Livre 35
1. Les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry. - 2. Convoi du général Lamarque. - 3. Madame la duchesse de Berry descend en Provence et arrive dans la Vendée. - 4. Mon arrestation. - 5. Passage de ma loge de voleur au cabinet de toilette de mademoiselle Gisquet. - Achille de Harlay. - 6. Juge d'instruction. - M. Desmortiers. - 7. Ma vie chez M. Gisquet. - Je suis mis en liberté. - 8. Lettre à M. le ministre de la justice et réponse. - 9. Offre de ma pension de pair par Charles X : ma réponse. - 10. Billet de madame la duchesse de Berry. - Lettre à Béranger. - Départ de Paris. - 11. Journal de Paris à Lugano. - M. Augustin Thierry. - 12. Chemin du Saint-Gothard. - 13. Vallée de Schoellenen. - Pont du Diable. - 14. Le Saint-Gothard. - 15. Description de Lugano. - 16. Les montagnes. - Courses autour de Lucerne. - Clara Wendel. - Prières des paysans. - 17. M. A. Dumas. - Madame de Colbert. - Lettre de M. de Béranger. - 18. Zurich. - Constance. - Madame Récamier. - 19. Madame la duchesse de Saint-Leu. - 20. Arenenberg. - Retour à Genève. - 21. Coppet. - Tombeau de madame de Staël. - 22. Promenade. - 23. Lettre au prince Louis-Napoléon. - 24. Lettres au ministre de la justice, au président du conseil, à madame la duchesse de Berry. - J'écris mon Mémoire sur la captivité de la Princesse . - Circulaire aux rédacteurs en chef des journaux. - 25. Extrait du Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry . - 26. Mon procès. - 27. Popularité.
Chapitre 1
Paris, rue d'Enfer, mai 1832.
Les 12 000 francs de madame la duchesse de Berry.
Madame de Berry a son petit conseil à Paris,comme Charles X a le sien : on recueillait en son nom de chétives sommes pour secourir les plus pauvres royalistes. Je proposai de distribuer aux cholériques une somme de douze mille francs de la part de la mère de Henri V. On écrivit à Massa, et non-seulement la princesse approuva la disposition des fonds, mais elle aurait voulu qu'on eût réparti une somme plus considérable : son approbation arriva le jour même où j'envoyai l'argent aux mairies. Ainsi, tout est rigoureusement vrai dans mes explications sur le don de l'exilée. Le 14 d'avril j'envoyai au préfet de la Seine la somme entière pour être distribuée à la classe indigente de la population de Paris atteinte de la contagion. M. de Bondy ne se trouva point à l'Hôtel de Ville lorsque ma lettre lui fut portée. Le secrétaire général ouvrit ma missive ne se crut pas autorisé à recevoir l'argent. Trois jours s'écoulèrent ; M. de Bondy me répondit enfin qu'il ne pouvait accepter les douze mille francs, parce que l'on verrait, sous une bienfaisance apparente, une combinaison politique contre laquelle la population parisienne protesterait tout entière par son refus . Alors mon secrétaire passa aux douze mairies. Sur cinq maires présents, quatre acceptèrent le don de mille francs ; un le refusa. Des sept maires absents cinq gardèrent le silence ; deux refusèrent.
Je fus aussitôt assiégé d'une armée d'indigents : bureaux de bienfaisance et de charité, ouvriers de toutes les espèces, femmes et enfants. Polonais et Italiens exilés, littérateurs, artistes, militaires, tous écrivirent, tous réclamèrent une part de bienfait. Si j'avais eu un million, il eût été distribué en quelques heures. M. de Bondy avait tort de dire que la population parisienne tout entière protesterait par son refus ; la population de Paris prendra toujours l'argent de tout le monde. L'effarade du gouvernement était à mourir de rire ; on eût dit que ce perfide argent légitimiste allait soulever les cholériques, exciter dans les hôpitaux une insurrection d'agonisants pour marcher à l'assaut des Tuileries, cercueil battant, glas tintant, suaire déployé sous le commandement de la Mort. Ma correspondance avec les maires se prolongea par la complication du refus du préfet de Paris. Quelques-uns m'écrivirent pour me renvoyer mon argent ou pour me redemander leurs reçus des dons de madame la duchesse de Berry. Je les leur renvoyai loyalement et je délivrai cette quittance à la mairie du douzième arrondissement : " J'ai reçu de la mairie du douzième arrondissement la somme de mille francs qu'elle avait d'abord acceptée et qu'elle m'a renvoyée par l'ordre de M. le préfet de la Seine. "
" Paris, ce 22 avril 1832. "
Le maire du neuvième arrondissement, M. Cronier, fut plus courageux, il garda les mille francs et fut destitué. Je lui écrivis ce billet :
" 29 avril 1832. "
" Monsieur,
" J'apprends avec une sensible peine la disgrâce dont le bienfait de madame la duchesse de Berry a été envers vous la cause ou le prétexte. Vous aurez, pour vous consoler, l'estime publique, le sentiment de votre indépendance et le bonheur de vous être sacrifié à la cause des malheureux. "
" J'ai l'honneur, etc., etc. "
Le maire du quatrième arrondissement est tout un autre homme : M. Cadet de Gassicourt, poète-pharmacien, faisant des petits vers, écrivant dans son temps, du temps de la liberté et de l'Empire, une agréable déclaration classique contre ma prose romantique et contre celle de madame de Staël, M. Cadet de Gassicourt est le héros qui a pris d'assaut la croix du portail Samt-Germain-l'Auxerrois, et qui, dans une proclamation sur le choléra, a fait entendre que ces méchants carlistes pourraient bien être les empoisonneurs du vin dont le peuple avait déjà fait bonne justice. L'illustre champion m'a donc écrit la lettre suivante :
" Paris, le 18 mars 1832. "
" Monsieur,
" J'étais absent de la mairie quand la personne envoyée par vous s'y est présentée : cela vous expliquera le retard qu'a éprouvé ma réponse.
" M. le préfet de la Seine, n'ayant point accepté l'argent que vous êtes chargé de lui offrir, me semble avoir tracé la conduite que doivent suivre les membres du conseil municipal. J'imiterai d'autant plus l'exemple de M. le préfet que je crois connaître et que je partage entièrement les sentiments qui ont dû motiver son refus.
" Je ne relèverai qu'en passant le titre d'Altesse Royale donné avec quelque affectation à la personne dont vous vous constituez l'organe : la belle-fille de Charles X n'est pas plus Altesse Royale en France que son beau-père n'y est roi ! Mais, monsieur, il n'est personne qui ne soit moralement convaincu que cette dame agit très activement, et répand des sommes bien autrement considérables que celles dont elle vous a confié l'emploi, pour exciter des troubles dans notre pays et y faire éclater la guerre civile. L'aumône qu'elle a la prétention de faire n'est qu'un moyen d'attirer sur elle et sur son parti une attention et une bienveillance que ses intentions sont loin de justifier. Vous ne trouverez donc pas extraordinaire qu'un magistrat, fermement attaché à la royauté constitutionnelle de Louis-Philippe, refuse des secours qui viennent d'une source pareille, et cherche, auprès de vrais citoyens, des bienfaits plus purs adressés sincèrement à l'humanité et à la patrie.
" Je suis, avec une considération très distinguée, monsieur, etc., "
" F. Cadet de Gassicourt. "
Cette révolte de M. Cadet de Gassicourt contre cette dame et contre son beau-père est bien fière : quel progrès des lumières et de la philosophie ! quelle indomptable indépendance ! MM. Fleurant et Purgon n'osaient regarder la face des gens qu'à genoux ; lui, M. Cadet, dit comme le Cid :
. . . . . . Nous nous levons alors !
Sa liberté est d'autant plus courageuse que ce beau-père (autrement le fils de saint Louis) est proscrit. M. de Gassicourt est au-dessus de tout cela ; il méprise également la noblesse du temps et du malheur. C'est avec le même dédain des préjugés aristocratiques qu'il me retranche le de et s'en empare comme d'une conquête faite sur la gentilhommerie. Mais n'y aurait-il point quelques anciennes rivalités, quelques anciens démêlés historiques entre la maison des Cadet et la maison des Capet ?
Henri IV, aïeul de ce beau-père qui n'est pas plus roi que cette dame n'est Altesse Royale, traversait un jour la forêt de Saint-Germain, huit seigneurs s'y étaient embusqués pour tuer le Béarnais ; ils furent pris. " Un de ces galans, dit l'Estoile, estoit un apothicaire qui demanda de parler au roy, auquel Sa Majesté s'étant enquis de quel état il estoit, il lui répondit qu'il estoit apothicaire. - Comment ! dit le roy, a-t-on accoutumé de faire ici un état d'apothicaire ? Guettez-vous les passans pour... ? " Henri IV était un soldat, la pudeur ne l'embarrassait guère, et il ne reculait pas plus devant un mot que devant l'ennemi.
Je soupçonne M. de Gassicourt, à cause de son humeur contre le petit-fils de Henri IV, d'être le petit-fils du pharmacien ligueur. Le maire du quatrième arrondissement m'avait sans doute écrit dans l'espoir que j'engagerais le fer avec lui, mais je ne veux rien engager avec M. Cadet : qu'il me pardonne ici de lui laisser une petite marque de mon souvenir.
Depuis ces jours où j'avais vu passer les grandes révolutions et les grands révolutionnaires, tout s'était bien racorni. Les hommes qui ont fait tomber un chêne replanté trop vieux pour qu'il reprit racine, se sont adressés à moi ; ils m'ont demandé quelques deniers de la veuve afin d'acheter du pain, la lettre du Comité des décorés de Juillet est un document utile à noter pour l'instruction de l'avenir.
" Paris, le 20 avril 1832. "
" Réponse, s. v. p., à M. Gibert-Arnaud, gérant-secrétaire du Comité, rue Saint-Nicaise, n 3. "
" Monsieur le vicomte,
" Les membres de notre Comité viennent avec confiance vous prier de vouloir bien les honorer d'un don en faveur des décorés de Juillet. Pères de famille malheureux, dans ce moment de fléau et de misère, la bienfaisance inspire la plus sincère gratitude. Nous osons espérer que vous consentirez à laisser mettre votre illustre nom à côté de celui de MM. le général Bertrand, le général Exelmans, le général Lamarque, le général La Fayette, de plusieurs ambassadeurs, de pairs de France et de députés.
" Nous vous prions de nous honorer d'un mot de réponse, et si, contre notre attente, un refus succédait à notre prière, soyez assez bon pour nous faire le renvoi de la présente.
" Dans les plus doux sentiments nous vous prions, monsieur le vicomte, d'agréer l'hommage de nos respectueuses salutations.
" Les membres actifs du comité constitutif des décorés de Juillet :
Le membre visiteur : Faure.
Le commissaire spécial : Cyprien-Desmarest.
Le gérant secrétaire : Gibert-Arnaud.
Membre adjoint : Tourel. "
Je n'avais garde de perdre l'avantage que me donnait ici sur elle la révolution de Juillet. En distinguant entre les personnes, on créerait des ilotes parmi les infortunés, lesquels, pour certaines opinions politiques, ne pourraient jamais être secourus. Je me hâtai d'envoyer cent francs à ces messieurs, avec ce billet :
" Paris, ce 22 avril 1832. "
" Messieurs,
" Je vous remercie infiniment de vous être adressés à moi pour venir au secours de quelques pères de famille malheureux. Je m'empresse de vous envoyer la somme de cent francs : je regrette de n'avoir pas un don plus considérable à vous offrir.
" J'ai l'honneur, etc.
" Chateaubriand. "
Le reçu suivant me fut à l'instant envoyé :
" Monsieur le vicomte,
" J'ai l'honneur de vous remercier et de vous accuser réception de la somme de cent francs que vos bontés destinent à secourir les malheureux de Juillet.
" Salut et respect.
Le gérant secrétaire du Comité :
" Gibert Arnaud. "
" 23 avril. "
Ainsi, madame la duchesse de Berry aura fait l'aumône à ceux qui l'ont chassée. Les transactions montrent à nu le fond des choses. Croyez donc à quelque réalité dans un pays où personne ne prend soin des invalides de son parti, où les héros de la veille sont les délaissés du lendemain, où un peu d'or fait accourir la multitude, comme les pigeons d'une ferme s'empressent sous la main qui leur jette le grain.
Il me restait encore quatre mille francs sur les douze. Je m'adressai à la religion ; monseigneur l'archevêque de Paris m'écrivit cette noble lettre :
" Paris, le 26 avril 1832.
" Monsieur le vicomte,
" La charité est catholique comme la foi, étrangère aux passions des hommes, indépendante de leurs mouvements : un des principaux caractères qui la distinguent est, selon saint Paul, de ne point penser le mal, non cogitat malum. Elle bénit la main qui donne et la main qui reçoit, sans attribuer au généreux bienfaiteur d'autre motif que celui de bien faire, et sans demander au pauvre nécessiteux d'autre condition que celle du besoin. Elle accepte avec une profonde et sensible reconnaissance le don que l'auguste veuve vous a chargé de lui confier pour être employé au soulagement de nos malheureux frères victimes du fléau qui désole la capitale.
" Elle fera avec la plus exacte fidélité la répartition des quatre mille francs que vous m'avez remis de sa part, dont ma lettre est une nouvelle quittance, mais dont j'aurai l'honneur de vous envoyer l'état de distribution lorsque les intentions de la bienfaisance auront été remplies.
" Veuillez, monsieur le vicomte, faire agréer à madame la duchesse de Berry les remerciements d'un pasteur et d'un père qui, chaque jour, offre à Dieu sa vie pour ses brebis et ses enfants, et qui appelle de tout côté les secours capables d'égaler leurs misères. Son coeur royal a trouvé déjà en lui-même sans doute sa récompense du sacrifice qu'elle consacre à nos infortunes, la religion lui assure de plus l'effet des divines promesses consignées au livre des béatitudes pour ceux qui font miséricorde .
" La répartition a été faite sur-le-champ entre MM. les curés des douze principales paroisses de Paris, auxquels j'ai la lettre dont je joins ici la copie.
" Recevez, monsieur le vicomte, l'assurance, etc.
" Hyacinthe, archevêque de Paris. "
On est toujours émerveillé de savoir à quel point la religion convient au style, et donne même aux lieux communs une gravité et une convenance que l'on sent tout d'abord. Ceci contraste avec le ton des lettres anonymes qui se sont mêlées aux lettres que je viens de citer. L'orthographe de ces lettres anonymes est assez correcte, l'écriture jolie, elles sont, à proprement parler littéraires, comme la révolution de Juillet. Ce sont les jalousies, les haines, les vanités écrivassières, à l'aise sous l'inviolabilité d'une poltronnerie qui, ne montrant pas son visage, ne peut pas être rendue visible par un soufflet.
Echantillons.
" Voudrais-tu bien nous dire, vieux républiquinquiste, le jour que tu voudras graisser tes maucassines ? il nous sera facile de te procurer de la graisse de chouans, et si tu voulais du sang de tes amis pour écrire leur histoire, il n'en manque pas dans la boue de Paris, son élément.
" Vieux brigand, demande à ton scélérat et digne ami Fitz-James si la pierre qu'il a reçue dans la partie féodale lui a fait plaisir. Tas de canailles, nous vous arracherons les tripes du ventre, etc., etc. "
Dans une autre missive, on voit une potence très bien dessinée avec ces mots :
" Mets-toi aux genoux d'un prêtre, fais acte de contrition, car on veut ta vieille tête pour finir tes trahisons. "
Au surplus, le choléra dure encore : la réponse que j'adresserais à un adversaire connu ou inconnu lui arriverait peut-être lorsqu'il serait couché sur le seuil de sa porte. S'il était au contraire destiné à vivre, où sa réplique me parviendrait-elle ? peut-être dans ce lieu de repos, dont aujourd'hui personne ne peut s'effrayer, surtout nous autres hommes qui avons étendu nos années entre la terreur et la peste, premier et dernier horizon de notre vie. Trêve : laissons passer les cercueils.
Chapitre 2
Paris, rue d'Enfer, 10 juin 1832.
Convoi du général Lamarque.
Le convoi du général Lamarque a amené deux journées sanglantes et la victoire de la quasi-légitimité sur le parti républicain. Ce parti incomplet et divisé a fait une résistance héroïque.
On a mis Paris en état de siège : c'est la censure sur la plus grande échelle possible, la censure à la manière de la Convention, avec cette différence qu'une commission militaire remplace le tribunal révolutionnaire. On fait fusiller en juin 1832 les hommes qui remportèrent la victoire en juillet 1830 ; cette même école polytechnique, cette même artillerie de la garde nationale, on les sacrifie ! elles conquirent le pouvoir pour ceux qui les foudroient, les désavouent et les licencient. Les républicains ont certainement le tort d'avoir préconisé des mesures d'anarchie et de désordre ; mais que n'employâtes-vous d'aussi nobles bras à nos frontières ? ils nous auraient délivrés du joug ignominieux de l'étranger. Des têtes généreuses, exaltées, ne seraient pas restées à fermenter dans Paris, à s'enflammer contre l'humiliation de notre politique extérieure et contre la foi-mentie de la royauté nouvelle. Vous avez été impitoyables, vous qui, sans partager les périls des trois journées, en avez recueilli le fruit. Allez maintenant avec les mères reconnaître les corps de ces décorés de Juillet, de qui vous tenez places, richesses, honneurs. Jeunes gens, vous n'obtenez pas tous le même sort sur le même rivage ! Vous avez un tombeau sous la colonnade du Louvre et une place à la Morgue ; les uns pour avoir ravi, les autres pour avoir donné une couronne. Vos noms, qui les sait, vous sacrificateurs et victimes à jamais ignorés d'une révolution mémorable ? Le sang dont sont cimentés les monuments que les hommes admirent est-il connu ? Les ouvriers qui bâtirent la grande pyramide pour le cadavre d'un roi sans gloire dorment oubliés dans le sable auprès de l'indigente racine qui servit à les nourrir pendant leur travail.
Chapitre 3
Paris, rue d'Enfer, fin juillet 1832.
Madame la duchesse de Berry descend en Provence et arrive dans la Vendée.
Madame la duchesse de Berry n'a pas eu plutôt sanctionné la mesure des 12 000 francs qu'elle s'est embarquée pour sa fameuse aventure. Le soulèvement de Marseille a manqué ; il ne restait plus qu'à tenter l'Ouest : mais la gloire vendéenne est une gloire à part ; elle vivra dans nos fastes ; toutefois, les trois quarts et demi de la France ont choisi une autre gloire, objet de jalousie ou d'antipathie ; la Vendée est une oriflamme vénérée et admirée dans le trésor de Saint Denis, sous laquelle désormais la jeunesse et l'avenir ne se rangeront plus.
Madame, débarquée comme Bonaparte sur la côte de Provence, n'a pas vu le drapeau blanc voler de clocher en clocher : trompée dans son attente, elle s'est trouvée presque seule à terre avec M. de Bourmont. Le maréchal voulait lui faire repasser sur-le-champ la frontière ; elle a demandé la nuit pour y penser ; elle a bien dormi parmi les rochers au bruit de la mer ; le matin en se réveillant elle a trouvé un noble songe dans sa pensée : " Puisque je suis sur le sol de la France, je ne m'en irai pas : partons pour la Vendée. " M. de ***, averti par un homme fidèle, l'a prise dans sa voiture comme sa femme, a traversé avec elle toute la France et est venu la déposer à *** ; elle est demeurée quelque temps dans un château sans être reconnue de personne, excepté du curé du lieu ; le Maréchal Bourmont doit la rejoindre en Vendée par une autre route.
Instruits de tout cela à Paris, il nous était facile de prévoir le résultat. L'entreprise a pour la cause royaliste un autre inconvénient ; elle va découvrir la faiblesse de cette cause et dissiper les illusions. Si Madame ne fût point descendue dans la Vendée, la France aurait toujours cru qu'il y avait dans l'Ouest un camp royaliste au repos, comme je l'appelais.
Mais enfin, il restait encore un moyen de sauver Madame et de jeter un nouveau voile sur la vérité : il fallait que la princesse partît immédiatement ; arrivée à ses risques et périls comme un brave général qui vient passer son armée en revue, tempérer son impatience et son ardeur, elle aurait déclaré être accourue pour dire à ses soldats que le moment d'agir n'était point encore favorable, qu'elle reviendrait se mettre à leur tête quand l'occasion l'appellerait. Madame aurait du moins montré une fois un Bourbon aux Vendéens : les ombres des Cathelineau, des d'Elbée, des Bonchamp, des La Rochejaquelein, des Charette se fussent réjouies.
