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BIBLIOBUS Littérature française

À Cayenne

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT CAYENNE

 

Enfin, un soir, à neuf heures, vingt et un jours après avoir quitté Saint-Nazaire, on vit sur une côte de l’Amérique du Sud une douzaine de pâles lumières. Les uns disaient que c’étaient des becs de gaz, d’autres des mouches à feu et certains, des ampoules électriques. C’était Cayenne.

Le Biskra avait mouillé assez loin de terre, car, selon les années, le port s’envase. Encore ne devions-nous pas nous plaindre, paraît-il. Une année auparavant, on nous eût arrêtés à quatre milles en mer, ce qui, pour le débarquement, constituait une assez rude affaire, sur ces eaux sales et grondeuses, surtout pour les prévoyants qui ont des bagages de cale !

Le paquebot-annexe mugit comme un taureau, par trois fois. On entendit le bruit que fait l’ancre entraînant sa chaîne. Et tout parut entrer dans le repos.

Mais deux canots, encore au loin, accouraient vers nous, à force de bras. On distinguait sept taches blanches dans l’un, six dans l’autre. Et bientôt on perçut des paroles sur la mer. Les hommes causaient. Une voix plus forte que les autres dit :

— Barre à droite !

Et ils atteignirent notre échelle.

Plusieurs avaient le torse nu et d’autres une camisole de grosse toile estampillée d’un long chiffre à la place du cœur. C’était les canotiers, les forçats canotiers, qui venaient chercher le courrier.

Ils firent glisser les paquets le long de la coupée et les rangèrent dans les barques.

— Prenez garde ! dit le maigre qui était au sommet de l’échelle, voilà les « recommandés ».

Je cherchai le surveillant revolver au côté. Absent !

Treize hommes qui maintenant n’avaient plus, comme étiquette sociale, que celle de bandits, étaient là, dans la nuit, maîtres de deux canots et coltinaient officiellement, sous leur seule responsabilité, des centaines de millions de francs scellés d’un cachet de cire dans des sacs postaux.

— Descendez avec moi, me dit Decens, le contrôleur, qui devait accompagner ses sacs jusqu’à la poste. Vous ne trouverez pas à vous loger et, à moins que vous ne couchiez place des Palmistes, vous en serez quitte pour remonter à bord.

Les forçats se mirent à leurs rames. Nous prîmes place sur les sacs.

— Tassez-vous, chefs ! cria un forçat.

On se tassa.

— Pousse !

La première barque partit, la seconde suivit.

Ils contournèrent le paquebot pour prendre le courant. Leurs bras de galériens étaient musclés. Sur ces mers dures, le métier de canotier, si recherché soit-il, n’est pas pour les paresseux. Ils ramaient bouche close pour ne pas perdre leur force. La faible lueur du Biskra ne nous éclaira pas longtemps. On se trouva dans une obscurité douteuse. Instinctivement, je me retournai pour m’assurer que les deux forçats assis derrière moi n’allaient pas m’enfoncer leur couteau dans le dos. J’arrivais. Je ne connaissais rien du bagne. J’étais bête !

— Eh bien ! l’amiral, dit Decens à celui qui tenait la barre. Qu’as-tu fait de ton surveillant, aujourd’hui ?

— Il embrouille les manœuvres. Ce n’est pas un marin. Je lui ai dit de rester à terre, qu’on irait plus vite !

— Penchez-vous à gauche, chef, me dit l’un, entre ses dents, nous arrivons aux rouleaux.

 

LITTÉRATURE DE TATOUÉS

 

Je tirai de ma poche une lampe électrique et la fis jouer. Sur le torse de celui qui me faisait face, j’aperçus une sentence, écrite avec de l’encre bleue. J’approchai la lampe et, dans son petit halo, lus sur le sein droit du bagnard : « J’ai vu. J’ai cru. J’ai pleuré. »

L’« amiral » demanda : « Vous n’avez pas une cigarette de France, chefs ? »

On n’avait pas de cigarettes de France.

Et je vis, au hasard de ma lampe, qu’il avait ceci, tatoué au-dessous du sein gauche : « L’indomptable cœur de vache. »

Les six ramaient dur. C’était lourd et la vague était courte et hargneuse. Curieux de cette littérature sur peau humaine, je « feuilletai » les autres torses, car, pour être plus à l’aise, tous avaient quitté la souquenille. Sur le bras de celui-ci, il y avait : « J’ai (puis une pensée était dessinée) et au-dessous : à ma mère. » Ce qui signifiait : « J’ai pensé à ma mère. » Je regardai son visage, il cligna de l’œil. Il faisait partie de ces forçats qui ont une tête d’honnête homme.

Je me retournai. Les deux qui m’avaient fait passer le frisson dans le dos offraient aussi de la lecture. Sur l’un trois lignes imprimées en pleine poitrine :

 

Le Passé m’a trompé,

Le Présent me tourmente,

L’Avenir m’épouvante.

 

Il me laissa lire et relire, ramant en cadence.

Le second n’avait qu’un mot sur le cou : « Amen. »

— C’est un ancien curé, dit l’amiral.

On arrivait. J’ai pu voir bien des ports misérables au cours d’une vie dévergondée, mais Cayenne passa du coup en tête de ma collection. Ni quai, ni rien, et si vous n’aviez les mains des forçats pour vous tirer de la barque au bon moment, vous pourriez toujours essayer de mettre pied sur la terre ferme ! Il paraît que nous n’avons pas encore eu le temps de travailler, depuis soixante ans que le bagne est en Guyane ! Et puis, il y a le climat… Et puis, la maladie, et puis, la politique… et puis, tout le monde s’en f…t…

Cinquante Guyanais et Guyanaises, en un tas noir et multicolore (noir pour peau, multicolore pour les oripeaux), au bout d’une large route en pente, première chose qu’on voit de Cayenne, étaient massés là pour contempler au loin le courrier qui, tous les trente jours, lentement, leur vient de France.

Et ce fut le surveillant. Je reconnus que c’était lui à la bande bleue de sa casquette. Ou bien il avait perdu son rasoir depuis trois semaines, ou bien il venait d’écorcher un hérisson et de s’en coller la peau sur les joues. Il n’avait rien de rassurant. On ne devrait pas confier un gros revolver à des gens de cette tenue. Mes forçats avaient meilleure mine. Mais c’était le surveillant et je lui dis : Bonsoir !

— B’soir ! fit le hérisson.

— Glou ! glou ! riaient les Guyanaises. Glou ! glou !

— Grouillez ! Faites passer les sacs, commandait l’amiral, l’ « indomptable cœur de vache ».

Il était dix heures du soir.

 

À TRAVERS CAYENNE

 

Par le grand chemin à pente douce, je partis dans Cayenne. Ceux qui, du bateau, disaient que les scintillements n’étaient que des ampoules électriques avaient raison. Mais l’électricité doit être de la marchandise précieuse dans ce pays ; il n’y avait guère, à l’horizon, que cinq ou six de ces petites gouttes de lumière pendues à un fil.

Ce que je rencontrai d’abord trônait sur un socle. C’étaient deux grands diables d’hommes, l’un en redingote, l’autre tout nu et qui se tenaient par la main. Je dois dire qu’ils ne bougeaient pas, étant en bronze. C’était Schœlcher, qui fit abolir l’esclavage. Une belle phrase sur la République et l’Humanité éclatait dans la pierre. Peut-être dans cinq cents ans, verra-t-on une deuxième statue à Cayenne, celle de l’homme qui aura construit un port !

Puis, j’aperçus quelques honorables baraques, celle de la Banque de Guyane, celle de la Compagnie Transatlantique. Il y avait une ampoule électrique devant la « Transat », ce qui faisait tout de suite plus gai. Je vis un grand couvent qui avait tout du dix-huitième siècle. Le lendemain, on m’apprit que ce n’était pas un couvent, mais le gouvernement. C’est un couvent tout de même qui nous vient des Jésuites, du temps de leur proconsulat prospère.

Je ne marchais pas depuis cinq minutes, mais j’avais vu le bout de la belle route. J’étais dans l’herbe jusqu’au menton, mettons jusqu’aux genoux, pour garder la mesure. C’était la savane. On m’avait dit que les forçats occupaient leur temps à arracher les herbes. Il est vrai qu’à deux ou trois brins par jour dans ce pays de brousse…

Généralement, à défaut de contemporains, on croise un chat, un chien dans une ville. À Cayenne, ces animaux familiers passent sans doute la nuit aux fers, tout comme les hommes. Il n’y a que des crapauds-buffles dans les rues. On les appelle crapauds-buffles parce qu’ils meuglent comme des vaches. Ils doivent être de bien honnêtes bêtes puisqu’on les laisse en liberté !

Cela est la place des Palmistes. Ce n’est pas écrit sur une plaque, mais c’est une place et il y a des palmiers. C’est certainement ce qu’on trouve de mieux en Guyane, on l’a reproduite sur les timbres, et sur les timbres de un, de deux et de cinq francs seulement !

Marchons toujours. Ce n’est pas que j’espère découvrir un hôtel. Je suis revenu de mes illusions, et je crois tout ce que l’on m’a affirmé, c’est-à-dire qu’en Guyane il n’y a rien, ni hôtel, ni restaurant, ni chemin de fer, ni route. Depuis un demi-siècle, on dit aux enfants terribles : « Si tu continues, tu iras casser des cailloux sur les routes de Guyane », et il n’y a pas de route ; c’est comme ça ! Peut-être fait-on la soupe avec tous ces cailloux qu’on casse ?

Voici le comptoir Galmot. Et ce magasin, un peu plus loin a pour enseigne : l’Espérance. L’intention est bonne et doit toucher le cœur de ces malheureux. Et ce bazar, où les vitres laissent voir que l’on vend des parapluies, des savates et autres objets de luxe, n’est ni plus ni moins que l’œil de Caïn, il s’appelle : La Conscience !

