BIBLIOBUS Littérature française

À Saint-Laurent-du-Maroni

À Saint-Laurent-du-Maroni

 

 

 

 

 

LA CAPITALE DU CRIME

 

Les aras, volant par deux, traversaient le Maroni, de la rive hollandaise à la rive française. Des cochons sauvages en faisaient autant, mais par bandes et à la nage. De temps en temps, une fumée montait de la brousse, c’était un maigre feu d’évadés. Nous venions de passer Galibi, le grand campement des Indiens.

Le Turina, bateau des bœufs, filait doucement sur le fleuve. Ce noble bateau, venant du Brésil, apportait de la viande pour le bagne. Il n’avait pas vu d’inconvénient à me prendre aussi.

Au Brésil, au Venezuela, dans les autres Guyanes on élève des bœufs. En Guyane française, non. Les forçats pourraient les chevaucher un jour de révolte et charger les autorités. Peut-être, plus simplement, l’administration redoute-t-elle le mauvais exemple pour ces bestiaux : ils pourraient s’évader !

Le Maroni est un émouvant chemin. Il conduit vers l’or, il mène au bagne. Dans le haut, sont les placers aux noms parlants : placer Enfin, placer Espérance, placer Merci Seigneur, placer À Dieu-Vat. Ici s’étalent les camps des forçats : camp des Malgaches, camp Lorrain, camp Godebert, camp — ce nom aussi parle dans le pays — camp Charvein ou des « Incos ».

Sitôt après les îles Arouba nous vîmes sur la droite une poignée de maisons très blanches : Albina, village hollandais, et sur la gauche Saint-Laurent, ville française. C’était tout de suite plus sombre. Là aussi est un gril.

 

 

« Quand vous arriverez à Saint-Laurent, vous serez effrayé », m’avait-on dit. Je ne fus pas du tout effrayé (en arrivant). C’est très gentil, Saint-Laurent. Regardez ces rues ! Râtissées, peignées, pomponnées. Et ces maisons ? Mais c’est tout neuf ! On se sent ravigoté. On refuse net la voiture de la « Tentiaire » qui vous attend et on part à pied, fier d’être piéton et même Français ! Voilà l’hôtel de ville ! Mais c’est un bel hôtel de ville ! Et le palais de justice, donc ! Il n’est pas terminé. Je dois même dire que, depuis cinq ans, il est en cet état, et qu’il s’abîme avant d’être achevé. On manque de bois ! Il n’y a pas d’air, j’étouffe ; les forêts m’entourent, mais on manque de bois ! C’est tout de même un beau palais de justice !

Saint-Laurent-du-Maroni est le royaume de l’administration pénitentiaire. C’est une royauté absolue, sans Sénat, sans Chambre, sans même un petit bout de conseil municipal. C’est la capitale du crime.

Le roi règne et gouverne, c’est M. Herménégilde Tell, un nègre.

Son premier ministre est M. Dupé, un blanc.

Les pages sont de jeunes et brillants assassins, les sympathiques « garçons de famille ».

D’un côté de Saint-Laurent, une route (17 kilomètres) qui va à Saint-Jean, la ville des relégués, autrement dit des « pieds de biche ».

De l’autre côté, une autre route (22 kilomètres) qui, passant par les camps, conduit à Charvein.

C’est tout ! Cet effort accompli, tout est entré en sommeil.

— Madame l’administration pénitentiaire, ce que vous avez fait là est fort bien.

— Pas mal, monsieur.

— Vous nous avez prouvé que lorsque vous vouliez…

— Mais je ne veux plus, monsieur.

— Pourquoi ?

— C’est trop difficile.

— Mais pourtant, la colonisation.

— Il fait trop chaud.

— Allons ! du courage. Prenez cet éventail. Maintenant que vous avez créé Saint-Laurent, montez plus haut, débroussez, bâtissez.

— La barbe ! monsieur !

— Alors, vous ne voulez plus planter une rame ?

— Non, monsieur.

— Vous ne voulez pas élever de bœufs ? Vous savez que cela coûte cher à la France d’acheter des bœufs au Brésil et au Venezuela.

— Pauvre France !

— Alors que faites-vous ici ?

Madame « Tentiaire » se dressa :

— Je règne, monsieur. Je règne sur le paludisme et l’ankylostomiase. Je règne sur la dégradation de neuf mille sept cents hommes, transportés, libérés, relégués. Je règne sur les requins des îles et les bambous de Cayenne et de Saint-Laurent. Je protège les arbres balata et les mines d’or. Si je traçais des routes, des bandes s’abattraient dans le pays qui saigneraient ces arbres, qui violeraient ces mines. Je régnerai longtemps, monsieur. La crapule est nombreuse. J’ai encore reçu six cent soixante-douze sujets hier. Mon royaume est solide, et, comme l’a dit Louis XV, mon aïeul : « Cela durera bien autant que moi. »

 

LES LIBÉRÉS

 

Saint-Laurent est la fourmilière du bagne. C’est là que les coupables désespèrent en masse. Quelques comptoirs pour l’or et le balata, le quartier administratif, un village chinois, des nègres bosch, qui ravitaillent les placers et rapportent les lingots, et, animant cela, des forçats, des « garçons de famille » pressés et empressés et tout le régiment rôdeur, inquiet, loqueteux des quatrième-première : les pitoyables libérés.

C’est par ses libérés que Saint-Laurent s’impose.

Là, on fait le doublage, et là demeurent à perpétuité (mais meurent bien avant !) les forçats condamnés à huit ans et plus et qui ont achevé leur peine.

Que font-ils ? D’abord ils font pitié. Ensuite, ils ne font rien. Les concessions ? Ah ! oui ! « À leur libération, les transportés pourront recevoir une concession… » Il y en a. Mais à peu près autant que de bâtons de maréchal dans les sacs d’une brigade qui passe.

Alors, hors de prisons, dans la rue, sans un sou, portant tous sur le front, comme au fer rouge et comme recommandation : ancien forçat ; avilis, à la fois révoltés et matés, minés par la fièvre, redressés par le tafia, vont, râlent, invectivent, volent et jouent du couteau, les parias blancs de Saint-Laurent-du-Maroni.

Leur formule est juste : le bagne commence à la libération. Qu’ils travaillent ! Où ça ? ils ont une concurrence irréductible : celle des forçats en cours de peine. Exemple : Une société, la Société forestière, vient s’installer en Guyane. C’est la première. Les libérés voient un espoir, ils vont avoir du travail. Catastrophe ! Le ministère accorde à cette société deux forçats officiels à 75 centimes par jour.

Et les libérés, le ventre creux, regardant passer le bois.

Chez les particuliers ? Les particuliers sont peu nombreux. Il y a ici, dix assassins et quinze voleurs pour un simple citoyen. Et puis les particuliers ont des « assignés » : des forçats de première classe employés en ville.

Dans les comptoirs ? Oui, quelques-uns travaillent dans l’importation et l’exportation, mais quelques-uns seulement, parce qu’il n’y a que quelques comptoirs.

Alors que font-ils ?

1° Ils déchargent deux fois par mois, les cargos américains et français qui apportent des vivres.

2° Ils mangent — je veux dire ils boivent — en un jour et une nuit les cinquante francs guyanais qu’ils viennent de gagner.

3° Ils se prennent de querelle et l’on entend ce cri qui ne fait même plus tourner la tête aux passants : Ah ! Ahn ! Ah ! Ahn ! C’est un libéré qui vient de recevoir un couteau dans le ventre.

4° Ils « font » la rue Mélinon comme des bêtes de ménagerie derrière leurs barreaux, avant l’heure du repas. Mais pour eux, le repas ne vient pas.

5° Le samedi, ils vont au cinéma. Les vingt sous du cinéma sont sacrés. Ils mourront de faim devant ce billet, mais ils iront au cinéma.

6° À onze heures du soir, ils se couchent sous le marché couvert et, avant de s’endormir sur le bitume, ils sèchent les plaies de leurs pieds avec la cendre de leur dernière cigarette.

7° À cinq heures du matin, on les réveille à coups de bottes : place aux légumes !

 

LA VILLE ÉTRANGE

 

On se sent bouleversé à Saint-Laurent-du-Maroni. La face de la vie est changée. N’aurait-on pas quitté la terre pour une planète aux mœurs inédites ? Ces hommes en camisole blanche, au long numéro noir sur le cœur, ces civils hagards et égarés, ces mots ordinaires que l’on entend : « C’est honteux ! » « Il faut pourtant que je vole ce soir, j’ai faim ! » « Si j’étrangle un homme dans la rue, j’aurai un complet tout de suite et ma ration, je serai titulaire. Si je ne bouge pas, je resterai en loques et le ventre creux. Car je ne suis que forçat honoraire. » Et cet autre qui dit : « Ce qui serait une catastrophe pour un homme libre est pour nous un bonheur. Mon ami Alfred s’est cassé une jambe. Il est à l’hôpital. Il rit maintenant. Il a les reliefs de la table de MM. les docteurs. » Et cette histoire d’hier : Une famille fêtait un anniversaire. Il était onze heures du soir. Un phonographe asthmatique s’égosillait. Des libérés dormaient au pied de la maison.

— Eh, là-haut ! crièrent-ils. Finissez ! Vous empêchez de dormir les locataires du trottoir.

La fête continuant, les forçats sans abri allèrent au poste porter plainte pour tapage nocturne !

On se croirait au milieu d’une maison de fous en vadrouille.

« Petites bourses ! lit-on à la porte d’un Chinois, refaites vos forces par le vin de Bordeaux ! »

Une enseigne éclate en tête de tous les comptoirs, et dans ce pays d’intense misère, elle dit aux passants :

« Ici, on achète l’or. »

Une caisse noire bordée de blanc et montée sur roues, passe et repasse. Un forçat la tire, deux la poussent, c’est le corbillard.

Les soirs, un accord d’orgue s’élève. Cela ressemblerait aussi à un chant de pèlerins hystériques : ce sont les singes rouges qui hurlent dans la brousse.

Et tout à l’heure, à minuit, dans l’obscurité profonde, deux lanternes vénitiennes se balançant à une bicyclette, vinrent au devant de moi. L’homme qui montait la machine chantonnait. On aurait dit une petite fête solitaire. C’était un forçat qui se promenait…

 

LA COUR DES MIRACLES

 

Cela est un tout petit peu trop fort.

« Cela », c’est deux camps qui s’appellent chacun : le nouveau camp. L’un est pour la rélégation, l’autre pour la transportation. Quatre cent cinquante chiens dans le premier, quatre cent cinquante dans le second. À dire vrai, ce ne sont pas des chiens, ce sont des hommes ! Mais ces hommes ne sont plus que des animaux galeux, morveux, pelés, anxieux et abandonnés.

Quand, figé par le spectacle, presque aussi raide qu’un cheval de bois, vous avez tourné une heure dans ces deux honteux manèges, il ne vous reste qu’un étonnement, c’est que ces misérables ne marchent pas à quatre pattes.

L’étonnant aussi, est que ces hommes vous parlent quand vous les interrogez, et n’aboient pas. Manchots, unijambistes, hernieux, cachexiques, aveugles, tuberculeux, paralytiques, tout cela bout ensemble dans ces deux infernaux chaudrons de sorcière.

Le bagne est un déchet. Ces deux camps sont le déchet du bagne.

— On va tous crèver, va ! et toi aussi, si ti demeures !

C’est un Arabe. Je ne dis pas qu’il crache ses poumons, c’est fait. Il est assis dans sa case, sur son bat-flanc : feu follet qui s’élèverait de sa propre décomposition, ce feu follet a faim.

— Ti pourrais pas mi faire donner une pitite boîte de lait ?

II n’y a donc pas d’hôpital ? Si. Il en est un grand à Saint-Laurent-du-Maroni. Mais on ne devient pas gibier d’hôpital comme ça, au bagne ! Il ne suffit pas d’être condamné pour franchir l’heureuse porte de cet établissement de luxe. Il faut avoir un membre à se faire couper, ou, ce qui est aussi bon, pouvoir prouver que l’on mourra dans les huit jours.

Alors, et les médecins ?

Les médecins sont écœurés. Les témoins les plus violents contre l’administration pénitentiaire se trouvent parmi eux.

Le médecin voit l’homme. L’administration voit le condamné. Pris entre ces deux visions, le condamné voit la mort.

Mille bagnards meurent par an. Ces neuf cents mourront.

— Mais c’est long, monsieur, me dit celui-là, né à Bourges, c’est long !… long !…

Au camp des relégués, le docteur passe chaque jeudi ; au camp des transportés, tous les dix jours.

— Nous sommes malades quand nous y allons, disent-ils. Que pouvons-nous faire ? Rien à ordonner, pas de médicaments. Notre visite médicale ? une sinistre comédie ! Le cœur serré, nous avons la sensation que nous nous moquons de ces malheureux.

Dans ces deux camps, on se croirait revenu à l’une des époques barbares de l’humanité, au temps sans médecins, ni pharmaciens. Alors devait s’élever sur la terre un grand mur infranchissable : d’un côté les bien portants, de l’autre les infirmes avec ce mot d’ordre : mourir.

Rien. Rien à donner à neuf cents malades de toutes maladies.

— Tout ce que je puis, dit le médecin, et pas toujours, c’est faire descendre quelques squelettes qui gigottent encore, pour qu’ils claquent dans un lit.

La pharmacie centrale de Saint-Laurent vient de recevoir seulement — en juillet 1923 — sa commande de médicaments de 1921. On ménage le coton comme l’or et la teinture d’iode, ici, est une liqueur précieuse. Et les effectifs augmentent. Le crime monte. Assassins ! Si vous saviez !

Au fait, les autorités ont raison de ne pas élever de troupeaux en Guyane. Les quelques buffles qui rêvent dans les savanes et sont arrivés sains d’Indochine tombent malades, ici. Ils mangent l’herbe de para qu’ont souillée tous ces malheureux et les buffles attrapent l’ankilostomiase. Dans ce pays les hommes contaminent les bêtes.

On s’accrochait à ma veste de toile. La phrase était la même : « Sortez-nous d’une façon quelconque de cet effroyable enfer. »

— Tenez, me dit le docteur, au camp de la transportation, en voilà un qui me promet six pouces de fer dans le ventre chaque fois que je viens. Il a raison ! Il est malade. Il souffre. Je suis docteur, je dois le soigner et ne le soigne pas !

Ces camps sont bien présentés : cases jumelles, toits triangulaires recouverts de feuilles de bananiers. Cela fait un assez joli site. Seulement il ne faut pas s’en approcher.

Les moribonds râlent sur une planche dure. Combien, devant ce spectacle, semble douce la mort dans un lit ! Voilà dix-huit tuberculeux, côte à côte, neuf de chaque côté, sous ce toit de feuilles. Ça tousse ! Ils ont des yeux ! Des yeux qui n’ont plus de regard, mais simplement une pensée.

L’un me parle. Mais on tousse trop, je n’ai pas entendu.

— Que dites-vous ?

— C’est dur, monsieur l’inspecteur !

Eh ! oui que savent-ils ? Dans ces camps, personne, jamais, jamais ne vient. Ce sont des carmels dans la brousse, alors, pour ces hommes cloîtrés je suis monsieur l’inspecteur, monsieur le directeur, monsieur le délégué. De quoi ? ils l’ignorent, mais pour que sois ici, ce doit être sûrement de quelque chose de sérieux. L’un me dit : « Vous êtes le bon Cyrénéen du calvaire ! » L’autre : « Tendez-moi la main. » C’est déchirant.

