BIBLIOBUS Littérature

MAI

 

1er mai.

Samedis populaires de Sarah. -- Les poëtes organisateurs de ces goûters choisissent dans Victor Hugo des choses bien dures, longues et mal dites, afin que le public dépense son ennui.

Sarah, qui dit une pièce de vers, est aussi fiévreuse que si elle jouait Phèdre pour la première fois. On applaudit un peu le petit Brûlé qui croit à un rappel, rentre, et on n'applaudit déjà plus.

Mendès dit élégamment à Guitry : « Vous faites corps avec les proses de Jules Renard. » Rostand arrive. C'est décidément un grand homme. Il n'offre que celle de ses mains qui tient sa canne. Il répond à peine. Je trouve cela très bien, parce qu'il fait des frais pour moi.

Guitry récite. Bernard vient me trouver. « Venez donc, Renard ! Guitry en est à son troisième rappel. »

Sarah, glaciale, feint de ne pas savoir que tout ce qu'a dit Guitry est de moi.

L'arbre avec ses jeunes branches est beau comme un cerf immobile.

Nous sommes tout dans notre premier livre. Nous ne faisons plus tard qu'arracher nos défauts et cultiver nos qualités, quand nous le faisons.

L'avenir n'est peut-être qu'un perfectionnement.

On n'est plein que de promesses déjà tenues. Il ne faut pas compter sur des choses nouvelles.

Il y a les conteurs et les écrivains. On conte ce qu'on veut ; on n'écrit pas ce qu'on veut : on n'écrit que soi-même.

Je dis à Léon Blum que sa femme est de celles qui nous font sentir notre vulgarité ordinaire. On est respectueux et dérouté. On fait une plaisanterie : elles ne répondent pas, elles sourient à peine, et nous voilà honteux.

La pie à longue queue perchée sur sa branche, comme une pipe.

C'est par pudeur, sans doute, qu'ils disent : « Elle veut voir les boeufs », d'une vache qui demande le taureau.

Ils ont bien de la misère, mais ils dorment comme des enfants.

-- Mon mari ? Il est mort.

-- Oh ! pardon, dis-je.

-- Oh ! ce n'est pas votre faute.

Le coquelicot chante déjà dans les blés.

Vous ne direz jamais autant de mal de moi que j'en penserais de vous, si je pensais à vous.

Ils sont tellement orgueilleux qu'ils disent, quand il a plu, que leur rue sèche plus vite que les autres.

Henry Bataille, un Rostand de vingt-six ans, et qui ne réussira pas. Plus laid, et moins glorieux. Une figure jeune et vieille, sans que l'oeil puisse nettement y localiser les âges. Un peu neurasthénique, mais prend plaisir à prononcer ce mot.

-- Je suis sûr de mourir à trente ans, dit-il.

Paresseux, ennuyé, très artiste. Buveur de thé. Presque pas de corps dans des vêtements gris clair. Fait d'admirables portraits en deux ou trois heures, et dit, quand il se trompe :

-- Voilà ce que c'est que d'avoir la prétention de fixer la nature en une séance.

Quand on se regarde cinq minutes dans une glace, on ne se trouve plus ressemblant.

Bady, vivante, nerveuse ; des yeux comme des encriers. Elle prétend qu'elle pleure quelquefois en cachette, la nuit. Bataille, étonné, l'ignorait. Ils se disent des mots gentils, et, tout à coup, semblent séparés par des mondes d'indifférence.

Bataille, des doigts comme des crayons.

-- Francis Jammes, qui est clerc de notaire à Orthez, dit Bady, est insincère et méchante langue, et, avec tout ça, exquis. Nous l'aimons bien. Il arrive à Paris, nous saute au cou, et tout de suite dit par derrière que Bataille le plagie.

5 mai.

Dans les passages sentimentaux de Courteline, il y a un bizarre mélange de Bossuet et de grisette.

6 mai.

Bientôt, le cheval sera sur la terre quelque chose d'aussi étrange que la girafe.

9 mai.

J'ai beaucoup entendu parler des cyprès : je ne sais pas encore ce que c'est.

15 mai.

Je suis le monsieur qui a toujours, hélas ! le petit mot pour rire.

16 mai.

Mort de Sarcey. A la mort d'un ancien, on est comme sur une écluse : on change de niveau vers la mort.

Sarcey me renseignait à mon goût sur le théâtre. Si j'allais à l'étranger, je serais heureux qu'on m'indiquât, non pas les hôtels de premier ordre, mais un hôtel moyen et confortable. Pour cela, je m'adresserais au Sarcey des voyageurs, s'il existe.

17 mai.

Je me destine à la profession de pontife.

20 mai

Il est touchant, Léon Blum, avec sa vieille tante aveugle. Gracieux comme Antigone, il la sert, lui nomme les plats, lui coupe sa viande. Depuis trente-cinq ans aveugle, elle regarde dans la direction de la voix entendue. Son visage ridé est pâle comme du linge blanc qui se déplie un peu. Une jeune fille lui sert de demoiselle de compagnie et lui fait la lecture. Elle s'intéresse à toute la vie qu'elle ne voit pas, et cela nous étonne, nous qui croyons la voir.

Blum m'explique très bien la différence qu'il y a entre Lemaitre et France. Lemaitre a l'air de tout comprendre, mais il ne comprend pas l'essentiel ; il n'a ni solidité, ni fond. France n'a qu'une légèreté apparente ; il a, dessous, l'intelligence sérieuse. Dans l'affaire Dreyfus, il ne pouvait pas broncher. Lemaitre a été le jouet de son intelligence superficielle ; il va çà et là, partout, avec agilité. France ne se sépare jamais de la raison. Il y est planté. Il peut faire, de la main, des gestes capricieux.

-- L'attitude actuelle de Barrès, dit Blum, donne la peur de relire ce qu'il a fait. Impossible que ce soit aussi bien qu'on croyait : on a du se tromper. Je suis patriote, de ce patriotisme que chante Victor Hugo dans Les Châtiments, et qui voudrait, même par la force, imposer au monde l'humanité, et dont le rêve serait de supprimer toute espèce de patriotisme. Je suis fier d'être Français, à cause d'un héritage d'idées que je n'aurais peut-être pas fait si j'avais été Anglais ou Allemand.

Il admire beaucoup Bernard Lazare qui a eu le courage de mettre en train l'affaire Dreyfus, et qui, le succès assuré, se retire discrètement et laisse la gloire aux autres.

29 mai.

Rostand dit qu'il s'embête. Veut un théâtre où il sera le maître. Il affecte de s'intéresser beaucoup à Dreyfus, à Marchand aussi. Il dit, d'un air fuyant, qu'il lui faut, comme à tout le monde des amis sûrs. Près de lui, on l'envie. On sent toute l'inutilité de l'effort qu'on ferait pour le rattraper ; on se venge en le trouvant grêle maigre, pâle, chauve d'une calvitie à laquelle ajoutent de longues mèches de cheveux sur le cou, un peu ridicule. Des traits fins, mais de près, tout cela n'est pas net. Il n'a l'air ni vaniteux, ni dédaigneux mais je crois qu'il tâche d'avoir l'air impénétrable et malin. Il s'enfermera à Paris cet été, dira qu'il est à Pougues, et on lui fichera la paix. Très indifférent à une estime comme la mienne, dont il est sûr, mais très sensible, je crois, aux éloges nouveaux des petits jeunes gens. Trouve du talent à Sée. Trouve le théâtre de Capus ennuyeux et lourd ce qui l'étonne de la part d'un homme de tant d'esprit.

 

 

 Chapitre suivanr: JUIN 1899

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