Il y a des hommes en liberté ! J’entends que l’on parle. C’est un monologue, mais un monologue dans un village mort semble une grande conversation. Je me hâte vers la voix et tombe sur le marché couvert. Un seul homme parle, mais une douzaine sont étendus et dorment. Ils doivent avoir perdu le sens de l’odorat, sinon ils coucheraient ailleurs. Pour mon compte, je préférerais passer la nuit à cheval sur le coq de l’église qu’au milieu de poissons crevés. Ces misérables dorment littéralement dans un tonneau d’huile de foie de morue !

L’homme parleur dit et redit :

— Voilà la justice de la République !

Ils sont pieds nus, sans chemise. Ce sont des blancs comme moi, et, sur leur peau, on voit des plaies.

Comme je continue ma route, l’homme crie plus fort :

— Et voilà la justice de la République !

Ce sont des forçats qui ont fini leur peine.

J’ai enfin trouvé une baraque ouverte. Il y a là-dedans un blanc, deux noirs et l’une de ces négresses pour qui l’on sent de suite que l’on ne fera pas de folie. La pièce suinte le tafia. Je demande :

— Où couche-t-on dans ce pays ?

Le Blanc me montre le trottoir et dit :

— Voilà !

Retournons au port.

— Ah ! mon bonhomme, m’avait dit le commandant du Biskra, qui est Breton, vous insultez mon bateau, vous serez heureux d’y revenir, à l’occasion.

J’y revenais pour la nuit.

— Pouvez-vous me faire conduire à bord, monsieur le surveillant ?

Une voix qui monta de l’eau répondit :

— Je vais vous conduire, chef !

C’était « l’indomptable cœur de vache ».

Pendant qu’il armait le canot, je regardais un feu rouge sur un rocher à cinq milles en mer. Ce rocher s’appelle l’« Enfant Perdu ». Il y a neuf mille six cents enfants perdus sur cette côte-là !

 

À TERRE

 

Le gouverneur de la Guyane est M. Canteau.

Je lui dois la vie : ni plus ni moins.

Je veux dire qu’il me donna une maison, un lit, une moustiquaire et une petite bonne.

Si M. Canteau n’avait pas été cet homme au grand cœur, j’aurais été forcé de coucher au marché, dans un tonneau d’huile de foie de morue, et j’en serais mort sans doute.

Donc, ce premier matin, je me pavanais dans mes appartements, quand le garçon de famille me tendit une lettre. Le garçon de famille est le bagnard élevé à la dignité de domestique. En Guyane, on compte autant de garçons de famille que de moustiques. Il y a vingt fois plus de garçons de famille que de familles. C’est d’ailleurs pour cela que Painpain, illustre chercheur d’or du Haut-Maroni, affirme et affirmera jusqu’à sa mort que le bagne n’est pas une administration pénitentiaire, mais une école hôtelière !

Voici ce qui était écrit sur la lettre :

« Mon cher confrère, je suis heureux d’apprendre votre arrivée et vous souhaite la bienvenue parmi nous. Ma mère, que j’adore, est journaliste et fait, depuis plus de vingt ans, les procès criminels dans un département du Centre. Dites-moi quand je pourrai vous voir. Je suis porte-clefs et dispose de mon temps. »

Signé : V…, transporté au camp de Cayenne, Matricule 35.150…

— Quand il voudra !

Un quart d’heure après, un élégant faisait dans ma chambre une entrée souriante. Col empesé, maillot rayé blanc et bleu, fines chaussures. C’était un matelot de pont, un de ceux qui reluquent les passagères entre deux coups de balai. Il était rose, frais et ressemblait à un pompon de jolie femme. Je cherchai ses gants, mais il ne les mettait que le soir… C’était mon V, mon transporté au camp de Cayenne, mon matricule 35.150.

— Voyons, lui dis-je, j’arrive, je ne sais rien. Êtes-vous encore forçat ?

— Oui, et à perpétuité.

— Alors, qu’est-ce que vous faites dans ce costume ?

Il était porte-clefs et forçat influent. Un député de ses relations l’aidait à faire décorer les surveillants militaires. Quant à moi, il fallait que je fusse vraiment innocent pour ne pas connaître les combinaisons du métier de forçat.

Il partit et je mis le nez à la fenêtre. Une idylle se déroulait justement dans le jardin à côté, entre un forçat grimpé sur un manguier et un surveillant tenant une corde, au pied de l’arbre. Il s’agissait d’abattre les branches de manguier, qui, ennemies du progrès, passaient leur temps à briser les fils téléphoniques.

— Ne te casse pas les reins, disait le surveillant au surveillé !

— Tirez à droite. Pas à gauche, bon Dieu, à droite, je vous dis !

Le surveillant tirait à droite.

Et un peu plus tard, ce fut charmant de voir le forçat et le gendarme attelés à la même branche, et s’en allant ensemble comme de vieux copains.

 

LE CAMP

 

L’après-midi, j’allai au camp. Il faut vous dire que nous nous trompons en France. Quand quelqu’un — de notre connaissance parfois — est envoyé aux travaux forcés, on pense : il va à Cayenne. Le bagne n’est plus à Cayenne, mais à Saint-Laurent-du-Maroni d’abord et aux îles du Salut ensuite. Je demande, en passant, que l’on débaptise ces îles. Ce n’est pas le salut, là-bas, mais le châtiment. La loi nous permet de couper la tête des assassins, non de nous la payer !

Cayenne est bien, cependant, la capitale du bagne. Si un architecte urbaniste l’avait construite, on pourrait le féliciter. Il aurait réellement travaillé dans l’atmosphère. C’est une ville désagrégeante. On sent qu’on serait bientôt réduit à rien si on y demeurait et que, petit à petit, on s’y effondrerait comme une falaise sous l’action de l’eau.

Comme oiseaux, des urubus. C’est beaucoup plus gros que le corbeau et beaucoup plus dégoûtant que le vautour. Et cela se dandine entre vos jambes et refuse de vous céder le trottoir. Et ils vous suivent comme si vous aviez l’habitude de laisser tomber des morceaux de viande pourrie sur votre chemin.

Enfin, me voici au camp ; là, c’est le bagne.

Le bagne n’est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C’est une usine à malheur qui travaille sans plan ni matrice. On y chercherait vainement le gabarit qui sert à façonner le forçat. Elle les broie, c’est tout, et les morceaux vont où ils peuvent.

Matelots, garçons de famille, porte-clés, et autres combinards, ne doivent pas faire illusion. La Guyane n’est d’ailleurs pas pour eux la vallée des Roses. Être condamné à laver, à servir, à vidanger — à l’œil et avec le sourire — ne correspond probablement pas aux rêves de jeunesse de ces messieurs. À côté, il y a les autres, les non pistonnés, les antipathiques, les rebelles, les « pas de chance ». Il y a la discipline incertaine mais implacable. Selon l’humeur, un vilain tour ne coûtera rien à son auteur ; le lendemain, l’homme ramassera une mangue, don de la nature au passant : ce sera le blockhaus. Un réflexe, ici, est souvent un crime.

Il y a qu’ils ne mangent pas à leur faim ; l’esprit peut se faire une raison, l’estomac jamais. Il y a les fers, la nuit, pour beaucoup, dans les cases ! Que chacun ait ce qu’il mérite, nous ne le discutons pas, mais que ces hommes soient venus sur terre pour dormir cloués à une planche, on ne peut dire cela. Plus de neuf mille Français ont été rejetés sur cette côte et sont tombés dans le cercle à tourments. Mille ont su ramper et se sont installés sur les bords, où il fait moins chaud ; les autres grouillent au fond comme des bêtes, n’ayant plus qu’un mot à la bouche : le malheur ; une idée fixe : la liberté.

 

PARMI LES MISÉRABLES

 

Il était cinq heures de l’après-midi quand j’arrivai dans la cour. Les corvées étaient rentrées, le matricule 45.903, une figure de noyé, grelottait dans une voiture à bras. À côté de lui, le 42.708 lui caressait doucement les doigts qu’il avait bagués de tatouages.

— Com…man…dant, gémit le 45.903 en s’adressant à un haut chef qui passait, je travail…lais à Ba-duel, vous com…pre…nez. Je suis bon pour l’hô…pi…tal, j’ai la fièvre, oh ! la fièvre, pouvez-vous par bon…té me faire donner, par bon…té, une cou…ver…ture.

— Donnez-lui une couverture.

— Mer…ci, com…man…dant, par bonté.

Et un petit chat qui voulait jouer sauta sur les genoux de cette homme en transe.

On me conduisit dans les locaux.

D’abord je fis un pas en arrière. C’est la nouveauté du fait qui me suffoquait. Je n’avais encore jamais vu d’homme en cage par cinquantaine. Torses nus pour la plupart (car en Guyane, s’il ne fait pas tout à fait aussi chaud qu’en enfer, il y fait, en revanche, beaucoup plus humide) tous ces torses étaient illustrés. Les « zéphirs », ceux qui proviennent des bat’-d’Af, méritaient d’être mis sous verre. L’un était tatoué de la tête aux doigts de pieds. Tout le vocabulaire de la canaille malheureuse s’étalait sur ces peaux : « Enfant de misère. » « Pas de chance. » « Ni Dieu ni maître. » « Innocents. » « Vaincu non dompté. » Et des inscriptions obscènes à se croire dans une vespasienne. Celui-là, chauve, s’était fait tatouer une perruque avec une impeccable raie au milieu. Chez un autre, c’étaient des lunettes. C’est le premier à qui je trouvai quelque chose à dire :

— Vous étiez myope ?

— Non ! louftingue.

L’un avait une espèce de grand cordon de la Légion d’honneur, sauf la couleur. Je vis aussi des signes cabalistiques. Et un homme portait un masque. Je le regardai avec effarement. On aurait dit qu’il sortait du bal. Il me regarda avec commisération et lui se demanda d’où je sortais.