Et Jeannin, le photographe Jeannin, vient de recruter quelques escouades pour « faire une plaque ».

— Non ! Jeannin, non !

Mais ils s’amènent avec leurs béquilles. Ils collaborent de bonne grâce. Devant l’appareil — ils s’en souviennent — il faut sourire. Ils sourient.

Voilà le docteur Brengues, un forçat. Condamné pour avoir tué son beau-frère à Nice, il n’a cessé de crier son innocence, il revient de se promener dans le camp. On dirait un vieux berger de la Camargue. Vêtu de coutil noir, un grand bâton de bouvier à la main, sa barbe en râpe, il va sur soixante-dix ans.

— Regardez autour de vous. Mais regardez donc ! Moi je subis ici une peine que j’appellerai « la peine de l’ironie ». Docteur, on m’a mis au milieu de moribonds pour que je les regarde expirer, impuissant. Je ne dis pas que ce soit un raffinement, mais, enfin, c’est un supplice, alors je m’en vais, je marche, je marche…

Mais quelqu’un vient vers moi en courant, il a peur de ne pas arriver à temps. C’est un confrère, un pauvre bougre saturé de chagrin et de remords. Je me souviens fort bien de lui. Oh ! il n’a pas tué père et mère. C’est un maniaque, un ivrogne, il volait un colis dans une gare, un poulet au marché ; une fois, sur une banquette de café, il prit un paquet contenant de vieux journaux, deux bougies et un couteau. Et il rendait toujours quelque temps après. Mais il a recommencé plus de six fois et ce fut la rélégation.

Il pleure. Son émotion le fait bégayer. Il veut se mettre à mes genoux. Il me dit comme Brengues :

— Regarde ! Regarde !

Il me répond :

— Je ne pleure pas, c’est la joie !

Il me supplie :

— Tu diras tout ! Tout ! pour que ça change un peu…

Voilà les aveugles dans cette case. Ils sont assis les mains sur les genoux et attendent. Il en est qui se rendent volontairement aveugles avec des graines de penacoco. Au moins, ceux-ci ne voient plus !

 

CHEZ LES FORÇATS
QUI SONT NUS

 

Il s’appelait ben Kadour. C’était un sidi.

En sa qualité de pousseur-chef de Saint-Laurent-du-Maroni, je le fréquentais toute la journée.

Chaque matin, à six heures, ben Kadour, appuyé sur son carrosse, m’attendait au bout de la rue de la République.

Ce carrosse à quatre roues minuscules roulait sur rails Decauville. C’est le pousse, car il ne roule que lorsqu’on le pousse. Tantôt il parcourt les dix-sept kilomètres jusqu’à Saint-Jean, tantôt les vingt-deux, jusqu’à Charvein. Saluons très bas ce véhicule. C’est l’unique moyen de transport en Guyane française.

Ben Kadour et ses deux aides poussaient ferme. À travers la brousse nous allions à Charvein, chez les Incos.

— Ah ! ça, Charvein, me disait un forçat, à Royale, c’est le bagne aussi !

Et presque avec une pointe d’admiration :

— Il faut être Français pour avoir trouvé ça !

Passé le camp malgache, nous entrions au camp Godebert. Nous étions en pleine forêt vierge. Le tintamarre des roues sur les rails remplissait les singes rouges de terreur. Ils détalaient comme des lapins, à travers branches.

— Ti veux t’arrêter camp Godebert ? demande ben Kadour.

— Oh ! tu sais, ben Kadour, ces camps, c’est toujours la même chose.

— T’as bien raison, toujours faire le stère, toujours crèver.

Et ben Kadour lançait sa machine sur les rails à cinquante à l’heure.

— Tu vas me casser la figure, ben Kadour.

— Ça, jamais ! je casse la figure de qui je veux ; de qui je veux pas, jamais !

À cette vitesse, on dansait dans ce carrosse sans plus de sécurité que sur une corde raide.

— Qu’est-ce que tu as fait, ben Kadour ?

— Moi ? Rien, absolument rien. Je n’ai pas tué un vivant seulement.

— Alors tu tuais les morts ?

— Pas même, je les dévalisais.

— Où ça ?

— Au cimetière de Tunis.

Et, avec un rire frais :

— J’étais vampire !…

Belle route sauvage que celle de Saint-Laurent à Charvein. Quel pays ! La brousse, des singes, des bagnards. Amateurs de situations étranges, venez par ici. Au milieu des forêts secrètes, vous ne rencontrez que voleurs, assassins, bandits. Tous vous disent bonjour, vous servent, vous aident à franchir une crique. S’ils sortent leur couteau, c’est pour vous le prêter quand vous avez besoin d’ouvrir une boîte de conserves. Ils pourraient vous couper en douze morceaux. Rien ne les gêne. Ils ont le temps, le lieu s’y prête. Ils n’y pensent même pas ! Dix-huit jours, j’ai circulé dans les bois sans protection. Comme gardes du corps : trois bagnards ; un vampire, deux meurtriers. Mes rencontres ne valaient pas mieux. Si ces compagnons avaient vu le tonnerre tomber sur moi, ils se seraient mis en travers. On m’a volé sur bien des routes, dans le monde ; ici, non.

Est-ce bien travaux forcés que l’on devrait dire quand on parle de la peine du bagne ?

Surveillés forcés.

Maigreur forcée.

Exil forcé.

Cafard forcé.

Maladie forcée, oui.

Travaux forcés ? Pas autant !

Dans tous ces camps, l’homme travaille de cinq heures à midi. Pendant ces sept heures, il doit faire le stère. Après, il rentre à sa case, mange, dort, est libre jusqu’au lendemain cinq heures.

Il est libre à l’intérieur du camp. Il cultive son petit jardin et « fait de la camelote ».

Les deux mots que l’on entend le plus souvent, au bagne, sont misère et camelote.

La camelote, c’est tout : paniers, cannes, tapis, coco sculpté, papillons. Les papillons ! C’est la grande affaire, l’évasion possible : le rouge vaut jusqu’à six francs à Saint-Laurent ; le bleu cinq francs. Les bagnards n’ont pas le droit de faire du papillon. Ils en font tous ! Il n’est que de partager les bénéfices avec le surveillant.

 

LE CAMP CHARVEIN

 

Ben Kadour, ayant poussé pendant vingt-deux kilomètres, s’arrêta et dit :

— Tiens ! voilà la capitale du crime.

C’était le camp Charvein.

Il fallait un chef à cette capitale. On en trouva un. Seul dans son carbet de célibataire, ce chef a pour horizon la brousse et pour genre humain les plus beaux produits de la crapule du bagne. Son règne est net, son esprit droit, sa main ferme. Il s’appelle Sorriaux.

Pas d’instruments de torture. Cela n’existe plus au bagne. Ici, pourtant, fonctionna le dernier : un manège où, sous le soleil, les hommes tournaient, tournaient.

C’est le camp des Incos.

L’homme de Charvein n’est plus un transporté, mais un disciplinaire. Tous les indomptables du bagne ont passé par là. Ils ont les cheveux coupés en escalier et sont complètement nus. C’est le pays surprenant des Blancs sans vêtements. Ironique paradis terrestre, vos frères de peau viennent à vous, sur la route, comme Adam.

Ils partaient au travail, en rang, telle une compagnie, un Annamite, un nègre, quatre Arabes, tous les autres étaient des gens de France.

La pioche sur l’épaule, ils passaient, rien qu’en chair et en os, sous le lourd soleil.

Un surveillant, revolver à droite, carabine à gauche, suivait d’un pas pesant.

Ils allaient tout près, à cet abatis, dans la brousse. Dès qu’ils eurent quitté la route, ils s’enfoncèrent dans des terres noyées. Une glaise restait à leurs pieds comme d’épaisses savates.

Le silence était dans les rangs.

— Halte ! cria le surveillant.

L’arrêt fut immédiat.

Sortant de la vase, le surveillant se percha sur deux troncs couchés et prit sa carabine en mains.

Sur place, à l’endroit où le cri de halte ! les avait cloués, les hommes nus, à coups de pioche, attaquèrent le bois.

S’ils s’écartent de plus de dix mètres du chantier, ils savent ce qui les attend : le surveillant épaule et tire.

Ils n’en sont pas à un coup de fusil près. Le surveillant est bon chasseur d’hommes, mais… chaque semaine un Inco joue sa chance. Quand la balle est bonne, il reste sur le tas, sinon la brousse le prend. Il ira partager la nourriture des singes rouges.

Les moustiques se gorgent sur les corps.

Les éclats de bois se collent sur les peaux en sueur.

On dirait une tribu bâtarde de peaux-rouges.

Aujourd’hui, on leur fait grâce d’une heure de ce travail.

Quelques-uns me remercient du regard.

Pour une fois qu’un pékin passe !…

 

LES PIEDS-DE-BICHE

 

Ce sont les voleurs.

Ils ont leur ville : Saint-Jean.

On les appelle aussi les pilons.

Et Saint-Jean se prononce Saint-Flour.

Officiellement ils ont pour nom : les relégués.

Ils sont au nombre de huit mille cent soixante-sept.

C’est le plus sale gibier de la Guyane.

Quand vous recommandez un homme pour une situation d’assigné :

— Qu’est-ce que c’est ? vous demande-t-on.

— Un assassin.

— Très bien, nous le caserons.

Si vous dites :

— C’est un de Saint-Jean.

— Jamais !

Chez Garnier, à Cayenne, chez Pomme-à-Pain, à Saint-Laurent, on se vante — ces gargotes se respectent — de ne pas recevoir de pieds-de-biche.

Sur un bateau, deux libérés causaient. Ils avaient peut-être bu quelques secs de trop (un sec est un verre de tafia). L’un faisait le matamore.

— Après tout, lui dit son compagnon, tu n’es qu’un pied-de-biche comme moi.

Le matamore ne pipa plus.

Ce sont les honteux du bagne, de pauvres petits voleurs enfoncés dans l’anonymat. L’auréole de la guillotine n’a pas brillé au-dessus de leur tête. La considération, ici, ne commence qu’au vol qualifié.

La rélégation ! Je ne m’imaginais pas que c’était ainsi. Quand on lit : « Condamné à tant et à dix ans d’interdiction de séjour », on croit aisément qu’une fois sa peine achevée, l’homme n’a qu’à courir le monde pourvu qu’il ne rentre pas en France. Ce n’est pas cela. Il va à Saint-Jean, dit Saint-FIour.

Ce n’est pas que Saint-Jean soit laid. C’est joli. C’est même zoli ; zoli ! comme on dit à Athènes.

Sur la gauche du Maroni, un large espace fut débroussé et sept collines apparurent. Et comme, en ces lieux, le toupet ne manque pas, en plus de Saint-Flour, on appela Saint-Jean : la petite Suisse. Des bungalows sommeillent à l’ombre des manguiers. La flore tropicale décore au ras du sol. Une route poil de carotte, mais bien peignée, conduit de vallon en vallon. Et, plus loin, au fond, sur le quatrième plateau — ce que nous venons de passer est le quartier administratif — s’élèvent quinze grandes cases, hautes sur pattes : le séjour de MM. les interdits de séjour.

Le pasteur protestant qui vient de débarquer en Guyane comme moralisateur dit : « Le relégué est un grand enfant qui ne sait pas se conduire. »

Avec ses lunettes et ses bottes, M. le pasteur est bon. II est même très bon.

Aucun de ces grands enfants qui n’ait sur la conscience moins de six vols reconnus. Beaucoup en sont à vingt, trente, plusieurs à quatre-vingts, et à cent. C’est la crème la plus épaisse des fripouillards de France. Et là, c’est Paris qui donne.

— T’viens-ti du faubourg Saint-Denis ?

— Presque !

— Alors, t’es bien de Paname.

 

LE RELÉGUÉ VOLÉ

 

La relégation est un bagne.

— Faut bien que vous expliquiez ce que c’est. Asseyez-vous. On va vous payer une limonade. Voulez-vous une sardine ? Nous sommes des interdits de séjour et non des forçats. Eh bien ! cherchez la différence entre un relégué et un transporté. Nous sommes habillés comme eux. De cela on se balance. Mais nous devons travailler ! faire le stère ! On nous nourrit, c’est vrai. — Riton ! va chercher la bidoche. — On va vous montrer comment on nous engraisse. Ne goûtez pas, mais pesez. On passerait sur le goût, c’est le poids ! Tout cuit : 95 grammes de bœuf. Nous avons l’eau qui fait bouillir ce bœuf, la boule de pain. Puis le soir, 60 grammes de riz et fermez le ban !

— Mais, explique-lui mieux que ça. Fais-lui bien voir notre vie, dit Riton.

— Voilà ! Le travail est obligatoire. Nous devons le stère de bois par jour, pas un stère d’un mètre, mais d’un mètre cinquante. Il faut cinq heures à un homme fort.

— Les hommes libres travaillent huit heures, dis-je.

— Nous, nous gagnons quatre sous par jour, deux sous pour nous, deux sous pour le pécule.

— Il y en a qui gagnent six et huit sous, dit Riton.

— Les ouvriers d’art, c’est vrai. Alors que fait-on après le stère ? on vole ! Dans la vie libre, nous ne volions que de temps en temps, ici, nous volons tous les jours ; le vol est notre unique pensée.

— Pourquoi volez-vous ?

— Pour manger, monsieur. Je ne sais comment votre estomac est fait, mais le nôtre fut confectionné par papa et maman, tout simplement.

Riton aimait la précision : les explications de l’orateur manquaient de clarté à son goût, alors il dit :

— Moi je vais vous dire en deux mots et vous entendrez parce que vous n’êtes pas sourd. Eh bien ! d’après les règlements, nous devrions travailler, mais nous ne travaillons pas. Ce ne sont que les gourdes qui font le stère, les autres sont tous comme nous, des radiers (embusqués) ; le malheureux qui n’a pas de placarde (emploi où il n’y a rien à faire) y laisse sa peau, et c’est tant pis, il n’avait qu’à la défendre. Ainsi moi, je suis travaux légers, je porte les morts au cimetière. Comment ai-je pu être travaux légers ? En volant. En volant, j’ai eu de l’argent, et, avec cet argent, j’ai acheté ma place de croque-mort. À qui ? À ceux qui les donnent, pardi ! Je veux dire à ceux qui les vendent ! Ici tout se vend. Tenez, parfois je plains le directeur et les grands chefs ! S’ils savaient !

— Moi, dit un grand, depuis quatre ans, j’ai volé, j’ai volé, j’ai volé comme jamais je n’aurais pu voler dans la belle vie libre. Je n’ai pas fait un stère et j’ai 3.000 francs à gauche. Eh bien, si je vous expliquais la chose, vous ne la croiriez pas !

— Écoutez, depuis un mois que j’interroge chez vous, vous me répondez tous : « Si on vous disait la vérité, vous ne la croiriez pas. » D’un autre côté, vous prétendez que l’administration me cachera tout. Comment voulez-vous que je me débrouille ?

— Voilà ! L’administration ne vous dira rien parce qu’elle y trouve son compte. Nous ne vous dirons rien non plus, parce que nous y trouvons le nôtre.

