Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature

Diane et Tuda - Luigi Pirandello

 

 

Pièce en trois actes

1926

Traduction de Benjamin Crémieux

PERSONNAGES
 

TUDA, modèle.

NONO GUINCANO, vieux sculpteur.

SIRIO DOSSI, jeune sculpteur.

SARA MENDEL.

CARAVANI, peintre.

JONELLA, modèle.

LES SORCIÈRES : JUDITH, ROSE.

LA COUTURIÈRE.

LA MODISTE.

L’APPRENTIE COUTURIÈRE.

L’APPRENTIE MODISTE.

À Rome. De nos jours.

ACTE PREMIER
 

L’ATELIER DU SCULPTEUR SIRIO DOSSI.

Murs blancs, très hauts. Aux grandes baies vitrées, des rideaux noirs. Tapis noir, meubles noirs. Le long des parois disposées symétriquement, des moulages d’antiques statues de Diane. Porte à droite. Sortie à gauche. Une grande toile blanche tombe du milieu de la scène d’une tringle pouvant glisser à volonté pour cacher le modèle nu, debout sur un socle. Son ombre à cause d’une forte lampe allumée derrière, se projette noire, immense, sur le mur du fond, dans l’attitude de la Diane du petit bronze du musée de Brescia, attribué à Cellini.

Au lever du rideau Mono Guincano, en deçà de la toile, sombre, agité, est assis sur un escabeau attendant la fin de la « pose ».

Il a dans les soixante ans. Corpulence puissante. Barbe et cheveux en désordre. Visage flétri, mais les jeux très jeunes, très vifs. Habillé de noir.

TUDA, derrière la toile, posant. – Assez, par pitié.

SIRIO, lui aussi derrière la toile. – Non, ne bouge pas.

TUDA. – Je ne tiens plus debout !

GUINCANO. – Mais oui. Assez, assez.

SIRIO. – Ne bouge pas, je te dis. L’heure n’est pas dépassée.

TUDA. – Elle est plus que dépassée.

SIRIO. – Encore deux minutes.

TUDA. – Je n’en peux plus.

SIRIO, hurlant. – Ne bouge pas le bras, bon Dieu !

Long moment de silence.

Guincano fulmine intérieurement.

TUDA, d’abord avec un sourire d’enfant. – Ah ! je ne le sens plus ! Laisse-moi le baisser seulement une minute. Je ne suis pas en marbre, moi.

On verra l’ombre changer d’attitude, baisser le bras et le prendre avec l’autre bras, comme pour le soutenir.

SIRIO, grand, blond, visage pâle, énergique, les yeux clairs, en acier, inflexibles, presque durcis par la cruelle froideur de leur lumière, vient sur le milieu de la scène, abandonnant l’ébauche. Il porte une longue blouse blanche fermée par une ceinture. Il se jette presque sur Guincano. – Faut-il que je doive travailler avec toi ici qui l’excite à se rebiffer au lieu de l’engager à rester immobile.

GUINCANO. – Tue-la donc : elle sera parfaitement immobile.

SIRIO. – Ça t’est venu depuis que tu ne travailles plus, tout ce respect pour les modèles ?

GUINCANO le regarde dédaigneux, puis. – Pour les modèles, idiot !

SIRIO. – Si tu souffres tant à voir travailler les autres, pourquoi diable viens-tu chez moi ?

GUINCANO. – Parce que je voudrais que toi au moins…

SIRIO. – Ah ! oui ? que moi justement, je ne travaille plus ?

GUINCANO. – Avec tout ton argent…

SIRIO, furieux. – Cesse une bonne fois de me jeter mon argent à la figure.

GUINCANO. – Moi, te jeter ton argent à la figure. Je voudrais au contraire te voir en profiter.

SIRIO. – Pour ne plus travailler ?

GUINCANO. – Et te voir le jeter, toi, à la figure des autres – à ceux qui font des statues pour vivre – pour qu’ils n’en fassent plus, de statues.

SIRIO. – Tu deviens fou !

GUINCANO, soudain, avec force, se levant. – Ah oui ! et j’en rends grâce à Dieu, figure-toi. Ce matin : Ah, je les ai là encore comme une flamme dans les yeux – là-haut aux Parioli – tous ces coquelicots, la joie.

SIRIO, sur un ton faux. – Que dis-tu ?

GUINCANO. – Ils ne voulaient la donner à personne (qui pouvait les voir là-haut ?) Elle était à eux, à eux seuls, la joie de flamboyer au soleil, ainsi tous ensemble, et le silence, sur leur rouge écarlate semblait un miracle, un miracle.

SIRIO, étonné. – Les coquelicots ?

GUINCANO. – Car maintenant je vois. Depuis que je suis devenu fou, comme tu dis. Si tu savais le nombre de choses que je ne savais pas voir autrefois.

TUDA, toujours derrière le rideau. – Ah ! papa Guincano, quel dommage que je sois comme ça (elle veut dire nue), je vous aurais embrassé. Mais je vous embrasse tout de même ; vous entendez, là sur mon bras. Ah ! mon Dieu, il est froid comme s’il était mort.

SIRIO, à Guincano. – Enfin, tu t’en vas ou non ? Tu ne veux pas me laisser travailler ?

TUDA. – Non, ne partez pas, maître, ne partez pas.

SIRIO. – Ne fais pas l’imbécile et reprends la pose !

TUDA. – Ah ! non, non, assez. Il est presque midi, je me rhabille. (Elle jette sur son dos un kimono violet et apparaît les pieds nus dans des sandales, une grappe de raisin dans une main, un petit pain dans l’autre. Elle caresse le visage de la première statue près de la toile et lui dit :) Tu n’as pas faim, toi, moi, oui, et je mange, tu vois.

Elle est très jeune et d’une merveilleuse beauté. Cheveux fauves, bouclés, coiffés à la grecque. La bouche a un pli souvent douloureux comme si la vie lui avait été plus amère que tout. Mais dès qu’elle rit, elle a une grâce lumineuse qui semble tout éclairer et ranimer autour d’elle.

GUINCANO. – Mais oui, mange, ma petite. Je te promets et te jure que cette Diane qui te martyrise sera mon premier sujet d’expérience.

TUDA. – Quelle expérience, dites ?

GUINCANO. – Ah ! une expérience, mon enfant, qui, si elle réussit, enlèvera à tous les autres sculpteurs, le goût de faire des statues.

TUDA. – Et moi alors ?

GUINCANO. – Tu ne seras plus modèle, du moins pour les sculpteurs. Pour les peintres, oui.

TUDA. – C’est déjà ça.

SIRIO à Tuda. – Il faut donc remettre. À quand ?

TUDA. – Mais déjà ce matin, je n’aurais pas dû venir ! Voyez, maître, comme il me remercie.

SIRIO. – Tu me plantes là et il faudrait encore que je te remercie.

TUDA. – Je t’avais bien dit, rappelle-toi, de ne pas commencer. Tu n’aurais pas dû.

GUINCANO. – Voilà. Très bien. Tu n’aurais jamais dû.

TUDA. – Je ne dis pas « jamais » mais au moins jusqu’au jour où j’aurais pu m’engager avec lui pour toutes les heures dont il aurait eu besoin, puisque, brusquement, il s’est mis dans la tête de devenir sculpteur.

SIRIO. – Ah ! je t’en prie, finis avec ta sculpture ; j’en ai le dégoût rien que d’en entendre parler.

TUDA. – Nous ne sommes pas ici dans un atelier de sculpteur ? Presque trop beau pour être vrai. Ça a dû te coûter quelque chose.

SIRIO. – Le métier…

TUDA, à Guincano. – Il est vrai que la première idée lui est venue…

SIRIO, ironique. – Oui, l’histoire de l’enfant…

TUDA. – Tout le monde le dit.

SIRIO. – Oui, oui, le bruit court…

TUDA. – Qu’il copiait un pied de statue (montrant Guincano) dans votre atelier.

GUINCANO. – Maudit gosse !

SIRIO, à Guincano. – Eh bien, justement, pour te faire enrager je te dirai que c’est toi…

GUINCANO. – Moi ? Tu voudrais que ce soit ma faute ?

SIRIO. – Il n’y a pas de faute, mais cette rage de te voir te détruire comme un fou…

GUINCANO. – Ça aurait dû, au contraire, t’enlever l’envie de sculpter.

SIRIO. – Non, quand j’ai vu dans ton atelier le massacre que tu avais fait de toutes tes statues.

TUDA. – Oui, quel crime !

SIRIO. – Au milieu de tous ces débris épars de torses, de jambes, de mains, de visages…

GUINCANO. – Ah ! ce fut alors ?

SIRIO. – Oui : ce mépris de nos corps intacts…

TUDA. – Le mépris. Pourquoi ?

SIRIO, continuant sans faire attention aux paroles de Tuda. – Pendant que là, par terre, ce désastre… Je ne sais, les deux choses : les statues brisées au milieu des vilains pieds de tous ces gens accourus avec leurs têtes sordides et leurs corps déjetés qui méritaient eux, oui, d’être abattus à coups de marteau et foulés aux pieds… Ce fut là que l’idée me prit…

TUDA. – L’idée ? Oh, que c’est curieux.

SIRIO. – De dresser moi aussi une statue, une seule !

TUDA, se détournant. – Et moi qui reste là à écouter. Il faut que je me sauve. Je suis attendue.

SIRIO. – Attendue par qui ?

TUDA. – Tu n’es pas seul au monde, mon cher ! Je suis très à la mode, moi (elle rit), même à l’étranger. Il y a de quoi rire, maître ! Êtes-vous allé hier à l’exposition de la Villa Médicis ? (À Sirio.) Tu peux aller voir. Je fais partie désormais de l’histoire des pensionnaires français. Il n’y a que Tuda. Autant de tableaux, autant de Tuda. J’ai cru entrer nue dans une galerie de glaces. Mais certains miroirs étaient devenus fous ! Dieu, quelles grimaces ! Je ne sais pas… Allons, mon cher, allons. Encore dix minutes, et je file.

SIRIO. – Que veux-tu que je fasse de dix minutes. Non, je ne te laisse pas partir. Je ne peux laisser l’ébauche au point où elle est.

TUDA. – Mais tu ne peux non plus me garder ici par force.

SIRIO. – Pourquoi pas ? J’emploierais la force s’il le fallait.

TUDA, à Guincano. – Il en serait bien capable. Je n’ai jamais vu pareille tyrannie.

SIRIO. – Il faut que je finisse à n’importe quel prix. J’en ai jusque-là…

Il touche son gosier.

TUDA. – Eh bien, laisse-la. Qui te force à travailler ?

SIRIO, avec colère et dégoût, criant. – Je ne parle pas du travail.

TUDA, à Guincano. – Regardez-le. Il ose dire que c’est vous qui êtes devenu fou. C’est lui qui est en train de le devenir pour cette statue. Mais regardez-le, regardez-le. (À Sirio.) C’est la cinquième ébauche, tu vas la jeter comme les autres.

SIRIO. – Non, celle-là sûrement pas. Elle est déjà ce qu’elle doit être. Mais tu ne vois donc pas que j’ai la fièvre.

GUINCANO. – Il n’est pas comme les voleurs de grands chemins, eux qui se contentent de faire le porte-monnaie aux passants. C’est le grand coup pour lui. Une seule statue, mais !

SIRIO. – De cela, au moins, il me semble que si tu avais encore un peu de raisonnement, tu devrais me louer.

GUINCANO. – Mais c’est justement ce qui me fait te détester. Je sais que cette statue, toi, tu la feras.

SIRIO. – Je la ferai, oui, et ce sera tout.

GUINCANO. – Et après, tu changeras de métier.

SIRIO. – Non, ce sera tout. Je ne ferai plus rien.

GUINCANO, il le regarde et puis. – Tu feras comme ton frère.

SIRIO. – Mon frère a agi comme un sot.

GUINCANO. – Est-il déjà guéri ?

SIRIO. – Guéri ? Il est seul plus que moi. Je dis sot parce qu’il n’a pas su s’y prendre. Sois bien sûr que, moi, je saurai m’y prendre.

TUDA. – Mais que dit-il ? Il parle sérieusement de se tuer ?

SIRIO, se retournant soudain méprisant. – Toi, ne te mêle pas de…

GUINCANO. – Maladie de famille.

TUDA. – Oh ! tu pourrais bien ne pas prendre ces grands airs avec moi. Tu peux en parler de celles qui se mêlent des affaires d’autrui et surtout des tiennes. Pour moi, tu peux te tuer à l’instant même, je ne me tournerais même pas pour te regarder. Je pense que d’abord si je continue à te servir de modèle, c’est moi que tu auras tuée. (À Guincano.) Mais tranquillise-toi, il ne se tue pas pour le moment ; il ne la finira jamais cette statue. Et c’est là peut-être un prétexte pour ne jamais la finir.

SIRIO. – Non, ma chère : car au lieu d’être ici à parler avec toi, avec lui et de supporter votre vue…

TUDA. – Merci ! je veux m’en aller, tu me retiens !…

SIRIO. – Mais je dis aussi bien la vue des autres, de toutes les choses de ce qu’il appelle « vivre ». (À Guincano avec fougue.) Quoi ? voyager, comme fait maintenant mon frère ? jouer, aimer des femmes, une belle maison, des amis, bien s’habiller, entendre les mêmes discours, faire les mêmes choses, vivre pour vivre ?

GUINCANO. – Mais oui, et sans même savoir que l’on vit.

SIRIO. – Oui, comme les bêtes.

GUINCANO. – Mais non, pas comme les bêtes. Les bêtes ne deviennent pas folles.

SIRIO. – Ah ! tu veux dire vivre en fou.

GUINCANO. – En fou à ma manière.

SIRIO. – Merci : je connais. J’ai fait le fou. Je m’en suis très vite dégoûté et non seulement cette folie a fini par m’être tellement odieuse (se tournant vers. Tuda), que je crains plutôt le contraire maintenant, je veux dire : je crains de me contenter de ce que je viens de faire là (il fait un signe vers le rideau pour indiquer qu’il s’agit de la statue) et dire qu’elle est terminée, afin de la terminer.

GUINCANO. – Tu te nourris pour ta statue, tu dors pour ta statue…

SIRIO. – Toi qui n’es pas vulgaire, tu pourrais te dispenser d’une aussi pauvre ironie. Voilà, je te réponds : oui. Et je te défie d’en rire. (Puis, se tournant vers Tuda.) Tu t’es assez reposée maintenant. Allons, viens.

TUDA. – Mais Caravani vient me chercher dans quelques minutes.

SIRIO. – Pour te conduire dans quelque autre lupanar.

TUDA. – Lupanar… parce qu’une fois à Paris, étant très jeune, il a eu besoin… ce fut d’ailleurs sa chance ; tu ne peux nier qu’il fasse bien le nu et il est à la mode, lui aussi, comme portraitiste. (Puis, brusquement.) Ton amie le sait bien d’ailleurs puisqu’elle lui fait faire son portrait en amazone, à cheval.