Ils se préparaient pour leur nuit. Cela grouillait dans le local. De cinq heures du soir à cinq heures du matin ils sont libres — dans leur cage. Ils ne doivent rien faire. Ils font tout ! Après huit heures du soir, défense d’avoir de la lumière, ils en ont ! Une boîte à sardines, de l’huile, un bout d’étoffe, cela compose une lampe. On fait une rafle. Le lendemain on trouve tout autant de lampes.

La nuit, ils jouent aux cartes, à la « Marseillaise ». Ce n’est pas pour passer le temps, c’est pour gagner de l’argent. Ils n’ont pas le droit d’avoir de l’argent, ils en ont. Ils le portent dans leur ventre. Papiers et monnaies sont tassés dans un tube appelé plan (planquer). Ce tube se promène dans leurs intestins. Quand ils le veulent ils… s’accroupissent.

Tous ont des couteaux. Il n’est pas de forçat sans plan ni couteau. Le matin, quand on ouvre la cage, on trouve un homme le ventre ouvert. Qui l’a tué ? On ne sait jamais. C’est leur loi d’honneur de ne pas se dénoncer. La case entière passerait à la guillotine plutôt que d’ouvrir le bec. Pourquoi se tuent-ils ? Affaire de mœurs. Ainsi finit Soleillant, d’un coup de poignard un soir de revenez-y et de hardiesse mal calculée. Un des quatre buts du législateur quand il inventa la Guyane fut le relèvement moral du condamné. Voilez-vous la face, législateur ! Le bagne c’est Sodome et Gomorrhe — entre hommes.

Et une case ressemble à une autre case. Et je m’en allai.

 

ÉVASION

 

Je redescendis vers la mer. Les « garçons de famille » attendaient devant le marchand de glace, les patrons aimant boire frais ! Un traînard, un forçat, ivre-mort contre le mur de la Banque de la Guyane, piétinait son chapeau de paille tressée et insultait les urubus. Il prendra trente jours de blockhaus. Il en a vu d’autres !…

Émotion au port ! le surveillant commande nerveusement à la corvée : « Armez le canot ! Grouillez ! et gare à vous ! » La corvée n’en fait rien. La corvée rit intérieurement. À l’horizon, dans une barque, des copains les mettent. C’est une évasion.

— Gare à vous ! Armez le canot !

— Oui, pouilleux, répond la corvée (intérieurement), compte sur nous et bois de l’eau de Rorota !

Les évadés ont dû s’entendre avec une « tapouille » brésilienne que l’on aperçoit plus loin encore, et qui, contre espèces, les conduira à Para.

D’ailleurs, la nuit va tomber comme un plomb. Un second surveillant arrive, essoufflé. La corvée est prête, enfin ! Six galériens et deux surveillants, revolver en main, prennent la mer… Mais c’est pour la forme. D’ailleurs, cette mer, ce soir, n’est pas bonne ; elle est bonne pour des forçats, non pour des surveillants. Les chasseurs d’hommes reviendront…

Les hommes aussi, probablement.

 

CHEZ BEL-AMI

 

Ce soir, à six heures, alors que les urubus dégoûtants s’élevaient sur les toits pour se coucher, je descendais la rue Louis-Blanc. J’allais chez Bel-Ami.

C’est moi qui l’appelle Bel-Ami, autrement, lui, s’appelle Garnier. Il est ici pour traite des blanches. Il a fini sa peine, et, pendant son « doublage », il s’est installé restaurateur. Il traite maintenant ses anciens camarades et fait sa pelote. C’est le rendez-vous des libérés rupins.

Le doublage ? Quand un homme est condamné à cinq ou à sept ans de travaux forcés, cette peine achevée, il doit rester un même nombre d’années en Guyane. S’il est condamné à plus de sept ans, c’est la résidence perpétuelle. Combien de jurés savent cela ? C’est la grosse question du bagne : Pour ou contre le doublage. Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble : amendement et colonisation, le résultat est pitoyable : le bagne commence à la libération.

Tant qu’ils sont en cours de peine, on les nourrit (mal), on les couche (mal), on les habille (mal). Brillant minimum quand on regarde la suite. Leurs cinq ou sept ans achevés, on les met à la porte du camp. S’ils n’ont pas un proche parent sénateur, l’accès de Cayenne leur est interdit. Ils doivent aller au kilomètre sept. Le kilomètre sept, c’est une borne et la brousse. Lorsqu’on a hébergé chez soi, pendant cinq ou sept ans, un puma, un tamanoir, un cobra, voire seulement une panthère noire, on peut les remettre en liberté dans la jungle ; en faisant appel à leur instinct, ils pourront s’y retrouver ; mais le voleur, l’assassin, la crapule, même s’il a une tête d’âne, n’est pas pour cela un animal de forêt. L’administration pénitentiaire, la « Tentiaire » dit : « Ils peuvent s’en tirer. » Non ! Un homme frais y laisserait sa peau.

J’entrai chez Garnier. Une dizaine de quatrième-première étaient attablés (les libérés astreints à la résidence sont des quatrième-première. On rentre en France au grade de quatrième-deuxième). Je n’eus pas besoin de me présenter. Le bagne savait déjà qu’un « type » venait d’arriver pour les journaux. Et comme les physionomies nouvelles ne pullulent pas dans ce pays de villégiature, il n’y avait pas de doute : le « type » c’était moi :

— Un mou-civet, commanda une voix forte, un !

Deux lampes à pétrole pendaient, accrochées au mur, mais ce devait être plutôt pour puer que pour éclairer.

Sur une large ardoise s’étalait le menu du jour :

Mou civet …

 »

90

Fressure au jus …

 »

90

Machoiran salé …

1

 »

Vin, le litre …

3

40

 

CONVERSATION

 

Bel-Ami, joli homme, chemise de tennis, canotier sur l’oreille, blondes moustaches d’ancien valseur, se tenait debout au milieu de sa baraque. Il jugea que je devais au moins me nommer.

— À qui ai-je l’honneur ?… demanda-t-il, secouant d’un geste dégagé sa cendre de cigarette.

— Votre visite ne m’étonne pas, dit-il. Ma maison est la plus sérieuse. J’ai la clientèle choisie du bagne. Pas de « pieds-de-biche » (de voleurs) chez moi.

Les clients me reluquaient plutôt en dessous.

— Voici, dit Bel-Ami, s’adjugeant immédiatement l’emploi de président de la séance, voici un monsieur qui vient pour vous servir, vous comprenez ?

Alors, j’entendis une voix qui disait :

— Bah !… nous sommes un tas de fumier…

C’était un homme qui mangeait, le nez dans sa fressure.

Mon voisin faisait une trempette dans du vin rouge. Figure d’honnête homme, de brave paysan qui va sur soixante-dix ans.

— Monsieur, j’ai écrit au président de la République. Il ne me répond pas. J’ai pourtant entendu dire que, lorsqu’on avait eu des enfants tués à la guerre, on avait droit à une grâce… »

— Vous en avez encore pour combien ?

— J’ai fini ma peine, j’ai encore cinq ans de doublage.

— Qu’est-ce que tu as fait ? demanda Bel-Ami.

— J’ai tué un homme…

— Ah !… si tu as tué un homme !…

— Pourquoi avez-vous tué cet homme ?

— Dans une discussion comme ça, sur ma porte, à Montroy, près de Vendôme. Il m’avait frappé. J’ai tué d’un seul coup.

On voyait qu’il avait tué comme il aurait lâché un gros mot. Il était équarrisseur. Il s’appelle Darré. Il s’étonne que le président de la République ne lui réponde pas ; c’est donc un brave homme ! Il avait l’air très malheureux ! D’ailleurs, il s’en alla cinq minutes après, comme un pauvre vieux.

La pluie tropicale se mit à tomber avec fracas, on ne s’entendit plus. Bel-Ami ferma la porte. On se sentit tout de suite entre soi.

Au fond, un abruti répétait sans cesse d’une voix de basse :

— L’or ! L’or ! Ah l’or !

— Tais-toi, vieille bête, dit Bel-Ami, tu en as trouvé de l’or, toi ?

— Oui, oui, au placer « Enfin ! »

— Mange ta fressure et tais-toi. Nous avons à parler de choses sérieuses.

Et se tournant vers moi, d’un air entendu :

— Ne faites pas attention, il est maboul.

— M’sieur ! dit un homme au masque dur, si on a mérité vingt ans, qu’on nous mette vingt ans ; mais quand c’est fini, que ce soit fini. J’ai été condamné à dix ans, je les ai faits. Aujourd’hui, je suis plus misérable que sous la casaque. Ce n’est pas que je sois paresseux. J’ai fait du balata dans les bois. Je crève de fièvre. C’est Garnier qui me nourrit. Qu’on nous ramène au bagne ou qu’on nous renvoie en France. Pour un qui s’en tire, cent vont aux Bambous (au cimetière).

— C’est vrai, dit Bel-Ami, moi, j’ai réussi. J’ai plus de quinze mille francs de crédit sur la place…

À ce moment, la porte s’ouvrit sous une poussée. Un grand noir pénétra en trombe.

— René, dit-il à Bel-Ami, prête-moi cent francs.

— Voilà, mon cher, dit Bel-Ami, prenant le billet dans sa poche de poitrine, entre deux doigts.

Le nègre sortit rapidement.

— C’est le maire de Tanegrande, m’expliqua Garnier avec négligence.

Je demandai du vin pour l’assemblée.

— Et nous deux nous prendrons un verre de vieux rhum, vous me permettrez de vous l’offrir ?

— Bien sûr, monsieur Garnier.

Il reprit :

— Tu comprends, Lucien, en un sens tu as raison. Le doublage devrait être supprimé, mais si nous rentrons tous en France, la Guyane est perdue.

— Allons donc ! Nous sommes la plaie !

— Non ! mon cher. Nous sommes indispensables, ici ; les trois quarts des maisons de commerce fermeraient leur porte sans nous. Ensuite, il faut bien se rendre compte qu’au point de vue de la société, le gouvernement ne peut admettre qu’on rentre en groupe. Nous sommes dangereux ; mais, voyez-vous, monsieur, deux par deux, petit à petit, voilà la solution.

