en contractant avec lui l’alliance du sang. Un ancien jacobin s’écria, en apprenant cette nouvelle : « Tant mieux ! le général Bonaparte s’est fait de la Convention. » Pendant longtemps, les jacobins voulaient qu’un homme eût voté la mort du roi pour être premier magistrat de la république ; c’était ce qu’ils appelaient avoir donné des gages à la Révolution. Bonaparte remplissait cette condition du crime, mise à la place de la condition de propriété exigée dans d’autres pays ; il donnait la certitude que jamais il ne servirait les Bourbons ; ainsi ceux de leur parti qui s’attachaient au sien brûlaient leurs vaisseaux sans retour.
À la veille de se faire couronner par les mêmes hommes qui avaient proscrit la royauté, de rétablir une noblesse par les fauteurs de l’égalité, il crut nécessaire de les rassurer par l’affreuse garantie de l’assassinat d’un Bourbon. Dans la conspiration de Pichegru et de Moreau, Bonaparte savait que les républicains et les royalistes s’étaient réunis contre lui ; cette étrange coalition, dont la haine qu’il inspire était le nœud, l’avait étonné. Plusieurs hommes, qui tenaient des places de lui, étaient désignés pour servir la révolution qui devait briser son pouvoir, et il lui importait que désormais tous ses agents se crussent perdus sans ressource, si leur maître était renversé ; enfin, surtout, ce qu’il voulait, au moment de saisir la couronne, c’était d’inspirer une telle terreur, que personne ne sût lui résister. Il viola tout dans une seule action : le droit des gens européen, la Constitution telle qu’elle existait encore, la pudeur publique, l’humanité, la religion. Il n’y avait rien au-delà de cette action ; donc on pouvait tout craindre de celui qui l’avait commise. On crut pendant quelque temps en France que le meurtre du duc d’Enghien était le signal d’un nouveau système révolutionnaire, et que les échafauds allaient être relevés. Mais Bonaparte ne voulait qu’apprendre une chose aux Français, c’est qu’il pouvait tout, afin qu’ils lui sussent gré du mal qu’il ne faisait pas, comme à d’autres d’un bienfait. On le trouvait clément quand il laissait vivre : on avait si bien vu comme il lui était facile de faire mourir ! La Russie, la Suède, et surtout l’Angleterre, se plaignirent de la violation de l’empire germanique ; les princes allemands eux-mêmes se turent, et le débile souverain sur le territoire duquel cet attentat avait été commis, demanda, dans une note diplomatique, qu’on ne parlât plus de l’événement qui était arrivé. Cette phrase bénigne et voilée, pour désigner un tel acte, ne caractérise-t-elle pas la bassesse de ces princes qui ne faisaient plus consister leur souveraineté que dans leurs revenus, et traitaient un État comme un capital dont il faut se laisser payer les intérêts le plus tranquillement que l’on peut ?
CHAPITRE XVI

Maladie et mort de M. Necker.
Mon père eut encore le temps d’apprendre l’assassinat du duc d’Enghien, et les dernières lignes que j’ai reçues, tracées de sa main, expriment son indignation sur ce forfait.
C’est au sein de la plus profonde sécurité que je trouvai sur ma table deux lettres qui m’annonçaient que mon père était dangereusement malade. On me dissimula que le courrier qui était venu les apporter était aussi chargé de la nouvelle de sa mort. Je partis avec de l’espérance, et je la conservai malgré toutes les circonstances qui devaient me l’ôter. Quand, à Weimar, la vérité me fut connue, un sentiment de terreur inexprimable se joignit à mon désespoir. Je me vis sans appui sur cette terre, et forcée de soutenir moi-même mon âme contre le malheur. Il me restait beaucoup d’objets d’attachement ; mais l’admiration pleine de tendresse que j’éprouvais pour mon père exerçait sur moi un empire que rien ne pouvait égaler. La douleur, qui est le plus grand des prophètes, m’annonça que désormais je ne serais plus heureuse par le cœur comme je l’avais été, quand cet homme tout-puissant en sensibilité veillait sur mon sort ; et il ne s’est pas écoulé un jour, depuis le mois d’avril 1804, dans lequel je n’aie rattaché toutes mes peines à celle-là. Tant que mon père vivait, je ne souffrais que par l’imagination ; car, dans les choses réelles, il trouvait toujours le moyen de me faire du bien ; après sa perte, j’eus affaire directement à la destinée. C’est cependant encore à l’espoir qu’il prie pour moi dans le ciel que je dois ce qui me reste de force. Ce n’est point l’amour filial, mais la connaissance intime de son caractère, qui me fait affirmer que jamais je n’ai vu la nature humaine plus près de la perfection que dans son âme : si je n’étais pas convaincue de la vie à venir, je deviendrais folle de l’idée qu’un tel être ait pu cesser d’exister. Il y avait tant d’immortalité dans ses sentiments et dans ses pensées que cent fois il m’arrive, quand j’ai des mouvements qui m’élèvent au-dessus de moi-même, de croire encore l’entendre.