Malgré cela, je sais. Le ministre des Colonies sait aussi. Le gouverneur, le directeur, tous savent. Cela ne peut plus durer. Par notre laisser-aller nous avons fait du bagne une association brevetée de malandrins. Nous fermons les yeux sur des complicités écœurantes. Il est des cas — le tribunal maritime, qui tient ses séances en public, en fait la preuve — où c’est le bagnard qui est exploité. On voit déjà assez de saletés ici sans que nous y ajoutions de la honte.

Pour changer d’idées, les pieds-de-biche m’emmenèrent au théâtre.

 

PLACE AU THÉÂTRE

 

Ce n’est pas la Comédie-Française, ce n’est pas le Casino de Vichy. Inutile de sortir ses jumelles pour lorgner la grande coquette. Leur théâtre est une case. Ils aiment les bonnes choses. Au programme : la Rafale, l’Anglais tel qu’on le parle, la Souriante madame Beudet. Aujourd’hui, c’est la Tour de Nesles.

Voici Marguerite de Bourgogne qui arrive en sautant sur les bancs, pour m’être présentée. Elle est rasée de près et tatouée aux deux bras. Évidemment, elle est tatouée ailleurs, mais, décente, elle ne montre que ses bras. Je lui offre une cigarette ; elle préfère une chique. C’est le « pilon » Delille.

Les premières sont à 0 fr. 40, les secondes à 0 fr. 30, car, même au bagne, l’égalité n’existe pas !

Voilà le vieux Lévy, régisseur de métier.

— Jadis, dit-il, j’étais aboyeur à Montparnasse, à Montmartre, à Montcey. Me voici à Saint-Jean. Le grand art mène loin !

— Dites donc, fait un cabot au béret cascadeur, si Paris continue à ne pas donner de théâtre à Antoine, Antoine peut toujours venir ici, nous l’embauchons.

— Eh ! le photographe, tu ne nous prends pas ? Les deux plus beaux descendirent au pied de la case et posèrent. Ils avaient deux splendides gueules de fripouille. L’un tenait un poignard à la main.

Alors, ben Kadour, mon pousseur, authentique forçat, me montrant le joujou :

— Rigarde ! Il ne sait même pas li tenir. Ce n’est qu’un pied-de-biche !

 

UNE HISTOIRE

 

On avait fermé portes et volets. II s’agissait ce soir, chez Pomme-à-Pain, de causer sérieusement et sans témoins. Le Chinois caissier n’était pas tranquille. Il boucha jusqu’aux trous de serrures.

Il y avait là des libérés et des relégués en rupture de camp. Et ce n’était pas par hasard que je me trouvais en leur société, les coudes sur cette table gluante. Aujourd’hui, par des procédés tenant du labyrinthe, ils m’avaient fait savoir qu’ils m’attendraient.

— Voici l’histoire, monsieur. Elle est toute neuve. Si l’on contre-appelle, je risque trente jours de blockhaus. Mais je devais vous l’apporter. C’était mon devoir. Rénouart, un pied-de-biche, avait posé, l’avant-dernière nuit, à Saint-Jean, des pièges pour le gibier. Ce n’est pas une nouveauté. Quand on prend un pack, un agouti, on est bien content. C’est notre seule façon de chasser, à nous, qui n’avons pas de fusils ! Rénouart s’en va donc, ce matin, voir si le gibier avait donné.

Mais, derrière un arbre, embusqué, il trouva le surveillant X. Le chef chassait, lui aussi, mais avec un fusil.

— Misérable ! crie-t-il. Je savais que je te pincerais. Alors tu poses des pièges pour mon chien, maintenant !

— Chef ! dit Rénouart, ce piège n’est pas pour votre chien, mais pour les packs.

— Tu vas le payer cher, crie le garde-chiourme.

Et il ajuste Rénouart.

— Je vous jure ! chef ! Je vous jure !… Ayez pitié !

— Alors, tu vas me donner deux cents francs si tu veux avoir la vie sauve.

— Oui, chef ! Mais je ne les ai pas sur moi. Ils sont à la case, dans ma boîte. Et je n’ai que 180 francs, chef !

— Va les chercher, je t’attends ici.

Rénouart courut. Mais en route il eut comme une révolte intérieure.

— Eh bien ! non ! fit-il, non ! je vais le dénoncer.

Il descendit chez le commandant.

Le commandant se rendit au rendez-vous, il y trouva son surveillant, fusil en mains, qui attendait 180 francs.

— Qu’est devenu le surveillant ?

— Il surveille toujours. Contrôlez l’histoire, monsieur, et si j’ai dit vrai, racontez-la.

Je l’ai racontée.

 

MON « GARÇON DE FAMILLE »
ET QUELQUES AUTRES

 

Un jour que je demandais à un vieux et cher camarade ayant fait tous les métiers :

— On ne t’a jamais reconnu quand tu étais garçon ?

— Sache que l’on ne regarde pas un domestique.

Ce n’est pas le cas en Guyane.

Je dînais chez le gouverneur, ce soir, à Cayenne.

Discret, correct, ganté de blanc, un jeune maître d’hôtel qui n’aurait en rien déparé la corbeille des invités, opérait avec aisance des virevoltes dans la salle.

Au moment où, souriant, il passait le plat à M. le procureur général :

— Qu’a-t-il fait, votre garçon de famille ? demandai-je à Mme la gouverneur.

— Oh ! il a tué un agent de police, je crois. Et le procureur général s’étant servi lui dit : Merci !

— C’est un garçon très bien. Je suis encore à lui faire un reproche.

Et je partis pour les îles du Salut.

Là, un ménage (fonctionnaires) était en lutte contre le commandant qui leur avait enlevé leur « garçon de famille », Medge, de la bande Bonnot, pour l’envoyer, en punition, à Saint-Joseph.

Ce Medge exploitait les parents des bagnards, se faisait adresser de l’argent pour le repasser à leur fils.

Les billets de banque arrivaient au bagne de cent manières. La plus jolie est la photographie de « la petite fille ». Un billet est entre papier et carton. Le photographe a mis deux belles ailes au dos de l’enfant. Pauvre ange ! ton offrande ne volera pas jusqu’à ton père. On connaît le « truc ».

Medge, évidemment, s’appropriait les fafiots.

— Eh ! oui, fit le commandant, depuis qu’il n’a plus Medge, ce ménage est malade. Ni l’un ni l’autre ne peuvent s’en passer, ils me bombardent de réclamations.

Et je partis à Saint-Laurent-du-Maroni.

— Quelle vie, me dit Mme Lasserre, femme du chirurgien. Depuis deux ans, je ne puis m’y faire. Ainsi, l’autre jour, mon mari s’absente. Pour la première fois, je reste seule la nuit dans cette maison, au bagne. Plutôt je n’étais pas seule, et c’est de là que vint mon épouvante. Il y avait aussi, dans la cuisine, notre « garçon de famille », un grand assassin, monsieur ! Il avait une fiche ignoble, deux crimes. Oh ! cet André ! Alors, je me mis à crier, à crier. Et voilà qu’il arrive, lui, André, l’assassin. « Oh ! Madame, dit-il, Madame n’ayez pas peur, je suis là. » Je balbutiai. « Madame, dit-il, je vais apporter mon matelas et dormir contre votre porte, je vous promets que personne ne passera. » Il le fit. Et toute la nuit je fus protégée par l’homme qui me terrifiait.

 

 

— Bonsoir, monsieur Rico.

— Eh ! bonsoir !

M. Rico est le pharmacien de la transportation.

C’était une vieille connaissance, nous étant rencontrés naguère, sur le chemins d’Annam.

— Vous ne savez pas où vous dînerez ce soir ?

Pas de restaurant à Saint-Laurent, alors, on rôde, entre six et sept heures, dans l’espoir du bon Samaritain.

— Pas encore !

— Je vous emmène.

Rico avait deux « garçons de famille ».

— Un couvert ! commanda-t-il.

Je dérangeais visiblement les deux lascars.

Je m’assis devant une assiette.

— Pas là, monsieur, fit le plus grand.

J’allai devant l’autre assiette.

— Ah ! fit Rico, en prenant sa serviette.

Tout un attirail dégringola.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

C’était une règle en bois de lettre moucheté, un coupe-papier en bois de rose, un porte-plume de plus en plus en bois, un cachet. Chaque pièce était marquée à ses initiales. Et, dans une boîte, était une pipe.

Les lascars, sous leur camisole, pieds nus, demeuraient timides et souriants. Ils dirent : « C’est pour votre fête, monsieur. »

— C’est vrai, fit Rico, c’est ma fête.

Les coloniaux solitaires n’ont pas l’habitude de ces jours-là ; alors, ils ne savent pas.

— Qui envoie ça ?

— C’est nous, monsieur.

— Ah ! fit Rico, dont un sourire vernit le visage.

Après vingt ans de courses à travers le monde, deux bagnards, les premiers, avaient pensé qu’il s’appelait Paul.

— C’est nous qui avons fait ça, dit le grand, un assassin.

— Et la pipe ?

— C’est moi, dit le petit, un assassin.

Bref, nous passâmes tous quatre une bonne soirée.

 

 

Je ne préciserai pas où j’ai rencontré celui-ci, car il ne sait encore s’il dira son histoire à la justice.

C’était un grand et vieil échalas.

— Voilà, j’ai été condamné pour un crime que je n’ai pas commis, vu que, pendant qu’on tuait cet homme-là, je guettais, à vingt kilomètres du lieu, un garde-chasse pour le descendre, et vu que, au bout de deux jours de guet, je descendis le garde-chasse.

— Bien.

— Seulement, pour le garde-chasse, il y aurait eu préméditation et c’était la mort, tandis que pour l’autre, vu que je ne l’ai jamais connu, on n’a pu établir la préméditation et c’était seulement la perpétuité.

— Alors ?

— Laissez-moi finir. J’ai tué le garde-chasse, vu que, vingt jours avant, il m’avait envoyé une charge de plomb dans les fesses. Les deux crimes ont eu lieu en même temps, et comme naturellement j’avais été absent deux jours de ma maison, on a vu en moi l’assassin de l’inconnu. Les empreintes digitales ne collaient pas du tout, mais on passa dessus. Et comme le juge ne pouvait trouver la moindre raison logique à mon crime, j’ai dit que j’étais saoul.

— Bien.

— Maintenant il y a prescription pour mon vrai crime. Dois-je raconter l’histoire, ne dois-je pas ? Je me tâte, vu que j’ai soixante-deux ans, une bonne place, la chance d’être à perpétuité, que je ne serai donc jamais libéré, et que, jusqu’à la fin de mes jours, j’aurai à boire, à manger et à dormir. Donnez-moi un conseil.

 

LE MIEN

 

Le mien s’appelait Ginioux. Il se balançait toujours comme un ours. S’il ne se fût montré farouche ennemi des chats, je l’aurais bien aimé. Toutes les nuits, guettant le fauve, il se baladait par la maison, un gros bâton à la main. Hier, à deux heures du matin, dressé sous ma moustiquaire, on aurait pu m’entendre crier : « Ginioux, si tu continues de casser les reins aux chats, je te casse la figure. » Ginioux partit se coucher.

Un soir que je n’avais trouvé personne qui m’offrît à dîner, Ginioux alla me chercher des œufs et une boîte de crabes. Comme il m’apportait douze œufs, je lui demandai s’il ne perdait pas sa noble boule.

— C’est pour choisir, dit-il. Ce sont des œufs de Chinois.

— Et toi ! mon vieux Ginioux, qu’est-ce qui t’a amené ici ?

Ginioux avait une tête comme une bille de billard qui aurait des yeux. Il dansa sur ses pieds nus et commença :

— À huit ans, j’étais aveugle. Tout d’un coup, mon père se rappela que ma mère avait promis un pèlerinage à Notre-Dame des Grâces de Pont-Saint-Esprit, et que ce pèlerinage elle n’avait pu le faire parce qu’elle était morte avant. Il y alla. Il se mit à genoux et pria. Deux jours après, je voyais. Les médecins dirent que c’était leur pommade, mais moi je sais bien que c’est la prière de mon père.

» Je n’ai pas eu de chance, je n’ai jamais eu de chance. Mais j’étais un bon enfant. Je n’ai reçu qu’un reproche de mon père. Ce fut après mon affaire. Il m’écrivit : « Tu te rappelles les nuits que j’ai passées près de toi, tu te rappelles Notre-Dame des Grâces. Tu avais oublié sans doute tout cela, à l’heure de ta folie. » Eh bien ! il est mort de mon histoire. Il est mort à quatre-vingt-six ans. Sa dernière sortie fut pour me voir passer aux assises. Il était sacristain, il faisait les baptêmes, les mariages, les enterrements, tout !

La pluie descendant comme des cordes raides, Ginioux baissa les stores de la véranda.

— Je suis ici depuis dix-sept ans. Je suis venu avec Ulbach, vous savez Ulbach, ce monsieur très bien qui avait donné des poisons à sa maîtresse et que sa maîtresse s’en est servi pour tuer son mari. Il était condamné à vingt ans. Mais lui il a bien tourné. Il est réhabilité, il a pris une grande pharmacie à Cayenne et épousé la fille honorable d’un vrai fonctionnaire. Il était venu comme moi. Il est maintenant comme le plus honnête, voilà !

— Mais, Ginioux, qu’est-ce que tu as fait ?

— J’ai tué la fille de ma patronne. J’étais domestique de ferme. Elle ne voulait pas que je me marie avec la petite bonne. « Mademoiselle » était une vieille bigote.

Ah ! je n’ai pas eu de chance. On a dit que j’étais anarchiste, moi qui ne lisais que la Croix de Provence, le Pèlerin, le Nouvelliste de Lyon !

J’ai passé en assises, l’après midi : Ah ! pas de chance, pas de chance. Le matin, la cour en avait acquitté un pour viol ; alors, manifestation de la foule qui cria : « À mort ! À mort ! » L’après-midi, j’ai tout pris.

— Comment l’as-tu tuée ? D’un coup de revolver ?

— Non ; étranglée seulement.

Et, ramenant sur sa poitrine ses dix doigts comme deux serres d’aigle :

— Étranglée sous ses couvertures, comme ça ! Pas une trace, pas une goutte de sang !

Je bus un coup de tafia.

— Mais, maintenant, dit-il en se dandinant, des messieurs très bien me parlent dans les rues de Saint-Laurent. Alors, je suis obligé de leur répondre, n’est-ce pas ?

 

CHEZ LES LÉPREUX

 

Cette petite île a l’air d’un jouet.

Pour préserver son teint du soleil, vingt arbres, au-dessus d’elle, ont ouvert leurs branches comme vingt parasols.

Une quinzaine de maisons miniatures sont blotties dans l’ombrage. Si la marquise de Pompadour glissait ce matin sur le Maroni, en compagnie du Bien-Aimé : « Oh ! Seigneur, lui dirait-elle, achetez-la-moi, pour m’amuser. »

 

 

C’est l’îlet Saint-Louis des lépreux.

La barque nous attend. Le surveillant n’est pas gracieux. L’îlet se surveille de la rive seulement.

— Alors, vous voulez y aller quand même ?

Trois voix répondent :

— Puisqu’on vous le dit !

C’était le docteur, le pasteur et le reporteur.

— Arme le canot ! crie le surveillant, et son mouvement de mâchoires est tel qu’il n’en n’aurait pas de pire s’il arrachait un bifteack à la cuisse du voisin.