— L’or ! L’or ! Ah ! l’or !

— La solution ? C’est de tout chambarder !

Cette voix ne venait pas de la salle, mais d’un coin, derrière.

— C’est un revenant ? demandai-je.

— Non, c’est le neveu de mon ancien associé à Paris. Il mange derrière parce que, lui, il est encore en cours de peine. Il devrait être aux fers à cette heure, et même depuis longtemps. Mais sa mère me l’a tellement recommandé ! Je le débrouille. On a des relations !

— Je me cache pour manger, oui, reprit la voix.

— Tu n’as pas le droit de te plaindre, toi. Tu ne veux pas être au bagne et aller au cinéma tous les soirs ?

— J’en ai assez d’être libre d’une liberté de cheval.

— Tu n’avais qu’à ne pas flanquer un coup de matraque à ton bourgeois. Il faut te rendre compte de ce que tu as fait, tout de même !

La voix se tut.

À la table à côté, un homme souriait chaque fois que je le regardais. Il avait l’air d’un bon chien qui ne demande qu’à s’attacher à un maître.

— Qu’est-ce que vous avez fait, vous ?

Il se leva, sortit une enveloppe de sa poche, retira de l’enveloppe la photo d’une jeune femme.

— Eh bien, voilà ! dit-il, je l’ai tuée.

Le carton portait le nom d’un photographe de Saint-Étienne.

Il reprit l’image, la regarda amèrement. Il la remit dans l’enveloppe et s’assit.

Dans la demi-obscurité, le vieil abruti gémissait toujours.

— Ah ! l’or ! l’or !

— Il y a longtemps qu’il est ici, ce conquistadore ?

— Dix ans, répondit le fou.

Alors, Bel-Ami, d’un geste qui partit de l’emmanchure de sa veste et se détendit jusqu’au bout de son bras :

— Mon convoi ! dit-il, montrant le fou du placer.

Et il m’offrit une cigarette.

Celui qui avait le masque dur éclata soudain :

— Si, dans huit jours, je n’ai pas trouvé de travail, je commets un vol qualifié pour qu’on me reprenne dans le bagne.

— Il est évident, ponctue Bel-Ami, que tous n’ont pas la chance. Moi, j’ai mon commerce, ma maîtresse, une Anglaise.

Il m’indiqua le côté de la caisse. Je regardai. Je vis une maigre négresse.

— Elle est des Barbades, dit-il.

— Je vois, fis-je.

— Ah ! la femme fait oublier bien des misères. Ainsi, au bagne — et montrant ses belles dents — sans les femmes des surveillants…

— L’or ! ah ! l’or !

— Ferdinand, tu vas te taire, ou je te présente ton compte !

Je dois vous dire que je fais crédit à ces gens. C’est une boule de neige, les uns paient, les autres non. On apprend la charité, dans notre monde !

— Et moi, jeta l’homme qui voulait commettre un vol qualifié, moi, je m’évade, pas plus tard que demain.

— Et il aura raison ! dit Bel-Ami. Je vais vous faire comprendre. Supposons que nous commettions un crime, tous deux… On est arrêté ensemble, ensemble, on arrive au Maroni, on en a chacun pour huit ans. On fait son temps. Après, moi je m’évade. Je passe cinq années sur les trottoirs de New York, de Rio ou Caracas, et je rapplique. D’après la loi, on doit me libérer. J’ai été cinq ans absent. Et on me libère ! Vous qui serez resté à trimer, vous en aurez encore jusqu’à perpétuité !

— Quand nos aïeux ont fait la loi, ils devaient être noirs, dit l’abruti qui, dans sa pénombre, avec obsession, rêvait à l’or.

Je payai.

— Pour le vin seulement ; c’est moi qui offre les deux rhums.

— Merci.

Et je sortis.

C’était la nuit sans étoiles. Cayenne, comme d’habitude, était déserte et désespérée. J’avais à peine fait vingt pas dans les herbes qu’on m’appelait. C’était Bel-Ami.

— Pardon, monsieur ! fit-il en soulevant son canotier, vous avez oublié votre monnaie sur la table.

Il me la rapportait.

 

HESPEL-LE-CHACAL

 

Cet autre jour, comme je passais dans les couloirs — ces couloirs qui donnent la chair de poule — des locaux disciplinaires du camp de Cayenne, je vis, par l’une de ces rues de cachots, une pancarte qui, à la porte d’une cellule, portait en gros caractères, à l’encre rouge, ces trois mots : « À surveiller étroitement. »

— Qui est-ce ? demandai-je au délégué qui m’accompagnait.

Et le délégué, du sourire de l’homme qui en sait long :

— Ah ! c’est Hespel, l’ancien bourreau de bagne, une vieille célébrité.

— Pouvez-vous me faire ouvrir ?

— Volontiers.

Et le porte-clefs, un Arabe, fit jouer la lourde serrure, d’une poigne de fer.

Dans la cellule, guère plus grande qu’un cercueil, un homme venait de se dresser et, torse nu, mains dans le rang, regard résolu, il fixait l’apparition imprévue que j’étais.

Fort encore. Il avait plus de quarante-cinq ans d’âge, mais n’était point vieux. Solide comme un tronc ; ses lèvres tremblaient comme un roseau.

— Eh ! bien, Hespel, dit le délégué, voilà monsieur. Si vous avez quelque chose à dire, vous pouvez parler.

Hespel fit un pas en avant et, toujours au garde-à-vous :

— À qui donc ai-je l’honneur de parler ?

Je le lui dis.

— Ah ! parfait ! j’allais vous écrire.

— Si je vous gêne, Hespel, je puis me retirer, fit le délégué. Vous pouvez parler en toute liberté.

— Dieu lui-même n’a jamais gêné Hespel, répondit Hespel.

Et, s’avançant encore d’un pas, il se présenta :

— Hespel Isidore, dit Chacal, matricule 13.174, ancien camisard, vingt ans de bagne pour avoir lancé un bouton de pantalon à la tête d’un colonel, en Afrique. Ancien bourreau des îles du Salut pour le compte de l’Administration, présentement maintenu en cellule à cause d’un meurtre que j’ai commis sur la personne du transporté Lanoé, du 2e peloton, qui voulut m’empoisonner et qui avait assassiné sa mère qui lui donna le jour !

Ayant repris respiration, il lança :

— C’est t’honteux.

Un judas éclairait misérablement la cellule. Une planche, munie de la barre de justice — la manille, — deux récipients à terre, l’un pour l’eau, l’autre pour la vidange. D’un geste, Hespel me montre cela, disant :

Voilà le cloaque où depuis sept mois, comme un pourceau de la sorcière Circé, je me roule dans la fange de l’iniquité.

— Hespel, reprit le délégué, vous n’êtes pas au bagne à cause d’un bouton de pantalon, mais pour tentative d’assassinat.

— Et aussi pour avoir crié : « Mort aux gendarmes ! Mort aux vaches ! » et pour ma maxime que je porte au bras : « Sauve qui peut ! Succombe qui doit ! »

Il se raidit et fit : « Je vais parler. »

 

ET IL PARLE !…

 

— Tant que la justice régna au sein du bagne, de cette justice je me suis fait l’auxiliaire. C’est pourquoi je fus exécuteur des hautes œuvres. Mais, du jour où j’ai compris que la justice n’existait qu’à l’état de feu follet, j’ai déserté cette route marécageuse.

Monsieur, grâce à mes importantes fonctions, j’ai vu tant d’injustices, tant de massacres froidement ordonnés et exécutés, que j’ai décidé de rentrer dans la vie solitaire.

Au bagne, quand un forçat est investi de la charge de bourreau, du coup il devient un puissant personnage, mais si, comme moi, homme de cœur et de générosité…

— Taisez-vous donc, Hespel, vous avez passé votre temps à manger aux deux râteliers (le bagne n’est tenu que par la délation).

— … homme de cœur et de générosité, il commet l’imprudence de démasquer l’ostracisme (!), il devient aussitôt, pour quelques surveillants, un oiseau de mauvais augure, si bien que de sa grandeur, il tombe dans la décadence. C’est mon histoire.

Il siffla comme un Japonais et continua :

— Je dois vous dire encore une raison qui m’avait fait accepter l’emploi de bourreau. C’est que, d’après moi, ce haut emploi ne va pas à l’encontre du cœur humain, et que mieux vaut un bourreau défenseur des opprimés qu’un civil quelconque, comme Deibler, qui ne connaît même pas ses victimes !

 

JE SUIS HESPEL, DIT CHACAL

 

Lui, les connaissait ! il avait des tendresses pour les camarades qu’il menait à la bascule. La tête dans la lunette, il la prenait par l’oreille et, une fois le couteau tombé, il ne lâchait pas. Devant les transportés de troisième classe agenouillés autour de la guillotine, et ceux de deuxième, derrière leurs barreaux, témoins forcés du châtiment, il déposait alors doucement, dans le panier, le chef sanglant de son vieil ami. Et pendant huit jours, se promenant face au Rocher noir (île du Diable), il répétait au vent du large et aux requins : « Je suis Hespel, dit Chacal. »

— Hespel ! tout cela est bien, mais pourquoi êtes-vous en cellule ? pourquoi passerez-vous de nouveau en cour d’assises ; il faut le dire, fit le délégué.

— Et je vais le dire, commandant. Parce que j’ai tué un infanticide.

— Un infanticide ?

— Oui, le pourceau Lanoé, qui avait tué sa mère.

— Mais ce n’est pas parce qu’il a tué sa mère que vous l’avez tué ?

— Non ! il voulait me tuer. Écoutez, je vais parler.

Une première fois, sur le pénitencier des îles du Salut, à l’époque où l’ex-caporal Deschamps, le traître à sa patrie, détenait, lui et ses complices, un poison violent pour jeter dans les citernes, j’ai failli, pour avoir servi la société, mourir sous les coups des conspirateurs.