Dans mon fatal voyage de Weimar à Coppet, j’enviais toute la vie qui circulait dans la nature, celle des oiseaux, des mouches qui volaient autour de moi : je demandais un jour, un seul jour pour lui parler encore, pour exciter sa pitié ; j’enviais ces arbres des forêts dont la durée se prolonge au-delà des siècles : mais l’inexorable silence du tombeau a quelque chose qui confond l’esprit humain ; et, bien que ce soit la vérité la plus connue, jamais la vivacité de l’impression qu’elle produit ne peut s’éteindre. En approchant de la demeure de mon père, un de mes amis me montra sur la montagne des nuages qui ressemblaient à une grande figure d’homme qui disparaîtrait vers le soir, et il me sembla que le ciel m’offrait ainsi le symbole de la perte que je venais de faire. Il était grand, en effet, cet homme qui, dans aucune circonstance de sa vie, n’a préféré le plus important de ses intérêts au moindre de ses devoirs ; cet homme dont les vertus étaient tellement inspirées par sa bonté, qu’il eût pu se passer de principes, et dont les principes étaient si fermes, qu’il eût pu se passer de bonté.
En arrivant à Coppet, j’appris que mon père, dans la maladie de neuf jours qui me l’avait enlevé, s’était constamment occupé de mon sort avec inquiétude. Il se faisait des reproches de son dernier livre, comme étant la cause de mon exil ; et, d’une main tremblante, il écrivit, pendant sa fièvre, au Premier Consul, une lettre où il lui affirmait que je n’étais pour rien dans la publication de ce dernier ouvrage, et qu’au contraire j’avais désiré qu’il ne fût pas imprimé. Cette voix d’un mourant avait tant de solennité ! cette dernière prière d’un homme qui avait joué un si grand rôle en France, demandant pour toute grâce le retour de ses enfants dans le lieu de leur naissance, et l’oubli des imprudences qu’une fille, jeune encore alors, avait pu commettre, tout me semblait irrésistible ; et, bien que je connusse le caractère de l’homme, il m’arriva ce qui, je crois, est dans la nature de ceux qui désirent ardemment la cessation d’une grande peine : j’espérai contre toute espérance. Le Premier Consul reçut cette lettre, et me crut sans doute d’une rare niaiserie d’avoir pu me flatter qu’il en serait touché. Je suis à cet égard de son avis.
CHAPITRE XVII

Procès de Moreau.
Le procès de Moreau se continuait toujours, et, bien que les journaux gardassent le plus profond silence sur ce sujet, il suffisait de la publicité du plaidoyer pour éveiller les âmes, et jamais l’opinion de Paris ne s’est montrée contre Bonaparte avec tant de force qu’à cette époque. Les Français ont plus besoin qu’aucun autre peuple d’un certain degré de liberté de la presse ; il faut qu’ils pensent et qu’ils sentent en commun : l’électricité de l’émotion de leurs voisins leur est nécessaire pour en éprouver à leur tour, et leur enthousiasme ne se développe point d’une manière isolée. C’est donc très bien fait à celui qui veut être leur tyran de ne permettre à l’opinion publique aucun genre de manifestation, et Bonaparte joint à cette idée, commune à tous les despotes, une ruse particulière à ce temps-ci, c’est l’art de proclamer une opinion factice par des journaux qui ont l’air d’être libres, tant ils font de phrases dans le sens qui leur est ordonné. Il n’y a, l’on doit en convenir, que nos écrivains français qui puissent broder ainsi, chaque matin, les mêmes sophismes, et qui se complaisent dans le superflu même de la servitude. Au milieu de l’instruction de cette fameuse affaire, les journaux apprirent à l’Europe que Pichegru s’était étranglé lui-même dans le Temple ; toutes les gazettes furent remplies d’un rapport chirurgical, qui parut peu vraisemblable, malgré le soin avec lequel il était rédigé. S’il est vrai que Pichegru ait péri victime d’un assassinat, se représente-t-on le sort d’un brave général surpris par des lâches dans le fond de son cachot, sans défense, condamné depuis plusieurs jours à cette solitude des prisons qui abat le courage de l’âme, ignorant même si ses amis sauront jamais de quel genre de mort il a péri, si le forfait qui le tue sera vengé, si l’on n’outragera pas sa mémoire ! Pichegru, dans son premier interrogatoire, avait montré beaucoup de courage, et il menaçait, dit-on, de donner la preuve des promesses que Bonaparte avait faites aux Vendéens, relativement au retour des Bourbons. Quelques-uns prétendent qu’on lui avait fait subir la question comme à deux autres conjurés, dont l’un, nommé Picot, montra ses mains mutilées au tribunal, et qu’on n’osa pas exposer aux yeux du peuple français un de ses anciens défenseurs soumis à la torture des esclaves. Je