Ce bout du Maroni ne semblait rien à traverser. Nous comptions sans le doucin. Les doucins sont les crues. Amazone, Oyapock, Maroni, Mana, Surinam, Demerara, ces fleuves prodigieux d’Amérique du Sud, sont fort méchants aux hautes eaux. Nous fîmes deux fois le tour de l’îlet avant de pouvoir aborder. Nous avions l’air de lui lancer le lasso.

Vingt forçats lépreux — un par arbre — étaient en train de perdre ici leur figure humaine.

Nous les trouverons. Ils sont rentrés puisqu’il est sept heures du matin.

 

 

LEURS NUITS

 

Chaque nuit, ils s’en vont sur une barque invisible de jour. Le jour, ils l’immergent, jamais au même endroit ; le soir, ils la repêchent et à eux l’oubli ! Ils se rendent au village chinois de Saint-Laurent. Et là, ils jouent, boivent et reboivent. Il faut voir ces baraques tremblantes sous les lumignons qui puent. Des Célestes de troisième classe, arrivant droit des égouts de Canton, mélangent, dans un grand fracas d’os les domino-pocker sur des tables graisseuses. Derrière son zinc, qui est en bois, et sa machine à compter, le patron…

— D’où es-tu, toi ?

— De Moukden.

Le patron, qui est de Moukden, tend les deux mains à la fois et ne donne le sec (verre de tafia) que lorsqu’il a reçu l’argent. Un libéré, debout, poitrine nue, sec en main, hoquette un vieil air — l’homme est sur la rive depuis vingt ans — des concerts démolis de la périphérie parisienne. Un Noir en extase et en faux col empesé soutient l’élégance du lieu. Des nègres bosch venant de « la Hollande », pagne en loques, cinq ou six cornes de cheveux sur le crâne (genre bigoudi), opposent à leur boschesse, nudité sombre, la résistance de l’ivrogne qui ne veut pas rentrer encore. Ils étaient sages naguère, mais ils gagnent de l’or à descendre des lingots et, maintenant, la civilisation a ouvert boutique chez eux !… Alors, on voit cinq ou six masques se faufiler par la petite porte. Ce sont les lépreux de l’île Saint-Louis. Il en est qui portent une paire de poulets. Ils n’ont pas d’argent, ils boiront pour deux poulets. Onze heures du soir. L’enfant de Moukden verrouille sa porte. C’est au complet. Cependant, les lépreux restés dans l’île ne dorment pas. Ils prêtent l’oreille.

De la brousse française, en face, presque chaque nuit, montent des cris. On dirait les cris des singes rouges. C’est l’appel de l’évadé. Le forçat imite si textuellement la bête que le lépreux ne bouge pas tout de suite. Il attend la nuance qui lui ôtera le dernier doute. Alors, ayant remonté sa barque noyée — ils ont deux barques — il s’en ira, frôlant le rayon de lune, chercher l’autre ombre, qu’il passera sur « la Hollande », pour cinq francs.

 

 

On accosta. Le sol était raviné. Il avait la lèpre, lui aussi. Devant la première maison, un interné cuisait la soupe.

Ils sont maîtres d’eux-mêmes. Aucun surveillant. Tous les deux jours, la barque de vivres arrive. Sans débarquer, les canotiers jettent à terre la cuisse de bœuf, le pain, le riz, et décampent. Alors descendent les pustuleux ; ils ramassent la nourriture et la partagent en frères. Pas de cuisine commune ni de popotes. Chacun son pot de terre. Ils se dégoûtent les uns les autres.

— Eh bien ! mon vieux, dit le docteur Morin, et l’appétit ?

— Petit, petit…

— Fais voir ton front Hum ! Regardez ces taches roses. Pas grand-chose, celui-là. Fais voir tes doigts. Oui. Fais voir tes pieds. Est-ce qu’on t’a piqué, cette semaine.

— J’aime mieux les purges.

Quel goût peuvent-ils trouver aux purges, dans ces bagnes ? Fous, lépreux, blessés, paralytiques, bien portants, tous veulent des purges…

— Tiens ! voilà le chanteur de l’îlet… Bonjour, Galibert ! Je t’amène des visites, aujourd’hui …

— C’est-y qui z’en veulent, ces messieurs ?

— On vient vous voir, dit le pasteur, parler avec vous, mes enfants.

— C’est toujours ça…

— M’sieur le major, dit Galibert, qu’est-ce que je fais dans ce dépotoir ? Êtes-vous bien sûr que je l’aie ?

— Ce n’est pas grave, Galibert, tu es curable, mais je ne puis encore te désinterner. Regarde ta tache…

— C’est celle des autres surtout que je regarde, m’sieur le major.

Celui-ci est tout défiguré. Les éléments de sa figure n’ont plus l’air d’être à leur place habituelle. Le nez est bien encore au milieu, les yeux de chaque côté, mais cela fait comme un masque de mi-carême qu’un coup de vent aurait déplacé.

— Eh ! bien ! ça va mieux ?

— Ça n’empire pas ! répond le défiguré.

Les poules, — les poules qui payent les verres de sec dès onze heures du soir, chez le Chinois, se baladent et picorent.

— Je parie que ce n’est pas vous qui les mangerez, ces poules ? dit le surveillant.

— Pensez-vous, chef ! pour attraper la lèpre !

Voilà Audavin. Celui-là est classique : faciès léonin en plein, bouffissures, pommettes pendantes, oreilles descendues, nez qui fond. Il a l’air d’être en cuir repoussé.

C’est un Arabe. Chez les Arabes surtout, la lèpre joue grand jeu. Il a des écailles sur les mains. Lion et poisson.

Messaoud lui donne la réplique. Ils n’avaient rien de commun, paraît-il, avant la chose. Maintenant, ce sont deux jumeaux.

Beaucoup perdent les sourcils, d’autres, non. Le fléau est capricieux.

— Monsieur le pasteur, dit l’un, dont les pieds sont rongés, donnez-moi un Coran.

Le pasteur entend cette demande pour ta première fois de sa vie.

Il cherche à se ressaisir.

— Mon ami, je n’ai pas de Coran, moi. Docteur, vous ne savez pas où je pourrais trouver un Coran ?

— Écrivez à un marabout.

— C’est cela. Donnez-moi bien votre nom.

— Ben Messaoud.

— Je vais écrire à Alger. Vous aurez votre Coran, je vous le promets.

Le pasteur envoie des clients au curé de Saint-Laurent, le curé en envoie au pasteur. Le malheur fond les religions.

Le moins atteint était l’infirmier.

— Viens, dit le docteur, je vais encore te montrer comment on fait les piqûres. Amenez-vous les gars, je vais vous piquer.

— Est-ce qu’on découvrira enfin le remède, m’sieur le major ?

— On cherche. Je cherche moi aussi. Espérez et même je vous apporte une bonne nouvelle. On a trouvé quelque chose. Oui. Cela s’appelle le Chaoulmoogra. C’est la sève d’un arbre qui pousse dans les îles de la Sonde, vous savez, là-bas, bien loin, à Java, à Sumatra…

Le docteur piquait tout en parlant.

— Je crois, cette fois, qu’on « la » tient. J’ai commandé des ampoules.

Tous, en écoutant, reprenaient presque figure humaine.

— Elles vont venir. Patientez ! Il faut le temps. Ce n’est pas là, les Indes !

— Comment que vous appelez ça, m’sieur le major ?

— Chaoulmoogra.

— Chameau gras ! un drôle de nom pour guérir.

 

 

Ils n’étaient que douze dehors. Nous allâmes dans les maisons voir les autres.

Il faut que ces hommes horribles inspirent bien de la pitié : ils ont presque un lit.

— Chef ! demande celui-là, vous n’auriez pas un peu de verdure, des épinards ?

— Je voudrais bien, Galland, mais où veux-tu que je trouve des épinards dans ce pays ?

— Ah ! il y en avait tant, chez moi !

À leurs murs sont épinglés quantité de portraits de femmes, de ces petits portraits glacés qui accompagnent les paquets de cigarettes d’Algérie.

Celui-ci, répugnant, dont on ne sait plus si la barbe ronge la peau ou la peau ronge la barbe, a collé, au-dessus de son lit, un portrait de Gaby Deslys. Le montrant, il dit :

— Ça vaut bien mieux que de se regarder dans la glace.

Ce n’est pas trop sale dans leurs petites maisons.

Le pasteur avait des brochures à la main.

— De quoi qu’ça parle, vos petits carnets, monsieur le pasteur ?

— De bonnes et vraies choses. Que la vie n’est pas tout et que l’on peut être très heureux après.

— Alors, donnez-m’en un !

Il ne nous restait qu’une maison à visiter.

Quelque chose, tête recouverte d’un voile blanc, mains retournées et posées sur les genoux, était sur un lit dans la position d’un homme assis.

C’était le lépreux légendaire à la cagoule.

— C’est un Arabe ? demande le pasteur.

— Oh ! non ! fait une voix angélique qui sort de derrière le voile, je suis de Lille.

La photographie d’une femme élégante était posée sur sa table.

— Eh ! bien ! ça va mieux ?

Ses doigts étaient comme des cierges qui ont coulé.

— Lève ton voile un peu, mon ami, que je regarde. Il le releva tout doucement, avec le dos de ses mains. Ses yeux n’étaient plus que deux pétales roses. Nous ne dirons pas davantage, vous permettez ?

 

 

Nous reprîmes la barque. Chacun de notre côté, nous chantonnions à la manière des gens qui sifflent, parce qu’ils ont peur.

Sur la rive, un homme attendait, assis sur l’herbe.

— Qu’est-ce que tu fais là, toi ?

On voyait une petite tache rose sur son front.

— Je suis le nouveau ! dit-il.

Et montrant l’îlet :

— J’y vais.

 

SŒUR FLORENCE

 

— Comment ! vous n’avez pas vu sœur Florence ?

M. Dupé me donna le bras.

— Je vais vous y conduire.

Dans le quartier administratif, un beau jardin prenait le frais sur le bord du trottoir. On poussa une petite porte de bois. C’est touchant, au pays des verrous une porte fragile !

Une clochette tinta. C’était à croire qu’une chèvre gambadait par là, une chèvre qui aurait eu une clochette au cou, naturellement.

— Bonjour, ma sœur ! Est-ce que votre Mère est ici ?

— Oh ! oui, monsieur le commandant supérieur ! dans le fond du jardin.

De puissants manguiers, des fleurs de vives couleurs (à quoi bon nommer ces fleurs ? tout ce qui est joli n’a pas besoin de nom). On se sentait dans une demeure de femmes.

De noir vêtue, croix sur la poitrine, parapluie servant d’ombrelle, voici Mère supérieure ! C’est sœur Florence, une femme qui en a vu !

Sœur Florence est Irlandaise. Depuis trente ans en Guyane, elle dirige le bagne des femmes.

— Oh ! monsieur le commandant, quand je pense que c’est peut-être votre dernière visite !

— Alors, vous nous quittez, ma sœur, c’est définitif ?

— Hélas ! C’est le résultat de la visite de notre inspectrice. Plus de femmes au bagne, alors plus de sœurs. Au moins, si l’on me renvoyait à Cayenne ! Mais il faut obéir. Je rejoindrai notre maison, dans votre belle France.

— Ou’allez-vous faire de vos trois dernières pensionnaires ?

— C’est bien mon souci. Et je suis fort contente de vous voir. Nous allons arranger leur sort ensemble, monsieur le commandant. On ne peut les jeter à la rue. Elles ne sont plus capables de travailler. L’hôpital n’en voudra pas, car je les ai bien soignées. Impossible de les emmener avec moi, vous vous y opposeriez. Je cherche, je demande à Dieu. Je ne vois rien.

— Vous avez deux reléguées et une transportée ?

— Oui.

— On pourrait envoyer les deux reléguées… Que pourrait-on faire d’elles ?

— Mon commandant, vous n’en savez pas davantage que moi. Allons les voir, peut-être nous donneront-elles une idée.

 

LES TROIS DERNIÈRES

 

Dans une salle propre, deux vieilles en longue blouse blanche.

— Voici les deux reléguées.

— Bonjour, ma sœur.

— Bonjour, mes enfants.

— Ah ! ma sœur ! dire que vous allez partir !

— Les pauvres ! Elles sont dans tous leurs états. Mais le commandant s’occupera de vous.

— Voyons ! je pourrai les envoyer au Nouveau Camp.

La Cour des miracles ! Ces deux ruines manquaient au tableau ! Je vois le spectacle d’ici.

— Monsieur le commandant, nous pouvons encore travailler. Je connais trois maisons, au village, qui nous prendraient pour laver le linge.

— Cela vaudrait mieux, fit la Mère, quoique vous ne soyez plus très agiles. Levez un peu vos blouses. Faites voir vos jambes.

Elles avaient le gros pied : l’éléphantiasis.

— Ah ! nous ne pouvons plus courir, font les deux anciennes.

— Et ma transportée ? Venez la voir. Elle doit être dans la cour aux poules.

Elle y était. C’était une Hindoue.

Sur la grand-route on n’est jamais blasé. Plus les étonnements succèdent aux étonnements, plus ils sont vifs. Que faisait-elle, cette Hindoue, au bagne français ?

— Où êtes-vous née ?

— À Calcutta !

— Oui, dans sa jeunesse, elle est venue avec son mari, coolie à la Guadeloupe. Là, ils commirent leur crime. Elle n’était que complice. Encore une victime des hommes, messieurs ! Alors, qu’allez-vous faire de ma pauvre vieille ?

— Gardez-moi, ma Mère !

— Je lui trouverai une place ! fit le commandant.

 

 

Nous nous promenions dans le beau jardin.

— Venez voir mes gosses.

Depuis que sœur Florence ne reçoit plus de clientes, elle a monté un orphelinat.

Ce n’est pas un luxe en ces pays. Aux colonies, pour être orphelins, nul besoin que père et mère soient morts. Le père vient même voir quelquefois son petit orphelin, qui lui dit : « Bonjour, parrain ! »

— Vous ne reconnaissez pas celui-ci ? (celui-ci était presque blanc). Allons ! dit la sœur avec un petit sourire en coin, regardez bien la ressemblance ! Voyons ! Ah ! vous avez trouvé !

Un autre loupiot passa.

— Viens ici, vilain petit fils. Ose répéter devant M. le commandant ce que tu as dit hier. Hier, il a dit : « J’attends d’être grand et fort pour tuer sœur Florence. »

— Non ! je ne l’ai pas dit !

— Il l’a dit ! Oh ! la mauvaise petite tête ! Allons ! va jouer.

 

LE PARLOIR

 

Il se mit à pleuvoir. Nous nous abritâmes sous un kiosque.

— La plus harpie que j’aie jamais eue ? Attendez ! J’en ai eu tant ! Je crois bien que c’est la petite qui avait tué ses deux enfants et les avait donnés aux cochons ! Elles m’en ont fait voir, monsieur ; elles étaient plus malignes que les hommes. Elles s’évadaient par les trous des serrures ! Je vous assure bien que beaucoup sont parties sans que nous ayons su comment. Et puis, où cachaient-elles tout ce qu’elles cachaient ? Et elles fumaient, monsieur ! Elles me disaient :

« — Ce n’est pas du tabac.

« — Qu’est-ce que c’est ?