SIRIO. – Tu n’as pas honte ?

TUDA. – Honte de quoi ? Je ne trahis aucun secret. Elle te le dira elle-même.

SIRIO. – Mais non, je veux dire de prêter aussi ton corps…

GUINCANO. – Tandis que lui, ici, il te le glorifie, ton corps, pour une si pure déesse.

TUDA. – Oui et il est en train de me tuer. Mais vous ne savez pas ce que j’ai suggéré à Caravani pour me venger ?

GUINCANO. – De faire une Diane lui aussi. Très bien.

SIRIO, furieux. – Ah ! non, non ! pas avec toi. Je le lui interdis.

TUDA. – Tu as le monopole de la déesse Diane.

SIRIO. – Pendant que je suis en train de travailler avec toi, oui ; je le lui défends d’autant plus que tu le lui as suggéré.

TUDA. – Mais c’est tout autre chose…

SIRIO. – Justement, ce serait une horreur et prends garde que je ne le tolérerai pas.

TUDA. – Sais-tu que tu deviens insupportable ? Pensez donc, maître, une Diane gentiment assise le coude sur la cuisse.

SIRIO. – Tais-toi.

TUDA. – Très commode comme pose, la tête comme ça (elle appuie sa joue à sa main), qui est occupée à regarder un beau jeune homme, Endymion endormi, moitié vert, moitié violet au milieu des brebis – un amour !

Elle éclate de rire.

SIRIO. – Je l’étranglerais.

TUDA. – Tu es jaloux ? Mais quand un artiste veut un modèle pour lui tout seul, tu sais ce qu’il fait ? Il l’épouse, mon ami. (À un regard dédaigneux de Sirio.) Pourquoi ? Tu te trouverais déshonoré ? Il y en a d’autres qui l’ont fait et avec des femmes qui ne valaient pas un ongle de mon pied.

SIRIO. – Combien donne-t-il ?

TUDA. – Caravani ? La pose, rien de plus.

SIRIO. – Mais il me semble qu’une de ses fameuses clientes ferait aussi bien son affaire.

TUDA. – « Une de ses fameuses clientes… » Puisque je te dis qu’il fera aussi le portrait de ton amie. D’ailleurs, il a bien pu me voir en Diane comme toi-même.

SIRIO. – Ne le dis pas, je t’en prie.

TUDA. – Un corps comme le mien…

SIRIO. – Je te donnerai le double, le triple, le quadruple, cinq fois plus pour que tu cesses ce jeu ! Je te dis que je ne le supporterai pas.

TUDA. – Alors, épouse-moi.

SIRIO. – Assez.

TUDA. – Faudrait voir, mon cher, si je voudrais, moi, t’épouser.

GUINCANO. – Non, bien sûr, tu ne dois pas.

TUDA. – En attendant, c’est lui qui ne veut pas de moi. Je n’ai donc pas besoin de faire la difficile. Allons, mon ami, au travail. D’ailleurs, je te l’ai déjà fait comprendre de mille manières, tu me paies mieux que les autres, mais je n’aime pas travailler avec toi. Elle retourne derrière son rideau et reprend la pose. On revoit l’ombre gigantesque sur le mur du fond.) Papa Guincano, aidez-moi à comprendre ce qu’il veut faire de cette expérience.

SIRIO. – Plus haut, le bras !

TUDA. – Comme ça ?

SIRIO. – Parfait.

TUDA. – Vous dormez, maître ?

GUINCANO. – Je fume. Je vois ton ombre.

TUDA. – Je suis belle ?

GUINCANO. – Oui, belle… morte.

TUDA. – Comment, morte ?

SIRIO, hurlant. – Ne bouge pas.

TUDA. – Il dit que je suis morte…

GUINCANO. – Justement, parce qu’il te veut ainsi, immobile.

TUDA. – Ah ! quel cauchemar cette ombre. Il ne manquait que ce supplice. La lumière derrière, et l’ombre de la statue devant.

GUINCANO. – De ça aussi, je te vengerai mais je n’ai pas encore trouvé la matière.

TUDA. – Quelle matière ?

GUINCANO. – Une matière ardente, une cire magique qui coulera à l’intérieur de toutes les statues pour les faire changer d’attitude et les bouleverser.

SIRIO. – Allons, assez. Tu bouges sans cesse. Habille-toi et va-t’en.

TUDA. – Pardon. J’ai imaginé les têtes que feraient les statues si elles se sentaient doucement changer d’attitude. Regarde, là dans l’ombre, comme ça, comme ça, comme ça. (Elle bouge lentement.) Sans cesser d’être statues et pourtant sans pouvoir être vivantes.

GUINCANO. – Non, vivantes, vivantes. Alors, seulement, je redeviendrais sculpteur.

SIRIO. – Le miracle de Pygmalion.

GUINCANO. – Pouvoir leur donner avec la forme, le mouvement, et les engager après les avoir sculptées, sur une route royale, au soleil où elles avaient seules le droit d’aller, d’aller, d’aller toujours en rêvant de vivre loin, hors de la vue de tous, en un lieu de délices qui ne se trouve pas sur terre, leur vie divine.

TUDA, qui est déjà descendue de son socle et a remis son kimono, écarte le rideau et court vers Guincano. – Ah ça, par exemple, seul papa Guincano pouvait l’imaginer, cette fois, je vous embrasse pour de bon.

Elle l’embrasse.

GUINCANO, se dégageant, sombre. – Non !

TUDA, avec surprise. – Vous ne voulez pas ?

GUINCANO. – Je n’aime pas, non.

TUDA. – Que je vous embrasse ?

GUINCANO, montrant Sirio. – Embrasse-le, lui.

TUDA. – Merci. J’embrasse qui je veux, moi.

GUINCANO. – Mais pas pour moi, folle ! C’est pour toi. Tes lèvres…

TUDA. – Qu’est-ce qu’elles ont mes lèvres ? (Elle les montre en tendant son visage.) Quand elles ne rient pas, voilà comment elles sont.

Elle reste un moment immobile dans la même attitude.

GUINCANO. – Mais regarde-les, regarde-les. (Et comme Tuda éclate de rire de nouveau, il la montre à Sirio.) Tiens, regarde-les.

TUDA, changeant encore d’attitude, furieusement excédée. – Mais enfin.

GUINCANO. – Fais-en une statue maintenant. Elle n’est qu’un frémissement continu de vie ; d’une minute à l’autre, c’est une autre femme.

SIRIO. – Bien, et si tu ne la fixes pas dans un geste qui l’exprime, qu’est-ce qu’elle est ? Rien.

TUDA. – Comment ? C’est moi qui ne suis rien ?

GUINCANO. – De la vie, de la vie.

SIRIO. – Qui passe.

GUINCANO. – Justement.

SIRIO. – Aujourd’hui, ce n’est plus celle d’hier, demain, ce ne sera plus celle d’aujourd’hui. À tout instant, différente, de toutes ces vies. J’en fais une seule : celle-là. (Il montre la statue.) Pour toujours.

TUDA. – Merci. Une statue.

GUINCANO. – Une et pour toujours. Elle ne bougera plus.

SIRIO. – C’est là le but de l’art…

GUINCANO, soudain d’une voix forte. –… et de la mort qui fera de toi comme de moi une statue, sur un lit ou dans la terre quand tu y seras couché raide.

TUDA, presque chantant et dansant. – Vivante. Les yeux, la bouche, les bras, les jambes, les doigts, voyez, je les bouge et ceci est ma peau, sentez comme elle est chaude.

SIRIO. – Mais quel rapport ? Vivante ? c’est la statue qui doit l’être et non pas toi. Et sa matière, c’est le marbre non pas ta chair vivante.

TUDA. – Pourquoi as-tu besoin de moi, alors ?

SIRIO. – Pour me servir. C’est moi que tu aides et non la statue.

GUINCANO. – Et ça ne te gêne pas ?

SIRIO. – Et qu’est-ce qui me gênerait ?

GUINCANO. – Qu’elle se façonne peu à peu, presque en dehors de toi et non comme tu voudrais mais comme elle se veut elle-même – toute différente de l’image que tu t’en étais faite d’abord si bien que tu dois, pour ne pas te sentir vaincu, lutter avec cet amas de glaise encore informe mais en lui-même vivant.

SIRIO. – Oui, c’est vrai.

GUINCANO. – Eh bien, quand tu arrives à imprimer à cette glaise l’image que tu avais conçue, la vie de cette image se fixe là, suspendue, sans mouvement, toute composée. Et tu n’éprouves pas le même trouble que devant la mort, comme devant quelqu’un qui était vivant il y a à peine quelques minutes et qui maintenant est immobile devant toi.

TUDA. – C’est vrai, oui.

GUINCANO. – Et le trouble devient de l’horreur en pensant à ce qui arrivera d’ici peu.

SIRIO. – Tandis que devant une statue…

GUINCANO. – Le trouble devient de l’admiration parce que la statue est belle.

SIRIO. – Vivante – et elle ne mourra plus !

GUINCANO. – Mais que parles-tu de vie : vivre signifie mourir à tout moment, changer, se transformer à toute heure ; et la statue ne meurt pas mais elle ne change plus. Morte pour toujours là dans un geste de vie. La vie c’est toi qui la lui donnes si tu la regardes un moment. Moi, je ne peux plus regarder les statues ; j’en ai l’horreur. Ah ! merci, être immortel de cette manière ! (il saisit Tuda par le bras et la secoue) et non plus vivante, vivante comme toi.

SIRIO. – Veux-tu savoir comment je traduis tout ce que tu viens de dire : tu pleures sur ta jeunesse qui n’est plus. Tu hais les statues parce que tu commences à sentir que, comme elles, tu ne peux plus bouger.

Guincano surpris par cette remarque se tourne et le fixe avec colère et stupeur à la fois. On frappe à la porte.

TUDA. – Ah ! c’est sans doute Caravani.

SIRIO, reconnaissant la manière de frapper. – Non. Ayez la bonté de passer à côté une minute.

Il indique de se retirer derrière le rideau, Guincano et Tuda obéissent. Sara Mendel entre en costume d’amazone. Brune, hardie, ambiguë, très élégante, près de trente ans.

SIRIO. – Doucement, je te prie.

SARA. – Tu travailles encore ?

SIRIO. – Elle va partir. Mais il y a quelqu’un d’autre. Ce n’est pas possible.

SARA. – Qui d’autre ?

SIRIO. – Guincano.

SARA. – Ah, très commode ! Est-ce que je ne pourrais pas, moi aussi…

SIRIO. – Quoi donc ?

SARA. – Te voir travailler.

SIRIO. – Je t’ai déjà dit que non.

SARA. – C’est curieux ; elle veut bien se montrer nue à un homme mais pas à une femme.

SIRIO. – Viens… ici, dans le jardin.

SARA. – Laisse-moi la voir.

SIRIO. – Viens, je te dis.

SARA. – Non, non, reste. Moi, je m’en vais, continue à travailler : mais je crois bien, pas pour longtemps. Caravani devait venir la chercher à midi.

SIRIO. – Oui, je te l’ai dit, elle est sur le point de partir.

SARA. – Tu savais qu’elle est avec Caravani ?

SIRIO. – Que veux-tu que cela me fasse avec qui elle est.

SARA. – Et que Caravani, depuis une semaine, me fait la cour, tu le sais ?

SIRIO. – Je le vois.

SARA. – Qu’est-ce que tu vois ?

SIRIO. – Que tu es habillée comme pour le portrait qu’il veut faire de toi.

SARA. – Ah ! qui te l’a dit ? Elle ?

Signe de tête vers Tuda.

SIRIO. – Puisqu’elle est avec Caravani.

SARA. – Mais c’est Caravani qui m’a demandé de faire mon portrait. Vous parlez donc de moi en travaillant ?

SIRIO. – Tais-toi. Sortons, veux-tu ?

SARA. – Je pourrais à mon tour te faire savoir que c’est elle qui a conseillé à Caravani…

SIRIO. – Oui, de faire une Diane, lui aussi. Et ça, c’est Caravani qui te l’a dit tout en te faisant la cour. Ce qui veut dire que vous deux aussi vous parlez de moi.

SARA. – Oui, en effet, pendant qu’il me fait la cour.

SIRIO. – Il faut qu’il cesse, tu sais.

SARA. – Quoi donc ? de me faire la cour ?

SIRIO. – Ça, non ; ça le regarde, il peut faire ton portrait tant qu’il voudra, mais qu’il me laisse mon modèle pour le travail.

SARA. – Ah ! tu voudrais…

SIRIO. – Je ne veux rien, je veux travailler.

On entend frapper à la porte entr’ouverte.

LA VOIX DE CARAVANI. – On peut entrer ?

SARA. – Ah ! le voilà. Entrez, entrez, Caravani.

CARAVANI, près de quarante ans, brun, élégant. En entrant, il ne s’attend pas à trouver Sara dans l’atelier de Sirio. – Oh ! bonjour, madame.

SARA. – Vous arrivez à point.

CARAVANI, saluant Dossi. – Cher Dossi. (À Sara.) J’arrive à point ? Pourquoi ?

SARA. – Nous parlions de votre modèle.

CARAVANI. – Elle est encore là ?

SARA. – Me voici (elle montre son costume d’amazone) comme vous me voulez.

CARAVANI, se troublant devant Dossi. – Ah ! mais…

SARA, vite, pour le mettre à l’aise. – Il le sait, votre modèle le lui a dit !… J’étais venue l’inviter à se promener à cheval avec moi, il dit qu’il veut travailler. Si vous voulez m’accompagner, je suis prête.

CARAVANI. – Comment donc ? Très heureux.

SARA. – À condition que vous lui laissiez son modèle. C’est un échange. (À un geste étonné de Caravani.) Il veut bien, il veut bien. Et je veux bien aussi ! Allons !

Elle fait le geste de l’entraîner.

SIRIO, indigné. – Non ! Attends Caravani. (Appelant fort, avec rage.) Tuda !

TUDA, de derrière le rideau. – Tout de suite, me voici. Je me rhabille.

SARA. – Mais non !… Venez, Caravani.

CARAVANI. – Comme vous voudrez !

SARA. – Venez aussi pour me faire plaisir.

CARAVANI. – Mais je ne voudrais pas…

SARA. – Mais puisque je vous dis qu’il veut bien. (Tournée vers le rideau.) Maître, je sais que vous êtes ici, retenez-la-lui. (À Caravani.) Allons ! allons ! (Voyant sortir Guincano de derrière le rideau.) Au revoir, maître.

Elle entraîne Caravani et sort en riant.

SIRIO, frémissant de colère. – Ah ! quel dégoût. C’est ne pas me connaître du tout.

Il sort furieux après les deux.

TUDA, sortant du rideau déjà tout habillée et son chapeau sur la tête. – Qu’est-ce qui arrive ?