ne crois pas à cette conjecture ; il faut toujours chercher dans les actions de Bonaparte le calcul qui les lui a conseillées, et l’on n’en verrait pas dans cette dernière supposition ; tandis qu’il est peut-être vrai que la réunion de Moreau et de Pichegru à la barre d’un tribunal eût achevé d’enflammer l’opinion. Déjà la foule était immense dans les tribunes ; plusieurs officiers, à la tête desquels était un homme loyal, le général Lecourbe, témoignèrent l’intérêt le plus vif et le plus courageux pour le général Moreau. Quand il se rendait au tribunal, les gendarmes chargés de le garder lui présentaient les armes avec respect. Déjà l’on commençait à sentir que l’honneur était du côté de la persécution ; mais Bonaparte, en se faisant tout à coup déclarer empereur au plus fort de cette fermentation, détourna les esprits par une nouvelle perspective, et déroba mieux sa marche au milieu de l’orage dont il était environné qu’il n’aurait pu le faire dans le calme.
Le général Moreau prononça devant le tribunal un des discours les mieux faits que l’histoire puisse offrir ; il rappela, quoique avec modestie, les batailles qu’il avait gagnées depuis que Bonaparte gouvernait la France ; il s’excusa de s’être exprimé souvent peut-être avec trop de franchise, et compara, d’une manière indirecte, le caractère d’un Breton avec celui d’un Corse ; enfin, il montra tout à la fois et beaucoup d’esprit et la plus parfaite présence de cet esprit, dans un moment si dangereux. Régnier réunissait alors le ministère de la police à celui de la justice, en l’absence de Fouché, disgracié. Il se rendit à Saint-Cloud en sortant du tribunal. L’Empereur lui demanda comment était le discours de Moreau : « Pitoyable, répondit-il. — En ce cas, dit l’Empereur, faites-le imprimer et publier dans tout Paris. » Quand ensuite Bonaparte vit combien son ministre s’était trompé, il revint enfin à Fouché, le seul homme qui pût vraiment le seconder, en portant, malheureusement pour le monde, une sorte de modération adroite dans un système sans bornes.
Un ancien jacobin, âme damnée de Bonaparte, fut chargé de parler aux juges pour les engager à condamner Moreau à mort. « Cela est nécessaire, leur dit-il, à la considération de l’Empereur, qui l’a fait arrêter ; mais vous devez d’autant moins vous faire scrupule d’y consentir, que l’Empereur est résolu de lui faire grâce. — Et qui nous fera grâce à nous-mêmes, si nous nous couvrons d’une telle infamie ? » répondit l’un des juges[3], dont il n’est pas encore permis de prononcer le nom, de peur de l’exposer. Le général Moreau fut condamné à deux ans de prison ; Georges et plusieurs autres de ses amis, à mort ; un des MM. de Polignac à deux ans, l’autre à quatre ans de prison, et tous les deux y sont encore, ainsi que plusieurs autres, dont la police s’est saisie quand la peine ordonnée par la justice a été subie. Moreau désira que sa prison fût changée en un bannissement perpétuel : perpétuel, dans ce cas, veut dire viager, car le malheur du monde est placé sur la tête d’un homme. Bonaparte consentit à ce bannissement, qui lui convenait à tous les égards. Souvent, sur la route de Moreau, les maires de ville, chargés de viser son passeport d’exil, lui montrèrent la considération la plus respectueuse. « Messieurs, dit l’un d’eux à son audience, faites place au général Moreau » ; et il se courba devant lui comme devant l’Empereur. Il y avait encore une France dans le cœur de ces hommes, mais déjà l’on n’avait plus l’idée d’agir dans le sens de son opinion, et maintenant qui sait si même il en reste une, tant on l’a longtemps étouffée ? Arrivé à Cadix, ces Espagnols, qui devaient, peu d’armées après, donner un si grand exemple, rendirent tous les hommages possibles à une victime de la tyrannie. Quand Moreau passa devant la flotte anglaise, les vaisseaux le saluèrent comme s’il eût été le commandant d’une armée alliée. Ainsi les prétendus ennemis de la France se chargèrent d’acquitter sa dette envers l’un de ses plus illustres défenseurs. Lorsque Bonaparte fit arrêter Moreau, il dit : « J’aurais pu le faire venir chez moi, et lui dire : « Écoute, toi et moi, nous ne pouvons pas rester sur le même sol ; ainsi va-t’en, puisque je suis le plus fort ; et je crois qu’il serait parti. Mais ces manières chevaleresques sont puériles en affaires publiques. » Bonaparte croit, et a eu l’art de persuader à plusieurs des apprentis machiavélistes de la génération nouvelle, que tout sentiment généreux est de l’enfantillage. Il serait bien temps de lui apprendre que la vertu a aussi quelque chose de mâle, et de plus mâle que le crime avec toute son audace.