« — Des faux cheveux ! »

Et pour tenir les jeunes !… Elles fuyaient comme des chattes, par moments. Elles restaient des cinq jours dehors. Quand elles rentraient :

« — D’où revenez-vous ?

« — De voir mon amoureux ! »

Oh ! mon Dieu ! Et leurs chansons n’étaient pas des cantiques … J’en rougissais pour mes jeunes petites sœurs… Encore, moi, je ne comprenais pas bien : je suis Irlandaise !

— Et ce kiosque, ma sœur. Expliquez à votre visiteur à quoi il servait.

— C’était le parloir ! Quelle cérémonie !

Après six mois de bonne conduite, ces dames avaient droit de faire parloir.

Chaque jeudi, de neuf heures à onze heures du matin, les « autorisées » venaient sous ce kiosque.

Les libérés (c’était la loi alors) pénétraient dans le jardin. Ils venaient choisir une femme.

Ah ! où prenaient-elles tout ce qui change la figure ? Elles se passaient des bâtons sur leurs lèvres et leurs lèvres devenaient toutes rouges ! Elles « enfarinaient » leur visage, elles ne marchaient plus de la même façon, se promenaient comme ça (sœur Florence, légèrement, caricatura ses clientes). Je ne les reconnaissais plus, moi ! C’étaient d’autres créatures. Et elles faisaient des mines !

Le libéré passait. Oh ! c’était vite enlevé : il disait : « Celle-ci me plaît. » C’était toujours la plus mauvaise !

— Elle acceptait ?

— Immédiatement ! Trop contente ! Alors, on les mariait.

— Tout de suite ?

— Heureusement !

— Et cela ne donna jamais de bons résultats, fit M. Dupé.

— Hélas ! elles épousaient celui qui les sortait d’ici, et deux jours après, le même jour parfois, allaient chez un autre qu’elles connaissaient. Ce qu’il fallait voir, sous l’œil de Notre-Seigneur !

Nous souhaitâmes bon voyage à sœur Florence.

— Pensez à mes trois pauvres vieilles, monsieur le commandant. Elles étaient ici depuis vingt ans.

— Et vous, ma sœur, depuis trente.

— Mais, moi, c’était pour le Bon Dieu.

 

AU CINÉMA

 

— Ce soir, au cinéma, film à grand spectacle, à multiples épisodes. Sensationnel ! Admirable ! Production française et brevetée ! Foule de personnages ! Dramatique ! Captivant ! Ensorcelant ! Féerique et en couleurs !

Habitants de Saint-Laurent-du-Maroni, enfants, parents et domestiques, honorables messieurs et honorées dames, chefs, sous-chefs, bas-chefs, et cœtera, et cœtera, à huit heures et demie, tous en chœur et au guichet !

C’est un libéré qui aboie ainsi aux coins des rues. Il aura toujours gagné vingt sous pour aller lui-même, tout à l’heure, au cinéma.

L’affiche annonce : L’Âme de bronze. Un héros fort en muscles cavalcade au milieu de canons et de munitions. Cette lithographie ne plaît pas à Honorat Boucon, ex-forçat, directeur de l’Aide Sociale, rédacteur en chef de l’Effort Guyanais (iiie fascicule), lauréat de l’Académie française, et autrement nommé : la Muse du Bagne.

La Muse du Bagne pue le tafia.

— Est-ce un film à produire ici (son langage est châtié). Que viennent faire chez nous ces instruments militaristes ? Je proteste !

— Ça va, mon vieux ! ça va ! lui crie un colonial, de l’intérieur de la baraque.

— Et ce citoyen venu de Paris voir le bagne, croyez-vous que cela soit sérieux aussi ? Moins que rien, voilà ce qu’il est. J’ai l’habitude de juger les hommes et sais ce que je dis.

J’étais dans la boutique. Les comptoirs ont peu de jour, à cause du lourd soleil. Et l’on est bien, assis à l’ombre, sur des rouleaux de balata.

— Un journaliste ! Mais non ! Un prévoyant. Il est venu retenir sa place. Ah ! les poires, qui croient à son miracle ! Vous ne l’avez donc pas regardé ; quelle belle fleur… de fumier ! Et dire qu’on le tolère parmi nous !

Honorat Boucon, dans le monde bagnard, est le seul ennemi que j’ai en Guyane.

Un matin, vers sept heures, alors que j’étais encore sous ma moustiquaire, je vis entrer dans ma chambre un petit homme, à la figure ravagée.

— Ah ! vous êtes encore couché, me dit-il. Bien. Ne vous dérangez pas. Je suis Honorat Boucon. Vous avez entendu parler de moi, n’est-ce pas. ?

— Vaguement, mon vieux, vaguement. Laisse-moi dormir.

Il s’en alla.

À neuf heures, le petit homme rappliqua.

— Bonjour, dit-il. Donnez-moi une cigarette. Et maintenant causons. Je vais vous faire vos articles. Vous pensez si je connais le sujet, je suis là depuis vingt ans. Vous n’aurez pas à bouger ; je vous apporte le travail tout mastiqué, sept ou huit colonnes. Vous m’en direz des nouvelles. Je suis lauréat de l’Académie française.

Je partis prendre une douche. Tandis que l’eau tombait d’une vieille lessiveuse perchée sur une échelle, le lauréat Boucon me criait :

— Alors, c’est entendu, n’est-ce pas ? Je fais votre travail ?

— La barbe ! mon vieux. La barbe !

Le lendemain, Honorat Boucon fit sa troisième entrée dans mes vastes appartements. Il était porteur d’une imposante serviette en peau de puma.

— Dites, mon vieux, vous vous lavez la bouche avec du tafia, le matin ?

— Quoi ! fit-il, sentirais-je le rhum ?

— Comme une distillerie.

Et, posant sa serviette :

— J’apporte le plan ! D’abord…

— Assez blagué !

— Seriez-vous prévenu contre moi ?

— Mais non !

— Alors, monsieur opère lui-même ?

— Allez-vous-en.

Le surlendemain, Honorat Boucon, pour la quatrième fois…

Alors j’appelai Ginioux, mon garçon de famille.

— Ginioux ! fiche-moi le lauréat de l’Académie française à la porte !

Mon ennemi était né.

 

 

Mais voici huit heures trente. Les libérés, un billet de vingt sous à la main, gagnent le cinéma. C’est tout ce qu’ils peuvent s’offrir de l’autre vie !

Pas de brouhaha. Aucune gaîté. Le châtiment les a bien matés.

La salle est une baraque. L’écran est plutôt gris que blanc. Mais il en est parmi ces spectateurs qui n’ont jamais vu d’autre écran. Il y a des forçats plus vieux que le cinéma.

Les places de galeries sont réservées au peuple libre, mais le peuple libre ne vient jamais. Forçats et noirs, voilà la clientèle.

Ils sont tassés sur des bancs.

L’orchestre est celui du bas Casséco : une clarinette, un violon, une boîte à clous : Hing ! zinc ! hing ! L’Âme de bronze déroule ses épisodes. Le film ne déchaîne pas un enthousiasme délirant. On voit passer entre les rangs des bouteilles de tafia. Ils boivent au goulot, dans l’obscurité. Hing ! zinc ! hing !

L’Âme de bronze est finie.

— Ah ! Ah !

C’est l’annonce d’un film d’aventures.

Un amoureux se fait bandit pour gagner le cœur de sa belle.

L’attention devient aiguë.

Quand le héros s’apprête à escalader la fenêtre, de la salle une voix le prévient.

— Regarde en arrière ! Tu vas t’faire poisser !

Le faux bandit est dans la place. On l’aperçoit à travers les vitres d’une véranda, une femme passe.

— Attention ! crient instinctivement les spectateurs.

On croirait entendre les enfants prévenir Guignol de l’arrivée du gendarme.

Le héros du drame entre dans l’appartement et saute sur la femme, qu’il terrasse.

— Bâillonne-la, mais ne la tue pas !

Celui-ci doit savoir ce qu’il en coûte !

Le cambrioleur mondain continue sa ronde. Il a l’air de faire sauter les serrures d’un coup de pouce. II ne sait pas le public de connaisseurs devant qui il joue, le malheureux !

La salle ne le prend plus au sérieux. Elle ricane. Et l’un des libérés traduit le sentiment unanime :

— Du chiqué ! Ce n’est pas possible !

 

AU TRIBUNAL MARITIME

 

— Faites entrer l’accusé !

Par la porte donnant sur la cour du camp, on voit un forçat jeter à terre son chapeau de tresse. Pieds nus, il pénètre dans le sanctuaire rectangulaire de la justice. Le gars a l’air ému, mais c’est de la frime.

— Vos nom, prénoms et matricule.

— Hernandez Gregorio, 43.938.

— Bien. Asseyez-vous. Et soyez attentif à ce qui va vous être lu.

Tous les six mois, siège à Saint-Laurent le tribunal maritime.

Le capitaine Maïssa, des marsouins, le préside.

— Accusé, levez-vous. Vous avez entendu l’acte d’accusation. Vous pouvez dire tout ce que vous jugerez bon à votre défense.

— Mon capitaine, je m’suis évadé.

— Oui, mais, en outre, vous avez volé, une nuit, au marché de Cayenne, un sac contenant des sapotilles, des mangues, des oignons, des pois chiches, des bananes et du manioc.

— J’savais même pas qu’i contenait tout ça !

— C’est ce qui ressort des dépositions de dame Andouille Camonille, née à la Martinique, et de dame Comestible Léonie, née également à la Martinique.

— J’connais pas ces dames.

— Vous reconnaissez avoir volé ?

— Y avait cinq jours que n’mangeais pas, ce n’était pas pour voler, mais pour manger.

— Où étiez-vous pendant votre évasion ?

— À Montabo.

— Évidemment. Qu’est-ce que vous allez tous faire à Montabo ? C’est donc si joli que ça ?

— On sait même pas ce qu’on va y faire.

— Je vais vous le dire, moi. Vous allez à Montabo, parce qu’à Montabo vous trouvez l’association des « Frères de la côte ». On vous y vend de faux papiers. On prépare des canots. Et je vais même vous fournir une circonstance atténuante à laquelle vous ne pensez pas. Si vous avez volé, ce n’est pas pour vous, c’est pour la bande. La bande vous a dit : « T’es le dernier arrivé, va nous chercher de la bidoche. » Et vous ne lui rapportiez que des légumes !

— Capitaine, vous êtes trop malin !

— Bon, asseyez-vous.

La parole est à la défense.

 

 

Le tribunal maritime ressemble à une chapelle.

À la place du chœur, le capitaine et ses assistants. En bas, au-dessous de trois marches, bancs à droite, bancs à gauche. À droite, accusés et témoins ; à gauche, la défense. Et au fond, cinq suisses noirs : cinq soldats de Guyane, baïonnette au canon.

Alors, un homme se soulève à peine. On le dirait en pleine crise de rhumatismes :

— Je demande l’indulgence du tribunal pour mon client.

C’est un surveillant.

— La parole est à M. le commissaire du gouvernement.

Le commissaire du gouvernement possède également des reins nickelés. Il dit entre ses dents :

— Qu’on rende son piston à l’oie.

Au bout de cinq jours j’ai compris qu’il voulait dire :

— Je demande l’application de la loi.

— Emmenez l’accusé !

L’accusé sort tout contrit. Sitôt dans la cour du camp, il roule une cigarette, chausse une paire de savates et dit aux surveillants : « Ça va bien ! »

 

 

— Curatore ! Depuis dix ans que vous êtes aux travaux forcés, vous vous êtes évadé… Attendez que je compte : une, deux, trois, quatre, cinq, six fois. Vous vous présentez devant nous aujourd’hui pour votre septième évasion. Qu’avez-vous à dire ?

— Je m’évade parce qu’on ne veut pas adopter les nouveaux procédés de travail à grand rendement.

— Vous n’avez rien à ajouter pour votre défense ?

Curatore, dit Gallina, a le sourire.

— Je vais dire comment j’ai fait : J’étais dans le canot qui m’emmenait chez les Incos. Le surveillant regardait les perroquets sur les branches. Je me suis démenotté, j’ai piqué une tête dans le fleuve et me suis barré. Le chef a bien tiré, mais on n’attrape pas les poissons au revolver.

— C’est tout ?

— J’ajoute que je regrette…

— Mais vous regrettez toutes les fois !

— Eh bien ! Je regrette pour la septième fois.

— Emmenez l’accusé.

 

 

— Guidi, vous êtes accusé de meurtre sur la personne du transporté Launay, votre codétenu à Saint-Joseph.

Guidi est une grande perche de quarante-cinq ans et ressemble à une autruche qui aurait la tête de Guidi.

— Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?

— J’ai simplement sauvé ma vie.

Ceci est une affaire de mœurs. Évasions, affaires de mœurs : rengaines de ce tribunal.

— Comment cela s’est-il passé ?

— Launay m’en voulait à mort. Il m’accusait…

— Bon ! Nous savons. Passons. Toujours des combats en l’honneur de la Belle Hélène !

— Depuis un mois, il me menaçait de me faire la peau. Alors, ce soir-là, comme je rentrais de la corvée, Launay était derrière ses barreaux. Il m’insulta grossièrement, m'appelant : « Être infect ! Ventre putréfié !… »

— Passons !

— Alors, s’adressant au porte-clés : « Mais ouvre-moi donc la porte que je le crève ! »

— Et ce n’est pas plus difficile que cela. Le porte-clés lui ouvrit la porte ?

— Eh oui ! Et Launay se précipita sur moi comme un tigre aux yeux rouges, son couteau à la main. Alors je l’ai tué sans m’en apercevoir.

— Faites entrer les témoins.

Être témoin est toujours une affaire, surtout quand on vient des îles. C'est une chance d’évasion !

La Belle Hélène entra, timide et jeune.

Il confirma le récit de Guidi ; le second apporta une précision.

— Depuis un mois, Launay avait juré dans la case qu’il éventrerait Guidi. Il disait : « J’ai une réputation d’homme, je veux la garder. À mon âge faut rien laisser passer, ou l’on est cuit. »

— La parole est à la défense.

Dans ces cas-là, l’as de la barre de Saint-Laurent, Me Lacour, qui peut se vanter de connaître son monde, donne de la voix :

— Messieurs du tribunal, mon capitaine, regardez Guidi, ce vieux forçat, regardez-le écroulé sous ses vieux jours…

Guidi s’affaisse.

— Est-ce après vingt ans de bonne conduite, si sa vie n’avait réellement été en danger, qu’il aurait commis l’acte homicide ? Nous savons tous, hélas ! ce qui se passe dans les cases… Guidi !… Guidi !…

— Guidi, qu’avez-vous à ajouter pour votre défense ?

Guidi va parler. Me Lacour lui fait signe qu’il va tout déranger. Guidi s’en va, de plus en plus courbé… jusqu’à la porte.

 

 

Massé, libéré.

— Vous reconnaissez vous être évadé ?

— Oui, mon capitaine.

— Vous aviez pourtant trouvé une situation à Cayenne. Vous étiez bien noté.