GUINCANO. – Elle a enlevé Caravani.

TUDA. – Et lui, comme un idiot, court après !

GUINCANO. – Ce n’est pas un idiot.

TUDA. – Mais vous n’avez pas vu que dès qu’il a entendu frapper, il a tout de suite reconnu que c’était elle.

GUINCANO. – Il a sans doute l’habitude de sa façon de frapper.

TUDA. – La preuve, c’est qu’il s’est précipité pour la rejoindre.

GUINCANO. – Oui, mais en disant entre ses dents : « Quel dégoût ! »

TUDA. – Parce qu’il s’est aperçu qu’elle a voulu lui faire une rosserie. Quand elle a parlé d’échange, il m’a tout de suite appelée pour que je parte avec Caravani.

GUINCANO. – Elle est peut-être jalouse de toi.

TUDA. – De moi ? Oh ! par exemple !

GUINCANO. – Elle est stupide…

TUDA, avec orgueil. – Et pourquoi stupide ? (sous-entendant : ne pourrait-elle être jalouse de moi ?)

GUINCANO. – Stupide parce qu’elle ne comprend pas pour quelle raison, il la néglige. Elle le voit si acharné à son travail qu’elle doit croire que ce n’est pas pour le travail mais pour être avec toi.

TUDA. – Elle vient le chercher tous les jours à cette heure-ci.

GUINCANO, pensif. – Puisqu’il a pu dire de moi…

TUDA, croyant qu’il parle de Sara. – Quoi donc, je n’ai pas entendu.

GUINCANO. – Que je hais les statues…

TUDA. – C’est lui qui l’a dit d’abord.

GUINCANO. – Il n’est pas stupide, lui.

TUDA. – Parce que vous êtes vieux ?…

GUINCANO. – Parce que bientôt, comme elle, je serai immobile. Il a raison. Ces mains durcies ! ce visage ! (Il palpe tout son corps avec dégoût.) Toute cette forme ! Tu ne peux pas comprendre.

TUDA, triste, avec une tendre compassion qui lui fait fermer les yeux mais avec un sourire pourtant malicieux. – Mais si, je comprends.

GUINCANO. – Non. (Il la regarde farouche, menaçant.) Que comprends-tu ?

TUDA, s’approche, affectueuse. – Que vous souffrez… mais non de ce que vous dites.

GUINCANO. – Moi ?

TUDA, insistant avec malice. – Non pas que ce que vous dites soit faux. Mais votre sentiment est tout autre.

GUINCANO. – Tout autre ?

TUDA. – Oui, un autre sentiment que vous ne voulez pas exprimer.

GUINCANO. – Je dis…

TUDA. – Oui, des choses qui, comprises comme je les comprends, ne sont plus vraies.

GUINCANO, après l’avoir regardée, étonné. – Qu’est-ce que tu vas chercher ?

TUDA. – Je peux faire semblant de n’avoir aucune pensée, par habileté. J’ai affaire avec les artistes. Je fais semblant de parler par hasard. Je tourne un peu la tête sans en avoir l’air, je baisse la tête, je lève la tête, je tends légèrement une main ; je me garde bien de faire croire que c’est moi, modèle, qui donne des idées. Non. J’ai dit au contraire une bêtise ; j’ai fait un geste (comme ça), l’idée en eux a germé et ils en sont tellement sûrs qu’ils me le disent : « Tu sais je suis en train de penser que le geste… » Ou bien : « Ne dis rien, il me vient à l’idée de… » Et moi, grave : « Quel geste ? » ou bien : « Qu’ai-je dit ? » Il faut bien s’y prendre de cette façon avec certains. Avec certains autres, non. Avec celui-ci, non, par exemple.

Allusion à Sirio.

GUINCANO, sombre. – On sait bien ce qu’il veut, celui-là.

TUDA. – Et vous croyez vraiment qu’il fera… ?

GUINCANO. – Une statue ? Lui, oui. Une vraie statue !

TUDA, comme malgré elle. – Il ne vous ressemble pas du tout.

GUINCANO, après un regard. – Pourquoi dis-tu cela ?

TUDA, vite mais embarrassée. – Pour rien… Il ne ressemble pas aux autres, il n’a presque pas l’air d’un artiste.

GUINCANO, avec un sourire triste. – Peut-être as-tu entendu dire, toi aussi ? Non, non. Il ressemble à son père, au contraire, volonté froide et dure.

TUDA. – On dit que son père l’a abandonné.

GUINCANO. – Tout petit, oui. Après la mort de sa mère. Il est parti au loin faire fortune.

TUDA. – Et vous l’avez connu tout petit ?

GUINCANO, distrait. – Sa mère, oui, c’était une femme vraiment vivante ! comme je n’en ai plus rencontré.

TUDA. – Et cet unique plâtre que vous avez épargné dans votre destruction, c’est son portrait. Quand elle était jeune ?

GUINCANO. – Oui.

TUDA. – Comme elle devait être belle !

GUINCANO, sur un autre ton. – Quand j’écoute les gens parler, quand je regarde, que je vais dans quelque réunion, dans les mots que j’entends, dans ce que je vois, dans le silence des choses, je redoute toujours qu’il puisse y avoir quelque chose à moi inconnu, comme un univers à moi étranger, que mon esprit risque de ne pas comprendre et je demeure avec un malaise comme si, d’avoir pu y pénétrer, ma vie se fût ouverte à des sensations nouvelles, à un monde nouveau. Celui-ci au contraire, avec ses œillères, ne sent, ne voit rien : il veut une seule chose…

TUDA, songeuse. – Si, vraiment, il est si riche !…

GUINCANO, rêveur. – Quand la vie ne demeure pas ouverte à tout.

TUDA. – Vous croyez vraiment qu’il fera ce qu’il dit.

GUINCANO. – Il est capable de le faire.

TUDA. – Mais cette dame…

GUINCANO. – Je crois qu’elle compte bien peu pour lui.

TUDA. – Ah non ! ça je ne le crois pas. Bien que, s’il peut dire que la statue finie…

GUINCANO. – Mais ce n’est pas là ce que tu voulais me dire ?

TUDA. – C’est vrai. Je voulais dire…

À ce moment, par la porte restée ouverte, entrent deux vieilles femmes, elles sont sœurs : Judith et Rose. On les appelle les Sorcières : habillées comme des caricatures avec des rubans et des nœuds dans leurs cheveux laineux. Elles entrent comme des aveugles à la recherche de la chaleur du poêle.

JUDITH. – On peut entrer ?

TUDA. – Qui est là ? Ah ! c’est vous ?

ROSE, à Judith. – Tu vois bien qu’ils ont fini depuis longtemps. (À Tuda.) Où est monsieur ?

TUDA. – Il doit être dans le jardin. Vous ne l’avez pas vu ?

JUDITH. – Non.

TUDA. – Alors, je ne sais pas. Il ne peut pas être bien loin. Il est sorti comme il était, avec sa blouse.

ROSE, à Tuda. – Tu sais qu’il nous a toujours laissées entrer.

JUDITH. – Pour que nous profitions de ce qui reste de feu dans le poêle.

ROSE. – S’il est encore allumé.

TUDA. – Je ne sais pas s’il reste du feu. Allez voir.

GUINCANO, à Rose qui se dirige vers le rideau. – Rose, viens un peu.

ROSE, sombre et maussade. – Qu’est-ce que tu veux, toi ?

GUINCANO. – Viens. (À Tuda.) Tu dis que je ne suis pas vieux ? (Il prend Rose par le bras.) Viens là devant.

Il la force à s’asseoir sur ses genoux.

ROSE. – Pourquoi ? Laisse-moi !

GUINCANO. – Je veux me regarder. (À Tuda pendant que Judith ricane.) Tu sais ? Trois ans ensemble, nous deux !

TUDA, étonnée, souriante. – Ah ! avec elle ?

ROSE. – Oui, avec moi ! Qu’est-ce que tu as à dire ?

GUINCANO, toujours avec Rose sur ses genoux, tandis que Judith continue à ricaner horriblement. – Il y a trente ans !

ROSE. – Nous étions les plus belles à notre époque.

JUDITH, toujours ricanant et faisant le geste de relever sa jupe. – Peaux de satin, les nôtres, même maintenant.

ROSE, se tournant vers Tuda. – Et toi, à mon âge…

JUDITH. – Tu seras une vieille marmite cassée.

TUDA. – Mais je ne vous ai rien dit, moi.

GUINCANO. – Quel miroir !

ROSE. C’est à moi que tu parles de miroir ?

GUINCANO. – Non, c’est de moi-même que je parle.

JUDITH, à Tuda. – Et il en était jaloux, lui ! Et c’est elle qui l’a plaqué. Oh ! tu sais, pour se mettre avec quelqu’un de beaucoup mieux que lui.

GUINCANO, de la porte, riant. – C’est vrai, oui, c’est elle qui me quitta. (Puis se rembrunissant.) Souviens-toi de cela pour ce que tu voulais me dire.

TUDA, après un moment de réflexion. – Je m’en vais aussi. Vous le lui direz dès son retour, que je l’ai attendu.

Elle se dirige vers la porte et va sortir quand Sirio rentre, sombre.

SIRIO. – Tu t’en allais ? J’ai à te parler.

TUDA. – Il faut maintenant que je m’en aille. Il est déjà tard.

SIRIO. – Tu resteras ici. Je ferai ce que tu m’as demandé.

TUDA. – Tu feras…

SIRIO. – Oui, ce que tu as dit : je t’épouserai.

TUDA. – Par exemple. Tu deviens fou ?

SIRIO. – Non, je suis très calme.

TUDA. – Tu m’épouses ?

SIRIO. – Pour t’obliger à rester seulement mon modèle.

TUDA. – Ah non ! si c’est par dépit, merci bien. Je ne veux pas.

SIRIO. – Pourquoi par dépit ?

TUDA. – Tu t’es disputé avec ton amie. Non ! non !

SIRIO. – Qui t’a dit que je me suis disputé ?

TUDA. – Je vous ai entendus. Je ne veux pas être mêlée à ça. Elle est partie avec Caravani.

SIRIO. – Mais pas du tout.

TUDA. – Parce qu’elle est jalouse de moi.

SIRIO. – Finis, voyons !

TUDA. – Jalouse, oui, jalouse. Le maître l’a dit, aussi.

SIRIO. – Cesse, je te dis. Ne me parle pas de cette dame.

TUDA. – Ah, non ? attends ! Et quelles sont tes intentions ? Nous devons en parler, au contraire.

SIRIO. – J’entends que chaque jour, dès que tu auras fini de me servir, pour mon travail, tu retrouves ta liberté entière.

TUDA. – Ah oui ! entière ?

SIRIO. – Oui, tu vivras comme il te plaira.

TUDA. – Étant ta femme !

SIRIO. – Mais non, pas ma femme !

TUDA. – Mais puisque tu m’épouses, tout le monde saura…

SIRIO. – Quoi donc ?

TUDA. – Je porterai ton nom. Je serai madame Dossi. Non ? Tu vois, cela te fait un certain effet.

SIRIO. – Mais non, aucun effet.

TUDA. – Tout de même, la femme du sculpteur Dossi. C’est ton nom qui t’importera, pas moi.

SIRIO. – Ni l’un ni l’autre. Tout le monde saura comment et pourquoi je t’ai épousée. Au contraire, plus je te laisserai profiter de ta liberté et plus il apparaîtra clairement pourquoi je t’ai épousée. D’ailleurs, je dois seulement finir ma statue.

TUDA. – Puis te tuer. Nous savons. Rien ne t’intéresse plus en dehors de cela. Et je me dis que si c’est vrai, il faudra aussi nous entendre.

SIRIO. – Mais oui, nous nous entendrons sur tout, ne t’inquiète pas. Tu feras, de toutes façons, une excellente affaire, sois-en sûre.

TUDA. – Une affaire ! Ce n’est pas seulement uns affaire.

SIRIO. – Uniquement ! Et ton corps seulement pour servir mon travail.

TUDA, après un moment de réflexion. – Et j’habiterai… ici dans ta maison ?

SIRIO. – Oui, à l’étage au-dessus. Tu auras tout l’étage. Je te dis de ne penser à rien. Tu auras tout ce que tu voudras.

TUDA. – Et qu’en pensera-t-elle ?

SIRIO. – Je t’ai dit de ne pas m’en parler.

TUDA. – Je voudrais au moins savoir si elle le sait ! Vous êtes déjà d’accord ?

SIRIO. – Je fais ce que je veux.

TUDA. – Tu seras libre aussi de ton côté ?

SIRIO. – Naturellement.

TUDA. – Avec elle.

SIRIO. – Assez ! je dis.

TUDA. – Je voudrais être sûre que ce n’est pas par dépit, tu comprends.

SIRIO. – Pourquoi, par dépit ? C’est elle qui voudrait par point d’honneur que je ne travaille plus avec toi. Elle fera tout pour que tu ne viennes pas ici.

TUDA. – Ah ! oui. C’est pour cela que j’y viendrai, même si tu ne m’épouses pas.

SIRIO. – Tu ne la connais pas ; elle pourrait trouver le moyen de t’en empêcher. Et puis, peut-être que toi-même… Mais étant donné que l’acte de mariage n’aura pour moi d’autre signification que celle du travail et aucune valeur…

TUDA. – Tu te fâcheras avec elle ?

SIRIO. – Si jamais je le fais, ça me regarde.

TUDA. – Et si l’ayant fait à cause de moi…

SIRIO. – Non pas à cause de toi. Je le fais parce que je le veux.

TUDA. – J’aime mieux ça, mais si tu devais le regretter.

SIRIO. – Je n’aurais pas le temps de le regretter, ne crains rien.

TUDA. – Je devrai donc servir uniquement pour ta statue ?

SIRIO. – Travailler avec moi seul et pour ma statue.

TUDA. – Tu m’épouses pour ça ?

SIRIO. – Pour cela et pour que tu ne serves plus de modèle à personne. Tu acceptes ?

TUDA, elle le regarde longuement, puis d’un air de défi. – N’oublie pas que je suis vivante !

SIRIO. – Oui, pour toi.

TUDA. – Et tu ne penses pas que…

SIRIO. – Que ?

TUDA. – Rien, pour faire une supposition, à force d’être auprès de toi, il pourrait naître en moi…

SIRIO, ironique. – L’amour ?

TUDA. – Non, mais un désir de toi.

SIRIO. – Jusqu’ici tu n’as jamais rien éprouvé.

TUDA, baissant les yeux. – Qu’en sais-tu ?

SIRIO. – Je ne m’en suis jamais aperçu.

TUDA. – Parce que je te savais pris ailleurs.

SIRIO. – Il faut que tu t’enlèves ces idées de la tête. Tu dois comprendre que si avant ce jour la chose pour un moment eût pu se produire…

TUDA. – Ça aurait donc pu se produire ?

SIRIO, impassible. – Cela devient impossible à partir d’aujourd’hui.