CHAPITRE XVIII

Commencement de l’Empire.
La motion pour appeler Bonaparte à l’empire fut faite dans le Tribunat par un conventionnel, autrefois jacobin, appuyée par Jaubert, avocat et député du commerce de Bordeaux, et secondée par Siméon, homme d’esprit et de sens, qui avait été proscrit sous la République comme royaliste. Bonaparte voulait que les partisans de l’ancien régime et ceux des intérêts permanents de la nation fussent réunis pour le choisir. Il fut convenu qu’on ouvrirait des registres dans toute la France pour que chacun exprimât son vœu relativement à l’élévation de Bonaparte sur le trône. Mais, sans attendre ce résultat, quelque préparé qu’il fût, il prit le titre d’empereur par un sénatus-consulte, et ce malheureux Sénat n’eut pas même la force de mettre des bornes constitutionnelles à cette nouvelle monarchie. Un tribun, dont je voudrais oser dire le nom[4], eut l’honneur d’en faire la motion spéciale. Bonaparte, pour aller habilement au-devant de cette idée, fit venir chez lui quelques sénateurs, et leur dit : « Il m’en coûte beaucoup de me placer en évidence ; j’aime mieux ma situation actuelle. Toutefois la continuation de la république n’est plus possible ; on est blasé sur ce genre-là ; je crois que les Français veulent la royauté. J’avais d’abord pensé à rappeler les vieux Bourbons ; mais cela n’aurait fait que les perdre, et moi aussi. Ma conscience me dit qu’il faut à la fin un homme à la tête de tout ceci ; cependant peut-être vaudrait-il mieux encore attendre… J’ai vieilli la France d’un siècle depuis quatre ans ; la liberté, c’est un bon code civil, et les nations modernes ne se soucient que de la propriété. Cependant, si vous m’en croyez, nommez un comité, organisez la Constitution, et, je vous le dis naturellement, ajouta-t-il en souriant, prenez des précautions contre ma tyrannie ; prenez-en, croyez-moi. » Cette apparente bonhomie séduisit les sénateurs, qui, au reste, ne demandaient pas mieux que d’être séduits. L’un d’eux, homme de lettres assez distingué, mais l’un de ces philosophes qui trouvent toujours des motifs philanthropiques pour être contents du pouvoir, disait à un de mes amis : « C’est admirable ! avec quelle simplicité l’Empereur se laisse tout dire ! L’autre jour, je lui ai démontré pendant une heure de suite qu’il fallait absolument fonder la dynastie nouvelle sur une charte qui assurât les droits de la nation. — Et que vous a-t-il répondu ? lui demanda-t-on. — Il m’a frappé sur l’épaule avec une bonté parfaite, et m’a dit : “Vous avez tout à fait raison, mon cher sénateur ; mais, fiez-vous à moi, ce n’est pas le moment.” » Et ce sénateur, comme beaucoup d’autres, se contentait du plaisir d’avoir parlé, lors même que son opinion n’était pas le moins du monde adoptée. Les besoins de l’amour-propre, chez les Français, l’emportent de beaucoup sur ceux du caractère.