— Oui, mon capitaine, je travaillais à la ligne téléphonique. Alors, j’avais comme toujours le récepteur à l’oreille quand j’entends : « Faut arrêter le libéré Massé ! » Je devins fou. On voulait m’arrêter parce que je fais ce que tout le monde fait, que je reçois de l’argent des familles pour le passer aux transportés. Alors, je suis parti en courant. J’ai marché jour et nuit. Je me suis trouvé cinq jours après devant le Maroni. J’ai traversé le Maroni. J’ai marché dans la brousse de Hollande, tout droit, sans carte, sans boussole, sans manger. J’étais fou. Je marchais les dents serrées. Je ne savais pas où j’allais, ce doit être sans doute pour cela et aussi parce que j’étais fou que j’ai trouvé. Neuf jours après le Maroni, je vis une ville. C’était Paramaribo. Cela m’a rendu la raison comme un choc. « Qu’est-ce que tu as fait ! me dis-je, tu n’avais plus que trois ans de doublage. Il faut que tu reviennes. » Et je suis allé me dénoncer deux heures après. C’est moi qui ai voulu revenir, mon capitaine.

— Tout cela est vrai, fit le capitaine.

— Messieurs du tribunal, mon capitaine — c’est Me Lacour — et ce que vous ne savez pas, je veux vous le dire. Massé se livrait à ce petit commerce d’argent pour aider sa vieille maman restée en France, pauvre et malheureuse. Tous les mois, Massé, un libéré, c’est-à-dire un homme plus misérable qu’un forçat, trouvait quarante francs pour envoyer là-bas, dans la petite chambre sans pétrole, à Ménilmontant où…

Massé pleura.

— Emmenez l’accusé.

 

 

Encore une affaire de mœurs.

Le défenseur est un jeune homme du peuple libre de Saint-Laurent. Il se lève et dit :

— J’ai vingt ans. Je suis trop jeune pour me mêler de ces affaires. Je demande le renvoi.

— Et moi, répond le forçat, je demande un seau d’eau et une botte de foin pour le défenseur !

 

 

Agression nocturne à main armée, dans une maison habitée.

— Faites entrer les accusés.

Ce sont deux jeunes : Reinhard et Grange.

— J’ai à dire, mon capitaine, ce que vous savez. L’accusation est fausse. Voici la vérité. Grange premièrement n’y était pas. Moi, depuis neuf jours, je venais d’arriver au camp Saint-Maurice. Amar ben Salah, un libéré, rôda tout de suite autour de moi. Je suis jeune au bagne. Avant cette affaire j’ignorais tout des mœurs épouvantables d’ici. Viens chez moi cette nuit, me dit Amar, je te donnerai à manger. Et nous nous entendrons pour la culture. Je pourrai te prendre comme assigné.

À minuit je soulève une planche, je sors de la case et je gagne le carbet de l’Arabe. Il me donne à manger. J’étais très content. Soudain il veut me saisir. Je ne comprenais pas pourquoi. Je me défends, lui…

— Passons, passons, dit te capitaine, nous connaissons ça.

— Comme il se faisait plus audacieux j’empoignai un sabre d’abatis qui se trouvait là et frappai. L’Arabe lâcha prise, je m’enfuis et réintégrai le camp.

— Introduisez le témoin.

Amar ben Salah, l’œil oblique, le cheveu frisé, s’avança, sournoisement courbé.

— J’ai à dire, moi, que je ne connaissais pas ces gens-là et qu’ils sont venus à mon carbet pour m’attaquer.

— Vous mentez, Amar, fait le capitaine. Les témoins Briquet et Abdallag vous ont vu en grande conversation avec Reinhard, la veille de l’affaire.

Amar est de plus en plus oblique.

Le capitaine lance :

— Quelle tête de faux témoin ! Considérez-vous heureux que je ne vous fasse pas arrêter.

L’accusé dit :

— Mon capitaine, il prétend qu’il a reçu huit coups de sabre d’abatis. Un seul suffit à tuer un homme !

Maître Lacour se lève. Mais il voit que le tribunal est fixé. Il se rassoit.

— Emmenez les accusés.

Le grand dégoûtant, faux témoin, demeurait à son banc.

— Voulez-vous f… le camp !

 

 

Évasions.

C’était un vieux paysan de France, un de ces paysans dont on pourrait jurer qu’ils ne vont pas une fois tous les trois ans au chef-lieu de leur sous-préfecture. Alors il commença presque en patois :

— Après avoir traversé le fleuve Colorado…

C’était trop touchant. Sa cause était gagnée :

— Emmenez l’accusé.

 

 

Un autre, Oé Lucien, qui avait arraché une partie du toit pour s’évader.

— Quel était votre métier ?

— Démolisseur !

 

 

Un ancien vieux de la vieille.

— Pourquoi vous êtes-vous évadé ? Vous savez bien qu’à votre âge la brousse tue.

— Je m’suis évadé, mon jeune capitaine, parce qu’à soixante et un ans, on ne fait plus monter un homme blanc sur un arbre pour abattre les cocos.

 

 

Ramasani, hindou de Pondichéry.

— Le surveillant P. J. me demande de lui prêter cent francs. Je les lui prête. Comme je les lui réclame quatre mois après il m’accuse de chantage.

Sur ces histoires-là, le tribunal aussi sait à quoi s’en tenir.

— Où est le surveillant ?

— En congé.

— Évidemment.

— Emmenez l’accusé.

— Oui, répond le citoyen de Pondichéry, mais j’aurai fait six mois de prévention.

 

 

Le tribunal a délibéré.

Les accusés sont dans la cour. Un porte-clés frappe de son trousseau aux portes des cases pour obtenir le silence. Voici les jugements.

— Hernandez ! Six mois de prison.

— Curatore ! Cinq ans de travaux forcés. (Il s’en moque. Cela ne change rien à sa situation. N’oubliez pas la résidence perpétuelle pour ceux qui ont plus de sept ans. Curatore s’évadera une huitième fois.)

— Guidi (l’homme à la Belle Hélène). Six mois de réclusion.

— Massé (le libéré bon fils). Acquittés.

— Reinhard et Grange (les deux ingénus). Acquittés.

— Carré (l’Argonaute du Colorado). Acquitté.

— Le vieux aux noix de coco. Acquitté.

— Ramasani ! (le naïf de Pondichéry). Acquitté.

— Bravo ! fait-on de l’intérieur des cases.

Et tous ensemble retournent au bagne : condamnés et acquittés.

 

J…

 

J… est un « Monsieur ».

Je veux dire qu’il en a l’air.

Il tomba dans le bagne au commencement du siècle.

C’est un Monsieur qui, voilà vingt ans, alors qu’il faisait sa cour à sa fiancée, lui préféra subitement son jeune frère.

Mais le père apparut, un soir, et comme c’était un haut magistrat, le délit lui sauta aux yeux.

J… fut chassé au milieu de l’indignation générale.

Mais J… aimait cette famille de province. Huit jours après il revint. Son mariage étant rompu, il supplia le frère de s’enfuir avec lui, histoire de ressusciter le voyage de noces. Scènes déchirantes. L’enfant hésite. J… n’hésite pas. Il tue l’enfant d’un coup de revolver : vingt ans de Travaux Forcés.

 

 

 

J… est licencié en droit.

Un chef de l’administration pénitentiaire, ayant découvert cette peau d’âne dans le dossier de J…, s’écria : Voilà mon affaire !

Ce fonctionnaire avait deux enfants à faire instruire. J… devint leur précepteur.

— Prenez garde, dit-on au père, vous savez pourquoi J… est ici ?

— Bah ! Bah ! dit le père, ici ce n’est pas comme ailleurs. Et J… est un homme bien élevé.

Et dès lors, on put voir le transporté J… se promener sous les bambous de Saint-Laurent entre les deux jeunes innocents. Il formait leur esprit.

Au bout de peu de temps, le père au grand cœur s’aperçut qu’au lieu de faire asseoir ses élèves sur un banc J… les prenait sur ses genoux.

Orage. Tonnerre et éclairs ! J… fut replongé au fond du bagne.

 

 

— Voilà J…, me dit-on rue Mélinon.

Il se promenait rêveur, tout à fait comme chez lui.

— Vous avez dit le mot : il est chez lui. Avec l’appui de sa famille, il serait rentré en France depuis longtemps s’il avait voulu.

— Il veut rester ici ?

— Jusqu’à sa mort.

— Par punition ?

— J… aime le bagne, vous ne comprenez pas ?

— …

— Voyons ! dans quel pays trouverait-il ce que lui offre Saint-Laurent ? Des milliers de jeunes hommes à sa portée et tous les six mois un bateau qui lui en apporte six cents tout neufs… C’est le Paradis ! C’est lui qui le dit !

 

SIX ÉVADÉS DANS LA BROUSSE

 

— Le kokobé ! le kokobé !

Remontant le Maroni, notre canot passait devant l’îlet Saint-Louis, le petit Bosch à cornes (cheveux crépus que séparent des bigoudis), debout à l’arrière de sa jonque, qui ici s’appelle canot, donna un coup de takari (godille).

Le kokobé, en créole bosch, c’est la lèpre.

Siretta, chercheur d’or et balatiste, montait dans les bois. Il m’avait pris sous son pomakari (toit du canot), en lapin. Il ne partait pas pour la grande tournée. Les placers en travail sont à vingt-deux jours d’ici, et le lapin, à l’arrivée, n’eût plus été très frais. Siretta n’allait qu’à trente-six heures de Saint-Laurent.

— Et trente-six pour revenir, bien entendu. Ça va ?

— Ça va.

Siretta partait saigner des « bali. ».

Bientôt, les immenses forêts de Guyane verront périr leurs derniers arbres balata. C’était la fortune de la colonie (le balata est bien meilleur que la gutta). Il y en avait de quoi servir le monde entier pour l’éternité. Deux mesures auraient suffi pour conserver cette fortune : quelques postes dans les bois et un règlement pour la saignée. Elles furent prises… mais par les Hollandais. Alors, chez nous, pays de liberté, tous les nègres anglais des petites Antilles s’abattirent, de la Barbade, de Tobago, de Sainte-Lucie, de Grenade, de Saint-Martin, de la Trinité. II n’y avait qu’à venir, à tout saccager et à repartir (en territoire anglais) fortune faite.

On ne saignait pas les arbres, on les coupait.

Si l’on coupait également, à défaut d’autre chose, la carrière d’administrateurs aussi brillants, ce serait un juste retour des choses.

Donc, Bourillon et Siretta, jeunes français d’audace, prévoyant l’heure prochaine du tout dernier balata, se disent : « Si l’on essayait du bali ? »

Le bali est presque le balata, mais son lait est impur. Si, par l’intervention d’un procédé chimique, on pouvait extraire les impuretés de ce lait, le bali vaudrait le balata. Et c’est pourquoi, ce matin, Siretta m’emmenait avec lui, non que je sois chimiste, mais il montait dans les bois.

 

AU FIL DE L’EAU

 

Arrivé au premier degrad (village au bord du fleuve), les trois Boschs du canot voulurent aborder.

— Marchez ! tas de polygames !

Les Boschs ont une femme dans chaque degrad, jusqu’en haut, jusqu’aux placers. Si l’on écoutait leur cœur, le grand voyage ne durerait pas vingt-deux jours, mais quarante-quatre…

— Suis malade !

— Je te soignerai.

Ils continuèrent.

Les sirènes ne sont des monstres fabuleux que pour Homère qui, en définitive, n’était pas un reporter très sérieux. C’est tout simplement des lamentins. Il en est autant que vous voulez par ici. Cela ressemble à des phoques qui auraient une figure de femme diabolique. De longs cheveux épais comme des algues, retombent sur leurs épaules. On les voit souvent dressés, la moitié du corps hors de l’eau. Quelques-uns portent leur petit dans l’avant-nageoire et ils rient ! On en débite aux marchés de Cayenne, c’est très bon, ça ressemble à du veau !

Nous croisâmes un canot de Saramacas (tribu noire qui, de Mana, s’installa à Surinam). Ils descendaient des lingots d’or de chez Painpain, le fameux Painpain du placer Hav-Oua.

— Savez-vous le plus sûr moyen de faire de l’or ?

— En le cherchant.

— Ouais ! En montant un magasin. Quand un nouveau placer donne, qu’il y a rush de nègres, on élève une boutique à côté. On vend du tafia, des conserves, des bougies et du champagne. Ainsi l’or que trouvent les chercheurs, ils vous l’apportent contre vos bouteilles.

Là-dessus, Siretta allongea ses pieds et prit un livre. Que lisait cet aventurier ? Un livre de vers de Tristan Derème. En chambre, on lit des livres d’aventures ; sur la grand-route, des livres de chambre…

Tatou (tous les Boschs s’appellent Tatou) un vieux de soixante ans, amena le canot sur le bord de la rivière.

— Qu’est-ce que tu fais, Tatou ?

— Pour les feuilles.

— Tu es malade ?

— Oui.

Tatou connaît sa rivière. Il sait où se trouvent les arbres qui guérissent et quand il passe devant, il cueille son médicament.

— Brave Tatou ! vieux compagnon ! Il était avec moi, l’autre saison, à Palofini. Savez-vous ce que veut dire Palofini ? C’est tout là-haut, près d’Inini. C’est l’endroit où, naturellement, quand on l’atteint, chacun se tait. Palofini : la parole est finie.

 

 

On passa là nuit dans un degrad.

L’hospitalité, en brousse, est acte naturel. Le Bosch, sans plus d’étonnement, voit arriver, à la nuit, les étoiles du ciel et les passants dans son carbet. Mais comme la nuit était sans électricité, sans pétrole, sans chandelle, je ne vis rien d’autre que l’hospitalité.

Au matin, à six heures, nous reprîmes la montée du Maroni.

— Maintenant, il faudra les écouter, dit Siretta. S’ils vous disent de ne pas poser le pied à un endroit, n’insistez pas. C’est qu’ils auront vu la raie d’eau douce. Oui, elle est immobile. On la confond avec le sable, mais elle a un piquant au bout de la queue. Et, quand le piquant vous pique, adieu l’homme !

— Moi ai remède, dit Tatou cadet.

— Ocre bleue et tafia. Il paraît que c’est bon. En tout cas, c’est ce qu’ils emploient.

Bien avant Pasteur et Calmette, ils trouvèrent le vaccin. Quand ils sont atteints par un serpent, ils lui broient la tête, s’entaillent et se vaccinent avec la bouillie. C’est radical.

— Si vous entendez des cris de putois, ne vous effrayez pas, ce sera un Bosch en train de devenir père. Oui, quand leurs femmes accouchent, les maris hurlent de douleur tout le temps de l’opération. Ce sont eux qui souffrent !

Sur l’autre rive, un poste de douane hollandais. Nous étions arrivés. Les Boschs amarrèrent le canot. Et, par un tracé, nous nous enfonçâmes dans la brousse !

Ce n’est pas la jungle, c’est la brousse. Ce n’est pas mieux, c’est différent, c’est moins touffu et plus marécageux. Les Tatous nous précédaient pour dépister le serpent grage.

— S’ils trouvent une tortue, vous rirez : ils frapperont trois fois sur la carapace avec leur baguette. Quand on ne frappe pas trois fois sur la carapace d’une tortue qu’on rencontre, on perd son chemin.

— Est-ce que vous le connaissez au moins, vous, le chemin ?

— Faites plutôt attention aux herbes « jambes de chien » !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Des herbes qui coupent la figure comme un rasoir. Tenez votre bâton devant vous droit comme un cierge.

Siretta est aussi chasseur.

— On va bien dégotter un maïpouri (tapir).

— C’est bon à manger ?