TUDA. – Parce que je deviens ta femme pour de bon, ah oui. (Elle réfléchit à ce qu’elle a dit, puis avec un sourire léger et triste, elle s’écrie.) Eh oui, eh bien, j’accepte. Je veux voir ce que ça donnera. J’avais dit ça en l’air. J’ai mon père à Anticoli, mes sœurs…

SIRIO. – Je ne veux connaître personne.

TUDA. – Non, je pense que… (Elle s’arrête, regarde l’espace avec des yeux joyeux et un sourire de vague satisfaction sur les lèvres.) Au village, en grande dame. La maison sera belle, le jardin. Et moi… (Elle regarde Sirio qui se tourne vite pour éviter le regard.) Je ne dois même pas te regarder ? (Elle quitte brusquement son chapeau.) Bon, montons ! Tu verras comme je te ferai vite finir ta statue. (Tout en défaisant sa robe, elle se dirige avec Sirio vers le rideau. Avant de disparaître, elle s’arrête un peu.) Ah ! regarde, les sorcières sont là. (De derrière le rideau.) Allez, allez, dehors.

SIRIO. – Mais non, laisse-les pourvu qu’elles se taisent.

TUDA, revenant avec Judith et Rose, les menaçant avec la longue épingle de son chapeau et riant. – Non, allez, dehors, dehors.

JUDITH. – Ne pique pas. Oh ! tu es méchante.

ROSE. – Mais vois donc, c’est elle qui nous chasse.

TUDA. – Oui, moi. Vous n’avez pas entendu qu’il m’épouse ?

JUDITH. – Eh, nous avons entendu, oui.

TUDA. – Je suis donc la maîtresse ici. Allez, sortez. Je vous montrerai, moi, vieille marmite.

SIRIO. – Laisse-les donc tranquilles.

JUDITH. – Nous resterons par là.

SIRIO. – En silence.

ROSE. – Oui, sans même souffler.

TUDA, rire. En courant vers le rideau, elle disparait de nouveau et un moment après elle remonte nue et joyeuse sur le socle. – Me voici.

L’ombre réapparaît. Les vieilles regardent troublées.

Rideau.

ACTE DEUXIÈME
 

Le lieu de la scène est celui de l’acte I.

Au lever du rideau, Tuda, en robe du soir très élégante, se mire dans une glace que lui présente la jeune fille accompagnant la couturière qui est en train d’agrafer la robe. Derrière elle, la modiste, suivie d’une jeune ouvrière qui porte un grand carton plein de chapeaux et de fleurs artificielles.

La couturière a apporté d’autres étoffes pour le choix d’une autre robe. Sirio est derrière le rideau attendant la fin de l’essayage.

TUDA. – Non, non. Je ne l’aime pas, mais pas du tout.

LA COUTURIÈRE. – Mais elle vous va si bien, madame.

TUDA. – Pas du tout. Ça ne donne absolument pas ce que j’attendais.

LA COUTURIÈRE. – Pourtant, j’ai suivi exactement toutes vos indications, madame.

TUDA. – Je n’ai pas dit que je voulais tout ce jais !

LA COUTURIÈRE. – Mais ça fait si riche, madame. C’est une splendeur, vraiment.

TUDA. – Trop splendide, c’est ce qui me déplaît. Non, non, je l’ai assez vue, dégrafez, dégrafez.

LA COUTURIÈRE. – Mais pourquoi gaspiller ainsi tout ce travail ? Attendez, on pourra peut-être l’arranger !

TUDA. – Que voulez-vous arranger ? Non, je n’en aime plus rien, ni la forme, ni la couleur, et elle me va très mal.

LA COUTURIÈRE. – Je vois bien aussi quelques petits défauts mais très petits et très remédiables. Ce n’est pas tout à fait ma faute, croyez-moi, vous avez, madame, excusez-moi, un peu…

TUDA. – Comment ?

LA COUTURIÈRE. –… maigri !

TUDA. – Moi ?

LA COUTURIÈRE. – Oui, depuis la dernière fois.

TUDA. – Est-ce possible ? En si peu de jours ?

LA COUTURIÈRE. – Mais oui, croyez-moi.

TUDA. – Je me porte très bien.

LA COUTURIÈRE. – Oh ! je ne dis pas le contraire. Un corps merveilleux.

TUDA. – Diable, je suis modèle. (Sans insister, avec un sourire.) Vous m’appelez madame.

LA COUTURIÈRE. – Comment devrais-je vous appeler ?

TUDA. – Madame… le modèle (tout le monde sait que je suis madame parce que modèle). Mais c’est vrai, je me sens un peu fatiguée.

LA COUTURIÈRE. – Voilà, et alors, le gris sans vos belles couleurs…

Elle lui a enlevé la robe et Tuda est en combinaison de soie rose.

TUDA. – Je ne peux plus me supporter dans cette robe.

LA MODISTE. – Oui, certainement, elle vous pâlit un peu.

TUDA. – On n’y pense pas… Comme on peut se faner vite… et moi… (Elle éclate de rire en pensant qu’elle n’a été épousée que pour servir de modèle.) Et si elle n’allait plus pouvoir… Ce serait drôle ! Il est certain que si nous continuons cette vie.

Ces derniers mots à très haute voix pour que Sirio entende et comprenne.

LA COUTURIÈRE. – Oh ! ce n’est peut-être qu’un malaise passager.

TUDA, se regardant longuement au miroir. – Mais c’est vrai, je ne m’étais pas bien regardée… J’ai beaucoup maigri.

LA COUTURIÈRE. – Souvent, il suffit d’une robe pour s’en apercevoir. Et pour nous autres couturières, les clientes ne devraient jamais essayer si elles ne sont pas en parfaite santé.

LA MODISTE. – Tout va mal quand elles ne sont pas contentes de leur gentil minois.

LA COUTURIÈRE. – Alors ? (Elle montre la robe gui est encore sur son bras.) Vous ne voulez pas que j’essaie de l’arranger ?

TUDA. – Non, ne m’en parlez plus. Vous avez apporté des étoffes ?

LA COUTURIÈRE. – Oui, beaucoup. Les voici.

TUDA. – Voyons. Mais quelles couleurs ?

LA COUTURIÈRE. – La mode de cette année.

TUDA. – Vous n’auriez pas un mauve ?

LA COUTURIÈRE. – Le mauve ne se porte guère cette année.

TUDA. – Mais c’est une couleur qui me va bien.

LA COUTURIÈRE. – Ce n’est vraiment pas à la mode.

TUDA. – Mais, pour moi-même, c’est moi qui fais la mode. (Elle trouve une étoffe mauve,) En voici, du mauve. Tenez, combinez tout de suite, drapez l’étoffe sur moi. (Elle met l’étoffe contre son visage.) Ça me plaît.

LA COUTURIÈRE. – Oui, la couleur vous va très bien.

LA MODISTE. – À ravir.

TUDA. – Je m’habille à ma manière, (Elle se drape.) Sans festons ni garnitures, simple, très simple. Et pas trop décolleté. Voilà. Comme ça. Épinglez.

LA COUTURIÈRE. – C’est vraiment une joie que d’habiller un corps comme le vôtre.

TUDA. – Condamné à toujours se déshabiller ! Il faudrait maintenant trouver une dentelle.

LA COUTURIÈRE. – Une dentelle ?

TUDA. – La dentelle n’est pas non plus à la mode ?

LA COUTURIÈRE. – Si vous regardez les catalogues…

TUDA. – Je ne les regarde pas. J’en veux, que ce soit ou non la mode. Vous n’en avez pas apporté ?

LA COUTURIÈRE. – Non, madame.

TUDA. – Peu importe. J’en ai là-haut des tas, (Se tournant vers la jeune ouvrière.) Voulez-vous monter (elle montre la porte à gauche) jusqu’au deuxième ; la femme de chambre vous les donnera ; elles sont dans le tiroir de l’armoire à droite dans ma chambre. (La jeune fille monte.) Attendez. Demandez-lui aussi la cape d’hermine. (À la couturière.) Nous verrons comment ça va. (À la jeune fille.) Faites vite.

L’ouvrière se dépêche. Sirio sort de derrière son rideau.

SIRIO. – Encore à essayer ?

TUDA. – Prends patience. Une robe impossible.

SIRIO. – Mais non, je dis que si tu devais perdre tout ce temps, tu pouvais monter chez toi, essayer et choisir tout ce que tu voulais sans me faire ici tout ce bazar. Monte, va, cela vaudra mieux pour toi aussi.

TUDA, le regardant avec malice. – Non, mon cher. Pour moi, c’est mieux ici.

SIRIO, comprenant. – Je sais bien que tu le fais exprès.

TUDA, prompte. – Je le sais aussi, mais pourquoi en es-tu agacé ?

SIRIO, en colère. – C’est pour moi-même que je suis agacé.

TUDA. – Tu as tort. Réfléchis et tu verras que c’est bon pour toi.

SIRIO. – Pourquoi est-ce bon ?

TUDA. – De provoquer ?

SIRIO. – C’est toi la provocatrice ?

TUDA. – Non. Moi, je me détends. C’est tout.

SIRIO. – Et moi, je suis provocateur ?

TUDA. – Oui. Et tu ne devrais pas abuser. (Se tournant vers la couturière.) J’ai eu hier un vertige. J’ai failli tomber (elle indique le rideau) d’un bloc de mon piédestal. (À Sirio.) Elle s’est aperçue aussi (montrant la couturière), tu sais, que je suis fatiguée ?

SIRIO. – Mais il me semble que je te l’ai dit, de monter chez toi, et de ne pas revenir prendre la pose si tu ne te sens pas très bien.

TUDA. – Mais non, ça va ! Et je suis plus pressée que toi, crois-moi. Ne trouves-tu pas que cette couleur me va bien ?

SIRIO. – Oui, très bien. Je m’en vais, moi alors, là-haut.

Il s’en va agacé par la porte de gauche. Un peu embarrassé.

LA MODISTE. – Les hommes sont impatients.

TUDA, capricieuse, se ravisant. – Et alors… je… (À la couturière.) Donnez-moi cette robe de jais.

LA COUTURIÈRE, perplexe, la ressortant. – Pourquoi ?

TUDA. – Donnez. Et l’autre ?

LA COUTURIÈRE. – La robe de ville ?

TUDA. – Vous l’avez apportée ?

LA COUTURIÈRE. – Oui, les voici.

TUDA. – Donnez-les. Non, plutôt, tenez-la, celle-ci. (À la modiste.) Et vous, prenez ces étoffes.

LA MODISTE, les prenant. – Celles-ci ?

TUDA. – Oui, oui, aidez-moi. Je veux lui habiller toutes ses statues.

Rires.

LA COUTURIÈRE. – Les habiller ?

TUDA. – Oui, vous habillez celle-ci (elle indique une des statues) avec la robe de ville.

LA COUTURIÈRE, riant. – Mais ça ne lui va pas.

TUDA. – Peu importe ! Essayez. Plus elle sera laide et mieux ça vaudra.

LA MODISTE, riant. – Et moi, avec celles-ci ?

Elle montre les étoffes.

TUDA. – Drapez les autres ! Faites-vous aider ! Moi, j’habille celle-ci avec la robe de jais. (Rires.) Oui, quel bazar. Le musée des statues habillées à la dernière mode. Ce n’est pas seulement celui qui m’a épousée qui… Voilà que moi aussi je me mets à faire la folle. Regardez donc. C’est magnifique ! Regardez celle-ci. Très bien. (À la jeune ouvrière qui rit.) Très drôle. Il faut lui mettre un chapeau. Oui, oui, à toutes, un chapeau. Sortez les chapeaux. (La jeune fille prend deux chapeaux dans le carton.) Donnez-m’en un. Sortez-en d’autres. Oh ! quelles merveilles, regardez ! (À l’ouvrière qui revient avec les dentelles et la cape d’hermine et-demeure un peu interloquée.) N’est-ce pas magnifique Donnez la cape.

LA JEUNE FILLE, riant. – La voici.

Elle la lui tend.

TUDA. – Là… (Elle la met sur la tête de la statue habillée de jais.) Voilà. Très bien. Il la trouvera aussi. Il va crier à la profanation, indigné. Comme si ce qu’il est en train de me faire n’est pas plus criminel. Je dois être seulement une statue ici. La sœur de celles-là. Eh bien ! puisque je m’habille, elles doivent s’habiller aussi.

Rire.

LA MODISTE. – Très bien.

LA COUTURIÈRE. – Très juste.

TUDA. – Le malheur, c’est qu’elles – oui – elles ont l’air plus laides, mais elles ne maigrissent pas comme moi. (À la jeune fille.) Tu as apporté les dentelles ?

LA JEUNE FILLE. – Oui, les voici.

Elle les lui tend.

TUDA. – Ah, très bien ! (À la couturière.) Il fallait en choisir une qui aille comme couleur. Vous avez vu ces dentelles ? Quelle splendeur !

LA COUTURIÈRE. – Elles sont anciennes.

TUDA. – Plus belles l’une que l’autre.

LA MODISTE. – Vous avez dû les payer bien cher ? Où les avez-vous trouvées ?

TUDA. – On me les a apportées. Si vous saviez de quelle maison elles viennent ! Tenez, voyez celle-ci, mise comme ça. Qu’est-ce que vous en dites ?

LA COUTURIÈRE. – Oh ! très, très bien.

TUDA, à la modiste. – Vous avez apporté des fleurs ?

LA MODISTE. – Oui, beaucoup.

TUDA. – Des fleurs. Montrez.

L’ouvrière présentant la boîte. Les voici.

TUDA, cherchant, écartant jusqu’à ce qu’elle trouve. – Pas ça, non, ça non plus. Celle-là, oui, épinglée comme ça. Et puis, les autres plus bas.

LA MODISTE. – Oui, très bien.

TUDA. – Oui, c’est parfait ainsi. La cape, maintenant. (À l’ouvrière qui a mis la cape sur la tête de la statue.) Demandez-lui la permission de la lui enlever.

La jeune fille va chercher le manteau sur la tête de la statue et le pose sur les épaules de Tuda.

LA COUTURIÈRE. – Ah ! c’est merveilleux.

LA MODISTE. – Une reine !

SARA. – Eh ?

La couturière et la modiste avec les jeunes ouvrières, la regardent étonnées.

Tuda continue à se regarder à la glace, impassible.

TUDA, à la couturière. – Oui. Ce n’est pas mal. (Puis se tournant vers Sara.) Quel spectacle, hein ?

SARA. – Vraiment un spectacle.

TUDA. – De très mauvais goût ! Mais c’est voulu, (À la couturière.) Peut-être un peu plus décolleté ?

LA COUTURIÈRE. – Oui, voilà. J’allais le dire. Regardez, comme cela…

SARA, après un moment de gêne. – Dossi n’est pas là ?

TUDA, à la couturière. – Et peut-être ces fleurs… (Elle s’interrompt pour répondre à Sara sans la regarder.) Je crois qu’il est monté.