Notre comité s'est rassemblé : tandis que nous discourions, arrive de Nantes un capitaine qui nous apprend le lieu habité par l'héroïne. Le capitaine est un beau jeune homme, brave comme un marin, original comme un Breton. Il désapprouvait l'entreprise ; il la trouvait insensée ; mais il disait : " Si Madame ne s'en va pas, il s'agit de mourir et voilà tout ; et puis, messieurs du conseil, faites pendre Walter Scott, car c'est lui qui est le vrai coupable. " Je fus d'avis d'écrire notre sentiment à la princesse. M. Berryer, se disposant à aller plaider un procès à Quimper, s'est généreusement proposé pour porter la lettre et voir Madame s'il le pouvait. Quand il a fallu rédiger le billet, personne ne se souciait de l'écrire : je m'en suis chargé.
Notre messager est parti, et nous avons attendu l'événement. J'ai bientôt reçu, par la poste, le billet suivant qui n'avait point été cacheté et qui, sans doute, avait passé sous les yeux de l'autorité :
" Angoulême, 7 juin.
" Monsieur le vicomte,
" J'avais reçu et transmis votre lettre de vendredi dernier, lorsque, dans la journée de dimanche, le préfet de la Loire-Inférieure m'a fait inviter à quitter la ville de Nantes. J'étais en route et aux portes d'Angoulême, je viens d'être conduit devant le préfet qui m'a notifié un ordre de M. de Montalivet qui prescrit de me reconduire à Nantes sous l'escorte de la gendarmerie. Depuis mon départ de Nantes, le département de la Loire-Inférieure est mis en état de siège : par ce transport tout illégal, on me soumet donc aux lois d'exception. J'écris au ministre pour lui demander de me faire appeler à Paris ; il a ma lettre par ce même courrier. Le but de mon voyage à Nantes paraît être tout à fait mal interprété. Jugez dans votre prudence si vous jugeriez convenable d'en parler au ministre. Je vous demande pardon de vous faire cette demande ; mais je ne peux l'adresser qu'à vous.
" Croyez, je vous prie, monsieur le vicomte, a mon vieil et sincère attachement, comme à mon profond respect.
" Votre tout dévoué serviteur,
" Berryer fils. "
" P. S. - Il n'y a pas un moment à perdre si vous voulez bien voir le ministre. Je me rends à Tours où ses nouveaux ordres me trouveront encore dans la journée de dimanche ; il peut les transmettre ou par le télégraphe ou par estafette. "
J'ai fait connaître à M. Berryer, par cette réponse, le parti que j'avais pris :
" Paris, 10 juin 1832.
" J'ai reçu, monsieur, votre lettre datée d'Angoulême le 7 de ce mois. Il était trop tard pour que je visse monsieur le ministre de l'intérieur, comme vous le désiriez ; mais je lui ai écrit immédiatement en lui faisant passer votre propre lettre incluse dans la mienne. J'espère que la méprise qui a occasionné votre arrestation sera bientôt reconnue et que vous serez rendu à la liberté et à vos amis, au nombre desquels je vous prie de me compter. Mille compliments empressés et nouvelle assurance de mon entier et sincère dévouement.
" Chateaubriand "
Voici ma lettre au ministre de l'intérieur :
" Paris, ce 9 juin 1832. "
" Monsieur le ministre de l'intérieur,
" Je reçois à l'instant la lettre ci-incluse. Comme il est vraisemblable que je ne pourrais parvenir jusqu'à vous aussi promptement que le désire M. Berryer, je prends le parti de vous envoyer sa lettre. Sa réclamation me semble juste : il sera aussi innocent à Paris comme à Nantes et à Nantes comme à Paris ; c'est ce que l'autorité reconnaîtra, et elle évitera, en faisant droit à la réclamation de M. Berryer, de donner à la loi un effet rétroactif. J'ose tout espérer, monsieur le comte, de votre impartialité.
" J'ai l'honneur d'être, etc., etc.
" Chateaubriand "
Chapitre 4
Paris, rue d'Enfer, fin juillet 1832.
Mon arrestation.
Un de mes vieux amis, M. Frisell, Anglais, venait de perdre à Passy sa fille unique, âgée de dix-sept ans. J'étais allé le 19 juin à l'enterrement de la pauvre Elisa, dont la jolie madame Delessert terminait le portrait quand la mort y mit le dernier coup de pinceau. Revenu dans ma solitude, rue d'Enfer, je m'étais couché plein de ces mélancoliques pensées qui naissent de l'association de la jeunesse, de la beauté et de la tombe. Le 20 juin, à quatre heures du matin, Baptiste, à mon service depuis longtemps, entre dans ma chambre s'approche de mon lit et me dit : " Monsieur, la cour est pleine d'hommes qui se sont placés à toutes les portes après avoir forcé Desbrosses à ouvrir la porte cochère et voilà trois messieurs qui veulent vous parler. " Comme il achevait ces mots, les messieurs entrent, et le chef s'approchant très poliment de mon lit, me déclare qu'il a ordre de m'arrêter et de me mener à la préfecture de police. Je lui demandai si le soleil était levé, ce qu'exigeait la loi, et s'il était porteur d'un ordre légal : il ne me répondit rien sur le soleil, mais il m'exhiba la signification suivante :
Copie :
" Préfecture de police.
" De par le roi ;
" Nous, conseiller d'Etat, préfet de police,
" Vu les renseignements à nous parvenus ;
" En vertu de l'article 10 du Code d'instruction criminelle ;
" Requérons le commissaire de police, ou autre en cas d'empêchement, de se transporter chez M. le vicomte de Chateaubriand et partout où besoin sera, prévenu de complot contre la sûreté de l'Etat, à l'effet d'y rechercher et saisir tous papiers, correspondances, écrits, contenant des provocations à des crimes et délits contre la paix publique ou susceptibles d'examen, ainsi que tous objets séditieux ou armes dont il serait détenteur. "
Tandis que je lisais la déclaration du grand complot contre la sûreté de l ' Etat , dont moi chétif j'étais prévenu, le capitaine des mouchards dit à ses subordonnés : " Messsieurs, faites votre devoir ! " Le devoir de ces messieurs était d'ouvrir toutes les armoires, de fouiller toutes les poches, de se saisir de tous papiers, lettres et documents, de lire iceux, si faire se pouvait, et de découvrir toutes armes comme il appert aux termes du susdit mandat.
Après lecture prise de la pièce, m'adressant au respectable chef de ces voleurs d'hommes et de libertés : " Vous savez, monsieur, que je ne reconnais point votre gouvernement, que je proteste contre la violence que vous me faites ; mais comme je ne suis pas le plus fort et que je n'ai nulle envie de me colleter avec vous, je vais me lever et vous suivre : donnez-vous, je vous prie, la peine de vous asseoir. "
Je m'habillai et, sans rien prendre avec moi, je dis au vénérable commissaire : " Monsieur, je suis à vos ordres : allons-nous à pied ? - Non, monsieur, j'ai eu soin de vous amener un fiacre. - Vous avez bien de la bonté : monsieur, partons ; mais souffrez que j'aille dire adieu à madame de Chateaubriand. Me permettez-vous d'entrer seul dans la chambre de ma femme ? - Monsieur, je vous accompagnerai jusqu'à la porte et je vous attendrai. - Très bien monsieur " ; et nous descendîmes.
Partout sur mon chemin je trouvai ses sentinelles, on avait posé une vedette jusque sur le boulevard à une petite porte qui s'ouvre à l'extrémité de mon jardin. Je dis au chef : " Ces précautions là étaient très inutiles ; je n'ai pas la moindre envie de vous fuir et de m'échapper "
Les messieurs avaient bousculé mes papiers, mais n'avaient rien pris. Mon grand sabre de Mamelouck fixa leur attention ; ils se parlèrent tout bas et finirent par laisser l'arme sous un tas d'in-folios poudreux, au milieu desquels elle gisait avec un crucifix de bois jaune que j'avais apporté de la Terre sainte.
Cette pantomime m'aurait presque donné envie de rire, mais j'étais cruellement tourmenté pour madame de Chateaubriand. Quiconque la connaît, connaît aussi la tendresse qu'elle me porte, ses frayeurs, la vivacité de son imagination et le misérable état de sa santé : cette descente de la police et mon enlèvement pouvaient lui faire un mal affreux. Elle avait déjà entendu quelque bruit et je la trouvai assise dans son lit, écoutant tout effrayée, lorsque j'entrai dans sa chambre à une heure si extraordinaire.
" Ah ! bon Dieu ! s'écria-t-elle : êtes-vous malade ? Ah ! bon Dieu, qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qu'il y a ? " et il lui prit un tremblement. Je l'embrassai ayant peine à retenir mes larmes, et je lui dis : " Ce n'est rien, on m'envoie chercher pour faire ma déclaration comme témoin dans une affaire relative à un procès de presse. Dans quelques heures tout sera fini et je vais revenir déjeuner avec vous. "
Le mouchard était resté à la porte ouverte ; il voyait cette scène, et je lui dis en allant me remettre entre ses mains : " Vous voyez, monsieur, l'effet de votre visite un peu matinale. " Je traversai la cour avec mes recors ; trois d'entre eux montèrent avec moi dans le fiacre, le reste de l'escouade accompagnait à pied la capture et nous arrivâmes sans encombre dans la cour de la préfecture de police.
Le geôlier qui devait me mettre en souricière n'était pas levé, on le réveilla en frappant à son guichet, et il alla préparer mon gîte. Tandis qu'il s'occupait de son oeuvre, je me promenais dans la cour de long en large avec le sieur Léotaud qui me gardait. Il causait et me disait amicalement, car il était très honnête : " Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous remettre ; je vous ai présenté les armes plusieurs fois lorsque vous étiez ministre et que vous veniez chez le Roi : je servais dans les gardes du corps : mais que voulez-vous ! on a une femme, des enfants ; il faut vivre ! - Vous avez raison, monsieur Léotaud : combien ça vous rapporte-t-il ? - Ah ! monsieur le vicomte, c'est selon les captures... Il y a des gratifications tantôt bien, tantôt mal, comme à la guerre. "
Pendant ma promenade, je voyais rentrer les mouchards dans différents déguisements comme des masques le mercredi des Cendres à la descente de la Courtille : ils venaient rendre compte des faits et gestes de la nuit. Les uns étaient habillés en marchands de salade, en crieurs des rues, en charbonniers, en forts de la halle, en marchands de vieux habits, en chiffonniers, en joueurs d'orgue ; les autres étaient coiffés de perruques sous lesquelles paraissaient des cheveux d'une autre couleur ; les autres avaient barbes, moustaches et favoris postiches les autres traînaient les jambes comme de respectables invalides et portaient un éclatant ruban rouge à leur boutonnière. Ils s'enfonçaient dans une petite cour et bientôt revenaient sous d'autres costumes, sans moustaches, sans barbes, sans favoris, sans perruques, sans hottes, sans jambes de bois, sans bras en écharpe : tous ces oiseaux du lever de l'aurore de la police s'envolaient et disparaissaient avec le jour grandissant. Mon logis étant prêt, le geôlier vint nous avertir, et M. Léotaud, chapeau bas, me conduisit jusqu'à la porte de l'honnête demeure et me dit, en me laissant aux mains du geôlier et de ses aides : " Monsieur le vicomte, j'ai bien l'honneur de vous saluer : au plaisir de vous revoir. " La porte d'entrée se referma sur moi. Précédé du geôlier qui tenait les clefs et de ses deux garçons qui me suivaient pour m'empêcher de rebrousser chemin, j'arrivai par un étroit escalier au deuxième étage. Un petit corridor noir me conduisit à une porte ; le guichetier l'ouvrit : j'entrai après lui dans ma case. Il me demanda si je n'avais besoin de rien : je lui répondis que je déjeunerais dans une heure. Il m'avertit qu'il y avait un café et un restaurateur qui fournissaient aux prisonniers tout ce qu'ils désiraient pour leur argent. Je priai mon gardien de me faire apporter du thé et, s'il le pouvait, de l'eau chaude et froide et des serviettes. Je lui donnai vingt francs d'avance : il se retira respectueusement en me promettant de revenir.
Resté seul, je fis l'inspection de mon bouge : il était un peu plus long que large, et sa hauteur pouvait être de sept à huit pieds. Les cloisons, tachées et nues, étaient barbouillées de la prose et des vers de mes devanciers, et surtout du griffonnage d'une femme qui disait force injures au juste-milieu. Un grabat à draps sales occupait la moitié de ma loge ; une planche, supportée par deux tasseaux, placée contre le mur, à deux pieds au-dessus du grabat, servait d'armoire au linge, aux bottes et aux souliers des détenus ; une chaise et un meuble infâme composaient le reste de l'ameublement.
Mon fidèle gardien m'apporta les serviettes et les cruches d'eau que je lui avais demandées ; je le suppliai d'ôter du lit les draps sales, la couverture de laine jaunie, d'enlever le seau qui me suffoquait et de balayer mon bouge après l'avoir arrosé. Toutes les oeuvres du juste-milieu étant emportées, je me fis la barbe ; je m'inondai des flots de ma cruche, je changeai de linge : madame de Chateaubriand m'avait envoyé un petit paquet ; je rangeai sur la planche au-dessus du lit toutes mes affaires comme dans la cabine d'un vaisseau. Quand cela fut fait, mon déjeuner arriva et je pris mon thé sur ma table bien lavée et que je recouvris d'une serviette blanche. On vint bientôt chercher les ustensiles de mon festin matinal et on me laissa seul dûment enfermé.
Ma loge n'était éclairée que par une fenêtre grillée qui s'ouvrait fort haut ; je plaçai ma table sous cette fenêtre et je montai sur cette table pour respirer et jouir de la lumière. A travers les barreaux de ma cage à voleur, je n'apercevais qu'une cour ou plutôt un passage sombre et étroit, des bâtiments noirs autour desquels tremblotaient des chauves-souris. J'entendais le cliquetis des clefs et des chaînes, le bruit des sergents de ville et des espions, le pas des soldats, le mouvement des armes, les cris, les rires, les chansons dévergondées des prisonniers mes voisins, les hurlements de Benoît, condamné à mort comme meurtrier de sa mère et de son obscène ami. Je distinguais ces mots de Benoît entre les exclamations confuses de la peur et du repentir : " Ah ! ma mère ! ma pauvre mère ! " Je voyais l'envers de la société, les plaies de l'humanité, les hideuses machines qui font mouvoir ce monde.
Je remercie les hommes de lettres, grands partisans de la liberté de la presse, qui naguère m'avaient pris pour leur chef et combattaient sous mes ordres ; sans eux, j'aurais quitté la vie sans savoir ce que c'était que la prison, et cette épreuve-là m'aurait manqué. Je reconnais à cette attention délicate le génie, la bonté, la générosité, l'honneur, le courage des hommes de plume en place. Mais, après tout, qu'est-ce que cette courte épreuve ? Le Tasse a passé des années dans un cachot et je me plaindrais ! Non ; je n'ai pas le fol orgueil de mesurer mes contradictions de quelques heures avec les sacrifices prolongés des immortelles victimes dont l'histoire a conservé les noms.
Au surplus, je n'étais point du tout malheureux ; le génie de mes grandeurs passées et de ma gloire âgée de trente ans ne m'apparut point ; mais ma muse d'autrefois, bien pauvre, bien ignorée, vint rayonnante m'embrasser par ma fenêtre : elle était charmée de mon gîte et tout inspirée ; elle me retrouvait comme elle m'avait vu dans ma misère à Londres, lorsque les premiers songes de René flottaient dans ma tête. Qu'allions-nous faire, la solitaire du Pinde et moi ? Une chanson à l'instar de ce pauvre poète Lovelace qui, dans les geôles des Communes anglaises, chantait le roi Charles Ier, son maître ? Non ; la voix d'un prisonnier m'aurait semblé de mauvais augure pour mon petit roi Henri V : c'est du pied de l'autel qu'il faut adresser des hymnes au malheur. Je ne chantai donc point la couronne tombée d'un front innocent, je me contentai de dire une autre couronne blanche aussi, déposée sur le cercueil d'une jeune fille ; je me souvins d'Elisa Frisell, que j'avais vu enterrer la veille dans le cimetière de Passy. Je commençai quelques vers élégiaques d'une épitaphe latine ; mais voilà que la quantité d'un mot m'embarrassa ; vite je saute en bas de l'étable où j'étais juché, appuyé contre les barreaux de la fenêtre, et je cours frapper de grands coups de poing dans ma porte. Les cavernes d'alentour retentirent ; le geôlier monte épouvanté, suivi de deux gendarmes ; il ouvre mon guichet, et je lui crie, comme aurait fait Santeuil : " Un Gradus ! un Gradus ! " Le geôlier écarquillait les yeux, les gendarmes croyaient que je révélais le nom d'un de mes complices ; ils m'auraient mis volontiers les poucettes ; je m'expliquai ; je donnai de l'argent pour acheter le livre, et on alla demander un Gradus à la police étonnée.
Tandis que l'on s'occupait de ma commission, je regrimpai sur ma table, et, changeant d'idée sur ce trépied, je me mis à composer des strophes sur la mort d'Elisa ; mais au milieu de mon inspiration, vers trois heures, voilà que des huissiers entrent dans ma cellule et m'appréhendent au corps sur les rives du Permesse : ils me conduisent chez le juge d'instruction qui instrumentait dans un greffe obscur, en face de ma geôle, de l'autre côté de la cour. Le juge, jeune robin fat et gourmé m'adresse les questions d'usage sur mes nom, prénoms, âge, demeure. Je refusai de répondre et de signer quoi que ce fût, ne reconnaissant point l'autorité politique d'un gouvernement qui n'avait pour lui ni l'ancien droit héréditaire, ni l'élection du peuple, puisque la France n'avait point été consultée et qu'aucun congrès national n'avait été assemblé. Je fus reconduit à ma souricière.
A six heures on m'apporta mon dîner, et je continuai à tourner et retourner dans ma tête les vers de mes stances, improvisant quand et quand un air qui me semblait charmant. Madame de Chateaubriand m'envoya un matelas, un traversin, des draps, une couverture de coton, des bougies et les livres que je lis la nuit. Je fis mon ménage et toujours chantonnant :
Il descend le cercueil et les roses sans taches,
ma romance de la jeune fille et de la jeune fleur se trouva faite :
Il descend le cercueil et les roses sans taches
Qu'un père y déposa, tribut de sa douleur ;
Terre, tu les portas et maintenant tu caches
Jeune fille et jeune fleur.
Ah ! ne les rends jamais à ce monde profane,
A ce monde de deuil, d'angoisse et de malheur ;
Le vent brise et flétrit, le soleil brûle et fane
Jeune fille et jeune fleur.
Tu dors, pauvre Elisa, si légère d'années !
Tu ne sens plus du jour le poids et la chaleur.
Vous avez achevé vos fraîches matinées,
Jeune fille et jeune fleur.
Mais ton père, Elisa, sur ta tombe s'incline ;
De ton front jusqu'au sien a monté la pâleur.
Vieux chêne !... le temps a fauché sur ta racine
Jeune fille et jeune fleur !
Chapitre 5
Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.
Passage de ma loge de voleur au cabinet de toilette de mademoiselle Gisquet. - Achille de Harlay.
Je commençais à me déshabiller ; un bruit de voix se fit entendre, ma porte s'ouvre, et M. le préfet de police, accompagné de M. Nay, se présente. Il me fit mille excuses de la prolongation de ma détention au dépôt ; il m'apprit que mes amis, le duc de Fitz-James et le baron Hyde de Neuville, avaient été arrêtés comme moi, et que dans l'encombrement de la préfecture on ne savait où placer les personnes que la justice croyait devoir interpeller. " Mais, ajouta-t-il, vous allez venir chez moi, monsieur le vicomte, et vous choisirez dans mon appartement ce qui vous conviendra le mieux. "
Je le remerciai et je le priai de me laisser dans mon trou ; j'en étais déjà tout charmé, comme un moine de sa cellule. M. le préfet se refusa à mes instances, et il me fallut dénicher. Je revis les salons que j'avais quittés depuis le jour où M. le préfet de police de Bonaparte m'avait fait venir pour m'inviter à m'éloigner de Paris. M. Gisquet et madame Gisquet m'ouvrirent toutes leurs chambres en me priant de désigner celle que je voudrais occuper. M. Nay me proposa de me céder la sienne. J'étais confus de tant de politesse ; j'acceptai une petite pièce écartée qui donnait sur le jardin et qui, je crois, servait de cabinet de toilette à mademoiselle Gisquet ; on me permit de garder mon domestique qui coucha sur un matelas en dehors de ma porte, à l'entrée d'un étroit escalier plongeant dans le grand appartement de madame Gisquet. Un autre escalier conduisait au jardin, mais celui-là me fut interdit, et chaque soir on plaçait une sentinelle au bas contre la grille qui sépare le jardin du quai. Madame Gisquet est la meilleure femme du monde, et mademoiselle Gisquet est très jolie et fort bonne musicienne. Je n'ai qu'à me louer des soins de mes hôtes : ils semblaient vouloir expier les douze heures de ma première reclusion.