Une chose bien bizarre, et que Bonaparte a pénétrée avec une grande sagacité, c’est que les Français, qui saisissent le ridicule avec tant d’esprit, ne demandent pas mieux que de se rendre ridicules eux-mêmes, dès que leur vanité y trouve son compte d’une autre manière. Rien en effet ne prête plus à la plaisanterie que la création d’une noblesse toute nouvelle, telle que Bonaparte l’établit pour le soutien de son nouveau trône. Les princesses et les reines, citoyennes de la veille, ne pouvaient s’empêcher de rire elles-mêmes en s’entendant appeler Votre Majesté. D’autres, plus sérieux, se faisaient répéter le titre de monseigneur du matin au soir, comme le Bourgeois gentilhomme. On consultait les vieilles archives, pour retrouver les meilleurs documents sur l’étiquette ; des hommes de mérite s’établissaient gravement à composer des armoiries pour les nouvelles familles ; enfin, il n’y avait pas de jour qui ne donnât lieu à quelque situation digne de Molière : mais la terreur, qui faisait le fond du tableau, empêchait que le grotesque de l’avant-scène ne fût bafoué comme il aurait dû l’être. La gloire des généraux français relevait tout, et les courtisans obséquieux se glissaient à l’ombre des militaires, qui méritaient sans doute les honneurs sévères d’un État libre, mais non les vaines décorations d’une semblable Cour. La valeur et le génie descendent du ciel, et ceux qui en sont doués n’ont pas besoin d’autres ancêtres. Les distinctions accordées dans les républiques ou dans les monarchies limitées doivent être la récompense de services rendus à la patrie, et tout le monde y peut également prétendre ; mais rien ne sent le despotisme comme cette foule d’honneurs émanant d’un seul homme, et dont son caprice est la source.
Des calembours sans fin furent lancés contre cette noblesse de la veille ; on citait mille mots des dames nouvelles, qui supposaient peu d’usage des bonnes manières. Et, en effet, ce qu’il y a de plus difficile à apprendre, c’est le genre de politesse qui n’est ni cérémonieux ni familier ; cela semble peu de chose, mais il faut que cela vienne du fond de nous-mêmes ; car personne ne l’acquiert, quand les habitudes de l’enfance ou l’élévation de l’âme ne l’inspirent pas. Bonaparte lui-même a de l’embarras quand il s’agit de représenter ; et souvent, dans son intérieur, et même avec des étrangers, il revient avec joie à ces termes et à ces façons vulgaires qui lui rappellent sa jeunesse révolutionnaire. Bonaparte savait très bien que les Parisiens faisaient des plaisanteries sur ses nouveaux nobles : mais il savait aussi qu’ils n’exprimeraient leur opinion que par des quolibets, et non par des actions fortes. L’énergie des opprimés ne s’étendait pas au-delà de l’équivoque qui naît des calembours ; et, comme dans l’Orient on en est réduit à l’apologue, en France on était tombé plus bas encore ; on s’en tenait au cliquetis des syllabes. Un seul jeu de mots cependant mérite de survivre au succès éphémère de ce genre ; comme l’on annonçait un jour les princesses du sang, quelqu’un ajouta : Du sang d’Enghien. En effet, tel fut le baptême de cette nouvelle dynastie.
Bonaparte croyait n’avoir encore rien fait en s’entourant d’une noblesse de sa création ; il voulait mêler l’aristocratie du nouveau régime avec celle de l’ancien. Plusieurs nobles ruinés par la Révolution se prêtèrent à recevoir des emplois à la Cour. L’on sait par quelle injure grossière Bonaparte les remercia de leur complaisance. « Je leur ai proposé, dit-il, des grades dans mon armée, ils n’en ont pas voulu ; je leur ai offert des places dans l’administration, ils les ont refusées ; mais je leur ai ouvert mes antichambres, et ils s’y sont précipités. » Quelques gentilshommes, dans cette circonstance, ont donné l’exemple de la plus courageuse résistance ; mais combien d’autres se sont dits menacés, avant qu’ils eussent rien à craindre ! et combien d’autres aussi ont sollicité pour eux-mêmes ou pour leur famille des charges de Cour que tous auraient dû refuser ! Les carrières militaires ou administratives sont les seules dans lesquelles on puisse se persuader qu’on est utile à sa patrie, quel que soit le chef qui la gouverne ; mais les emplois à la Cour vous rendent dépendant de l’homme et non de l’État.
On en fit des registres pour voter sur l’Empire comme de ceux qui avaient été ouverts pour le Consulat à vie ; l’on compta de même, comme ayant voté pour, tous ceux qui ne signèrent pas ; on destitua de leurs emplois le petit nombre d’individus qui s’avisèrent d’écrire non. M. de La Fayette, constant ami de la liberté, manifesta de nouveau son invariable résistance ; et il eut d’autant plus de mérite, que déjà, dans ce pays de la bravoure, on ne savait plus estimer le courage. Il faut bien faire cette distinction, puisque l’on voit la divinité de la peur régner en France sur les guerriers les plus intrépides. Bonaparte ne voulut pas même s’astreindre à la loi de l’hérédité monarchique, et il se réserva le droit d’adopter et de choisir un successeur, à la manière de l’Orient. Comme il n’avait point d’enfants alors, il ne voulut pas donner à sa famille un droit quelconque ; et, tout en l’élevant à des rangs auxquels elle n’avait sûrement pas droit de prétendre, il l’asservissait à sa volonté par des décrets profondément combinés, qui enlaçaient de chaînes les nouveaux trônes.