— Goinfre !

Les Tatous nous montrent une fumée à droite.

— C’est un établissement de maraudeurs d’or et de balata.

On s’approcha.

— Blancs ! crie un Tatou.

— Alors ce sont des évadés.

 

LES SIX

 

Ces têtes ! Ils étaient six, six crevards autour d’un feu de bois. Il n’y eut pas de présentation.

— Donnez-nous à manger, dirent-ils, d’un souffle.

Et aussitôt :

— Des Français ! C’est des Français !

— Vous supposiez être au Venezuela, je parie ?

— Où est-on ?

— Pour un marcheur comme Lagadou, à dix heures de Saint-Laurent.

Dire Lagadou dans le bois de Guyane, c’est clair pour tous. Lagadou est un nègre anglais des Barbades. Il fait quarante kilomètres par jour, dans ce labyrinthe sylvestre, sans se perdre jamais.

— Voilà onze jours qu’on marche. Oh ! donnez-nous à manger !

Siretta leur donna une boule de pain.

Malgré leur estomac furieux, ils partagèrent en frères.

— Onze jours ! Dix kilomètres !

— D’où veniez-vous ?

— De Godebert.

— Mais vous serez donc toujours tous aussi gourdes ! fit Siretta.

— On avait de la nourriture pour cinq jours, c’était suffisant. Mais le radeau a coulé.

— Vous aviez fait votre radeau en pineau, pardi !

— Alors, quand sera-t-on au Venezuela ?

Siretta haussa les épaules.

— Vous connaissez le Maroni. Vous avez au moins six fleuves comme lui avant le Venezuela. Rentrez au camp, cela vaudra mieux.

C’étaient des jeunes, de vingt-deux à vingt-cinq ans. Ils étaient encore avec la camisole matriculée. Barbes de quinze jours, pieds déchiquetés, pâles comme la mort — la mort dans le bois.

— Alors par où qu’on rentre à Godebert ?

— Ne tourniquez pas ! puisque vous n’y connaissez rien. Suivez le fleuve. Vous serez demain à Saint-Laurent.

— Et le malade ? fit l’un.

Il paraît que l’un d’eux était plus malade que les autres. Cela ne se voyait pas.

— Soutenez-le.

— Dire qu’on ne voit pas de maïpouri, fit Siretta.

Il se rattrapa sur un singe rouge.

La bête dégringola de l’arbre.

— Je vous la donne.

Les six spectres sautèrent dessus comme tout à l’heure sur la boule de pain.

Pour Siretta ce n’était rien : il voit cette scène tous les jours.

— Adieu, fîmes-nous.

 

ET CETTE APRÈS-MIDI
UN CONVOI ARRIVA

 

— M’sieur ! le Duala est en vue.

— Bien, Ginioux.

Le Duala, d’ailleurs, n’est plus le Duala, c’est la Martinière. Ici on dit toujours le Duala, quand même !

C’est la barque à Caron, le cargo-cage qui, de l’île de Ré, en passant par Alger, amène les forçats au Maroni.

La rue conduisant au wharf s’animait de surveillants militaires qui, en marche, ajustaient leur revolver, sur leur hanche. Le Duala était bien en vue.

Marius (qui vous sera présenté à son heure) prit mon parapluie et nous partîmes.

Devant la statue de la reine Charlotte (c’est la République. Ainsi se nomme-t-elle en Guyane), deux Arabes, tenant chacun un papier à la main,s’approchèrent pour me parler.

Je pris leurs papiers.

— Mimouni Benjamine ould Mohammed, dit le plus vieux, tout doucement.

Ils savaient peu de français. Élevant ensemble un bras, ils me montrèrent le ciel et dirent en même temps :

— Moi libre ! Moi rentrer !

C’étaient des libérés, toujours.

— Moi pas travail, moi, retourner Oran, alors. Que faire devant le lit d’un mort ?

C’est la même impuissance révoltante que l’on ressent ici toute la journée. Je leur dis que je m’occuperai d’eux tous à la fois.

Retombant sur l’herbe, ils me regardèrent partir comme un parent.

 

L’ACCOSTAGE DU « DUALA »

 

Le Duala, gris de couleur, cherchait sa route à travers le Maroni. Sur le Maroni, à cause des bancs, on ne peut marcher droit

Les bateaux remontent ou descendent la rivière en zigzaguant.

Un vieux forçat, caché derrière un arbre, épiait l’avance du cargo. L’ancien mâchait et remâchait des souvenirs.

Il pleuvait. La chape de plomb que chacun porte sous les tropiques en semblait alourdie ! Une légère émotion, malgré l’habitude, marquait les chefs. Le Duala siffla. Il accosta.

Derrière chaque hublot souqué un couple de têtes, joue à joue, s’encadrait. Ce verre épais les séparait, seul, maintenant, du but final. Ils cherchaient à voir.

L’ancre tomba.

La patente était nette. Pas d’épidémies, trois morts seulement. Libre pratique fut donnée.

Nous gravîmes la coupée. Le silence régnait sur le pont. Cela frappait d’autant que, sur un bateau, à l’arrivée, le brouhaha est de rigueur.

— Qu’on lui montre le bagne trois, à ce Monsieur, dit le commandant.

 

LE BAGNE N° 3

 

Je descendis. La cale ordinaire formait la cour. Autour, écrasées par un toit bas, les cages. Il faisait sombre dans ces cages. On ne voyait distinctement que les forçats du premier rang, qui se tenaient aux barreaux, les autres, derrière, grouillaient confusément. Tous étaient vêtus de laine bleue, tondus, rasés.

— Voulez-vous entrer ? me demanda le surveillant.

C’est comme s’il m’avait dit d’entrer dans une boîte à sardines quand les sardines y sont !

Aucune odeur. Propre même. Je crois qu’ils étaient cent dans ce bagne trois. Le bateau apportait six cent soixante-douze condamnés, moins les trois morts.

— Alors, tenez-vous prêts !

Le surveillant ouvrit la cage.

Contre les révoltes possibles, des tuyaux de vapeur donnent dans ces cages. Discipline ou ébouillantage : c’est à choisir.

— Au galop ! Au galop !

Chargeant en hâte leur sac, les forçats se précipitèrent.

Ils prenaient maladroitement l’échelle et, débouchant sur le pont de la coupée, tous trébuchaient.

— Adieu ! envoie un garçon du bord à l’un d’eux.

— Au revoir ! répond le forçat en tombant.

— Allons, grouillons !

Ils remontaient leur sac de toile sur l’épaule. Le sac glissait aussi.

 

LE DÉBARQUEMENT

 

Quittant le bateau, je me postai sur le wharf.

Beau convoi ! C’étaient des hommes jeunes et costauds, mais un peu lourdauds. Recrutement de campagne plutôt que de faubourgs. Les Arabes avaient plus de race.

Tous saluaient, soulevant leur calotte de drap, ils saluaient des parapluies, ils saluaient des libérés débardeurs. Pour eux, dès lors, tout ce qui bougeait était un chef.

Un vieux paysan, lui, n’avait pourtant pas perdu son sang-froid : il portait trois sacs et il les serrait !

L’un avait le nez rouge. Ce nez aura le temps de blanchir.

Attentifs aux ordres, tous cherchaient à se ranger le plus vite, le mieux possible.

Il pleuvait toujours.

La coupée présenta soudain une bête à deux dos. Un bagnard descendait un autre bagnard. À terre, le porteur posa l’homme, qui s’écroula. C’était un paralytique.

— Allons ! trois hommes, cria un surveillant.

Dans la masse, une hésitation, aucun n’osait se détacher.

— N’importe lesquels. On ne choisit pas des images !

Trois transportés prirent le paralytique et le déposèrent dans un tombereau.

— Devrait-on nous envoyer des loques pareilles ? fit le commandant de Saint-Laurent.

Le convoi débarquait sans cesse par deux échelles.

Parmi ces frustes, un homme tranchait. Il portait lunettes bordées d’écaille. C’était un garçon de famille, pas de ceux du bagne ! Il regardait ses compagnons comme s’il ne les avait jamais vus. Sa pensée était transparente : « Qu’est-ce que je fais dans ce troupeau ? »

— Allons ! serrez ! serrez !

Il serra comme les autres.

Voilà une bonne vieille bille d’Arabe. Il vient là comme il irait ailleurs, du moins l’imagine-t-on.

Cette fois, un moribond apparaît, porté sous les bras et par les pieds. On le pose sur le wharf.

— Oh ! fait le malheureux.

Il a la fièvre typhoïde.

— Mais c’est un cadavre ! dit le commandant.

— Pas encore, répond l’infirmier.

— Doucement, doucement ; crie un surveillant.

Et le squelette fait son entrée au bagne sur une civière.

Les rangs sont formés. On n’attend plus qu’un ataxique soutenu par deux camarades ; il marche aussi vite qu’il peut. C’est fait. Il a rejoint le troupeau.

On avait compté le gibier au fur et à mesure.

— Six cent soixante-trois debout, cinq dans le tombereau, un sur la civière, trois morts, ça fait le compte, dit un principal.

— Marche !

Le bataillon enfile le boulevard Malouet.

Ils vont au camp de Saint-Laurent, tout à côté. Certains essayent de découvrir le pays, mais le trajet est court. Voici déjà, surmontée de deux clés, armes symboliques de Guyane, la porte de fer.

Il est six heures, les anciens sont rentrés. Accrochés comme des singes aux barreaux des locaux, ils regardent l’arrivage. Autant de pigeons, pensent-ils, à plumer demain.

— Soixante-cinq par case, dit le principal. Grouillons !

En un tournemain, les 663 « de bord » sont enfournés. Je regarde : plus rien. Je me tourne vers un chef :

— Rien dans les mains, rien dans les poches, fait-il, vous pouvez voir.

Ce que je vois, c’est que l’on a tout mis ensemble, sans triage : les mauvais, les pourris, les égarés, les primaires et les récidivistes, ce qui est perdu et ce qui pourrait être sauvé, les jeunes et les vieux, le vice et… j’allais dire l’innocence, et je me comprends. Ce n’est même pas le marché de la Villette. On ne les a ni pesés ni tâtés. Allez ! grouillons ! Poussez ! contaminez-vous, pourrissez-vous, dégradez-vous, mais ne nous em…bêtez pas !

— C’est le moment des tristes réflexions, me dit le principal. Ils se demandent maintenant comment on sort d’ici.

On m’ouvre une case. J’entre. Ils ne se demandent rien du tout. Un baquet d’eau est entre les deux bat-flancs. Ils s’abreuvent comme des bêtes, déjà.

 

2.448 BLANCS

 

— Si j’avais à écrire l’histoire du bagne, je commencerais ainsi…

C’est Marius Gardebois, dit le Savoureux, ex-bagnard, ex-romanichel, et depuis trois semaines porteur attitré de mon parapluie, qui a la parole :

— Je commencerais ainsi : Il y avait une fois, en Avignon, un aveugle. Cet aveugle gagnait 20 francs par semaine, et 25 francs le dimanche, à cause de la porte de l’église. Il était heureux, monsieur. L’hiver, il avait un pardessus ; et toute l’année ses deux repas étaient assurés. Le soir, Tobie s’offrait une jeune fille pour la lecture. Passe le docteur Pamard : « Viens à l’hôpital, mon brave, lui dit le docteur, je te guérirai. » Huit mois après, je rencontre mon aveugle au pied du château des papes. Il voyait, mais n’avait plus ni souliers, ni pardessus. Sa mine était défaite. Il semblait un vieil orphelin égaré.

— Eh ! mon pauvre vieux, lui dis-je, que se passe-t-il ?

— Malheur ! ce cochon-là m’a réussi !

C’était de son bienfaiteur qu’il parlait ainsi. En lui rendant la vue, l’homme de science l’avait jeté dans la misère. C’est l’histoire du forçat.

Quand on est forçat, on mange, on fume, on bricole. La fièvre vous mord-elle ? Si l’on sait s’y prendre, on reçoit une bonne couverture. Sans souci du lendemain ni de la colonisation, on rend grâces à Dieu de la boule de pain et des 95 grammes de bœuf. Ah ! le bon souvenir ! monsieur ! Le libéré passe son temps à soupirer après les travaux forcés !

 

 

Nous touchons à une grave erreur du bagne.

C’est la loi, mais la loi s’est trompée.

Répétons-nous encore une fois. Quand un homme est condamné à cinq ou sept ans de travaux forcés, sa peine achevée, il doit demeurer encore cinq ou sept ans en Guyane. C'est ce que l’on appelle le doublage.

Quand un homme est condamné à huit ans et plus : ce n’est pas alors pour lui : quitte et double, mais quitte et crève. Il doit rester toute sa vie sur le Maroni.

Bien.

La loi a pris cette mesure pour deux motifs : 1° l’amendement du condamné ; 2° les besoins de la colonisation.

Très bien.

La loi prévoit que le transporté libéré pourra recevoir une concession.

Bravo !

Or, à ce jour, l’effectif des libérés est 2.448.

Souvenez-vous, s’il vous plait, de ce troupeau hagard d’hommes avilis que je vous montrais, l’autre jour, rôdant par les rues indifférentes et cruelles de Saint-Laurent-du-Maroni.

Deux mille quatre cent quarante-huit blancs sans toit, sans vêtement — évidemment, ils ne se promènent pas tout nus — sans vêtement quand même, sans pâture, sans travail et sans l’espoir d’une embauche. Tous ont faim. Ce sont des chiens sans propriétaire.

Leur peine est finie. Ils ont payé. A-t-on le droit, pour la même faute, de condamner un homme deux fois ?

Laissons la théorie. Regardons encore la réalité.

Deux mille quatre cent quarante-huit individus, le moral anéanti, le physique dégradé, et vivant comme des bêtes galeuses qu’on chasse de toutes parts. On leur a assigné un espace et, dans cet espace, ils grouillent, ils maudissent le jour, ils se saoulent, ils s’entre-tuent. Voilà l’amendement !

Ils sont assis sur ce trottoir, sombres lazaroni. Vous passez, ils ouvrent un œil et se rendorment. Voilà la colonisation !

Pourquoi ?

Parce que les concessions, c’est de la blague ! On en compte sept ou huit (2.448 libérés !).

Font-ils leurs affaires, ces sept ou huit nababs du Maroni ? Ils vivotent. Ce qui pousse, ils le portent au marché dans le creux de la main. Encore ne vendent-ils pas tout. Si petite que soit l’offre, elle dépasse la demande, en Guyane.

Un seul, Piron, ex-maire de Gentilly, menait bien sa maison. On le trouva, l’autre matin, dans son carbet, la tête d’un côté, le corps de l’autre. Le sabre d’abatis, instrument de cet ouvrage, gisait encore sanglant sur le parquet. Des voisins avaient rendu visite à Piron…

 

 

Donc, pas de concessions.

Alors, direz-vous, qu’ils s’emploient en ville !

Je n’ai pas compté les comptoirs sur mes doigts, mais je crois que j’aurais eu assez de doigts pour le faire. Mettons dix maisons de commerce. Ces maisons préfèrent les « assignés », forçats en cours de peine. Ceux-ci sont plus dociles ; quand ils flanchent, on leur dit : « Je vais te renvoyer au camp ! » Et ça ne flanche plus ! Et puis, c’est beaucoup moins cher. C’est pour rien, presque. Le forçat trouve une place, le libéré n'en trouve pas !