Le lendemain de mon installation dans le cabinet de mademoiselle Gisquet, je me levai tout content, en me souvenant de la chanson d'Anacréon sur la toilette d'une jeune Grecque ; je mis la tête à la fenêtre : j'aperçus un petit jardin bien vert, un grand mur masqué par un vernis du Japon ; à droite, au fond du jardin, des bureaux où l'on entrevoyait d'agréables commis de la police comme de belles nymphes parmi des lilas ; à gauche, le quai de la Seine, la rivière et un coin du vieux Paris dans la paroisse de Saint-André-des-Arcs. Le son du piano de mademoiselle Gisquet parvenait jusqu'à moi avec la voix des mouchards qui demandaient quelques chefs de division pour faire leur rapport.
Comme tout change dans ce monde ! Ce petit jardin anglais romantique de la police était un lambeau déchiré et biscornu du jardin français, à charmilles taillées au ciseau, de l'hôtel du premier président du Parlement de Paris. Cet ancien jardin occupait, en 1580, l'emplacement de ce paquet de maisons qui borne la vue au nord et au couchant, et il s'étendait jusqu'au bord de la Seine. Ce fut là qu'après la journée des barricades, le duc de Guise vint visiter Achille de Harlay : " Il trouva le premier président qui se pourmenoit dans son jardin, lequel s'estonna si peu de sa venue, qu'il ne daigna seulement pas tourner la tête ni discontinuer sa promenade commencée, laquelle achevée qu'elle fut, et étant au bout de son allée, il retourna, et en retournant il vit le duc de Guise qui venait à lui ; alors ce grave magistrat, haussant la voix, lui dit : C ' est grand pitié que le valet chasse le maistre ; au reste, mon âme est à Dieu, mon coeur est à mon roy, et mon corps est entre les mains des méchans ; qu ' on en fasse ce qu ' on voudra . " L'Achille de Harlay qui se pourmène aujourd'hui dans ce jardin est M. Vidocq, et le duc de Guise, Coco Lacour ; nous avons changé les grands hommes pour les grands principes. Comme nous sommes libres maintenant ! comme j'étais libre surtout à ma fenêtre, témoin ce bon gendarme en faction au bas de mon escalier et qui se préparait à me tirer au vol s'il m'eût poussé des ailes ! Il n'y avait pas de rossignol dans mon jardin, mais il y avait beaucoup de moineaux fringants, effrontés et querelleurs que l'on trouve partout, à la campagne, à la ville, dans les palais, dans les prisons, et qui se perchent tout aussi gaiement sur l'instrument de mort que sur un rosier : à qui peut s'envoler, qu'importent les souffrances de la terre !
Chapitre 6
Rue d'Enfer, fin de juillet 1832.
Juge d'instruction. - M. Desmortiers.
Madame de Chateaubriand obtint la permission de me voir. Elle avait passé treize mois, sous la Terreur, dans les prisons de Rennes avec mes deux soeurs Lucile et Julie ; son imagination, restée frappée, ne peut plus supporter l'idée d'une prison. Ma pauvre femme eut une violente attaque de nerfs en entrant à la préfecture, et ce fut une obligation de plus que j'eus au juste milieu. Le second jour de ma détention, le juge d'instruction, le sieur Desmortiers, m'arriva accompagné de son greffier. M. Guizot avait fait nommer procureur général à la cour royale de Rennes un M. Hello, écrivain, et par conséquent envieux et irritable comme tout ce qui barbouille du papier dans un parti triomphant.
Le protégé de M. Guizot, trouvant mon nom et ceux de M. le duc de Fitz-James et de M. Hyde de Neuville mêlés dans le procès que l'on poursuivait à Nantes contre M. Berryer, écrivit au ministre de la justice que, s'il était le maître, il ne manquerait pas de nous faire arrêter et de nous joindre au procès, à la fois comme complices et comme pièces de conviction. M. de Montalivet avait cru devoir céder aux avis de M. Hello ; il fut un temps où M. de Montalivet venait humblement chez moi prendre mes conseils et mes idées sur les élections et la liberté de la presse. La Restauration, qui a fait un pair de M. de Montalivet, n'a pu en faire un homme d'esprit, et voilà sans doute pourquoi elle lui fait mal au coeur aujourd'hui.
M. Desmortiers, le juge d'instruction, entra donc dans ma petite chambre ; un air doucereux était étendu comme une couche de miel sur un visage contracté et violent.
Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.
M. Desmortiers était naguère de la congrégation grand communiant, grand légitimiste, grand partisan des ordonnances, et devenu forcené juste milieu. Je priai cet animal de s'asseoir avec toute la politesse de l'ancien régime ; je lui approchai un fauteuil, je mis devant son greffier une petite table, une plume et de l'encre, je m'assis en face de M. Desmortiers, et il me lut d'une voix bénigne les petites accusations qui, dûment prouvées, m'auraient tendrement fait couper le cou : après quoi, il passa aux interrogations.
Je déclarai de nouveau que, ne reconnaissant point l'ordre politique existant, je n'avais rien à répondre, que je ne signerais rien, que tous ces procédés judiciaires étaient superflus, qu'on pouvait s'en épargner la peine et passer outre ; que je serais du reste toujours charmé d'avoir l'honneur de recevoir M. Desmortiers [J'ai donné le premier l'exemple de ce refus de reconnaissance de juges que quelques républicains ont suivi depuis. (N.d.A. de 1840)] .
Je vis que cette manière d'agir mettait en fureur le saint homme, qu'ayant partagé mes opinions, ma conduite lui semblait une satire de la sienne, à ce ressentiment se mêlait l'orgueil du magistrat qui se croyait blessé dans ses fonctions. Il voulut raisonner avec moi ; je ne pus jamais lui faire comprendre la différence qui existe entre l'ordre social et l'ordre politique . Je me soumettais, lui dis-je, au premier parce qu'il est de droit naturel ; j'obéissais aux lois civiles, militaires et financières, aux lois de police et d'ordre public ; mais je ne devais obéissance au droit politique qu'autant que ce droit émanait de l'autorité royale consacrée par les siècles, ou dérivait de la souveraineté du peuple. Je n'étais pas assez niais ou assez faux pour croire que le peuple avait été convoqué, consulté, et que l'ordre politique établi était le résultat d'un arrêt national. Si l'on me faisait un procès pour vol, meurtre, incendie et autres crimes et délits sociaux, je répondrais à la justice, mais quand on m'intentait un procès politique, je n'avais rien à répondre à une autorité qui n'avait aucun pouvoir légal, et, par conséquent, rien à me demander.
Quinze jours s'écoulèrent de la sorte. M. Desmortiers, dont j'avais appris les fureurs (fureurs qu'il tâchait de communiquer aux juges), m'abordait d'un air confit, me disant : " Vous ne voulez donc pas me dire votre illustre nom ? " Dans un des interrogatoires, il me lut une lettre de Charles X au duc de Fitz-James, et où se trouvait une phrase honorable pour moi. " Eh bien ! monsieur, lui dis-je, que signifie cette lettre ? il est notoire que je suis resté fidèle à mon vieux Roi, que je n'ai pas prêté serment à Philippe. Au surplus, je suis vivement touché de la lettre de mon souverain exilé. Dans le cours de ses prospérités, il ne m'a jamais rien dit de semblable, et cette phrase me paye de tous mes services. "
Chapitre 7
Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.
Ma vie chez M. Gisquet. - Je suis mis en liberté.
Madame Récamier, à qui tant de prisonniers ont dû consolation et délivrance, se fit conduire à ma nouvelle retraite. M. de Béranger descendit de Passy pour me dire en chanson, sous le règne de ses amis, ce qui se pratiquait dans les geôles au temps des miens : il ne pouvait plus me jeter au nez la Restauration. Mon gros vieux ami M. Bertin vint m'administrer les sacrements ministériels ; une femme enthousiaste accourut de Beauvais afin d ' admirer ma gloire ; M. Villemain fit acte de courage ; M. Dubois, M. Ampère, M. Lenormant, mes généreux et savants jeunes amis, ne m'oublièrent pas ; l'avocat des républicains, M. Ch. Ledru, ne me quittait plus : dans l'espoir d'un procès, il grossissait l'affaire, et il eût payé de tous ses honoraires le bonheur de me défendre.
M. Gisquet m'avait offert, comme je vous l'ai dit, tous ses salons ; mais je n'abusai pas de la permission. Seulement, un soir, je descendis pour entendre, assis entre lui et sa femme, mademoiselle Gisquet jouer du piano. Son père la gronda et prétendit qu'elle avait exécuté sa sonate moins bien que de coutume. Ce petit concert que mon hôte me donnait en famille, n'ayant que moi pour auditeur, était tout singulier. Pendant que cette scène toute pastorale se passait dans l'intimité du foyer, des sergents de ville m'amenaient du dehors des confrères à coups de crosse de fusil et de bâton ferré ; quelle paix et quelle harmonie régnaient pourtant au coeur de la police !
J'eus le bonheur de faire accorder une faveur toute semblable à celle dont je jouissais, la faveur de la geôle à M. Ch. Philipon : condamné pour son talent à quelques mois de détention, il les passait dans une maison de santé à Chaillot ; appelé en témoignage à Paris dans un procès, il profita de l'occasion et ne retourna pas à son gîte. mais il s'en repentit : dans le lieu où il se tenait caché, il ne pouvait plus voir à l'aise une personne qu'il aimait et un enfant qu'il aimait ; il regrette sa prison, et, ne sachant comment y rentrer, il m'écrivit la lettre suivante pour me prier de négocier cette affaire avec mon hôte :
" Monsieur,
" Vous êtes prisonnier et vous me comprendriez, ne fussiez-vous pas Chateaubriand... Je suis prisonnier aussi, prisonnier volontaire depuis la mise en état de siège, chez un ami, chez un pauvre artiste comme moi. J'ai voulu fuir la justice des conseils de guerre dont j'étais menacé par la saisie de mon journal du 9 courant. Mais, pour me cacher, il a fallu me priver des embrassements d'un enfant que j'idolâtre, d'une fille adoptive âgée de cinq ans, mon bonheur et ma joie. Cette privation est un supplice que je ne pourrais supporter plus longtemps, c'est la mort ! Je vais me trahir et ils me jetteront à Sainte-Pélagie, où je ne verrai ma pauvre enfant que rarement, s'ils le veulent encore, et à des heures données, où je tremblerai pour sa santé et où je mourrai d'inquiétude, si je ne la vois pas tous les jours.
" Je m'adresse à vous, monsieur, à vous légitimiste, moi républicain de tout coeur, à vous homme grave et parlementaire, moi caricaturiste et partisan de la plus âcre personnalité politique, à vous de qui je ne suis nullement connu et qui êtes prisonnier comme moi, pour obtenir de M. le préfet de police qu'il me laisse rentrer dans la maison de santé où l'on m'avait transféré. Je m'engage sur l'honneur à me présenter à la justice toutes les fois que j'en serai requis, et je renonce à me soustraire à quel tribunal que ce soit , si l'on veut me laisser avec ma pauvre enfant.
" Vous me croirez, vous, monsieur, quand je parle d'honneur et que je jure de ne pas m'enfuir, et je suis persuadé que vous serez mon avocat, quoique les profonds politiques puissent voir là une nouvelle preuve d'alliance entre les légitimistes et les républicains, tous hommes dont les opinions s'accordent si bien.
" Si à un tel hôte, à un tel avocat, on refusait ce que je demande, je saurais que je n'ai plus rien à espérer, et je me verrais pour neuf mois séparé de ma pauvre Emma.
" Toujours, monsieur, quel que soit le résultat de votre généreuse intervention, ma reconnaissance n'en sera pas moins éternelle, car je ne douterai jamais des pressantes sollicitations que votre coeur va vous suggérer.
" Agréez, monsieur, l'expression de la plus sincère admiration et croyez-moi votre très humble et très dévoué serviteur,
" Ch. Philipon,
Propriétaire de la Caricature (journal), condamné à treize mois de prison. "
" Paris, le 21 juin 1832. "
J'obtins la faveur que M. Philipon demandait : il me remercia par un billet qui prouve, non la grandeur du service (lequel se réduisait à faire garder à Chaillot mon client par un gendarme), mais cette joie secrète des passions, qui ne peut être bien comprise que par ceux qui l'ont véritablement sentie.
" Monsieur,
" Je pars pour Chaillot avec ma chère enfant.
" Je voudrais vous remercier, mais je sens les mots trop froids pour exprimer ce que j'éprouve de reconnaissance ; j'ai eu raison de penser, monsieur, que votre coeur vous suggérerait d'éloquentes instances. Je suis sûr de ne pas me tromper en croyant qu'il vous dira que je ne suis point ingrat et qu'il vous peindra mieux que je ne le ferais le trouble de bonheur où votre bonté m'a mis.
" Agréez, je vous en prie, monsieur, mes très sincères remercîments et daignez me croire votre serviteur le plus affectionné de vos serviteurs,
" Charles Philipon. "
A cette singulière marque de mon crédit, j'ajouterai cet étrange témoignage de ma renommée : un jeune employé des bureaux de M. Gisquet m'adressa de très beaux vers qui me furent remis par M. Gisquet lui même ; car enfin il faut être juste : si un gouvernement lettré m'attaquait ignoblement, les Muses me défendaient noblement ; M. Villemain se prononça en ma faveur avec courage, et, dans le journal même des Débats , mon gros ami Bertin protesta, en signant son article contre mon arrestation. Voici ce que me dit le poète qui signe J. Chopin, employé au cabinet :
A monsieur de Chateaubriand,
à la Préfecture de Police.
Un jour admirant ton génie,
J'osai te dédier mes vers,
Et, comme un filet d'eau s'épanche au sein des mers,
Je portai ce tribut au dieu de l'harmonie.
Aujourd'hui l'infortune a passé sur ton front
Toujours serein dans la tempête.
Le présent fugitif, qu'est-ce pour le poète ?
Ta gloire restera... nos haines passeront.
Ennemi généreux, ta voix mâle et puissante
A prêté son charme à l'erreur,
Mais ton éloquence entraînante
Fait toujours absoudre ton coeur.
Naguère un roi frappa ta noble indépendance ;
Tu fus grand devant sa rigueur...
Il tombe : banni de la France,
Tu ne vois plus que son malheur !
Ah ! qui pourrait sonder ton dévouement fidèle
Et forcer le torrent à détourner ses eaux ?
Mais lorsqu'un seul parti s'applaudit de ton zèle,
Ta gloire est à nous tous.., reprends donc tes pinceaux.
J. Chopin,
Employé au cabinet.
Mademoiselle Noémi (je suppose que c'est le prénom de mademoiselle Gisquet) se promenait souvent seule dans le petit jardin un livre à la main. Elle jetait à la dérobée un regard vers ma fenêtre. Qu'il eut été doux d'être délivré de mes fers, comme Cervantes, par la fille de mon maître ! Tandis que je prenais un air romantique, le beau et jeune M. Nay vint dissiper mon rêve. Je l'aperçus causant avec mademoiselle Gisquet de cet air qui ne nous trompe pas, nous autres créateurs de sylphides. Je dégringolai de mes nuages, je fermai ma fenêtre et j'abandonnai l'idée de laisser pousser ma moustache blanchie par le vent de l'adversité.
Après quinze jours, une ordonnance de non-lieu me rendit la liberté le 30 de juin, au grand bonheur de madame de Chateaubriand, qui serait morte, je crois, si ma détention se fût prolongée. Elle vint me chercher dans un fiacre ; je le remplis de mon petit bagage aussi lestement que j'étais jadis sorti du ministère, et je rentrai dans la rue d'Enfer avec je ne sais quoi d ' achevé que le malheur donne à la vertu .
Si M. Gisquet allait par l'histoire à la postérité, peut-être y arriverait-il en assez mauvais état ; je désire que ce que je viens d'écrire de lui serve ici de contrepoids à une renommée ennemie. Je n'ai eu qu'à me louer de ses attentions et de son obligeance ; sans doute si j'avais été condamné, il ne m'eût pas laissé échapper, mais enfin lui et sa famille m'ont traité avec une convenance, un bon goût, un sentiment de ma position, de ce que j'étais et de ce que j'avais été, que n'ont point eus une administration lettrée et des légistes d'autant plus brutaux qu'ils agissaient contre le faible et qu'ils n'avaient pas peur.
De tous les gouvernements qui se sont élevés en France depuis quarante années, celui de Philippe est le seul qui m'ait jeté dans la loge des bandits, il a posé sur ma tête sa main, sur ma tête respectée même d'un conquérant irrité : Napoléon leva le bras et ne frappa pas. Et pourquoi cette colère ? Je vais vous le dire : j'ose protester en faveur du droit contre le fait, dans un pays où j'ai demandé la liberté sous l'Empire, la gloire sous la Restauration ; dans un pays où, solitaire, je compte non par frères, soeurs, enfants, joies, plaisirs, mais par tombeaux. Les derniers changements politiques m'ont séparé du reste de mes amis : ceux-ci sont allés à la fortune et passent tout engraissés de leur déshonneur auprès de ma pauvreté ; ceux-là ont abandonné leurs foyers exposés aux insultes. Les générations si fort éprises de l'indépendance se sont vendues : communes dans leur conduite intolérables dans leur orgueil, médiocres ou folles dans leurs écrits, je n'attends de ces générations que le dédain et je le leur rends ; elles n'ont pas de quoi me comprendre, elles ignorent la foi à la chose jurée, l'amour des institutions généreuses, le respect de ses propres opinions, le mépris du succès et de l'or, la félicité des sacrifices, le culte de la faiblesse et du malheur.
Chapitre 8
Paris, fin de juillet 1832.
Lettre à M. le ministre de la justice, et réponse.
Après l'ordonnance de non-lieu, il me restait un devoir à remplir. Le délit dont j'avais été prévenu se liait à celui pour lequel M. Berryer était en prévention à Nantes. Je n'avais pu m'expliquer avec le juge d'instruction, puisque je ne reconnaissais pas la compétence du tribunal. Pour réparer le dommage que pouvait avoir causé à M. Berryer mon silence, j'écrivis à M. le ministre de la justice la lettre qu'on va lire, et que je rendis publique par la voie des journaux.
" Paris, ce 3 juillet 1832.
" Monsieur le ministre de la justice,
" Permettez-moi de remplir auprès de vous, dans l'intérêt d'un homme trop longtemps privé de sa liberté, un devoir de conscience et d'honneur.
" M. Berryer fils, interrogé par le juge d'instruction à Nantes le 18 du mois dernier, a répondu : Qu ' il avait vu madame la duchesse de Berry ; qu ' il lui avait soumis avec le respect dû à son rang, à son courage et à ses malheurs, son opinion personnelle et celle d ' honorables amis sur la situation actuelle de la France, et sur les conséquences de la présence de Son Altesse Royale dans l ' Ouest .
" M. Berryer, développant avec son talent accoutumé ce vaste sujet, l'a résumé de la sorte : Toute guerre étrangère ou civile, en la supposant couronnée de succès, ne peut ni soumettre ni rallier les opinions .
" Questionné sur les honorables amis dont il venait de parler, M. Berryer a dit noblement : Que des hommes graves lui ayant manifesté sur les circonstances présentes une opinion conforme à la sienne, il avait cru devoir appuyer son avis sur l ' autorité du leur ; mais qu ' il ne les nommait pas sans qu ' ils y eussent consenti .
" Je suis, monsieur le ministre de la justice, un de ces hommes consultés par M. Berryer. Non seulement j'ai approuvé son opinion, mais j'ai rédigé une note dans le sens de cette opinion même. Elle devait être remise à madame la duchesse de Berry, dans le cas où cette princesse se trouvât réellement sur le sol français, ce que je ne croyais pas. Cette première note n'étant pas signée, j'en écrivis une seconde que je signai et par laquelle je suppliais encore plus instamment l'intrépide mère du petit-fils de Henri IV de quitter une patrie que tant de discordes ont déchirée.