SARA. – Pourtant, il sait que c’est l’heure où je viens le chercher.

TUDA. – C’est vrai. Mais il sait aussi que vous avez maintenant la clé et que vous pouvez entrer quand et comme il vous plaît et que si vous le voulez, vous pouvez aussi monter.

SARA, vivement. – Je ne suis jamais montée.

TUDA, à la couturière. – Il faudra faire vite. La fête au Cercle est pour samedi. (À Sara.) Excusez-le, madame. Il s’est un peu fâché avec moi parce que j’ai voulu essayer mes robes ici. Et il s’est sauvé là-haut ; il a sans doute pensé que cela pouvait vous déplaire.

SARA. – Me déplaire ? Pourquoi ?

TUDA. – Justement, je me le demande aussi pourquoi. Il me semble que cela devrait vous faire au contraire un grand plaisir cette folie qui m’a prise de robes, de fourrures, de chapeaux qui lui fait payer cher la sottise de m’avoir épousée. Je rêve de fleuves de soie, au milieu de flots de plumes et de festons. Je vais le ruiner.

Elle rit.

SARA. – Oui, oui, vous avez raison et c’est bien.

TUDA. – Je serais bien bête, vous ne trouvez pas, si je n’en profitais pas.

SARA. – Elle est vraiment splendide, cette cape d’hermine.

TUDA. – Oui, n’est-ce pas. Il y a plus de trois cents peaux – toutes pareilles. Regardez.

SARA. – Oui, très belles.

TUDA. – Venues d’une contrée de l’Allemagne.

SARA. – De Leipzig sans doute. Il y a un marché exprès. Et cette dentelle aussi est fort belle. Et la robe sera ravissante.

TUDA, à la couturière. – Nous sommes d’accord ? (À Sara.) Je vous montrerai. (Elle se retourne pour chercher des yeux la statue en robe de ville.) La voici. (À l’ouvrière.) Prenez la robe. (L’ouvrière la prend.) Et vous verrez le chapeau que j’ai fait faire pour porter avec cette robe, (À la modiste.) Vous l’avez apporté ?

LA MODISTE. – Naturellement, et avec beaucoup d’autres, comme vous voyez.

TUDA. – Oui, parce que j’ai vraiment l’intention de le ruiner.

SARA. – Vous le pouvez sans remords. Il est très riche.

TUDA. – Sans remords – ça oui, (Se regardant à la glace dans la robe nouvelle.) Elle va bien, n’est-ce pas ?

LA COUTURIÈRE. – Ça ne pourrait aller mieux. Un corps pareil. Mieux qu’une statue.

SARA. – Elle est parfaite. D’un goût exquis.

TUDA. – Le chapeau, vite ?

LA MODISTE. – Le voici.

Elle le lui tend.

TUDA, se coiffant – Oui, il me plaît. Un peu étrange, mais il va avec la robe.

SARA. – Oui, très bien. Il me plaît beaucoup.

TUDA. – C’est moi qui l’ai inventé. N’est-ce pas ?

LA MODISTE. – Absolument.

TUDA. – Peut-être ce nœud ? Non. Ça va. Pour le prix, il faudra que ce soit impeccable.

LA MODISTE. – J’ai toujours fait mon possible.

TUDA. – Pour ça, oui. (À la couturière.) Je vous recommande la robe, n’est-ce pas, pour dans trois jours. C’est maintenant si simple.

LA COUTURIÈRE. – Soyez tranquille. Vous l’aurez samedi. Au revoir, madame. (À Sara.) Au revoir.

LA MODISTE. – Je viens aussi. (À l’ouvrière.) Prends ces chapeaux et mets-les vite dans le carton. (À Tuda.) Je pensais que vous désiriez en choisir d’autres.

TUDA. – Non, c’est assez pour aujourd’hui.

LA MODISTE. – Au revoir. Bonjour, madame.

TUDA. – Au revoir.

La couturière et la modiste accompagnées par les deux ouvrières sortent par la porte de droite emportant tout.

TUDA, changeant tout de suite d’expression. – Parlons entre nous, madame.

SARA. – Avec calme, j’espère.

TUDA. – Beaucoup de calme. Vous vous êtes fait donner la clé d’ici.

SARA. – C’était le moins que je puisse prétendre de lui.

TUDA. – De quel droit ? Moi, ici, je fais mon métier de modèle.

SARA. – Avec quel luxe ?

TUDA, montrant le rideau. – Je dis là : modèle. C’est-à-dire nue. Ne détournez pas la conversation. Il ne s’agit plus de robes maintenant.

SARA. – Vous en avez fait un tel étalage.

TUDA. – À cause de votre supercherie.

SARA. – À cause de ma supercherie ?

TUDA. – Oui, d’entrer ici en maîtresse sans en avoir le droit.

SARA. – En entrant, je n’ai jamais tourné la tête même par curiosité derrière ce rideau.

TUDA. – Oh ! pour moi, du moment que vous êtes entrée, vous pouvez aussi passer derrière le rideau : je n’ai pas à avoir honte de vous, faite comme je suis, grâce à Dieu. Si vous voulez aussi ce droit, je peux vous l’accorder. Mais seulement, vous l’accorder, vous comprenez, parce que ce droit véritablement n’appartient qu’à moi.

SARA. – À vous et à lui, j’espère.

TUDA. – Non, à moi seule. Personne ne peut m’obliger à poser devant des étrangers. Vous pouviez à la rigueur vous faire donner la clé de là-haut mais non pas celle-ci.

SARA. – Or, c’est justement celle-ci que j’ai voulu. L’autre ne m’intéresse pas.

TUDA. – Vous n’auriez même pas droit à l’autre, d’ailleurs.

SARA. – Même plus à l’autre ?

TUDA. – Même plus. Je voudrais bien voir ce qu’il dirait, lui, si malgré les conditions dans lesquelles il m’a épousée, sans aucune obligation de fidélité, je faisais entrer chez moi qui je veux.

SARA. – Précisément. À vrai dire, je vous le répète, je ne suis jamais montée là-haut. La clé d’ici, je me la suis fait donner en conséquence des pactes de votre mariage.

TUDA. – Pour que, même comme modèle, je ne puisse avoir l’air d’être chez moi. Prenez garde, madame, ne me mettez pas au défi. Je pourrais lui imposer de ne faire entrer personne dans l’atelier quand je pose.

SARA. – Essayez.

TUDA. – Vous me mettez vraiment au défi ?

SARA. – Je vous dis d’essayer.

TUDA. – Vous vous croyez donc si forte et si sûre de lui. Vous savez pourtant qu’il m’a épousée parce qu’il veut à tout prix finir sa statue ?

SARA. – Il n’est pas absolument indispensable qu’il la termine avec vous.

TUDA. – Puisqu’il m’a épousée pour cela.

SARA. – Non, il vous a épousée pour que vous ne serviez pas de modèle aux autres pendant que vous lui serviez à lui pour sa statue.

TUDA. – C’est bien ça.

SARA. – Mais c’est différent. Il ne pouvait surtout supporter que vous posiez chez Caravani pour une autre Diane que vous lui avez suggérée. N’est-ce pas vrai ?

TUDA. – C’est vrai. (Elle se tourne brusquement et la regarde.) Que voulez-vous dire ?

SARA. – Rien. (Silence.) Le pauvre Caravani a dû planter là sa Diane. Lui aussi s’y passionnait. Pour un certain accord de nuances, il dit, qu’il avait trouvé.

TUDA. – Vous continuez à me mettre au défi ?

SARA. – Moi ? Non. Pourquoi ?

TUDA. – Vous savez sans doute que j’ai invité Caravani à venir me prendre ici ?

SARA. – Oui. Il me l’a dit lui-même.

TUDA. – Ah ! c’est lui qui vous l’a dit. Et à quel propos ?

SARA. – Mon Dieu, il a reçu votre billet pendant que j’étais assise dans son atelier pour le portrait qu’il est en train de faire de moi. Il a voulu me demander conseil et que je lui dise si sa présence ici n’aurait pas ennuyé Sirio.

TUDA. – Qu’il vienne me prendre, tout à fait comme vous, vous venez le prendre lui, Sirio.

SARA. – Voilà. Et à la vérité, je lui ai dit qu’il n’y avait aucun mal à cela, au moins jusqu’à ce qu’il ne fasse rien pour vous persuader de lui planter là son tableau (qui est très vilain, Dossi a raison).

TUDA, réfléchissant, sombre. – Oui, ce serait en effet la seule trahison que je pourrais lui faire.

SARA. – Bien sûr. Comme modèle. Puisque vous ne pouvez le trahir comme épouse.

TUDA. – Vous venez donc éprouver le modèle ?

SARA. – Mais vous ne la ferez pas, cette trahison. Sinon, adieu belle maison, belles robes, fourrures.

TUDA, après l’avoir bien regardée, se contenant. – Bien sûr. Je ne suis pas folle.

SARA. – Perdre tout cela pour le plaisir d’aller servir de modèle à Caravani !

TUDA. – Maintenant que j’y ai tellement pris goût qu’on peut dire que je ne pense guère à autre chose. Ainsi vous n’avez pas dissuadé Caravani de venir me prendre ?

SARA. – Bien au contraire.

TUDA. – Vous lui aurez peut-être suggéré de me… persuader…

SARA. – De lui servir de modèle ? Mais non, c’est inutile ! Il le fera lui-même sans aucun doute. Nul besoin de mes suggestions. Les vilains tableaux, il y a toujours quelqu’un pour les acheter. Il paraît qu’un monsieur du Chili veut justement le lui acheter. C’est dommage qu’il ne soit pas achevé.

TUDA. – Cette statue-là non plus n’est pas achevée.

SARA. – Mais elle est bien avancée, je crois.

TUDA. – Vous ne l’avez pas vue comme elle est maintenant.

SARA. – Non. Il y a longtemps que je ne la vois pas.

TUDA. – Allez donc la voir.

SARA. – Il l’a beaucoup changée.

TUDA. – Oui, beaucoup. Vous croyez vraiment qu’il pourrait la terminer sans moi, avec un autre modèle ?

SARA. – D’autant plus s’il l’a beaucoup changée, comme vous dites.

TUDA. – Eh bien, madame, montez lui dire que je ferai terminer à Caravani son tableau pour le Chilien.

SARA. – Vous ne ferez pas cette folie ?

TUDA. – Madame, je vous ai comprise et j’accepte votre défi. Je servirai de modèle à Caravani, et tâcherai de lui faire terminer cette Diane aussi laidement qu’il me sera possible de le faire. Allez le lui dire.

On entend frapper à la porte.

SARA. – Serait-ce vraiment lui ?

TUDA. – Si c’est lui, je m’en vais vite. (Elle ouvre la porte et se trouve devant Nono Guincano elle reste.) C’est vous, maître ?

SARA. – Empêchez-la de commettre d’autres folies.

TUDA. – C’est vous qui le lui conseillez ?

GUINCANO. – Quelles folies ?

SARA. – Enfin des scènes ! je me décide à monter appeler Dossi puisque je vois qu’il ne descend pas.

Elle sort par la porte de gauche.

TUDA, tout de suite avec force. – Ne regardez pas. Ne faites pas attention à ma toilette.

GUINCANO, confus. – Pourquoi ?

TUDA. – Je peux tout envoyer promener.

GUINCANO. – Que dis-tu ?

TUDA. – Je vois que vous me regardez… vous savez, je peux redevenir celle d’autrefois.

GUINCANO. – Mais pourquoi me dis-tu cela ?

TUDA. – Vous voulez vraiment m’empêcher de la faire, cette autre folie ?

GUINCANO. – Quelle autre folie ? Je ne sais pas, moi.

TUDA. – Vous n’avez pas entendu qu’elle a eu l’impudence de me la déconseiller. Elle ! Une autre personne à la rigueur. Mais, elle ? Je suis sur le point de la commettre.

GUINCANO. – Mais moi je t’en empêcherai.

TUDA. – Oui : vous seul le pouvez. À condition que ce soit pour vous.

GUINCANO. – Quoi donc ! pour moi ?

TUDA, avec un remords intense, pleurant presque. – Ah ! si cette fois, vous vous souvenez, où nous parlions n’étaient pas survenues ces deux sorcières…

GUINCANO, secouant la tête. – Vraiment, ce jour-là ?

TUDA. – Oui, il me fit la proposition peu après votre départ.

GUINCANO. – Mais toi d’abord, je me souviens très bien, tu avais commencé à parler de moi.

TUDA. – Oui, parce que je m’étais aperçue que vous souffriez.

GUINCANO. – Tu m’avais pris à part et tu me demandais mille choses sur lui.

TUDA. – Parce que j’avais plus de courage…

GUINCANO. – Mais oui, c’est bien naturel.

TUDA. – Non, non. Je vous assure que je ne me serais jamais attendue à ce qu’il m’offrît justement ce jour-là de m’épouser.

GUINCANO. – Mais je t’aurais dit comme je te le dis maintenant que tu n’as d’autre devoir que d’être méchante.

TUDA. – Méchante ?

GUINCANO. – Comme tout le monde le dit.

TUDA. – Moi ? Qui le dit ?

GUINCANO. – Tous ceux qui croient que c’est toi…

TUDA. – Moi ?

GUINCANO. –… qui m’a rendu fou.

TUDA. – Ils disent ça ?

GUINCANO, avec dégoût. – Ça te trouble ?

TUDA. – Parce que ce n’est pas vrai. Oui, je m’étais aperçue que vous vous trouviez toujours où j’étais : si j’étais ici, à la pose, vous y étiez aussi.

GUINCANO. – Je t’en prie. Ne t’excuse pas avec moi.

TUDA. – Non. Mais c’est vrai. Si jamais vous m’aviez dit la moindre chose.

GUINCANO. – Tu voulais que je te dise ?

TUDA. – Que n’avez-vous parlé ?

GUINCANO. – Je ne t’aurais jamais rien dit.

TUDA. – Peu importe ; je sais maintenant : vous êtes à temps.

GUINCANO. – Que sais-tu ?

TUDA. – Que vous souffrez encore beaucoup.

GUINCANO. – Et après ?

TUDA. – Je vous dis que je peux réellement comme avant.

GUINCANO. – Mais moi, je souffre maintenant pour toi de te voir ainsi.

TUDA. – Non… ne croyez pas.

GUINCANO, avec un sourire amer. – Comme avant !

TUDA. – Oui, parce qu’il n’y a en moi que du dépit. Croyez-moi, et de la rage contre cette femme qui vient ici me piétiner, me toiser. Il faut absolument que je me sorte de cette situation. Regardez si vous le voulez bien puisque vous êtes venu à point à la place de l’autre.

GUINCANO. – De qui ?

TUDA. – De Caravani. Il doit venir me chercher ici.

GUINCANO. – Personne ne peut t’empêcher de sortir avec qui bon te plaît.