Une autre fois — et M. le délégué sait bien ce que je veux dire, car s’il est des surveillants militaires, honneur de la profession qui travaillent au relèvement moral des malheureux, il en est d’autres… qui ont tenté de me tuer…

Une troisième fois — et c’était trop — Lanoé, conseillé par des autorités que je citerai devant mes juges…

Et Hespel découvrit ses dents.

— Il a voulu me faire le coup du père François ; alors… !

Le bourreau, soudain, bondit en avant et de son poing poignarda le vide.

Je reculai d’un pas.

— Alors, je lui ai répondu par le coup de Barcelone ; je lui ai flanqué Achille (son couteau) dans les boyaux !

Je vais passer en cour d’assises. Assistez-y. Je prends la liberté, monsieur, de vous y inviter. Ce sera une affaire sans précédent. Quel défilé curieux vous y verrez ! Des témoins sournois, retors, blêmes de crainte. Leur but ne sera pas de dire la vérité, mais de ne pas se compromettre en la disant. Il y en aura de loquaces, ce seront les menteurs ; de muets, et ce sera ceux qui savent le plus. Et les allures ! ce sont elles qui décèleront l’ignominie des témoignages. On échafaudera contre moi plus de mauvaise foi qu’il n’y a d’arbres dans la brousse sans fin de Guyane. Vous verrez le bagne sur son propre visage.

L’éloquence d’Hespel prenait peu à peu de l’allure :

— Ma tête est en jeu et me voici dans cette cellule où moi-même je suis venu chercher, pour les exécuter, trois condamnés à mort, à leur dernier matin. Est-ce là le fruit de mes nombreux services à la justice et à la surveillance ? Si obscur que je sois devenu, après tant de déceptions, aurais-je encore celle d’avoir tant souffert, pour rien ? Est-il écrit que mon sang sera versé pour satisfaire — et il regarda férocement le porte-clefs — ceux qui, au contraire, devraient me protéger contre la haine clandestine ? Entendrai-je, une nuit prochaine, entre mes deux petits pots, le chant du condamné à mort ?

 

LE CHANT DU CONDAMNÉ À MORT

 

Hespel s’arrêta.

Quand un transporté doit être exécuté, ses camarades, généralement, le savent la veille. Lui, l’ignore. Alors, au cours de la nuit, par suite d’une vieille coutume que les malheureux se transmettent de génération en génération, un chant dont personne du peuple libre n’a encore pu se procurer les paroles, et dont seuls les forçats sauraient répéter l’air et le rythme, s’élève des cases proches de la case tragique. Cela veut dire : « Tes camarades te préviennent et veillent. C’est pour ce matin. Si tu as quelque chose à faire, fais-le. »

— Voyez, reprit Hespel, on a poussé la méchanceté jusqu’à coller cette pancarte à la porte de ma cellule : « À surveiller étroitement. » Ce qui signifie : homme dangereux.

Dangereux pour les fonctionnaires et pour les agents indélicats.

Oui !

Mais dangereux ! Ah ! pauvre Hespel !

Voilà, monsieur, ce que j’avais à vous dire, du haut de mes vieux jours d’où, comme sœur Anne, je ne vois rien venir que de la misère.

Le porte-clefs repoussa la porte, qui s’appliqua comme une dalle sur un tombeau.

Deux semaines plus tard, dans l’allée des Bambous, à Saint-Laurent-du-Maroni, je rencontrai M. Dupé, directeur par intérim de l’administration pénitentiaire.

— Ah ! vous savez, me dit-il, votre protégé vient d’être condamné à mort par la cour d’assises de Cayenne.

— Qui ?

— Hespel.

— Alors, il n’y a plus de bourreau ; qui l’exécutera ?

— On trouve toujours.

— Et lui, qu’a-t-il dit ?

— Il a dit qu’il n’avait aucune confiance dans son successeur quel qu’il soit, et qu’il demanderait comme dernière volonté, la faveur de monter la machine.

 

L’EXPIATION D’ULLMO

 

— Tenez ! le voilà ! c’est lui !

Il remontait du port par la rue Louis-Blanc, un parapluie pendu à son bras, vêtu d’un méchant habit de coutil noir, et il marchait d’un pas lent, du pas d’un homme qui pense profondément.

Jeannin, Jeannin le photographe, sauta sur son appareil, bondit et saisit l’homme dans son viseur. L’homme ne se retourna même pas. Il était indifférent à toute manifestation humaine.

C’était Ullmo, ex-enseigne de vaisseau de la marine française.

Il avait quitté le Diable (l’île du Diable) depuis cinq semaines. Quinze ans ! Il était resté quinze ans sur le Rocher-Noir, dont huit ans tout seul, tout seul. La guerre lui avait amené des compagnons, d’autres traîtres. Enfin ! on l’avait transporté sur la « grande terre ». Les internés des îles du Salut appellent Cayenne la « grande terre ! ».

Ce n’est pas une faveur qu’on lui fit. C’est le jeu normal de la loi qu’on lui appliqua, très lentement. La loi dit : « Tout condamné à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, pourra, au bout de cinq années de sa peine, être transporté sur un continent… » Mais, au bout de ses cinq années, Ullmo trouva 1914. Ce n’était pas précisément une date favorable à sa libération. Bref, la guerre lui fit du tort — à d’autres aussi ! Elle lui coûta dix années de plus de châtiment total. On lui laissa continuer jusqu’en 1923 sa longue conversation avec les cocotiers et les requins.

Ullmo, dit-on ici, est un malin. S’il est sur la « grande terre », c’est qu’il s’est fait catholique. Sans le curé de Cayenne, il sécherait encore au « Diable ».

 

LE PÈRE FABRE

 

Ullmo s’est fait catholique.

Sans le père Fabre, curé de Cayenne, le gouverneur de la Guyane, même après quinze années, n’aurait pas signé le désinternement d’Ullmo. Le père Fabre a répondu d’Ullmo. Il a dit : « Je prends la chose sous ma responsabilité. »

Sans situation, sans un sou, même marqué (la petite monnaie de Cayenne s’appelle sous marqués), il était promis, comme tous les libérés, aux tonneaux de poissons pourris du marché couvert.

Le père Fabre le logea au presbytère.

Il y habite encore. Il y mange aussi.

— Monsieur, me dit le père Fabre, d’abord la conversion d’Ullmo ne regarde personne.

Le père Fabre m’ayant répondu cela sur un ton cavalier :

— Pour mon compte, mon père, vous savez… lui dis-je…

— Il a payé, il paye encore. Il ne demande que l’oubli. Donnons-le-lui.

— Donnons-le-lui.

— Que n’a-t-on pas raconté sur nous deux ?

Voici les choses. Asseyez-vous, gardez votre casque à cause de la réverbération. Petite ! apporte-moi mon casque.

— Voici votre casque, mon bon père, fit une petit fille noire.

— Je reçus un mot, il y a quelques années, du commandant des îles, me demandant un catéchisme et quelques livres religieux pour un condamné qui en exprimait le désir. J’envoie le catéchisme. Six mois passent. Je reçois un autre mot du même commandant pour des livres plus sérieux. C’était un mécréant ; il n’existe pas de livre plus sérieux que le catéchisme, mais j’envoyai les évangiles. Quatre mois passent. M’arrive une lettre sur papier réglementaire. Un transporté réclamait ma visite. C’était très mal signé. Je lus : Ullu. Il était des îles du Salut. On ne va pas aux îles du Salut comme ça ! Enfin, j’y allai. Et je vis Ullmo. Il me dit qu’il se sentait appelé vers l’Église. «  Réfléchissez, lui dis-je. Écrivez-moi, je reviendrai dans six mois. »

Ce fut une belle conversion, pure et entière. Quand je retournai au Diable, j’avais le Bon Dieu dans ma soutane.

Je portais à Ullmo la première communion.

Entre Royale (l’Île Royale) et le rocher… Vous en revenez ? Vous connaissez ce passage ? Ce jour-là, ce fut plus infernal encore. Et les requins ? Ce n’est pas pour ma soutane que je craignais, mais pour le Bon Dieu !

Ullmo communia dans sa case. La case tremblait sous ce vent furieux. Une lampe faite dans un coco représentait seule la pompe catholique. Sur cette lampe, de Boué, de la bande Bonnot, avait gravé, à la demande d’Ullmo (peut-être avec son surin), un des plus beaux versets des psaumes : « Si l’Éternel ne bâtit la maison… »

Maintenant Ullmo est catholique. Qu’on le laisse en paix. Ne comptez pas sur moi pour le voir. D’ailleurs, il est invisible.

Sitôt arrivé à Cayenne, Ullmo chercha du travail. Au début de sa peine l’argent ne lui manquait pas. Lettres et mandats arrivaient régulièrement. Du jour où il se fit catholique, sa famille rompit. Elle avait passé sur le crime contre la patrie, mais se dressa devant le crime contre la religion. Elle n’a pas renoué. Il est lamentablement pauvre.

Le père Fabre lui donna une paire de souliers ecclésiastiques. Avec quinze francs qui lui restaient il acheta cet habit de coutil noir. Quant à son parapluie, c’était celui de la bonne du curé…

Il alla de maison en maison. Il disait : « Prenez-moi, prenez-moi comme domestique. » On lui répondait : « On ne peut pas prendre un ancien officier de marine comme domestique. » Il répondait : « Je ne suis plus le lieutenant Ullmo, je suis un traître. »

Il faillit entrer à la Compagnie Transatlantique. Mais le gouverneur dit non. Avec les bateaux, il pourrait s’évader. « Je n’ai plus de parole d’honneur, mais j’ai ma foi, dit-il. Sur ma foi je jure que je ne m’évaderai jamais. » Mais ce fut non. On le voit rôder dans les bureaux du gouvernement.