Le 14 juillet fut encore fêté cette année (1804), parce que, disait-on, l’Empire consacrait tous les bienfaits de la Révolution. Bonaparte avait dit que les orages avaient affermi les racines du gouvernement ; il prétendit que le trône garantirait la liberté ; il répéta de toutes les manières que l’Europe serait rassurée par l’ordre monarchique établi dans le gouvernement de France. En effet, l’Europe entière, excepté l’illustre Angleterre, reconnut sa dignité nouvelle : il fut appelé mon frère par les chevaliers de l’antique confrérie royale. On a vu comme il les a récompensés de leur fatale condescendance. S’il avait voulu sincèrement la paix, le vieux roi Georges lui-même, cet honnête homme qui a eu le plus beau règne de l’histoire d’Angleterre, aurait été forcé de le reconnaître comme son égal. Mais, peu de jours après son couronnement, il prononça des paroles qui dévoilaient tous ses desseins : « On plaisante, dit-il, sur ma dynastie nouvelle ; dans cinq ans elle sera la plus ancienne de toute l’Europe. » Et dès cet instant, il n’a pas cessé de tendre à ce but.
Il lui fallait un prétexte pour avancer toujours, et ce prétexte, ce fut la liberté des mers. Il est inouï combien il est facile de faire prendre une bêtise pour étendard au peuple le plus spirituel de la terre. C’est encore un de ces contrastes qui seraient tout à fait inexplicables, si la malheureuse France n’avait pas été dépouillée de religion et de morale par un enchaînement funeste de mauvais principes et d’événements malheureux. Sans religion, aucun homme n’est capable de sacrifice ; et sans morale, personne ne parlant vrai, l’opinion publique est sans cesse égarée. Il s’ensuit donc, comme nous l’avons dit, que l’on n’a point le courage de la conscience, lors même qu’on a celui de l’honneur, et qu’avec une intelligence admirable dans l’exécution, on ne se rend jamais compte du but.
Il n’y avait sur les trônes du continent, au moment où Bonaparte forma la résolution de les renverser, que des souverains fort honnêtes gens. Le génie politique et militaire de ce monde était éteint, mais les peuples étaient heureux ; et, quoique les principes des institutions libres ne fussent point admis dans la plupart des États, les idées philosophiques, répandues depuis cinquante ans en Europe, avaient du moins l’avantage de préserver de l’intolérance et d’adoucir le despotisme. Catherine II et Frédéric II recherchaient l’estime des écrivains français, et ces deux monarques, dont le génie ne pouvait tout asservir, vivaient en présence de l’opinion des hommes éclairés, et cherchaient à la captiver. La tendance naturelle des esprits était à la jouissance et à l’application des idées libérales, et il n’y avait presque pas un individu qui souffrît dans sa personne ou dans ses biens. Les amis de la liberté étaient sans doute en droit de trouver qu’il fallait donner aux facultés l’occasion de se développer ; qu’il n’était pas juste que tout un peuple dépendît d’un homme et que la représentation nationale était le seul moyen d’assurer aux citoyens la garantie des biens passagers qu’un souverain vertueux peut accorder. Mais Bonaparte, que venait-il offrir ? apportait-il aux peuples étrangers plus de liberté ? Aucun monarque de l’Europe ne se serait permis, dans une année, les insolences arbitraires qui signalent chacun de ses jours. Il venait seulement leur faire échanger leur tranquillité, leur indépendance, leur langue, leurs lois, leurs fortunes, leur sang, leurs enfants, contre le malheur et la honte d’être anéantis comme nations et méprisés comme hommes. Il commençait enfin cette entreprise de la monarchie universelle, le plus grand fléau dont l’espèce humaine puisse être menacée, et la cause assurée de la guerre éternelle.
Aucun des arts de la paix ne convient à Bonaparte ; il ne trouve d’amusement que dans les crises violentes amenées par les batailles. Il a su faire des trêves, mais il ne s’est jamais dit sérieusement : C’est assez ; et son caractère, inconciliable avec le reste de la création, est comme le feu grégeois, qu’aucune force de la nature ne saurait éteindre.
AVERTISSEMENT
DE M. DE STAËL-HOLSTEIN.