" Telle est la déclaration que je devais à M. Berryer. Le véritable coupable, s'il y a coupable, c'est moi. Cette déclaration servira, j'espère, à la prompte délivrance du prisonnier de Nantes ; elle ne laissera peser que sur ma tête l'inculpation d'un fait, très innocent sans doute, mais dont, en dernier résultat, j'accepte toutes les conséquences.
" J'ai l'honneur d'être, etc.
" Chateaubriand.
" Rue d'Enfer-Saint-Michel, n o 84. "
" Ayant écrit à M. le comte de Montalivet, le 9 du mois dernier, pour une affaire relative à M. Berryer, M. le ministre de l'intérieur ne crut pas même devoir me faire connaître qu'il avait reçu ma lettre : comme il m'importe beaucoup de savoir le sort de celle que j'ai l'honneur d'écrire aujourd'hui à M. le ministre de la justice, je lui serai infiniment obligé d'ordonner à ses bureaux de m'en accuser réception.
" Ch. "
La réponse de M. le ministre de la justice ne se fit pas attendre ; la voici :
" Paris, le 3 juillet.
" Monsieur le vicomte,
" La lettre que vous m'avez adressée, contenant des renseignements qui peuvent éclairer la justice, je la fais parvenir immédiatement au procureur du roi près le tribunal de Nantes, afin qu'elle soit jointe aux pièces de l'instruction commencée contre M. Berryer.
" Je suis avec respect, etc.,
" Le garde des sceaux,
" Barthe "
Par cette réponse M. Barthe se réservait gracieusement une nouvelle poursuite contre moi. Je me souviens des superbes dédains des grands hommes du juste milieu, quand je laissais entrevoir la possibilité d'une violence exercée sur ma personne ou sur mes écrits. Eh ! bon Dieu ! pourquoi me parer d'un danger imaginaire ? Qui s'embarrassait de mon opinion ? qui songeait à toucher à un seul de mes cheveux ? Amés et féaux du pot-au-feu, intrépides héros de la paix à tout prix, vous avez pourtant eu votre terreur de comptoir et de police, votre état de siège de Paris, vos mille procès de presse, vos commissions militaires pour condamner à mort l'auteur des Cancans ; vous m'avez pourtant plongé dans vos geôles ; la peine applicable à mon crime n'était rien moins que la peine capitale. Avec quel plaisir je vous livrerais ma tête, si, jetée dans la balance de la justice elle la faisait pencher du côté de l'honneur, de la gloire et de la liberté de ma patrie !
Chapitre 9
Paris, rue d'Enfer, fin de juillet 1832.
Offre de ma pension de pair par Charles X : ma réponse.
J'étais plus que jamais déterminé à reprendre mon exil ; madame de Chateaubriand, effrayée de mon aventure, aurait déjà voulu être bien loin ; il ne fut plus question que de chercher le lieu où nous dresserions nos tentes. La grande difficulté était de trouver quelque argent pour vivre en terre étrangère et pour payer d'abord une dette qui m'attirait des menaces de poursuites et de saisie.
La première année d'une ambassade ruine toujours l'ambassadeur : c'est ce qui m'arriva pour Rome. Je me retirai à l'avènement du ministère Polignac, et je m'en allai ajoutant à ma détresse ordinaire soixante mille francs d'emprunt. J'avais frappé à toutes les bourses royalistes, aucune ne s'ouvrit : on me conseilla de m'adresser à M. Laffitte. M. Laffitte m'avança dix mille francs que je donnai immédiatement aux créanciers les plus pressés. Sur le produit de mes brochures, je retrouvai la somme que je lui ai rendue avec reconnaissance ; mais une trentaine de mille francs restait toujours à payer en outre de mes vieilles dettes, car j'en ai qui ont de la barbe tant elles sont âgées, malheureusement cette barbe est une barbe d'or, dont la coupe annuelle se fait sur mon menton.
M. le duc de Lévis, à son retour d'un voyage en Ecosse, m'avait dit de la part de Charles X que ce prince voulait continuer à me faire ma pension de pair ; je crus devoir refuser cette offre. Le duc de Lévis revint à la charge quand il me vit au sortir de prison dans l'embarras le plus cruel, ne trouvant rien de ma maison et de mon jardin rue d'Enfer, et étant harcelé par une nuée de créanciers. J'avais déjà vendu mon argenterie. Le duc de Lévis m'apporta vingt mille francs, me disant noblement que ce n'était pas les deux années de pension de pairie que le Roi reconnaissait me devoir, et que mes dettes à Rome n'étaient qu'une dette de la couronne. Cette somme me mettait en liberté, je l'acceptai comme un prêt [On verra dans mon premier voyage à Prague ma conversation avec Charles X au sujet de ce prêt. (N.d.A. de Paris, 1834.)] momentané, et j'écrivis au Roi la lettre suivante :
" Sire,
" Au milieu des calamités dont il a plu à Dieu de sanctifier votre vie, vous n'avez point oublié ceux qui souffrent au pied du trône de saint Louis. Vous daignâtes me faire connaître, il y a quelques mois, votre généreux dessein de me continuer la pension de pair à laquelle je renonçai en refusant le serment au pouvoir illégitime ; je pensai que Votre Majesté avait des serviteurs plus pauvres que moi et plus dignes de ses bontés. Mais les derniers écrits que j'ai publiés m'ont causé des dommages et suscité des persécutions, j'ai essayé inutilement de vendre le peu de choses que je possède. Je me vois forcé d'accepter, non la pension annuelle que Votre Majesté se proposait de me faire sur sa royale indigence, mais un secours provisoire pour me dégager des embarras qui m'empêchent de regagner l'asile où je pourrai vivre de mon travail. Sire, il faut que je sois bien malheureux pour me rendre à charge même un moment, à une couronne que j'ai soutenue de tous mes efforts et que je continuerai de servir le reste de ma vie.
" Je suis, avec le plus profond respect, etc.
" Chateaubriand. "
Chapitre 10
Paris, rue d'Enfer, du 1er au 8 août 1832.
Billet de madame la duchesse de Berry. - Lettre à Béranger. - Départ de Paris.
Mon neveu le comte Louis de Chateaubriand m'avança de son côté une même somme de vingt mille francs. Ainsi dégagé des obstacles matériels, je fis les préparatifs de mon second départ. Mais une raison d'honneur m'arrêtait : madame la duchesse de Berry était sur le sol français, que deviendrait-elle, et ne devais-je pas rester aux lieux où ses périls pouvaient m'appeler ? Un billet de la Princesse, qui m'arriva du fond de la Vendée, acheva de me rendre libre.
" J'allais vous écrire, monsieur le vicomte, touchant ce gouvernement provisoire que j'ai cru devoir former lorsque j'ignorais quand et même si je pouvais rentrer en France, et dont on me mande que vous aviez consenti à faire partie. Il n'a pas existé de fait, puisqu'il ne s'est jamais réuni et quelques-uns des membres ne se sont entendus que pour me faire parvenir un avis que je n'ai pu suivre. Je ne leur en sais pas du tout mauvais gré. Vous avez jugé d'après le rapport que vous ont fait de ma position et de celle du pays ceux qui avaient des raisons pour connaître mieux que moi les effets d'une fatale influence à laquelle je n'ai pas voulu croire, et je suis sûre que si M. de Ch. eût été près de moi, son coeur noble et généreux s'y fût également refusé. Je n'en compte donc pas moins sur les bons services individuels et même les conseils des personnes qui faisaient partie du gouvernement provisoire, et dont le choix m'avait été dicté par leur zèle éclairé et leur dévouement à la légitimité dans la personne de Henri V. Je vois que votre intention est de quitter encore la France, je le regretterais beaucoup si je pouvais vous approcher de moi, mais vous avez des armes qui touchent de loin, et j'espère que vous ne cesserez pas de combattre pour Henri V.
" Croyez, monsieur le vicomte, à toute mon estime et amitié.
" M. C. R. "
Par ce billet, Madame se passait de mes services, ne se rendait point aux conseils que j'avais osé lui donner dans la note dont M. Berryer avait été le porteur ; elle en paraissait même un peu blessée, bien qu'elle reconnût qu'une fatale influence l'avait égarée.
Ainsi rendu à ma liberté et dégagé de tout aujourd'hui, 7 août, n'ayant plus rien à faire qu'à partir, j'ai écrit ma lettre d'adieu à M. de Béranger, qui m'avait visité dans ma prison.
" Paris, 7 août 1832.
" A M. de Béranger.
" Je voulais, monsieur, aller vous dire adieu et vous remercier de votre souvenir ; le temps m'a manqué et je suis obligé de partir sans avoir le plaisir de vous voir et de vous embrasser. J'ignore mon avenir : y a-t-il aujourd'hui un avenir clair pour personne ? Nous ne sommes pas dans un temps de révolution, mais de transformation sociale : or les transformations s'accomplissent lentement, et les générations qui se trouvent placées dans la période de la métamorphose périssent obscures et misérables. Si l'Europe (ce qui pourrait bien être) est à l'âge de la décrépitude, c'est une autre affaire : elle ne produira rien, et s'éteindra dans une impuissante anarchie de passions, de moeurs et de doctrines. En ce cas, monsieur, vous aurez chanté sur un tombeau.
" J'ai rempli, monsieur, tous mes engagements : je suis revenu à votre voix ; j'ai défendu ce que j'étais venu défendre ; j'ai subi le choléra : je retourne à la montagne. Ne brisez pas votre lyre comme vous nous en menacez ; je lui dois un de mes plus glorieux titres au souvenir des hommes. Faites encore sourire et pleurer la France : car il arrive, par un secret de vous seul connu, que dans vos chansons populaires les paroles sont gaies et la musique plaintive.
" Je me recommande à votre amitié et à votre muse.
" Chateaubriand. "
Je dois me mettre en route demain. Madame de Chateaubriand me rejoindra à Lucerne
Chapitre 11
Bâle, 12 août 1832.
Journal de Paris à Lugano. - M. Augustin Thierry.
Beaucoup d'hommes meurent sans avoir perdu leur clocher de vue : je ne puis rencontrer le clocher qui me doit voir mourir. En quête d'un asile pour achever mes Mémoires , je chemine de nouveau traînant à ma suite un énorme bagage de papiers, correspondances diplomatiques, notes confidentielles, lettres de ministres et de rois ; c'est l'histoire portée en croupe par le roman.
J'ai vu à Vesoul M. Augustin Thierry, retiré chez son frère le préfet. Lorsque autrefois, à Paris, il m'envoya son Histoire de la conquête des Normands , je l'allai remercier. Je trouvai un jeune homme dans une chambre dont les volets étaient à demi fermés ; il était presque aveugle ; il essaya de se lever pour me recevoir, mais ses jambes ne le portaient plus et il tomba dans mes bras. Il rougit lorsque je lui exprimai mon admiration sincère : ce fut alors qu'il me répondit que son ouvrage était le mien, et que c'était en lisant la bataille des Francs dans les Martyrs qu'il avait conçu l'idée d'une nouvelle manière d'écrire l'histoire. Quand je pris congé de lui, alors il s'efforça de me suivre et il se traîna jusqu'à la porte en s'appuyant contre le mur : je sortis tout ému de tant de talent et de tant de malheur.
A Vesoul, surgit, après un long bannissement, Charles X, maintenant faisant voile vers le nouvel exil qui sera pour lui le dernier.
J'ai passé la frontière sans accident avec mon fatras : voyons si, au revers des Alpes, je ne pourrais jouir de la liberté de la Suisse et du soleil de l'Italie, besoin de mes opinions et de mes années.
A l'entrée de Bâle, j'ai rencontré un vieux Suisse, douanier ; il m'a fait faire un bedit garandaine d ' in gart d ' hire ; on a descendu mon bagage dans une cave ; on mis en mouvement je ne sais quoi qui imitait le bruit d'un métier à bas ; il s'est élevé une fumée de vinaigre et, purifié ainsi de la contagion de la France, le bon Suisse m'a relâché.
J'ai dit dans l ' Itinéraire , en parlant des cigognes d'Athènes : " Du haut de leurs nids, que les révolutions ne peuvent atteindre, elles ont vu au-dessous d'elles changer la race des mortels : tandis que des générations impies se sont élevées sur les tombeaux des générations religieuses, la jeune cigogne a toujours nourri son vieux père. "
Je retrouve à Bâle le nid de cigogne que j'y laissai il y a six ans ; mais l'hôpital au toit duquel la cigogne de Bâle a échafaudé son nid n'est pas le Parthénon, le soleil du Rhin n'est pas le soleil du Céphise, le concile n'est pas l'aréopage. Erasme n'est pas Périclès : pourtant c'est quelque chose que le Rhin, la forêt Noire, le Bâle romain et germanique. Louis XIV étendit la France jusqu'aux portes de cette ville, et trois monarques ennemis la traversèrent en 1813 pour venir dormir dans le lit de Louis le Grand, en vain défendu par Napoléon. Allons voir les danses de la mort de Holbein ; elles nous rendront compte des vanités humaines.
La danse de la mort (si toutefois ce n'était pas même alors une véritable peinture) eut lieu à Paris, en 1424, au cimetière des Innocents : elle nous venait de l'Angleterre. La représentation du spectacle fut fixée dans des tableaux ; on les vit exposés dans les cimetières de Dresde, de Lübeck, de Minden, de la Chaise-Dieu, de Strasbourg, de Blois en France, et le pinceau de Holbein immortalisa à Bâle ces joies de la tombe.
Ces danses macabres du grand artiste ont été emportées à leur tour par la mort, qui n'épargne pas ses propres folies : il n'est resté à Bâle, du travail de Holbein, que six pièces sciées sur les pierres du cloître et déposées à la bibliothèque de l'Université. Un dessin colorié a conservé l'ensemble de l'ouvrage.
Ces grotesques sur un fond terrible ont du génie de Shakespeare, génie mêlé de comique et de tragique. Les personnages sont d'une vive expression : pauvres et riches, jeunes et vieux, hommes et femmes, papes, cardinaux, prêtres, empereurs, rois, reines, princes, ducs, nobles, magistrats, guerriers, tous se débattent et raisonnent avec et contre la Mort ; pas un ne l'accepte de bonne grâce.
La Mort est variée à l'infini, mais toujours bouffonne à l'instar de la vie, qui n'est qu'une sérieuse pantalonnade. Cette Mort du peintre satirique a une jambe de moins comme le mendiant à jambe de bois qu'elle accoste ; elle joue de la mandoline derrière l'os de son dos, comme le musicien qu'elle entraîne. Elle n'est pas toujours chauve ; des brins de cheveux blonds, bruns, gris, voltigent sur le cou du squelette et le rendent plus effroyable en le rendant presque vivant. Dans un des cartouches la Mort a quasi de la chair, elle est quasi jeune comme un jeune homme, et elle emmène une jeune fille qui se regarde dans un miroir. La Mort a dans son bissac des tours d'un écolier narquois : elle coupe avec des ciseaux la corde du chien qui conduit un aveugle, et l'aveugle est à deux pas d'une fosse ouverte ; ailleurs, la Mort, en petit manteau, aborde une de ses victimes avec les gestes d'un Pasquin. Holbein a pu prendre l'idée de cette formidable gaieté dans la nature même : entrez dans un reliquaire, toutes les têtes de mort semblent ricaner parce qu'elles découvrent les dents ; c'est le rire sans les lèvres qui le bordent et qui forment le sourire. De quoi ricanent-elles ? du néant ou de la vie ?
La cathédrale de Bâle et surtout les anciens cloîtres m'ont plu. En parcourant ces derniers, remplis d'inscriptions funèbres, j'ai lu les noms de quelques réformateurs. Le protestantisme choisit mal le lieu et prend mal son temps quand il se place dans les monuments catholiques ; on voit moins alors ce qu'il a réformé que ce qu'il a détruit. Ces pédants secs qui pensaient refaire un christianisme primitif dans un vieux christianisme, créateur de la société depuis quinze siècles, n'ont pu élever un seul monument. A quoi ce monument eût-il répondu ? Comment aurait-il été en rapport avec les moeurs ? Les hommes n'étaient point faits comme Luther et Calvin au temps de Luther et de Calvin ; ils étaient faits comme Léon X avec le génie de Raphaël, ou comme saint Louis avec le génie gothique ; le petit nombre ne croyait à rien, le grand nombre croyait à tout. Aussi le protestantisme n'a-t-il pour temples que des salles d'écoles, ou pour églises que les cathédrales qu'il a dévastées : il y a établi sa nudité. Jésus-Christ et ses apôtres ne ressemblaient pas sans doute aux Grecs et aux Romains de leur siècle, mais ils ne venaient pas réformer un ancien culte, ils venaient établir une religion nouvelle, remplacer les dieux par un dieu.
Lucerne, 14 août 1832.
Le chemin de Bâle à Lucerne par l'Argovie offre une suite de vallées dont quelques-unes ressemblent à la vallée d'Argelès, moins le ciel espagnol des Pyrénées. A Lucerne, les montagnes, différemment groupées étagées, profilées, coloriées, se terminent, en se retirant les unes derrière les autres et en s'enfonçant dans la perspective, aux neiges voisines du Saint-Gothard. Si l'on supprimait le Righi et le Pilate, et si l'on ne conservait que les collines surfacées d'herbages et de sapinières qui bordent immédiatement le lac des quatre cantons on reproduirait un lac d'Italie.
Les arcades du cloître du cimetière dont la cathédrale est environnée sont comme les loges d'où l'on peut jouir de ce spectacle. Les monuments de ce cimetière ont pour étendard une croisette de fer portant un Christ doré. Aux rayons du soleil, ce sont autant de points de lumière qui s'échappent des tombes ; de distance en distance il y a des bénitiers dans lesquels trempe un rameau avec lequel on peut bénir des cendres regrettées. Je ne pleurais rien là en particulier, mais j'ai fait descendre la rosée lustrale sur la communauté silencieuse des chrétiens et des malheureux mes frères. Une épitaphe me dit : Hodie mibi, cras tibi ; une autre : Fuit homo ; une autre Siste, viator ; abi, viator . Et j'attends demain, et j'aurai été homme ; et voyageur je m'arrête, et voyageur je m'en vais. Appuyé à l'une des arcades du cloître, j'ai regardé longtemps le théâtre des aventures de Guillaume Tell et de ses compagnons : théâtre de la liberté helvétique, si bien chanté et décrit par Schiller et Jean de Müller. Mes yeux cherchaient dans l'immense tableau la présence des plus illustres morts, et mes pieds foulaient les cendres les plus ignorées.
En revoyant les Alpes il y a quatre ou cinq ans je me demandais ce que j'y venais chercher : que dirais-je donc aujourd'hui ? que dirai-je demain, et demain encore ? Malheur à moi qui ne puis vieillir et qui vieillis toujours !
Lucerne, 15 août 1832.
Les capucins sont allés ce matin, selon l'usage le jour de l'Assomption, bénir les montagnes. Ces moines professent la religion sous la protection de laquelle naquit l'indépendance suisse : cette indépendance dure encore. Que deviendra notre liberté moderne, toute maudite de la bénédiction des philosophes et des bourreaux ? Elle n'a pas quarante années et elle a été vendue et revendue, maquignonnée, brocantée à tous les coins de rue. Il y a plus de liberté dans le froc d'un capucin qui bénit les Alpes que dans la friperie entière des législateurs de la République, de l'Empire, de la Restauration et de l'usurpation de Juillet.
Le voyageur français en Suisse est touché et attristé ; notre histoire pour le malheur des peuples de ces régions, se lie trop à leur histoire ; le sang de l'Helvétie a coulé pour nous et par nous ; nous avons porté le fer et le feu dans la chaumière de Guillaume Tell ; nous avons engagé dans nos guerres civiles le paysan guerrier qui gardait le trône de nos rois. Le génie de Thorwalsen a fixé le souvenir du 10 août à la porte de Lucerne. Le lion helvétique expire, percé d'une flèche, en couvrant de sa tête affaissée et d'une de ses pattes l'écu de France dont on ne voit plus qu'une des fleurs de lis. La chapelle consacrée aux victimes, le bouquet d'arbres verts qui accompagne le bas-relief sculpté dans le roc, le soldat échappé au massacre du 10 août, qui montre aux étrangers le monument, le billet de Louis XVI qui ordonne aux Suisses de mettre bas les armes, le devant d'autel offert par madame la Dauphine à la chapelle expiatoire, et sur lequel ce parfait modèle de douleur a brodé l'image de l'agneau divin immolé !... Par quel conseil la Providence, après la dernière chute du trône des Bourbons, m'envoie-t-elle chercher un asile auprès de ce monument ? Du moins, je puis le contempler sans rougir, je puis poser ma main faible, mais non parjure, sur l'écu de France, comme le lion l'enserre de ses ongles puissants, mais détendus par la mort.