Au gouvernement, on emploie des assassins, des voleurs, comme « garçons de famille ». Mais, lui, on le chassa. « Courage ! lui disait le Père ! Courage ! » Le jour d’une grande fête religieuse à Cayenne, je le vis qui suivait de loin une belle procession : il avait les yeux sur le Saint-Sacrement que portait son bienfaiteur et chantait avec les petites filles noires :

 

Que ta gloire, ô Seigneur,

Illumine le monde !

S’il te faut notre cœur…

 

Mais il n’avait pas encore trouvé de place. Il frappa aux comptoirs Chiris, il frappa aux comptoirs Hesse. Enfin, il trouva la maison Quintry, exportation, importation.

— Eh bien ! entrez, dit M. Quintry, je vous prends à l’essai.

On m’avait bien dit que la maison Quintry était rue François-Arago, mais je n’arrivais pas à la dénicher ; la persévérance m’y conduisit.

— Oui, fit M. Auguste Quintry, c’est bien chez moi qu’est Ullmo.

Il n’était pas là en ce moment, il expédiait des chèques, il allait revenir.

— On ne comprendra peut-être pas, me dit M. Auguste Quintry, que j’aie tendu sinon la main, du moins la perche, à Ullmo. En France, vous voyez la faute, en Guyane, nous voyons l’expiation.

M. Auguste Quintry se remit à écrire. Après un instant :

— Hier, en sortant du comptoir, à onze heures, j’emmenai Ullmo chez moi pour lui donner des échantillons. Je le fis asseoir dans mon salon et partis chercher mes deux boîtes. J’ai une petite fille de dix ans. Voyant un monsieur dans le salon, elle se dit : « C’est un ami de papa. » Elle va vers Ullmo : « Bonjour, monsieur », et lui tend la main.

J’entendis ma petite fille qui crie : « Papa ! le monsieur pleure. »

J’arrive, les larmes coulaient le long des joues d’Ullmo.

— Eh bien ? lui dis-je.

Je compris.

— Pardonnez, fit-il, voilà quinze ans qu’on ne m’avait tendu la main.

 

L’ENTREVUE

 

Ullmo apparut. Sans regarder dans la boutique, il alla s’asseoir à sa place de travail, une table près de la fenêtre.

Il n’est pas grand. Son teint était jaune. Sa figure, un pinceau de barbe au menton, avait quelque chose d’asiatique. Son habit de coutil noir était déjà tout déformé.

— Je vais l’appeler, fit M. Quintry.

— Pas ici, devant les autres.

— Alors, passons derrière.

Nous allâmes derrière.

— Dans cette réserve vous serez bien.

De grosses fèves aromatiques séchaient par terre. Elles iront à Paris par le prochain courrier. C’est le secret des parfumeurs. Elles finiront dans de jolis flacons aux noms poétiques à l’usage des belles dames. La belle Lison en achètera un, peut-être !

— Ullmo ! voulez-vous venir un moment ?

Il vint aussitôt.

— Je vous laisse, dit M. Ouintry.

— Voici qui je suis, lui dis-je. Je viens vous voir pour rien, pour causer. Vous pouvez peut-être avoir quelque chose à dire ?

— Oh non ! je ne demande que le silence.

— Et sur vos quinze années au Diable ?

— Il y a deux points de vue : celui du condamné et celui de la société. Je comprenais fort bien celui de la société ; je souffrais également fort bien du point de vue du condamné. Voyez-vous, ce ne sont pas les hommes, mais les textes qui sont le plus redoutables. Et plus ils viennent de haut et de loin, plus ils s’éloignent de l’humanité. J’ai expié. J’ai voulu expier. Je me suis fait un point d’honneur de ne pas mériter en quinze ans une seule punition. C’était difficile. Un réflexe qui, dans la vie libre, ne serait qu’un geste, ici devient une faute. J’ai trahi. J’ai voulu payer proprement. Vous avez été au Diable, déjà ?

— Oui.

— Ah ! Cela ne fait pas mal en photographie, n’est-ce pas ? Quand je suis arrivé sur le Loire, en 1908, moi aussi j’ai dit : c’est coquet.

— Vous êtes resté huit ans tout seul ?

— Oui, tout seul.

— Mais il n’y avait personne ?

Avec un sourire amer :

— Si. Des cocotiers. Une fois le gouverneur est venu. Il demanda à mon surveillant : « Combien de temps restez-vous au Diable ? » — « Six mois ». — « Six mois ! C’est effrayant ! Comment pouvez-vous tenir ? »

J’y étais depuis douze ans. Un grand sarcasme silencieux me traversa l’âme. Mais j’étais un traître. J’expiais. Toujours les deux points de vue.

— Vous logiez dans la case en haut ?

— Pas tout de suite. Elle n’était pas bâtie. Je suis resté un an dans l’ancienne case à Dreyfus, face à la mer.

— Le tintamarre infernal des lames ne vous a pas rendu sourd ?

— Non. Mais je connais tous les requins. Je leur avais donné des noms et je crois bien qu’ils accouraient, quand je les appelais, les jours où j’avais trop besoin de voir quelqu’un…

On m’avait dit : « Ullmo est vidé. Le châtiment fut le plus fort. Vous ne trouverez qu’une loque. » C’était faux. Son intelligence est encore au point.

— A-t-on parlé de mon changement de situation en France ?

— Oui.

— Ah ! fit-il, agacé. Je n’ai jamais compris quel ragoût avait mon histoire pour le public. Ce n’était qu’une pauvre histoire. Oh ! si pauvre !

— Et maintenant, attendez-vous mieux ?

— Que voulez-vous que j’attende ? Je ne suis pas un sympathique, pour que l’on s’occupe de moi.

— Et votre famille ?

— Ce que je puis faire de mieux pour ma famille est de me faire oublier d’elle. Avoir un parent au bagne ce n’est pas gai. Ma famille, elle, n’a rien fait.

— Vous vous êtes converti ?

— Oui, j’ai reçu le baptême, il y a cinq ans.

— Je considère, reprit-il, qu’au point de vue humain, je suis sorti de la grande misère. J’espère pouvoir gagner deux francs cinquante par jour. Cela me suffira. À ma première paye, j’achèterai une chemise.

Je vis qu’il n’avait pas de chemise, ni de chaussettes.

— Quant à la vie intérieure, j’ai ce qu’il me faut.

— Vous ne pensez pas à la possibilité, un jour, de revenir en France ?

— En France, la vie serait impossible. Qui oserait me faire gagner deux francs cinquante par jour ? Je pense me refaire une existence ici.

— Vous marier, peut-être ?

— Joli cadeau à faire à une femme !

— Vous avez des projets ?

— Attendre la mort, proprement.

Il n’eut pas un mot de plainte, pas un mot d’espoir. Il me dit :

— Vous avez vu la procession avant-hier ? Vous feriez plaisir au Père Fabre si vous en parliez pour montrer la grande foi qui demeure ici.

Il me dit aussi :

— Oui, je suis un traître, mais… Ce n’est pas une excuse que je cherche, c’est une vérité que je vais dire : on a été traître, comme on a été ivre. Je suis dégrisé, croyez-moi.

— Ullmo !

Son patron l’appelait.

Je lui tendis la main. L’émotion bouleversa ses yeux.

Je sortis par la cour, rapidement.

 

MONSIEUR DUEZ… ET MADAME

 

On dit : Monsieur Duez.

Ses anciens collègues, les forçats, disent : Monsieur Duez.

Quand il vient à Cayenne, pour ses affaires, le peuple libre qui le rencontre lui dit : « Bonjour, monsieur Duez ! »

Il a fini sa peine. Ses douze ans sont achevés. Mais comme il fut condamné à plus de sept années, il est astreint à la résidence perpétuelle.

Il vient à Cayenne parce qu’il n’habite pas Cayenne. Il est concessionnaire d’une île à deux heures de là. Duez fut liquidateur, puis bagnard ; maintenant, il est éleveur. Son domaine, romantique au milieu de ces flots hargneux, porte le nom d’Îlet-la-Mère. À côté, est l’Îlet-le-Père. Plus loin, le rocher sinistre avec son feu rouge : l’Enfant perdu !

Duez ? Un forçat « à la noix de coco » ! Telle est l’opinion de ses pairs, qui ajoutent : « En douze ans, il n’a pas planté une rame ! »

L’île Royale était son séjour. Il n’a jamais connu la case. Il habitait seul, dans un carbet, sur la belle route brique qui monte au plateau. Gardien de la poudrière ! c’était son titre : c’est-à-dire, qu’il était rentier.

Puis, il fut libéré.

Un jour, on vit débarquer du Biskra à Cayenne (un seul bateau vient à Cayenne : le Biskra, car pour parler comme les gens du cru, la Guyane n’est pas un pays, c’est le cul-de-sac du monde. Encore est-ce moi qui, pour être poli, ajoute : de sac), on vit débarquer une dame très bien. Pendant la traversée, le bord se demanda quelle pouvait être cette dame très bien qui allait à Cayenne. C’était Mme Péronnet.

Épouse divorcée de M. Duez, elle venait, après douze ans, rejoindre son ex-mari.

Alors, une légende courut la côte du châtiment.

— Ce n’est pas clair, dit-on. Ces choses-là n’arrivent jamais. Les femmes les plus amoureuses écrivent pendant un an, deux ans, trois ans, c’est le maximum. L’une tint cinq années, mais c’était une excentrique ! Qu’est-ce que Mme Péronnet vient faire dans cette galère ?

Quand on apprit que pendant la guerre, Mme Péronnet avait fréquenté le « deuxième bureau », chacun se frappa le front : « J’y suis ! Elle est envoyée par la Sûreté. On a peur que Duez se venge. Il pourrait écrire ses mémoires, les vendre à l’étranger ! s’évader ! On lui envoie la chaîne, la douce chaîne ! »

Mme Péronnet débarquait avec deux cent cinquante mille francs.

Duez avait obtenu la concession, madame la mettrait en valeur.