Il y a ici, dans le manuscrit, une lacune dont j’ai donné l’explication[5], et à laquelle je ne saurais essayer de suppléer. Mais, pour mettre le lecteur en état de suivre le récit de ma mère, j’indiquerai rapidement les principales circonstances de sa vie pendant les cinq années qui séparent la première partie de ses Mémoires de la seconde.
Revenue en Suisse après la mort de M. Necker, le premier besoin qu’éprouva sa fille fut de chercher quelque adoucissement à sa douleur, en faisant le portrait de celui qu’elle venait de perdre, et en recueillant les dernières traces de sa pensée. Dans l’automne de 1804, elle publia les manuscrits de son père, avec une notice sur son caractère et sa vie privée.
La santé de ma mère, affaiblie par le malheur, exigeait qu’elle allât respirer l’air du Midi. Elle partit pour l’Italie.
Le beau ciel de Naples, les souvenirs de l’antiquité, les chefs-d’œuvre de l’art, lui ouvrirent des sources de jouissances qui lui étaient restées inconnues jusqu’alors ; son âme, accablée par la tristesse, sembla revivre à ces impressions nouvelles, et elle retrouva la force de penser et d’écrire. Pendant ce voyage, ma mère fut traitée par les agents diplomatiques de la France, sans faveur, mais sans injustice. On lui interdisait le séjour de Paris, on l’éloignait de ses amis et de ses habitudes ; mais du moins, alors, la tyrannie ne la poursuivait pas au-delà des Alpes ; la persécution n’avait pas encore été mise en système, comme elle le fut plus tard. Je me plais même à rappeler que des lettres de recommandation, envoyées par Joseph Bonaparte à ma mère, contribuèrent à lui rendre le séjour de Rome plus agréable.
Elle revint d’Italie dans l’été de 1805, et passa une année, soit à Coppet, soit à Genève, où plusieurs de ses amis se trouvaient réunis. Pendant ce temps, elle commença à écrire Corinne.
L’année suivante, son amour pour la France, ce sentiment si puissant sur son cœur, lui fit quitter Genève et se rapprocher de Paris, à la distance de quarante lieues, qui lui était permise. Je faisais alors des études pour entrer à l’École polytechnique ; et, dans sa parfaite bonté pour ses enfants, elle désirait surveiller leur éducation d’aussi près que le lui permettait son exil. Elle alla donc s’établir à Auxerre, petite ville où elle ne connaissait personne, mais dont le préfet, M. de La Bergerie, se conduisit envers elle avec beaucoup d’obligeance et de délicatesse.
D’Auxerre elle vint à Rouen : c’était se rapprocher de quelques lieues du centre où l’attiraient tous les souvenirs, toutes les affections de son enfance. Là, du moins, elle pouvait recevoir tous les jours des lettres de Paris ; elle avait pénétré, sans obstacles, dans l’enceinte qui lui avait été interdite : elle pouvait espérer que ce cercle fatal se rétrécirait progressivement. Ceux qui ont souffert de l’exil comprendront seuls ce qui se passait dans son cœur. M. de Savoie-Rollin était alors préfet de la Seine-Inférieure ; l’on sait par quelle criante injustice il fut destitué quelques années plus tard, et j’ai lieu de croire que son amitié pour ma mère et l’intérêt qu’il lui témoigna pendant son séjour à Rouen ne furent pas étrangers à la rigueur dont il devint l’objet.
Fouché était ministre de la police. Il avait pour système, ainsi que le dit ma mère, de faire le moins de mal possible, la nécessité du but admise. La monarchie prussienne venait de succomber ; aucun ennemi sur le continent ne luttait plus contre le gouvernement de Napoléon ; aucune résistance à l’intérieur n’entravait sa marche, et ne pouvait donner prétexte à des mesures arbitraires ; quel motif y avait-il de prolonger contre ma mère la persécution la plus gratuite ? Fouché lui permit donc de venir s’établir à douze lieues de Paris, dans une terre appartenant à M. de Castellane. Ce fut là qu’elle termina Corinne et qu’elle en surveilla l’impression. Du reste, la vie retirée qu’elle menait dans cette terre, l’extrême prudence de toutes ses démarches, le très petit nombre de ceux que la crainte de la défaveur ne détournait pas d’aller la voir, devaient suffire pour rassurer le despotisme le plus ombrageux. Mais ce n’était pas assez pour Bonaparte : il voulait que ma mère renonçât à tout exercice de son talent, et qu’elle s’interdît d’écrire, fût-ce sur les sujets les plus étrangers à la politique. On verra même que plus tard cette abnégation ne suffit pas pour la préserver d’une persécution toujours croissante.