TUDA. – Non, personne ne m’en empêche ! Mais moi, j’allais chez lui aujourd’hui pour me venger.

GUINCANO. – De quoi ?

TUDA. – De ce qu’ils sont en train de me faire souffrir. Me venger comme modèle puisque je ne puis me venger autrement.

GUINCANO. – Comme modèle ?

TUDA. – Oui : pour faire un éclat. Et ensuite tout envoyer promener.

GUINCANO. – Je ne comprends pas.

TUDA. – Vous n’avez pas besoin de comprendre. Vous voulez me rendre un service ?

GUINCANO. – Un service ?

TUDA. – Prenez-moi chez vous.

GUINCANO. – Moi ? Que dis-tu ?

TUDA. – Je pourrais, je pourrais pour tout ce que vous avez souffert…

GUINCANO. – Un peu de pitié ? Mais aie donc d’abord pitié de toi ?

TUDA. – C’est justement pour moi que je parle. Ah ! vous, si je pouvais, pour tout ce que vous avez souffert…

GUINCANO. – Mais ne parle pas de moi.

TUDA. – Je voudrais pouvoir vraiment donner une joie.

GUINCANO. – Toi ?

TUDA. – Je le sais. Je ne suis rien.

GUINCANO. – Tu trouves que tu n’es rien, aussi vivante ?

TUDA, avec exaspération. – Oui, mais pour qui vivante ?

GUINCANO. – Tu le vois bien. Tu as besoin d’être vivante pour quelqu’un.

TUDA. – Non, non, pour vous. Je pourrais, je pourrais encore…

GUINCANO. – Mais non, pas pour moi. Pour toi, pour toi seule, tu dois être vivante !

TUDA. – Pour quoi faire ?

GUINCANO. – Pour ce rien que tu crois. Exprimée tout entière dans ce que tu fais ; sans te voir, comme tu vis sans le savoir, avec tout ce qui te traverse l’esprit.

TUDA. – Si vous saviez que de choses…

GUINCANO. – Non pas celles que tu crois ; je dis les choses les plus lointaines, celles qui surgissent en toi sans que tu saches comment et tu les suis dès qu’elles t’appellent. Voilà, tu les suis aussi rapide qu’elles-mêmes, jusqu’à ce que ton corps puisse les suivre. Ce ne sera pas pour toujours, prends-y garde. Moi aussi, je suis mobile – en dedans, je ressens tout vivement avec toutes les forces de mon âme, mais il y a ce corps que je hais.

TUDA, troublée. – Pourquoi ?

GUINCANO. – Je ne m’y suis jamais reconnu.

TUDA. – Comment ? Ce n’est pas vous ?

GUINCANO. – Non. Celui que voient les autres – un étranger – tu ne peux pas savoir, ce n’est pas moi qui ai fait ce corps. Il m’est venu de quelqu’un que j’ai toujours senti étranger à moi.

TUDA. – De qui ?

GUINCANO. – De quelqu’un. De mon père.

TUDA. – Étranger ?

GUINCANO. – C’est possible, oui. Il vieillit et il devient toujours plus à lui ; comme le visage qui, à mesure qu’il se dessèche, montre mieux ses rides. Et mon dégoût va croissant. Tandis que tu vis sans te penser, tu ne sais pas comment tu es, ni comment les autres te voient du dehors.

TUDA, naïvement, ouvrant les bras pour se montrer. – Comment ? C’est ainsi qu’ils me voient les autres ?

GUINCANO. – Ah ! tu peux en être joyeuse de toute façon. Mais malheur si l’image de cet étranger se présente à moi, de cet étranger qui n’est pas moi et que souvent je crois traîner comme un mendiant fatigué, à qui je dois faire malgré ma haine l’aumône d’un peu de pitié. Mais oui, en cachette : oh ! larmes empoisonnées par cette amertume désespérée et féroce. Mais toi, non ! gifle-le.

TUDA. – Moi ?

GUINCANO. – Toi, oui ; je veux qu’il ne frappe à la porte de personne, surtout pas à la tienne ; c’est une vieille charogne, bonne à enterrer et qu’on la couvre bien de terre et qu’on la foule bien aux pieds.

TUDA. – Mon Dieu ! que dites-vous ?

GUINCANO. – Ce que vous me faites dire.

TUDA. – Parce que je voudrais…

GUINCANO. – La vie ne doit pas me reprendre… elle ne doit pas.

TUDA. – Mais elle vous a déjà repris.

GUINCANO. – Je ne veux pas. Je ne veux pas.

TUDA. – Ça ne dépend pas de nous.

GUINCANO, avec force. – Mais oui, ça dépend de nous. Absolument de nous, quand il ne faut pas.

TUDA. – Et si on ne peut pas ?

GUINCANO. – Si on ne peut pas, on s’arrange.

TUDA. – Et c’est justement cela, voyez-vous, qui m’a retenue. La crainte d’être pour vous un tourment de plus.

GUINCANO. – Forcément. La vie était finie pour moi depuis si longtemps. Rien ne m’importait plus. Vide. Éteint. Je l’avais toute dépensée, idiot ! à faire des statues. Pourquoi crois-tu que je les ai brisées, fracassées, mes statues ?

TUDA. – Ah ! pour cela !

GUINCANO. – Quand je les ai toutes vues devant moi, immobiles, parfaites, et que moi, en face d’elles, je vis mon corps vieux, usé, où la vie semblait vouloir renaître, cette horreur de la forme – regarde ! (Il montre une des statues.) Si elle est là, statue, art.

TUDA. – Elle ne bouge plus.

GUINCANO. – Fais qu’elle bouge – corps – vide (il saisit son corps), et voilà, elle vieillit.

TUDA, avec une surprise naïve. – Oh ! je l’ai dit, vous savez ! De la statue et de moi, nous avons vieilli.

GUINCANO. – Pris au piège, moi, toi, tout le monde.

TUDA. – La vie ?

GUINCANO. – Appelle-la vie. Quand tu étais petite, tu étais plus mobile, tu glissais, tu frétillais ; tu frétilles un peu moins et toujours un peu moins jusqu’au jour où tu as cru vivre, et où tu as fini de mourir.

TUDA. – C’est vrai. Mais alors, jusqu’aux limites du possible…

GUINCANO. – Oui, se mouvoir, ne jamais s’arrêter, ne se fixer dans aucun sentiment.

TUDA. – Mais non…

GUINCANO, sombre, avec retenue. – Je suis ainsi : les yeux ouverts et qui ne voudraient plus savoir ce qu’ils voient : les choses telles qu’elles sont et qui portent toute la peine d’être comme elles sont et de ne pouvoir plus être autrement. Moi pour toi… un étranger : comme je devrais être… même pas celui que je fus quand les femmes… (Il s’interrompt.) Si tu savais quelle sorte de dégoût j’éprouve maintenant que je vois en moi mon père ; oui, je ne sais pas, comme si elles l’avaient aimé lui en moi, lui aussi, même autrefois – quand j’étais jeune. Et il savait les aimer, lui, les femmes. Ma mère en mourut désespérée ! Il faut croire que ce corps, cet aspect – les femmes. Je ne sais que dire. Je sais maintenant que ce n’était pas moi et que toutes celles que j’aimais durent à un certain moment s’en apercevoir et s’éloigner de moi parce que sous le corps, elles me découvrirent moi tout différent. Et plus encore que du dégoût, c’est de la haine, presque de la haine que j’éprouve pour ce corps. Il me semblerait contaminer en toi si belle, la vie avec des mains qui ne sont pas les miennes. (Après un silence.) Laisse, laisse que je m’en aille.

Il s’en va. Autre longue pause.

Tuda demeure pensive. À un certain moment, perplexe, elle s’assied. Puis, comme si elle avait décidé de ne plus aller chez Caravani, elle enlève son chapeau et le pose sur ses genoux.

Par la porte restée entr’ouverte, entre Caravani, le chapeau sur la tête, le manteau sur le bras. Il voit Tuda qui lui tourne le dos, immobile, et, après avoir regardé autour de lui pour s’assurer qu’il n’y a personne, il s’approche sur la pointe des pieds, avance la tête et fait le geste de l’embrasser sur la joue.

Tuda bondit à temps et le gifle. Caravani d’instinct ouvre les bras et laisse tomber son pardessus.

CARAVANI, à la gifle. – Oh !

TUDA. – Ne recommence pas, par exemple.

CARAVANI. – Mais tu m’as écrit de venir te chercher.

TUDA. – Oui. Mais pas pour ça. Enlève-toi cette idée de la tête… Est-il vrai qu’on veut t’acheter cette saleté de tableau ?

CARAVANI. – Quel tableau ?

TUDA. – La « Diane ». Ce que tu faisais avec moi. C’est vrai ou non ?

CARAVANI. – Oui, c’est vrai. Qui te l’a dit ?

TUDA. – Il est un peu à moi ce tableau ?

CARAVANI. – Oui. Et je te prie de croire que ce n’est nullement une saleté.

TUDA. – Ça va. Si ça ne l’est pas, nous ferons tout notre possible pour que ça le devienne.

CARAVANI, surpris. – Comment ?

TUDA. – Laisse-moi faire.

CARAVANI. – Tu voudrais donc me servir de modèle ?

TUDA. – Oui, de modèle. À condition qu’il soit laid, plus laid que toi. Laid, très laid, une horreur. (Elle prend le pardessus qui est par terre et le lui jette au visage.) Prends. Allons.

CARAVANI. – Mais pardon… tu as pensé… Qu’est-ce qu’il en dira…

TUDA. – Ne t’occupe pas…

CARAVANI. – J’ai compris… tu sais.

TUDA. – Qu’est-ce que tu as compris ?

CARAVANI. – Pourquoi tu fais ça et pourquoi tu veux que le tableau soit laid.

TUDA. – Je te ferai vendre le tableau, tu n’es pas content ?

CARAVANI. – Tu es magnifique… moi, à dire vrai… j’étais venu pour…

TUDA. – Malheur à toi, je te le répète, si tu me touches ! Je ne viens que pour te servir de modèle. (Et tandis que Caravani se tourne pour la regarder de nouveau, étonné et souriant, elle lui montre la porte.) Allons.

Elle sort vivement. Caravani, étonné, la suit.

Rideau

ACTE TROISIÈME
 

Même scène qu’à l’acte I.

Au lever du rideau, Sara Mendel, debout, souffle la fumée de sa cigarette ; puis parlant avec lenteur comme pour savourer son impudente sincérité, dit à Nono Guincano assis et qui n’a pas l’air de l’écouter.

SARA. – D’ailleurs, me cacher de qui ? Je n’ai de compte à rendre à personne, ni sur mes actes, ni sur mes sentiments. Tout le monde sait ce qu’il y a entre moi et Dossi. Et avec un homme comme lui… (Elle s’arrête, regarde un peu Guincano, puis ajoute sur un autre ton.) Faites attention que si vous voulez faire semblant de ne pas m’écouter, j’ai un moyen de forcer votre attention.

GUINCANO, lève la tête, furieux. – Vous ?

SARA. – Voyez, j’ai déjà réussi.

GUINCANO. – Vous m’en-nu-yez.

SARA, après un silence. – Si l’un de nous deux, mon cher maître, aurait intérêt à cacher ses sentiments, c’est plutôt vous que moi. C’est vraiment pénible de vous voir aussi – à votre âge – avec tout le respect que chacun vous doit, tout perdre pour une…

GUINCANO, bondissant. – Je vous ordonne de vous taire.

SARA. – Oh ! (Elle le regarde comme s’il lui plaisait, puis froidement.) Seulement, au cas où ce que j’ai souvent entendu dire serait vrai…

GUINCANO. – Ce n’est pas vrai. Mais je vous ordonne quand même de vous taire.

SARA. – Ah ! mon cher maître, non : si Dossi n’est pas votre fils, ici vous ne m’ordonnerez rien du tout.

GUINCANO. – Je le hais, vous pouvez le lui dire.

SARA. – Raison de plus.

GUINCANO. – Comme je l’ai haï quand sa mère le mit au monde.

SARA. – Voilà aussi un sentiment que vous pourriez cacher.

GUINCANO. – Mais je le lui crierai à la figure dès que je le verrai.

SARA. – Tout le monde sait qu’après la mort de son père, quand son père l’a abandonné, vous vous êtes mis à l’aimer comme un fils… si maintenant vous recommencez à le détester à cause d’une autre jalousie !…

GUINCANO. – Vous en avez assez dit pour que je ne tolère pas que vous continuiez à en parler, je suis ici parce qu’il m’a écrit de venir et non pour vous écouter.

SARA. – Je le sais et je sais aussi ce qu’il veut vous dire.

GUINCANO. – Dites-le-moi pour que je m’en aille.

SARA. – Mais je n’en suis pas tout à fait sûre ; je le suppose ! Il a essayé de travailler avec d’autres modèles.

GUINCANO. – Et il n’a pas pu ?

SARA. – Parce qu’il s’entête. Il en viendra une tout à l’heure qui vaut cent fois mieux ! Et celles qu’il a écartées valaient toutes plus que celle-là.

GUINCANO. – Il suffit d’aller regarder derrière ce rideau… (il montre l’endroit et il lève le rideau) pour comprendre ce que d’ailleurs vous comprenez fort bien.

SARA. – Non ; non, moi… j’avoue…

GUINCANO. – Qu’il ne peut désormais plus la terminer, cette statue, sinon avec elle.

SARA. – Si ce qu’il a toujours dit est vrai.

GUINCANO. – Mais rien n’est vrai. Et il s’en aperçoit maintenant qu’il sent s’évanouir entre son pouce et la glaise le bonheur avec lequel il travaillait.

SARA. – L’inspiration ?

GUINCANO. – Quelle inspiration ? Beaucoup mieux… le don qu’elle faisait d’elle-même, de sa vie, à cette statue !

SARA. – Elle aurait dû la haïr.

GUINCANO. – Oui, elle aurait dû si ça n’avait pas été pour elle l’unique façon de vivre devant les yeux qui, sans la comprendre, l’absorbaient, la transformaient en cette glaise inanimée. Il voudrait maintenant que je lui conseille de revenir ?

SARA. – Je suppose.

GUINCANO. – Mais moi, je lui conseillerais plutôt de mourir. Vous savez où elle est ?

SARA. – Comment ! vous ne le savez pas ?

GUINCANO. – Non.

SARA. – Vous non plus ?

GUINCANO. – On ne sait donc pas où elle est ?

SARA. – Sirio espérait que vous le sauriez.

GUINCANO. – Moi, je ne sais rien. Je ne l’ai pas revue.

SARA. – Caravani non plus. Vous ne l’avez pas cherchée ?

GUINCANO. – Moi, non.

SARA. – Elle est peut-être dans son village, ou chez quelque amie, ou avec quelqu’un.

GUINCANO. – Elle ne pouvait finir autrement.