— Eh bien ! qu’ils aillent plus loin ! ajoutez-vous.

Ils n'ont pas le droit d'aller ailleurs. C’est formidable ! Mais n’employons pas de grands mots. L’habitude en serait trop vite prise avec ce sujet.

Alors, ils volent.

Et si j’étais à leur place…

Et si vous étiez à la leur…

Il faut voler ou se suicider.

Dans ce monde, on fait plutôt un geste que l’autre.

 

 

Quand il ne porte pas mon parapluie, Marius travaille chez Raquedalle. C’est un Chinois. Marius l’appelle Raquedalle parce que, dit-il, ce qu’il raque, humecte tout juste la dalle. Parfois, Marius gagne un pain et cinq sous. Un autre jour, vingt sous sans le pain. Alors, rue Mélinon, je le rencontre, ses vingt sous marqués dans la main. Il réfléchit : « Si je mange, je ne puis pas fumer ; si je fume, je ne mangerai pas. » Il se tâte et, penchant la tête, il sourit profondément.

Mais Marius est Marius. Les autres ne sont pas philosophes. Ils vitupèrent et deviennent fous. Cette nuit, tenez, rue Mélinon (tout se passe rue Mélinon), un libéré, à genoux sur le trottoir, un bout de chandelle devant lui, les bras en croix, criait à tue-tête : « Donnez-moi la ciguë, s’il vous plaît, donnez-moi la ciguë. »

Ils n’ont pas soif, cela je l’affirme. Ils noient tout dans le tafia et les misères physiologiques et le mépris dont on les entoure et l’angoisse qui, à leur insu, désagrège leur âme, âme qu’ils ne sentent peut-être pas, mais qu’ils ont quand même !

Savez-vous l’homme le plus malade, à Saint-Laurent, de tout ce scandale ? C’est le pasteur.

Il arriva tout de go, un beau matin, avec ses bottes. Il venait régénérer le bagne. Sa valise était toute petite, mais son cœur… Et il parut rue Mélinon.

— Mais enfin, monsieur, me dit-il, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Le bagne, monsieur le pasteur.

L’homme de Dieu allait, venait, revenait.

— Mais j’ai fait la guerre, monsieur, et ce n’était pas ainsi.

— Heureusement !

Il essuyait ses lunettes, les remettait.

Et soudain, me fixant dans les pupilles :

— Mais si vous ne dites pas ces choses, monsieur, vous serez un misérable !

Je lui ai pardonné, il était déchaîné.

 

 

J’ai rencontré Manda. Oui, Manda de la Bande à, de la Bande à Manda. Il n’est pas mort, non ! L’amant de « Casque d’Or » vit encore. Il est libéré. Quand je l’aperçus, il était sur une échelle, la truelle en main, faisant le maçon.

— Oui, je suis maçon, me dit-il, ça ne vous va pas ?

Quand je l'eus apprivoisé, nous partîmes tous deux prendre un verre chez Pomme à Pain.

— Un mou-civet ! un !

On ne mange que des mous-civet dans ces palaces !

— Et vous ne savez pas combien cette crapule de Pomme à Pain tire de biftecks dans une tête de bœuf ? Dix-neuf ! Eh bien ! voilà notre vie ! J’ai fait vingt ans. Pourquoi ? Pour rien. Un fripouillard, Lecca, me brûle d’un coup de revolver, je lui envoie mon couteau dans le ventre. C’est de la défense. Il n’en est pas même mort. Le bouquet, c’est qu’il est venu — pour une autre affaire. — Pendant cinq ans, nous nous sommes cherchés — non pour nous embrasser. Il voulait me tuer, et prétendait ne s’être fait envoyer au bagne que dans ce but. Bah ! Bah ! tout cela est vieux, c’est fini. J’ai payé pour le socialisme, pour l’anarchisme, pour l’apachisme. J’ai payé. Bien. Mais c’est fini. Plutôt ça commence !. Quand je me regarde aujourd’hui, je me dis que j’étais heureux au bagne. J’ai été infirmier pendant vingt ans. Tous les docteurs vantaient mon doigté. J’avais leur confiance. Je faisais moi-même, tout seul, les petites opérations. J’aidais ces messieurs dans les grandes. Mes vingt ans s’achèvent. On me met à la porte. Non les docteurs ! Ils ont tout fait pour me garder, mais c’était la loi : À la porte ! Et maintenant, vous voyez ! La maison que je bâtis sera bientôt finie. Je serai sur le pavé, sous le marché couvert. Je ne suis pas un fainéant, qu’on me donne du travail. Et quelle existence ! Ne toucher la main à personne. Ne pas s’asseoir. Savez-vous que l'on ne vous offre jamais une chaise ! Alors, on pleure. On sort de chez un Chinois pour entrer chez un autre Chinois (les caboulots). On vient là, chez Pomme à Pain. Ah ! le Caveau ! l’Ange Gabriel ! mais c’était des salons, si on compare ! Les honnêtes gens eux-mêmes auraient honte de fréquenter ici. On vous plonge tout vivant dans la crapule. J’ai un métier. Je suis presque médecin. Si je l’exerce, on me f… dedans. Mais sortez-nous de cette ordure ! Mais faites-nous donner du travail ! Pour le libéré c’est la mort certaine. J’ai été vingt ans honnête à l’hôpital. Je ne puis pas me remettre apache. Je ne me vois plus sur le Maroni guettant les canots d’or qui descendent et tâchant de viser juste. Maintenant, de tous les côtés, je suis bon, même du côté des Bambous. À Paris, dans n’importe quel hôpital, je trouverais une place. Pourquoi, vous qui êtes les plus forts, nous écrasez-vous ? Nous avons payé… payé !

 

 

Voici une histoire.

Un libéré, « coupable d’avoir volé des légumes dans le jardin d’un concessionnaire et de les avoir mangés sur place », est amené chez un surveillant.

— Quoi, fait le surveillant, toi qui, au bagne, pendant dix ans, fus si honnête ! Va-t’en, mais ne recommence plus.

— Mettez-moi en prison, supplie le malheureux.

— Je ne pourrai te garder qu’un jour.

— Merci !

Le lendemain, après la ration, le surveillant veut renvoyer son homme.

— Par pitié ! conservez-moi encore un jour.

— Tu me promets de ne plus voler ?

— Promis, chef !

Quand, le lendemain, le surveillant ouvrit la case, son protégé était pendu. Le testament, écrit sur le mur, disait : « Je vous avais promis de ne plus voler, chef ! C’est ma seule façon de tenir parole. »

 

 

Le soir à dix heures, je me promenais dans Saint-Laurent avec deux Français, Bouillon et Lalanne, mes amis ; soudain, Lalanne se détache de nous et court vers l'autre trottoir.

— Qu’est-ce que vous faites là ? dit-il à deux ombres.

— Mais rien, Monsieur Lalanne (tout le monde se connaît ici, les crapules et les honnêtes gens).

Ils avaient déjà forcé la serrure de la porte.

— F…tez le camp !

— On préférerait bien travailler, monsieur Lalanne… Y a pas de travail !

Voilà !

 

Je rêve encore chaque nuit de ce voyage au bagne. C’est un temps que j’ai passé hors la vie. Pendant un mois, j’ai regardé les cent spectacles de cet enfer et maintenant ce sont eux qui me regardent. Je les revois devant mes yeux, un par un, et subitement, tous se rassemblent et grouillent de nouveau comme un affreux nid de serpents.

Assassins, voleurs, traîtres, vous avez fait votre sort, mais votre sort est épouvantable. Justice ! tu n’étais guère jusqu’à ce jour, pour moi, que la résonance d’un mot ; tu deviens une Déesse dont je ne soutiens plus le regard. Heureuses les âmes droites, certaines, dans le domaine du châtiment, de donner à chacun ce qui lui appartient. Ma conscience est moins sûre de ses lumières. Dorénavant, si l’on me demande d’être juré, je répondrai : Non !

 

FIN

 

 

LETTRES OUVERTE
À M. LE MINISTRE DES COLONIES 
[2]

 

Monsieur le Ministre,

 

J’ai fini.

Au gouvernement de commencer.

Vous êtes un grand voyageur, M. Sarraut. Peut-être un jour irez-vous à la Guyane. Et je vois d’ici l’homme qui, en Indochine, a fait ce que vous avez fait. Vous lèverez les bras au ciel, et d’un mot bien senti, vous laisserez, du premier coup, tomber votre réprobation.

Ce n’est pas des réformes qu’il faut en Guyane, c’est un chambardement général.

Pour ce qui est bagne, quatre mesures s’imposent, immédiatement :

1° La sélection. Ce qui se passe aujourd’hui est immoral pour un État. Aucune différence entre le condamné primaire et la fripouille la plus opiniâtre. Quand un convoi arrive : allez ! tous au chenil, et que les plus pourris pourrissent les autres. Le résultat est obtenu, monsieur le ministre. Il n’y faut pas un an.

2° Ne pas livrer les transportés à la maladie.

Et cela pour deux raisons. D’abord par humanité, ensuite par intérêt.

La première raison intéresse le bon renom de la France, et la deuxième l’avenir de la colonie. Vous envoyez de la main-d’œuvre à la colonie et vous faites périr cette main-d’œuvre. Ne serait-ce que pour la logique, qui est l’une des manières de raisonner les plus appréciées de notre génie, il faut éloigner du bagne les fléaux physiques.

Rendre la quinine obligatoire.

Inventer un modèle de chaussures (puisqu’ils vendaient jadis celles qu’on leur donnait), chaussures qui seront sans doute infamantes, mais salutaires.

Nourrir l’homme non pour satisfaire à un règlement, mais pour apaiser un estomac.

Tous vos médecins coloniaux vous diront que c’est là le premier pas.

3° Rétribution du travail.

Pour faire travailler un homme qui est nourri (peut-être cela changera-t-il au vingt-cinquième siècle, mais nous ne sommes qu’au vingtième), il faut au moins trois choses : l’appât d’une récompense, la crainte d’un châtiment exemplaire ou l’espoir d’améliorer sa situation.

Pour ce qui est châtiment, nous ne pouvons mieux faire. Ce moyen, dans cette société-là, n’est donc pas efficace. Il vous reste les deux autres. Ainsi procèdent les bagnes américains. Le résultat est favorable.

4° Suppression du doublage et de la résidence perpétuelle comme peines accessoires.

Si je ne vous ai pas prouvé, monsieur le ministre, que les buts du législateur n’ont pas été atteints, tout vous le prouvera.

Le libéré ne s’amende pas, il se dégrade.

La colonie ne profite pas de lui, elle en meurt.

J’ai dit pourquoi. Vous le savez. À autre chose.

 

 

La main-d’œuvre ayant été remise en état, l’essentiel manquera encore : un plan de colonisation.

La Guyane est un Eldorado, mais on dirait que nous venons d’y débarquer. Depuis soixante ans, nous tournons autour d’une coquille qui renferme un trésor et nous n’osons briser cette coquille.

Il y a de l’or en quantité, et les plus précieuses essences d’arbres. Il y avait du balata. Il y aura peut-être du bali. Il n’y aurait qu’à se baisser ou qu’à monter aux arbres. On boit un punch et l’on se croise les bras. Pourquoi ? Le pays n’est pas équipé.

Le pays n’est pas équipé, parce que le directeur qui vient détruit le travail du directeur qui s’en va.

Les colonies ne sont pas faites pour MM. les fonctionnaires, si honorables soient-ils.

Une fois votre plan établi, monsieur le ministre, vous direz à l’homme que vous aurez élu : Partez ! Si cet homme meurt, tombe malade ou en pâmoison, vous direz au successeur que vous lui donnerez : Partez ! Les grands intérêts de la nation doivent être au-dessus des hasards qui souvent président au choix des exécutants. Il y a le conseil général de la Guyane ! Je sais ! Le conseil général de la Guyane est prêt à acclamer celui qui, à sa tête, marchera à la découverte de son pays. Du moins il faut le penser, sinon…

Vous voilà, monsieur le ministre, devant une reconstruction. Comme le terrain n’est pas libre, vous vous trouverez du même coup en face d’une démolition. Il faudra passer sur le corps de l’administration pénitentiaire.

Vous aurez beau câbler au gouverneur qu’il a toute autorité sur le directeur, cela n’empêchera pas le directeur d’être le gérant absolu des quatorze millions que vous lui envoyez chaque année pour ses bagnards.

Le gouverneur aura peut-être l’autorité, mais le directeur aura l’argent.

L’administration pénitentiaire est un corps trop étroit, vivant sur lui-même, recruté, en partie, sur place, avançant sur place.

Le directeur est un roi trop autonome et, sinon vous, du moins vos prédécesseurs ont pu voir des directeurs faire sauter des gouverneurs.

Le remède ? Il en est plusieurs : fondre le corps de la Pénitentiaire avec celui des administrateurs coloniaux. Du même coup, l’administrateur en chef tomberait dans la main du gouverneur, c’est-à-dire dans la vôtre. D’autres proposent de donner le bagne aux militaires. Le passé plaide en faveur de leur thèse. La Guyane n’a travaillé que lorsqu’un colonel dirigeait tout. Cette idée vous paraîtra peut-être fort réactionnaire si toutefois aller de l’avant peut s’appeler revenir en arrière !

Et voici les hommes modernes :

— Affermez le bagne à un gros industriel, à un homme d’affaires d’envergure. Et vous verrez le rendement.

Vous avez le choix, monsieur le ministre et peut-être aussi votre idée. Nous l’attendons.

 

 

Je voudrais vous signaler deux cas :

1° Celui des Grecs condamnés par le Conseil de guerre de Salonique. Il ne vous est pas inconnu, vous avez déjà grâcié plusieurs d’entre eux : Papagermanos, Stefo Risto, Ismaïl, Kiasini, Vessel… Il en reste encore onze ou douze.

Ce n’est pas parce qu’ils m’ont dit : Tipota : « Je n’ai rien fait », que je m’occupe d’eux, mais je connais la Macédoine. Sont-ils Grecs, Serbes, Bulgares, Turcs, ils n’en savent rien, nous non plus. C’était la lutte, l’époque où un soupçon était déjà une preuve. On ne contrôlait guère. Il y avait certainement, dans nos rafles, beaucoup plus de vieux bergers ahuris que d’espions. Leurs dossiers sont loin d’être lumineux. Ils ont bien payé, même ceux qui n’ont rien fait ! Renvoyez-les dans leur montagne. La France ne gagne rien à les retenir. La guerre est finie.

2° Le cas des frères Gonzalez, Espagnols, internés à l’île Royale, pour intelligences avec l’ennemi. Les autorités de la pénitentiaire leur ont bien accordé de petits postes de faveur. C’est peu quand on demande, comme ils le font, la mort ou la réhabilitation, leur affaire n’est pas claire.

La Justice ne réclame que des coupables, et non des innocents, même s’ils sont étrangers.

Veuillez croire, monsieur le ministre…

 

Albert Londres.

 

 

NOTES :

 

  • Incorrigible.
  • Le Petit Parisien du 6 septembre dernier publiait en conclusion de cette enquête au bagne, une lettre ouverte de M. Albert Londres, à M. Albert Sarraut, ministre des Colonies. Nous croyons devoir la reproduire en fin de ce volume.

(Note de l’Éditeur)

 

 

 

FIN

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021