Et, secouant leurs semelles sur les cailloux de Cayenne, ils partirent tous les deux, dans une petite barque, un matin, pour l’île en pain de sucre, leur royaume de noces d’argent.

 

DANS L’ÎLE EN PAIN DE SUCRE

 

Le soleil se levait, ce jour-là. Et la mer aussi ! Nous étions sur le quai. Le canot automobile ne voulait rien savoir. Il aurait dû pétarader, il ruait. Le directeur des douanes m’accompagnait à l’Îlet-la-Mère pour régler une affaire avec Duez. Ses services lui avaient signalé que, la veille, une tapouille brésilienne s’était arrêtée deux heures à l’îlet. L’îlet n’est pas un port, aucun bateau, si tapouille soit-il, ne doit y relâcher. Duez le premier savait cela. « Il doit faire de la contrebande, ce coco-là ! » disait le directeur.

Le tout était de démarrer. Une fois au large, on mettrait la voile et le vent travaillerait.

— Regardez mon mécanicien ; il est gentil, ce petit gars. Il a tué un gendarme dans une grève, à Montceau, cet écervelé-là ! Et savez-vous ce que fait son père ? Son père est capitaine de gendarmerie !

On embarqua.

Cela n’alla pas du tout. Pendant deux heures, nous vîmes plutôt la mer par-dessus qu’au-dessous de nous.

On m’aurait affirmé que je n’étais plus un homme, mais l’âme d’une mèche de vilebrequin en action, que je n’aurais pas rectifié. Dire que les originaux qui, dans les foires, paient cinquante centimes pour monter dans un panier à salade, appellent cela : aller à la fête !

Le gréviste excessif avait de la poigne. Il vainquit les flots. Et tout en naviguant de travers nous arrivâmes droit à l’Îlet-la-Mère.

L’émoi était dans la place. Nous vîmes cela en approchant. D’abord un homme sortit de la maison, il regarda ; puis ce fut une dame, puis un autre homme. Puis la dame courut. Elle partait passer une plus belle robe.

On abordait avec précaution. Cela prit cinq minutes. Puis les trois insulaires s’avancèrent curieusement, comme si nous étions des sirènes folâtrant de brisants en brisants. Nous sautâmes sur le sol. Ils n’eurent pas peur.

— Voilà Duez, dit mon compagnon.

— Qui ? Le petit en pyjama ?

— Oui.

— Il n’a donc plus de ventre ?

— Bonjour, monsieur Duez, fit le directeur des douanes.

— Bonjour, monsieur le directeur.

— Je vous présente monsieur, qui est journaliste.

— Ah ! ah !

Duez continua les présentations, un peu éberlué :

— Mme Péronnet !

— Mes hommages, madame, mes…

— Le lieutenant Péronnet (pas parent).

C’était un grand diable qui portait la Légion d’honneur.

 

MADAME INTERVIENT

 

— Monsieur le directeur, dit Mme Péronnet, qui prit de suite figure de commandant militaire de l’île, je sais ce qui nous vaut l’honneur de votre visite. C’est pour la tapouille d’hier.

— Oui, madame, le gouverneur n’est pas content. Les tapouilles…

— Les tapouilles ! les tapouilles ! En voilà une histoire pour une tapouille ! Vous n’allez pas vous imaginer qu’après avoir dépensé 225.000 francs de mon argent là-dedans, je vais compromettre ma situation pour vendre trois cochons au Brésil ! J’irai le voir, le gouverneur, moi !

— Mais elles n’ont pas le droit…

— Que voulez-vous que j’y fasse ? Elles s’arrêtent ici pour prendre de l’eau. Est-ce que je peux refuser de l’eau à des gens qui ont soif ? Me voyez-vous, sur la rive, criant à des navigateurs : « Non ! vous ne boirez pas ! Allez-vous-en ! le gouverneur ne veut pas que vous buviez ! la France non plus ! Sur ce coin perdu du monde nous sommes la France ! »

Un beau drapeau tricolore claquait à la porte de l’île.

— Et l’autre nuit ? Cela vous ne l’avez pas su. Sur ce rocher-là que vous voyez… car vous connaissez le pays. Il n’y a que rochers dans votre pays, même dans la mer… Et moi qui habitais Paris ! L’autre nuit une goélette s’est fracassée dessus. Nous avons été réveillés par des cris d’épouvante. Alors j’aurais dû hurler à ces malheureux : « Noyez-vous ! N’abordez pas ! Ordre du directeur des douanes ! » Eh bien, nous sommes allés les chercher. C’est une décoration qu’on devrait nous donner. Ils sont restés tout un jour ici. C’étaient des Brésiliens aussi. Ils ont retapé leur barque. Et je ne leur ai pas vendu de cochons !

Se tournant vers moi :

— Je savais que vous étiez ici. Je sais tout. Si vous n’étiez venu, j’aurais été vous trouver. Il ne faut pas qu’on nous fasse de la misère.

Et au directeur des douanes :

— D’ailleurs, vous allez les compter, mes cochons, et un par un. Edmond ! cria-t-elle à Duez, rassemble les cochons.

Duez avec qui j’allais rassembler les cochons, fit incidemment :

— C’est ma femme qui dirige tout ici.

Nous marchions vers la porcherie.

— Eh bien ! voilà, me dit-il, on se fait à tout. Et si je vous disais que parfois j’ai la nostalgie de mon petit carbet de l’île Royale !

— Edmond ! où es-tu ?

— Je comprends cela, fis-je.

Et s’arrêtant, sans répondre à sa femme :

— Je n’ai jamais pu m’expliquer ma condamnation. Tous, juges d’instruction, avocats, me disaient : « Laissez-nous faire. » Quand les membres du jury entrèrent en délibération, ils firent appeler le président. Il vint avec l’avocat général. Le président du jury dit : « Monsieur le président, tous les coupables ne sont pas là (il avait raison), l’instruction n’est donc pas complète. Nous ne pouvons pas juger. » — Vous devez juger, sinon je condamne les membres du jury aux frais du procès, répondit le président, ce qui était très juste. Puis il s’en alla. Le président se tourna alors vers l’avocat général et dit : « C’est l’acquittement pour tout le monde ! » Mon avocat, Maurice Bernard, me crie : « C’est l’acquittement ! Je téléphone pour retenir une auto. » Le jury avait à se débattre entre deux mille questions. On me colle douze ans. Que s’est-il passé ? Mystère !

Je ne suis pas innocent. J’ai commis un abus de confiance, mais…

— Mais gouvernemental.

— Edmond ? où est-tu ?

— On fait courir des bruits maintenant. On prétend que je publierai des mémoires. Non ! j’ai juré de ne jamais parler. J’ai l’habitude de tenir ma parole. Je l’ai prouvé en cour d’assises. Ah ! si j’avais été méchant ! Mais du moment qu’on a promis ! Je ne demanderais qu’une faveur, c’est d’être quatrième-deuxième (libre de circuler dans le monde). Je pourrais aller au Brésil pour mes cochons.

Le second groupe arriva :

— Comptez mes porcs, monsieur le directeur. Et cette truie va en faire sept dans huit jours. Je vois ça à vue d’œil.

N’apercevant, à l’horizon, que la grande brousse :

— Avec quoi nourrissez-vous vos cochons ? madame, demandai-je.

— Avec de la viande de requin !

— Et qui pêche les requins ?

— Moi ! pardi ! et Martin aussi, le pileur de têtes de poissons. Martin, viens montrer ta binette à ces messieurs. Vous allez voir une binette de vieux pileur de têtes de poissons !

Un forçat centenaire, barbu, poilu et chevelu fit son apparition (dix forçats sont assignés chez Duez comme domestiques).

— Si l’on m’avait dit que je commencerais à blanchir au milieu de dix forçats (avec son mari, cela faisait onze) ! Eh bien ! ils sont très faciles à diriger. Je n’échangerais pas mes dix forçats pour une bonne de Paris.

Nous aperçûmes quelques bœufs sur les pentes.

— C’est à vous, cela, aussi, madame ?

— Évidemment, ce n’est pas au gouverneur. J’en ai dix à vendre. Les achetez-vous ?

— Nous en avons plus que cela, dit Duez.

— Non ! ce qui est vache, je le garde pour la reproduction.

— Isabelle ! as-tu pensé que ces messieurs pourraient avoir faim ?

— Occupe-toi de ton jardin. Vous allez manger une omelette, messieurs, comme n’en saurait plus faire la mère Poulard.

Un perroquet s’abattit sur son épaule. Elle embrassa le Jacquot.

— Mais je ne vous ai pas dit mon but, reprit-elle. Je veux approvisionner Cayenne. À Cayenne, on manque de tout. Quelle capitale ! Je lui enverrai des cochons, des bœufs, des canards, des poules, des pigeons, du charbon de bois, du poisson, des moutons.

— Tu sais bien que l’on ne peut pas faire de moutons dans ce pays.

— Je lui enverrai des moutons ! dit-elle, appuyant sur chaque syllabe. Maintenant, messieurs, faites-moi l’honneur de vous mettre à table.

Une pimpante maison coloniale (œuvre de Mme Péronnet) nous ouvrit ses portes.

On se mit à table.

— Nous sommes devenus un peu campagnards, dit-elle, comme pour excuser le décor.

On mangea comme des tigres.

— Le pauvre ! fit-elle, portant les yeux sur son mari. Depuis quinze ans ! Mais buvez, messieurs !

Et l’on but comme toute la Pologne monarchiste et républicaine.

 

LA ROUTE COLONIALE N° ZÉRO

 

Elle s’appelle, en réalité, route coloniale Numéro Un.

Comme elle n’existe pas nous la baptisons Numéro Zéro.

C’est elle qui faisait dire, dans les vieux temps, aux apaches jouant leur va-tout : « Et si l’on est refait, on ira casser des cailloux sur la route ! »

Aujourd’hui, quand arrive à la visite un forçat bien réussi, pieds en lambeaux, la fièvre aux yeux et la mort riant entre les lèvres, le docteur lui dit :

— Tu viens de la route, toi ?