SARA. – Je vous l’ai assez dit. Je n’ai aucun remords. Mais elle n’attend peut-être que d’être rappelée. Elle a tout laissé. Et elle avait si bien appris à faire la dame.

GUINCANO. – Il me semble qu’elle a bien prouvé qu’elle n’y tenait guère.

SARA. – Oui… mais si c’est maintenant lui qui la prie de revenir, vous devez pourtant bien admettre… que cela dépasse tout ce qui est supportable.

GUINCANO. – Pour vous ?

SARA. – Mon Dieu, pour moi aussi.

GUINCANO. – Mais puisque vous l’avez voulu.

SARA. – Eh bien ! voyez-vous, je voulais me confesser à vous ; confesser tout le mal qu’il m’est arrivé de faire.

GUINCANO. – Comme si je ne le savais pas.

SARA. – Je pourrais, moi, ne pas le savoir.

GUINCANO. – Vous êtes hélas de ces malheureux qui, pour avoir l’air de connaître la vie, font du cynisme.

SARA. – Nous avons perdu l’habitude de la bonté, que voulez-vous ? Poser au cynisme, comme vous dites, c’est le dernier moyen de donner un peu de légèreté à la vie quand elle devient trop accablante.

GUINCANO. – La légèreté de la mouche !

SARA. – Rien de plus léger, en effet, et rien de plus agaçant en même temps. Il faudrait, au contraire, que la vie soit comme une plume. Mais oui. Maintenir l’âme constamment dans une sorte de fusion pour qu’elle ne se fige pas, qu’elle n’ait pas de raideur. Il y faut le feu, mon cher maître. Mais en vous le petit calorifère est éteint ? Si la mort vient souffler dessus ? J’avais une fille, vous le savez. Elle est morte.

Guincano se tourne pour la regarder, troublé, essayant de découvrir si elle est sincère. Elle secoue légèrement la tête, puis porte le mouchoir à ses yeux.

GUINCANO, comme en lui-même, à voix basse. – Les femmes : il suffit qu’elles disent un mensonge avec des larmes ; et il n’y a plus de mensonge ! De vraies larmes… qui ne pourraient être plus vraies.

SARA. – Mensonge, ces larmes ?

GUINCANO. – Non, précisément. Mais vous l’avez si peu aimée votre fille ?

SARA. – Qu’en savez-vous ? si après…

GUINCANO. – Oui, c’est possible…

SARA. – Mieux vaut n’en pas parler. (Un silence.) Cherchez autour de vous ; vous ne trouverez plus la moindre brindille pour l’alimenter, ce feu. On devient méchants. Et rien n’est plus désolant que de sentir que l’on devient un poids pour les autres. On éprouve une sorte d’irritation froide. Nous feignons de ne pas nous en apercevoir pour sauver à nos propres yeux notre amour-propre. Regardez… Je vous assure que cette mouche se serait envolée d’ici depuis longtemps si tout à coup on ne lui avait offert, avec ce mariage, de pouvoir se donner le plaisir inattendu (et perfide, je l’avoue) d’entrer ici pour lui prendre son mari à cette épouse qui n’avait le droit de rien dire. Je me suis bien amusée à la voir pâlir.

GUINCANO. – Et lui ?

SARA. – Lui, non.

GUINCANO. – Il vous a donné la clé d’ici pour vous offrir cet amusement.

SARA. – Non. Les hommes ne sont pas bâtis ainsi, mon cher maître. Les hommes éprouvent une gratitude instinctive pour la femme qui, sacrifiant un peu sa pudeur, montre qu’elle veut plaire à un seul et brave la méchanceté des autres ; mais ils ne peuvent supporter que cette même femme fasse un affront à une autre femme qui a eu l’air d’avoir pour lui quelque sympathie…

GUINCANO. – Il vous a pourtant laissé faire ici et ailleurs tout le mal que vous avez voulu.

SARA. – Parce qu’il ne fait plus attention à rien. Pour ne pas discuter, il ne s’oppose presque plus à rien. Vous savez comment il est. Il veut seulement travailler.

GUINCANO. – Et vous, en agissant ainsi, vous l’avez laissé travailler, cela se voit.

SARA. – Vous aimeriez, maintenant, je le sais, qu’il pût travailler et finir au plus vite la statue.

GUINCANO. – Vous avez tout fait pour l’empêcher de la finir ?

SARA. – Non. Parce que je n’ai jamais cru à ce qu’il dit. N’abusez pas, je vous prie, de ma sincérité.

GUINCANO. – Moi ? De votre sincérité ?

SARA. – Vous parlez du mal que j’ai fait ?

GUINCANO. – Avec perfidie.

SARA. – Je vous l’ai dit moi-même. Mais cachons un peu je vous prie les sentiments que j’ai eu la franchise…

GUINCANO. – Vous voulez dire le cynisme ?

SARA. – Le cynisme de découvrir même au risque d’une humiliation, car je vous avoue que c’est humiliant pour moi de reconnaître que je me suis tourmentée pour une femme de cet ordre.

GUINCANO. – Humiliant ?

SARA. – Oui, humiliant ! et je vous avoue que peut-être mon irritation m’a rendue plus cruelle que je n’aurais voulu l’être. Cachons, disais-je, les sentiments : venons aux faits. Est-ce ma faute tout ce qui est arrivé ?

GUINCANO. – Vous l’avez avoué, vous-même.

SARA. – Ah non ! doucement. Je n’avoue plus rien si vous me comprenez si mal. Avant mes torts, il y a les siens.

GUINCANO. – Oui, si c’est un tort d’agir avec naturel.

SARA. – Colère, humiliation, irritation, j’ai éprouvé tout cela ! Et moi aussi, avec naturel. Nous avons agi naturellement toutes les deux, croyez-moi ; mais elle comme une sotte, moi non.

GUINCANO. – Ah ! non, non. C’est sûr.

SARA. – Parlez raison, je vous prie. (À un regard de Guincano.) Je sais, vous ne pouvez pas. Laissez-moi alors raisonner toute seule. S’est-elle oui ou non prêtée à l’affront que Dossi a voulu me faire naïvement en l’épousant ? C’est indéniable. Et elle a vraiment voulu rivaliser avec moi en l’acceptant. Elle aurait dû s’attendre à ce que je le prenne mal et me laisser croire, si elle n’avait pas été une sotte, qu’elle n’avait vu là qu’un avantage matériel. Pas du tout, elle me laisse croire au contraire, que c’est elle qui est irritée de ce que je continue à venir ici comme par le passé. Et de quel droit s’en irrite-t-elle puisque Sirio a pris ses précautions et fait ses pactes ? Première faute ou sottise non de ma part mais de la sienne. Je ne fais aucun mal mais vraiment aucun en continuant à venir ici ; si elle en pâlit, tant pis pour elle : elle m’offre l’amusement d’un spectacle auquel vraiment je ne pouvais m’attendre. Mais elle fait pis encore. Comme si réellement Sirio et moi lui avions fait quelque tort. Elle croit se venger en commettant cette énorme sottise avec Caravani.

GUINCANO. – Je voudrais savoir quel plaisir vous avez éprouvé – puisqu’elle est pour vous une pauvre sotte – à la tourmenter comme vous l’avez fait, sachant qu’elle avait fait les choses aussi naturellement.

SARA. – Vous recommencez ? Mais tout aussi naturellement, mon cher maître, j’ai espéré que Sirio découvrant cette ridicule trahison, la mettrait à la porte à coups de pied comme elle le méritait. Elle s’y est mise toute seule parce qu’elle a reconnu qu’elle était vraiment impardonnable. Comment ? Sirio l’épouse uniquement pour l’empêcher de servir de modèle aux autres et elle au lieu de s’en aller chez Caravani, comme elle le pouvait, c’était son droit, et passer quelques moments avec lui si ça lui faisait plaisir, elle se laisse persuader de poser et encore pour cette Diane qu’il avait interrompue.

GUINCANO. – Et vous, pour permettre à Sirio de découvrir cette trahison, vous vous êtes procurée la clé de l’atelier de Caravani ?

SARA. – Oh ! sous un prétexte des plus naturels. Je l’avais depuis longtemps.

GUINCANO. – Vous dites « prétexte » ?

SARA. – Mon jeu est découvert ! D’ailleurs, c’était vrai. Caravani faisait mon portrait : je n’ai jamais pu supporter les heures fixes ; je n’avais pas donné une heure précise pour les poses. J’y allais quand je voulais, quand je pouvais. Pour ne pas rester quelquefois à la porte si je la trouvais fermée, je lui avais demandé la clé. Que voulez-vous ? je trouvais tout naturel de la laisser glisser entre les doigts de Sirio qui ne voulait pas croire ce que j’avais de mes yeux vu : les couleurs encore fraîches sur la toile remise au chevalet. C’était Caravani lui-même qui me l’avait confié. Ça a été pour moi une réelle satisfaction : lui faire toucher du doigt la sottise de son mariage, là, dans la seule trahison qu’elle pût réellement lui faire ! Je la lui ai fait surprendre en train de poser. Quelle scène ! Elle courut se cacher derrière les toiles de l’atelier ; mais Sirio sans même penser à lui faire honte prit Caravani par le cou et lui frotta le nez sur la toile le barbouillant avec les couleurs toutes fraîches. Vous voyez d’ici ? Pauvre Caravani ! quelle tête il faisait et, en plus de tout ça, un bon coup de sabre à la joue ! Je l’ai vu hier, et… (On entend frapper à la porte.) Ah ! voilà sans doute le modèle.

Elle va ouvrir. Jonella entre : très belle, âgée de vingt ans à peine, avec une démarche souple, animale. Elle est tête nue, avec un petit châle sur les épaules. Elle chante un peu en parlant.

JONELLA. – Bonjour.

SARA. – Bonjour, petite. (La montrant à Guincano.) Voyez ? Merveilleux : vous qui voulez faire mourir les statues. (À Jonella.) Vous vous appelez ?

JONELLA. – Jonella. Je suis de Gori. (Elle regarde autour d’elle.) Oh ! que c’est chic ici.

SARA, après l’avoir contemplée un peu, heureuse, dit comme pour elle-même. – Ne rien savoir de la vie… ni comment peuvent y pousser certaines créatures, comme des fleurs, comme un rire matinal…

JONELLA. – C’est à moi que tu parles ?

GUINCANO. – Et moi qui n’ai pu prévoir cette énormité !

JONELLA, après les avoir regardés tous deux. – Qu’est-ce que ça veut dire ? Ici, chacun se parle à lui-même.

SARA. – Quand celui qui pense quelque chose ne le garde pas pour lui.

JONELLA. – Quel est celui qui a besoin de moi ? (Désignant Guincano.) C’est lui ?

GUINCANO. – Je sens que la déchirure interne est si grande.

JONELLA. – Je parle d’une chose et en vous-même vous parlez d’une autre chose.

SARA. – Non, ce n’est pas lui. Celui qui a besoin de toi n’est pas encore là.

JONELLA. – Mais moi je ne veux pas rester ici comme une poule égarée.

GUINCANO. – Je ne sais plus ce qu’il peut m’arriver de faire ! Quand on ne voit plus la raison d’être de quoi que ce soit…

SARA, à Jonella. – Assieds-toi donc. Il ne va plus tarder. (À Guincano.) Voir la raison de quoi que ce soit…

GUINCANO. – Je ne vois plus rien, moi ; je peux faire n’importe quoi.

SARA. – J’aime bien vous voir prêcher d’abord la folie et ensuite chercher désespérément la raison de cette folie, s’il y a eu folie.

GUINCANO. – Moi, chercher la raison ? Je cherche autre chose, tout à fait autre chose.

SARA. – Allez donc chercher plutôt Tuda.

JONELLA. – Tuda ? Moi, je l’ai vue, Tuda.

SARA. – Ah ! oui ! Quand ? Où ?

JONELLA. – En bas, au Prati, chez Assienta, avant-hier. Elle est si lamentable !

SARA. – Comment ?

JONELLA. – Elle est méconnaissable. On dit qu’on s’est battu pour elle, en duel, elle a l’air d’une folle et il paraît qu’ici elle ne veut plus revenir.

Dossi entre brusquement, l’air sombre.

SIRIO, très vite, apercevant Guincano. – Ah ! te voilà. Je viens de chez toi. Tuda est ici.

GUINCANO. – Ici ?

SARA. – Tu l’as trouvée ?

GUINCANO. – Où est-elle ?

SIRIO. – Dans le jardin.

JONELLA. – Oh ! par exemple.

SARA. – Elle est venue d’elle-même ?

SIRIO, prompt et dur. – Elle n’est pas venue d’elle-même. (À Guincano.) Elle ne veut pas entrer, elle veut d’abord parler avec toi.

GUINCANO, se dirigeant vers la porte. – Avec moi ?

SIRIO. – Attends !

JONELLA. – Elle disait qu’elle ne voulait plus revenir.

SARA. – Tu es donc allé la chercher ?

SIRIO, il se retourne brusquement pour regarder Sara, puis il dit à Guincano. – Fais-la entrer.

SARA, vite, arrêtant Guincano. – Ah ! non, je t’en prie. Laisse-moi d’abord m’en aller.

GUINCANO. – Et moi, m’en aller aussi.

SIRIO. – Amène-la. Je ne te dis pas de la faire entrer ici.

GUINCANO. – Si elle ne veut pas.

SIRIO. – Je ne t’ai pas dit qu’elle ne voulait pas. Je t’ai dit qu’elle voulait d’abord parler avec toi. Tu lui parleras là-haut.

SARA. – Bien, moi je m’en vais. Je n’attendrai pas qu’elle le demande en échange de son retour.

GUINCANO. – Elle en aurait tous les droits.

SIRIO. – Il n’y a pas de conditions ; les conditions, maintenant, c’est moi qui les fais pour tout le monde, car il n’y a que moi ici qui ait quelque chose à faire. Je ne peux plus travailler.

SARA. – Pour moi, ça suffit.

JONELLA. – Et pour moi aussi, alors, je peux m’en aller si elle est revenue.

SIRIO. – Comme elle est maintenant, elle ne pourra me servir.

JONELLA, à Sara. – Je vous l’ai dit, elle est très abîmée.

SIRIO. – L’ombre d’elle-même. Qui sait le temps qu’il faudra pour qu’elle se remette.

SARA. – D’autant plus édifiant que tu sois allé la chercher, si tu ne sais qu’en faire.

SIRIO. – Je ne le savais pas quand j’y suis allé ; mais, l’aurais-je su, je serais allé la chercher quand même.

SARA. – Et la preuve, c’est que tu l’as amenée et que tu fais tout pour la retenir.

SIRIO. – Justement. Cela ne te convient pas ?

SARA. – À ton aise si tu es content. Après tout, c’est ta femme et elle t’a fort bien traité.

JONELLA. – Mais je dis, moi, si elle ne peut pas te servir pour le moment et que tu aies besoin d’un modèle… Vous m’avez fait venir jusqu’ici.