Eh bien, ce monument, un membre de la Diète a proposé de le détruire ! Que demande la Suisse ? la liberté ? elle en jouit depuis quatre siècles ; l'égalité ? elle l'a ; la république ? c'est la forme de son gouvernement ; l'allégement des taxes ? elle ne paye presque point d'impôts. Que veut-elle donc ? elle veut changer c'est la loi des êtres. Quand un peuple, transformé par le temps, ne peut plus rester ce qu'il a été, le premier symptôme de sa maladie, c'est la haine du passé et des vertus de ses pères.
Je suis revenu du monument du 10 août par le grand pont couvert, espèce de galerie de bois suspendue sur le lac. Deux cent trente-huit tableaux triangulaires, placés entre les chevrons du toit, décorent cette galerie. Ce sont des fastes populaires où le Suisse, en passant, apprenait l'histoire de sa religion et de sa liberté.
J'ai vu les poules d'eau privées ; j'aime mieux les poules d'eau sauvages de l'étang de Combourg.
Dans la ville, le bruit d'un choeur de voix m'a frappé ; il sortait d'une chapelle de la Vierge : entré dans cette chapelle, je me suis cru transporté aux jours de mon enfance. Devant quatre autels dévotement parés, des femmes récitaient avec le prêtre le chapelet et les litanies. C'était comme la prière du soir au bord de la mer dans ma pauvre Bretagne, et j'étais au bord du lac de Lucerne ! Une main renouait ainsi les deux bouts de ma vie, pour me faire mieux sentir tout ce qui s'était perdu dans la chaîne de mes années.
Sur le lac de Lucerne, 16 août 1832, midi.
Alpes, abaissez vos cimes, je ne suis plus digne de vous : jeune, je serais solitaire ; vieux, je ne suis qu'isolé. Je la peindrais bien encore, la nature ; mais pour qui ? qui se soucierait de mes tableaux ? quels bras, autres que ceux du temps, presseraient en récompense mon génie au front dépouillé ? qui répéterait mes chants ? à quelle muse en inspirerais-je ? Sous la voûte de mes années comme sous celle des monts neigeux qui m'environnent, aucun rayon de soleil ne viendra me réchauffer. Quelle pitié de traîner, à travers ces monts, des pas fatigués que personne ne voudrait suivre ! Quel malheur de ne me trouver libre d'errer de nouveau qu'à la fin de ma vie !
Deux heures.
Ma barque s'est arrêtée à la cale d'une maison sur la rive droite du lac, avant d'entrer dans le golfe d'Uri. J'ai gravi le verger de cette auberge et suis venu m'asseoir sous deux noyers qui protègent une étable. Devant moi, un peu à droite, sur le bord opposé du lac, se déploie le village de Schwitz, parmi des vergers et les plans inclinés de ces pâturages dits Alpes dans le pays : il est surmonté d'un roc ébréché en demi-cercle et dont les deux pointes, le Mythen et le Haken (la mitre et la crosse), tirent leur appellation de leur forme. Ce chapiteau cornu repose sur des gazons, comme la couronne de la rude indépendance helvétique sur la tête d'un peuple de bergers. Le silence n'est interrompu autour de moi que par le tintement de la clochette de deux génisses restées dans l'étable voisine : elle semble me sonner la gloire de la pastorale liberté que Schwitz a donnée, avec son nom, à tout un peuple : un petit canton dans le voisinage de Naples, appelé Italia , a de même, mais avec des droits moins sacrés, communiqué son nom à la terre des Romains.
Trois heures.
Nous partons ; nous entrons dans le golfe ou le lac d'Uri. Les montagnes s'élèvent et s'assombrissent. Voilà la croupe herbue du Gruttli et les trois fontaines où Fürst, An der Halden et Stauffacher jurèrent la délivrance de leur pays ; voilà, au pied de l'Achsenberg, la chapelle qui signale l'endroit où Tell, sautant de la barque de Gessler, la repoussa d'un coup de pied au milieu des vagues.
Mais Tell et ses compagnons ont-ils jamais existé ?
Ne seraient-ils que des personnages du Nord, nés des chants des Scaldes et dont on retrouve les traditions héroïques sur les rivages de la Suède ? Les Suisses sont-ils aujourd'hui ce qu'ils étaient à l'époque de la conquête de leur indépendance ? Ces sentiers des ours, ces rochers des gémissements (hackenmesser) voient rouler des calèches où Tell et ses compagnons bondissaient, l'arc à la main, d'abîme en abîme : moi-même suis-je un voyageur en harmonie avec ces lieux ?
Un orage me vient heureusement assaillir. Nous abordons dans une crique, à quelques pas de la chapelle de Tell : c'est toujours le même Dieu qui soulève les vents, et la même confiance dans ce Dieu qui rassure les hommes. Comme autrefois, en traversant l'Océan, les lacs de l'Amérique, les mers de la Grèce, de la Syrie, j'écris sur un papier inondé. Les nuages, les flots, les roulements de la foudre s'allient mieux au souvenir de l'antique liberté des Alpes que la voix de cette nature efféminée et dégénérée que mon siècle a placée malgré moi dans mon sein.
Altorf.
Débarqué à Fluelen, arrivé à Altorf, le manque de chevaux va me retenir une nuit au pied du Bannberg. Ici, Guillaume Tell abattit la pomme sur la tête de son fils : le trait d'arc était de la distance qui sépare ces deux fontaines. Croyons, malgré la même histoire racontée par Saxon le Grammairien, et que j'ai citée le premier dans mon Essai sur les Révolutions ; ayons foi en la religion et la liberté, les deux seules grandes choses de l'homme : la gloire et la puissance sont éclatantes, non grandes.
Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai de nouveau cette Italie que j'ai saluée du sommet du Simplon et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté sur les régions du midi et de l'aurore ! Le pin des glaciers ne peut descendre parmi les orangers qu'il voit au-dessous de lui dans les vallées fleuries.
Dix heures du soir.
L'orage recommence ; les éclairs s'entortillent aux rochers ; les échos grossissent et prolongent le bruit de la foudre ; les mugissements de la Schächenel et de la Reuss accueillent le barde de l'Armorique. Depuis longtemps je ne m'étais trouvé seul et libre ; rien dans la chambre où je suis enfermé : deux couches pour un voyageur qui veille et qui n'a ni amours à bercer, ni songes à faire. Ces montagnes, cet orage, cette nuit sont des trésors perdus pour moi. Que de vie, cependant, je sens au fond de mon âme ! Jamais, quand le sang le plus ardent coulait de mon coeur dans mes veines, je n'ai parlé le langage des passions avec autant d'énergie que je le pourrais faire en ce moment. Il me semble que je vois sortir des flancs du Saint-Gothard ma sylphide des bois de Combourg. Me viens-tu retrouver, charmant fantôme de ma jeunesse ? as-tu pitié de moi ? Tu le vois, je ne suis changé que de visage ; toujours chimérique, dévoré d'un feu sans cause et sans aliment. Je sors du monde, et j'y entrais quand je te créai dans un moment d'extase et de délire. Voici l'heure où je t'invoquais dans ma tour. Je puis encore ouvrir ma fenêtre pour te laisser entrer. Si tu n'es pas contente des grâces que je t'avais prodiguées, je te ferai cent fois plus séduisante ; ma palette n'est pas épuisée ; j'ai vu plus de beautés et je sais mieux peindre. Viens t'asseoir sur mes genoux, n'aie pas peur de mes cheveux, caresse-les de tes doigts de fée ou d'ambre ; qu'ils rebrunissent sous tes baisers. Cette tête, que ces cheveux qui tombent n'assagissent point, est tout aussi folle qu'elle l'était lorsque je te donnai l'être, fille aînée de mes illusions, doux fruit de mes mystérieuses amours avec ma première solitude ! Viens, nous monterons encore ensemble sur nos nuages ; nous irons avec la foudre sillonner, illuminer, embraser les précipices où je passerai demain. Viens ! emporte-moi comme autrefois, mais ne me rapporte plus.
On frappe à ma porte : ce n'est pas toi ! c'est le guide ! Les chevaux sont arrivés, il faut partir. De ce songe il ne reste que la pluie, le vent et moi, songe sans fin, éternel orage.
17 août 1832, (Amsteg.)
D'Altorf ici, une vallée entre les montagnes rapprochées, comme on en voit partout ; la Reuss bruyante au milieu. A l'auberge du Cerf, un petit étudiant allemand qui vient des glaciers du Rhône et qui me dit : " Fous fenir l'Altorf ce madin ? allez fite ! " Il me croyait à pied comme lui, puis, apercevant mon char à bancs : " Oh ! tes chefals ! c'être autré chosse. " Si l'étudiant voulait troquir ses jeunes jambes contre mon char à bancs et mon plus mauvais char de gloire, avec quel plaisir je prendrais son bâton, sa blouse grise et sa barbe blonde ! Je m'en irais aux glaciers du Rhône ; je parlerais la langue de Schiller à ma maîtresse, et je rêverais creusement la liberté germanique, lui, il cheminerait vieux comme le temps, ennuyé comme un mort, détrompé par l'expérience, s'étant attaché au cou, comme une sonnette, un bruit dont il serait plus fatigué au bout d'un quart d'heure que du fracas de la Reuss. L'échange n'aura pas lieu, les bons marchés ne sont pas à mon usage. Mon écolier part il me dit en ôtant et remettant son bonnet teuton, avec un petit coup de tête : " Permis ! " Encore une ombre évanouie. L'écolier ignore mon nom, il m'aura rencontré et ne le saura jamais : je suis dans la joie de cette idée ; j'aspire à l'obscurité avec plus d'ardeur que je ne souhaitais autrefois la lumière : celle-ci m'importune ou comme éclairant mes misères ou comme me montrant des objets dont je ne puis plus jouir : j'ai hâte de passer le flambeau à mon voisin.
Trois garçonnets tirant à l'arbalète : Guillaume Tell et Gessler sont partout. Les peuples libres conservent le souvenir des fondations de leur indépendance. Demandez à un petit pauvre de France s'il a jamais lancé la hache en mémoire du roi Hlowigh ou Khlowig ou Clovis !
Chapitre 12
Chemin du Saint-Gothard.
Le nouveau chemin du Saint-Gothard, en sortant d'Amsteg, va et vient en zigzag pendant deux lieues ; tantôt joignant la Reuss, tantôt s'en écartant quand la fissure du torrent s'élargit. Sur les reliefs perpendiculaires du paysage, des pentes rases ou bouquetées de cépées de hêtres, des pics dardant la nue, des dômes coiffés de glace, des sommets chauves ou conservant quelques rayons de neige comme des mèches de cheveux blancs ; dans la vallée, des ponts, des cabanes en planches noircies, des noyers et des arbres fruitiers qui gagnent en luxe de branches et de feuilles ce qu'ils perdent en succulence de fruits. La nature alpestre force ces arbres à redevenir sauvages ; la sève se fait jour malgré la greffe : un caractère énergique brise les liens de la civilisation.
Un peu plus haut, au limbe droit de la Reuss, la scène change : le fleuve coule avec cascades dans une ornière caillouteuse, sous une avenue double et triple de pins ; c'est la vallée du Pont d'Espagne à Cauterets.
Aux pans de la montagne, les mélèzes végètent sur les arêtes vives du roc ; amarrés par leurs racines, ils résistent au choc des tempêtes.
Le chemin, quelques carrés de pommes de terre, attestent seuls l'homme dans ce lieu : il faut qu'il mange et qu'il marche, c'est le résumé de son histoire. Les troupeaux, relégués aux pâturages des régions supérieures, ne paraissent point, d'oiseaux, aucun ; d'aigles, il n'en est plus question : le grand aigle est tombé dans l'océan en passant à Sainte-Hélène ; il n'y a vol si haut et si fort qui ne défaille dans l'immensité des cieux. L'aiglon royal vient de mourir. On nous avait annoncé d'autres aiglons de Juillet 1830 ; apparemment qu'ils sont descendus de leur aire pour nicher avec les pigeons pattus. Ils n'enlèveront jamais de chamois dans leurs serres ; débilité à la lueur domestique, leur regard clignotant ne contemplera jamais du sommet du Saint-Gothard le libre et éclatant soleil de la gloire de la France.
Chapitre 13
Vallée de Schoellenen. - Pont du diable.
Après avoir franchi le pont du Saut du prêtre , et contourné le mamelon du village de Wasen, on reprend la rive droite de la Reuss ; à l'une et l'autre orée, des cascades blanchissent parmi des gazons tendus comme des tapisseries vertes sur le passage des voyageurs. Par un défilé on aperçoit le glacier de Rauz qui se lie aux glaciers de la Furca.
Enfin, on pénètre dans la vallée de Schoellenen, où commence la première rampe du Saint-Gothard. Cette vallée est une coche de deux mille pieds de profondeur entaillée dans un plein bloc de granit. Les parois du bloc forment des murs gigantesques surplombants. Les montagnes n'offrent plus que leurs lianes et leurs crêtes ardentes et rougies. La Reuss tonne dans son lit vertical, matelassé de pierres. Un débris de tour témoigne d'un autre temps, comme la nature accuse ici des siècles immémorés. Soutenu en l'air par des murs le long des masses graniteuses, le chemin, torrent immobile, circule parallèle au torrent mobile de la Reuss. Çà et là, des voûtes en maçonnerie ménagent au voyageur un abri contre l'avalanche ; on vire encore quelques pas dans une espèce d'entonnoir tortueux, et tout à coup, à l'une des volutes de la conque, on se trouve face à face du pont du Diable.
Ce pont coupe aujourd'hui l'arcade du nouveau pont plus élevé, bâti derrière et qui le domine, le vieux pont ainsi altéré ne ressemble plus qu'à un court aqueduc à double étage. Le pont nouveau, lorsqu'on vient de la Suisse, masque la cascade en retraite. Pour jouir des arcs-en-ciel et des rejaillissements de la cascade, il se faut placer sur ce pont ; mais quand on a vu la cataracte du Niagara, il n'y a plus de chute d'eau. Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m'arrive à l'égard des sociétés et des hommes.
Les chemins modernes, que le Simplon a enseignés et que le Simplon efface, n'ont pas l'effet pittoresque des anciens chemins. Ces derniers, plus hardis et plus naturels n'évitaient aucune difficulté ; ils ne s'écartaient guère du cours des torrents ; ils montaient et descendaient avec le terrain, gravissaient les rochers, plongeaient dans les précipices, passaient sous les avalanches, n'ôtant rien au plaisir de l'imagination et à la joie des périls. L'ancienne route du Saint-Gothard, par exemple, était tout autrement aventureuse que la route actuelle. Le pont du Diable méritait sa renommée, lorsqu'en l'abordant on apercevait au-dessus la cascade de la Reuss, et qu'il traçait un arc obscur, ou plutôt un étroit sentier à travers la vapeur brillante de la chute. Puis, au bout du pont, le chemin montait à pic, pour atteindre la chapelle dont on voit encore la ruine. Au moins les habitants d'Uri ont eu la pieuse idée de bâtir une autre chapelle à la cascade.
Enfin ce n'étaient pas des hommes comme nous qui traversaient autrefois les Alpes, c'étaient des hordes de Barbares ou des légions romaines. C'étaient des caravanes de marchands, des chevaliers, des condottieri, des routiers, des pèlerins, des prélats, des moines. On racontait des aventures étranges : Qui avait bâti le pont du Diable ? qui avait précipité dans la prairie de Wasen la roche du Diable ? Çà et là s'élevaient des donjons, des croix, des oratoires, des monastères, des ermitages, gardant la mémoire d'une rencontre, d'un miracle ou d'un malheur. Chaque tribu montagnarde conservait sa langue, ses vêtements, ses moeurs, ses usages. On ne trouvait point, il est vrai, dans un désert, une excellente auberge, on n'y buvait point de vin de Champagne ; on n'y lisait point la gazette ; mais s'il y avait plus de voleurs au Saint-Gothard, il y avait moins de fripons dans la société. Que la civilisation est une belle chose ! cette perle je la laisse au beau premier lapidaire .
Suwaroff et ses soldats ont été les derniers voyageurs dans ce défilé, au bout duquel ils rencontrèrent Masséna.
Chapitre 14
Le Saint-Gothard.
Après avoir débouché du pont du Diable et de la galerie d'Urnerloch, on gagne la prairie d'Ursern, fermée par des redans comme les sièges de pierres d'une arène. La Reuss coule paisible au milieu de la verdure ; le contraste est frappant : c'est ainsi qu'au-dessus et avant les révolutions la société paraît tranquille ; les hommes et les empires sommeillent à deux pas de l'abîme où ils vont tomber.
Au village de l'Hospital commence la seconde rampe, laquelle atteint le sommet du Saint-Gothard, qui est envahi par des masses de granit. Ces masses roulées, enflées, brisées, festonnées à leur cime par quelques guirlandes de neige, ressemblent aux vagues fixes et écumeuses d'un océan de pierre sur lequel l'homme a laissé les ondulations de son chemin.
Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
Le Rhin, tranquille et fier du progrès de ses eaux,
Appuyé d'une main sur son urne penchante,
Dormait au bruit flatteur de son onde naissante.
Très beaux vers, mais inspirés par les fleuves de marbre de Versailles. Le Rhin ne sort point d'une couche de roseaux : il se lève d'un lit de frimas, son urne ou plutôt ses urnes sont de glace ; son origine est congénère à ces peuples du Nord dont il devint le fleuve adoptif et la ceinture guerrière. Le Rhin, né du Saint-Gothard dans les Grisons, verse ses eaux à la mer de la Hollande, de la Norvège et de l'Angleterre ; le Rhône, fils aussi du Saint-Gothard, porte son tribut au Neptune de l'Espagne, de l'Italie et de la Grèce : des neiges stériles forment les réservoirs de la fécondité du monde ancien et du monde moderne.
Deux étangs, sur le plateau du Saint-Gothard, donnent naissance, l'un au Tessin, l'autre à la Reuss. La source de la Reuss est moins élevée que la source du Tessin de sorte qu'en creusant un canal de quelques centaines de pas, on jetterait le Tessin dans la Reuss. Si l'on répétait le même ouvrage pour les principaux affluents de ces eaux, on produirait d'étranges métamorphoses dans les contrées au bas des Alpes. Un montagnard se peut donner le plaisir de supprimer un fleuve, de fertiliser ou de stériliser un pays ; voilà de quoi rabattre l'orgueil de la puissance.
C'est chose merveilleuse que de voir la Reuss et le Tessin se dire un éternel adieu et prendre leurs chemins opposés sur les deux versants du Saint-Gothard, leurs berceaux se touchent ; leurs destinées sont séparées ; ils vont chercher des terres différentes et divers soleils mais leurs mères, toujours unies, ne cessent du haut de la solitude de nourrir leurs enfants désunis.
Il y avait jadis, sur le Saint-Gothard, un hospice desservi par des capucins ; on n'en voit plus que les ruines, il ne reste de la religion qu'une croix de bois vermoulu avec son Christ : Dieu demeure quand les hommes se retirent.
Sur le plateau du Saint-Gothard, désert dans le ciel, finit un monde et commence un autre monde : les noms germaniques sont remplacés par des noms italiens. Je quitte ma compagne, la Reuss qui m'avait amené, en la remontant, du lac de Lucerne, pour descendre au lac de Lugano avec mon nouveau guide, le Tessin.
Le Saint-Gothard est taillé à pic du côté de l'Italie ; le chemin qui se plonge dans la Val-Tremola fait honneur à l'ingénieur forcé de le dessiner dans la gorge la plus étroite. Vu d'en haut, ce chemin ressemble à un ruban plié et replié ; vu d'en bas, les murs qui soutiennent les remblais font l'effet des ouvrages d'une forteresse, ou imitent ces digues qu'on élève les unes au-dessus des autres contre l'envahissement des eaux. Quelquefois aussi, à la double file des bornes plantées régulièrement sur les deux côtés de la route, on dirait d'une colonne de soldats descendant des Alpes pour envahir encore une fois la malheureuse Italie.