À peine Corinne eut-elle paru, qu’un nouvel exil commença pour ma mère et qu’elle vit s’évanouir toutes les espérances qui, depuis quelques mois, l’avaient consolée. Par une fatalité qui rendit sa douleur plus amère, ce fut le 9 avril, le jour même de l’anniversaire de la mort de son père, que lui fut signifié l’ordre qui l’éloignait de sa patrie et de ses amis. Elle revint à Coppet le cœur navré, et l’immense succès de Corinne n’apporta que bien peu de distraction à sa tristesse.
Cependant, ce que n’avait pu la gloire littéraire, l’amitié y réussit ; et, grâce aux témoignages d’affection qu’elle reçut à son retour en Suisse, l’été se passa plus doucement qu’elle n’avait pu l’espérer. Quelques-uns de ses amis quittèrent Paris pour venir la voir ; et le prince Auguste de Prusse, à qui la paix avait rendu la liberté, nous fit l’honneur de s’arrêter quelques mois à Coppet avant de retourner dans sa patrie.
Depuis son voyage à Berlin, si cruellement interrompu par la mort de son père, ma mère n’avait pas cessé d’étudier la littérature et la philosophie allemandes ; mais un nouveau séjour en Allemagne lui était nécessaire pour achever le tableau de ce pays qu’elle se proposait de présenter à la France. Dans l’automne de 1807, elle partit pour Vienne, et elle y retrouva, dans la société du prince de Ligne, dans celle de la maréchale Lubomirska, etc., cette urbanité de manières, cette facilité de conversation, qui avaient tant de charme à ses yeux. Le gouvernement autrichien, épuisé par la guerre, n’avait pas alors la force d’être oppresseur pour son propre compte, et cependant il conservait envers la France une attitude qui n’était pas sans indépendance et sans dignité. Ceux que poursuivait la haine de Napoléon pouvaient encore trouver un asile à Vienne ; aussi l’année que ma mère y passa fut-elle la plus calme dont elle eût joui pendant son exil.
En revenant en Suisse, où elle consacra deux années à écrire ses réflexions sur l’Allemagne, elle ne tarda pas à s’apercevoir des progrès que faisait chaque jour la tyrannie impériale, et de la rapidité contagieuse avec laquelle s’étendaient la passion des places et la crainte de la défaveur. Sans doute quelques amis, à Genève et en France, lui conservaient dans le malheur une courageuse et constante fidélité ; mais quiconque tenait au gouvernement ou aspirait à un emploi commençait à s’éloigner de sa maison et à détourner les gens timides d’y venir. Ma mère souffrait de tous ces symptômes de servitude, qu’elle discernait avec une incomparable sagacité ; mais plus elle était malheureuse, plus elle éprouvait le besoin d’écarter de ce qui l’entourait les peines de sa situation et de répandre autour d’elle la vie, le mouvement intellectuel que semblait exclure la solitude.
Son talent pour la déclamation était le moyen de distraction qui avait le plus de puissance sur elle-même, en même temps qu’il variait les plaisirs de sa société. Ce fut à cette époque que, tout en travaillant à son grand ouvrage sur l’Allemagne, elle composa et joua sur le théâtre de Coppet la plupart des pièces que je réunis dans ses œuvres posthumes, sous le titre d’Essais dramatiques.
Enfin, au commencement de l’été de 1810, ayant achevé les trois volumes de l’Allemagne, elle voulut en surveiller l’impression à quarante lieues de Paris, distance qui lui était encore permise, et où elle pouvait espérer de revoir ceux de ses amis dont l’affection n’avait pas fléchi devant la disgrâce de l’Empereur.
Elle alla donc s’établir près de Blois, dans le vieux château de Chaumont-sur-Loire, que le cardinal d’Amboise, Diane de Poitiers, Catherine de Médicis et Nostradamus ont jadis habité. Le propriétaire actuel de ce séjour romantique, M. Le Ray, avec qui mes parents étaient liés par des relations d’affaires et d’amitié, était alors en Amérique. Mais, tandis que nous occupions son château, il revint des États-Unis avec sa famille ; et, quoiqu’il voulût bien nous engager à rester chez lui, plus il nous en pressait avec politesse, plus nous étions tourmentés de le gêner. M. de Salaberry nous tira de cet embarras avec la plus aimable obligeance, en mettant à notre disposition sa terre de Fossé. Ici recommence le récit de ma mère.

 

 

SECONDE PARTIE

Date de dernière mise à jour : 01/07/2023