Entre Tuda, suivie de Guincano. Elle est échevelée, le visage défait, les yeux durs, vitreux.

TUDA. – Oui, bravo, toi, Joné, sers-le. (À Sirio.) Voilà, tu as ici Jonella qui peut te servir mieux que moi, et alors je peux m’en aller. Fais plaisir à madame.

SIRIO. – Mais non !

JONELLA, en même temps. – Mais moi…

TUDA. – Mais si, mais si !

SIRIO. – Ce n’est pas possible.

JONELLA. – Je l’ai dit… parce que lui…

TUDA, à Guincano. – Allons, partons.

SIRIO, avec force. – Ce n’est pas possible, je te dis, que je me mette à travailler avec une autre.

SARA, à Tuda. – Vous pouvez vous calmer. Je sais que c’est lui qui est venu vous chercher.

TUDA. – Oui, lui. Et dis-lui où j’étais et si je me cachais sachant que tu me cherchais. Dis-lui qui me guettait ? et si je t’ai suivi maintenant pour rester. Je ne veux pas rester.

SIRIO. – Tu resteras.

TUDA. – Non. (À Guincano.) Je viendrai avec vous. Je vivrai avec vous.

SIRIO. – Mais puisque tu m’as promis.

TUDA. – Oui, que je reviendrais.

SIRIO. – Que tu resterais ici pour toujours, tu me l’as promis.

TUDA. – Non, non.

SIRIO. – Mais oui, après avoir parlé avec lui. (Elle montre Guincano.) Tu me l’as dit.

TUDA. – Non, je n’habiterai plus ici, je reviendrai seulement pour travailler, quand je pourrai de nouveau. Maintenant, je m’en vais.

JONELLA. – Et moi alors ?

TUDA. – Mais tu ne peux pas rester non plus, Joné. Non que je veuille t’enlever le pain de la bouche, ce pain qui me dégoûte, autant que le nom qu’il m’a donné et les robes, et la maison ! Quel plaisir veux-tu que j’aie désormais à faire la dame ! Je n’aurais pas fait ce que j’ai fait si j’y avais eu le moindre plaisir, mais je veux que tu en sois persuadée ! Viens, regarde ! (Elle l’envoie vers le rideau, en prend le bord et fait glisser brusquement les anneaux le long de la tringle. La statue apparaît sur le chevalet, inachevée.) Regarde, regarde-la bien. Regarde ses yeux, et maintenant regarde mes yeux à moi. Tu le vois, ce sont les miens là-bas comme tu es en train de me les voir, des yeux de folle et ils sont ainsi parce que ce sont eux qui me les ont rendus ainsi, eux deux… (Elle montre Sirio et Sara.) Trouves-tu qu’il y ait de l’amour dans ces yeux-là ?

JONELLA. – Ils ont l’air de deux yeux de chatte.

GUINCANO. – D’une chatte fouettée.

TUDA. – Il y a de la haine à cause du supplice auquel ils m’ont condamnée. Elle ne les avait pas (elle montre la statue) autrefois, ces yeux, ils étaient différents. Il me les a pris pour les lui donner. Et cette main là-bas sur la hanche, tu la vois ? Elle était ouverte avant, cette main ! Tu la vois maintenant, fermée, serrée, un poing. Ce sont eux qui me l’ont fermée, serrée, pour résister à leur supplice, et la statue, tu vois, elle l’avait ouverte cette main, elle a dû la fermer, je la lui ai vu fermer ! Elle n’a pu faire autrement. Ce n’est plus celle qu’il voulait faire. C’est moi qui suis là maintenant, Joné, tu comprends, moi, ce ne peut être toi, ni personne, c’est moi ! va-t’en.

SIRIO. – Oui, oui, va-t’en. Assez.

JONELLA. – Pour moi, j’étais venue…

SARA. – Parce que je t’avais appelée.

SIRIO, brusque. – Et elle s’en va.

JONELLA. – Tu me paieras au moins mon dérangement.

SIRIO. – Mais oui, bien sûr. Maintenant, va-t’en.

JONELLA. – Au revoir, madame. Au revoir.

Elle se dirige vers la porte.

TUDA. – Non. Attends-moi. Je viens aussi. Je veux seulement dire à madame… (Jonella hausse les épaules et s’en va) que le droit de faire ce que j’ai fait, vous savez qui me l’a donné ? Lui.

SIRIO. – Moi ?

TUDA. – Toi, toi, oui, profitant de ce que j’ai souffert ici avec tout mon corps, sous ses yeux, et à cause d’elle.

Elle désigne Sara.

SARA. – De moi ?

TUDA. – De vous, oui, de vous qui l’avez fait exprès.

SARA. – Mais non, ma chère.

GUINCANO. – Ne le niez pas. Puisque vous me l’avez avoué.

TUDA. – Et lui, il l’a bien compris que vous le faisiez exprès, il en a profité.

SARA. – Ah, ça oui ! et de moi aussi, il a profité.

TUDA. – Parce qu’il ne vous aimait plus.

SARA. – Mais je le sais ! Et il lui a semblé commode de montrer à tous qu’il continuait ses rapports avec moi pour que personne ne puisse croire qu’il vous avait épousée sérieusement.

TUDA. – Vous avez compris cela. Et vous vous êtes prêtée à ce jeu ? Vous entendez, maître ? Et alors, ce fut vraiment par méchanceté contre moi ? Non par jalousie ?

SARA. – Mais quelle jalousie ? de vous ?

TUDA. – C’est vrai, de si peu de chose ! Mais vous me dites que vous existiez pour lui plus que moi alors que j’étais toute nue devant ses yeux.

SARA. – Une chose si admirable que, pour ne pas laisser croire qu’elle lui appartenait, il a préféré, comme je vous le dis ; profiter de moi.

TUDA, avec élan, lumineuse. – Non, madame, non ! ce n’est pas de cela qu’il a profité. Ne le croyez pas ! Il a profité de vous comme de moi pour sa statue, profité de ce que vous m’avez fait souffrir ! Je croyais par jalousie, je sais maintenant que c’était par méchanceté, parce que cela lui servait pour sa statue. (En apercevant Sirio qui, souriant, fait signe que oui.) Voilà, voyez ! Il dit que c’est vrai, il sourit et dit que c’est vrai.

GUINCANO. – Ne ris pas, je te prie. Ne continue pas tes bravades en un moment pareil.

SIRIO. – Quelles bravades ? Je ris parce que je suis enchanté qu’elle ait si admirablement compris.

GUINCANO. – Qu’elle ait si bien compris à quelle torture tu l’as mise.

SIRIO. – Mais non : elle a compris que je n’étais pas là comme un idiot, dans la position ridicule de l’homme entre deux femmes.

Il rit de nouveau.

TUDA, vite à Guincano. – Laissez-le donc rire. J’aime bien qu’il rie et qu’il avoue de cette façon qu’il a profité de ma torture. Je l’avais compris tout de suite, vous savez, parce que quand j’étais là-haut (elle désigne le socle) il aurait dû me crier : « mais ne fais donc pas ces yeux ! ouvre cette main ! Il ne me l’a jamais crié. Serrer le poing et avoir ces yeux !

TUDA. – Et c’est d’elle voyez-vous que je suis allée me venger avec cet idiot là-bas. (À Sirio.) Parce que toi qui, en moi, t’étais acheté le modèle, tu devais te servir du modèle pour faire ta statue d’après lui, et non pas de moi, qui souffrais pour transformer ta statue. Vous le savez, cher maître, ce que j’ai fait ?

GUINCANO. – Je le sais.

TUDA. – C’est pour cela que je l’ai fait. Vous le comprenez ? (Se tournant vers Sirio.) Et sur cette joue que tu lui as tailladée à cet idiot, j’avais d’abord appliqué un bon soufflet parce qu’il ne voulait pas comprendre que je n’allais chez lui que pour servir de modèle.

GUINCANO. – Mais l’artiste, ma petite, croit qu’il a le droit de profiter de tout. (Se tournant sombre et fier vers Sirio.) Non pas à mes yeux. Parce que la vie je l’ai vengée sur mon art ! Ce droit-là, moi je ne l’admets pas.

SIRIO. – Tu ne l’admets pas ? Et puis après ?

GUINCANO. – Je ne l’admets pas et je te le refuse d’autant plus qu’il s’agit de la vie des autres.

SIRIO. – As-tu quelque raison particulière de la défendre ?

GUINCANO. – Je l’ai ! Et je te dis : prends garde à toi ! (Montrant Tuda.) Tu le vois ce que tu as fait de la vie, des autres ? (Il prend dans ses deux mains le visage de Tuda.) Regarde-la.

TUDA, se dégageant avec une joie lucide comme si elle était ravie de son tourment. – Peu importe, laissez-le rire.

SARA. – Ah ! mais pas de moi : j’en ai assez. Je vous assure que de moi il ne rira plus.

Elle va sortir.

TUDA, la retenant. – Non, pourquoi assez, madame ? Non, non. Vous voudriez après ce que vous m’avez fait souffrir, qu’il n’achève pas sa statue ? Ah non par exemple, il faut qu’il la finisse. Par conséquent, il faut que vous continuiez à venir ici.

SARA. – Mais non. Assez, assez !

TUDA. – Mais oui ! Pour qu’elle ait ces yeux-là, la statue, vous comprenez ? S’il veut la terminer comme il l’a commencée, il faut qu’elle ait ces yeux-là ! Et il faut que vous continuiez à venir ici. Il faut qu’elle les ait ! Je veux être là, moi, avec ces yeux.

GUINCANO, à Tuda. – Et comment, folle, ne comprends-tu pas qu’avec ces yeux, cela signifie, te ronger, te macérer à un tel point que tu ne pourras plus lui servir de modèle.

TUDA, avec désespoir et égarée. – C’est vrai, oui. Mon Dieu, comment faire ? Comment faire ? (À Guincano.) Vous comprenez ? (Elle désigne le socle.) Là avec mon corps, vous savez, et ces yeux qui voyaient ce qu’il faisait de moi, qu’il méprenait tout entière pour sa statue ; être là, vivante, et n’être rien. Est-ce possible ? S’il ne s’était pas aperçu que je souffrais ! Mais il s’en est aperçu, puisqu’il a fait ces yeux-là à la statue ! Je le sais ; je devais n’être rien pour lui ; mais j’étais de chair, d’une chair qui s’est macérée comme vous voyez ! Qu’est-ce que je dois devenir maintenant ?

Elle éclate en sanglots. Dans l’atelier, la nuit vient. Seule, la statue avec la lumière qui tombe de la lucarne apparaît distinctement. Les quatre personnes ont l’air d’ombres dans l’ombre.

GUINCANO, à Sara. – Allez-vous-en. Vous n’avez plus rien à faire ici. Laissez-nous seuls. Ici, on fera justice maintenant. Allez-vous-en. (Dès que Sara Mendel sera partie sans dire un mot, se tournant vers Sirio pendant que Tuda continue à pleurer.) Tu aurais dû épouser une poupée de carton bouilli pour faire ta statue. Elle serait restée là immobile comme il le fallait pour ta statue ; oui immobile comme il le fallait. L’éternité sans âge ; la chose la plus épouvantable.

SIRIO. – Comment sans âge ?

GUINCANO. – L’âge – qui est le temps quand il devient humain – le temps quand il nous blesse, nous de chair : cette pauvre petite qui n’est plus ce qu’elle devrait être pour ta statue, mais ce qu’elle peut être après avoir souffert ce que vous – toi et l’autre – lui avez fait souffrir.

TUDA, encore dans les larmes. – Mais si vous…

GUINCANO, vite. – Moi ? J’ai voulu respecter en toi la vie ! contrairement à ce que lui est en train de faire.

SIRIO, calme et ferme. – Et moi je ne la respecte pas ? Tu as le courage de dire que je ne respecte pas la vie parce que je veux la faire servir à quelque chose qui soit au-dessus de la vie et de ce que nous pouvons souffrir toi, elle, moi ?

GUINCANO, ironique. – Toi ?

SIRIO. – Si j’y mets toute ma vie et celle des autres.

GUINCANO. – En la tuant ?

SIRIO. – Non, au contraire, pour qu’elle ne meure plus.

GUINCANO. – Et qu’elle meure, en attendant, pour toujours.

SIRIO. – Tu as conscience que ma statue est belle ? Belle, vraiment belle ? Et que veux-tu que m’importe le reste, puisque je paierai, moi, plus que n’importe qui quand mon œuvre sera achevée.

GUINCANO. – Si la vie n’a plus de prix pour toi.

SIRIO, vite et avec force. – Mais elle a ce prix-là : ma statue !

TUDA, se levant dans un élan frénétique. – Alors prends-moi puisque je ne peux plus te servir.

SIRIO, ennuyé. – Allons, retire-toi !

TUDA. – Non, si vraiment tu veux te tuer.

SIRIO. – Éloigne-toi, je te dis.

TUDA. – Comment veux-tu que je m’éloigne. Tu ne vois donc pas que je suis en train de mourir pour toi ? Prends-moi, prends la vie qui me reste et enferme-moi dans ta statue.

SIRIO. – Tu es folle ?

TUDA. – Oui, que je meure en elle. Puisque tu ne veux pas me faire vivre. (À Guincano.) Vous cherchiez une pâte ardente pour la couler à l’intérieur des statues. La voici, je brûle… (S’agitant désespérément, elle fait le geste d’arracher ses vêtements et s’élance vers les trois marches de bois sous le chevalet qui supporte la statue.) Et je veux me couler toute là dedans.

SIRIO, la rejoignant sur la dernière des trois marches. – Ne la touche pas ou je te tue.

GUINCANO, comme un fauve et le prenant à la gorge, l’arrache de la marche et roule à terre avec lui. – Toi, tu la tuerais ? Malheur à toi si tu la touches, c’est moi qui te tuerai.

TUDA. – Mon Dieu, non, laissez-le, laissez-le.

Guincano se soulève à peine avec un visage, de fou et la main encore crispée. Sirio est immobile par terre, mort.

TUDA, sans voix, encore sur la dernière des trois marches, se penche pour regarder. – Qu’avez-vous fait ? Vous l’avez tué ? Oh ! mon Dieu, vous l’avez tué. Pourquoi ?

GUINCANO, murmurant, comme dans une litanie. – Aveugles, nous sommes aveugles.

TUDA, descend les trois marches, se penche sur Sirio, lui touche le front, la main. – Oh ! mon Dieu non, il est glacé, il est mort.

GUINCANO. – Aveugles…

TUDA. – Tué pour moi, qui suis coupable de tout !

GUINCANO. – Aveugles…

TUDA. – Moi, oui, coupable de tout, parce que je n’ai pas su être celle qu’il voulait…

GUINCANO. – Aveugles…

TUDA, montrant avec terreur la statue derrière elle. – Celle-là !

GUINCANO. – Aveugles…

TUDA. – Moi, qui ne suis rien maintenant : plus rien…

Rideau.

Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

Anti-spam