Samedi, 18 août 1832. Lugano.
J'ai passé de nuit Airolo, Bellinzona et la Val-Levantine : je n'ai point vu la terre, j'ai seulement entendu ses torrents. Dans le ciel, les étoiles se levaient parmi les coupoles et les aiguilles des montagnes. La lune n'était point d'abord à l'horizon, mais son aube s'épanouit par degrés devant elle, de même que ces gloires dont les peintres du quatorzième siècle entouraient la tête de la Vierge : elle parut enfin, creusée et réduite au quart de son disque, sur la cime dentelée du Furca ; les pointes de son croissant ressemblaient à des ailes, on eût dit d'une colombe blanche échappée de son nid de rocher : à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l'astre échancré me révéla le lac Majeur au bout de la Val-Levantine. Deux fois j'avais rencontré ce lac, une fois en me rendant au congrès Vérone, une autre fois en allant en ambassade à Rome. Je le contemplais alors au soleil, dans le chemin des prospérités ; je l'entrevoyais à présent la nuit, du bord opposé, sur la route de l'infortune. Entre mes voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles.
Ce n'est pas que j'en veuille le moins du monde à ces révolutions politiques ; en me rendant à la liberté, elles m'ont rendu à ma propre nature. J'ai encore assez de sève pour reproduire la primeur de mes songes, assez de flamme pour renouer mes liaisons avec la créature imaginaire de mes désirs. Le temps et le monde que j'ai traversés n'ont été pour moi qu'une double solitude où je me suis conservé tel que le ciel m'avait formé. Pourquoi me plaindrais-je de la rapidité des jours, puisque je vivais dans une heure autant que ceux qui passent des années à vivre ?
Chapitre 15
Description de Lugano.
Lugano est une petite ville d'un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassant les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d'un chapiteau et percées jusque dans l'architrave. La ville s'adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l'un de pâturages, l'autre de forêts : le lac est à ses pieds.
Il existe, sur le plus haut sommet d'une montagne à l'est de Lugano, un hameau dont les femmes, grandes et blanches, ont la réputation des Circassiennes. La veille de mon arrivée était la fête de ce hameau, on était allé en pèlerinage à la Beauté : cette tribu sera quelque débris d'une race des barbares du Nord conservé sans mélange au-dessus des populations de la plaine.
Je me suis fait conduire aux diverses maisons qu'on m'avait indiquées comme me pouvant convenir : j'en ai trouvé une charmante, mais d'un loyer beaucoup trop cher.
Pour mieux voir le lac, je me suis embarqué. Un de mes deux bateliers parlait un jargon franco-italien entrelardé d'anglais. Il me nommait les montagnes et les villages sur les montagnes : San-Salvador, au sommet duquel on découvre le dôme de la cathédrale de Milan ; Castagnola, avec ses oliviers dont les étrangers mettent de petits rameaux à leur boutonnière ; Gandria, limite du canton du Tessin sur le lac ; Saint-Georges, enfanté de son ermitage : chacun de ces lieux avait son histoire.
L'Autriche, qui prend tout et ne donne rien, conserve au pied du mont Caprino un village enclavé dans le territoire du Tessin. En face, de l'autre côté, au pied du San-Salvador, elle possède encore une espèce de promontoire sur lequel il y a une chapelle ; mais elle a prêté gracieusement aux Luganois ce promontoire pour exécuter les criminels et pour y élever des fourches patibulaires. Elle argumentera quelque jour de cette haute justice , exercée par sa permission sur son territoire, comme d'une preuve de sa suzeraineté sur Lugano. On ne fait plus subir aujourd'hui aux condamnés le supplice de la corde, on leur coupe la tête : Paris a fourni l'instrument, Vienne le théâtre du supplice : présents dignes de deux grandes monarchies.
Ces images me poursuivaient, lorsque sur la vague d'azur, au souffle de la brise parfumé de l'ambre des pins, vinrent à passer les barques d'une confrérie qui jetait des bouquets dans le lac au son des hautbois et des cors. Des hirondelles se jouaient autour de ma voile. Parmi ces voyageuses, ne reconnaîtrai-je pas celles que je rencontrai un soir en errant sur l'ancienne voie de Tibur et de la maison d'Horace ? La Lydie du poète n'était point alors avec ces hirondelles de la campagne de Tibur ; mais je savais qu'en ce moment même une autre jeune femme enlevait furtivement une rose déposée dans le jardin abandonné d'une villa du siècle de Raphaël, et ne cherchait que cette fleur sur les ruines de Rome.
Les montagnes qui entourent le lac de Lugano, ne réunissant guère leurs bases qu'au niveau du lac, ressemblent à des îles séparées par d'étroits canaux ; elles m'ont rappelé la grâce, la forme et la verdure de l'archipel des Açores. Je consommerais donc l'exil de mes derniers jours sous ces riants portiques où la princesse de Begioso a laissé tomber quelques jours de l'exil de sa jeunesse ? J'achèverais donc mes Mémoires à l'entrée de cette terre classique et historique où Virgile et le Tasse ont chanté, où tant de révolutions se sont accomplies ? Je remémorerais ma destinée bretonne à la vue de ces montagnes ausoniennes ? Si leur rideau venait à se lever, il me découvrirait les plaines de la Lombardie ; par delà, Rome ; par delà, Naples, la Sicile, la Grèce, la Syrie, l'Egypte, Carthage : bords lointains que j'ai mesurés, moi qui ne possède pas l'espace de terre que je presse sous la plante de mes pieds ! mais pourtant mourir ici ? finir ici ? - n'est-ce pas ce que je veux, ce que je cherche ? Je n'en sais rien.
Chapitre 16
Lucerne, 20, 21 et 22 août 1832.
Les montagnes. - Courses autour de Lucerne. - Clara Wendel. - Prières des paysans.
J'ai quitté Lugano sans y coucher ; j'ai repassé le Saint-Gothard, j'ai revu ce que j'avais vu : je n'ai rien trouvé à rectifier à mon esquisse. A Altorf tout était changé depuis vingt-quatre heures : plus d'orage, plus d'apparition dans ma chambre solitaire. Je suis venu passer la nuit à l'auberge de Fluelen, ayant parcouru deux fois la route dont les extrémités aboutissent à deux lacs et sont tenues par deux peuples liés d'un même noeud politique, séparés sous tous les autres rapports. J'ai traversé le lac de Lucerne, il avait perdu à mes yeux une partie de son mérite : il est au lac de Lugano ce que sont les ruines de Rome aux ruines d'Athènes, les champs de la Sicile aux jardins d'Armide.
Au surplus, j'ai beau me battre les flancs pour arriver à l'exaltation alpine des écrivains de montagne, j'y perds ma peine.
Au physique, cet air vierge et balsamique qui doit ranimer mes forces, raréfier mon sang, désenfumer ma tête fatiguée, me donner une faim insatiable, un repos sans rêves, ne produit point sur moi ces effets. Je ne respire pas mieux, mon sang ne circule pas plus vite, ma tête n'est pas moins lourde au ciel des Alpes qu'à Paris. J'ai autant d'appétit aux Champs-Elysées qu'au Montanvers, je dors aussi bien rue Saint-Dominique qu'au mont Saint-Gothard, et si j'ai des songes dans la délicieuse plaine de Montrouge, c'est qu'il en faut au sommeil.
Au moral, en vain j'escalade les rocs, mon esprit n'en devient pas plus élevé, mon âme plus pure ; j'emporte les soucis de la terre et le faix des turpitudes humaines. Le calme de la région sublunaire d'une marmotte ne se communique point à mes sens éveillés. Misérable que je suis, à travers les brouillards qui roulent à mes pieds j'aperçois toujours la figure épanouie du monde. Mille toises gravies dans l'espace ne changent rien à ma vue du ciel ; Dieu ne paraît pas plus grand de la montagne que du fond de la vallée. Si pour devenir un homme robuste, un saint, un génie supérieur, il ne s'agissait que de planer sur les nuages, pourquoi tant de malades, de mécréants et d'imbéciles ne se donnent-ils pas la peine de grimper au Simplon ? Il faut certes qu'ils soient bien obstinés à leurs infirmités.
Le paysage n'est créé que par le soleil ; c'est la lumière qui fait le paysage. Une grève de Carthage, une bruyère de la rive de Sorrente, une lisière de cannes desséchées dans la Campagne romaine, sont plus magnifiques, éclairées des feux du couchant ou de l'aurore, que toutes les Alpes de ce côté-ci des Gaules. De ces trous surnommés vallées, où l'on ne voit goutte en plein midi ; de ces hauts paravents à l'ancre appelés montagnes ; de ces torrents salis qui beuglent avec les vaches de leurs bords ; de ces faces violâtres, de ces cous goîtreux, de ces ventres hydropiques : foin !
Si les montagnes de nos climats peuvent justifier les éloges de leurs admirateurs, ce n'est que quand elles sont enveloppées dans la nuit dont elles épaississent le chaos : leurs angles, leurs ressauts, leurs saillies, leurs grandes lignes, leurs immenses ombres portées, augmentent d'effet à la clarté de la lune. Les astres les découpent et les gravent dans le ciel en pyramides, en cônes, en obélisques, en architecture d'albâtre, tantôt jetant sur elles un voile de gaze et les harmoniant par des nuances indéterminées, légèrement lavées de bleu ; tantôt les sculptant une à une et les séparant par des traits d'une grande correction. Chaque vallée, chaque réduit avec ses lacs, ses rochers, ses forêts, devient un temple de silence et de solitude. En hiver, les montagnes nous présentent l'image des zones polaires ; en automne, sous un ciel pluvieux, dans leurs différentes nuances de ténèbres, elles ressemblent à des lithographies grises, noires, bistrées : la tempête aussi leur va bien, de même que les vapeurs, demi-brouillards demi-nuages, qui roulent à leurs pieds ou se suspendent à leurs flancs.
Mais les montagnes ne sont-elles pas favorables aux méditations, à l'indépendance, à la poésie ? De belles et profondes solitudes mêlées de mer ne reçoivent-elles rien de l'âme, n'ajoutent-elles rien à ses voluptés ? Une sublime nature ne rend-elle pas plus susceptible de passion, et la passion ne fait-elle pas mieux comprendre une nature sublime ? Un amour intime ne s'augmente-t-il pas de l'amour vague de toutes les beautés des sens et de l'intelligence qui l'environnent, comme des principes semblables s'attirent et se confondent ? Le sentiment de l'infini, entrant par un immense spectacle dans un sentiment borné, ne l'accroît-il pas, ne l'étend-il pas jusqu'aux limites où commence une éternité de vie ?
Je reconnais tout cela ; mais entendons-nous bien : ce ne sont pas les montagnes qui existent telles qu'on les croit voir alors ; ce sont les montagnes comme les passions, le talent et la muse en ont tracé les lignes, colorié les ciels, les neiges, les pitons, les déclivités, les cascades irrisées, l'atmosphère flou , les ombres tendres et légères : le paysage est sur la palette de Claude le Lorrain, non sur le Campo-Vaccino. Faites-moi aimer, et vous verrez qu'un pommier isolé battu du vent, jeté de travers au milieu des froments de la Beauce ; une fleur de sagette dans un marais ; un petit cours d'eau dans un chemin ; une mousse, une fougère, une capillaire sur le flanc d'une roche ; un ciel humide, effumé, une mésange dans le jardin d'un presbytère ; une hirondelle valant bas par un jour de pluie, sous le chaume d'une grange ou le long d'un cloître ; une chauve-souris même remplaçant l'hirondelle autour d'un clocher champêtre, tremblotant sur ses ailes de gaze dans les dernières lueurs du crépuscule ; toutes ces petites choses, rattachées à quelques souvenirs, s'enchanteront des mystères de mon bonheur ou de la tristesse de mes regrets. En définitive, c'est la jeunesse de la vie, ce sont les personnes qui font les beaux sites. Les glaces de la baie de Baffin peuvent être riantes avec une société selon le coeur, les bords de l'Ohio et du Gange lamentables en l'absence de toute affection. Un poète a dit :
La patrie est aux lieux où l'âme est enchaînée.
Il en est de même de la beauté.
En voilà trop à propos de montagnes ; je les aime comme grandes solitudes ; je les aime comme cadre bordure et lointain d'un beau tableau ; je les aime comme rempart et asile de la liberté ; je les aime comme ajoutant quelque chose de l'infini aux passions de l'âme : équitablement et raisonnablement voilà tout le bien qu'on en peut dire. Si je ne dois pas me fixer au revers des Alpes, ma course au Saint-Gothard restera un fait sans liaison, une vue d'optique isolée au milieu des tableaux de mes Mémoires : j'éteindrai la lampe, et Lugano rentrera dans la nuit.
A peine arrivé à Lucerne, j'ai vite couru de nouveau à la cathédrale, ou Hofkirche, bâtie sur l'emplacement d'une chapelle dédiée à saint Nicolas, patron des mariniers : cette chapelle primitive servait aussi de phare, car pendant la nuit on la voyait éclairée d'une manière surnaturelle. Ce furent des missionnaires irlandais qui prêchèrent l'Evangile dans la contrée presque déserte de Lucerne, ils y apportèrent la liberté dont n'a pas joui leur malheureuse patrie. Lorsque je suis revenu à la cathédrale, un homme creusait une fosse ; dans l'église, on achevait un service autour d'un cercueil, et une jeune femme faisait bénir à un autel un bonnet d'enfant ; elle l'a mis, avec une expression visible de joie, dans un panier qu'elle portait à son bras, et s'en est allée chargée de son trésor. Le lendemain, j'ai trouvé la fosse du cimetière refermée, un vase d'eau bénite posé sur la terre fraîche, et du fenouil semé pour les petits oiseaux : ils étaient déjà seuls, auprès de ce mort d'une nuit. J'ai fait quelques courses autour de Lucerne parmi de magnifiques bois de pins. Les abeilles, dont les ruches sont placées au-dessus des portes des fermes, à l'abri des toits prolongés, habitent avec les paysans. J'ai vu la fameuse Clara Wendel aller à la messe derrière ses compagnes de captivité, dans son uniforme de prisonnière. Elle est fort commune ; je lui ai trouvé l'air de toutes ces brutes de France présentes à tant de meurtre, sans être pour cela plus distinguées qu'une bête féroce, malgré ce que veut leur prêter la théorie du crime et de l'admiration des égorgements. Un simple chasseur, armé d'une carabine, conduit ici les galériens aux travaux de la journée et les ramène à leur prison.
J'ai poussé ce soir ma promenade le long de la Reuss, jusqu'à une chapelle bâtie sur le chemin : on y monte par un petit portique italien. De ce portique je voyais un prêtre priant seul à genoux dans l'intérieur de l'oratoire, tandis que j'apercevais au haut des montagnes les dernières lueurs du soleil couchant. En revenant à Lucerne, j'ai entendu dans les cabanes des femmes réciter le chapelet, la voix des enfants répondait à l'adoration maternelle. Je me suis arrêté, j'ai écouté au travers des entrelacs de vignes ces paroles adressées à Dieu du fond d'une chaumière. La belle, jeune et élégante jeune fille qui me sert à l' Aigle d ' or dit aussi très régulièrement son Angelus en fermant les rideaux des croisées de ma chambre. Je lui donne en rentrant quelques fleurs que j'ai cueillies, elle me dit, en rougissant et se frappant doucement le sein avec sa main : " Per me ? " Je lui réponds : " Pour vous. " Notre conversation finit là.
Chapitre 17
M. A. Dumas. - Madame de Colbert. - Lettre de M. de Béranger.
Lucerne, 26 août 1832.
Madame de chateaubriand n'est point encore arrivée, je vais faire une course à Constance. Voici M. A. Dumas ; je l'avais déjà aperçu chez David, tandis qu'il se faisait mouler chez le grand sculpteur. Madame de Colbert, avec sa fille madame de Brancas, traverse aussi Lucerne [L'une et l'autre ne sont plus. (Paris, N.d.A.de 1836.)] . C'est chez madame de Colbert, en Beauce, que j'écrivis, il y a près de vingt ans, dans ces Mémoires , l'histoire de ma jeunesse à Combourg. Les lieux semblent voyager avec moi, aussi mobiles, aussi fugitifs que ma vie.
Le courrier de la malle m'apporte une très belle lettre de M. de Béranger, en réponse à celle que je lui avais écrite en partant de Paris : cette lettre a déjà été imprimée en note, avec une lettre de M. Carrel, dans le Congrès de Vérone .
Chapitre 18
Zurich. - Constance. - Madame Récamier.
Genève, septembre 1832.
En allant de Lucerne à Constance, on passe par Zurich et Winterthur. Rien ne m'a plu à Zurich, hors le souvenir de Lavater et de Gessner, les arbres d'une esplanade qui domine les lacs, le cours de la Limath, un vieux corbeau et un vieil orme ; j'aime mieux cela que tout le passé historique de Zurich, n'en déplaise même à la bataille de Zurich. Napoléon et ses capitaines, de victoires en victoires, ont amené les Russes à Paris.
Winterthur est une bourgade neuve et industrielle, ou plutôt une longue rue propre. Constance a l'air de n'appartenir à personne ; elle est ouverte à tout le monde. J'y suis entré le 27 août, sans avoir vu un douanier ou un soldat, et sans qu'on m'ait demandé mon passeport.
Madame Récamier était arrivée depuis deux jours pour faire une visite à la reine de Hollande. J'attendais madame de Chateaubriand, venant me rejoindre à Lucerne. Je me proposais d'examiner s'il ne serait pas préférable de se fixer d'abord en Souabe, sauf à descendre ensuite en Italie.
Dans la ville délabrée de Constance, notre auberge était fort gaie ; on y faisait les apprêts d'une noce. Le lendemain de mon arrivée, madame Récamier voulut se mettre à l'abri de la joie de nos hôtes : nous nous embarquâmes sur le lac, et, traversant la nappe d'eau d'où sort le Rhin pour devenir fleuve, nous abordâmes à la grève d'un parc.
Ayant mis pied à terre, nous franchîmes une haie de saules, de l'autre côté de laquelle nous trouvâmes une allée sablée circulant parmi des bosquets d'arbustes, des groupes d'arbres et des tapis de gazon. Un pavillon s'élevait au milieu des jardins, et une élégante villa s'appuyait contre une futaie. Je remarquai dans l'herbe des veilleuses, toujours mélancoliques pour moi à cause des réminiscences de mes divers et nombreux automnes. Nous nous promenâmes au hasard, et puis nous nous assîmes sur un banc au bord de l'eau. Du pavillon des bocages s'élevèrent des harmonies de harpe et de cor qui se turent lorsque, charmés et surpris, nous commencions à les écouter : c'était une scène d'un conte de fée. Les harmonies ne renaissant pas, je lus à madame Récamier ma description du Saint-Gothard ; elle me pria d'écrire quelque chose sur ses tablettes,
Chapitre 19
Madame la duchesse de Saint-Leu.
En rentrant à Constance, nous avons aperçu madame la duchesse de Saint-Leu et son fils Louis-Napoléon : ils venaient au-devant de madame Récamier. Sous l'Empire je n'avais point connu la reine de Hollande ; je savais qu'elle s'était montrée généreuse lors de ma démission à la mort du duc d'Enghien et quand je voulus sauver mon cousin Armand ; sous la Restauration, ambassadeur à Rome, je n'avais eu avec madame la duchesse de Saint-Leu que des rapports de politesse, ne pouvant aller moi-même chez elle, j'avais laissé libres les secrétaires et les attachés de lui faire leur cour, et j'avais invité le cardinal Fesch à un dîner diplomatique de cardinaux. Depuis la dernière chute de la Restauration le hasard m'avait fait échanger quelques lettres avec la reine Hortense et le prince Louis. Ces lettres sont un assez singulier monument des grandeurs évanouies ; les voici :
Madame de Saint-Leu après avoir lu la dernière lettre de M. de Chateaubriand.
" Arenenberg, ce 15 octobre 1831.