— Oui, M’sieur l’major !

En tête des lits, à l’hôpital, vous lisez comme noms de maladies : « Revient de la route. »

Quelle magnifique route ! Elle doit traverser toutes les Guyanes. On n’a pas ménagé les cadavres. On y travaille depuis plus de cinquante ans… Elle a vingt-quatre kilomètres !

Ce matin, je repris le canot automobile. Pour aller sur la route de Cayenne, il faut d’abord monter en bateau, à Cayenne. C’est comme ça ! Cayenne n’est pas la grande terre, comme le disent, gonflés d’espoir, ceux des roches du Salut. C’est une île aussi. Traversons donc la rivière, et voici la pointe Marcouria ; et, cette fois, c’est bien elle, la grande terre d’Amérique du Sud, celle où, depuis un demi-siècle, arrivèrent soixante mille Blancs aux reins solides et qui n’avaient rien à perdre, soixante mille Blancs qui feraient voir au monde comment nous savions faire les routes… Ah ! mais !

Monsieur le gouverneur Canteau n’a beau gouverner que par intérim, il eût visiblement préféré, ce matin, avoir à me montrer un merle blanc ou même un pivert à trois pattes. Il aurait toujours pu dire : « Attendez, on les cherche ! » Il vient d’arriver, ce n’est pas sa faute. Il ne dit pas non plus que ce soit la faute d’aucun : mais son embarras est malgré tout sans borne : il me mène voir une route et, d’avance, il sait qu’elle n’existe pas !

Le surveillant de la pointe — il n’y a pas de route, mais pour une pointe il y a une pointe — n’était pas là. Il avait envoyé sa femme à notre rencontre. Sa femme était bien pâle et en peignoir. Elle dit : « Mon mari regrette, mais la fièvre le mange, il est dans son lit et il agite toutes ses couvertures. » On l’assura que cela ne faisait rien. Et pour donner un conseil à cette compatriote égarée sur cette pointe, on ajouta : — Faites-lui prendre de la quinine !

Un bagnard s’était installé là, commerçant. Je crus d’abord qu’il vendait des mouches. Il n’en était rien. Soigneux, il avait simplement recouvert sa marchandise avec des mouches, pour la préserver de la poussière. De sorte que nous n’avons pu savoir ce qu’il vendait.

C’était la pointe Marcouria.

Nous prîmes un camion automobile.

La route faisait un trou dans la brousse. Elle manquait à la forêt comme une dent manque à une mâchoire. On pouvait tout de même passer, en visant bien.

— Voyez le travail ! dit le gouverneur.

En Guyane, il pleut sept mois de rang, les cinq autres mois, il convient de sortir avec son parapluie. Lorsque, quittant la route, vous tâtez l’herbe du pied, vous trouvez le marécage. Les forêts sont des pri-pri, terres noyées. Quand, de temps en temps vous apercevez une savane, n’y courez pas, c’est une savane tremblante. Au bout de cinq kilomètres, le forçat qui était au volant céda sa place à un camarade. Il en avait déjà plein les bras.

Et il s’exprima ainsi :

— C’est comme si, monsieur le gouverneur, on roulerait sur des œufs qui faudrait pas casser !

 

LE SURVEILLANT FOU !

 

Voici l’emplacement de l’ancien camp. Ce camp vient d’être transporté au kilomètre 24. Ici reste une case. Cette case est le théâtre d’un drame, un drame à un personnage.

Dans le camion, le chef des travaux en avait avisé le gouverneur. Le surveillant du kilomètre 10, qui, chaque matin, reçoit les vivres et doit les répartir aux cent hommes du camp, est fou.

— Vous allez voir.

Nous descendîmes.

Un homme jeune, maigre, brun, l’œil narquois, un long couteau rouillé à la main, une scie à viande à côté de lui, derrière son établi, tout en se dandinant, nous regardait venir.

— Monsieur le gouverneur, dit le chef des travaux, je dois vous informer que tout le monde se plaint de ce surveillant, les chefs et les transportés. Personne ne touche plus son poids de bœuf. Au camp, il n’arrive guère que des os. Cet homme désosse et racle tout. Et voyez ce qu’il fait de la viande.

Au-dessus de lui des cordes étaient tendues comme pour sécher du linge, mais c’étaient des lambeaux de viande qui pendaient, verts et noirs.

— Allons ! Qu’est-ce que c’est que ça ? répéta le gouverneur.

— C’est mes rations !

— Non ! monsieur le gouverneur, ce ne sont pas ses rations, c’est ce qui devait être autour des os, qu’il envoie au camp.

Toute cette charogne, dont les morceaux dataient de huit jours, ne puait pas. On en fit la remarque.

— Ça ne pue pas parce que je les camphre, dit l’homme.

— Il les camphre ?

— Oui, monsieur le gouverneur, il roule la viande, dans du camphre.

— Allons ! qu’est-ce que c’est que ça ? répéta le gouverneur.

— C’est mes rations !

— Qu’en faites-vous ?

— Je vais vous le dire, monsieur le gouverneur, tous les dix jours, il en fait une caisse qu’il expédie à sa maîtresse, à Cayenne.

L’homme rageusement, planta son couteau rouillé dans une cuisse de bœuf, puis il sortit son revolver. Il poussa la porte de son gourbi solitaire, décrocha un second revolver et se coucha sur les planches, une arme à sa droite, une arme à sa gauche.

Il était saoul aussi.

Les bagnards de la route connaissent bien le kilomètre 10. Quand ils arrivent à sa hauteur, ils font un crochet par la brousse. Le bruit des pas surexcite l’homme au camphre. Parfois, sans se lever, il tire sur le passant, à travers la porte.

C’est un gazé de la guerre.

 

LE BAGNE, LE VRAI !

 

La Guyane est un pays inhabité. Son territoire est grand comme le tiers de la France, mais la Guyane n’a que vingt-cinq mille habitants — quand on compte avec amitié ! Le Guyanais qui va se promener prend son fusil comme nous notre parapluie. C’est l’habitude. En dehors de ceux qui font de la politique, ce qui nourrit, les autres sont des coureurs des bois, des balatistes (hommes qui saignent le balata), des chercheurs d’or. C’est vous dire qu’il y a peu de villages.

Voici pourtant Marcouria.

On nous fait entrer dans une charmante cage à lapins : la mairie. En notre honneur, le curé et le maire se sont réconciliés. Le curé, qui avait une belle barbe rousse, avait subtilisé une pénitente au maire, une petite Doudou, et la bataille s’en était suivie. Nous buvons du champagne. Le secrétaire de mairie était là, aussi. Fut-ce l’émotion ? Était-ce la coutume du pays ? Sitôt qu’il eut bu, comme un bébé joufflu qui se dégonfle, il souffla tout le liquide par la figure du gouverneur. Le gouverneur dit : « Ça ne fait rien ! »

Repartons.

Toujours des pri-pri, toujours des savanes tremblantes. Nous arrivons au kilomètre 24. C’est le bout du monde.

Et pour la première fois, je vois le bagne !

Ils sont là cent hommes, tous la maladie dans le ventre. Ceux qui sont debout, ceux qui sont couchés, ceux qui gémissent de douleur.

La brousse est devant eux, semblable à un mur. Mais ce n’est pas eux qui abattront le mur, c’est le mur qui les aura.

Ce n’est pas un camp de travailleurs, c’est une cuvette bien cachée dans les forêts de Guyane, où l’on jette des hommes qui n’en remonteront plus.

Vingt-quatre kilomètres dans ces conditions-là, mais c’est magnifique en soixante ans ! Dans quatre siècles, nous aurons probablement réuni Cayenne à Saint-Laurent-du-Maroni, et ce sera plus magnifique encore…

Pourtant, la question serait de savoir si l’on veut faire une route ou si l’on veut faire crever des individus. Si c’est pour faire crever des individus, ne changez rien ! Tout va bien ! Si c’est pour faire une route…

D’abord, ils ne mangent pas à leur faim. Aucun forçat ne mange à sa faim ; mais les autres ne font rien. Ceux-là n’ont plus la force de lever la pioche.

Ensuite, ils sont pieds nus. La « Tentiaire » dit : « Quand ils avaient des souliers, ils les vendaient ! » Possible. On pourrait peut-être inventer des souliers faciles à reconnaître aux pieds du peuple libre qui les achète ? Ils sont pieds nus, c’est-à-dire sur le flanc, leurs pieds ne les portant plus : chiques, araignées des criques, pian-bois (plaies ulcéreuses). C’est affreux à voir…

— Et à traîner, donc ! fait une voix.

On met, pour ouvrir la route, des misérables qui ne peuvent plus marcher !

En plus de cela, un mal les mine. Ce mal s’appelle ankilostomiase. Ce sont des vers infiniment petits, qui désagrègent l’intestin. Tous les bagnards en sont atteints. Ah ! ce teint de chandelle, ce ventre concave, ces yeux agrandis !

Pour eux, la quinine étant considérée comme un bonbon on ne leur en donne que lorsqu’ils sont sages ; alors la fièvre accourt tambour battant dans ce champ de bataille. Les travaux forcés ? Oui. La maladie forcée ? Non.

J’entre dans une case. Sur cent travailleurs, quarante-huit aujourd’hui sont abattus. Sous des moustiquaires noires de crasse, mais trop petites, leurs bras dépassent, leurs pieds dépassent et la plus infernale invention de Dieu, le moustique, mène là sa danse.

Les forçats ne me voient pas passer, même ceux qui regardent. La fièvre les a emportés dans son cercle enchanté. Ils gémissent et l’on ne sait si leurs gémissements sont un chant ou une plainte. Ils tremblotent sur leur planche comme ces petits lapins mécaniques quand on presse la poire.

Ce sont les terrassiers !

Quand on veut faire une route, on s’y prend autrement.

 

 

 

 

 Aux Îles du Salut

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021