" M. de Chateaubriand a trop de génie pour n'avoir pas compris toute l'étendue de celui de l'empereur Napoléon. Mais à son imagination si brillante il fallait plus que de l'admiration : des souvenirs de jeunesse, une illustre infortune, attirèrent son coeur ; il y dévoua sa personne et son talent, et, comme le poète qui prête à tout le sentiment qui l'anime, il revêtit ce qu'il aimait des traits qui devaient enflammer son enthousiasme. L'ingratitude ne le découragea pas, car le malheur était toujours là qui en appelait à lui ; cependant son esprit, sa raison, ses sentiments vraiment français en font malgré lui l'antagoniste de son parti. Il n'aime des anciens temps que l'honneur qui rend fidèle, et la religion qui rend sage, la gloire de sa patrie qui en fait la force, la liberté des consciences et des opinions qui donne un noble essor aux facultés de l'homme, l'aristocratie du mérite qui ouvre une carrière à toutes les intelligences, voilà son domaine plus qu'à tout autre. Il est donc libéral, napoléoniste et même républicain plutôt que royaliste. Aussi la nouvelle France, ses nouvelles illustrations sauraient l'apprécier, tandis qu'il ne sera jamais compris de ceux qu'il a placés dans son coeur si près de la divinité ; et s'il n'a plus qu'à chanter le malheur, fût-il le plus intéressant, les hautes infortunes sont devenues si communes dans notre siècle, que sa brillante imagination, sans but et sans mobile réel, s'éteindra faute d'aliments assez élevés pour inspirer son beau talent.
" Hortense. "
Après avoir lu une note signée Hortense.
" M. de Chateaubriand est extrêmement flatté et on ne peut plus reconnaissant des sentiments de bienveillance exprimés avec tant de grâce dans la première partie de la note : dans la seconde se trouve cachée une séduction de femme et de reine qui pourrait entraîner un amour-propre moins détrompé que celui de M. de Chateaubriand.
" Il y a certainement aujourd'hui de quoi choisir une occasion d'infidélité entre de si hautes et de si nombreuses infortunes ; mais, à l'âge où M. de Chateaubriand est parvenu, des revers qui ne comptent que peu d'années dédaigneraient ses hommages : force lui est de rester attaché à son vieux malheur, tout tenté qu'il pourrait être par de plus jeunes adversités.
" Chateaubriand. "
" Paris, ce 6 novembre 1831. "
" Arenenberg le 4 mai 1832.
" Monsieur le vicomte,
" Je viens de lire votre dernière brochure. Que les Bourbons sont heureux d'avoir pour soutien un génie tel que le vôtre ! Vous relevez une cause avec les mêmes armes qui ont servi à l'abattre ; vous trouvez des paroles qui font vibrer tous les coeurs français. Tout ce qui est national trouve de l'écho dans votre âme ; ainsi quand vous parlez du grand homme qui illustra la France pendant vingt ans, la hauteur du sujet vous inspire, votre génie l'embarrasse tout entier, et votre âme alors s'épanchant naturellement, entoure la plus grande gloire des plus grandes pensées.
" Moi aussi, monsieur le vicomte, je m'enthousiasme pour tout ce qui fait l'honneur de mon pays ; c'est pourquoi, me laissant aller à mon impulsion, j'ose vous témoigner la sympathie que j'éprouve pour celui qui montre tant de patriotisme et tant d'amour pour la liberté. Mais, permettez-moi de vous le dire, vous êtes le seul défenseur redoutable de la vieille royauté ; vous la rendriez nationale si l'on pouvait croire qu'elle pensât comme vous ; ainsi, pour la faire valoir, il ne suffit pas de vous déclarer de son parti, mais bien de prouver qu'elle est du vôtre.
" Cependant, monsieur le vicomte, si nous différons d'opinions, au moins sommes-nous d'accord dans les souhaits que nous formons pour le bonheur de la France.
" Agréez, je vous prie, etc., etc.
" Louis-Napoléon Bonaparte. "
" Paris, 19 mai 1832.
" Monsieur le comte,
" On est toujours mal à l'aise pour répondre à des éloges, quand celui qui les donne avec autant d'esprit que de convenance est de plus dans une condition sociale à laquelle se rattachent des souvenirs hors de pair, l'embarras redouble. Du moins, monsieur, nous nous rencontrons dans une sympathie commune ; vous voulez avec votre jeunesse, comme moi avec mes vieux jours, l'honneur de la France. Il ne manquait plus à l'un et à l'autre, pour mourir de confusion ou de rire, que de voir le juste-milieu bloqué dans Ancône par les soldats du pape. Ah ! monsieur, où est votre oncle ? A d'autres que vous je dirais : Où est le tuteur des rois et le maître de l'Europe ? En défendant la cause de la légitimité, je ne me fais aucune illusion ; mais je pense que tout homme qui tient à l'estime publique doit rester fidèle à ses serments : lord Falkland, ami de la liberté et ennemi de la cour, se fit tuer à Newbury dans l'armée de Charles Ier. Vous vivrez, monsieur le comte, pour voir votre patrie libre et heureuse ; vous traverserez des ruines parmi lesquelles je resterai, puisque je fais moi-même partie de ces ruines.
" Je m'étais flatté un moment de l'espoir de mettre cet été l'hommage de mon respect aux pieds de madame la duchesse de Saint-Leu : la fortune, accoutumée à déjouer mes projets, m'a encore trompé cette fois. J'aurais été heureux de vous remercier de vive voix de votre obligeante lettre ; nous aurions parlé d'une grande gloire et de l'avenir de la France, deux choses, monsieur le comte, qui vous touchent de près.
" Chateaubriand. "
Les Bourbons m'ont-ils jamais écrit des lettres pareilles à celles que je viens de produire ? Se sont-ils jamais doutés que je m'élevais au-dessus de tel faiseur de vers ou de tel politique de feuilleton ?
Lorsque, petit garçon, j'errais compagnon des pâtres sur les bruyères de Combourg, aurais-je pu croire qu'un temps viendrait où je marcherais entre les deux plus hautes puissances de la terre, puissances abattues, donnant le bras d'un côté à la famille de saint Louis, de l'autre à celle de Napoléon ; grandeurs ennemies qui s'appuient également, dans l'infortune qui les rapproche sur l'homme faible et fidèle, naguère haï de l'usurpation et dédaigné de la légitimité ?
Madame Récamier alla s'établir à Wolfberg, château habité par Mme Parquin, dans le voisinage d'Arenenberg, séjour de madame la duchesse de Saint-Leu ; je restai deux jours à Constance. Je vis tout ce qu'on pouvait voir : la halle ou le grenier public que l'on baptise salle du Concile , la prétendue statue de Huss, les tableaux caricatures, la place où Jérôme de Prague et Jean Huss furent, dit-on, brûlés ; enfin, toutes les abominations ordinaires de l'histoire et de la société.
Le Rhin, en sortant du lac, s'annonce bien comme un roi ; pourtant il n'a pu défendre Constance, qui a, si je ne me trompe, été saccagée par Attila, assiégée par les Hongrois, les Suédois, et prise deux fois par les Français : partout où un fleuve sort d'un lac il y a une ville.
Constance est le Saint-Germain de l'Allemagne, les vieilles gens de la vieille société s'y sont retirés. Quand je frappais à une porte, m'enquérant d'un appartement pour madame de Chateaubriand, je rencontrais quelque chanoinesse, fille majeure, quelque prince de race antique, électeur en bas-âge et à demi-solde ; ce qui allait fort bien avec les clochers abandonnés et les couvents déserts de la ville. L'armée de Condé a combattu glorieusement sous les murs de Constance et semble avoir déposé son ambulance dans cette ville. J'eus le malheur de retrouver un vétéran émigré, il me faisait l'honneur de m'avoir connu autrefois, il avait plus de jours que de cheveux, ses paroles ne finissaient point ; il ne se pouvait retenir et laissait aller ses années.
Chapitre 20
Arenenberg. - Retour à Genève.
Le 29 d'août j'allai dîner à Arenenberg.
Arenenberg est situé sur une espèce de promontoire, dans une chaîne de collines escarpées. La reine de Hollande, que l'épée avait faite et que l'épée a défaite, a bâti le château, ou, si l'on veut, le pavillon d'Arenenberg. On y jouit d'une vue étendue, mais triste. Cette vue domine le lac inférieur de Constance, qui n'est qu'une expansion du Rhin sur des prairies noyées. De l'autre côté du lac on aperçoit des bois sombres, restes de la forêt Noire, quelques oiseaux blancs voltigeant sous un ciel gris et poussés par un vent glacé. Là, après avoir été assise sur un trône, après avoir été outrageusement calomniée, la reine Hortense est venue se percher sur un rocher ; en bas est l'île du lac où l'on a, dit-on, retrouvé la tombe de Charles le Gros, et où meurent à présent des serins rendus à la liberté, des serins qui demandent en vain le soleil des Canaries. Madame la duchesse de Saint-Leu était mieux à Rome : elle n'est pas cependant descendue par rapport à sa naissance et à sa première vie : au contraire, elle a monté ; son abaissement n'est que relatif à un accident de sa fortune ; ce ne sont pas là de ces chutes comme celle de madame Dauphine, tombée de toute la hauteur des siècles.
Les compagnons et les compagnes de madame la duchesse de Saint-Leu étaient son fils, madame Salvage, madame***. En étrangers il y avait madame Récamier, M. Vieillard et moi. Madame la duchesse de Saint-Leu se tirait fort bien de sa difficile position de reine et de demoiselle de Beauharnais.
Après le dîner, elle s'est mise à son piano avec M. Cottrau, beau grand jeune peintre à moustaches, à chapeau de paille, à blouse, au col de chemise rabattu, au costume bizarre tenant des mignons d'Henri III et des bergers de la Calabre, aux manières sans façon, à ce mauvais ton d'atelier entre le familier, le drôle, l'original, l'affecté. Il chassait, il peignait, il chantait, il aimait, il riait, spirituel et bruyant.
Le prince Louis habite un pavillon à part, où j'ai vu des armes, des cartes topographiques et stratégiques ; petites industries qui faisaient, comme par hasard, penser au sang du conquérant sans le nommer : le prince Louis est un jeune homme instruit, plein d'honneur et naturellement grave.
Madame la duchesse de Saint-Leu m'a lu quelques fragments de ses mémoires ; elle m'a montré un cabinet rempli des dépouilles de Bonaparte. Je me suis demandé pourquoi ce vestiaire me laissait froid ; pourquoi ce petit chapeau qui fait le bonheur des bourgeois de Paris, pourquoi cette ceinture, cet uniforme porté à telle bataille me trouvaient si indifférent ; je n'étais pas plus ému qu'à l'aspect de ces habits de généraux pendillant aux boutiques des revendeurs dans la rue du Bac : j'étais bien plus troublé en racontant la mort de Napoléon à Sainte-Hélène. La raison est que Napoléon est notre contemporain ; nous l'avons tous vu et connu : l'homme dans notre souvenir travaille contre le héros encore trop près de sa gloire. Dans deux mille ans ce sera autre chose. La forme même et la matière de ces reliques nuisent à leur effet : nous verrions avec un respect curieux la cuirasse du Macédonien sur le dessin de laquelle fut tracé le plan d'Alexandrie, mais que faire d'un frac râpé ? J'aimerais mieux la jaquette de montagnard corse que Napoléon a dû porter dans son enfance : sans qu'on s'en doute, le sentiment des arts exerce un grand empire sur nos idées.
Que madame de Saint-Leu s'enthousiasme de cette friperie, c'est tout simple ; mais les autres spectateurs ont besoin de se rappeler les manteaux royaux déchirés par les ongles napoléoniens. Il n'y a que les siècles qui aient donné le parfum de l'ambre à la sueur d'Alexandre. Attendons : d'un conquérant, il ne faut montrer que l'épée.
La famille de Bonaparte ne se peut persuader qu'elle n'est rien. Aux Bonapartes il manque une race ; aux Bourbons, un homme : il y aurait beaucoup plus de chance de restauration pour les derniers, car un homme peut tout à coup survenir et l'on ne crée pas une race. Tout est mort pour la famille de Napoléon avec Napoléon : il n'a pour héritier que sa renommée. La dynastie de saint Louis est si puissante par son vaste passé, qu'en tombant elle a arraché avec ses racines une partie du sol de la société.
Je ne saurais dire à quel point ce monde impérial me paraît caduc de manières, de physionomie, de ton, de moeurs ; mais d'une vieillesse différente du monde légitimiste : celui-ci jouit d'une décrépitude arrivée avec le temps ; il est aveugle et sourd, il est débile, laid et grognon, mais il a son air naturel et les béquilles vont bien à son âge. Les impérialistes au contraire, ont une fausse apparence de jeunesse ; ils veulent être ingambes, et ils sont aux Invalides ; ils ne sont pas antiques comme les légitimistes, ils ne sont que vieillis comme une mode passée : ils ont l'air de divinités de l'Opéra descendues de leur char de carton doré : de fournisseurs en banqueroute par suite d'une mauvaise spéculation ou d'une bataille perdue ; de joueurs ruinés qui conservent encore un reste de magnificence d'emprunt, des breloques, des chaînes, des cachets, des bagues, des velours flétris, des satins fanés et du point d'Angleterre rentrait.
Retourné au Wolfberg avec madame Récamier, je partis de nuit : le temps était obscur et pluvieux, le vent soufflait dans les arbres, et la hulotte lamentait : vraie scène de la Germanie.
Madame de Chateaubriand arriva bientôt à Lucerne : l'humidité de la ville l'effraya, et, Lugano étant trop cher, nous nous décidâmes à venir à Genève. Nous prîmes notre route par Sempach : le lac garde la mémoire d'une bataille qui assura l'affranchissement des Suisses à une époque où les nations de ce côté-ci des Alpes avaient perdu leurs libertés. Au delà de Sempach, nous passâmes devant l'abbaye de Saint-Urbain, tombante comme tous les monuments du christianisme. Elle est située dans un lieu triste, à l'orée d'une bruyère qui conduit à des bois : si j'eusse été libre et seul, j'aurais demandé aux moines quelque trou dans leurs murailles pour y achever mes Mémoires auprès d'une chouette ; puis je serais allé finir mes jours sans rien faire sous le beau soleil fainéant de Naples ou de Palerme : mais les beaux pays et le printemps me sont devenus des injures, des désastres et des regrets.
En arrivant à Berne, on nous apprit qu'il y avait une grande révolution dans la ville : j'avais beau regarder, les rues étaient désertes, le silence régnait, la terrible révolution s'accomplissait sans parler, à la paisible fumée d'une pipe au fond de quelque estaminet.
Madame Récamier ne tarda pas à nous rejoindre à Genève.
Chapitre 21
Genève, fin de septembre 1832.
Coppet. - Tombeau de madame de Staël.
J'ai commencé à me remettre sérieusement au travail : j'écris le matin et je me promène le soir. Je suis allé hier visiter Coppet. Le château était fermé ; on m'en a ouvert les portes, j'ai erré dans les appartements déserts. Ma compagne de pèlerinage a reconnu tous les lieux où elle croyait voir encore son amie, ou assise à son piano, ou entrant, ou sortant, ou causant sur la terrasse qui borde la galerie, madame Récamier a revu la chambre qu'elle avait habitée ; des jours écoulés ont remonté devant elle : c'était comme une répétition de la scène que j'ai peinte dans René : " Je parcourus les appartements sonores où l'on n'entendait que le bruit de mes pas. (...) Partout les salles étaient détendues, et l'araignée filait sa toile dans les couches abandonnées. (...) Qu'ils sont doux, mais qu'ils sont rapides les moments que les frères et les soeurs passent dans leurs jeunes années, réunis sous l'aile de leurs vieux parents ! La famille de l'homme n'est que d'un jour, le souffle de Dieu la disperse comme une fumée. A peine le fils connaît-il le père, le père le fils, le frère la soeur, la soeur le frère ! Le chêne voit germer ses glands autour de lui, il n'en est pas ainsi des enfants des hommes ! "
Je me rappelais aussi ce que j'ai dit dans ces Mémoires de ma dernière visite à Combourg, en partant pour l'Amérique. Deux mondes divers, mais liés par une secrète sympathie, nous occupaient, madame Récamier et moi. Hélas ! ces mondes isolés chacun de nous les porte en soi ; car où sont les personnes qui ont vécu assez longtemps les unes près des autres pour n'avoir pas des souvenirs séparés ? Du château, nous sommes entrés dans le parc, le premier automne commençait à rougir et à détacher quelques feuilles ; le vent s'abattait par degrés et laissait ouïr un ruisseau qui fait tourner un moulin. Après avoir suivi les allées qu'elle avait coutume de parcourir avec madame de Staël, madame Récamier a voulu saluer ses cendres. A quelque distance du parc est un taillis mêlé d'arbres plus grands, et environné d'un mur humide et dégradé. Ce taillis ressemble à ces bouquets de bois au milieu des plaines que les chasseurs appellent des remises : c'est là que la mort a poussé sa proie et renfermé ses victimes.
Un sépulcre avait été bâti d'avance dans ce bois pour y recevoir M. Necker, madame Necker et madame de Staël : quand celle-ci est arrivée au rendez-vous, on a muré la porte de la crypte. L'enfant d'Auguste de Staël est resté en dehors, et Auguste lui-même mort avant son enfant, a été placé sous une pierre aux pieds de ses parents. Sur la pierre sont gravées ces paroles tirées de l'Ecriture : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant dans le ciel ? Je ne suis point entré dans le bois, madame Récamier a seule obtenu la permission d'y pénétrer. Resté assis sur un banc devant le mur d'enceinte je tournais le dos à la France et j'avais les yeux attachés tantôt sur la cime du Mont-Blanc, tantôt sur le lac de Genève : des nuages d'or couvraient l'horizon derrière la ligne sombre du Jura ; on eût dit d'une gloire qui s'élevait au-dessus d'un long cercueil. J'apercevais de l'autre côté du lac la maison de lord Byron, dont le faite était touché d'un rayon du couchant, Rousseau n'était plus là pour admirer ce spectacle, et Voltaire, aussi disparu, ne s'en était jamais soucié. C'était au pied du tombeau de madame de Staël que tant d'illustres absents sur le même rivage se présentaient à ma mémoire : ils semblaient venir chercher l'ombre leur égale pour s'envoler au ciel avec elle et lui faire cortège pendant la nuit. Dans ce moment, madame Récamier, pâle et en larmes, est sortie du bocage funèbre elle-même comme une ombre. Si j'ai jamais senti à la fois la vanité et la vérité de la gloire et de la vie, c'est à l'entrée du bois silencieux, obscur, inconnu, où dort celle qui eut tant d'éclat et de renom, et en voyant ce que c'est que d'être véritablement aimé.
Chapitre 22
Promenade.
Cette vesprée même, lendemain du jour de mes dévotions aux morts de Coppet, fatigué des bords du lac, je suis allé chercher, toujours avec madame Récamier, des promenades moins fréquentées. Nous avons découvert, en aval du Rhône, une gorge resserrée où le fleuve coule bouillonnant au-dessous de plusieurs moulins, entre des falaises rocheuses coupées de prairies. Une de ces prairies s'étend au pied d'une colline sur laquelle, parmi un bouquet d'arbres, est plantée une maison.
Nous avons remonté et descendu plusieurs fois en causant cette bande étroite de gazon qui sépare le fleuve bruyant du silencieux coteau : combien est-il de personnes qu'on puisse ennuyer de ce que l'on a été et mener avec soi en arrière sur la trace de ses jours ? Nous avons parlé de ces temps toujours pénibles et toujours regrettés où les passions font le bonheur et le martyre de la jeunesse. Maintenant j'écris cette page à minuit, tandis que tout repose autour de moi et qu'à travers ma fenêtre je vois briller quelques étoiles sur les Alpes.
Madame Récamier va nous quitter, elle reviendra au printemps, et moi je vais passer l'hiver à évoquer mes heures évanouies, à les faire comparaître une à une au tribunal de ma raison. Je ne sais si je serai bien impartial et si le juge n'aura pas trop d'indulgence pour le coupable. Je passerai l'été prochain dans la patrie de Jean-Jacques. Dieu veuille que je ne gagne pas la maladie du rêveur ! Et puis, quand l'automne sera revenu, nous irons en Italie : Italiam ! c'est mon éternel refrain.
Chapitre 23
Lettre au prince Louis-Napoléon.
Le prince Louis-Napoléon m'ayant donné sa brochure intitulée : Rêveries politiques , je lui ai écrit cette lettre :
" Genève, octobre 1832.
" Prince,
" J'ai lu avec attention la petite brochure que vous avez bien voulu me confier. J'ai mis par écrit, comme vous l'avez désiré, quelques réflexions naturellement nées des vôtres et que j'avais déjà soumises à votre jugement. Vous savez, prince, que mon jeune roi est en Ecosse, que tant qu'il vivra il ne peut y avoir pour moi d'autre roi de France que lui ; mais si Dieu, dans ses impénétrables conseils, avait rejeté la race de saint Louis, si les moeurs de notre patrie ne lui rendaient pas l'état républicain possible, il n'y a pas de nom qui aille mieux à la gloire de la France que le vôtre.
" Je suis, etc., etc.,
" Chateaubriand. "
Chapitre 24
Paris, rue d'Enfer, janvier 1833.
Lettres au ministre de la justice, au président du conseil, à madame la duchesse de Berry. - J'écris mon Mémoire sur la captivité de la princesse . - Circulaire aux rédacteurs en chef des journaux.
J'avais beaucoup rêvé de cet avenir prochain que je m'étais fait et auquel je croyais toucher. A la tombée du jour, j'allais vaguer dans les détours de l'Arve, du côté de Salève. Un soir, je vis entrer M. Berryer ; il revenait de Lausanne et m'apprit l'arrestation de madame la duchesse de Berry ; il n'en savait pas les détails. Mes projets de repos furent encore une fois renversés. Quand la mère de Henri V avait cru à des succès, elle m'avait donné mon congé ; son malheur déchirait son dernier billet et me rappelait à sa défense. Je partis sur le champ de Genève après avoir écrit aux ministres. Arrivé dans ma rue d'Enfer, j'adressai aux rédacteurs en chef des journaux la circulaire suivante :
" Monsieur,
" Arrivé à Paris le 17 de ce mois, j'écrivis le 18 à M. le ministre de la justice pour m'informer si la lettre, que j'avais eu l'honneur de lui envoyer de Genève, le 12, pour madame la duchesse de Berry, lui était, parvenue et s'il avait eu la bonté de la faire passer à Madame.
" Je sollicitais en même temps de M. le garde des sceaux l'autorisation nécessaire pour me rendre à Blaye auprès de la princesse.
" M. le garde des sceaux me voulut bien répondre, le 19, qu'il avait transmis mes lettres au président du conseil et que c'était à lui qu'il me fallait adresser. J'écrivis en conséquence, le 20, à M. le ministre de la guerre. Je reçois aujourd'hui, 22, sa réponse du 21 : Il regrette d'être dans la nécessité de m'annoncer que le gouvernement n'a pas jugé qu'il y ait lieu d'accéder à mes demandes. Cette décision a mis un terme à mes démarches auprès des autorités.
" Je n'ai jamais eu la prétention, monsieur, de me croire capable de défendre seul la cause du malheur et de la France. Mon dessein, si l'on m'avait permis de parvenir aux pieds de l'auguste prisonnière, était de lui proposer pour l'occurrence la formation d'un conseil d'hommes plus éclairés que moi. Outre les personnes honorables et distinguées qui se sont déjà présentées, j'aurais pris la liberté d'indiquer au choix de Madame M. le marquis de Pastoret, M. Lainé, M. de Villèle, etc. " Maintenant, monsieur, écarté officiellement, je rentre dans mon droit privé. Mes Mémoires sur la vie et la mort de M. le duc de Berry , enveloppés dans les cheveux de la veuve aujourd'hui captive, reposent auprès du coeur que Louvel rendit plus semblable à celui d'Henri IV. Je n'ai point oublié cet insigne honneur dont le moment actuel me demande compte et me fait sentir toute la responsabilité.
" Je suis, monsieur, etc., etc.
" Chateaubriand. "
Pendant que j'écrivais cette circulaire aux journaux, j'avais trouvé le moyen de faire passer ce billet à madame la duchesse de Berry :
" Paris, ce 23 novembre 1832.
" Madame,
" J'ai eu l'honneur de vous adresser de Genève une première lettre en date du 12 de ce mois. Cette lettre, dans laquelle je vous suppliais de me faire l'honneur de me choisir pour l'un de vos défenseurs, a été imprimée dans les journaux.
" La cause de Votre Altesse Royale peut être traitée individuellement par tous ceux qui, sans y être autorisés, auraient des vérités utiles à faire connaître ; mais si Madame désire qu'on s'en occupe en son propre nom, ce n'est pas un seul homme, mais un conseil d'hommes politiques et de légistes qui doit être chargé de cette haute affaire. Dans ce cas, je demanderais que Madame voulût bien m'adjoindre (avec les personnes dont elle aurait fait choix) M. le comte de Pastoret, M. Hyde de Neuville, M. de Villèle, M. Lainé, M. Royer-Collard, M. Pardessus, M. Mandaroux-Vertamy, M. de Vaufreland.
" J'avais aussi pensé, madame, qu'on aurait pu appeler à ce conseil quelques hommes d'un grand talent et d'une opinion contraire à la nôtre ; mais peut-être serait-ce les placer dans une fausse position, les obliger à faire un sacrifice d'honneur et de principe, dont les esprits élevés et les consciences droites ne s'arrangent pas.
" Chateaubriand. "
Vieux soldat discipliné, j'accourais donc pour m'aligner dans le rang et marcher sous mes capitaines : réduit par la volonté du pouvoir à un duel, je l'acceptai. Je ne m'attendais guère à venir, de la tombe du mari, combattre auprès de la prison de la veuve.
En supposant que je dusse rester seul, que j'eusse mal compris ce qui convient à la France, je n'en étais pas moins dans la voie de l'honneur. Or, il n'est pas inutile aux hommes qu'un homme s'immole à sa conscience ; il est bon que quelqu'un consente à se perdre pour demeurer ferme à des principes dont il a la conviction et qui tiennent à ce qu'il y a de noble dans notre nature : ces dupes sont les contradicteurs nécessaires du fait brutal les victimes chargées de prononcer le veto de l'opprimé contre le triomphe de la force. On loue les Polonais, leur dévouement est-il autre chose qu'un sacrifice ? il n'a rien sauvé ; il ne pouvait rien sauver : dans les idées mêmes de mes adversaires, le dévouement sera-t-il stérile pour la race humaine ?
Je préfère, dit-on, une famille à ma patrie : non, je préfère au parjure la fidélité à mes serments, le monde moral à la société matérielle ; voilà tout : pour ce qui est de la famille, je ne m'y consacre que dans la persuasion qu'elle était essentiellement utile à la France, je confonds sa prospérité avec celle de la patrie, et lorsque je déplore les malheurs de l'une, je déplore les désastres de l'autre : vaincu, je me suis prescrit des devoirs, comme les vainqueurs se sont imposé des intérêts. Je tâche de me retirer du monde avec ma propre estime, dans la solitude, il faut prendre garde au choix que l'on fait de sa compagne.
Chapitre 25
Extrait du Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry .
Paris, rue d'Enfer.
En France, pays de vanité, aussitôt qu'une occasion de faire du bruit se présente, une foule de gens la saisissent : les uns agissent par bon coeur, les autres par la conscience qu'ils ont de leur mérite. J'eus donc beaucoup de concurrents ; ils sollicitèrent, ainsi que moi, de madame la duchesse de Berry, l'honneur de la défendre. Du moins, ma présomption à m'offrir pour champion à la princesse était un peu justifiée par d'anciens services : si je ne jetais pas dans la balance l'épée de Brennus, j'y mettais mon nom : tout peu important qu'il est, il avait déjà remporté quelques victoires pour la monarchie.
J'ai ouvert mon Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry par une considération dont je suis vivement frappé ; je l'ai souvent reproduite, et il est probable que je la reproduirai encore.
" On ne cesse, disais-je, de s'étonner des événements ; toujours on se figure d'atteindre le dernier ; toujours la révolution recommence. Ceux qui depuis quarante années marchent pour arriver au terme, gémissent ; ils. croyaient s'asseoir quelques heures au bord de leur tombe : vain espoir ! le temps frappe ces voyageurs pantelants et les force d'avancer. Que de fois, depuis qu'ils cheminent, la vieille monarchie est tombée à leurs pieds ! à peine échappés à ces écroulements successifs, ils sont obligés d'en traverser de nouveau les décombres et la poussière. Quel siècle verra la fin du mouvement ?
" La Providence a voulu que les générations de passage destinées à des jours immémorés fussent petites, afin que le dommage fût de peu. Aussi voyons-nous que tout avorte, que tout se dément, que personne n'est semblable à soi-même et n'embrasse toute sa destinée, qu'aucun événement ne produit ce qu'il contenait et ce qu'il devait produire. Les hommes supérieurs de l'âge qui expire s'éteignent ; auront-ils des successeurs ? Les ruines de Palmyre aboutissent à des sables. "
De cette observation générale passant aux faits particuliers, j'expose, dans mon argumentation, qu'on pouvait agir avec madame la duchesse de Berry par des mesures arbitraires en la considérant comme prisonnière de police, de guerre, d'Etat, ou en demandant aux Chambres un bill d ' attainder ; qu'on pouvait la soumettre à la compétence des lois en lui appliquant la loi d'exception Briqueville ou la loi commune du code ; qu'on pouvait regarder sa personne comme inviolable et sacrée.
Les ministres soutenaient la première opinion, les hommes de Juillet la seconde, les royalistes la troisième. Je parcours ces diverses suppositions : je prouve que si madame la duchesse de Berry était descendue en France, elle n'y avait été attirée que parce qu'elle entendait les opinions demander un autre présent, appeler un autre avenir.
Infidèle à son extraction populaire, la révolution sortie des journées de Juillet a répudié la gloire et courtisé la honte. Excepté dans quelques coeurs dignes de lui donner asile, la liberté devenue l'objet de la dérision de ceux qui en faisaient leur cri de ralliement, cette liberté que des bateleurs se renvoient à coups de pied, cette liberté étranglée après flétrissure au tourniquet des lois d'exception, transformera, par son anéantissement, la révolution de 1830 en une cynique duperie.
Là-dessus, et pour nous délivrer tous madame la duchesse de Berry est arrivée. La fortune l'a trahie ; un juif l'a vendue, un ministre l'a achetée. Si l'on ne veut pas agir contre elle par mesure de police ou de couronne, il ne reste plus qu'à la traduire en cour d'assises. Je le suppose ainsi, et j'ai mis en scène le défenseur de la princesse ; puis, après avoir fait parler le défenseur, je m'adresse à l'accusateur :
" Avocat, levez-vous :
" Etablissez doctement que Caroline-Ferdinande de Sicile, veuve de Berry, nièce de feu Marie-Antoinette d'Autriche, veuve Capet, est coupable de réclamation envers un homme réputé oncle et tuteur d'un orphelin nommé Henri ; lequel oncle et tuteur serait, selon le dire calomnieux de l'accusée, détenteur de la couronne d'un pupille, lequel pupille prétend impudemment avoir été roi depuis le jour de l'abdication du ci-devant Charles X et de l'ex-dauphin, jusqu'au jour de l'élection du roi des Français.
" A l'appui de votre plaidoirie, que les juges fassent comparaître d'abord Louis-Philippe comme témoin à charge ou à décharge, si mieux n'aime se récuser comme parent. Ensuite que les juges confrontent avec l'accusée le descendant du grand traître ; que l'Iscariote en qui Satan était entré, intravit Satanas in Judam , dise combien il a reçu de deniers pour le marché, etc., etc.
" Puis, d'après l'expertise des lieux, il sera prouvé que l ' accusée a été pendant six heures à la gehenne de feu dans un espace trop étroit où quatre personnes pouvaient à peine respirer, ce qui a fait dire contumélieusement à la torturée qu'on lui faisait la guerre à la saint Laurent . Or Caroline-Ferdinande, étant pressée par ses complices contre la plaque ardente, le feu aurait pris deux fois à ses vêtements, et, à chaque coup que les gendarmes portaient en dehors à l'âtre embrasé, la commotion se serait étendue au coeur de la délinquante et lui aurait fait vomir des bouillons de sang.
" Puis, en présence de l'image du Christ, on déposera, comme pièce de conviction, sur le bureau, la robe brûlée : car il faut qu'il y ait toujours une robe jetée au sort dans ces marchés de Judas. "
Madame la duchesse de Berry a été mise en liberté par un acte arbitraire du pouvoir et lorsqu'on a cru l'avoir déshonorée. Le tableau que je traçais de la plaidoirie fit sentir à Philippe l'odieux d'un jugement public, et le détermina à une grâce à laquelle il pensait avoir attaché un supplice : les païens, sous le règne de Sévère, jetèrent aux bêtes une jeune femme chrétienne nouvellement délivrée. Ma brochure, dont il ne reste aujourd'hui que des phrases, a eu son résultat historique important.
Je m'attendris encore en copiant l'apostrophe qui termine mon écrit ; c'est, j'en conviens, une folle dépense de larmes.
" Illustre captive de Blaye, Madame ! que votre héroïque présence sur une terre qui se connaît en héroïsme amène la France à vous répéter ce que mon indépendance politique m'a acquis le droit de vous dire : Madame, votre fils est mon roi ! Si la Providence m'inflige encore quelques heures, verrai-je vos triomphes, après avoir eu l'honneur d'embrasser vos adversités ; Recevrai-je ce loyer de ma foi ? Au moment où vous reviendriez heureuse, j'irais avec joie achever dans la retraite des jours commencés dans l'exil. Hélas ! je me désole de ne pouvoir rien pour vos présentes destinées ! Mes paroles se perdent inutilement autour des murs de votre prison : le bruit des vents, des flots, et des hommes, au pied de la forteresse solitaire, ne laissera pas même monter jusqu'à vous ces derniers accents d'une voix fidèle. "
Chapitre 26
Paris, mars 1833.
Mon procès.
Quelques journaux ayant répété la phrase : Madame, votre fils est mon roi , ont été traduits devant les tribunaux pour délit de presse, je me suis trouvé enveloppé dans la poursuite. Cette fois je n'ai pu décliner la compétence des juges ; je devais essayer de sauver par ma présence les hommes attaqués pour moi, il y allait de mon honneur de répondre de mes oeuvres.
De plus, la veille de mon appel au tribunal, le Moniteur avait donné la déclaration de madame la duchesse de Berry ; si je m'étais absenté, on aurait cru que le parti royaliste reculait, qu'il abandonnait l'infortune et rougissait de la princesse dont il avait célébré l'héroïsme.
Il ne manquait pas de conseillers timides qui me disaient : " Faites défaut, vous serez trop embarrassé avec votre phrase : Madame, votre fils est mon roi . - Je la crierai encore plus haut ", répondis-je. Je me rendis dans la salle même où jadis était installé le tribunal révolutionnaire, où Marie-Antoinette avait comparu, où mon frère avait été condamné. La révolution de Juillet a fait enlever le crucifix dont la présence, en consolant l'innocence, faisait trembler le juge.
Mon apparition devant les juges a eu un effet heureux, elle a contrebalancé un moment l'effet de la déclaration du Moniteur , et maintenu la mère de Henri V au rang où sa courageuse aventure l'avait placée : on a douté, quand on a vu que le parti royaliste osait braver l'événement et ne se tenait pas pour battu.
Je n'avais point voulu d'avocat, mais M. Ledru, qui s'était attaché à moi lors de ma détention, a voulu parler : il s'est troublé et m'a fait beaucoup de peine. M. Berryer qui plaidait pour la Quotidienne , a pris indirectement ma défense. A la fin des débats, j'ai appelé le jury la pairie universelle , ce qui n'a pas peu contribué à notre acquittement à tous.
Rien de remarquable n'a signalé ce procès dans la terrible chambre qui avait retenti de la voix de Fouquier-Tinville et de Danton, il n'y a eu d'amusant que l'argumentation de M. Persil : voulant démontrer ma culpabilité, il citait cette phrase de ma brochure : Il est difficile d ' écraser ce qui s ' aplatit sous les pieds , et il s'écriait : " Sentez vous, messieurs, tout ce qu'il y a de méprisant dans ce paragraphe, il est difficile d ' écraser ce qui s ' aplatit sous les pieds ? " et il faisait le mouvement d'un homme qui écrase sous ses pieds quelque chose. Il recommençait triomphant : les rires de l'auditoire recommençaient. Ce brave homme ne s'apercevait ni du contentement de l'auditoire à la malencontreuse phrase, ni du ridicule parfait dont il était en trépignant dans sa robe noire comme s'il eût dansé, en même temps que son visage était pâle d'inspiration et ses yeux hagards d'éloquence.
Lorsque les jurés rentrèrent et prononcèrent non coupable , des applaudissements éclatèrent, je fus environné par des jeunes gens qui avaient pris pour entrer des robes d'avocats : M. Carrel était là.
La foule grossit à ma sortie ; il y eut une rixe dans la cour du palais entre mon escorte et les sergents de ville. Enfin, je parvins à grand-peine chez moi au milieu de la foule qui suivait mon fiacre en criant : Vive Chateaubriand !
Dans un autre temps cet acquittement eût été très significatif ; déclarer qu'il n'était pas coupable de dire à la duchesse de Berry : Madame, votre fils est mon roi , c'était condamner la révolution de Juillet ; mais aujourd'hui cet arrêt ne signifie rien, parce qu'il n'y a en toute chose ni opinion ni durée. En vingt-quatre heures tout est changé, je serais condamné demain pour le fait sur lequel j'ai été acquitté aujourd'hui.
Je suis allé mettre ma carte chez les jurés et notamment chez M. Chevet l'un des membres de la pairie universelle .
Il avait été plus aisé à l'honnête citoyen de trouver dans sa conscience un arrêt en ma faveur qu'il ne m'eût été facile de trouver dans ma poche l'argent nécessaire pour joindre au bonheur de l'acquittement le plaisir de faire chez mon juge un bon dîner : M. Chevet a prononcé avec plus d'équité sur la légitimité , l' usurpation et sur l'auteur du Génie du Christianisme que beaucoup de publicistes et de censeurs.
Chapitre 27
Paris, avril 1833.
Popularité.
Le Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry m'a valu dans le parti royaliste une immense popularité. Les députations et les lettres me sont arrivées de toutes parts. J'ai reçu du nord et du midi de la France des adhésions couvertes de plusieurs milliers de signatures. Elles demandent toutes, en s'en référant à ma brochure, la mise en liberté de madame la duchesse de Berry. Quinze cents jeunes gens de Paris sont venus me complimenter, non sans un grand émoi de la police ; j'ai reçu une coupe de vermeil avec cette inscription : A Chateaubriand les Villeneuvois fidèles (Lot-et-Garonne) . Une ville du Midi m'a envoyé de très bon vin pour remplir cette coupe, mais je ne bois pas. Enfin, la France légitimiste a pris pour devise ces mots : Madame, votre fils est mon roi ! et plusieurs journaux les ont adoptés pour épigraphe ; on les a gravés sur des colliers et sur des bagues. Je serai le premier à avoir dit en face de l'usurpation une vérité que personne n'osait dire, et chose étrange ! je crois moins au retour de Henri V que le plus misérable juste milieu ou le plus violent républicain.
Au reste je n'entends pas le mot usurpation dans le sens étroit que lui donne le parti royaliste ; il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce mot comme sur celui de légimité : mais il y a véritablement usurpation et usurpation de la pire espèce dans le tuteur qui dépouille le pupille et proscrit l'orphelin. Toutes ces grandes phrases " qu'il fallait sauver la patrie " sont des prétextes que fournit à l'ambition une politique immorale. Vraiment, ne faudrait-il pas regarder la lâcheté de votre usurpation comme un effort de votre vertu ! Seriez-vous par hasard, Brutus sacrifiant ses fils à la grandeur de Rome ?
J'ai pu comparer dans ma vie la renommée littéraire à la popularité ; la première, pendant quelques heures, m'a plu, mais cet amour de renommée a passé vite. Quant à la popularité, elle m'a trouvé indifférent, parce que dans la révolution j'ai trop vu d'hommes entourés de ces masses qui, après les avoir élevés sur le pavois, les précipitaient dans l'égout. Démocrate par nature, aristocrate par moeurs je ferais très volontiers l'abandon de ma fortune et de ma vie au peuple, pourvu que j'eusse peu de rapport avec la foule. Toutefois j'ai été extrêmement sensible au mouvement des jeunes gens de Juillet qui me portèrent en triomphe à la Chambre des pairs ; c'est qu'ils ne m'y portaient pas pour être leur chef et parce que je pensais comme eux ; ils rendaient seulement justice à un ennemi ; ils reconnaissaient en moi un homme de liberté et d'honneur ; cette générosité me touchait. Mais cette autre popularité que je viens d'acquérir dans mon propre parti ne m'a pas causé d'émotion ; entre les royalistes et moi il y a quelque chose de glacé : nous désirons le même roi ; à cela près, la plupart de nos voeux sont opposés.
Livre 36
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